La Programmation au Théâtre Discours et enjeux illustrés par le

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La Programmation au Théâtre Discours et enjeux illustrés par le
Université de Lyon
Université lumière Lyon 2
Institut d'Études Politiques de Lyon
La Programmation au Théâtre
Discours et enjeux illustrés par le théâtre
des Célestins, le théâtre de Givors, le
théâtre Les Ateliers et le TNP
Naudet Margaux
Mémoire de séminaire
Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel
Sous la direction de : Max Sanier
Soutenu le : 6 septembre 2012
Table des matières
Remerciements . .
Introduction . .
Problématique . .
Cadre méthodologique et définition des concepts . .
Hypothèses . .
Travail de terrain . .
Présentation des personnes interrogées . .
Grille de Questions . .
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes . .
1. Acteurs du champ théâtral : origine, formation et sélection . .
a. Une passion en commun : le théâtre . .
b. Formation et sélection : . .
2. La construction du projet artistique et esthétique : des visions du théâtre. . .
a. Le théâtre des Célestins : . .
b. Le théâtre Les Ateliers : . .
c. Le Théâtre National Populaire : . .
d. Le théâtre de Givors . .
3. Le discours de légitimation de l’œuvre choisie : jugement de goût et excellence
artistique . .
a. Le rôle du lieu et de son histoire: l’exemple du TNP . .
b. Excellence artistique et valeur de l’œuvre . .
4. Le rôle des coups de cœur au théâtre . .
5. L’accompagnement des artistes : l’accueil et le suivi des équipes artistiques, le rôle des
affinités et son impact sur le choix des équipes artistiques . .
a. Défiance généralisée : comment accompagner au mieux les artistes : . .
b. Les affinités entre directeurs de théâtre et équipes artistiques : . .
Conclusion de la partie 1 . .
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements . .
1. Travail en équipe et échange de compétences : « les chaînes de coopération » . .
2. La responsabilité envers le public et les artistes : . .
a. Le regard des professionnels sur le public . .
b. La responsabilité envers les équipes artistiques . .
3. Partenaires financiers et respect des conventions : quand le politique se mêle à
l’artistique : . .
a. DRAC et Spectacle Vivant . .
b. Statuts et tutelles . .
4. Budgets et moyens financiers des théâtres . .
5. Les exigences et les contraintes pratiques liées au métier de programmateur : . .
Conclusion de la partie 2 . .
PARTIE 3 : Innovation et prises de risques . .
1. Le Théâtre de Givors, un théâtre pour les artistes comme lieu d’expérimentation : le
projet Ca déraille sur Rhône et autres expériences . .
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2. Que reste-t-il de l’image bourgeoise des Célestins ? . .
a. Le compromis Célestins et la « combustion lente »: « des spectacles porteurs
pour financer des spectacles plus risqués » . .
b. Le festival Sens Interdits . .
3. La refondation du TNP : quelles perspectives ? . .
4. Le théâtre Les Ateliers : du festival de jeunes auteurs aux aléas de la codirection . .
Conclusion generale . .
Bibliographie . .
Annexes . .
Entretien avec Yves Neff . .
Entretien avec Patrick Penot . .
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Remerciements
Remerciements
Je remercie Max Sanier pour sa réactivité et sa disponibilité.
Merci à Sylvaine Van den Esch pour ses conseils avisés et pour avoir accepté de faire partie
du jury d’évaluation de ce travail.
Un grand merci à toutes les personnes que j’ai rencontrées pour réaliser ce travail et qui ont
su se rendre disponibles très facilement.
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La Programmation au Théâtre
Introduction
Du texte à la représentation, les entrées dans le champ théâtral sont multiples. D’un point de
vue littéraire, le théâtre est avant tout un objet textuel qui n’a pas besoin de la représentation
pour exister. Dans une telle perspective, l’accent est mis sur l’auteur, le style ou la forme du
texte. Mais le théâtre est aussi un art vivant attaché à un lieu, le lieu de la représentation :
cet instant où se produit la rencontre des artistes et du public, cette confrontation directe
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de « corps en action devant un public assemblé » , sans écran intermédiaire. Une œuvre
dramatique a besoin d’interprètes, nécessairement présents le jour de la représentation.
Contrairement à un tableau, un livre qui peuvent se passer de leur auteur, ou un film qui
n’a pas besoin de ses acteurs pour être diffusé, une pièce de théâtre ne peut se passer de
comédiens qui, le temps du spectacle, plongent le public dans leur univers.
L’idée de ce mémoire vient de cette question. En tant que spectatrice, je me suis
souvent demandée pourquoi cet artiste était là devant moi et pas un autre ? Comment
en est-il arrivé là ? Comment s’est organisée, derrière le rideau, bien en amont de la
représentation, la venue de cette compagnie, et surtout quelles en ont été les raisons ?
Ces réflexions dépassent le champ théâtral et concernent le champ artistique dans son
ensemble. Comment les grands artistes dont nous apprenons les noms dès notre plus petite
enfance ont-ils obtenu la reconnaissance de leur travail ? N’y avait-il pas à leur époque
d’autres artistes qui produisaient des œuvres similaires aux leurs et dont les noms ont été
oubliés parce qu’ils ne faisaient pas partie des réseaux qui auraient pu permettre à leur
œuvre d’être diffusée et reconnue ?
De ce questionnement est né le désir de comprendre comment se font les choix
artistiques et quelles sont les personnes qui y participent. Faire le choix de programmer
une œuvre dramatique, c’est accepter d’accueillir une équipe artistique, mettre à sa
disposition un espace de création ou de représentation, tant d’éléments qui participent à la
reconnaissance du travail d’un artiste.
Dans un théâtre, le directeur et/ou directeur artistique est chargé de faire ces choix, il
est situé au cœur du processus de sélection des œuvres et c’est sur cette personne que j’ai
décidé de focaliser mon attention lors de mes entretiens. Le directeur artistique occupe une
position centrale dans le champ théâtral, il est une interface entre le public et les artistes.
Un tel statut s’acquiert généralement après quelques années d’expérience dans le milieu.
Il implique une connaissance du monde du théâtre, à la fois technique et professionnelle
mais surtout esthétique. Le directeur artistique a la faculté de juger une œuvre d’art. Je
m’intéresserai à la formation de ces personnes et la façon dont elles ont été sélectionnées
pour exercer cette profession afin de comprendre comment elles ont acquis cette légitimité
à la fois professionnelle et artistique.
Si le directeur artistique est bien la personne qui fait les choix artistiques et émet ses
intentions de programmation, il est important de rappeler que l’ensemble des membres
qui constituent le champ théâtral influence ses choix, participant indirectement à la prise
de décision. Ce champ artistique a la particularité de regrouper tout un ensemble de
personnes aux statuts différents et qui pourtant se côtoient et dont chaque membre est
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RANCIERE Jacques, le spectateur émancipé, éditions La fabrique, 2008
Introduction
indispensable, quelque soit sa mission accomplie, au bon fonctionnement de la machine
théâtrale. Christophe Charle résume en cette phrase la diversité de cette société du
spectacle « complète de la « cave au grenier », du dessous de la scène aux cintres, de la
salle à la scène et aux coulisses, du plus infime ouvrier machiniste ou figurant aux stars,
têtes d’affiche et entrepreneurs millionnaires. Une société où sous-prolétaires et classes de
loisir, sur la scène et dans la salle, cohabitent tant bien que mal. Une société temporaire
et insaisissable, fondée sur l’empilement des groupes et spectateurs, de l’orchestre aux
galeries, des loges au parterre, et interagissant avec la société imaginaire des pièces
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représentées. »
Le théâtre a la spécificité de mettre à sa disposition toute une foule d’acteurs - artistes,
personnels administratif, publics (initié ou amateur), financeurs - ayant leurs intérêts et
motivations propres. En partant du constat que chaque membre a un rôle particulier à jouer
dans le processus de sélection des œuvres dramatiques, je vais tenter de comprendre quels
sont les mécanismes et les modalités qui la régissent.
Ce travail va m’amener à comprendre comment s’organisent les chaînes de production
et de diffusion des œuvres dramatiques. Le fonctionnement de ces circuits est particulier du
fait de l’objet même dont il est question : des œuvres de l’esprit. Le domaine du spectacle
vivant, se distinguant des industries culturelles, répond à l’exception culturelle française
qui fonde la singularité de notre modèle. Ces œuvres ne sont pas des biens comme les
autres et ne doivent pas être soumises aux règles libérales du marché. Ainsi, le théâtre
en France vit majoritairement grâce aux subventions et dépend en grande partie des
financements publics du ministère de la culture par le biais de la DRAC (Direction régionales
des affaires culturelles) et des collectivités territoriales. Cette dépendance financière des
théâtres vis-à-vis des pouvoirs publics est significative. Elle me permettra d’interroger
les liens qu’entretiennent les théâtres avec leurs financeurs, et dans quelle mesure les
contraintes que ces liens impliquent peuvent influencer les choix artistiques.
Depuis 2008, on assiste à un désengagement progressif des pouvoirs publics en
matière de financement qui menace à terme la création artistique. La réduction, ou tout du
moins la stagnation des moyens financiers d’un théâtre, a des conséquences majeures sur
les types de spectacles qu’ils peuvent proposer. L’argument financier est majeur pour une
petite structure. Si elle prend le risque de produire un spectacle trop couteux qui ne rencontre
pas l’adhésion du public, cela menace son équilibre budgétaire. Ainsi, par précaution, ce
théâtre optera pour une programmation classique, en accord avec les attentes du public.
On aperçoit ici tout l’enjeu de savoir en quoi le théâtre peut-il être le lieu d’éclosion des
transgressions, des pièces novatrices ou celui de la perpétuation des conventions. Il me
faudra analyser comment cette logique de baisse des subventions se met à l’œuvre, qui
touche-t-elle particulièrement et comment les théâtres s’y ajustent-ils.
Problématique
Le cadre d’analyse que j’ai choisi concerne le théâtre français d’aujourd’hui et se centrera
sur quatre théâtres à Lyon et sa périphérie. En ayant fait ce choix – quatre théâtres
bien spécifiques dans une ville française – je ne prétends pas proposer une théorie
générale sur l’art de programmer. Ce travail reste avant tout une étude de cas. Je vais
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CHARLE Christophe, théâtres en capitales, Albin Michel 2008
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La Programmation au Théâtre
essayer de comprendre comment les personnes que j’ai interrogées travaillent, quelles
sont les motivations qui guident leurs choix. Il s’agira de mettre en parallèle les différents
témoignages recueillis, de voir quelles sont les grandes lignes de fracture ou de similitudes
entre les discours, tout en gardant à l’esprit que toute montée en généralité se limite au
cadre pratique que je me suis fixé.
Le choix des différentes institutions se veut un échantillon de la diversité des théâtres
présents dans la ville et le Grand Lyon. Il concerne :
Le Théâtre de Givors : Ce théâtre se trouve à Givors, à 25 km au sud de Lyon. Labélisé
Scène Régionale par la région Rhône Alpes, il est soutenu aussi par le département du
Rhône et la ville de Givors.
Yves Neff a pris la direction de cet établissement en janvier 2011. La majorité des
spectacles sont des créations et un effort considérable a été fait en matière de partenariat
avec les autres institutions culturelles de la ville : la médiathèque, le conservatoire municipal
de musique et de danse, les Archives municipales, montant des projets qui mettent en avant
la participation des habitants de la ville. On a ici l’exemple d’un théâtre de proximité dont
le public est assez clairement défini.
J’ai choisi ce théâtre d’abord pour sa localisation : la ville de Givors, commune du
Grand Lyon qui connait des difficultés sociales et économiques. Un théâtre s’ancre avant
tout sur un territoire et l’offre culturelle dépend du contexte socio-économique. Par ailleurs,
le directeur a changé l’année dernière. Françoise Pouzache a quitté le théâtre de Givors
pour prendre la direction du théâtre de Vénissieux. Cette passation de marché public s’est
faite dans des conditions particulières, à l’initiative de la ville de Givors qui souhaitait mettre
un artiste metteur en scène à la tête du théâtre. La nomination s’est faite sans consultation
formelle de la DRAC qui n’a pas renouvelé la convention du théâtre, le privant ainsi d’une
part significative de financements. J’ai voulu analyser le contexte de ce changement de
direction, récolter à la fois le point de vue d’Yves Neff, directeur du théâtre et celui de
Bertrand Munin, à la DRAC afin de voir comment le théâtre s’est ajusté, adapté pour pallier
ce manque de financement. La saison 2011/2012 est la première qu’a du mettre en place
Yves Neff en tant que directeur de théâtre. Son discours est celui d’un programmateur qui
n’a pas encore l’expérience, ni les moyens budgétaires pour faire le même travail que les
programmateurs des Célestins ou du TNP.
Le Théâtre Les Ateliers : Situé au cœur du second arrondissement à Lyon à proximité
de la rue Mercière, ce théâtre ouvert en 1975 est dédié aux écritures contemporaines. Il
propose des créations comme des mises en scènes d’auteurs contemporains tels que Sarah
Kane ou Lars Noren. Il est labélisé Scène Régionale et est subventionné par la DRAC Rhône
Alpes, la région Rhône-Alpes, le Conseil Général du Rhône et la Ville de Lyon.
L’ancien directeur Gilles Chavassieux, fondateur du théâtre a fait appel à Simon
Delétang en 2008 pour participer à la codirection du lieu. Ce dernier est seul directeur depuis
janvier 2012. Tous deux sont metteurs en scène mais c’est Simon Deletang qui s’occupe
de la programmation avec l’administrateur, Sébastien Lepotvin.
Là encore, j’aurai le point de vue d’un artiste à la tête d’un théâtre. Le théâtre des
Ateliers a retenu mon attention car depuis sa création, il porte le même projet artistique : la
promotion des écritures contemporaines. Imposant une identité propre au sein du paysage
culturel lyonnais, il fait partie des quelques théâtres de la ville qui privilégient une forme
dramatique particulière. Cette spécificité en fait un lieu à part qui attire un public ciblé plutôt
jeune et averti.
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Introduction
Le Théâtre National Populaire : Historiquement connu grâce à Jean Vilar, cette
institution prestigieuse vient de renaître au Théâtre de la Cité de Villeurbanne. La rénovation
commencée il y a quatre ans s’est achevée en 2011 et a permis au théâtre de rouvrir ‘en
grande pompe’ pour le lancement de la saison 2011-2012 dans un cadre à l’architecture
imposante et magistrale. L’institution déjà subventionnée par le Ministère de la Culture, la
ville de Villeurbanne, le département du Rhône et la région Rhône Alpes a bénéficié d’une
hausse de ses budgets.
Le TNP est un Centre Dramatique National (CDN) et a le statut de SARL. Les CDN
sont régis en France par le contrat de décentralisation dramatique institué en 1972. Le
fonctionnement des CDN est subventionné par l’Etat et les collectivités. Ainsi 77% du budget
du TNP est subventionné par ces partenaires publics et particulièrement par la DRAC
Rhône-Alpes qui apporte les trois quart des crédits publics.
Ce théâtre a retenu mon attention principalement pour deux raisons. D’une part pour
l’image qu’il véhicule et ce que l’appellation « Théâtre Nationale Populaire » évoque, non pas
au public mais aux acteurs qui font vivre cette institution. Je m’intéresserais particulièrement
pour ce théâtre là au discours de légitimation des œuvres choisies.
D’autre part, le théâtre a pris cette année un nouveau départ après sa complète
rénovation et la hausse de ses crédits, j’essaierais d’analyser quelles sont les nouvelles
marges de manœuvre disponibles et quelles sont les répercussions en termes de
programmation.
Le Théâtre des Célestins : Théâtre municipal de la ville, c’est un des acteurs majeurs
de la vie culturelle lyonnaise. Construit en 1789, il a plus de 200 ans d’histoire théâtrale
derrière lui et s’est ancré au cours des années dans le paysage institutionnel et culturel
lyonnais. Considérés comme le théâtre « bourgeois » de centre ville, les Célestins ont
longtemps proposé, sous la direction de Jean-Paul Lucet, une programmation classique
pour un public socialement et géographiquement homogène. En 2000, Claudia Stavisky et
Patrick Penot ont repris la direction du théâtre avec pour objectifs fixés par la municipalité
de participer au rajeunissement et à l’élargissement du public et de promouvoir la création
contemporaine. A la tête de ce théâtre il y a donc une double direction faite d’une artiste
metteur en scène, Claudia Stavisky et d’un homme formé aux métiers de l’administration,
Patrick Penot. J’analyserai comment s’organise concrètement cette codirection et comment
les compétences de chacun sont mises au service de la bonne marche du théâtre.
Il m’a semblé nécessaire de considérer la programmation d’une telle institution, afin
d’une part de la mettre en relation avec le travail réalisé sur de plus petites structures et
d’autre part pour analyser le discours et les initiatives concrètes mises en place par les
représentants d’une institution qui travaille depuis 12 ans à la remise en cause de l’image
bourgeoise attachée au théâtre.
J’ai voulu considérer à la fois le TNP et les Célestins car ces deux théâtres, qui ont un
mode de fonctionnement relativement similaire (en termes de budget, nombre de salariés
permanents), défendent des projets artistiques très différents. Ainsi je pourrais analyser
comment, avec des moyens équivalents, ces théâtres tiennent à se différencier l’un de
l’autre tant dans la programmation que les tarifs proposés, l’image qu’ils véhiculent, etc.
Ces quatre théâtres ont chacun leurs spécificités en termes de moyens (petites ou
grosses structures), de statut (CDN, théâtre municipal, théâtre privé subventionné) et
de localisation (centre ville ou périphérie). Les programmateurs interrogés ont eu des
formations différentes : artistique et/ou administrative. Ainsi j’espère récolter des points de
vue diversifiés qui permettront d’enrichir mon analyse.
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La Programmation au Théâtre
Pour chacun de ces lieux, il conviendra d’aller à la rencontre de la ou des personne
(s) chargée(s) de la programmation. Ce travail peut se faire seul ou en équipe. C’est
généralement le directeur du théâtre qui s’en occupe dans les petites structures, c’est
le cas au théâtre des Ateliers et au Théâtre de Givors. J’essaierai de mettre en lumière
les différentes approches que peuvent avoir ces directeurs du fait qu’ils soient artistes
(comédien, metteur en scène) ou qu’ils aient eu une formation administrative. Dans les deux
théâtres cités ci-dessus, les directeurs sont metteurs en scène. Au TNP et aux Célestins,
Christian Schiaretti et Claudia Stavisky sont aussi metteurs en scène/directeurs mais ce ne
sont pas eux qui s’occupent de mettre en place la programmation.
Il faudra aussi aller du côté des partenaires financiers de ces structures, notamment les
partenaires publics (ville, DRAC) afin de comprendre quels liens ils entretiennent avec les
théâtres et de quelles façons, du fait de la contrainte financière qu’ils imposent aux équipes
artistiques et aux lieux, ils agissent indirectement mais certainement sur l’offre culturelle
théâtrale.
J’ai fait le choix d’analyser la façon dont les spectacles sont choisis au sein de structures
institutionnalisées, ancrées depuis des années dans le paysage culturel lyonnais. Ce qui
signifie que les œuvres analysées sont celles qui ont trouvé leur place dans des systèmes
de diffusion/distribution établis, on ne parlera pas ici du théâtre émergent car les premiers
spectacles n’ont pas leur place dans les lieux que j’ai choisis.
Cadre méthodologique et définition des concepts
Le cadre méthodologique qui s’est rapidement imposé à ma volonté de faire l’analyse du
rôle des acteurs dans la sélection des œuvres dramatiques a été celui de Howard Becker
à travers son analyse des « mondes de l’art ».
Selon l’auteur, « un monde de l’art se compose de toutes les personnes dont les
activités sont nécessaires à la production des œuvres bien particulières que ce monde là
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définit comme de l’art » , c’est « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées
grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail concourent
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à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art » . Ces
personnes sont liées par ce qu’il nomme des « chaînes de coopération » entre les artistes
et les personnes qui accompagnent la production qu’il nomme le « personnel de renfort ».
Selon Howard Becker, l’artiste est au centre du réseau de coopération car c’est lui qui
est à l’origine de l’idée artistique, au cœur du processus de production/création. En ce qui
concerne mon analyse, puisqu’elle concerne la sélection des œuvres, je placerai au centre
du réseau de coopération le directeur/programmateur entouré alors des artistes (auteurs,
metteurs en scène, comédiens), du public et des partenaires financiers, techniciens. L’intérêt
de distinguer les types d’acteurs est de mettre en avant la diversité de leurs préoccupations:
esthétiques, financières, professionnelles, personnelles.
Ce qui a sollicité mon attention dans la notion de « coopération » c’est la place de la
« convention », c'est-à-dire des modalités de la coopération. Ces conventions artistiques
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BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.58
BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.22
Introduction
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concernent selon l’auteur « toutes les décisions à prendre pour produire les œuvres » .
Elles conditionnent alors le choix des œuvres et dictent les relations entre acteurs. Elles
sont le fruit d’un consensus et s’imposent comme allant de soi, s’ensuit alors le processus
de normalisation et d’incorporation. L’auteur associe la convention à la norme, la règle de
représentation collective.
Becker décrit le rôle contraignant de ces conventions mais il ajoute qu’elles sont
nécessaires pour organiser les relations entre acteurs, elles permettent d’économiser du
temps, de s’organiser rapidement et à chacun de prendre des décisions. On mesure
d’emblée l’aspect ambigu des conventions, à la fois contraignantes et nécessaires. Il sera
intéressant d’analyser comment les acteurs jouent avec ces conventions, comment elles
peuvent être utilisées à bon escient puis laissées de côté pour des systèmes de coopération
marginaux, hors des conventions habituelles.
L’apport méthodologique de Becker m’aidera à comprendre les relations entre les
différents acteurs du monde théâtral, saisir où se jouent les conflits d’intérêts, de quelle façon
les conventions limitent la marge de manœuvre des ces acteurs : les écrivains et metteurs
en scène dans leur création artistique, les programmateurs dans leur travail de sélection.
Analyser la façon dont se font les choix artistiques ne peut se faire sans envisager
les façons dont se créent les jugements de goût ; le rôle de l’esthétique dans le choix des
œuvres. Afin d’aborder la notion de jugement, j’ai utilisé trois références : Kant et Hume
pour l’aspect philosophique et Bourdieu pour l’aspect sociologique.
Dans son œuvre Critique de la faculté de juger, ouvrage d’autorité en philosophie
classique, Kant rappelle l’aspect universel et subjectif du jugement esthétique. Il est
l’expression de la satisfaction désintéressée, le beau est associé au plaisir.
Trente ans auparavant, Hume, dans son Essai sur la règle du goût (1757), rappelait
que le goût est une affaire d’opinion mais mettait déjà en avant le rôle de la connaissance et
de l’expérience dans la formation du goût. Celui-ci se forme au contact de l’art et nécessite
alors selon l’auteur une éducation. Hume insiste sur le fait que certaines personnes, du fait
de leur connaissance du monde artistique, sont plus « qualifiées » que d’autres pour émettre
leur jugement sur une œuvre d’art.
On aperçoit déjà dans les écrits de Hume, La Distinction de Pierre Bourdieu pour qui
le jugement esthétique est exprimé par les classes dominantes qui, dotées d’un fort capital
culturel, ont la compétence pour déterminer ce qui est légitime ou ne l’est pas en matière
d’art. Ainsi le jugement qui sanctionne la qualité esthétique d’une œuvre ne serait pas
l’expression de la subjectivité mais serait socialement construit.
Les apports de Hume et Bourdieu me seront utiles afin d’analyser le discours de
légitimation qui accompagne les choix de programmation. Il me donnera l’occasion de
comprendre la façon dont les acteurs du champ théâtral reconnaissent la valeur artistique
d’une œuvre.
Hypothèses
Hypothèse 1 : Le choix des œuvres dramatiques est le fruit d’ajustements qui consiste à
faire accepter un projet artistique et esthétique en fonction des contraintes financières et
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BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.53
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La Programmation au Théâtre
matérielles qui s’imposent aux théâtres. Le choix est le résultat d’un compromis entre la
valeur reconnue à l’œuvre dramatique et les moyens disponibles pour la diffuser, négociés
avec les partenaires financiers et culturels.
Il faudra étudier la façon dont les programmateurs expliquent la valeur artistique d’une
œuvre, quels critères de qualité ils exigent nécessaires pour diffuser une œuvre. C’est ici
qu’interviendra l’analyse de la notion de jugement de goût et celle du discours de légitimation
de l’œuvre ; la façon dont on lui donne du sens, de la valeur. Cela nous permettra de
comprendre le rôle de l’expérience et de la connaissance du monde du théâtre (histoire,
évolutions) qui donnent du poids au jugement, au discours sur l’œuvre.
Ainsi dans une première partie je vais essayer de comprendre comment se construit
le projet artistique d’une programmation. C’est d’abord un projet esthétique qui naît de la
qualité reconnue à une œuvre, mais qui tient aux artistes porteurs de cette esthétique.
Cette partie me permettra de comprendre quelles relations entretiennent les artistes avec
les directeurs / directeurs artistiques des théâtres.
Dans une seconde partie, j’analyserai comment ce projet artistique s’ajuste aux réalités
matérielles, financières et territoriales révélatrices de la multiplicité des acteurs qui rentre en
compte dans le processus de sélection : artistes, équipe administrative du théâtre, public,
partenaires financiers. Selon Becker, « les groupes de renfort spécialisés obéissent à des
normes et des préoccupations qui leur sont propres […] des préoccupations esthétiques,
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financières et professionnelles fort différentes de celle de l’artiste » . Becker ne conçoit pas
seulement la coopération, il envisage la possibilité du conflit. Je me servirai aussi de l’apport
de Bourdieu qui complètera celui de Becker au sujet des notions de contrainte et rapports
de force au sein d’un même champ.
Analyser le processus d’ajustement me permettra de comprendre comment
s’organisent les relations entre acteurs dont les statuts et représentations sociales qui les
accompagnent diffèrent souvent largement : chacun parle sa langue. La notion de talent par
exemple, propre à l’artiste donne une valeur certaine à son travail, contrairement au travail
des personnels de renfort dont les activités sont souvent négligées, peu reconnues.
Hypothèse 2 : Ces ajustements donnent à voir les marges de manœuvre des acteurs
du champ théâtral : la difficulté d’aller outre les conventions, les processus de diffusion
classiques, l’inertie des chaînes de coopération intériorisées et le coût du changement.
A l’inverse, comment est-il possible, malgré les contraintes externes, de proposer des
spectacles novateurs ? Quelle est la part de prise de risque, d’audace des programmateurs ?
On peut alors considérer que le choix d’une œuvre est le résultat -soit d’un ajustement
aux conventions, un compromis en faveur des contraintes institutionnelles et financières. –
soit du choix de l’anticonformisme qui permet d’aller outre les réseaux établis de diffusion,
de trouver des moyens de pallier le manque de subventions, de jouer l’audace et de
parier sur la réceptivité, l’ouverture du public et de la critique. Comment sortir des chaînes
conventionnelles de coopération pour élargir le champ des possibles en matière de création
artistique ?
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A travers les témoignages recueillis dans les différents théâtres, j’essaierai d’analyser,
dans une troisième partie, la multiplicité des compromis possibles selon le type de structure :
prestigieuse ou non, le statut (public/privé) afin de mesurer les possibilités de novation,
la marge de manœuvre des artistes et des directeurs de théâtre. Il sera intéressant de
considérer les écarts en termes de discours au sujet de la novation artistique et de la réalité
des spectacles proposés, tant dans leur forme que leur contenu.
BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.49
Introduction
Travail de terrain
Présentation des personnes interrogées
1. Yves Neff – Metteur en scène et directeur du théâtre de Givors.
Formation artistique – Ecole Charles Dullin, ateliers d’Ivry dirigés par Antoine Vitez.
D’abord comédien, il commence la mise en scène à l’âge de 40 ans, créé sa compagnie
Drôle d’Equipage. En 2009, il monte le projet Ca déraille sur Rhône, festival itinérant entre
le lac Léman et la méditerranée. Conduit à Givors, il est nommé directeur en janvier 2011
et s’occupe de la programmation.
2. Patrick Penot – Directeur administratif du théâtre des Célestins.
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53 ans (né le 1 avril 1949), formation administrative-Ecole Nationale du Trésor Public.
Après de multiples expériences en Institut Français à l’étranger (Varsovie, Milan, Athènes),
il assure depuis 2000 la double direction avec Claudia Stavisky du théâtre et gère la
programmation du festival international « Sens Interdits » qu’il a initié en 2009.
3. Marc Lesage – Théâtre des Célestins, directeur de production/conseiller à la
programmation.
45 ans, formation artistique et administrative – Ecole de la Rue Blanche (sections
administration et comédien).
Après une carrière en tant que comédien et metteur en scène il se tourne vers
l’administration (direction du centre culturel de Courbevoie, du théâtre de Beauvais et du
théâtre de Collombe). Arrivé en 2010 au théâtre, il s’occupe de la programmation.
4. Simon Deletang – Metteur en scène et directeur du théâtre Les Ateliers.
34 ans, formation artistique comédien et metteur en scène – ENSATT (Ecole Nationale
Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon), Unité Nomade (Paris).
Après avoir participé à de nombreux projets avec des metteurs en scène lyonnais
(Claudia Stavisky, Michel Raskine), il est appelé par Gilles Chavassieux pour tenir la double
direction du théâtre en 2008. Il est le seul directeur depuis janvier 2012.
5. Jean-Pierre Jourdain – Directeur artistique au TNP.
Formation littéraire – Lettres Modernes.
Comédien jusqu’à 30 ans, il gère le journal du théâtre National de Chaillot aux côtés
d’Antoine Vitez. Dramaturge au théâtre Ouvert, il occupe aussi le poste de secrétaire général
(Comédie de Reims aux côté de Schiaretti et Comédie Française). Il ouvre une scène
nationale à Clermont Ferrand. Arrivé en 2007 au TNP à la demande de Christian Schiaretti
afin de redonner un élan au théâtre, il est en charge de la programmation.
6. Guillaume Cancade – Administrateur général au TNP.
Formation professionnelle à l’ARSEC (Agence Rhône Alpes de services aux
entreprises culturelles), pas de formation universitaire.
13
La Programmation au Théâtre
D’abord responsable d’actions évènementielles dans la solidarité internationale
(conservatoire international des prisons, handicap international), il est ensuite
administrateur au théâtre équestre de Zingaro. Arrivé en 2003 au TNP, il fait partie du comité
de direction et s’occupe de la gestion administrative et financière du théâtre.
7. Bertrand Munin – Directeur adjoint DRAC Rhône Alpes/ancien conseiller théâtre.
Formation universitaire littéraire – Doctorat d’Etudes théâtrales, pas de formation
administrative.
Enseignant pendant dix ans au département d’études théâtrales, il se tourne vers la
dramaturgie et l’accompagnement d’artistes, puis vers l’administration d’Etat. Il est nommé
conseiller théâtre en DRAC Lorraine en 2002 puis en 2005 il vient occuper le même poste
en DRAC Rhône-Alpes. Depuis 2010, il est directeur adjoint de la DRAC.
Grille de Questions
Quel est votre parcours universitaire et professionnel ?
D’où vient votre passion/attrait pour le théâtre ?
Comment êtes-vous arrivés dans ce théâtre ?
Avec quelles personnes travaillez-vous au quotidien ?
Comment s’organise concrètement votre travail : journée type, réunions avec l’équipe,
déplacements pour aller voir les spectacles, rencontres avec les équipes artistiques.
Travail en équipe : la sélection puis la prise de décision sont-elles collectives ?
Quelles relations entretenez-vous avec le personnel du théâtre ?
Quelles sont les relations que vous entretenez avec les autres théâtres de la ville, les
partenaires financiers ?
Comment définissez-vous le projet artistique porté par votre théâtre ?
Comment définissez-vous la qualité d’un spectacle ?
Choisissez-vous un spectacle pour le texte, l’auteur, le metteur en scène, la distribution
des acteurs ?
Quel est le rôle des affinités que vous entretenez avec certains metteurs en scène ?
Quelle est la part des spectacles déjà créés au moment du choix de programmation ?
Quel est votre budget total ?
Quel sont les financements publics et/ou privés que vous recevez ?
Avez-vous développé le mécénat ?
Quelle est la part d’autofinancement de votre budget ?
Quel est le prix moyen d’un spectacle ?
Quels sont les avantages/inconvénients du statut de votre théâtre ? (CDN, théâtre
municipal, indépendant)
Cette grille de questions s’adresse à la personne chargée de la programmation.
Elle n’est qu’une référence. Dans aucun entretien je n’ai suivi le déroulé des questions,
14
Introduction
toutes viennent dans le désordre au fil de la conversation. De plus, les questions sont
personnalisées en fonction des théâtres et personnes à qui je m’adresse.
Les questions concernent 4 aspects :
-Des questions d’ordre personnel sur la formation universitaire et professionnelle
-Les réalités concrètes du travail de programmateur et les relations entre acteurs :
travail au quotidien, relations avec l’équipe de travail, le personnel du théâtre, les équipes
artistiques (comédiens, metteurs en scène, auteurs), calendriers, partenariats avec d’autres
acteurs culturels.
-Le projet artistique porté par le théâtre : sa dimension esthétique, les jugements de
valeur portés sur les œuvres dramatiques.
-L’aspect financier : tutelles, conventions et labels, financements public/privé, mécénat,
budget.
.
Certaines ressources écrites et numériques ont aidé le travail: les critiques de
spectacles et interviews de metteurs en scène dans la presse généraliste et spécialisée,
les bilans financiers des organismes financeurs (bilan 2010 de la DRAC Rhône-Alpes en
ligne sur le site), les circulaires du Ministère de la Culture et la Communication au sujet des
orientations annuelles, les sites internet et programmes diffusés dans l’espace public des
différents théâtres.
15
La Programmation au Théâtre
PARTIE 1 : La Programmation comme
défense des projets artistiques et des
artistes
Dans cette première partie, il s’agira de confronter les discours au sujet du projet artistique.
Comment celui-ci se construit selon les théâtres – leur histoire, le lieu où ils se trouvent selon les personnes qui font vivre ces lieux et se sont forgées au fil du temps une ou des
visions des théâtres, l’envie de défendre un type de théâtre. Je verrai qu’une programmation
tient aussi beaucoup aux personnes porteuses des projets que le théâtre veut défendre et
à la façon dont les programmateurs envisagent l’accueil des artistes.
Mais avant de se diriger dans chacun des théâtres, j’aimerais essayer de comprendre
comment les personnes que j’ai rencontrées en sont arrivées à exercer cette profession.
Quelles sont les motivations qui les animent et quel parcours ont-elles suivi pour en arriver
là ?
1. Acteurs du champ théâtral : origine, formation et
sélection
a. Une passion en commun : le théâtre
D'où viennent les professionnels du monde du théâtre ? Qui sont-ils et pourquoi ont-ils choisi
de travailler dans ce domaine artistique ? Si les formations de ces personnes, aussi bien que
leurs statuts, peuvent être très différentes, toutes ont en commun la passion du théâtre. Pour
la plupart des professionnels que j'ai rencontrés, cette passion est née d'une fréquentation
dès le plus jeune âge des théâtres. C'est donc une mise en contact précoce avec le théâtre
qui a permis de développer avec le temps un goût pour cet art. Simon Deletang, comédien/
metteur en scène et directeur des Ateliers, se souvient :
« Mes parents m’ont emmené au théâtre je devais avoir quatre ans, ils étaient
dans le livre, passionnés de théâtre. Après ils n’en venaient pas, ils ne faisaient
pas de théâtre eux-mêmes mais ils étaient très curieux de ça, donc ils m’y
emmenaient souvent. Au début je détestais ça évidemment comme tout jeune
enfant. Et puis petit à petit, j’ai découvert que ça me fascinait mais j’ai jamais eu
le sentiment d’une vocation (…) c’est venu au fur et à mesure, et en pratiquant, ce
7
que je disais intéressait les gens »
7
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
16
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
Simon Deletang est conscient de l'idée d'apprentissage contrairement à Marc Lesage,
au théâtre des Célestins, qui n'arrive pas à expliquer d'où lui est venue son envie d'être
comédien :
« Je sais pas, j’ai du vouloir à quatre ans être médecin parce que j’étais persuadé
que les médecins avaient une Lamborghini et je rêvais d’avoir une Lamborghini.
Une fois que le caprice de la Lamborghini m’est passé après j’ai pas le souvenir
d’avoir voulu poursuivre la médecine et donc bon voilà c’est tombé là dessus,
au départ c’était jouer, voilà, l’envie d’être comédien, d’être sur le plateau, donc
voilà ça a été quelque chose de viscéral qui est arrivé très tôt et dont je ne peux
pas exprimer l’origine, je suis pas le fils d’un acteur , je ne baignais pas dans ce
8
milieu. »
Pourtant lorsque je lui demande s'il allait régulièrement au théâtre il affirme :« j'avais quand
même une activité culturelle décente ». Comme ces sorties culturelles ont fait partie dès le
plus jeune âge de ses habitudes, elles sont pour lui quelque chose de normal, de naturel qui
n’a pas eu de véritable influence sur sa volonté d’être comédien. Pourtant c’est certainement
cette mise en contact avec le théâtre, même en tant que spectateur, qui a été un terrain
propice à sa future carrière en tant que comédien, malgré les difficultés à faire accepter ce
choix à ses parents.
« Etant issu d’une famille où le père rêve d’un avenir extrêmement riche et
prestigieux pour son fils unique, il a fallu énormément lutter évidemment comme
beaucoup de parents qui ont pas forcément eu la carrière qu’ils rêvaient de
réussir et bien ils avaient des objectifs très très élevés pour leurs enfants qui
étaient de faire HEC, qui était de faire polytechnique ou centrale, quelque chose
comme ça, ce qui était pas tout à fait mes objectifs personnels puisque bon faire
9
comédien c’était très décevant. »
De la même manière, Patrick Penot est allé régulièrement au théâtre dès le plus jeune âge,
non pas accompagné par ses parents mais par le biais de l'école :
« J'ai été plongé dans le théâtre dans mon adolescence puisque j’étais au lycée à
Montbrizon – j’étais interne et c’était une évasion possible- et on nous proposait
très régulièrement d’aller au théâtre à la comédie de Saint Etienne chez Jean
10
Dasté, donc ça, ça a été l’initiation assez radicale. »
Patrick Penot n'a jamais fait de théâtre. Sa sensibilité artistique ne s'est pas limitée à ce
seul domaine :
« A l’époque j’étais surtout travaillé par le graphisme, j’avais envie de peindre,
de dessiner ; c’était ça mon rêve, tout en me dirigeant vers des études littéraires
et comme on était dans les années post 68, il y avait une absence de souci
de l’avenir, mais plus un souci d’indépendance par rapport aux parents, on
avait envie de se tenir debout tout seul tout en sachant qu’on trouverait sans
8
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
9
Ibid.
10
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
17
La Programmation au Théâtre
problème. J’ai voulu me marier, monter un atelier, en me disant on ira faire de la
11
peinture, on fera de l’art. »
Il semble qu'une des conditions pour travailler dans le monde théâtral, comme dans
n'importe quel milieu artistique, soit un véritable attrait pour la discipline, l’idée que le théâtre
a un pouvoir, qu’il est nécessaire. Que cette passion pour le théâtre s'explique par un
apprentissage ou une initiation (Simon Deletang et Patrick Penot) ou soit une vocation
comme Marc Lesage le croit, elle est la principale motivation, l'ingrédient nécessaire sans
lequel on ne peut se forger une carrière dans ce milieu là.
b. Formation et sélection :
L'idée ensuite est de savoir comment ces personnes ont transformé cette passion pour le
théâtre en un métier, ce qui m'amène à considérer quelles formations elles ont suivies et
comment elles ont été sélectionnées pour travailler dans le monde théâtral.
Les entrées dans le monde du théâtre sont multiples. Il est important de préciser
que les réseaux informels sont nombreux pour entrer dans ce milieu là. Si l'on prend
l'entrée artistique - être comédien, metteur en scène ou dramaturge - il faut savoir que
ces professions ne sont pas réglementées en France. Dans l'absolu, n'importe qui peut
se déclarer metteur en scène et monter un spectacle pourvu qu'il trouve des lieux de
diffusion. On distingue les artistes professionnels des amateurs. La professionnalisation
peut venir soit de l'expérience (réseau informel), soit d'une formation dans une des quelques
grandes écoles de théâtre (circuit institutionnalisé). Une dizaine de grandes écoles sont
véritablement reconnues par les professionnels du milieu, ce sont généralement les écoles
nationales dont l’entrée est sélective. C'est pourquoi de nombreux artistes ne sont pas
passés par ce chemin là. Si l'on considère les métiers administratifs du théâtre, il en est de
même. La profession tend à se réglementer, il y a bel et bien des formations universitaires
et professionnelles à l'administration culturelle, à la gestion de projets culturels, etc. mais il
ne semble pas y avoir de profil type pour exercer les métiers d'administrateur général, de
directeur artistique ou encore de chargé de production/programmation. Voyons quelques
illustrations de cette diversité de profils à travers les témoignages récoltés. Ceux-ci donnent
à voir la variété de formations disponibles, des circuits institutionnalisés aux plus informels.
Si l'on commence par les circuits institutionnalisés, ceux-ci concernent les grandes
écoles de théâtre. Simon Deletang, metteur en scène directeur des ateliers, Yves Neff
(metteur en scène directeur du théâtre de Givors) et Marc Lesage (comédien chargé de
production aux Célestins) en ont fait une.
Cette formation a été déterminante, notamment pour Simon Deletang dont tout le
parcours professionnel découle de la présentation de son travail de mise en scène de fin
d'études à l'ENSATT (Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre) :
Roberto Zucco, une pièce de Bernard-Marie Koltes, auteur contemporain.
12
« Tout ce que j’ai eu à Lyon, c’est grâce à ce spectacle » , affirme Simon Deletang.
Le lancement de sa carrière en tant que metteur en scène s’est fait à partir de ce moment
là, lorsque des personnalités telles que Michel Raskine –directeur metteur en scène au
théâtre du point du Jour – Claudia Stavisky – directrice metteur en scène au théâtre des
Célestins – Gilles Chavassieux – directeur metteur en scène au théâtre des Ateliers – sont
11
Ibid.
12
18
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
venus assister à la représentation, lui donnant ensuite l’opportunité de travailler avec eux.
La carrière de Simon est le fruit de la réussite de sa formation. En étant dans un réseau
institutionnel légitime car reconnu par les professionnels du théâtre, il a eu l’opportunité de
travailler avec Gilles Chavassieux puis de reprendre la direction du théâtre des Ateliers à 34
ans. Le contexte temporel a aussi joué en la faveur de Simon Deletang, l’école étant installé
à Lyon depuis seulement trois ans, elle attirait davantage de professionnels en quête de
jeunes talents.
Tout comme Simon Deletang, Marc Lesage a fait une grande école de théâtre : La
rue Blanche, l’ex ENSATT au temps où elle était encore à Paris. Il a suivi deux formations
dans cette école. La section comédien/metteur en scène et la section administration de
spectacles (pour rassurer ses parents et avoir un « vrai » diplôme). Après avoir été comédien
et metteur en scène, il a répondu à une annonce pour prendre la direction du centre culturel
de Courbevoie et un concours de circonstances lui a permis d’obtenir à 24 ans ce poste
de directeur alors qu’il n’avait ni la formation, ni l’expérience pour exercer ce métier. Cette
première expérience lui a donné l’envie de construire sa carrière dans ce domaine-là.
Son arrivée aux Célestins relève d’un choix :
« Les Célestins, j’ai quitté une direction générale pour prendre une direction de
production et une mission de conseil artistique, tout ça parce que j’avais une
volonté de me recentrer sur l’artistique. Dans une direction générale, il y a quand
même 80% du temps passé à l’administration, c'est-à-dire les RH et les relations
avec les élus, ce qui commençait après quelques années à me peser très très
lourdement et puis je commençais à m’éloigner de mon principal intérêt qui était
13
de défendre des projets et des artistes. »
Contrairement à Simon Deletang, pour qui la carrière professionnelle a été dans la droite
lignée de sa formation à l'ENSATT, on aperçoit dans le parcours de Marc Lesage une dérive
par rapport à ses désirs et la formation de comédien qu'il a suivi. Voulant à tout prix être « sur
le plateau », il a suivi la formation « administration de spectacle » pour ses parents et c'est
finalement dans cette filière qu'il va travailler quasiment toute sa vie, semblant y prendre goût
malgré lui ou peut-être ayant réalisé qu'il était plus difficile de vivre du métier de comédien ou
de metteur en scène. Lorsqu'il décrit les raisons de son arrivée aux Célestins, il réaffirme son
désir d'exercer une profession qui soit plus en phase avec ses désirs principaux davantage
tournés vers l'artistique – « défendre des projets et des artistes. »
14
Yves Neff n'a pas fait une grande école nationale mais a été dans une école privée,
l'Ecole Charles Dullin à Paris. Sa formation n'en est pas moins légitime, d'autant plus qu'il a
suivi en parallèle des cours chez Jacques Le Coq et des cours aux ateliers d'Ivry dirigés par
Antoine Vitez. Il est important de rappeler la place qu'occupe cet homme dans le monde du
théâtre, renommé pour la génération de comédiens qu'il a formé, si bien que Patrick Penot,
aux Célestins, me parle de la « famille Vitez », c'est à dire les comédiens avec lesquels le
théâtre aime travailler (Claudia Stavisky, la directrice, ayant été formée à cette école). Marc
Lesage décrit ainsi la « famille Vitez » :
« C’est une famille théâtrale de gens de même génération qui se sont connus
à une certaine époque et qui continuent d’œuvrer parce que la formation
Vitez c’était quand même plutôt ce qui se faisait de mieux à l’époque, donc
13
14
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
19
La Programmation au Théâtre
évidemment ce sont des gens qu’on retrouve sur la route, qui sont assez
15
incontournables dans la profession. »
Suite à cette formation, Yves Neff a pu être comédien puis metteur en scène. Il a monté sa
propre compagnie Drôle d'équipage, avec laquelle il a pris la direction du théâtre de Givors
en 2011.
« Il y avait cette opportunité de réellement prendre la direction du théâtre parce
qu’il y avait une volonté de changement, la ville de Givors voulait mettre en
place une direction qui soit faite par un équipe artistique, et justement pas par
quelqu’un qui était plus administrateur. Donc on a déposé un dossier et remporté
16
le marché. »
On voit d'emblée que c'est bien la compétence artistique qui a primé pour accorder à Yves
Neff la direction du théâtre de Givors.
Patrick Penot a lui aussi choisi un réseau institutionnel, mais cette fois-ci du côté
administratif. Sa formation à l’Ecole Nationale du Trésor Public lui permet de se spécialiser
en comptabilité. Sa carrière commence à l’étranger, dans un Centre Culturel Français en
Pologne ; il est expert comptable de la structure et gère le volet artistique. Dès lors, il a
toujours exercé ses compétences de gestionnaire et de comptable dans des institutions
culturelles (CCF, Théâtre de l’Athénée, Célestins). Ce séjour en Pologne a été le premier
d’une longue série de séjours en Europe (Varsovie, Milan, Athènes) dans d’autres Centres
Culturels Français. Patrick Penot considère la Pologne comme la première des trois
rencontres qui ont marqué sa vie. Ce sont ces différents séjours dans ce pays qui ont
forgé l’idée qu’il se fait aujourd’hui du théâtre, qui ont motivé l’idée de créer le festival Sens
Interdits.
Mes autres interlocuteurs ont eu des formations plus atypiques. Par exemple,
Jean-Pierre Jourdain (directeur artistique TNP) a fait des études littéraires
(Lettres Modernes à Paris) et c'est en tant que comédien qu'il a commencé sa
carrière. Je parlais d'Antoine Vitez. Jean-Pierre Jourdain, au début des années
1980, a l'occasion de lui faire lire la première pièce de théâtre qu'il a écrit. Après
l'avoir lu, Vitez lui propose de devenir rédacteur en chef du théâtre de Chaillot.
Jean-Pierre Jourdain est ainsi propulsé à un poste complètement inattendu.
Cette rencontre fondatrice de sa carrière lui a permis de se faire une place dans le
milieu théâtral et de n'occuper plus que des postes dans de grandes institutions
telles que la Comédie Française, en tant que secrétaire général, le TNP dont il est
actuellement le directeur artistique. Il a fondé la comédie de Clermont Ferrand et
travaillé en dramaturgie au Théâtre Ouvert à Paris. Ainsi, sans avoir de formation
initiale aux métiers de l’administration du théâtre, Jean-Pierre Jourdain a su
développer de multiples compétences tout au long de sa carrière, aussi bien
artistiques, littéraires que de gestion et d'administration.
Autre parcours littéraire, c'est celui de Bertrand Munin, aujourd'hui directeur adjoint de la
DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles). Les DRAC sont le relais du Ministère
de la Culture en région, les représentants de l'Etat. Bertrand Munin, lorsqu'il a été recruté,
occupait en Rhône-Alpes le poste de Conseiller Théâtre, un poste de fonctionnaire. Il
a été sélectionné, non pas pour ses compétences administratives, mais bien pour sa
15
Ibid.
16
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
20
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
connaissance du milieu théâtral. En effet, après avoir eu son doctorat d'Etudes Théâtrales,
Bertrand Munin a enseigné au même département pendant plusieurs années, puis il a
travaillé en tant que dramaturge pour des compagnies et a fait de l'accompagnement
d'artistes. Le métier de fonctionnaire, il l'a appris sur le terrain, d'abord à la DRAC en
Lorraine, puis en Rhône-Alpes pour tout ce qui concerne la mise en œuvre des politiques
publiques, les relations avec les préfets de région, de département : « un véritable cassetête » selon lui. Il résume en ces mots sa carrière : « Ma vie n’est qu’un immense hasard
perpétuel qui m’a amené là parce que j’ai jamais eu de plan de carrière arrêté, les fonctions
et les métiers se sont inventés au fil du temps sur les 10-15 dernières années. »
17
La formation sur le terrain, c'est aussi celle de Guillaume Cancade, l'administrateur
général du TNP. Après avoir travaillé en tant qu'administrateur à Zingaro, le théâtre équestre
à Aubervilliers, il a été responsable d’action évènementiel dans la solidarité internationale :
« J’ai pas de formation, je me suis formé sur le tas, responsable de production,
j’ai fait une petite formation à l’ARSEC (Agence Rhône Alpes de service aux
entreprises Culture), j’ai fait des formations un peu dans les droits de gestion
de spectacles mais enfin quand même pas de niveau universitaire et tout de
suite sur le terrain, dans des compagnies, chargé de prod., chargé des tournées,
18
chargé de communication. »
Ces différents profils montrent bien la diversité des formations et des trajectoires de chacun.
Il n’y a pas de formation type pour entrer dans le monde du théâtre aussi bien du côté
administratif qu’artistique et il serait faux de croire qu’un type de formation mène aux mêmes
professions. Les codes qui encadrent la sélection de ces professionnels tiennent aussi à
des critères informels comme le rôle de la personnalité, des affinités et du réseau. Patrick
Penot affirme que toute sa carrière professionnelle tient à trois rencontres. Pour Jean-Pierre
Jourdain, ça aura été sa rencontre avec Antoine Vitez. Bertrand Munin et Marc Lesage
réaffirment le rôle du hasard, des circonstances qui ont orienté leurs choix de carrière. Le
monde du théâtre semble déterminé par cette dose d’inattendu qui laisse croire que chacun
peut espérer y trouver une place.
Des sept personnes avec qui j’ai discuté pour réaliser ce travail, cinq sont directement
en charge de la programmation. Deux directeurs : Simon Deletang aux Ateliers, Yves Neff à
Givors et deux directeurs artistiques/chargés de production : Jean-Pierre Jourdain au TNP
et Marc Lesage pour la programmation générale aux Célestins. Patrick Penot, le directeur
administratif des Célestins est en charge de la programmation du festival Sens Interdits.
Quelle que soit leur formation, leur expérience, ces cinq programmateurs ont acquis la
légitimité nécessaire pour affirmer leurs choix artistiques. Cependant, un point de fracture
semble d’emblée se dessiner entre deux types de programmateurs : les artistes et ceux
issus de l’administration.
Une série de questions se pose alors : un comédien/metteur en scène est-il plus à
même de réaliser les choix de programmation du fait de sa sensibilité artistique ? Une
personne venant uniquement de l’administration ne fera-t-elle pas des choix financiers avant
de privilégier la création artistique ? Quelle est la légitimité d’une personne qui n’a jamais
été en contact avec le plateau pour programmer des spectacles ? Un metteur en scène,
dont le domaine est avant tout la création artistique, ne doit-il pas se limiter à cette activité ?
Jusqu’à quel point s’opposent compétences gestionnaires et sensibilité artistique ?
17
18
Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012
Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012
21
La Programmation au Théâtre
Il est vrai que les préoccupations d’un metteur en scène et d’une personne qui n’a
jamais fait de théâtre sont différentes. Chacun d’ailleurs revendique sa spécificité : Ecoutons
Yves Neff, directeur metteur en scène au théâtre de Givors, et la façon dont il conçoit la
gestion artistique de son théâtre :
« Un théâtre ça se dirige du plateau. Tous les corps de métiers : artistique,
administratif et technique se doivent de se mettre au service de ce qui se passe
sur le plateau (…) A Givors, le théâtre est géré par l’association Drôle d’Equipage,
cette compagnie a un certain nombre d’activités de création et la gestion du
théâtre. Tout salarié du théâtre est en fait salarié de la compagnie, c’est une
chose que l’équipe en place avant notre arrivée n’a pas tout de suite compris.
Certaines personnes sont parties car elles n’ont pas supportées l’idée qu’elles ne
travaillaient pas pour le théâtre mais pour une compagnie, qui elle-même avait la
19
gestion du théâtre. »
Le mode de gestion adopté est clair : la gestion administrative doit être au service de la
création artistique et non l’inverse, c’est pourquoi ceux qui font les choix de programmation
se doivent d’être des artistes. Yves Neff poursuit et met en garde contre les risques pour la
création artistique d’avoir un directeur administratif :
« Il arrive que les directeurs administratifs aient une idée de programmation
et c’est le plateau qui s’ajuste à ce projet de programmation, c'est-à-dire que
tout doit suivre le cadre d’une plaquette. C’est très pratique, ça permet de
s’organiser, ça permet de faire des deal, de se mettre en réseau, d’acheter des
spectacles, d’organiser quelque chose qui risque d’oublier d’autres personnes
qui ne sont pas dans ces circuits, ça peut créer une certaine timidité dans
la prise de risque. Ce sont plus les contraintes financières et matérielles qui
justifient la programmation et le fonctionnement. Comme actuellement il y a
un désinvestissement de certains financements publics, notamment du côté
de l’Etat, c’est évident qu’en priorité, une structure qui fonctionne comme ça,
aura tendance à protéger son équipe administrative, son équipe de permanents,
au détriment des équipes artistiques, au détriment du projet. S’il ne se passe
rien au niveau du plateau, il n’y a pas de développement possible de l’activité,
sachant que ça change complètement le regard et les priorités dans la gestion
20
d’un théâtre. »
Yves Neff revendique son statut d’artiste, il est « passé par le plateau », c'est-à-dire qu’il
connait le monde de la création artistique de l’intérieur. Selon lui, son expérience lui donne
la légitimité nécessaire pour gérer la programmation. Il affirme que c’est cette spécificité qui
lui permettra de faire ses choix en fonction des équipes artistiques et des projets qu’il veut
défendre avant de considérer les contraintes financières. Son discours est révélateur d’une
incompatibilité entre compétences artistiques et administratives.
Patrick Penot, à l’inverse, est issu de l’administration. Il est administrateur général du
théâtre des Célestins et s’occupe de la programmation du festival Sens Interdits qu’il a luimême créé. Il n’a jamais fait de théâtre mais assure que sa connaissance du milieu théâtral
qu’il a acquise grâce à son expérience - il voit énormément de spectacles - lui donne une
légitimité en matière de choix artistique.
19
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
20
Ibid.
22
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
Simon Deletang, metteur en scène directeur des ateliers, a un avis plus mitigé par
rapport à Yves Neff. Son statut de metteur en scène est pour lui un moyen d’enrichir son
statut de directeur. Le volet artistique lui est personnellement indispensable mais il rappelle
que chaque théâtre a sa spécificité et n’émet pas de jugement de valeur sur le mode de
gestion à adopter. Par exemple, ce sont des artistes à la tête des CDN (Centres Dramatiques
Nationaux) pour monter un projet artistique particulier. A l’inverse, les Scènes Nationales
ne sont pas dirigées par des artistes, l’objectif de ces structures étant la pluridisciplinarité
pour satisfaire un large public sur territoire où il n’y a rien.
Cette fracture nous permet d’analyser l’un des rapports de force qui oppose les
professionnels du monde théâtral et artistique en général : la rencontre du personnel
artistique et administratif. Les préoccupations, le langage et les compétences de chacun
sont différents. L’espace de création est lié au sensible, au subjectif, au fragile lorsque
l’administratif fait référence au rationnel, aux notions de gestion, de finance, de rentabilité.
Pourtant, le programmateur est à la frontière de ces deux mondes, il doit à la fois faire
preuve de curiosité, de sensibilité artistique, tout en possédant les outils de gestion et de
comptabilité nécessaires à la mise sur pied du projet artistique que son théâtre défend.
Certains font le choix de laisser primer une compétence sur une autre, le tout étant de
trouver un équilibre.
2. La construction du projet artistique et esthétique :
des visions du théâtre.
Maintenant que je sais un peu mieux d’où viennent les programmateurs de théâtre et la
diversité des trajectoires possibles, il convient de s’intéresser à la façon dont ils travaillent.
Il m’a semblé judicieux de prendre comme point de départ le projet artistique et esthétique
défendu par chaque théâtre, c'est-à-dire le cœur de la programmation, son essence.
Faire le choix des spectacles que l’on va accueillir dans son théâtre, c’est avant tout
défendre des projets et des équipes artistiques. Quelle forme de théâtre défendent alors les
quatre théâtres de notre étude de cas ?
Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas de faire l’analyse objective des programmations des
théâtres mais de considérer la façon dont ceux qui ont fait ces choix en parlent. Ces propos
me permettront de comprendre quelle vision du théâtre ces personnes ont et comment elles
construisent leur projet artistique en fonction du théâtre dans lequel elles se trouvent.
a. Le théâtre des Célestins :
La ligne artistique des Célestins repose sur l’idée d’un partage des risques. Les spectacles
21
proposés peuvent se partager en deux catégories, selon Claudia Stavisky
-les spectacles dits « à risque » : les créations, les pièces contemporaines, les écritures
nouvelles, les formes plus difficiles ou hybrides de théâtre (cirque, marionnettes), sur
lesquelles il est difficile de parier si le public adhèrera à 100% mais qu’artistiquement il est
intéressant de défendre.
21
LIBERATION, Luc Hernandez, article du 6 juin 2010
23
La Programmation au Théâtre
-les spectacles dits « porteurs pour financer » : les spectacles choisis pour le texte (un
classique), la tête d’affiche (cette année aux Célestins André Dussolier dans Diplomatie,
Catherine Frot dans Oh les beaux jours de Beckett, Sophie Marceau dans Une histoire
d’âme d’Ingmar Bergman…), le metteur en scène de renommée internationale.
Marc Lesage, responsable de la programmation générale, affirme préférer travailler sur
le premier type de spectacle, plus intéressant artistiquement parlant. Par exemple, il affirme
que cette année le travail fait avec Nathalie Fillon, une jeune metteuse en scène peu connue,
pour A l’Ouest était vraiment enrichissant. Il parle aussi de Mathieu Reinbolt qui sera l’artiste
associé l’année prochaine et qui travaille sur des spectacles de cirque. Mais il tient aussi à
rappeler que le théâtre n’a aucune honte à programmer des spectacles plus académiques
et qu’artistiquement ils sont « tout à fait bons ».
Je verrai plus en détails par la suite les raisons de cette ligne artistique. Ce que l’on
retient du discours sur l’esthétique des Célestins et son devenir c’est simplement que les
responsables du théâtre sont depuis 2000 (année de changement de direction) désireux de
soutenir des formes de théâtre plus contemporaines, novatrices dans leur style, l’idée étant
d’amener petit à petit le public classique du théâtre vers ces formes nouvelles.
C’est dans cette lignée que s’inscrit le festival Sens Interdits que Patrick Penot,
l’administrateur général des Célestins et directeur artistique du festival a créé en 2009.
Nous reviendrons en détails sur l’aspect novateur de ce festival dans ma dernière partie.
En quelques mots, Sens Interdits est un festival international de théâtre qui propose selon
Patrick Penot un « théâtre de l’urgence », c'est-à-dire que les spectacles proposés n’auraient
jamais eu l’opportunité d’être diffusés de façon institutionnelle dans le pays où ils ont été
créés. Il m’explique les raisons de son attrait pour ce théâtre politique et résistant né lors
de son premier séjour en Pologne :
« Comme la Pologne était un pays et est toujours un des grands pays de théâtre
au monde, j’ai fait une plongée dans ce théâtre là et d’un seul coup j’ai compris
à quel point le théâtre était politique. A quel point le théâtre ne vivait bien que
quand il était ancré dans la vie, à quel point le théâtre porte sur la scène avec une
22
force qu’aucun art ne peut égaler. »
b. Le théâtre Les Ateliers :
Aux Ateliers, la ligne artistique est claire et affichée. Le projet du théâtre est centrée sur la
défense des écritures contemporaines, non pas le théâtre contemporain dans son ensemble
mais avant tout le texte et son auteur : « Nous c’est l’écriture. Ce qui guide la programmation
c’est les auteurs et pas les metteurs en scène…On tient à notre singularité, ils font tous du
classique alors on ne transige pas sur le répertoire et c’est ça vraiment qui nous différencie. »
23
Simon Deletang, jeune directeur et metteur en scène du théâtre, affirme le côté très
subjectif de ce parti pris artistique. Le théâtre a été créé il y a une trentaine d’années par
Gilles Chavassieux avec cette même idée de défendre les écritures contemporaines. Simon
Deletang dit avoir orienté davantage ces textes vers des écritures engagées. Voici la façon
dont il décrit les spectacles qu’il choisit :
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23
24
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
« On accueille (les artistes) sur des choses très pointues. Les gens savent qu’ici
ils viennent voir un théâtre plus engagé. La saison prochaine est plus politique,
on a des textes qui parlent beaucoup du monde, beaucoup d’insurrection,
moi j’ai un texte sur l’islam, Le guide du démocrate c’est sur la société
française aujourd’hui, on va avoir un spectacle sur Israel, un autre spectacle
sur la question du soulèvement dans une banlieue française, un spectacle
sur l’écologie, la génération des quarantenaires. Pas mal de spectacles sur
l’engagement, parce que moi j’impulse ça et que tout ça s’est mis en place…c’est
24
ça qui créé la cohérence, c’est notre regard, c’est une histoire de subjectivité »
Simon Deletang parle de pièces difficiles, de sens politique du théâtre, de formes pointues,
associant un peu son théâtre à un lieu de performance. C’est d’ailleurs avec une pièce
provocante, Shopping and Fucking, qu’il est arrivé dans ce théâtre. Il n’arrivait à la produire
nulle part, jugée trop violente et trop dangereuse. Gilles Chavassieux cherchait à s’ouvrir à
de jeunes metteurs en scène, il lui a donné l’occasion de jouer sa pièce plus de quarante
fois aux Ateliers, ce qui est « inouï pour une création comme ça », affirme Simon Deletang.
Avec le théâtre Les Ateliers, on a l’exemple d’un lieu à la ligne artistique claire et ciblée sur
un genre particulier de théâtre.
c. Le Théâtre National Populaire :
Le TNP est un Centre Dramatique National. Un tel statut exige qu’un artiste soit à la tête
du théâtre, nommé pour défendre son projet artistique. La ligne artistique du TNP est
donc impulsée par son directeur, Christian Schiaretti, avec l’aide du directeur artistique,
Jean-Pierre Jourdain qui gère la programmation et les accueils. La saison 2011-2012 se
divise entre théâtre classique et théâtre moderne, les artistes accueillis font partie des
grands noms de la scène théâtrale : Olivier Py, Joel Pommerat, Patrice Chereau, etc. Le
projet artistique émane du metteur en scène directeur, c'est-à-dire de ses créations et
les spectacles accueillis sont dans la continuité de celles-ci. La perspective choisie par
Christian Schiaretti pour cette saison c’est le temps, la mémoire, l’idée de se forger un bien
commun. Ces thèmes sont vastes. Jean-Pierre Jourdain me parle, dans cette perspective,
de l’importance des classiques au TNP :
« Des textes et des mises en scène qui ont traversé les siècles. Mettre dans
l’écoute d’aujourd’hui un texte qui a été écrit il y a des siècles, et voir comment
ça résonne aujourd’hui. Donc ça c’est un projet très intéressant, c’est un vrai
projet de théâtre, c’est important pour penser notre avenir. (…) Le théâtre est
riche, j’adore cette matière quasiment de chantier de fouille. On fait des fouilles
archéologiques à ciel ouvert devant tout le monde, on creuse la société, nous
retrouvons des vestiges, les gestes anciens, les paroles anciennes, on les
remonte à la surface, comme une ville enfouie qui ne cesse de revenir, je trouve
ça formidable, rien n’est oublié. Au théâtre tout revient toujours: on répète le
25
texte, on refait le geste, c’est un retour de l’histoire, un retour du sentiment. »
On a ici un point de vue artistique radicalement opposé à celui du théâtre des Ateliers.
Alors que pour Simon Deletang, ces « textes qui ont traversé les siècles » renvoient au
24
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
25
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
25
La Programmation au Théâtre
passé, au déclassé, les œuvres du répertoire sont, aux yeux du TNP, des classiques et donc
26
éternisées . Guillaume Cancade confirme les propos de Jean-Pierre Jourdain en affirmant
que le TNP doit favoriser le répertoire. La reprise des spectacles est pour lui une forme
de recyclage qui participe à la transmission de notre histoire littéraire et dramaturgique.
Il rappelle que la programmation n’est pas faite que de pièces de répertoire, mais l’on
précisera que les spectacles proposés ont déjà acquis une reconnaissance publique et
professionnelle. On voit bien que le projet artistique du TNP est largement associé à ces
idées de prestige et d’excellence artistique, liées aux héritages historiques du lieu. JeanPierre Jourdain me fait part de sa fierté de travailler dans un lieu comme le TNP :
« On peut considérer nous ici qu’on est attaché à la ligne éditoriale et qu’on
essaie d’avoir des rapports avec certains théâtres, certains artistes, et que ça
ne soit pas uniquement ‘je t’achète, et voilà’. Ce qu’on voudrait, c’est renouer
avec l’esprit d’une grande maison et que vous savez, quand vous faites du
théâtre du côté artistique, il y a des lieux où l’on souhaite passer parce qu’ils sont
27
prestigieux, parce qu’ils sont associés à l’idée qu’on y fait pas n’importe quoi »
En favorisant l’establishment, qui ne reconnait une légitimité qu’aux textes et artistes qui ont
déjà acquis une certaine notoriété dans le milieu théâtral, le théâtre détient les arguments
nécessaires pour discréditer l’audace des nouveaux entrants. Guillaume Cancade déplore
28
« le règne de l’auto-proclamation » qui a mené à un véritable foisonnement en France
des compagnies. Puisque le TNP considère que ce qui se fait de mieux existe déjà, il n’a
pas vocation à se tourner vers de jeunes artistes qui doivent encore faire leurs preuves.
On aperçoit d’emblée dans le discours de Jean-Pierre Jourdain et Guillaume Cancade une
certaine timidité face au renouvellement artistique et esthétique.
d. Le théâtre de Givors
A Givors, le projet artistique tient à une toute autre logique que celle des trois précédents
théâtres. Pas de thématique – théâtre engagé, théâtre classique – ni de formes privilégiées.
La ligne artistique est centrée sur le travail de création, toujours en devenir, et qu’il est
impossible de définir à l’avance. Cette ligne artistique se dessine au fur et à mesure que les
spectacles se créent. Ecoutons Yves Neff, le directeur :
« Le projet artistique nait des envies de ce qu’on a envie de développer (…) Ce
que je voudrais, c’est que ce théâtre soit un lieu de fabrication. Globalement, je
ne peux pas me substituer à la parole des équipes qui vont venir jouer dans ce
théâtre. Par contre ce que j’ai envie de défendre c’est des équipes de création,
que les créations se fassent et qu’elles soient un outil et pas seulement un outil
de diffusion – ce qui se faisait jusqu’à présent - mais un outil de création, c'està-dire que ce soit un lieu ouvert où des équipes artistiques se rencontrent et
où elles peuvent développer leur projet. Donc je n’ai pas d’idée générale, d’idée
de programmateur, de thématique. Ca fait joli sur une plaquette, ça permet aux
programmateurs d’être indispensables, parce qu’ils ont une vision générale de
l’année. Ce sont des outils de communication qui ne laissent pas transparaître
26
27
28
26
Bourdieu, Questions de sociologie, la métamorphose des goûts, Editions de minuit p.167-168
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
la diversité des points de vue et des individus. Mon rôle de directeur c’est
plutôt de dire, ‘il y a un espace, vous avez tant de temps, qu’avez-vous envie de
29
raconter ?’ »
Yves Neff parle en tant que directeur metteur en scène et l’on voit la façon dont ce statut
oriente son discours. En tant qu’artiste, il place au cœur de son projet artistique les équipes
de création. Selon lui, trouver une thématique de départ revient à limiter les possibilités
artistiques. Yves Neff prône dans son théâtre la diversité, la pluridisciplinarité des formes
artistiques, lui-même ayant l’habitude en tant que metteur en scène de travailler avec des
musiciens, des danseurs, des vidéastes et pas seulement des comédiens. Cette diversité de
spectacles se constate au regard de la programmation : beaucoup de créations, de formes
hybrides, des spectacles de marionnettes, de cirque, de danse.
La cohérence des spectacles proposés se constate au fil de la saison. Yves Neff ne
parle pas de thématique, mais de couleur qui se dégage, il ne doit pas y avoir de message
sous-jacent. Son point de vue est particulier dans la mesure où pour lui, le théâtre est avant
tout un outil pour les artistes et leur imagination créatrice.
Deux axes se dégagent tout de même dans ce qu’Yves Neff attend de sa
programmation : Les spectacles qu’ils proposent doivent s’adresser à tout le monde : il
rejette l’idée de faire des spectacles pour enfants, pour sourds ou pour personnes âgées :
« Dans ma démarche artistique, j’essaye de faire des spectacles pour tous avec
différents niveaux de lecture, de même façon que lorsque l’on fait des spectacles
pour les sourds, ils s’adressent aussi bien aux entendant qu’aux sourds, permet
leur rencontre et c’est là qu’il y a des choses qui se passent. Lorsque l’on fait une
30
proposition artistique qui rassemble les individus, ça marche. »
Puis, dans cette démarche de spectacles pour tous, il réaffirme sa volonté de travailler le
spectacle de rue afin de toucher de nouveaux publics.
« Dans notre programmation c’est une nouveauté, on fait tout un travail en
extérieur. Symboliquement, la programmation a été ouverte par un spectacle
dans la rue. Je pense qu’on a beau mettre un label TNP, théâtre de la cité, on sait
très bien qu’il y a toute une partie de la population qu’on ne touche pas avec le
théâtre. Le seul endroit où on peut réellement le toucher c’est dans la rue et c’est
31
le seul moyen de renouveler le public du théâtre. »
Ainsi le théâtre de Givors se distingue d’une démarche habituelle de programmation. L’offre
de son théâtre ne se fait pas majoritairement sur des spectacles déjà créés mais plutôt en
devenir, le choix portant avant tout sur les porteurs du projet ; les équipes artistiques.
Ce panorama des quatre théâtres donne à voir la façon dont les lieux se positionnent
dans le champ artistique et quels projets artistiques ils tiennent à défendre. Entrons
maintenant dans le détail des choix particuliers afin de considérer la façon dont les
programmateurs justifient la valeur d’une œuvre.
29
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
30
Ibid.
31
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
27
La Programmation au Théâtre
3. Le discours de légitimation de l’œuvre choisie :
jugement de goût et excellence artistique
« Pour qu’il y ait des goûts, il faut qu’il y ait des biens classés, de « bon »
ou de « mauvais » goût, « distingués » ou « vulgaires », classés du même
coup classant, hiérarchisés et hiérarchisant, et des gens dotés de principes de
classement, de goûts, leur permettant de repérer parmi ces biens ceux qui leur
32
conviennent »
Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas de se repérer parmi les œuvres et les metteurs en scène
dont parlent les programmateurs mais plutôt d’analyser le langage utilisé pour parler de
l’œuvre. Comment forgent-ils une argumentation qui justifie le sens, la valeur d’une œuvre
artistique ou d’un spectacle ? Ces personnes ont l’expérience des spectacles, un regard
aiguisé et c’est cette compétence à produire des jugements qui leur permet de légitimer
leurs choix artistiques.
La légitimation d’une œuvre tient d’abord au lieu dans lequel on se trouve pour faire
ses choix mais tient surtout à « l’excellence artistique » reconnue à l’œuvre.
a. Le rôle du lieu et de son histoire: l’exemple du TNP
« On rêve un théâtre dans lequel on est et ça c’est pas du hasard. »
33
L’équipe du TNP, du fait de l’histoire et des héritages artistiques du lieu, porte une
responsabilité envers ce qu’est cette institution, ceux qui l’on créée, l’ont fait vivre. Chacun
a une représentation différente de ces trois termes : théâtre, national et populaire. Jean
Pierre Jourdain, directeur artistique, argumente ses choix en détaillant en quoi ceux-ci sont
en adéquation avec ce qu’est selon lui le « théâtre national populaire idéal ». Ainsi pour lui
les critères « TNP » tiennent à :
-L’engagement poético-politique en ce qui concerne l’œuvre de Joel Pommerat,
Chambre Froide, un spectacle selon lui « à la limite du documentaire, du fait divers tout en
34
gardant une poésie de théâtre, un caractère de mystère, un trouble avec la réalité. »
-La langue française et le jeu sur la temporalité avec Benjamin Lazar et sa pièce de
Théophile de Viau, un auteur méconnu, poète d’avant Molière. Avec ce spectacle, JeanPierre Jourdain souhaite réhabiliter un auteur et une langue méconnus. Écoutons-le à
propos de Benjamin Lazar :
« Je trouve qu’il travaille sur la langue, la mémoire, il y a une réelle investigation
de ce geste d’avant Molière, de cette parole, de cette diction (…) Benjamin le
fait avec une grâce tout à fait extraordinaire, ça aussi pour le TNP c’est des
fondamentaux d’une culture… voilà c’est important d’avoir affaire à la langue
française, dans un état qu’on ne connait pas beaucoup (…) Benjamin ne vulgarise
35
pas, il reste dans une forme absolument superbe. »
32
Bourdieu, Questions de sociologie, la métamorphose des goûts, Editions de minuit, p.161
33
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
34
35
28
Ibid.
Ibid.
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
Au-delà des accueils, Jean-Pierre Jourdain insiste sur la nécessité de faire venir au TNP
des intellectuels tels qu’Alain Badiou, Denis Guenoun qui « disent certaines choses, qui
36
pensent certaines choses, qui affirment certaines choses. » La prise de position est claire
et affichée au TNP. On est bien dans un lieu prestigieux. Parmi les spectacles accueillis
priment la recherche du raffinement, de la grâce, de la beauté. Le lieu, son histoire et toutes
les représentations qu’il véhicule, conditionnent avec plus de rigidités les choix artistiques
opérés. On sent dans les propos de Jean-Pierre Jourdain le besoin d’argumenter ses choix
particuliers en fonction du label TNP qui le dépasse.
b. Excellence artistique et valeur de l’œuvre
Cependant, la meilleure façon de légitimer une œuvre, quel que soit le type de lieu dans
lequel on la produit, c’est de lui reconnaître l’excellence artistique, consécration ultime de
l’œuvre. Mais qu’est ce que l’excellence ? Qu’est-ce qui donne de la valeur à un œuvre ?
Ecoutons Patrick Penot aux Célestins à ce propos :
« On ne cherche pas à séduire par la facilité par ce qui fait le point commun. Ca
sera redit par Marc Lesage mais c’est vraiment une exigence partagée de Claudia
et moi, il n’y a pas de prétention, nous ne sommes pas prétentieux au point de
dire que nous sommes les seuls à savoir ce qu’est l’excellence – mais nous
exigeons de nous-mêmes l’excellence dans chacun des registres. C'est-à-dire
que si nous prenons un spectacle de marionnette, de théâtre visuel, dans chaque
37
groupe on va essayer de trouver, à nos propres yeux, ce qui ce fait de mieux.»
La notion d’excellence est une notion délicate. Qui est à même de la définir ? Que veut dire
« ce qui se fait de mieux » ? On pourrait croire que tout ça est très subjectif, comme on
est toujours tenté de le croire en matière de jugement. D’autant plus qu’en matière d’art,
nombreuses sont les œuvres dont la valeur n’a été reconnue qu’a posteriori, parce que
des personnes ont fait émerger leurs créateurs, travailler à leur reconnaissance. Comme la
citation de Bourdieu le rappelait en début de partie, il y a des personnes plus compétentes
que d’autres pour émettre des jugements, pour discerner le bon du mauvais, le beau du laid.
Selon Yves Neff, c’est parce qu’il est metteur en scène et fait partie intégrante du monde
de la création, qu’il sait juger : « Il y a des spectacles qui sont justes, des spectacles qui sont
faux. Il faut avoir le regard pour décrypter. Il y a des metteurs en scène qui font des contresens, des propositions dans leur rapport à l’espace et au texte qui sont fausses. Quand on
a été praticien et quand on fait ce métier on sait. »
38
Pour Patrick Penot et Simon Deletang, c’est l’expérience des spectacles qui permet de
savoir si un spectacle est de qualité ou non, qui donne du poids au jugement. Ajouté à cela,
il faut qu’au moins deux personnes soient d‘accord sur la qualité reconnue du travail.
« On voit beaucoup de spectacles. D’abord on a un centre décision multiple.
On est au moins quatre, très régulièrement on est cinq, le directeur technique
voit des spectacles, nous en parle mais grosso modo chaque spectacle qui est
programmé, on est au moins deux à aller les voir. Un y va en disant ‘ça c’est
36
37
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
38
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
29
La Programmation au Théâtre
formidable’, il y a u deuxième qui y va. C’est Claudia et moi, c’est évidemment
39
Marc qui se promène. »
Aux Ateliers, Simon Deletang a la même opinion. Cette connaissance du théâtre lui permet
à la fois de faire les choix pour le théâtre en tant que programmateur et de savoir ce qu’il
a envie de créer, en tant que metteur en scène.
« Oui l’expérience, moi je vais au théâtre depuis très longtemps, quand j’étais
étudiant à Paris j’y allais 4-5 fois par semaine, alors en plus mon regard de
metteur en scène s’est aiguisé par rapport au théâtre que je voyais, je me suis
situé en tant que metteur en scène par rapport au théâtre que je voyais, je savais
40
ce que je voulais faire. »
Venons en maintenant aux critères de l’excellence et de la qualité artistique. Selon les
différents témoignages recueillis, la valeur d’une œuvre tient d’abord à des critères de
travail et de rigueur :
-La direction d’acteurs : Patrick Penot au sujet de Veronese (auteur Argentin) :
« il est exigé des acteurs une implication, une rapidité, on enlève tout ce qui
accessoire, il ne reste que l’os…et du coup ces acteurs prennent une force et on
est dans une école qui s’invente à Buenos Aires, avec une rudesse, une efficacité
41
et une simplicité. »
-La cohérence du projet et le degré d’aboutissement technique et esthétique selon
Simon Deletang :
« Il y a quand même des critères objectifs qui définissent la qualité d’un
spectacle, déjà la direction d’acteurs, les acteurs eux-mêmes, des fois il y a des
acteurs pas possibles. Pour moi c’est la cohérence d’un projet, le travail sur le
son, la lumière, la scénographie, c'est-à-dire que généralement je suis assez
sensible au mauvais goût des spectacles, à l’esthétique des spectacles, c’est
déjà un critère, la qualité esthétique, le soin apporté à un dispositif, une exigence,
de voir qu’un travail a été réfléchi avec les collaborateurs et pas juste un travail
42
d’improvisation qui abouti à un truc foutraque. »
Dans la même lignée, Marc Lesage, au sujet de Joris Mathieu, tient un discours très similaire
à celui de Simon Deletang. Il décrit le travail du metteur en scène, sa capacité à créer
un univers, en précisant bien que personnellement le spectacle ne l’a pas touché, mais
reconnait l’aboutissement et la cohérence de la proposition artistique :
« Récemment je suis allé voir Joris Mathieu (théâtre de Vénissieux), je trouve ça
remarquablement fait, techniquement admirable, c’est une esthétique absolument
splendide, voilà, c’est parfaitement maîtrisé, parfaitement abouti, mais l’univers
ne me touche absolument pas. Parce que ça ne me parle pas, ça ne résonne
pas, ça ne m’interpelle pas sur le fond. Alors que c’est très abouti, le projet
est très beau, très maîtrisé. Et ça on pourrait le faire, j’aurais pas de problème
à le programmer. La qualité on la reconnait, il y a du travail, il y a une vraie
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Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
40
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
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Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
42
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
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PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
proposition artistique, une vraie démarche, ça ne me touche pas personnellement
43
mais il n’y a rien à dire. »
-Au sujet d’un spectacle plutôt académique programmé aux Célestins, Diplomatie avec
André Dussolier, Marc Lesage reprend l’idée du soin apporté à la mise en place du projet,
c’est pour lui un « spectacle propre, sans surprise, avec deux très bons acteurs, mais voilà
c’est pas déshonorant, on ne rougit pas de le programmer »
44
Ces critères, qui concernent aussi bien la forme que le contenu de l’œuvre, semblent
être partagés par l’ensemble des programmateurs interrogés. Leur caractère objectif en
fait un argument de poids éloigné de tout jugement personnel sur l’œuvre. Ils sont basés
avant tout sur des éléments qualifiables et quantifiables du travail d’une équipe artistique. En
avançant de tels arguments, les programmateurs peuvent exclure de fait les spectacles de
pur divertissement sans grande consistance qui ne répondent pas aux objectifs d’exigence
artistique.
Cependant, les critères objectifs ne sont pas les seuls arguments avancés par les
professionnels pour juger de la qualité d’un spectacle. Viennent alors les critères plus
subjectifs, liés à la sensibilité artistique de chacun et dont j’analyserai la nécessité.
-Marc Lesage, en parlant d’un artiste circacien, apprécie la simplicité et l’évidence en
lien avec la capacité du spectacle à émerveiller:
« Récemment on a vu un artiste circacien canadien, enfin américain qui vit
au canada que j’ai découvert à la cité universitaire il y a 3 semaines bon là ce
type avec 3 bouts de bois, une ficelle et une chaise fait des miracles. On est
sur les fondamentaux à la fois du cirque du théâtre tout ça avec rien et puis cet
émerveillement que ça déclenche sur tous les publics, c'est-à-dire qu’il y avait de
tout dans la salle des professionnels, des vieux des jeunes des p’tits des grands,
de tout et ça marchait sur tout le monde parce que le type avait une simplicité,
45
une espèce d’évidence »
-Simon Deletang, attaché à une esthétique théâtrale bien particulière, affirme qu’aux critères
objectifs de travail et de cohérence d’un spectacle s’ajoute nécessairement une dose de
ressenti. Il aime être choqué par un spectacle, que le moment de la représentation ne soit
pas qu’un moment agréable mais l’occasion de réfléchir :
« Après c’est ce que ça me fait, j’ai besoin qu’un spectacle me bouscule un peu,
alors je dis pas qu’on programme que des choses qui bousculent parce qu’il faut
penser au public aussi, mais j’aime bien être anéanti quand je sors d’un théâtre,
j’aime pas sortir ‘ah super’, j’aime bien sortir et qu’il se passe quelque chose et
46
que ça me fasse me poser des questions. »
Ainsi l’excellence artistique d’une œuvre tient d’abord à sa qualité objective (direction
d’acteur, degré d’aboutissement et cohérence du spectacle) mais aussi à ce quelque chose
en plus qui fait qu’un spectacle se distingue d’un autre. Avec ce deuxième critère, on entre
43
44
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
45
Ibid.
46
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
31
La Programmation au Théâtre
dans un domaine beaucoup plus subjectif, lié à l’intuition et à l’impossibilité de regarder
uniquement de façon objective une œuvre d’art.
4. Le rôle des coups de cœur au théâtre
« L’amour de l’art parle souvent le même langage que l’amour : le coup de foudre
47
est la rencontre miraculeuse entre une attente et sa réalisation »
« En Corée,
je suis tombé amoureux d’une certaine manière de deux spectacles qui n’avaient
48
rien à voir. »
Le théâtre est le lieu de l’intime. Pour parler d’un théâtre, on peut employer différents
synonymes : lieu, structure, institution, etc. mais celui que tous les professionnels emploient
c’est le mot « maison », associant le théâtre à un lieu de rencontre, convivial et quasi familial.
D’ailleurs, pour Jean-Pierre Jourdain, accueillir les artistes revient à inviter des amis chez
soi :
« J’aime bien fonctionner à la passion. Je mets une charge affective parce qu’elle
est nécessaire au théâtre parce que sinon il faut faire des études universitaires,
c’est très différent, je pense que le courant passe au théâtre par une démarche
affective. Je pense qu’il faut aimer l’artiste qu’on a, que les artistes doivent aimer
les spectateurs, ça ne marche pas sinon. C’est comme quand on reçoit des gens
chez soi, quand on fait un dîner, on aime les gens qu’on reçoit, si vous n’aimez
pas les gens que vous recevez, vous ne faites pas un bon dîner. C’est parce que
vous avez constamment envie de faire plaisir à ces gens là, ce soir là, que vous
vous êtes cassés le cul à faire la bouffe, à décorer la maison parce que vous avez
envie d’inscrire dans la mémoire commune un bon moment avec ces gens là, pas
49
avec n’importe qui, avec ces gens là. »
Ce témoignage de Jean-Pierre Jourdain est une bonne illustration de la citation de Bourdieu.
C’est bien le langage de l’amour et de l’affectif que le directeur artistique emploie pour
parler des artistes avec lesquels il travaille. Jean-Pierre Jourdain en est bien conscient
et affirme même la nécessité de cette dimension affective, son caractère indispensable.
En effet l’artistique est lié au sensible et l’on ne peut fonctionner seulement de façon
froide et neutre. Pour s’engager dans un projet avec une compagnie, les professionnels du
théâtre doivent avoir le désir, cet élan qui leur permet d’accompagner véritablement l’artiste
dans son projet et de ne pas être de simples gestionnaires d’argent et de comptabilité.
L’expression même « accompagnement d’artistes » est révélatrice. Les professionnels du
spectacle vivant, contrairement au milieu musical, n’emploient pas le terme « agent » mais
« accompagnateur », terme plus familier laissant entendre que les liens qui unissent l’artiste
et son accompagnateur ne relèvent pas uniquement d’une relation professionnelle, cordiale
et distante. Ce terme évoque l’engagement auprès de l’artiste, une implication réelle du dit
accompagnateur.
47
Bourdieu, Questions de sociologie, la métamorphose des goûts, p.162, Editions de minuit
48
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
49
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
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PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
Yves Neff et Simon Deletang tiennent à peu près le même discours. Dans leurs propos,
le même terme revient, le ‘coup de cœur’ : « Je choisis en fonction des coups de cœur.
J’essaye de voir un maximum de spectacles. Et parmi ces spectacles, il y a des choses que
50
j’ai envie de faire partager au public de Givors ».
-Simon Deletang, pour illustrer son désir d’anéantissement parle d’une claque : « Cette
année j’ai eu un énorme coup de cœur. Enfin plutôt une claque, c’était Clôture de l’amour, de
Pascal Rambert à Avignon, c’est un texte qu’il a écrit et mis en scène. C’est très simple, c’est
deux acteurs face à face, une rupture amoureuse mais alors c’est un spectacle magistral,
on sort de là on est anéanti »
51
D’une façon générale, la charge affective reste importante dans la programmation des
spectacles. C’est d’ailleurs la première chose dont les programmateurs me parlent, comme
si c’était quelque chose de spontané et d’inévitable. Mais il ne faut pas croire que les coups
de cœur déterminent entièrement leurs choix, ils apportent ce ‘quelque chose’ en plus qui
fait la différence lorsqu’ils voient un spectacle et motive le désir de s’engager avec une
compagnie pour défendre son projet.
Afin de mieux comprendre le rôle de l’affectif au théâtre, je vais m’intéresser au
regard que portent les programmateurs sur les relations qu’ils entretiennent avec les
équipes artistiques. En quoi finalement les affinités qu’ils ont avec certains artistes sont
déterminantes dans les choix opérés et quelles sont les conséquences pour les artistes qui
ne font pas partie de ces réseaux là.
5. L’accompagnement des artistes : l’accueil et le suivi
des équipes artistiques, le rôle des affinités et son
impact sur le choix des équipes artistiques
a. Défiance généralisée : comment accompagner au mieux les
artistes :
Avant d’analyser les témoignages de mes interlocuteurs qui ne concernent que le regard
des directeurs de théâtre/programmateurs sur les artistes, je tiens à parler d’une enquête de
l’ONDA (Office Nationale de Diffusion Artistique) réalisée en 2006 auprès de quarante-deux
professionnels et artistes du spectacle vivant. Cette étude fait état de l’accompagnement des
artistes de la production à la diffusion. L’analyse suit les chaînes d’engagements (financiers,
matériels, moraux) qui unissent les artistes aux professionnels de la décision de produire
jusqu’à la représentation et tente de discerner les relations qu’entretiennent les producteurs
et les créateurs, ainsi que les responsabilités de chacun. Les entretiens font état d’une
défiance des artistes et compagnies indépendantes vis-à-vis des producteurs, directeurs
de théâtre et réciproquement, la raison étant la méconnaissance réciproque des réalités de
fonctionnement de la structure de l’autre (aléas du travail de création pour les compagnies,
missions et obligations des théâtres pour les directeurs). Nous parlions un peu plus tôt
50
51
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
33
La Programmation au Théâtre
de la difficile rencontre de l’administratif et de l’artistique, nous la retrouvons ici. L’enquête
soulève une question importante, celle des enjeux symboliques et identitaires d’un choix de
production. Les compagnies ont le sentiment d’être instrumentalisées par certains directeurs
de théâtre, que leur spectacle sert avant tout la carrière du directeur plutôt que les intérêts
de l’artiste et du spectacle lui-même. D’autres facteurs de défiance entrent en jeu : l’opacité
des coûts et le manque de discussions sur le budget.
La production d’une œuvre nécessite la coopération de nombreux partenaires :
théâtres, créateurs, diffuseurs, coproducteurs. Les chaînes de coopération qui unissent ces
partenaires impliquent une solidarité entre les membres et une transparence des enjeux
artistiques et financiers. Le bilan dressé ci-dessus donne à voir le manque certain de
solidarité entre les partenaires, m’amenant à réfléchir à la notion d’accompagnement des
artistes. L’enquête, lorsqu’elle aborde la question des solutions pour améliorer les relations
des directeurs de théâtre avec les compagnies, évoque la nécessité de formuler des choix
clairs et précis. Les compagnies, lorsqu’elles viennent proposer leur spectacle à un théâtre
doivent recevoir une réponse précise. Un directeur doit savoir dire non et expliquer son refus.
Le silence ou le manque de clarté dans les décisions sont vécues comme une humiliation
par les compagnies.
Sur ce point précis, les programmateurs interrogés, surtout dans des structures comme
le TNP et les Célestins, mais aussi aux Ateliers, m’ont fait part de l’extrême sollicitation par
les compagnies et la difficulté de répondre à tous de façon personnalisée. Simon Deletang
témoigne : « La première année, j’essayais de répondre à tout le monde, maintenant c’est
vrai que je réponds moins aux gens, c’est déjà moins sympathique mais c’est comme ça
52
on peut pas tout voir. »
Aux Célestins, Marc Lesage reçoit entre quarante et cinquante
propositions spontanées de spectacles par jour, il lui est difficile de répondre à tous…
Pour Simon Deletang, les conflits entre théâtres et compagnies sont inévitables,
finalement chacun joue son rôle. Les compagnies, après avoir été accueillies, resollicitent
forcément le théâtre. Il doit aussi jouer son rôle de sélection qui se fait forcément au
détriment de certaines compagnies. Si les décisions sont expliquées, le refus est plus
facilement accepté.
« Les gens pensent que l’on défend telle ou telle personne. Mais c’est le jeu,
quand on est en compagnie, on est forcément contre une partie de l’institution
quelle qu’elle soit. Je l’étais quand j’étais en compagnie. Les gens comprennent
quand même quand on refuse, on argumente et comme on est un lieu un peu à
part, ça nous permet d’éviter une certaine forme de critique. »
La gestion des conflits fait aussi partie du quotidien de Bertrand Munin, ancien conseiller
théâtre à la DRAC, notamment au sujet des subventions ponctuelles accordées aux
compagnies. Chaque année, la DRAC distribue une quinzaine de subventions d’aide au
projet,alors qu’elle reçoit une centaine de demandes. Les refus sont souvent vécus comme
des attaques personnelles par les artistes, c’est pourquoi il s’efforce de rencontrer les
compagnies pour expliquer de vive voix ses décisions.
« C’est toujours des choix difficiles, les compagnies qui sont aidées reviennent
très très rarement vous demander ‘j’aimerais comprendre pourquoi j’ai obtenu
une aide’. Les quatre-vingt qui vont avoir une lettre de refus reviennent vous voir
pour vous dire ‘je ne suis pas d’accord avec cette décision, elle est inadmissible,
incompréhensible, je suis aussi bon que les autres’. Ca c’est compliqué mais il
52
34
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
faut toujours le faire, il faut toujours les recevoir, le travail d’un conseiller c’est un
53
peu…il est aussi le psychothérapeute de l’artiste. »
Plus généralement, les programmateurs s’interrogent sur la manière d’accompagner au
mieux les artistes :
« Comment on accueille les compagnies, comment on programme, comment
on gère la disponibilité des salles, qu’est-ce qu’on fait : plus de créations, plus
d’accueils. Je voulais solliciter plus de résidence, accueillir plus de compagnies,
Gilles était plus sur l’idée d’accueillir un artiste et de l’aider beaucoup, Je
54
trouvais plus intéressant qu’il y en ait plusieurs pour multiplier les rencontres. »
L’accompagnement des artistes se fait aussi par le suivi de l’activité artistique
des compagnies, Au-delà des spectacles vus dans l’optique d’être programmés, les
programmateurs se doivent d’aller voir ce que d’autres compagnies font :
« Donc on voit beaucoup de spectacles, ça veut pas dire que c’est ceux qu’on
programme mais c’est aussi pour suivre des équipes, pour faire notre métier.
Même si on ne programme pas des spectacles, qu’on ne les aime pas, les
compagnies nous sollicitent et il faut aller voir leur travail non seulement pour
leur dire non, si on ne vient pas voir les gens nous disent qu’on les méprise, qu’il
55
n’y a pas d’écoute donc on voit pas tout évidemment. »
Il n’existe pas de méthode type pour accompagner les artistes à laquelle devraient se tenir
tous les professionnels et qui permettrait d’améliorer les relations entre partenaires. Chacun
a sa responsabilité, les artistes comme les professionnels. La gestion du conflit fait partie
du quotidien de chacun, c’est pourquoi, afin que les rapports entre personnels de théâtre et
équipes artistiques se déroulent pour le mieux lors des accueils, les programmateurs font le
choix non seulement d’un spectacle mais aussi de l’équipe artistique qui porte le projet. Ici le
rôle des affinités entre programmateurs et metteurs en scène/comédiens est très important.
b. Les affinités entre directeurs de théâtre et équipes artistiques :
« C’est un critère un peu bizarre mais il faut que le contact passe. On n’aime
pas que les gens qui passent ici nous prennent de haut, on aime bien que les
gens soient contents de venir aux Ateliers. Ca nous est arrivé d’accueillir des
spectacles sur un coup de cœur et que ça soit pas très sympathique le temps
où ils sont ici. C’est dommage parce qu’on n’a pas quarante spectacles chaque
année donc si ça se passe mal sur un des accueils, déjà ça nous plombe un peu
la saison (…) On constitue peu à peu une famille, comme on programme pas
beaucoup de spectacles on est aussi vigilants avec la dimension humaine, il faut
56
que ça reste pour nous un moment agréable d’accueillir des artistes. »
La dimension humaine est inhérente au domaine artistique. Tous les programmateurs
semblent d’accord pour que non seulement l’accueil se passe bien mais qu’il soit même
53
Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012
54
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
55
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
56
Ibid.
35
La Programmation au Théâtre
convivial et chaleureux. On retrouve ici l’idée de l’intime, du familial, valeurs auxquelles sont
attachés les théâtres. Jean-Pierre Jourdain vient confirmer ce discours :
« Je reviens à l’affectif, je sais que j’ai plaisir à avoir ces artistes là, vraiment
plaisir,c'est-à-dire qu’ils sont contents de venir, je sais que ça dépasse le fait
qu’ils soient ici, les artistes des Bonnes m’ont dit on attendait de venir au TNP,
parce qu’on va dîner ensemble, on parle, ils se sentent dans une maison qui
est accueillante, et ils n’ont qu’une envie c’est de revenir et je suis sur que le
public le sent. » L’affinité compte pour un accueil ponctuel, mais elle permet
aussi de tisser des relations à long-terme avec les artistes. Le TNP est dans cette
dynamique, s’attachant à nouer des relations durables avec certains théâtres,
certaines équipes artistiques. Ces affinités permettent de créer des relations
plus sincères avec les artistes et non des rapports intéressés : « Je souhaite
que les artistes aient envie de passer au TNP avant de se dire ‘ils ont du fric ils
peuvent m’acheter’ (…) Nous nous appliquons dans des rapports assez fortement
avec certains, on les fait revenir, on a vraiment des conversations sur le futur,
sur le présent et je pense qu’avec les spectateurs il faut tisser une mémoire en
commun. Bon, il ne faut pas que ce soit toujours les mêmes, mais tout de même il
57
y a des gens, des artistes qui sont incontournables »
En faisant revenir plusieurs années de suite un même artiste, le TNP permet une certaine
cohérence dans ses propositions artistiques, mais assure surtout à une équipe artistique
une certaine stabilité, une continuité dans ses projets. Les liens qui se tissent entre certains
théâtres et metteurs en scène nous rappellent que construire une programmation est avant
tout une aventure humaine. Le TNP n’est pas le seul théâtre à travailler de cette façon là
avec les artistes. Les Célestins ont fait confiance à un metteur en scène et auteur –Wajdi
Mouawad - qu’ils suivent depuis 2005. Patrick Penot se souvient de leur rencontre : « Quand
on a commencé l’aventure avec Wajdi Mouawad il était pas connu, on a su d’emblée qu’on
allait s’embarquer dans une aventure qui allait durer plusieurs années. Et ça prend sa place
et ça repousse d’autres choses. »
La fin de citation permet de voir quelles peuvent être les effets néfastes de telles
pratiques. Ces pratiques d’exclusivité permettent aux théâtres d’entretenir de bonnes
relations avec certaines équipes artistiques, des rapports privilégiés, mais elles condamnent
de fait d’autres compagnies et ne facilitent pas le renouvellement des artistes. C’est pourquoi
aux Ateliers, Simon Deletang parle de l’importance de faire revenir certains artistes, mais
il ne faut pas que les cycles dépassent trois ans…Yves Neff, même s’il est naturellement
attentif aux gens qu’il connait, essaye d’aller voir à la marge de ces réseaux là, de rencontrer
d’autres compagnies, surtout les jeunes équipes.
Mais il ne faut pas croire une fois de plus que ces affinités déterminent tout, Aux
Célestins comme au TNP, les directeurs me rappellent que malgré la confiance qu’ils
peuvent avoir en un metteur en scène, les affinités qu’ils ont avec un autre théâtre, la
proposition artistique doit rester ce qui détermine le choix, avant la personnalité. L’affinité,
même si elle est nécessaire, doit venir après. Les propos de Patrick Penot décrivent le
comportement idéal que devrait adopter tout programmateur :
« Nous ne devons jamais fonctionner selon le renvoi d’ascenseur, c’est pas
parce que je t’ai vendu un spectacle que je vais acheter le tien, il faut qu’on se
garde de choses comme ça. Il faut qu’on soit vraiment dans le choix artistique,
57
36
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes
exigent, raisonné et que l’on n’hésite pas à se dire, cette année non, tu ne prends
pas la même direction que nous, mais par contre on se revoit dans deux ans,
58
dans trois ans. »
Conclusion de la partie 1
J’ai vu dans cette première partie que deux critères conditionnent l’essence du projet
artistique. Tout d’abord la proposition artistique en elle-même ; son degré d’excellence et
de qualité, mais aussi les équipes artistiques porteuses de ce projet et les relations qu’elles
entretiennent avec les directeurs de théâtre. Il semble difficile de dissocier l’un de l’autre. Le
coup de cœur pour une œuvre, sa qualité objective, les affinités avec un metteur en scène
sont autant de critères qui vont guider les choix des programmateurs.
Mais le travail de programmation ne s’arrête pas au choix artistique. Les décisions
des programmateurs doivent prendre en compte de nombreux aspects d’ordre financier,
technique, qui touchent au relationnel et au politique. Les programmateurs s’engagent vis-àvis d’acteurs qui ont leurs propres logiques et motivations : du public aux artistes en passant
par les financeurs.
Ainsi j’analyserai la programmation comme un choix artistique fait d’ajustements
et d’équilibres, tout en considérant en quoi ces mécanismes peuvent éloigner les
programmateurs de leurs intentions initiales.
58
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
37
La Programmation au Théâtre
PARTIE 2 : La programmation, entre
contraintes et ajustements
Lorsqu’un directeur monte la programmation de son théâtre, sa responsabilité est multiple.
Ses choix l’engagent vis-à-vis des équipes artistiques qu’il a décidé d’accueillir, du public
et des différents partenaires engagés dans le financement des projets et de la structure
(coproducteurs, financeurs publics, collectivités, etc). La question de la responsabilité
est centrale dans cette section. Elle me permettra de considérer la façon dont les
programmateurs prennent en compte les artistes qu’ils accueillent, le public habitué à
fréquenter leur théâtre ou non. Sur le plan financier, rappelons que les théâtres en France
sont subventionnés. Ils dépendent du support de l’Etat et des collectivités locales et doivent
donc s’assurer du renouvellement des subventions. Le budget et sa gestion posent des
exigences dont il est difficile de se détacher. Ainsi les choix de programmation sont soumis
à des contraintes externes mais aussi internes au champ théâtral. Ce qui engage le
programmateur en premier lieu c’est sa responsabilité vis-à-vis des autres membres du
personnel du lieu.
1. Travail en équipe et échange de compétences : « les
chaînes de coopération »
Le monde du théâtre regroupe des professions très différentes. Au sein d’un même théâtre,
se côtoient artistes, membres du personnel administratif, techniciens. Ceux qui travaillent
sur le plateau - les équipes artistiques, la technique – et ceux des bureaux - l’administration
générale, les services de communication et de production.
Les formes d’organisation varient largement d’un théâtre à l’autre, en fonction des
effectifs d’abord. Par exemple, le nombre de salariés permanent est à peu près équivalent
au TNP et aux Célestins, c’est environ une cinquantaine de salariés. Alors qu’au théâtre
Les Ateliers, il y a treize personnes dans l’équipe et huit à Givors. Plus les services sont
importants, moins le contact est direct. Lorsque j’interroge les différents programmateurs,
tous mettent en avant les avantages du travail en équipe et de la prise de décision collective.
Au théâtre de Givors, Yves Neff essaye d’intégrer l’ensemble des membres de l’équipe du
théâtre aux prises de décision, aussi bien au sein de la compagnie que du côté administratif.
Lorsqu’il est arrivé à la direction du théâtre, il a réfléchi à la façon de travailler en équipe,
à quelle sera la place des membres non-permanents du théâtre dont la parole est selon
lui toute aussi importante. Aux Ateliers, Simon Deletang fait quasiment tous ses choix avec
l’administrateur, Sebastien Lepotvin dont la sensibilité artistique l’a peu à peu influencé :
« Très vite on s’est rendus compte qu’on avait envie de défendre les mêmes choses. Lui
venait plutôt de la littérature contemporaine, moi du théâtre et maintenant je me suis ouvert
à la littérature »
59
38
59
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
Dans des plus grosses structures comme les Célestins et le TNP, le contact entre
les services passe par les directeurs de service : directeurs de communication, artistique,
60
technique qui « font avancer la maison chacun à leur niveau. »
et donnent leur avis sur les
propositions de programmation. C’est donc dans un cercle plus réduit que se fait le ‘travail
d’équipe’ et d’ajustement des choix artistiques aux contraintes financières et techniques
(calendriers, montage/démontage, prix des spectacles, etc). Les directeurs metteur en
scène –Claudia Stavisky aux Célestins et Christian Schiaretti au TNP – donnent l’inspiration
artistique et l’équipe de direction met en œuvre.
Le travail d’équipe permet d’ajouter un certain crédit aux choix artistiques ; s’ils sont
acceptés par plusieurs membres du théâtre, ils ne peuvent plus être considérés comme
relevant des goûts personnels du programmateur et gagnent de fait en légitimité. C’est
pourquoi tous veillent à consulter des membres du théâtre qui ne sont pas décisionnaires
mais dont l’avis compte. La collégialité, la concertation, le collectif sont présents mais
pourtant les statuts restent clairs, notamment au TNP :
« On partage beaucoup les informations tout en respectant le périmètre de
chacun, la programmation artistique c’est Jean-Pierre qui la fait mais il nous en
parle, parfois il nous demande notre avis. On discute beaucoup avec Jean-Pierre
aussi évidemment du prix, je lui dis que je pense qu’il se trompe, mais il aura
61
toujours le dernier mot. »
Jean-Pierre Jourdain confirme les propos de l’administrateur général :
« -Vous êtes seul pour voir les spectacles ? -Bah j’y vais tout seul, attendez en
Corée… -Pas seulement pour la Corée, d’une façon générale en France ? -Oh bah
non j’y vais, non j’y vais c’est ma fonction, c’est moi qui choisis, après j’envoie,
ça couterait trop cher d’envoyer tout le monde. Une fois que j’ai choisi, l’équipe
artistique va voir les spectacles si c’est sur Paris, mais c’est moi qui choisis, non
62
c’est des frais… »
Les témoignages récoltés le temps d’un entretien ne m’ont pas véritablement permis
d’évaluer comment s’organise au quotidien dans chaque théâtre le travail en équipe et
dans quelle mesure les programmateurs tiennent compte de l’avis des autres membres de
l’équipe. Il est très difficile de généraliser sur ce point, chacun ayant sa façon de fonctionner.
Tous semblent cependant conscients de sa nécessité.
Le programmateur doit donc tenir compte du lieu dans lequel il travaille et des
personnes qu’il côtoie au quotidien mais il doit aussi, en tant qu’intermédiaire entre le public
et les artistes, assumer une double responsabilité.
2. La responsabilité envers le public et les artistes :
a. Le regard des professionnels sur le public
60
Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012
61
Ibid
62
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
39
La Programmation au Théâtre
La question du public est centrale dans le domaine du spectacle vivant : « Il n’y a pas de
63
théâtre sans spectateur, fût-ce un spectateur unique et caché » rappelle Jacques Rancière
dans Le spectateur émancipé. C’est ce qu’il appelle le paradoxe du spectateur. Celui-ci est
indispensable à la représentation et pourtant il est souvent et à tort accusé de passivité,
d’ignorance : « être spectateur c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître –
64
regarder et le contraire de connaître – et du pouvoir d’agir » Jacques Rancière tente de
dépasser l’opposition du public initié au public néophyte et rappelle la capacité de chacun à
penser: « Le spectateur aussi agit, comme l'élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il
compare, il interprète. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face
65
de lui. »
En se faisant le partisan de l’égalité intellectuelle, il tient dans cet ouvrage à
réhabiliter le rôle du spectateur.
Qu’en est-il du regard que portent les programmateurs sur le public et notamment
le public de leur théâtre ?Un directeur ne peut pas envisager de faire des choix de
programmation sans prendre en compte le public qui a l’habitude ou est susceptible d’y
venir. Ces publics ont des attentes, le programmateur doit-il s’y soumettre ou aller contre ses
exigences? En quoi jouer devant une salle à moitié vide pose problème ?
Aux Ateliers, Simon Deletang semble privilégier les formes théâtrales dites difficiles :
lui-même parle de formes pointues, de spectacles qui bousculent, amènent à se poser des
questions. Ce type de spectacle est lié au projet artistique que le théâtre défend. Malgré
ce positionnement, il a conscience qu’une programmation ne peut pas être faite que de
spectacles de ce genre et certaines propositions doivent répondre aux attentes du public
fidèle, mais sans pour autant céder à la facilité :
« Il y a aussi la question du public, c'est-à-dire qu’on ne programme pas pour soi.
Nous ça nous est arrivé, il y a deux spectacles, je ne peux pas dire que c’est ma
tasse de thé personnelle, mais je suis capable de reconnaître que ça va intéresser
le public des Ateliers. Mais il y a une partie du public qui aime bien qu’on lui
raconte des histoires, qui aime bien aussi des formes moins léchées, moins
esthétiques, plus légères au niveau scénique mais qui vont, par la jeunesse des
interprètes le souffle, ça va toucher les gens. Pour un spectacle qu’on avait un
peu programmé par défaut, le public a marché à 100%, on se dit tant pis on le fait
quand même. Donc là aussi c’est l’expérience, en voyant pas mal de spectacles
après on est capable de penser, tiens il faut qu’on ait dans la programmation
un spectacle comme ça, moins dans la fange radicale qu’on défend mais qui va
66
permettre qu’on ait une programmation pas trop radicale. »
Malgré cette politique de panachage, le théâtre garde une certaine unité dans le type de
spectacles proposés et le lieu s’est peu à peu constitué un public ciblé. Simon Deletang le
décrit comme un public jeune, formé majoritairement d’étudiants, il y aussi les fidèles de
Gilles Chavassieux (l’ancien directeur). La tranche d’âge la plus difficile à toucher, c’est celle
des jeunes actifs, les 30-45 ans.
63
64
65
66
40
Le public des Célestins est radicalement différent, c’est d’abord du au fait qu’il ne
privilégie pas de forme dramatique particulière. Comme le dit Patrick Penot : « Nous
RANCIERE, Jacques, Le spectateur émancipé, Editions La fabrique, 2008, p.8
Ibid.
RANCIERE, Jacques, Le spectateur émancipé, Editions La fabrique, 2008, p.8
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
sommes un théâtre généraliste de centre ville, de rayonnement sur un territoire qui est le
territoire de la métropole, de l’agglomération. Il doit y avoir des formes diverses et il faut
respecter tous les publics. »
67
Depuis le changement de direction en 2000, La municipalité a fixé aux Célestins un
objectif de rajeunissement du public, c'est-à-dire qu’ils s’efforcent de faire des propositions
artistiques capables de s’adresser à une diversité de publics, à la fois plus jeune et moins
ciblé géographiquement. En ayant réalisé des statistiques sur les billets vendus, l’équipe du
théâtre a pu mesurer l’évolution du public des Célestins en termes de provenance.
« On a des billets qui sont renseignés sur la provenance géographique, sur
120 000 tickets vendus. Ca nous permet de voir grosso modo, c’est 24% de Lyon
pur, 48% de Grand Lyon et 12 à 15% de Rhône hors grand Lyon, on commence
à s’étendre beaucoup, et il nous reste enfin entre 3 et 4% d’autres régions ou de
Paris ou de l’étranger. Nos principes c’est que nous n’oublions pas que le travail
sur le public n’est jamais acquis, qu’il faut le recommencer tout le temps, de
façon à ce que le vieillissement n’entraîne pas la situation qui pre existait, c'est-à68
dire un vieillissement, un embourgeoisement»
Afin de comprendre la façon dont les programmateurs prennent en compte le public dans
leurs choix de programmation, on peut distinguer deux façons de le considérer : de façon
quantitative et qualitative. Si l’on prend la première catégorie, on s’intéresse au rôle de
l’administrateur général dans un théâtre. Le public est l’une de ses préoccupations car en
étant chargé de la bonne marche du théâtre, il doit s’assurer du remplissage de la salle, quel
que soit le type de public présent pour le spectacle. Si l’on prend l’exemple des Célestins,
sur un budget d’environ 8.5 millions d’euros, 2.2 millions viennent de la billetterie, 50% de
l’activité artistique est financée par ces recettes propres (billetterie, vente des spectacles).
Le théâtre a une forte capacité d’autofinancement et il ne peut pas se permettre de perdre
ces fonds. Si les fréquentations chutent de 25%, c’est tout l’équilibre financier qui s’effondre.
Ainsi le théâtre est obligé d’assurer un taux de remplissage suffisant pour chaque spectacle.
Cette vision quantitative du public amène à considérer le public en des termes économiques.
Aux Célestins, la programmation doit tenir compte des attentes d’un certain public qui
permet d’assurer les recettes nécessaires au fonctionnement du théâtre. C’est pourquoi
l’équipe mène une politique qui privilégie un prix moyen des places plutôt élevé tout en
proposant des prix très généreux pour les jeunes et les étudiants.
« Il faut qu’on garde ce public « captif » consommateur et généreux donateur
parce que c’est quand même ce public qui paie les places au prix fort, qui nous
fait notre équilibre financier et ça il faut qu’on le garde on peut pas s’en passer.
C’est un système très mutualiste finalement parce que les riches paient pour
les pauvres, c’est ça quand on analyse. On est vraiment dans ce principe là. Les
69
vieux paient pour les jeunes »
A l’inverse au théâtre de Givors, les recettes de la billetterie ne représentent pas un tel enjeu
car le théâtre ne les touche pas. Elles sont entièrement reversées à la ville de Givors qui fixe
elle-même les prix des places. Le théâtre n’est pourtant pas un théâtre municipal mais la
convention entre le théâtre et la ville a été rédigée ainsi. C’est donc la ville qui fixe la politique
67
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
68
Ibid.
69
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
41
La Programmation au Théâtre
tarifaire, et celle-ci est très basse (4€ à 13€). On pourrait croire qu’Yves Neff possède alors
davantage de liberté dans ses choix artistiques, n’ayant pas le souci de maintenir l’équilibre
budgétaire avec les recettes de la billetterie par un taux de remplissage moyen de la salle
par spectacle. Mais son engagement auprès de la ville ne lui permet pas de faire jouer des
spectacles devant une salle à moitié vide.
Si l’on aborde la question du public de façon qualitative, on en vient à l’adéquation entre
une proposition artistique et un type de public. Tous les programmateurs que j’ai rencontrés
sont soucieux d’élargir le public de leur théâtre et c’est finalement une des parties du travail
la plus intéressante ; non pas de faire venir un maximum de monde au théâtre mais de
voir qu’une proposition artistique va intéresser, sensibiliser de nouvelles personnes non
habituées à venir au théâtre. Chaque théâtre y travaille : aux Ateliers, Simon Deletang
aimerait toucher la tranche d’âge 30-45 ans, à Givors, Yves Neff travaille sur le théâtre de
rue pour capter de nouveaux publics, le TNP tient à son prix moyen par spectacle très bas
qui permet de rendre le théâtre accessible et les Célestins mettent en avant leurs politiques
en direction des jeunes publics. Patrick Penot me fait part des questions qu’il se pose au
sujet du type de public qu’il cherche à faire venir aux Célestins :
« On ne s’adresse pas qu’à des gens convaincus par le théâtre, on doit
s’adresser à des gens qui à priori n’y viennent pas, il faut qu’ils puissent se dire :
le théâtre me parle parce qu’il parle de ma vie. Au fond c’est notre souci tout le
temps. Je crois que toute personne qui dirige un établissement doit se poser ces
questions là, au fond est-ce que je programme ce spectacle parce qu’il m’a plu
moi ? ou est-ce que je le programme parce que je pense qu’il va plaire ? Alors
est-ce qu’il va plaire au plus grand nombre ou est-ce qu’il doit plaire à ceux qui
sont affutés, qui ont une éducation culturelle, un mode de consommation qui les
met à ce que l’on prétend être le niveau culturel exigé ou est-ce qu’on se méfie de
la classification qui reposerait sur une façon de consommer ? Est-ce qu’on doit
être au fond manipulé par les modes ? Par exemple, si c’est bon à Paris, est-ce
que ce sera bon ici, ou le contraire est-ce que parce que ça a plu aux parisiens ça
ne viendra pas chez nous ? Toutes les questions se posent et au fond presqu’à
70
chaque spectacle. »
Patrick Penot, lorsqu’il parle du public, reprend cette différenciation entre le spectateur initié
et le néophyte. Il soulève une question importante sur la façon dont on fait venir de nouvelles
personnes au théâtre. Est-ce que c’est en proposant des spectacles qui répondent aux
attentes du public ? Dans ce cas là on cherche à « plaire » au public et l’on sait à quel
point ce mot est mal considéré dans le champ artistique. Dans plaire on entend séduire,
flatter, contenter. Les artistes et les programmateurs diront rarement que c’est le public qui
conditionne la proposition artistique. Cela reviendrait à céder à la facilité artistique. Vient
alors l’idée que c’est le public qui doit s’ajuster aux propositions artistiques. A Givors et aux
Célestins, Yves Neff et Marc Lesage me parlent de la façon dont ils vont conduire petit à petit
le public vers les nouvelles formes dramatiques que leur théâtre cherche à promouvoir :
« Je n’envisage pas le travail de programmation en me disant ‘qu’est ce qui va
plaire à mon public ?’ Je travaille en direction d’un public, celui de Givors et
je me dis ‘ca j’aime et j’ai envie de lui transmettre’, après je peux me dire ‘ ca
ils ne sont peut-être pas prêts’, parce que c’est un spectacle qui est difficile, il
faut peut-être avoir trente ans de culture théâtrale pour pouvoir l’appréhender,
70
42
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
il y a des textes qui sont difficiles, il y a des choses qui sont difficiles en art.
Certaines choses sont immédiates, d’autres plus complexes. Des fois il y a des
spectacles qui couvrent tout le champ de compréhension et qui ont plein de
niveaux de lecture et c’est en général les spectacles que j’aime et que j’ai envie
de transmettre. Dans tous les cas je ne me substitue pas aux désirs des autres.
71
Je ne dirige pas une chaîne de télévision. »
Aux Célestins, Marc Lesage espère voir le public traditionnel du théâtre plutôt attaché aux
spectacles classiques, académiques se tourner vers les nouvelles formes que le théâtre
propose, pour que se produise la ‘combustion lente’ qu’il essaie d’opérer.
Accompagner le public vers une forme dramatique particulière, c’est aussi lui donner
des repères. Ainsi certains programmateurs insistent sur la nécessité de faire revenir
certains metteurs en scène ou certaines équipes artistiques. C’est le cas aux TNP, nous en
avons parlé en première partie. Simon Deletang aux Ateliers, aime créer des résonnances
d’une année sur l’autre en proposant des spectacles du même auteur (Sarah Kane, Arne
Lygre, Lars Noren) pour créer un répertoire. Aux Célestins, le choix de proposer certains
spectacles avec des têtes d’affiche (André Dussolier, Catherine Frot, Sophie Marceau)
permet de donner des repères au public dit captif permettant d’assurer les recettes de la
billetterie : « les gens s’y retrouvent » affirme Marc Lesage.
Les directeurs/programmateurs portent une vraie responsabilité vis-à-vis du public
de leur théâtre. Tout d’abord la responsabilité financière fait qu’ils doivent assurer un
certain taux de remplissage de la salle, mais cette responsabilité va au-delà des exigences
économiques de rentabilité. La représentation théâtrale est avant tout la mise en contact
de la scène et de la salle, de l’acteur et du spectateur. Le rôle du programmateur est de
savoir créer la rencontre entre ces deux mondes, par ses choix il fidélise le public tout en
assurant son renouvellement.
Après le côté salle, passons maintenant du côté scène afin de comprendre
quelle responsabilité engage les programmateurs vis-à-vis des équipes artistiques qu’ils
accueillent.
b. La responsabilité envers les équipes artistiques
J’ai déjà abordé le sujet des équipes artistiques dans la première partie en discutant les
façons d’accompagner les artistes. Il s’agit maintenant d’analyser quels peuvent être les
risques à programmer une compagnie dans le mauvais lieu. Un directeur, lorsqu’il choisit
d’accueillir un spectacle s’engage auprès des comédiens, du metteur en scène et de l’équipe
technique qui l’accompagne. Un mauvais choix de programmation peut entraîner une mise
en danger de l’artiste, allant même jusqu’à compromettre sa carrière. Patrick Penot aux
Célestins se rappelle avoir pris ce risque pour un spectacle sur Haïti. Ce n’est pas le
spectacle en lui-même qui n’était pas adapté au théâtre des Célestins mais l’évènement de
sensibilisation créé autour du spectacle qui, en mettant à la marge le spectacle, l’a menacé.
Patrick Penot raconte comment il a découvert le spectacle, l’a fait venir aux Célestins et
l’accueil qu’il a reçu de la part du public…
«Une fois nous sommes allés avec Chantal Kirchner voir un spectacle qui a
priori ne payait pas de mine d’un metteur en scène de la région de Grenoble,
c’était un spectacle de Pascal Henry et qui traitait de Haïti. Ce jour-là dans le
71
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
43
La Programmation au Théâtre
théâtre du Parc, une annexe de la comédie de saint Etienne, on tombe sur un
spectacle en état de grâce et on est subjugué, on trouve la distribution tout à fait
juste, efficace, et ce spectacle est d’une efficacité qui nous met au cœur même
de ce qui est l’individu, avec un montage extrêmement intelligent d’un auteur
antillais qui s’appelle Trouillot. On convainc tout le monde, ce spectacle vient
ici, jamais il va retrouver la grâce qu’il a eu ce jour-là. On avait des doutes, estce qu’ils vont ressentir la même chose que nous, c’est une responsabilité, une
vraie responsabilité : ne pas décevoir le public et être sûr qu’en la mettant sous la
lumière, cette artiste là ne prend pas un risque inconsidéré de se faire descendre.
On a eu une fréquentation de l’ordre de 65%, ce qui n’est pas du tout mauvais. Ca
a été entaché par une chose étonnante, c’est qu’il y a eu ce grand tremblement
de terre terrible, en Haïti, on a fait venir l’auteur et cet auteur là avait organisé
la venue à Haïti de plein d’auteurs, de dramaturges du monde entier qui sont
arrivés au moment où tout s’est écroulé. Et donc c’est ça qui était au centre du
truc. On en a profité pour faire une représentation du texte dont la recette sera
donnée à Monsieur Trouillot, qui avec beaucoup de sens, va prendre cet argent et
acheter des livres qui sont au fond peut être les meilleures armes contre l’oubli
pour le centre culturel qui vient d’être détruit. Et donc il y a eu tout un truc autour
d’Haïti qui fait que le théâtre lui-même on l’a oublié. On l’a presque mis en danger
en voulant faire bien. Il y a une responsabilité qui est beaucoup plus large que
le simple succès public, financier, le danger qu’on lui a fait courir c’est que sur
Lyon, elle ne sera plus programmée et pendant longtemps. Je traîne derrière moi
72
cette culpabilité vis-à-vis de cette femme parce qu’on a mal…mal présenté. »
Ce témoignage montre bien comment concrètement les choix de programmation se font, de
la rencontre avec l’artiste à l’accueil. Il parle d’une artiste méconnue mais dont la sensibilité
à marqué les programmateurs des Célestins. L’équipe du théâtre est convaincue, le premier
stade est passé. La représentation et la réaction du public constituent le second stade. La
première d’un spectacle est toujours une étape importante pour celui qui a fait le choix de
présenter le spectacle. On retrouve dans ce témoignage les inquiétudes quant aux possibles
déceptions du public. C’est finalement l’évènement de sensibilisation avec l’auteur de la
pièce qui a décrédibilisé le spectacle lui-même. On voit ici toute l’ambigüité des actions de
communication. Leur rôle est de faire venir le public mais elles sont un intermédiaire entre
le public et l’artiste qui peut menacer la proposition artistique elle-même. Le théâtre a voulu
s’engager à la fois pour l’auteur de la pièce et le metteur en scène, mais n’a pas su les
mettre tous les deux en valeur. Lorsqu’un artiste est programmé, c’est pour lui une marque
de reconnaissance et d’ouverture professionnelle, cela ne doit pas être l’occasion de se
compromettre.
Chaque structure a ses enjeux propres et est ancrée dans un contexte territorial,
sociétal et économique. Prendre le risque de programmer la première pièce d’un metteur en
scène dans des théâtres tels que les Célestins ou le TNP est un moyen de compromettre
à jamais la carrière d’un artiste. Si le public n’adhère pas, la critique suivra et véhiculera
une mauvaise image aussi bien de l’artiste que du lieu qui l’aura accueilli. Le poids de la
responsabilité est donc un argument de taille pour limiter les risques.
La programmation est ainsi conditionnée par les deux composantes qui font vivre le
théâtre au moment de la représentation : les artistes et les spectateurs. Pour le public,
72
44
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
les choix de programmation doivent prendre en compte aussi bien le public habitué à
fréquenter la structure que les personnes susceptibles d’élargir ce premier cercle d’initiés.
Une proposition artistique trop radicale prend le double risque de décevoir le public et
de décrédibiliser l’artiste, elle engage donc directement la responsabilité du directeur
programmateur.
Une autre responsabilité, et pas des moindres, c’est celle qui engage les théâtres visà-vis des structures chargées de leur financement. Les financeurs font partie de la « chaîne
de coopération». Ils participent indirectement mais activement à la création artistique en
faisant le choix ou non de soutenir un artiste ou un lieu.
3. Partenaires financiers et respect des conventions :
quand le politique se mêle à l’artistique :
Les théâtres publics et privés sont subventionnés par des fonds publics octroyés par l’Etat
et les collectivités locales (ville, département, région). Chaque structure a un budget alloué
à la culture et est chargée de le répartir, de choisir à qui l’argent sera distribué. L’acteur
majeur en termes de soutien financier de la culture c’est la ville. Viennent ensuite l’Etat, le
département et la région.
Je vais étudier plus particulièrement le rôle de l’Etat dans le financement des théâtres
lyonnais. Ecoutons d’abord Howard Becker sur ce sujet :
« L’Etat influe sur le travail et la production des artistes en intervenant
directement dans leurs activités. Cette intervention peut prendre des formes
diverses : le soutien officiel, la censure ou la répression. Là, l’Etat défend
ses propres intérêts. Il prend des mesures destinées à servir les causes et
favoriser les activités que ses représentants jugent primordiales ou importantes
pour le salut et le bien public. Certes, ces actions, comme toutes les actions
73
gouvernementales, sont légitimées par une mise en avant de l’intérêt général ».
Les Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) sont le relais en région de l’Etat.
Ce sont des services déconcentrés de l’Etat placés sous l’autorité du préfet de région et
chargés d’appliquer au niveau local les politiques ministérielles. Anciennement appelées
Comité Régional des Affaires Culturelles, ces services prennent l’appellation DRAC en 1969
sous l’impulsion d’André Malraux. Un entretien avec Bertrand Munin, directeur adjoint de
la DRAC Rhône Alpes et ancien conseiller théâtre, m’a permis de mieux comprendre les
rouages de cette institution: ses missions, les enjeux qui lui sont propres, ses orientations
en termes de politique culturelle.
Il s’agira ensuite d’analyser quelles relations entretiennent chaque théâtre avec la
DRAC et les collectivités locales selon leur statut ou type de conventionnement.
a. DRAC et Spectacle Vivant
Les Missions de la DRAC
73
BECKER, Howard, les mondes de l’art, Editions Flammarion, 1988, p.192.
45
La Programmation au Théâtre
Afin de comprendre la façon dont la DRAC Rhône-Alpes soutient le spectacle vivant à Lyon,
je me focaliserai donc sur ses missions dans le domaine du théâtre. La DRAC s’occupe du
suivi administratif des institutions de l’Etat : les CDN (Centres Dramatiques Nationaux) et
les Scènes Nationales, deux des dix labels du Ministère de la Culture. L’Etat doit assumer
au minimum 50% des dépenses de fonctionnement des CDN et 30% pour les scènes
nationales. Outre les CDN et les Scènes Nationales, le statut « Scènes Conventionnées »
permet à certains lieux de disposer d’une aide de l’Etat. Le conseiller théâtre est chargé du
suivi de l’activité artistique de toutes ses structures : écoute, conseil, échanges sur le travail.
La DRAC aide donc des lieux mais aussi des compagnies indépendantes. Il y a deux
types d’aides pour les équipes artistiques : la convention triennale, pour des compagnies
qui ont obtenu un certain nombre de fois l’aide au projet, qui sont reconnues nationalement
dans les réseaux de diffusion et de production. Ce sont des aides importantes, le dispositif
existe depuis 99. Et puis les aides au projet qui sont sur un projet de création. Tous les ans
la DRAC reçoit une centaine de demandes, sur ces aides au projet. L’enveloppe budgétaire
dont elle dispose lui permet d’aider une quinzaine de compagnies.
Ainsi, la DRAC travaille avec trois types d’acteurs : les scènes labélisées, les scènes
conventionnées et les équipes artistiques (convention triennale ou aide au projet).
Le budget total pour le spectacle vivant en Rhône-Alpes s’élève à 35,9 millions d’euros
en 2011. Pourtant, seulement 5,42 millions sont versés aux compagnies indépendantes.
Le poids des institutions est énorme dans le budget. La DRAC aide avant tout des lieux
et notamment les lieux labélisés. A Lyon, l’Opéra et le TNP (Centre Dramatique National)
représentent à eux seuls 10 millions d’euros. Une telle politique est revendiquée par le
Ministère de la Culture et de la Communication qui, dans la directive nationale d’orientation
74
de 2001 , rappelle aux préfets la nécessité de « préserver les marges de manœuvre
des institutions » ; le soutien aux institutions labélisées doit être le fil rouge de l’action
des DRAC. La directive insiste aussi sur l’importance du dialogue avec les collectivités, le
renouvellement et l’émergence de nouvelles formes esthétiques tout en veillant à l’irrigation
du territoire.
D’où certaines critiques venues de plus petites institutions telles que le théâtre de
Givors : « D’accord on a besoin de ces grandes vitrines mais c’est pas normal que le
financement de l’opéra et des musiques dites classiques bouffe l’essentiel des financements
publics pour la culture. »
75
Il y a bien un déséquilibre dans la façon dont les lieux sont aidés.
Le dialogue avec les collectivités locales
La DRAC ne travaille pas seule. Les orientations ministérielles encouragent au
dialogue avec les collectivités locales afin que l’octroi des subventions s’harmonise
sur le territoire. La décentralisation a conduit à la redéfinition des rapports entre l’Etat
et les collectivités :
« L’époque ou le représentant de l’Etat était nimbé de l’absolue
vérité, c’est un peu terminé. Ca n’empêche pas de faire passer des choses, il faut le faire
76
différemment, c’est un des aspects intéressants du métier, c’est de la diplomatie. » Toutes
ces administrations, malgré les différentes politiques culturelles qu’elles peuvent
mener ont tout de même une similitude qu’elles peuvent mettre en avant pour mener
74
75
76
46
Directive Nationale d’Orientation du Ministère de la Culture et de la Communication, 23 septembre 2011, Bulletin officiel 202
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
une politique commune, c’est l’intérêt général. En invoquant cet argument elles font
concorder leurs intérêts. Pour chaque structure, les conventions pluriannuelles sont
cosignées par l’ensemble des partenaires qui apportent des moyens à la structure,
les missions sont partagées et assumées ensemble.
Les critères d’ octroi d’une subvention
Analysons maintenant les
critères que met en avant la DRAC pour justifier
l’allocation d’une subvention. Bertrand Munin évoque la nécessité de veiller à
l’équilibre des disciplines. Le champ théâtral est vaste et il convient d’aider aussi
bien le théâtre ‘pur’ que les arts de la rue, le cirque, les marionnettes, le théâtre
performance, contemporain aussi bien que le théâtre à la marge de la discipline alliant
danse, musique, arts numériques. L’ancien conseiller théâtre insiste sur l’absence
de goût personnel dans les choix des équipes et des lieux. En mettant en avant
l’intérêt général, l’équilibre territorial et des disciplines, il légitime les choix opérés et
reste dans un choix objectif. Autre nécessité évoquée dans la directive ministérielle :
le renouvellement des équipes aidées. La plupart des conflits naissent dans cette
situation là. Le critère du renouvellement permet à la DRAC de justifier le refus de
renouveler une subvention (convention ou aide au projet), mais il peut aussi être
au contraire une bonne raison pour refuser à de nouvelles équipes le droit d’entrer
dans le système de subvention de l’Etat. Bertrand Munin évoque les dilemmes qu’il
rencontre lorsqu’il s’agit de couper les financements d’une compagnie dont le travail
ne peut être remis en cause au seul titre qu’il faille aider de nouvelles équipes. Les
marges de manœuvre de la DRAC se situent à ce niveau là. Lorsque l’Etat cherche
à servir ses intérêts il peut invoquer un tel critère pour donner une légitimité à ses
choix.
Il est important de mesurer les conséquences que peuvent
avoir l’octroi ou
non d’une subvention. Lorsqu’une compagnie touche de l’argent de l’Etat, même si
c’est une aide au projet temporaire, la subvention a un rôle démultiplicateur. Bertrand
Munin qui, avant de travailler à la DRAC travaillait pour des compagnies témoigne :
« C’est plus facile pour une compagnie d’aller voir un lieu en disant ‘j’ai l’aide au
projet de la DRAC est-ce que vous pouvez voir le spectacle ?’ que ‘ j’ai pas été
aidé par la DRAC’. Malgré tout ça reste encore le label. C’est pas un label mais
c’est perçu comme ça. C’est le label rouge, viande de qualité. C’est marrant parce
que tout est dans ‘l’Etat sert plus à rien’, mais ça a quand même toujours cet
77
effet. »
La subvention permet aux compagnies d’acquérir une légitimité auprès des théâtres et
autres lieux de diffusion. Elle assure la qualité du travail et donne une reconnaissance à
la compagnie.
Du conseiller théâtre au comité d’experts
Passons à la façon dont concrètement se font les choix des lieux et des équipes que la
DRAC va aider. Le conseiller théâtre est seul à prendre la décision mais il travaille avec
un comité d’experts. Ce comité consultatif est constitué, non pas de fonctionnaires, mais
de professionnels qui sont appelés deux fois par an à donner leur avis sur la production
77
Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012
47
La Programmation au Théâtre
dramatique en Rhône-Alpes. Jean-Pierre Jourdain au TNP et Marc Lesage aux Célestins
en font partie. Ces professionnels sont donc invités à aller voir des spectacles. Ils donnent
généralement des avis favorables à une quarantaine de projets. Le rôle du conseiller est
d’exclure les projets pour n’en garder qu’une quinzaine. Jean-Pierre Jourdain me donne son
point de vue sur les avantages de ce comité d’experts :
« C’est quelque chose de très légitime, parce que si on était pas là, ça veut dire
qu’il y a qu’une seule personne dans le bureau qui décide qu’une compagnie
est très bien, qu’une autre est pas bien. Donc là nous sommes une quinzaine,
au moins on est consultés on peut aussi trouver choquant que des fois – vous
savez c’est pas parce que quelqu’un rate un spectacle qu’il faut que la compagnie
soit sanctionnée – Enfin voilà tout ça ce sont des conversations qu’on a et
qui colorent la position de la DRAC. Mais c’est pas nous qui choisissons la
78
subvention.»
Une fois de plus, l’aspect collectif de la prise de décision, même si le comité n’est que
consultatif, permet à l’Etat de donner du crédit à ses positions et à ses choix. De plus, même
si le conseiller théâtre a le statut de fonctionnaire, il a un profil de professionnel du théâtre.
Rappelons que Bertrand Munin à un doctorat d’Etudes Théâtrales et qu’il a travaillé en tant
qu’accompagnateur et dramaturge pour des compagnies. Son expérience universitaire et
professionnelle lui donne ainsi l’autorité suffisante pour que ses choix soient acceptés.
Désengagement de l’Etat ?
Il devient de plus en plus important pour une compagnie ou pour un lieu d’être aidé au regard
du désengagement de l’Etat. A ce sujet, le discours des professionnels est le même. Ce
mot revient sans cesse et nombreux sont ceux qui déplorent le fait qu’il soit de plus en plus
difficile d’être aidé ou alors que les crédits soient mal répartis. Confrontons les discours.
La position de Bertrand Munin est mitigée. On ne peut parler à proprement dit du
désengagement de l’Etat. Si l’on regarde les budgets, en valeur réelle, les crédits alloués au
spectacle vivant n’ont cessé d’augmenter, même faiblement. Il affirme ensuite qu’il faut bien
voir que ce plus de crédit est déjà contractualisé : 98% du budget est contractualisé sur des
engagements pluriannuels et en général toujours pour de grosses institutions. La marge
d’innovation et de réactivité est à 2%, d’où l’impression pour les compagnies et les petites
structures d’être mises à la marge. L’offre culturelle en Rhône-Alpes est forte, il est donc
difficile pour une compagnie d’obtenir une convention ou une aide structurelle après une
aide au projet. Bertrand Munin déplore l’effet de rigidité qui s’est créée avec les difficultés
de renouvellement des compagnies. Plus que le désengagement de l’Etat, le problème est
pour lui plus général :
« Le vrai problème c’est pas tellement le désengagement mais c’est plutôt que
l’on paye le résultat, la réussite d’une politique qui a poussé au développement,
qui a favorisé la création artistique et le « tout le monde est artiste » : puisque
c’est pas une profession réglementée, demain je peux décréter que je suis
metteur en scène internationalement reconnu. C’est une force de la France,
toutes les initiatives sont possibles mais en même temps on les a énormément
développées, les lieux sont très développés, il y a des théâtres partout mais
le budget n’a pas suivi comme il aurait du suivre. (…) Je crois que le monde
78
48
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
du spectacle vivant n’a pas encore intégré que pour l’instant les années de
79
développement sont terminées, effectivement on ne fait que stabiliser.»
Bertrand Munin a donc conscience que les budgets de l’Etat augmentent peu, voir se
stabilisent. Cet effet de stabilisation a des effets notoires. Dans les quatre théâtres où j’ai
été, les professionnels m’ont parlé de l’effet de perte de valeur des financements. Simon
Deletang témoigne :
« Les temps sont durs, nos subventions n’augmentent pas comme partout, elles
stagnent et comme le niveau de vie augmente, c’est un calcul idiot mais nos
charges augmentent aussi donc le disponible pour l’activité artistique se réduit.
L’année prochaine, le département fait des coupes partout (baisse générale), les
autres maintiennent. Stagnation aujourd’hui équivaut baisse, donc là on a su très
tard à quelle sauce on allait être mangé, du coup pour l’année prochaine on a
80
anticipé les baisses pour avoir une saison un peu a minima. »
b. Statuts et tutelles
Après avoir parlé de la DRAC et de ses missions, je tiens à faire un point sur les lieux aidés
à Lyon, avant d’en arriver à nos quatre théâtres. Cet état des lieux a été fait à partir du bilan
de la DRAC de 2010 disponible en ligne, il me permettra d’avoir une idée des montants
alloués à chaque lieu. Comme je le disais en présentant la DRAC, les principaux lieux aidés
sont les lieux labélisés. A Lyon et Villeurbanne, deux Centre Dramatiques Nationaux sont
présents : Le Théâtre Nouvelle Génération (861 700€ ) et le TNP (3 995 000€).
Puisqu’il n’y a pas de Scènes Nationales à Lyon, passons aux Scènes Conventionnées :
Théâtre de la Croix Rousse (474 000€), Théâtre de Givors (46 000€).
Une catégorie « Autres lieux » regroupe un nombre important de théâtres lyonnais
qui n’ont pas le statut « scènes conventionnées » mais touchent des crédits quasiment
équivalents : Les Subsistances (78 000€), Espace 44 (14 870€), Théâtre des clochards
célestes (19 870), Théâtre des marronniers (19 870€), Théâtre des Ateliers (364 300€),
Théâtre du Point du Jour (447 100€).
On constate d’emblée de forts écarts entre les crédits alloués au TNP – quasiment 4
millions d’euros – et ceux du théâtre de Givors (46 000€). Le théâtre des Célestins n’est
pas présent dans cette liste car c’est un théâtre municipal, les dépenses de fonctionnement
sont assumées par la ville.
Je vais analyser maintenant au cas par cas afin de rendre compte de la diversité des
situations et relations qu’entretiennent l’Etat et les collectivités avec les théâtres qu’ils aident.
TNP : Centre National Dramatique
Parler du TNP et de ses relations avec l’Etat, c’est faire l’état d’une bonne entente.
Le TNP est un Centre Dramatique National. Les CDN sont définis depuis le contrat de
décentralisation de 1972. Leur objectif est d’élargir l’accès à la création théâtrale. Ce sont
des théâtres dirigés par un ou plusieurs artistes, nommés par le ministre de la culture en
concertation avec les collectivités locales du territoire d’implantation du CDN. Ce label d’Etat
79
Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012
80
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
49
La Programmation au Théâtre
a participé à la reconnaissance du travail d’un certains nombre de metteurs en scène et
de comédiens ayant marqué le paysage théâtral français. Le cahier des charges d’un CDN
est le suivant. Ses missions s’organisent autour de plusieurs axes : la création artistique,
l’accueil en résidence, la diffusion des œuvres, la création d’un répertoire, l’éducation et la
formation artistique. En termes de répertoire, ils doivent faire vivre les œuvres du patrimoine
tout en travaillant à l’émergence de nouveaux textes contemporains. Les CDN se doivent
d’être des lieux de référence sur leur territoire, de participer à la diversification des publics.
Ainsi un directeur de CDN assume des responsabilités artistiques, professionnelles et
territoriales (envers le public).
En termes de statut juridique, le TNP est une SARL. Guillaume Cancade, administrateur
général au TNP, résume en ces deux mots les avantages du statut CDN : il est
responsabilisant et libre. Les CDN ont été créés dans le cadre de la décentralisation, ils
sont donc des établissements relativement indépendants par rapport à l’Etat contrairement
aux établissements publics sous tutelle. A l’origine, le TNP était un Théâtre National. A
l’occasion du transfert du TNP à Villeurbanne en 1972, le théâtre est devenu un CDN. C’est
sous l’impulsion de Roger Planchon que ce statut a été obtenu. Il savait qu’un artiste à
la tête d’un CDN avait plus de marges de manœuvre en termes de création que dans un
Théâtre National. Selon Guillaume Cancade, c’est cette indépendance du théâtre qui lui
a donné plus de facilités pour négocier l’augmentation des crédits du fait de la rénovation
et de la complète refondation du théâtre. En effet la DRAC a conclu avec le TNP une
nouvelle convention triennale qui a fait passer ces crédits de 3 995 000€ à 4 500 000€.
Cette augmentation notoire semble inédite en ces temps de désengagement de l’Etat. Au
TNP elle semble justifiée. Selon Guillaume Cancade, il aurait été inconcevable de rénover
tout le théâtre sans lui donner les moyens nécessaires pour fonctionner. De plus, cette
augmentation n’est pas venue de nulle part, les négociations ont duré sept ans.
La DRAC, en acceptant de soutenir davantage le TNP, n’a fait qu’accroitre les
déséquilibres en matière de financement. Les professionnels s’inquiètent que la forte
augmentation budgétaire consentie à une grande institution mette à mal le tissu théâtral de la
région. Le directeur de la DRAC refuse de tels discours en affirmant que la convention signée
impose au TNP les principes de partage de l’outil (prêt de lieu de répétition, coproduction)
81
et d’accompagnement aux artistes et compagnies émergentes implantées sur le territoire.
Selon lui, la refondation du théâtre et l’augmentation budgétaire auront des répercussions
indirectes sur les lieux et compagnies de la région du fait de ces principes…En réalité,
rien n’est directement imposé au théâtre pour faire respecter ses principes. Une clause de
la convention stipule qu’un quart des productions doit être consacré à des projets portés
par d’autres metteurs en scène que le directeur, mais ce quota n’impose pas le choix d’un
metteur en scène implanté sur le territoire. Cette hausse des subventions accordées au
TNP satisfait avant tout le théâtre lui-même.
Le suivi des activités du TNP se fait par le biais des comités de suivi CDN. Cependant,
comme je le disais, le statut SARL donne une certaine indépendance au théâtre, la DRAC
n’est pas membre du Conseil d’Administration comme dans une scène nationale. Une fois
que le directeur et son projet artistique ont été acceptés, celui-ci dispose d’une certaine
liberté vis-à-vis de l’Etat.
Prenons maintenant un contre exemple avec le théâtre de Givors qui a perdu son statut
de scène conventionnée après l’arrivée d’Yves Neff à la direction du théâtre en 2011, se
voyant couper tout financement de l’Etat…
81
50
Article Libération, 8 novembre 2011, Anne-Caroline Jambaud
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
Théâtre de Givors : Scène conventionnée
Le réseau des scènes conventionnées, au même titre que les CDN, résulte de la
décentralisation théâtrale. Institutionnalisé en 1999, ce statut s’adresse à des lieux de
diffusion et de création qui peuvent convoquer l’ensemble du champ disciplinaire (théâtre,
cirque, danse, etc). L’éligibilité tient au projet artistique porté par le théâtre, à son ancrage
sur le territoire. La subvention consentie s’élève à 10% des dépenses de fonctionnement
de la structure. Une fois que la convention est signée, le directeur est indépendant dans la
gestion du lieu (administration et choix artistiques). Par contre l’engagement envers l’Etat est
triennal et doit donc être reconduit tous les trois ans. Cette limite temporelle de la convention
laisse à l’Etat certaines marges de manœuvre et instaure une dépendance des lieux visà-vis de la DRAC qui doivent veiller à ce que la convention soit bien renouvelée. Autre
particularité, la convention est nominative, elle est liée au projet porté par le directeur du
théâtre. Lorsqu’Yves Neff a pris la direction du théâtre, il a fallu la renouveler et pour des
raisons que je vais expliquer, la DRAC n’a pas reconduit la convention, privant le théâtre
de subventions.
Ce déconventionnement est dù à la façon dont Yves Neff a été nommé. Je parlais plus
haut de dialogue entre l’Etat et les collectivités locales. La nomination d’un directeur, selon
la procédure régulière, doit se faire avec concertation de tous les partenaires : Etat, région,
département, ville. Pour le théâtre de Givors, la ville a décidé seule du choix du nouveau
directeur, elle n’a pas organisé de concertation. Ecoutons le point de vue de Bertrand Munin
à la DRAC :
« Pour la ville de Givors on avait une directrice avec laquelle la convention était
valide encore 1 an au moment où la ville de Givors a décidé de casser le contrat,
sans nous en parler, sans en parler à la région qui était aussi partenaire, décide
de recruter un directeur sans nous en parler et vient nous voir après en nous
disant ‘voilà le directeur c’est Monsieur Yves Neff, il suffit de remplacer son nom
et d’attribuer la même subvention’. Donc là on se dit ‘ça se passe pas comme
ça’. Soit on est partenaire d’un projet et d’un lieu et on l’est tout le temps, c’est
pas un guichet. Et en l’occurrence on n’aurait pas recruté ce directeur sur ce
projet particulier, je ne le condamne pas ni dans sa vie artistique, ni dans sa
vie personnelle, mais je trouve que là on aurait cherché un autre directeur. Ca
s’est pas très bien passé. Ce qui est malheureux parce que Givors était l’une
des premières scènes conventionnées en France, en 2000, c’est la première qui
avait été signée. Et puis Givors n’est pas une ville qui roule sur l’or, en difficultés
sociales et économiques, c’est important que l’Etat puisse apporter une aide
publique de la culture. On a essayé de maintenir une aide pour ne pas pénaliser
les habitants de Givors. Voilà de temps en temps il faut aussi montrer qu’il y a
82
des règles. »
Le discours de Bertrand Munin montre bien la position de l’Etat vis-à-vis des collectivités
locales. La décentralisation n’a pas complètement mis fin à la suprématie de l’Etat, ou en
tous cas n’a pas entravé son pouvoir de sanction. Car ce déconventionnement du théâtre
de Givors est une sanction indirecte de la ville de Givors. La ville est le financeur principal
du théâtre. Pourtant la DRAC n’a pas apprécié le fait qu’elle prenne la liberté de nommer
seule le directeur du théâtre et a tenu à rappeler son pouvoir d’autorité. Bertrand Munin,
pour justifier la décision de la DRAC, affirme qu’elle ne tient ni à la personne ni au travail du
82
Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012
51
La Programmation au Théâtre
directeur. Yves Neff lui, affirme avoir été pris en otage. La DRAC a prétexté que son projet
artistique n’était pas suffisamment clair. On voit bien que cette situation est politique. L’octroi
d’une subvention tient aux bonnes relations entre partenaires. Chacun ayant ses intérêts,
il s’agit de les faire concorder. C’est ce qui s’est passé au TNP, mais pas à Givors. La ville
voulait mettre un artiste à la tête du théâtre, la DRAC ne le souhaitait pas particulièrement.
Bertrand Munin déplore les difficultés économiques de la ville de Givors, pourtant l’affront
que lui a mené la ville en prenant seule une décision a été plus fort et l’Etat a rappelé son
autorité en faisant le choix du déconventionnement.
Le montant de la subvention s’élevait en 2010 à 46 000€. Cette somme ne représente
pas grand-chose dans le budget total de la DRAC (40 millions d’euros). Nous avons
compris que le déconventionnement était un acte symbolique et politique plus que financier.
Cependant les conséquences pour le théâtre de Givors ont été toutes autres dans une petite
structure où même une petite aide est significative. L’arrivée d’Yves Neff à la direction a
donc été difficile, d’autant plus que l’aide a été coupée avant même qu’il ne soit en charge
de la programmation :
« Ce qui est inadmissiblec’est qu’ils ont arrêté le financement dès 2011, à mon
arrivée sur une programmation qui avait été faite par l’ancienne directrice. C'està-dire qu’on s’est retrouvés dans une situation où on devait financer des activités
qui avaient été contractualisées par l’équipe précédente mais c’est la compagnie
qui a payé en définitive. C’est fondamentalement malhonnête, qu’ils arrêtent de
financer le projet suivant c’est leur choix que je peux comprendre, mais ils ont
83
déconventionné sur ce qui était en cours. »
Les choix de programmation on été influencés par ces contraintes financières :
« Naturellement je me suis tourné vers des personnes que je connaissais,
des équipes avec qui j’avais une histoire commune importante, en partie qui
ont accepté de jouer le jeu de cette première année de programmation. Des
gens assez proches de la compagnie sont venus nous aider à construire cette
84
programmation avec 20% de financements publics en moins. »
Toutes les compagnies accueillies cette année sont des connaissances du directeur. La
pression financière encourage au repli sur son réseau de contacts et réaffirme le rôle des
affinités dans la mise en place de la programmation. Il est difficile de savoir si avec des
financements supplémentaires, Yves Neff aurait vraiment cherché à découvrir de nouvelles
équipes, mais il est certain qu’arriver à la direction d’un théâtre sans expérience et avec
une baisse drastique du budget n’a pas aidé. Le théâtre ne peut faire de longues séries,
les spectacles ne sont joués qu’une seule fois, seules les représentations scolaires peuvent
avoir lieu trois ou quatre fois de suite. La contrainte financière limite l’exercice même de la
profession de programmateur qui est de voir des spectacles. Yves Neff n’a ni le temps, ni
les moyens de se déplacer en France ou à l’étranger: « on eu de tels problème à gérer cette
85
première année, j’ai vu très peu de spectacles. »
Afin de pallier ce manque de fonds,
Yves Neff a cherché d’autres sources de financement, notamment européens. Il est aussi
en train de développer le mécénat d’entreprise pour diversifier les sources de financement.
83
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
84
Ibid.
85
52
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
Ces deux exemples nous permettent de voir à quel point l’octroi ou non d’une
subvention par l’Etat influence directement la gestion d’un théâtre et les choix en matière
de programmation. Le théâtre des Ateliers est lui aussi subventionné par l’Etat, ce n’est pas
une scène conventionnée, il fait partie de la catégorie « autres lieux » dans le référencement
de la DRAC. C’est un des théâtres qui, comme le point du jour à Lyon, a trouvé sa place
dans le paysage culturel lyonnais et touche des subventions de fonctionnement fixes.
Autre acteur majeur dans le financement de la vie théâtrale, la ville de Lyon. Analysons
les relations qu’elle entretient avec les Célestins, le théâtre municipal.
Les Célestins : Théâtre Municipal
Les Célestins sont en régie directe par rapport à la ville de Lyon, c'est-à-dire que c’est un
service de la ville comme les autres avec des agents de la ville qui y travaillent. Cependant
le budget du théâtre est annexe, ce qui lui donne une certaine autonomie. Le changement
de direction en 2000 a donné lieu à une complète redéfinition des missions du théâtre.
Dans son discours en 1999, Raymond Barre, à l’époque maire de Lyon, a définit les trois
exigences qui ont servi de base à la nouvelle organisation du théâtre :
-La nécessité de rayonner sur l’ensemble de l’agglomération : « une obligation
de démocratisation, une obligation de rajeunissement, une obligation d’identification de
public qui pourrait être empêché pour toutes raisons : culturelles, sociales, financières et
géographiques. »
86
-La parité maison d’accueil/maison de production.
-La double direction : elle fait la singularité du statut. En termes de nomination, la
mairie a intégré à son jury des professionnels du monde théâtral (Faivre D’Arcier, directeur
du festival d’Avignon à l’époque). Le principe d’égalité réside entre les deux membres de
87
la codirection : « deux directeurs responsables ensemble et solidairement. » Ce statut
assure à la tête du théâtre une double compétence. Comme le théâtre est considéré dès
lors comme une maison de création, il faut mettre un artiste à la tête de l’institution (Claudia
Stavisky, directrice, metteuse en scène) associé à une personne dotée de compétences de
manager, de gestionnaire. Patrick Penot a été retenu pour de telles compétences. « On voit
bien ce qui se profile. Elle est metteur en scène moi non plus. »
88
En mettant un artiste à la tête de la codirection, la ville a fait du théâtre municipal un
lieu similaire à un CDN, c'est-à-dire un lieu de création avec un artiste directeur (comme
au TNP, Christian Schiaretti directeur metteur en scène). Mais aux Célestins, l’artistique et
la gestion sont sur le même plan puisque la codirection est égalitaire et solidaire : si l’un
décide de partir, le duo doit être renouvelé.
C’est donc le maire de Lyon qui a posé les bases de la réorganisation des Célestins en
fixant les grandes orientations en matière de diversification des publics et de soutien à la
création. Cependant, après la nomination des directeurs, la ville n’a pas de droit de regard
sur la programmation :
« En termes de programmation, personne ne met son nez au niveau politique, ça
c’est un principe qui devrait être intangible, qui ne l’est pas sur tout le territoire,
86
87
88
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
Ibid.
Ibid
53
La Programmation au Théâtre
qui en tous cas à Lyon est tout à fait clair. Il y a absolument jamais la moindre
89
pression, tentative d’influencer le choix de tel ou tel spectacle.»
4. Budgets et moyens financiers des théâtres
Des exigences des financeurs aux subventions, on en vient aux budgets annuels. On
imagine facilement les disparités qui existent en matière de budget entre le théâtre de Givors
et le TNP. Il s’agit ici de voir quelles perspectives de bons moyens financiers offrent en
termes de personnel et de marges de manœuvre sur l’activité artistique.
Les tableaux suivants exposent les budgets respectifs des Célestins et du TNP. Ces
deux théâtres ont des dépenses similaires. Ce sont de grosses structures avec plus de
cinquante salariés permanents, un budget total entre huit et dix millions d’euros par an. Les
théâtres assurent en moyenne 25% des dépenses en s’autofinançant (vente de spectacle
et billetterie). Une différence notoire c’est la marge artistique qui au TNP est quatre fois plus
élevée qu’aux Célestins (2.2 M€ contre 600 000€). Ce surplus financier permet une marge
d’erreur dans le budget artistique et assure une certaine souplesse du budget.
Si ces deux théâtres ne justifient pas de la même façon leurs choix artistiques, les
prix moyens des spectacles qu’ils proposent sont relativement similaires, ils peuvent faire
de longues séries, accueillir des spectacles internationaux et des artistes renommés. Les
équipements dont ils disposent (technique, deux salles de spectacles, petit ou grand
plateau), surtout au TNP depuis les travaux, leur permet de s’adapter à tous types de
spectacles.
LES CELESTINS
Ressources propres: 26%
Billetterie
Vente spectacles
Dépenses
2.2 M€
800 000 €
Subventions: 74%
Ville de Lyon crédits fonctionnement
Etat, Région, Département, ONDA,
etc
4.4M€
1 M€
Charges fixes de fonctionnement
Activité artistique
Marge artistique
4.2 M€
4 M€
200 000 €
Budget total
8.4 M€
89
54
Ibid
Recettes
8.4 M€
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
THEATRE NATIONAL POPULAIRE
Ressources propres: 23%
Billetterie
Vente spectacles
Dépenses
Recettes
1.3 M€
900 000 €
Subventions: 77%
DRAC crédits fonctionnement
Collectivités
4.5 M€
2.5 M€
Charges fixes fonctionnement
Activité artistique
Marge artistique
4.5 M€
3.3 M€
2.2 M€
Budget total
10 M€
10 M€
Le prix d’un spectacle est un critère essentiel dans un choix de programmation. Pour
donner un ordre de grandeur, les Célestins se sont fixés 14 000€ comme prix moyen
maximum pour un spectacle. Aux Ateliers, le prix moyen pour un spectacle est situé entre
3000 et 4000€ si le spectacle est joué cinq fois. Avec une telle limite de prix, Simon Deletang
ne peut pas accueillir des spectacles avec plus de six comédiens sur scène, car plus ils
sont nombreux, plus les coûts augmentent (défraiements et salaires). Le tableau ci-dessous
présente le budget du théâtre. Les dépenses annuelles s’élèvent à 1.2 millions d’euros. Le
théâtre est dépendant à 84% des financements publics.
THEATRE LES ATELIERS
Ressources propres : 16%
Billetterie
Dépenses
200 000 €
Subventions: 84%
Financements publics: Etat, région,
département, ville
Budget total
Recettes
1 M€
1.2 M€
1.2 M€
Plus la série est longue, plus le coût d’un spectacle baisse, c’est pourquoi le TNP et
les Célestins peuvent négocier des prix très avantageux s’ils proposent des séries de plus
d’une semaine. Ce n’est pas le cas au théâtre de Givors où la plupart des spectacles ne
sont joués qu’une seule fois. Ainsi le prix moyen varie entre 3000 et 4000€.
N’ayant pas réussi à récolter les informations nécessaires sur le budget du théâtre de
Givors, je ne pourrai pas le présenter. Les données exposées ci-dessus sont celles dont
m’ont fait part de tête les personnes interrogées. Je n’ai pas eu accès aux comptes de
chaque théâtre, ces chiffres sont approximatifs mais ils nous permettent de constater les
écarts entre théâtres.
Les différences de budget conditionnent les prix moyens des spectacles ainsi que leur
nombre. Aux Ateliers Simon Deletang, en plus des productions du théâtre, ne pourra faire
55
La Programmation au Théâtre
que cinq accueils la saison prochaine, alors que les Célestins, en dehors des créations de
Claudia Stavisky ont accueilli vingt-huit spectacles cette année.
La programmation est le résultat d’ajustements à toutes ces contraintes financières, la
responsabilité envers le public, les artistes et les autres partenaires. Une dernière contrainte
tient au travail au quotidien du programmateur et aux exigences que ce métier impose. Le
métier de programmateur, c’est avant tout aller voir des spectacles, rencontrer les équipes
artistiques et suivre leur travail. Les personnes que j’ai interrogées m’ont fait part de l’intérêt
avec lequel elles le faisaient mais m’ont aussi parlé des inconvénients due à cette activité.
5. Les exigences et les contraintes pratiques liées au
métier de programmateur :
« On s’ennuie quand même beaucoup au théâtre, c’est un art qui peut-être
vraiment ennuyeux, d’autant plus qu’on n’a pas toujours le courage de partir. Par
90
contre lorsque c’est extraordinaire, on s’en souvient toute sa vie. »
A l’exception du théâtre de Givors, tous les programmateurs/directeurs rencontrés affirment
aller voir trois à cinq spectacles par semaine. Cette activité s’ajoute au travail en journée
au théâtre. « Travailler dans un théâtre c’est sortir des schémas 35h, c’est évident (…)
et c’est pas seulement voir des spectacles, c’est rencontrer d’autres théâtres, d’autres
91
directeurs, d’autres metteurs en scène. » Bertrand Munin, qui voyait en moyenne 250 à 300
spectacles par an lorsqu’il était conseiller théâtre à la DRAC, affirme que c’est un minimum
pour suivre l’activité artistique de toute une région. La journée type d’un programmateur
se partage entre la journée au bureau et le soir au théâtre. Il faut aussi compter les
déplacements, le temps de discussion avec les artistes après le spectacle. Simon Deletang
évoque ses désillusions quant au métier de programmateur : « Moi avant mon rêve c’était
d’être programmateur, de voir des spectacles. En même temps quand on le fait on se
rend compte que c’est pas si cool que ça, voilà c’est quand même crevant d’être un soir à
Strasbourg, le lendemain à Paris puis revenir à Lyon. Du coup c’est lié, ce métier je le fais
tout en étant metteur en scène et donc c’est même mieux que d’être juste programmateur.
92
»
Le dilemme est alors posé. Comment discerner au mieux la valeur artistique et
esthétique d’un spectacle lorsque le fait même d’aller voir des spectacles devient pour
certains programmateurs une contrainte ? Au vue des conditions intenses de travail de
certains programmateurs – la fatigue, les aléas du quotidien - il semble parfois difficile de
juger au mieux. Ils témoignent eux-mêmes :
« Au bout d’un moment c’est très difficile d’être surpris et d’être ému par un
spectacle moi j’en vois cinq par semaine, en moyenne. (…) Ce qui est peutêtre un peu négatif à force c’est que évidemment nos critères d’exigence sont
devenus extrêmement élevés par endroits parce que voilà on se laisse plus
surprendre, on a du mal à être un simple spectateur, et de regarder, d’être
90
91
92
56
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements
complètement émerveillé, ça arrive très très rarement, très rarement aujourd’hui,
on va trouver plein de spectacles formidables mais être vraiment émerveillé
par un spectacle, ça arrive une fois, deux fois par an et c’est vraiment un grand
93
maximum, tout en en voyant cinq par semaine. »
Les facteurs susceptibles d’influencer le jugement des programmateurs au moment où ils
voient un spectacle sont nombreux : la fatigue, la lassitude, le fait de connaître la compagnie
ou non (jeu des préjugés), etc. Tant d’éléments qui altèrent le regard qu’ils peuvent porter
sur l’œuvre et peuvent jouer en la défaveur de certaines compagnies.
La situation est toute autre pour les compagnies dont les programmateurs ne peuvent
même pas venir voir le travail. Car malgré l’intensité des conditions de travail de certains
programmateurs, ils ne sont pas en mesure de voir tous les spectacles qu’on leur propose
ou qu’ils souhaiteraient voir. Il y a un vrai phénomène d’entonnoir qui s’est mis en place
entre le nombre de spectacles disponibles et les choix opérés par les lieux. Par exemple aux
Célestins, Marc Lesage reçoit en moyenne quarante à cinquante propositions de spectacles
par jour. Il aimerait en voir dix ou vingt mais ne peut en choisir qu’un. A l’année il voit environ
250 à 300 spectacles pour finalement n’en retenir qu’une quinzaine…Les programmateurs,
d’autant plus si la structure est grande, sont constamment sollicités.
De plus, il existe une autre contrainte très pratique qui limite certains choix : les
calendriers et la disponibilité des compagnies.
« Donc vous choisissez et puis après il y a le problème de calendrier, c’est libre
c’est pas libre, les problèmes d’argent, de contingence, les spectacles qu’on
veut, là j’ai un spectacle que je voudrais fortement pour la saison prochaine, et
je crois que je pourrais pas. […] J’en ai plein comme ça, entre janvier et juin, j’ai
trois spectacles qui ne cessent de tourner. Les choix se transforment, de l’autre
côté il y a des gens qui sont plus libres. Il y a un spectacle que je voulais et tout
avec un acteur étranger, on lui a proposé un film donc il a accepté le film, donc
le seul mois où je pouvais le prendre il ne peut plus. […]C’est pas toujours facile
parce que ce sont des gens qu’on aime bien et puis une année c’est vite passé,
après il a d’autres projets, moi j’ai aussi d’autres projets que j’ai commencé, avec
Fellag, je suis arrivé dans la maison il y a cinq ans, on a diné ensemble pour faire
quelque chose, on y arrive là ! (rires), parce que c’est lui c’est nous, lui il avait
un film qu’il voulait absolument faire, après nous on était plus libres enfin bref
et on a très envie de travailler ensemble, qu’est-ce que ça serait si on avait pas
envie, nous on a aussi beaucoup de choses, c’est pas si facile que ça d’ajuster
des calendriers, c’est vraiment pas extensible. Voilà ca paraît bête mais il y a un
94
côté poker ! »
Le calendrier est une donnée importante, il peut exclure définitivement un spectacle
alors que celui-ci rassemblait toutes les conditions pour faire partie de la programmation
(artistiques, financières, techniques, etc). C’est certainement l’une des contraintes les plus
frustrantes.
93
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
94
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
57
La Programmation au Théâtre
Conclusion de la partie 2
Avec tous ces mécanismes à l’œuvre, le travail programmation devient un véritable travail
d’assemblage et de dosage. Patrick Penot la définit comme un travail de marqueterie :
« On va discuter et tout va dépendre de l’assemblage, c’est comme de la
marqueterie, il y a un moment on va peut être avoir 3 bons spectacles et on
va peut-être en sacrifier un parce que l’équilibre, le déroulé ne permettra pas
l’alternance, qui est obligatoirement rafraîchissante de ce qui peut être un grand
texte, un grand acteur, un grand metteur scène, une comédie, du théâtre plus
95
visuel ou un théâtre étranger sur titré, il faut qu’il y ait de la diversité. »
Des quatre théâtres dans lesquels je suis allée, généralistes ou spécialisés, les
programmateurs semblent conscients de la nécessité d’assurer une certaine diversité des
formes dramaturgiques. Malgré le goût que certains peuvent avoir pour un certain type
de spectacles, tous pratiquent l’alternance, la politique de panachage. Un mot semble
essentiel : l’équilibre des spectacles les uns par rapport aux autres.
Maintenant que j’ai considéré les différents enjeux liés à la mise sur pied d’une
programmation, j’aimerais voir quelles sont les marges de manœuvre des quatre théâtres.
Comment s’adaptent-ils aux logiques de restrictions budgétaires ? Comment font-ils pour
innover artistiquement, défendre des projets qui ne permettent pas d’assurer l’équilibre
financier de la structure ? Quels risques prennent-ils par rapport au public habituel de
leur théâtre ? En un mot, est-ce-que ces théâtres se donnent les moyens de sortir des
conventions et des réseaux tracés du monde théâtral ?
95
58
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
PARTIE 3 : Innovation et prises de risques
PARTIE 3 : Innovation et prises de
risques
Les théâtres que j’ai choisi d’analyser sont des structures établies institutionnellement. Ils
disposent de réseaux de diffusion, sont ancrés sur le territoire lyonnais et sont reconnus,
chacun à leur niveau, par les professionnels du champ théâtral (équipes artistiques et
partenaires financiers). On peut se demander alors en quoi de tels lieux sont concernés par
la prise de risque.
Tous sont d’abord concernés par des changements récents : l’arrivée d’un nouveau
directeur à Givors et le déconventionnement de la DRAC, la complète rénovation du TNP
et la hausse de ses crédits, la prise en main seul par Simon Deletang de la direction des
Ateliers, le travail de fond entrepris aux Célestins depuis 2000. Chacun de ces théâtres a vu
ses marges de manœuvre diminuer ou au contraire augmenter. Comment cela se traduit-il
concrètement en termes de prises d’initiatives et d’innovation ?
Tout d’abord, pour des théâtres tels que les Célestins et le Théâtre National Populaire,
il faut savoir que les saisons sont bouclées plus d’un an à l’avance. C'est-à-dire qu’en février
2012, la saison 2012-2013 est faite et Jean-Pierre Jourdain est déjà en train de travailler
sur la saison 2013-2014. Marc Lesage aux Célestins peut prévoir une programmation entre
douze et vingt-quatre mois à l’avance. Lors de notre entretien en février 2012, il était déjà en
train de travailler sur 2013-2014. Ainsi les programmateurs prévoient plus d’un an voir deux
ans à l’avance quels spectacles seront accueillis. Avec de telles perspectives, la plupart des
spectacles ne sont pas créés. Les choix reposent alors sur le projet d’un metteur en scène,
d’une compagnie. Ces théâtres prennent des risques dans la mesure où leur choix est un
pari sur l’avenir, sur un artiste auquel ils font confiance mais dont le spectacle n’est pas
monté. Cela concerne en général la moitié des spectacles accueillis. Travailler en amont
peut amener de belles surprises comme de grosses déceptions. Ecoutons Marc Lesage
aux Célestins à ce propos :
« La fidélité artistique, ça nous conduit à faire confiance à un artiste, comment
dire, de faire un coup de poker, lui dire on met tant, c’est à nos risques et
périls, tant pis si ça sera nul, ça fait partie du risque du métier, c'est-à-dire que
parfois on a des spectacles qui sont moins bons mais on ne peut pas le savoir
avant, on a misé sur un artiste qu’on connait, dont on a vu le travail, qui a un
projet on le soutient sur ce projet mais on peut être très déçus sur ce projet, ça
96
malheureusement ce sont des choses qui arrivent. »
En parlant de déceptions, Marc Lesage me confie les erreurs de la programmation
de la saison en cours aux Célestins. Il affirme avoir été surtout déçu artistiquement parlant,
notamment par le metteur en scène Dam Jammet avec le spectacle Ubu Enchaîné . Mais
s urtout, il me confie sa déception vis-à-vis de la trilogie de Wajdi Mouawad, artiste dont
la fidélité artistique dure depuis plus de cinq ans.
96
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
59
La Programmation au Théâtre
« La distribution est pas bonne, artistiquement c’était très faible, ça fait partie
des déceptions. Wajdi, ça fait des années qu’il a des fidélités avec ce lieu c’est
le genre de questions qu’on se pose pas, on accompagne voilà et encore quand
on sait ce qu’il va y avoir c’est pire parce qu’on l’a vu à Bordeaux en juin donc
on savait que c’était trop tard, on l’avait déjà inscrit dans la plaquette, on savait
que ça serait là et la première c’était encore largement pire que ce qu’on a vu ici.
C’était épouvantable, c’était mal joué ou mal dirigé, mal mis en scène, tout était
vraiment très catastrophique. Voilà, je pense que c’est un auteur, un très bon
97
auteur mais je crois pas que ce soit un metteur en scène. »
La fidélité artistique a ses risques mais un spectacle raté ne doit pas être l’occasion de la
rompre. Un projet artistique s’accompagne sur le long terme, les artistes ont besoin de lieux
qui les soutiennent même s’ils font des erreurs de parcours.
Au théâtre de Givors, la philosophie est toute autre. Yves Neff refuse de prévoir sa
programmation autant en avance : « on ne peut demander aux artistes ce qu’ils auront envie
98
de raconter dans deux ou trois ans, c’est complètement fou. »
C’est pourquoi il privilégie
les choix de dernière minute, opération qui ne comporte pas moins de risques :
« Par exemple sur des spectacles, ça m’arrive de terminer l’écriture deux
jours avant la première, les comédiens pourront en témoigner. (…)Les gens
avec qui je travaille ont du mal à monter les prod. parce qu’ils n’ont pas les
informations nécessaires. Des fois c’est arrivé que sur certains projets, le fait que
la scénographie prenne telle forme ou une autre, le fait qu’il y ait de la vidéo, ca
apparait des fois très très tard, donc les gens qui me connaissent bien on pris
l’habitude d’avoir des marges pour essayer d’avoir l’assurance que le nombre
de comédiens soit fixe mais c’est un peu difficile de se fixer des limites. Par
contre c’est très simple, des fois on monte une pièce déjà écrite, il y a tant de
personnages et c’est comme ça tac tac, ça va très vite. »
Considérons pour chaque théâtre les exemples d’innovations et de prises de risque, tout en
essayant de distinguer l’innovation réelle du discours sur l’innovation.
1. Le Théâtre de Givors, un théâtre pour les artistes
comme lieu d’expérimentation : le projet Ca déraille
sur Rhône et autres expériences
« Partout où il existe un monde de l’art, c’est lui qui délimite les frontières de l’art
99
recevable. » « Si l’on prend l’ensemble des personnes qui travaillent dans un
milieu donné, indépendamment de l’étiquette que leur donne le monde de l’art,
on trouve un éventail de situations qui va de la dépendance totale à l’égard du
97
Ibid.
98
99
60
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Editions Flammarion, Paris, 2010, p.236
PARTIE 3 : Innovation et prises de risques
monde de l’art et ses rouages jusqu’à la marginalité des gens dont les œuvres ne
100
correspondent pas aux façons de faire normales. »
Les mondes de l’art sont faits de ce qu’Howard Becker appelle des professionnels intégrés et
des artistes francs tireurs. Sa distinction repose sur la façon dont ces personnes participent
au monde de l’art, de quelle manière elles respectent les conventions, les règles tacites du
monde professionnel. Le professionnel intégré à un monde de l’art en connait les codes, les
usages. Il s’intègre parfaitement dans les chaînes de coopération qui unissent partenaires
financiers, publics, artistes et partenaires culturels. Ces professionnels intégrés sont ce que
Becker appelle des artistes compétents, leur production est convenable, de qualité et répond
aux attentes de chacun. Mais ils ne sont pas ce que le monde de l’art place au sommet de
la hiérarchie artistique, des grands artistes, dont l’originalité et le talent en font des êtres
d’exception. Ce sont les grands artistes qui peuvent accéder à l’excellence artistique.
L’intégration à un monde de l’art a ses avantages. Elle facilite la création et sa diffusion,
chacun coopérant en utilisant le même langage, en faisant les compromis nécessaires au
bon fonctionnement de la machine. Les francs tireurs, au contraire, sont ces artistes qui ont
décidé de rejeter à la fois les avantages et les contraintes de ces réseaux d’intégration. En
refusant par exemple les financements de tel ou tel organisme public ou privé, ils préservent
leur espace de création, libre des pressions externes que pourraient exercer les financeurs.
Becker spécifie bien que ces artistes francs tireurs ont souvent appartenu au monde
de l’art mais qu’ils décident à un moment d’en sortir pour ne plus subir ses contraintes. De
plus, ils transgressent certaines conventions seulement et respectent la plupart des autres.
C’est pourquoi il est difficile de distinguer la différence entre un professionnel intégré qui
innove et donc transgresse certaines conventions et un artiste franc tireur.
Si l’on revient au théâtre de Givors et à son directeur Yves Neff, je dirais que le simple
fait d’être directeur d’un théâtre fait de lui un professionnel intégré. Cependant, ce nouveau
directeur a été rejeté par une partie du monde de l’art : l’Etat qui n’a pas hésité à retirer au
théâtre son statut de scène conventionnée. Ce rejet par une partie de la profession place
Yves Neff dans une situation de franc tireur, non pas pour l’originalité des œuvres qu’il
propose (je ne me permettrais pas d’en juger), mais pour la façon dont il travaille, dont il
participe au monde de l’art. C’est à ce niveau là que l’on peut parler d’innovation et de prise
de risque. Avant même d’arriver à la direction du théâtre de Givors, Yves Neff était connu
pour travailler de façon un peu originale :
«On a monté des spectacles parfois sans respecter les règles habituelles, le
processus qui fait qu’on a des producteurs, des coproducteurs, des préachats
et des fois on est parti comme ça. Je parle de spectacles qu’on a montés aux
subsistances quand c’était encore une ancienne friche de l’armée. L’adjoint à
la culture de l’époque Denis Trouxe avait envie que ça devienne un lieu culturel
et il avait besoin d’équipe qui puissent démontrer la faisabilité du projet. Il nous
a ouvert les portes et nous a dit ‘allez-y’, et on était les premiers à faire des
spectacles, mais sans production, donc c’est des coups de téléphone à des
copains, à des compagnies, savoir qui a un gradin, etc. C’est ce qui ne m’a pas
aidé en même temps dans la reconnaissance de mon métier de metteur en scène
101
par une partie de la profession. »
100
BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Editions Flammarion, Paris, 2010, p.207
101
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
61
La Programmation au Théâtre
D’une certaine manière, Yves Neff a su transgresser certaines conventions : le fait de créer
une œuvre sans utiliser les réseaux traditionnels de production. Mais il en respecte tout
de même d’autres puisque c’est l’adjoint à la culture de la ville de Lyon qui lui a ouvert les
portes de cet espace de liberté. Sa volonté de ne pas respecter les conventions habituelles
se voit dans le travail qu’il mène aujourd’hui au théâtre de Givors et la façon dont il conçoit
le travail de programmation :
« J’aimerais pouvoir garder cette liberté en dirigeant un théâtre mais c’est
difficile. C’est pas impossible mais ce qui bloque le plus c’est le principe même
de programmation. Quand j’entends des directeurs de théâtre me parler de
créneaux sur lesquels on peut peut-être travailler en 2013-2014, prévoir ce
qu’auront envie de raconter des artistes dans 2 ou 3 ans, je pense qu’on fait
pas le même métier. Maintenant que je suis en situation de direction d’un lieu,
je pense qu’on peut trouver d’autres solutions. On peut produire et diffuser
102
différemment. »
Selon lui, certains directeurs utilisent à tort les avantages qu’offre une programmation faite
à l’avance :
« Il arrive que les directeurs administratifs aient une idée de programmation et
c’est le plateau qui s’ajuste à ce projet de programmation, c'est-à-dire que tout
doit suivre le cadre d’une plaquette. C’est très pratique, ça permet de s’organiser,
ça permet de faire des deal, de se mettre en réseau, d’acheter des spectacles,
d’organiser quelque chose qui risque d’oublier d’autres personnes qui ne
sont pas dans ces circuits, ça peut créer une certaine timidité dans la prise de
103
risque. »
Yves Neff fait ici la critique de la façon dont les professionnels intégrés participent au
monde de l’art, en créant des réseaux, en s’organisant à long-terme, ce qui assure de
fait une certaine stabilité et rassure aussi bien les théâtres et leurs partenaires. Cette
mauvaise façon de programmer, selon lui, tient au fait que ces directeurs soient issus de
l’administration et non du monde artistique, c’est pourquoi il défend l’idée que pour penser
autrement la programmation il faut d’abord avoir une équipe artistique à la tête du théâtre.
Nous avons déjà évoqué son point de vue en première partie de ce mémoire au sujet des
avantages d’une direction artistique et non administrative du théâtre. Choisir des spectacles
et des artistes selon Yves Neff c’est avant tout mettre à disposition des artistes un lieu de
création. Le choix d’un spectacle ne doit pas être fait en fonction des attentes du public,
des financeurs qui réclament un projet artistique plus clair mais selon ce que les artistes ont
envie de dire à un moment donné. Les avantages d’une telle gestion du théâtre en termes de
création sont certains. Chaque artiste est libre de présenter au public ce qu’il veut. Yves Neff,
puisqu’il s’est déjà permis de finaliser l’écriture d’une pièce la veille de la première laisse
toute liberté aux compagnies qui viennent jouer dans son théâtre. Par exemple cette année
il a programmé le spectacle de Franck Lepage dont il n’avait vu que des extraits sur internet.
Le spectacle durait 4h, il ne l’a pas annoncé au public au risque que personne ne vienne.
La représentation s’est bien déroulée et personne n’est parti à l’entracte ! Mais un tel parti
pris a aussi ses inconvénients. Nous les avons évoqués en parlant du déconventionnement
de la DRAC, la perte des financements et toutes les conséquences qui en découlent, ainsi
que le manque de reconnaissance par une partie de la profession.
102
Ibid.
103
Ibid.
62
PARTIE 3 : Innovation et prises de risques
Pourtant, c’est en transgressant certaines conventions qu’Yves Neff a pu développer un
des projets phares de la programmation du théâtre : Ca Déraille Sur Rhône. Ce projet est un
autre exemple qui illustre bien la façon dont Yves Neff se démarque d’autres professionnels.
Voilà la façon dont il me décrit le projet : « C’est pas vraiment un festival, c’est un évènement,
l’idée c’est de partir de Genève et de rejoindre la méditerranée à vélo avec une équipe d’une
vingtaine de personnes, avec des musiciens, des comédiens, des vidéastes. On a fait des
104
étapes de quatre jours et ça a duré quatre semaines. »
L’innovation du projet tient à la
volonté de sortir du cadre habituel des tournées : « On arrive, on joue quelque part on repart
et on n’a pas beaucoup de contacts avec la population des pays qu’on traverse. On s’est
dit ‘tiens, on va être un peu cohérents par rapport à nos envies de travailler différemment,
105
et pourquoi pas le vélo’. »
L’équipe s’est lancée sans financements au préalable avec
pour mot d’ordre l’improvisation :
« On n’avait pas de spectacle, on est parti sans rien. Le premier matin au p’tit
déjeuner, on s’est dit ‘on fait ça’. Il y a une partie de l’équipe qui a travaillé avec
Jean Andreau qui est musicien pour préparer un concert. Moi je suis parti avec
l’équipe de vidéo et des comédiens et on a commencé à faire un journal télévisé,
avec une base un peu feuilletonnesque, tout s’est passé pendant trois semaines :
on écrivait le matin, on faisait les repérages dans la foulée, on tournait l’aprèsmidi et on montait la nuit, c’était diffusé sur le net et on recommençait tous les
jours comme ça. Ce qui était intéressant c’est que tous les jours il y avait le
journal de télé Rhôna (la chaîne de cet évènement) qui sortait, un journal de 3 à 6
minutes avec une base d’improvisation assez importante. »
Les projets d’Yves Neff relèvent de l’expérimentation, que ce soit Ca déraille sur Rhône ou
la façon dont il a conçu la programmation du théâtre. C’est avec cette façon de travailler qui
dénote qu’il se démarque et peut être qualifié d’innovant, ou en tous cas d’original.
2. Que reste-t-il de l’image bourgeoise des Célestins ?
Dix ans après la prise de fonction de Claudia Stavisky et Patrick Penot à la tête des
Célestins, quelles évolutions peut-on constater en termes de spectacles programmés et de
public ?
a. Le compromis Célestins et la « combustion lente »: « des
spectacles porteurs pour financer des spectacles plus risqués »
Le théâtre des Célestins est intéressant afin de comprendre comment est géré un théâtre
qui, malgré son passé artistique, tend à faire évoluer les formes dramatiques proposées.
L’innovation, la prise de risque tels que l’on peut les concevoir – sortir des conventions,
transgresser les règles, faire polémique – ne sont pas le mode opératoire d’un tel théâtre.
En termes de choix de programmation, le changement est en marche mais l’impératif c’est
104
105
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012
63
La Programmation au Théâtre
qu’il soit fait en douceur, sur le long terme, c’est ce que Marc Lesage appelle « la combustion
lente ». En intégrant petit à petit de nouvelles formes dramatiques à la programmation
classique du théâtre, l’équipe espère voir le public traditionnel du théâtre adhérer à ces
propositions. C’est l’idée que petit à petit le public s’ajustera à l’offre du théâtre. Ce principe
de fonctionnement et de gestion du théâtre repose sur le partage des risques. Afin de ne pas
perdre le public traditionnel du théâtre (public plutôt âgé et doté d’un fort capital financier),
le théâtre maintient dans sa programmation des propositions de spectacles académiques,
classiques qui lui assurent l’équilibre financier. Et c’est cette sureté financière qui lui permet
de faire par ailleurs des propositions plus novatrices. Ainsi depuis 2000, la programmation a
été enrichie par de nouvelles propositions artistiques. Aux accueils s’ajoutent les créations
de Claudia Stavisky. Si l’on prend la saison 2011-2012, le théâtre a accueilli les créations
de deux artistes peu connues : Nathalie Fillon, auteur metteur en scène pour le projet A
l’Ouest et Pauline Sales, auteur de A l’Ombre. Le cirque, depuis le projet Utopistes, semble
avoir fait une vraie entrée aux Célestins. L’équipe continue son travail sur les publics avec le
spectacle Chouf Ouchouf joué par le Groupe acrobatique de Tanger : « avec Chouf Ouchouf
en décembre on a vraiment touché un public qui n’est jamais venu aux Célestins, et ça
c’est formidable car c’est un public très difficile à capter surtout quand on est le théâtre à
réputation bourgeoise du centre ville. Et là c’était le petit miracle d’une programmation qui
fait qu’il se passe quelque chose. »
106
L’année prochaine, le théâtre accueille en résidence un artiste circacien, Mathieu
107
Reinbolt. Le festival Sens Interdits a vu sa deuxième édition cette année . Les initiatives
ne manquent pas pour diversifier l’offre artistique. Au-delà des nouveautés en termes
de programmation, le théâtre a mis en place des politiques tarifaires en direction de
certains publics comme les places de dernière minute. Pourtant, si les statistiques révèlent
un véritable élargissement du public, plus jeune et moins géo-localisé centre ville de
Lyon (rayonnement sur le Grand Lyon), le théâtre semble toujours attaché à une image
bourgeoise. Ecoutons Marc Lesage, chargé de programmation, sur la façon dont il considère
le théâtre et l’image qu’il véhicule :
« Aux Célestins on est quand même sur un cadre particulier. C’est un cas
d’école puisqu’on est sur un théâtre de tradition très bourgeoise donc qui date
du XIXème siècle. Image qui a été sérieusement lessivée, métamorphosée par
l’arrivée de Claudia Stavisky en 2000. Mais il y a encore des vieux réflexes de
considérer que ce lieu est encore le théâtre bourgeois de la ville. Ce qui pour
nous aujourd’hui est totalement aberrant parce que sa cible principale en termes
de clientèle n’est plus la même et puis en termes de programmation c’est pas
du tout, on peut analyser, c’est pas du tout ce que ça vise (…) Mais cette image
reste, il y a l’architecture du lieu qui coopère à donner cette image là et puis il
reste un fond de public qui n’est plus du tout majoritaire mais qui est le public
très traditionnel depuis plusieurs générations des Célestins. Il y a toujours cette
108
visibilité par rapport à ce public là. »
Analyser la perception du théâtre des Célestins par le public n’est pas notre sujet, mais
il est tout de même intéressant de considérer les écarts entre la façon dont l’équipe du
théâtre considère le travail qu’elle fait pour opérer à la fois des changements artistiques et
106
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 201
107
108
64
C’est le sujet du point b) de cette partie.
Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
PARTIE 3 : Innovation et prises de risques
un renouvellement du public, et l’image qui reste attachée au théâtre. Lorsque Marc Lesage
parle des ‘vieux réflexes’ qui persistent, il fait directement référence aux mécanismes de
domination symbolique qui font que certaines personnes, malgré l’offre culturelle diversifiée,
une politique de prix avantageux, les actions de médiation, etc. ne passeront jamais une
soirée au théâtre et encore moins aux Célestins. Marc Lesage a raison de parler de
l’architecture du lieu, c’est un élément essentiel. Le théâtre des Célestins est un théâtre à
l’italienne, situé en plein centre ville et donc dans l’un des quartiers les plus riches de la ville.
On peut tenir le même discours au sujet du TNP. Depuis la rénovation, le théâtre se trouve,
certes à Villeurbanne, mais sur la place de l’hôtel de ville. L’entrée est magistrale, le hall
immense, dans la salle du bar, un piano à queue : de quoi se sentir réellement impressionné
lorsque l’on pénètre dans de tels lieux.
Aux Célestins, afin de casser la barrière de l’architecture du lieu, une nouvelle salle a été
ouverte, appelée la Célestine, plus petite, sans dorures ni velours. Ce lieu a été ouvert pour
soutenir les jeunes écritures et essayer d’appréhender des formes différentes. Le public qui
assiste à ces spectacles est majoritairement étudiant. Autre initiative, afin de faire entrer
spontanément des gens qui ne feraient pas la démarche d’acheter un billet, même à un prix
réduit, le théâtre a mis en place, lors de l’évènement Utopistes en 2011, une stratégie du
dehors dedans qui consistait à commencer le spectacle sur le parvis du théâtre et d’inviter
ensuite les gens à suivre les artistes à l’intérieur du théâtre jusque dans la grande salle. Ce
genre d’évènement participe à faire découvrir le lieu à des personnes qui n’y avaient jamais
été, reste à savoir si celles-ci reviendront.
Ces initiatives sont intéressantes, elles participent à la diversification de l’offre artistique
du lieu. On ne peut pas pour autant qualifier l’équipe des Célestins de francs tireurs. Ce sont
bien des professionnels intégrés qui ont opté pour un travail de fond afin de faire évoluer
petit à petit les conventions du théâtre. L’exemple du festival Sens Interdits, dont Patrick
Penot a été à l’initiative, est aussi un projet qui tend à promouvoir des formes dramatiques
bien particulières.
b. Le festival Sens Interdits
« Paradoxe apparent : c’est le théâtre « bourgeois » de Lyon, Les Célestins, joli
théâtre à l’italienne deux fois centenaire drapé sans ses teintures rouge et ses
dorures, qui organise le plus engagé des festivals de théâtre. « Sens interdits »
veut réaffirmer l’essence politique du théâtre et susciter des débats sur les
109
valeurs fondamentales de notre démocratie. »
Le journal Libération commence ainsi un de ses articles au sujet du festival Sens Interdits qui
a eu lieu pour la seconde fois cette année à Lyon. Le projet a été créé par Patrick Penot, c’est
un festival qui a lieu tous les deux ans et qui s’intègre à la programmation des Célestins. Le
théâtre a porté financièrement le projet, cependant le festival ne se déroule pas seulement
aux Célestins mais dans douze théâtres de l’agglomération, chacun accueillant un ou
plusieurs spectacles. Ce projet à l’ambition de faire coopérer les principaux lieux culturels
de la ville (théâtre Croix Rousse, Subsistances, les Ateliers, le Point du Jour, le théâtre de
l’Elysée, les théâtres de Villefranche, de Vénissieux, le théâtre Nouvelle Génération). Pour
la prochaine édition, Patrick Penot aimerait étendre la liste des lieux partenaires, y ajouter
le Toboggan à Décines.
109
Article Libération 21/10/2011
65
La Programmation au Théâtre
Reprenons l’édito du site officiel de Sens Interdits qui fait une présentation du festival
semblable à celle que Patrick Penot m’a faite :
« Initié en 2009 et construit autour des problématiques de mémoires,
d’identités et de résistances, le festival Sens Interdits invite des artistes venus de
tous les horizons d’un monde en constante mutation. Usant du théâtre comme
d’une arme, ces voix, souvent opprimées, investissent la scène comme espace
de liberté et bravent oublis et tabous. Ils osent, résistent et creusent là où ça
fait mal ! Il s’agit toujours d’un théâtre de l’urgence, d’un théâtre profondément
politique qui dit le monde, éclaire le présent et aide à construire l’avenir. Attendue
par tous ceux que préoccupe l’état du monde, la 2e édition du festival a reçu
des troupes cambodgienne, tunisienne, afghane, russe, chiliennes, polonaise,
néerlandaise, franco-tchèque et malienne dans les différents théâtres partenaires
110
de l’agglomération et de la région Rhône-Alpes. »
Ce festival se distingue d’autres manifestations culturelles pour plusieurs raisons. Il défend
des spectacles internationaux. Non pas les créations de metteurs en scène renommés
mais celles de compagnies atypiques, souvent méconnues et dont le travail n’aurait pu être
diffusé de façon institutionnelle dans leur pays. Patrick Penot a l’ambition de libérer ce qu’il
111
appelle les « paroles empêchées. »
La genèse du festival est liée à l’histoire de son créateur et ses nombreux séjours
à l’étranger qui l’ont ouvert à des formes théâtrales hors des frontières de la France.
Son premier séjour en Pologne lui a fait prendre conscience que le théâtre est avant tout
politique. Lorsqu’il travaillait au Centre Culturel de Varsovie avant la chute du mur, il avait
transformé la librairie du centre en commerce de livres clandestins. Lors de ce séjour il a
eu l’opportunité de rencontrer Tadeusz Kantor (célèbre metteur en scène polonais) qui l’a
personnellement convoqué pour faire passer des dessins qui devaient être exposés à Paris.
Le projet est donc novateur d’un point de vue artistique, le type de spectacles proposés en langue originale surtitrés et qui n’auraient pas pu être diffusés de façon institutionnelle
- mais aussi pour le public qu’il cherche à toucher. Comme le festival se déroule dans
plusieurs lieux de l’agglomération lyonnaise, il ne touche pas seulement le public des
Célestins mais concerne toute personne susceptible d’aller au théâtre, quel qu’il soit (du
théâtre de l’Elysée aux Célestins), et traite de problématiques qui initialement s’adressent
au public des pays dans lesquels ont été créées ces pièces.
« Ca nous permet de travailler sur l’idée que ce que nous avons montré ce n’est
pas du théâtre destiné à séduire le public de nos théâtres, c’est pas le public de
nos théâtres que nous allons toucher, mais nous allons lui parler aussi en lui
disant : vous savez aussi qu’il existe un théâtre qui prend des risques et qu’il est
peut-être intéressant. Comment ils font eux, sur des problématiques très dures,
dans des conditions très souvent précaires, comment ils font pour parler à leurs
concitoyens d’un problème qui les concerne tous et comment se fait-il que ce
112
soit le théâtre qui en parle le mieux. »
110
111
112
66
Edito festival Sens Interdits, www.sensinterdits.org
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
PARTIE 3 : Innovation et prises de risques
Patrick Penot croit au pouvoir de l’art, il est persuadé qu’une pièce de théâtre peut changer
les choses. Ce festival est non seulement l’occasion de toucher de nouveaux publics mais
c’est aussi selon lui un outil d’intégration sociale :
« Ca nous permet de convaincre des personnes qui n’approcheraient pas le
théâtre parce qu’ils sont dans des tentations de repli communautaire. Nous on l’a
vu avec 150 afghans qui sont venus voir un spectacle ici, ils étaient certainement
jamais venus voir un spectacle au théâtre, je sais pas si vous étiez là, ces gens
qui dansaient quand il y avait un peu de musique, c’était absolument inoui,
alors on fait pas tout ça pour des gens qui sont non identifiés, mais ça leur
permet peut-être de se sentir un peu plus chez eux, ça nous permet à nous de
ème
savoir qu’entre le 9
et la Croix Rousse il y a 150 afghans, qui savait ? Et
encore ils sont pas tous venus, et bah oui ils font partis de notre quotidien. Et
ça c’est un instrument qui nous permet d’être plus proche, d’avoir une meilleure
connaissance de la composition sociologique et démographique du territoire sur
lequel on vit, ça m’intéresse beaucoup. On vient pas chatouiller le chauvinisme
de ces communautés. On n’est pas dans le communautarisme on essaye de
l’éviter. Et puis merde ça rappelle quand même des éléments indispensables à
la construction individuelle, c'est-à-dire des valeurs et entre autre des valeurs
de la laïcité que je mets au premier rang, ça incite à la curiosité, à la générosité à
l’introspection, ça me semble indispensable, c’est un outil qui fait partie de nos
113
outils mais au même titre qu’Utopistes, c’est une façon d’ouvrir, d’aérer. »
L’équipe des Célestins semble réellement attachée à ce genre de projets qui tendent à
faire évoluer l’image associée au théâtre. Il convient bien sur d’être vigilant sur le caractère
novateur de ces propositions artistiques. Ce ne sont que des évènements ponctuels,
ce sont ces instants tant recherchés par l’équipe où ‘il se passe quelque chose’. Le
renouvellement du public semble pourtant l’un des enjeux majeurs du théâtre. Patrick Penot
est conscient que ce travail est à recommencer sans cesse. A l’inverse, il y a aussi le
problème d’inertie qui s’est créé avec la transmission de père en fils des abonnements chez
certaines familles, notamment le public traditionnel du théâtre. Patrick Penot ne voit pas
cela comme une marque de fidélité, symbole de transmission culturelle, mais comme un
véritable phénomène de reproduction qu’il faut à tout prix éviter.
Tout en pratiquant le partage des risques, la ‘combustion lente’ comme le dit Marc
Lesage, les Célestins ont réussi petit à petit à faire évoluer leur offre culturelle et à
sensibiliser le public à de nouvelles formes dramatiques. Ce mode de gestion du théâtre
interroge la notion même de prise de risque. Pour beaucoup, l’art contemporain et l’art en
général ne peut se faire sans prise de risque. La mise en danger de l’artiste, de l’œuvre
attestent de sa valeur. Le théâtre performance utilise cette logique là. Même si le spectacle
n’a pas la rigueur ou l’aboutissement d’un spectacle académique on dira que sa valeur
tient au caractère audacieux, osé de la proposition artistique. L’exemple des Célestins
montre qu’il n’est pas toujours nécessaire de prendre des risques considérables pour faire
évoluer les choses. Cependant, un tel changement ‘en douceur’ n’est pas très visible,
c’est certainement la raison pour laquelle le théâtre est toujours perçu comme un théâtre
bourgeois.
113
Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012
67
La Programmation au Théâtre
3. La refondation du TNP : quelles perspectives ?
Après sept années de négociation pour les travaux et la hausse des crédits alloués au TNP,
quelles perspectives et opportunités offrent ce renouvellement architectural et budgétaire ?
En matière de programmation, le manque de moyens financiers limite la prise de risque et
l’audace en termes de création artistique. Mais est-ce le seul facteur ? Un théâtre comme
le TNP est l’un des CDN les mieux dotés en France, mais peut-il être considéré comme un
théâtre à la pointe de l’innovation artistique ?
Son histoire en fait un lieu prestigieux. Le TNP est ce que les professionnels appellent
une ‘grosse machine’. L’appellation ‘Théâtre National Populaire’ évoque des choses si
différentes pour chacun qu’il est difficile de qualifier la programmation de ‘populaire’.
Au regard du budget annuel du TNP, de la hausse de ses moyens par l’Etat alors
que tous les crédits stagnent ou baissent, il semble que le théâtre dispose de marges de
manœuvres considérables, tant financières et budgétaires, qu’en termes d’équipements et
d’infrastructures, d’espaces disponibles pour la création. Pourtant l’équipe reste réservée
quant aux possibilités qu’offrent ces nouveaux outils. Pour Jean-Pierre Jourdain, cette
refonte du théâtre doit être l’occasion d’asseoir l’image du TNP, de faire quelque chose de
sûr et de solide qui permette au public d’avoir des repères. C’est pourquoi il s’attache à faire
revenir certains metteurs en scène, à créer une cohérence des propositions artistiques. On
n’est pas du tout dans une perspective d’innovation et cette démarche semble assumée par
l’équipe du théâtre. Cette réserve quant à la prise de risque est justifiée par la responsabilité
envers le public.
« On a les regards posés sur nous, on a un très beau score d’abonnés donc
je sens qu’on a une certaine pression, une certaine responsabilité, donc j’ai
vraiment envie d’inscrire quelque chose de clair, que les gens voient nettement
le trajet, je pense que les gens se font une image, moi je me fais une image de ce
que les gens font, les gens doivent se faire une image de ce que fait le TNP, c’est
114
vrai que cette image on ne la contrôle pas mais on y travaille. »
Cette responsabilité envers le public limite de fait la prise de risque. Une fois de plus le
TNP ne peut pas « faire n’importe quoi » et se doit d’assurer sa réputation auprès, non
seulement du public, mais de tous les acteurs qui ont suivis, participés à la rénovation du
théâtre : élus politiques à la ville et à la DRAC, les journalistes en temps que relais de
l’opinion générale. En effet la pression doit être forte pour Christian Schiaretti, le directeur
du théâtre, qui s’est battu pendant sept ans pour arriver à ses fins. Un tel investissement de
la ville de Villeurbanne, de la DRAC incite de fait à la précaution, à rester dans les clous.
L’équipe reste même réservée quant aux capacités financières du théâtre. Les travaux
et le renouvellement des infrastructures a été si important que le théâtre a désormais des
charges de fonctionnement beaucoup plus importantes. Guillaume Cancade sous-entend
ainsi que la hausse des crédits sert avant tout au fonctionnement du théâtre et n’est pas
un véritable avantage pour développer l’activité artistique. Les marges de manœuvres sont
aussi limitées selon Guillaume Cancade par la politique tarifaire que mène le TNP : « Notre
prix moyen est très bas on le revendique et on l’assume, c’est aussi ce qui fait la qualité du
TNP. Donc parfois on ressent aussi au bout d’un moment, à force de ne jamais augmenter
les tarifs et d’avoir cette politique très basse, on s’asphyxie un peu. »
114
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
115
68
Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012
115
Enfin, le théâtre
PARTIE 3 : Innovation et prises de risques
n’a pas obtenu toutes les subventions escomptées. Tant de raisons avancées qui viennent
justifier l’abandon de certains projets qui devaient, entre autres, participer à l’ouverture au
théâtre international :
« Avec le Berliner Ensemble on veut renouer avec le théâtre des nations et
tous les deux ans inviter des compagnies de plusieurs pays, j’ai travaillé sur
le dossier, c’est assez cher, forcément ça coûte. Et c’est la chose qu’on a
laissé tombé quand on a vu qu’on avait pas la subvention on a dit ‘bon, d’abord
c’est beaucoup de travail et il faut recevoir tout ce monde là, ça demande
beaucoup en communication, en traduction, c’est cher, ça coûte quoi.’(…) Il
y a des choses qu’on voudrait faire qui sont en suspend, mais ça c’est lié à
des questions d’argent, c’est un concours des compagnies, et une biennale du
116
théâtre étranger. »
Le concours de compagnies est un projet qui permettrait de valoriser le travail de jeunes
compagnies, qui après une résidence au théâtre, auraient l’opportunité de présenter leur
travail en cours de création à un jury de spectateurs et de professionnels qui choisirait quel
projet serait poursuivi et bénéficierait d’une aide à la production et à la tournée. Ce type
de projet n’assurerait aucune rentabilité au théâtre, c’est pour cela qu’il a été abandonné
pour l’instant… Ainsi l’équipe du théâtre ne fait que perpétuer les conventions en appuyant
les projets artistiques de compagnies reconnues, établies, en faisant revenir régulièrement
certains metteurs en scène et en hésitant à se lancer sur des projets plus incertains qui
permettraient l’émergence de jeunes compagnies. Leur démarche est assumée. JeanPierre Jourdain défend l’idée qu’il est nécessaire de jouer la stabilité les deux années à
venir avant de se lancer dans des projets risquant de mettre à mal l’équilibre budgétaire du
théâtre. On retrouve dans ce mode de gestion l’attitude adoptée aux Célestins qui consiste
à opérer les changements dans la durée, sans trop bousculer les choses déjà mises en
places.
4. Le théâtre Les Ateliers : du festival de jeunes
auteurs aux aléas de la codirection
Comparé à des théâtres tels que les Célestins ou le TNP, le théâtre des Ateliers peut sembler
novateur du fait même du projet artistique qu’il défend : les écritures contemporaines,
des formes pointues et ciblées. Un tel projet artistique est risqué dans la mesure où les
propositions sont susceptibles de ne toucher qu’un public ciblé. Afin de mettre en valeur
ces écritures contemporaines, le théâtre s’est donné pour mission d’accompagner avant
tout les auteurs plus que les metteurs en scène. Il organise chaque année un festival de
jeunes auteurs qui consiste à faire découvrir au public des auteurs encore inconnus par
des lectures et des mises en jeu. Cette année l’accent a été mis sur des auteurs étrangers.
Le théâtre travaille avec la maison Antoine Vitez, le centre de traduction théâtral. Lors du
festival, les traducteurs sont invités à venir assister aux lectures et peuvent, au contact du
plateau, affiner leur traduction. Ce festival est donc l’occasion de défendre aussi bien les
jeunes auteurs que les traducteurs tout en visant à promouvoir la dimension internationale
du théâtre. Du fait de cette orientation, le théâtre a accueilli des spectacles surtitrés dans
116
Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012
69
La Programmation au Théâtre
le cadre du festival Sens Interdits organisé par les Célestins. C’est pour le lieu l’occasion
d’accueillir des compagnies étrangères qu’il n’a pas les moyens de faire venir seul.
Mais au-delà des choix artistiques, la gestion même du théâtre en codirection a limité
les marges de manœuvre de Simon Deletang, maintenant seul directeur. Il témoigne de la
façon dont la mésentente avec Gilles Chavassieux a perturbé la mise en place de la saison
2011/2012 :
« Cette année c’est une saison un peu particulière, on a fait avec ce qu’on a
pu, en fait c’était très compliqué la codirection, il y a un moment j’ai failli partir.
C’était plus une question de génération, oui de caractère, bon ben voilà Gilles
Chavassieux a près de 80 ans, j’en ai 33, donc c’est une histoire de regard sur la
société sur le théâtre, sur la société, après humainement ça va, on peut dialoguer,
après c’était plus une question de fonctionnement économique, qu’est-ce qu’on
fait de l’argent qu’on reçoit, quels choix on fait. Moi jusqu’à un certain moment je
pouvais pas mettre en place ma manière d’imaginer comment diriger le théâtre.
Donc je rentrais dans des choix rigides économiques, comment on accueille
les compagnies, comment on programme, comment on gère la disponibilité
des salles, qu’est-ce qu’on fait : plus de créations, plus d’accueils, après sur la
question même de la manière d’accueillir des compagnies. Je voulais solliciter
plus de résidences, accueillir plus de compagnies, Gilles était plus sur l’idée
d’accueillir un artiste et de l’aider beaucoup, Je trouvais plus intéressant qu’il
y en ait plusieurs pour multiplier les rencontres. Après c’est tout un tas de
différences et puis c’est une histoire de gestion de pas être d’accord sur des
choix, des histoires administratives, de personnel. Donc cette saison s’est faite
un peu au dernier moment parce qu’on avait des problèmes de financement je
117
savais pas où on allait. »
Le discours de Simon Deletang renvoie aux contraintes d’ordre pratique qui viennent
perturber la mise en place de la programmation. Nous l’aurons compris, la programmation
est loin de n’être qu’une question de projet artistique. Les phénomènes de génération et
plus généralement le relationnel, la gestion de l’humain et des affects lors des rencontres
professionnelles sont des aspects centraux du travail au quotidien qui influencent les choix
opérés.
117
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Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012
Conclusion generale
Conclusion generale
Ce mémoire a été l’occasion d’aller à la rencontre des professionnels du théâtre. A travers
l’illustration des quatre théâtres lyonnais – le théâtre des Célestins, le théâtre de Givors,
le théâtre Les Ateliers et le TNP – j’ai souhaité avoir un panel suffisamment diversifié afin
de comprendre le fonctionnement de ces lieux. Cependant, il est difficile de considérer ce
mémoire comme une étude aboutie dans la mesure où le travail entrepris aurait nécessité
plus de temps et un panel plus large de théâtres afin de véritablement pouvoir généraliser
mes propos.
Néanmoins, ce travail m’a permis d’esquisser les différents enjeux liés aux choix
artistiques et de prendre conscience à quel point le travail de programmation nécessite
de nombreuses compétences à la fois esthétiques, relationnelles, financières, etc. Des
rencontres avec les artistes, aux négociations politiques avec les financeurs, en passant
par la gestion courante d’un théâtre, les aspects qui rentrent en jeu dans la construction du
projet artistique sont nombreux.
Il m’a semblé important de considérer le rôle de l’accueil des artistes comme
un aspect déterminant du choix. Sélectionner une œuvre c’est donner à des artistes
l’espace nécessaire pour faire part au public du projet qu’ils portent et ainsi participer
à la reconnaissance de leur travail. Que l’accueil soit ponctuel ou plus durable, les
programmateurs ont un rôle central dans l’accompagnement des artistes. C’est pourquoi les
rencontres avec certains artistes, la volonté et l’enthousiasme nécessaires pour s’engager
et défendre un projet sont tant d’aspects qui rentrent en jeu dans la prise de décision. Nous
l’avons vu avec l’exemple du TNP et sa volonté de faire revenir certains metteurs en scène,
de même pour le théâtre les Ateliers qui tient à mettre en valeur les écritures contemporaines
et défend les jeunes auteurs.
Puis viennent les enjeux économiques et politiques qui sont liés dans le champ théâtral,
au regard de la dépendance financière de la plupart des théâtres vis-à-vis des organismes
publics (Etat et collectivités). Le contexte économique global, marqué par la fin des années
de développement et la stagnation des moyens financiers, est une contrainte certaine pour
la plupart des lieux, chacun composant avec le budget disponible et les limites qu’il impose.
Enfin, il était intéressant de considérer la façon dont les programmateurs, par leur
formation, leur expérience, ont obtenu une reconnaissance suffisante par l’ensemble de
la profession afin que leurs choix artistiques soient légitimes. Tous se sont forgés une
philosophie, une vision du théâtre mais aussi des convictions, des façons de travailler
qui tiennent pour beaucoup à leur expérience dans le milieu, aux objectifs, à l’éthique
qu’ils se sont fixés pour exercer leur profession : accompagner au mieux les artistes, être
dans le choix artistique avant tout et ne pas se laisser gagner par la facilité des réseaux,
des connaissances. Pourtant, nombreux sont les mécanismes qui peuvent éloigner les
programmateurs de leurs intentions premières : de la programmation pour soi – selon
ses goûts personnels – à la programmation pour le public – satisfaire les attentes des
spectateurs habitués pour assurer un taux de remplissage moyen de la salle – à la
programmation pour assurer le renouvellement d’un conventionnement, la programmation
est bien un travail de composition qui engage de nombreuses responsabilités.
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La Programmation au Théâtre
Bibliographie
-BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982
-CHARLE, Christophe, Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à
Paris, Berlin, Londres et Vienne, Albin Michel, Paris, 2008
-BOURDIEU, Pierre, la Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1996.
-KANT, Critique de la faculté de juger (1790), Aubier, Paris, 1995
-HUME, David, Essai sur la règle du goût, 1757, édition numérique « les classiques des
sciences sociales », 2010
-DUVIGNAUD, Jacques, Sociologie du théâtre. Essai sur les ombres collectives, PUF,
Paris, 1965
-LAFONTAINE, Céline, Sociologie et sociétés, « nouvelles technologies et
subjectivités : les frontières renversées de l’intimité : Lucien Goldman et la Sociologie
du théâtre et de la littérature (article paru sur www.erudit.org )
-LE THEULE Marie-Astrid, Passeurs de création, gestionnaires des organisations
culturelles, Vuibert, paris, 2010 (Préface H. S. Becker)
-WALLON, Emmanuel, Sociologie du théâtre, article paru dans le dictionnaire
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nouvelle édition augmentée.
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théâtrales, Lansman, 1991, Centre de Sociologie du Théâtre.
-RANCIERE, Jacques, Le spectateur émancipé, Editions La fabrique, 2008
-REDON, Gaëlle, Sociologie des organisations théâtrales, l’harmattan, Paris, 2006
-Enquête de l’ONDA (Office National de Diffusion Artistique), l’accompagnement
d’artistes, l’art et la manière, 2006
-Article LIBERATION, Luc Hernandez, 6 juin 2010 http://www.libelyon.fr/info/2010/06/
claudia-stavisky-directrice-du-th%C3%A9%C3%A2tre-des-c%C3%A9lestins-on-arenouvel%C3%A9-les-trois-quarts-du-public--1.html
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Annexes
Annexes
- A consulter sur place à la bibliothèque de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon -
Entretien avec Yves Neff
Entretien avec Patrick Penot
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