La Programmation au Théâtre Discours et enjeux illustrés par le
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La Programmation au Théâtre Discours et enjeux illustrés par le
Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon La Programmation au Théâtre Discours et enjeux illustrés par le théâtre des Célestins, le théâtre de Givors, le théâtre Les Ateliers et le TNP Naudet Margaux Mémoire de séminaire Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel Sous la direction de : Max Sanier Soutenu le : 6 septembre 2012 Table des matières Remerciements . . Introduction . . Problématique . . Cadre méthodologique et définition des concepts . . Hypothèses . . Travail de terrain . . Présentation des personnes interrogées . . Grille de Questions . . PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes . . 1. Acteurs du champ théâtral : origine, formation et sélection . . a. Une passion en commun : le théâtre . . b. Formation et sélection : . . 2. La construction du projet artistique et esthétique : des visions du théâtre. . . a. Le théâtre des Célestins : . . b. Le théâtre Les Ateliers : . . c. Le Théâtre National Populaire : . . d. Le théâtre de Givors . . 3. Le discours de légitimation de l’œuvre choisie : jugement de goût et excellence artistique . . a. Le rôle du lieu et de son histoire: l’exemple du TNP . . b. Excellence artistique et valeur de l’œuvre . . 4. Le rôle des coups de cœur au théâtre . . 5. L’accompagnement des artistes : l’accueil et le suivi des équipes artistiques, le rôle des affinités et son impact sur le choix des équipes artistiques . . a. Défiance généralisée : comment accompagner au mieux les artistes : . . b. Les affinités entre directeurs de théâtre et équipes artistiques : . . Conclusion de la partie 1 . . PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements . . 1. Travail en équipe et échange de compétences : « les chaînes de coopération » . . 2. La responsabilité envers le public et les artistes : . . a. Le regard des professionnels sur le public . . b. La responsabilité envers les équipes artistiques . . 3. Partenaires financiers et respect des conventions : quand le politique se mêle à l’artistique : . . a. DRAC et Spectacle Vivant . . b. Statuts et tutelles . . 4. Budgets et moyens financiers des théâtres . . 5. Les exigences et les contraintes pratiques liées au métier de programmateur : . . Conclusion de la partie 2 . . PARTIE 3 : Innovation et prises de risques . . 1. Le Théâtre de Givors, un théâtre pour les artistes comme lieu d’expérimentation : le projet Ca déraille sur Rhône et autres expériences . . 5 6 7 10 11 13 13 14 16 16 16 18 23 23 24 25 26 28 28 29 32 33 33 35 37 38 38 39 39 43 45 45 49 54 56 58 59 60 2. Que reste-t-il de l’image bourgeoise des Célestins ? . . a. Le compromis Célestins et la « combustion lente »: « des spectacles porteurs pour financer des spectacles plus risqués » . . b. Le festival Sens Interdits . . 3. La refondation du TNP : quelles perspectives ? . . 4. Le théâtre Les Ateliers : du festival de jeunes auteurs aux aléas de la codirection . . Conclusion generale . . Bibliographie . . Annexes . . Entretien avec Yves Neff . . Entretien avec Patrick Penot . . 63 63 65 68 69 71 72 73 73 73 Remerciements Remerciements Je remercie Max Sanier pour sa réactivité et sa disponibilité. Merci à Sylvaine Van den Esch pour ses conseils avisés et pour avoir accepté de faire partie du jury d’évaluation de ce travail. Un grand merci à toutes les personnes que j’ai rencontrées pour réaliser ce travail et qui ont su se rendre disponibles très facilement. 5 La Programmation au Théâtre Introduction Du texte à la représentation, les entrées dans le champ théâtral sont multiples. D’un point de vue littéraire, le théâtre est avant tout un objet textuel qui n’a pas besoin de la représentation pour exister. Dans une telle perspective, l’accent est mis sur l’auteur, le style ou la forme du texte. Mais le théâtre est aussi un art vivant attaché à un lieu, le lieu de la représentation : cet instant où se produit la rencontre des artistes et du public, cette confrontation directe 1 de « corps en action devant un public assemblé » , sans écran intermédiaire. Une œuvre dramatique a besoin d’interprètes, nécessairement présents le jour de la représentation. Contrairement à un tableau, un livre qui peuvent se passer de leur auteur, ou un film qui n’a pas besoin de ses acteurs pour être diffusé, une pièce de théâtre ne peut se passer de comédiens qui, le temps du spectacle, plongent le public dans leur univers. L’idée de ce mémoire vient de cette question. En tant que spectatrice, je me suis souvent demandée pourquoi cet artiste était là devant moi et pas un autre ? Comment en est-il arrivé là ? Comment s’est organisée, derrière le rideau, bien en amont de la représentation, la venue de cette compagnie, et surtout quelles en ont été les raisons ? Ces réflexions dépassent le champ théâtral et concernent le champ artistique dans son ensemble. Comment les grands artistes dont nous apprenons les noms dès notre plus petite enfance ont-ils obtenu la reconnaissance de leur travail ? N’y avait-il pas à leur époque d’autres artistes qui produisaient des œuvres similaires aux leurs et dont les noms ont été oubliés parce qu’ils ne faisaient pas partie des réseaux qui auraient pu permettre à leur œuvre d’être diffusée et reconnue ? De ce questionnement est né le désir de comprendre comment se font les choix artistiques et quelles sont les personnes qui y participent. Faire le choix de programmer une œuvre dramatique, c’est accepter d’accueillir une équipe artistique, mettre à sa disposition un espace de création ou de représentation, tant d’éléments qui participent à la reconnaissance du travail d’un artiste. Dans un théâtre, le directeur et/ou directeur artistique est chargé de faire ces choix, il est situé au cœur du processus de sélection des œuvres et c’est sur cette personne que j’ai décidé de focaliser mon attention lors de mes entretiens. Le directeur artistique occupe une position centrale dans le champ théâtral, il est une interface entre le public et les artistes. Un tel statut s’acquiert généralement après quelques années d’expérience dans le milieu. Il implique une connaissance du monde du théâtre, à la fois technique et professionnelle mais surtout esthétique. Le directeur artistique a la faculté de juger une œuvre d’art. Je m’intéresserai à la formation de ces personnes et la façon dont elles ont été sélectionnées pour exercer cette profession afin de comprendre comment elles ont acquis cette légitimité à la fois professionnelle et artistique. Si le directeur artistique est bien la personne qui fait les choix artistiques et émet ses intentions de programmation, il est important de rappeler que l’ensemble des membres qui constituent le champ théâtral influence ses choix, participant indirectement à la prise de décision. Ce champ artistique a la particularité de regrouper tout un ensemble de personnes aux statuts différents et qui pourtant se côtoient et dont chaque membre est 1 6 RANCIERE Jacques, le spectateur émancipé, éditions La fabrique, 2008 Introduction indispensable, quelque soit sa mission accomplie, au bon fonctionnement de la machine théâtrale. Christophe Charle résume en cette phrase la diversité de cette société du spectacle « complète de la « cave au grenier », du dessous de la scène aux cintres, de la salle à la scène et aux coulisses, du plus infime ouvrier machiniste ou figurant aux stars, têtes d’affiche et entrepreneurs millionnaires. Une société où sous-prolétaires et classes de loisir, sur la scène et dans la salle, cohabitent tant bien que mal. Une société temporaire et insaisissable, fondée sur l’empilement des groupes et spectateurs, de l’orchestre aux galeries, des loges au parterre, et interagissant avec la société imaginaire des pièces 2 représentées. » Le théâtre a la spécificité de mettre à sa disposition toute une foule d’acteurs - artistes, personnels administratif, publics (initié ou amateur), financeurs - ayant leurs intérêts et motivations propres. En partant du constat que chaque membre a un rôle particulier à jouer dans le processus de sélection des œuvres dramatiques, je vais tenter de comprendre quels sont les mécanismes et les modalités qui la régissent. Ce travail va m’amener à comprendre comment s’organisent les chaînes de production et de diffusion des œuvres dramatiques. Le fonctionnement de ces circuits est particulier du fait de l’objet même dont il est question : des œuvres de l’esprit. Le domaine du spectacle vivant, se distinguant des industries culturelles, répond à l’exception culturelle française qui fonde la singularité de notre modèle. Ces œuvres ne sont pas des biens comme les autres et ne doivent pas être soumises aux règles libérales du marché. Ainsi, le théâtre en France vit majoritairement grâce aux subventions et dépend en grande partie des financements publics du ministère de la culture par le biais de la DRAC (Direction régionales des affaires culturelles) et des collectivités territoriales. Cette dépendance financière des théâtres vis-à-vis des pouvoirs publics est significative. Elle me permettra d’interroger les liens qu’entretiennent les théâtres avec leurs financeurs, et dans quelle mesure les contraintes que ces liens impliquent peuvent influencer les choix artistiques. Depuis 2008, on assiste à un désengagement progressif des pouvoirs publics en matière de financement qui menace à terme la création artistique. La réduction, ou tout du moins la stagnation des moyens financiers d’un théâtre, a des conséquences majeures sur les types de spectacles qu’ils peuvent proposer. L’argument financier est majeur pour une petite structure. Si elle prend le risque de produire un spectacle trop couteux qui ne rencontre pas l’adhésion du public, cela menace son équilibre budgétaire. Ainsi, par précaution, ce théâtre optera pour une programmation classique, en accord avec les attentes du public. On aperçoit ici tout l’enjeu de savoir en quoi le théâtre peut-il être le lieu d’éclosion des transgressions, des pièces novatrices ou celui de la perpétuation des conventions. Il me faudra analyser comment cette logique de baisse des subventions se met à l’œuvre, qui touche-t-elle particulièrement et comment les théâtres s’y ajustent-ils. Problématique Le cadre d’analyse que j’ai choisi concerne le théâtre français d’aujourd’hui et se centrera sur quatre théâtres à Lyon et sa périphérie. En ayant fait ce choix – quatre théâtres bien spécifiques dans une ville française – je ne prétends pas proposer une théorie générale sur l’art de programmer. Ce travail reste avant tout une étude de cas. Je vais 2 CHARLE Christophe, théâtres en capitales, Albin Michel 2008 7 La Programmation au Théâtre essayer de comprendre comment les personnes que j’ai interrogées travaillent, quelles sont les motivations qui guident leurs choix. Il s’agira de mettre en parallèle les différents témoignages recueillis, de voir quelles sont les grandes lignes de fracture ou de similitudes entre les discours, tout en gardant à l’esprit que toute montée en généralité se limite au cadre pratique que je me suis fixé. Le choix des différentes institutions se veut un échantillon de la diversité des théâtres présents dans la ville et le Grand Lyon. Il concerne : Le Théâtre de Givors : Ce théâtre se trouve à Givors, à 25 km au sud de Lyon. Labélisé Scène Régionale par la région Rhône Alpes, il est soutenu aussi par le département du Rhône et la ville de Givors. Yves Neff a pris la direction de cet établissement en janvier 2011. La majorité des spectacles sont des créations et un effort considérable a été fait en matière de partenariat avec les autres institutions culturelles de la ville : la médiathèque, le conservatoire municipal de musique et de danse, les Archives municipales, montant des projets qui mettent en avant la participation des habitants de la ville. On a ici l’exemple d’un théâtre de proximité dont le public est assez clairement défini. J’ai choisi ce théâtre d’abord pour sa localisation : la ville de Givors, commune du Grand Lyon qui connait des difficultés sociales et économiques. Un théâtre s’ancre avant tout sur un territoire et l’offre culturelle dépend du contexte socio-économique. Par ailleurs, le directeur a changé l’année dernière. Françoise Pouzache a quitté le théâtre de Givors pour prendre la direction du théâtre de Vénissieux. Cette passation de marché public s’est faite dans des conditions particulières, à l’initiative de la ville de Givors qui souhaitait mettre un artiste metteur en scène à la tête du théâtre. La nomination s’est faite sans consultation formelle de la DRAC qui n’a pas renouvelé la convention du théâtre, le privant ainsi d’une part significative de financements. J’ai voulu analyser le contexte de ce changement de direction, récolter à la fois le point de vue d’Yves Neff, directeur du théâtre et celui de Bertrand Munin, à la DRAC afin de voir comment le théâtre s’est ajusté, adapté pour pallier ce manque de financement. La saison 2011/2012 est la première qu’a du mettre en place Yves Neff en tant que directeur de théâtre. Son discours est celui d’un programmateur qui n’a pas encore l’expérience, ni les moyens budgétaires pour faire le même travail que les programmateurs des Célestins ou du TNP. Le Théâtre Les Ateliers : Situé au cœur du second arrondissement à Lyon à proximité de la rue Mercière, ce théâtre ouvert en 1975 est dédié aux écritures contemporaines. Il propose des créations comme des mises en scènes d’auteurs contemporains tels que Sarah Kane ou Lars Noren. Il est labélisé Scène Régionale et est subventionné par la DRAC Rhône Alpes, la région Rhône-Alpes, le Conseil Général du Rhône et la Ville de Lyon. L’ancien directeur Gilles Chavassieux, fondateur du théâtre a fait appel à Simon Delétang en 2008 pour participer à la codirection du lieu. Ce dernier est seul directeur depuis janvier 2012. Tous deux sont metteurs en scène mais c’est Simon Deletang qui s’occupe de la programmation avec l’administrateur, Sébastien Lepotvin. Là encore, j’aurai le point de vue d’un artiste à la tête d’un théâtre. Le théâtre des Ateliers a retenu mon attention car depuis sa création, il porte le même projet artistique : la promotion des écritures contemporaines. Imposant une identité propre au sein du paysage culturel lyonnais, il fait partie des quelques théâtres de la ville qui privilégient une forme dramatique particulière. Cette spécificité en fait un lieu à part qui attire un public ciblé plutôt jeune et averti. 8 Introduction Le Théâtre National Populaire : Historiquement connu grâce à Jean Vilar, cette institution prestigieuse vient de renaître au Théâtre de la Cité de Villeurbanne. La rénovation commencée il y a quatre ans s’est achevée en 2011 et a permis au théâtre de rouvrir ‘en grande pompe’ pour le lancement de la saison 2011-2012 dans un cadre à l’architecture imposante et magistrale. L’institution déjà subventionnée par le Ministère de la Culture, la ville de Villeurbanne, le département du Rhône et la région Rhône Alpes a bénéficié d’une hausse de ses budgets. Le TNP est un Centre Dramatique National (CDN) et a le statut de SARL. Les CDN sont régis en France par le contrat de décentralisation dramatique institué en 1972. Le fonctionnement des CDN est subventionné par l’Etat et les collectivités. Ainsi 77% du budget du TNP est subventionné par ces partenaires publics et particulièrement par la DRAC Rhône-Alpes qui apporte les trois quart des crédits publics. Ce théâtre a retenu mon attention principalement pour deux raisons. D’une part pour l’image qu’il véhicule et ce que l’appellation « Théâtre Nationale Populaire » évoque, non pas au public mais aux acteurs qui font vivre cette institution. Je m’intéresserais particulièrement pour ce théâtre là au discours de légitimation des œuvres choisies. D’autre part, le théâtre a pris cette année un nouveau départ après sa complète rénovation et la hausse de ses crédits, j’essaierais d’analyser quelles sont les nouvelles marges de manœuvre disponibles et quelles sont les répercussions en termes de programmation. Le Théâtre des Célestins : Théâtre municipal de la ville, c’est un des acteurs majeurs de la vie culturelle lyonnaise. Construit en 1789, il a plus de 200 ans d’histoire théâtrale derrière lui et s’est ancré au cours des années dans le paysage institutionnel et culturel lyonnais. Considérés comme le théâtre « bourgeois » de centre ville, les Célestins ont longtemps proposé, sous la direction de Jean-Paul Lucet, une programmation classique pour un public socialement et géographiquement homogène. En 2000, Claudia Stavisky et Patrick Penot ont repris la direction du théâtre avec pour objectifs fixés par la municipalité de participer au rajeunissement et à l’élargissement du public et de promouvoir la création contemporaine. A la tête de ce théâtre il y a donc une double direction faite d’une artiste metteur en scène, Claudia Stavisky et d’un homme formé aux métiers de l’administration, Patrick Penot. J’analyserai comment s’organise concrètement cette codirection et comment les compétences de chacun sont mises au service de la bonne marche du théâtre. Il m’a semblé nécessaire de considérer la programmation d’une telle institution, afin d’une part de la mettre en relation avec le travail réalisé sur de plus petites structures et d’autre part pour analyser le discours et les initiatives concrètes mises en place par les représentants d’une institution qui travaille depuis 12 ans à la remise en cause de l’image bourgeoise attachée au théâtre. J’ai voulu considérer à la fois le TNP et les Célestins car ces deux théâtres, qui ont un mode de fonctionnement relativement similaire (en termes de budget, nombre de salariés permanents), défendent des projets artistiques très différents. Ainsi je pourrais analyser comment, avec des moyens équivalents, ces théâtres tiennent à se différencier l’un de l’autre tant dans la programmation que les tarifs proposés, l’image qu’ils véhiculent, etc. Ces quatre théâtres ont chacun leurs spécificités en termes de moyens (petites ou grosses structures), de statut (CDN, théâtre municipal, théâtre privé subventionné) et de localisation (centre ville ou périphérie). Les programmateurs interrogés ont eu des formations différentes : artistique et/ou administrative. Ainsi j’espère récolter des points de vue diversifiés qui permettront d’enrichir mon analyse. 9 La Programmation au Théâtre Pour chacun de ces lieux, il conviendra d’aller à la rencontre de la ou des personne (s) chargée(s) de la programmation. Ce travail peut se faire seul ou en équipe. C’est généralement le directeur du théâtre qui s’en occupe dans les petites structures, c’est le cas au théâtre des Ateliers et au Théâtre de Givors. J’essaierai de mettre en lumière les différentes approches que peuvent avoir ces directeurs du fait qu’ils soient artistes (comédien, metteur en scène) ou qu’ils aient eu une formation administrative. Dans les deux théâtres cités ci-dessus, les directeurs sont metteurs en scène. Au TNP et aux Célestins, Christian Schiaretti et Claudia Stavisky sont aussi metteurs en scène/directeurs mais ce ne sont pas eux qui s’occupent de mettre en place la programmation. Il faudra aussi aller du côté des partenaires financiers de ces structures, notamment les partenaires publics (ville, DRAC) afin de comprendre quels liens ils entretiennent avec les théâtres et de quelles façons, du fait de la contrainte financière qu’ils imposent aux équipes artistiques et aux lieux, ils agissent indirectement mais certainement sur l’offre culturelle théâtrale. J’ai fait le choix d’analyser la façon dont les spectacles sont choisis au sein de structures institutionnalisées, ancrées depuis des années dans le paysage culturel lyonnais. Ce qui signifie que les œuvres analysées sont celles qui ont trouvé leur place dans des systèmes de diffusion/distribution établis, on ne parlera pas ici du théâtre émergent car les premiers spectacles n’ont pas leur place dans les lieux que j’ai choisis. Cadre méthodologique et définition des concepts Le cadre méthodologique qui s’est rapidement imposé à ma volonté de faire l’analyse du rôle des acteurs dans la sélection des œuvres dramatiques a été celui de Howard Becker à travers son analyse des « mondes de l’art ». Selon l’auteur, « un monde de l’art se compose de toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des œuvres bien particulières que ce monde là 3 définit comme de l’art » , c’est « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail concourent 4 à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art » . Ces personnes sont liées par ce qu’il nomme des « chaînes de coopération » entre les artistes et les personnes qui accompagnent la production qu’il nomme le « personnel de renfort ». Selon Howard Becker, l’artiste est au centre du réseau de coopération car c’est lui qui est à l’origine de l’idée artistique, au cœur du processus de production/création. En ce qui concerne mon analyse, puisqu’elle concerne la sélection des œuvres, je placerai au centre du réseau de coopération le directeur/programmateur entouré alors des artistes (auteurs, metteurs en scène, comédiens), du public et des partenaires financiers, techniciens. L’intérêt de distinguer les types d’acteurs est de mettre en avant la diversité de leurs préoccupations: esthétiques, financières, professionnelles, personnelles. Ce qui a sollicité mon attention dans la notion de « coopération » c’est la place de la « convention », c'est-à-dire des modalités de la coopération. Ces conventions artistiques 3 4 10 BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.58 BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.22 Introduction 5 concernent selon l’auteur « toutes les décisions à prendre pour produire les œuvres » . Elles conditionnent alors le choix des œuvres et dictent les relations entre acteurs. Elles sont le fruit d’un consensus et s’imposent comme allant de soi, s’ensuit alors le processus de normalisation et d’incorporation. L’auteur associe la convention à la norme, la règle de représentation collective. Becker décrit le rôle contraignant de ces conventions mais il ajoute qu’elles sont nécessaires pour organiser les relations entre acteurs, elles permettent d’économiser du temps, de s’organiser rapidement et à chacun de prendre des décisions. On mesure d’emblée l’aspect ambigu des conventions, à la fois contraignantes et nécessaires. Il sera intéressant d’analyser comment les acteurs jouent avec ces conventions, comment elles peuvent être utilisées à bon escient puis laissées de côté pour des systèmes de coopération marginaux, hors des conventions habituelles. L’apport méthodologique de Becker m’aidera à comprendre les relations entre les différents acteurs du monde théâtral, saisir où se jouent les conflits d’intérêts, de quelle façon les conventions limitent la marge de manœuvre des ces acteurs : les écrivains et metteurs en scène dans leur création artistique, les programmateurs dans leur travail de sélection. Analyser la façon dont se font les choix artistiques ne peut se faire sans envisager les façons dont se créent les jugements de goût ; le rôle de l’esthétique dans le choix des œuvres. Afin d’aborder la notion de jugement, j’ai utilisé trois références : Kant et Hume pour l’aspect philosophique et Bourdieu pour l’aspect sociologique. Dans son œuvre Critique de la faculté de juger, ouvrage d’autorité en philosophie classique, Kant rappelle l’aspect universel et subjectif du jugement esthétique. Il est l’expression de la satisfaction désintéressée, le beau est associé au plaisir. Trente ans auparavant, Hume, dans son Essai sur la règle du goût (1757), rappelait que le goût est une affaire d’opinion mais mettait déjà en avant le rôle de la connaissance et de l’expérience dans la formation du goût. Celui-ci se forme au contact de l’art et nécessite alors selon l’auteur une éducation. Hume insiste sur le fait que certaines personnes, du fait de leur connaissance du monde artistique, sont plus « qualifiées » que d’autres pour émettre leur jugement sur une œuvre d’art. On aperçoit déjà dans les écrits de Hume, La Distinction de Pierre Bourdieu pour qui le jugement esthétique est exprimé par les classes dominantes qui, dotées d’un fort capital culturel, ont la compétence pour déterminer ce qui est légitime ou ne l’est pas en matière d’art. Ainsi le jugement qui sanctionne la qualité esthétique d’une œuvre ne serait pas l’expression de la subjectivité mais serait socialement construit. Les apports de Hume et Bourdieu me seront utiles afin d’analyser le discours de légitimation qui accompagne les choix de programmation. Il me donnera l’occasion de comprendre la façon dont les acteurs du champ théâtral reconnaissent la valeur artistique d’une œuvre. Hypothèses Hypothèse 1 : Le choix des œuvres dramatiques est le fruit d’ajustements qui consiste à faire accepter un projet artistique et esthétique en fonction des contraintes financières et 5 BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.53 11 La Programmation au Théâtre matérielles qui s’imposent aux théâtres. Le choix est le résultat d’un compromis entre la valeur reconnue à l’œuvre dramatique et les moyens disponibles pour la diffuser, négociés avec les partenaires financiers et culturels. Il faudra étudier la façon dont les programmateurs expliquent la valeur artistique d’une œuvre, quels critères de qualité ils exigent nécessaires pour diffuser une œuvre. C’est ici qu’interviendra l’analyse de la notion de jugement de goût et celle du discours de légitimation de l’œuvre ; la façon dont on lui donne du sens, de la valeur. Cela nous permettra de comprendre le rôle de l’expérience et de la connaissance du monde du théâtre (histoire, évolutions) qui donnent du poids au jugement, au discours sur l’œuvre. Ainsi dans une première partie je vais essayer de comprendre comment se construit le projet artistique d’une programmation. C’est d’abord un projet esthétique qui naît de la qualité reconnue à une œuvre, mais qui tient aux artistes porteurs de cette esthétique. Cette partie me permettra de comprendre quelles relations entretiennent les artistes avec les directeurs / directeurs artistiques des théâtres. Dans une seconde partie, j’analyserai comment ce projet artistique s’ajuste aux réalités matérielles, financières et territoriales révélatrices de la multiplicité des acteurs qui rentre en compte dans le processus de sélection : artistes, équipe administrative du théâtre, public, partenaires financiers. Selon Becker, « les groupes de renfort spécialisés obéissent à des normes et des préoccupations qui leur sont propres […] des préoccupations esthétiques, 6 financières et professionnelles fort différentes de celle de l’artiste » . Becker ne conçoit pas seulement la coopération, il envisage la possibilité du conflit. Je me servirai aussi de l’apport de Bourdieu qui complètera celui de Becker au sujet des notions de contrainte et rapports de force au sein d’un même champ. Analyser le processus d’ajustement me permettra de comprendre comment s’organisent les relations entre acteurs dont les statuts et représentations sociales qui les accompagnent diffèrent souvent largement : chacun parle sa langue. La notion de talent par exemple, propre à l’artiste donne une valeur certaine à son travail, contrairement au travail des personnels de renfort dont les activités sont souvent négligées, peu reconnues. Hypothèse 2 : Ces ajustements donnent à voir les marges de manœuvre des acteurs du champ théâtral : la difficulté d’aller outre les conventions, les processus de diffusion classiques, l’inertie des chaînes de coopération intériorisées et le coût du changement. A l’inverse, comment est-il possible, malgré les contraintes externes, de proposer des spectacles novateurs ? Quelle est la part de prise de risque, d’audace des programmateurs ? On peut alors considérer que le choix d’une œuvre est le résultat -soit d’un ajustement aux conventions, un compromis en faveur des contraintes institutionnelles et financières. – soit du choix de l’anticonformisme qui permet d’aller outre les réseaux établis de diffusion, de trouver des moyens de pallier le manque de subventions, de jouer l’audace et de parier sur la réceptivité, l’ouverture du public et de la critique. Comment sortir des chaînes conventionnelles de coopération pour élargir le champ des possibles en matière de création artistique ? 6 12 A travers les témoignages recueillis dans les différents théâtres, j’essaierai d’analyser, dans une troisième partie, la multiplicité des compromis possibles selon le type de structure : prestigieuse ou non, le statut (public/privé) afin de mesurer les possibilités de novation, la marge de manœuvre des artistes et des directeurs de théâtre. Il sera intéressant de considérer les écarts en termes de discours au sujet de la novation artistique et de la réalité des spectacles proposés, tant dans leur forme que leur contenu. BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982, p.49 Introduction Travail de terrain Présentation des personnes interrogées 1. Yves Neff – Metteur en scène et directeur du théâtre de Givors. Formation artistique – Ecole Charles Dullin, ateliers d’Ivry dirigés par Antoine Vitez. D’abord comédien, il commence la mise en scène à l’âge de 40 ans, créé sa compagnie Drôle d’Equipage. En 2009, il monte le projet Ca déraille sur Rhône, festival itinérant entre le lac Léman et la méditerranée. Conduit à Givors, il est nommé directeur en janvier 2011 et s’occupe de la programmation. 2. Patrick Penot – Directeur administratif du théâtre des Célestins. er 53 ans (né le 1 avril 1949), formation administrative-Ecole Nationale du Trésor Public. Après de multiples expériences en Institut Français à l’étranger (Varsovie, Milan, Athènes), il assure depuis 2000 la double direction avec Claudia Stavisky du théâtre et gère la programmation du festival international « Sens Interdits » qu’il a initié en 2009. 3. Marc Lesage – Théâtre des Célestins, directeur de production/conseiller à la programmation. 45 ans, formation artistique et administrative – Ecole de la Rue Blanche (sections administration et comédien). Après une carrière en tant que comédien et metteur en scène il se tourne vers l’administration (direction du centre culturel de Courbevoie, du théâtre de Beauvais et du théâtre de Collombe). Arrivé en 2010 au théâtre, il s’occupe de la programmation. 4. Simon Deletang – Metteur en scène et directeur du théâtre Les Ateliers. 34 ans, formation artistique comédien et metteur en scène – ENSATT (Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon), Unité Nomade (Paris). Après avoir participé à de nombreux projets avec des metteurs en scène lyonnais (Claudia Stavisky, Michel Raskine), il est appelé par Gilles Chavassieux pour tenir la double direction du théâtre en 2008. Il est le seul directeur depuis janvier 2012. 5. Jean-Pierre Jourdain – Directeur artistique au TNP. Formation littéraire – Lettres Modernes. Comédien jusqu’à 30 ans, il gère le journal du théâtre National de Chaillot aux côtés d’Antoine Vitez. Dramaturge au théâtre Ouvert, il occupe aussi le poste de secrétaire général (Comédie de Reims aux côté de Schiaretti et Comédie Française). Il ouvre une scène nationale à Clermont Ferrand. Arrivé en 2007 au TNP à la demande de Christian Schiaretti afin de redonner un élan au théâtre, il est en charge de la programmation. 6. Guillaume Cancade – Administrateur général au TNP. Formation professionnelle à l’ARSEC (Agence Rhône Alpes de services aux entreprises culturelles), pas de formation universitaire. 13 La Programmation au Théâtre D’abord responsable d’actions évènementielles dans la solidarité internationale (conservatoire international des prisons, handicap international), il est ensuite administrateur au théâtre équestre de Zingaro. Arrivé en 2003 au TNP, il fait partie du comité de direction et s’occupe de la gestion administrative et financière du théâtre. 7. Bertrand Munin – Directeur adjoint DRAC Rhône Alpes/ancien conseiller théâtre. Formation universitaire littéraire – Doctorat d’Etudes théâtrales, pas de formation administrative. Enseignant pendant dix ans au département d’études théâtrales, il se tourne vers la dramaturgie et l’accompagnement d’artistes, puis vers l’administration d’Etat. Il est nommé conseiller théâtre en DRAC Lorraine en 2002 puis en 2005 il vient occuper le même poste en DRAC Rhône-Alpes. Depuis 2010, il est directeur adjoint de la DRAC. Grille de Questions Quel est votre parcours universitaire et professionnel ? D’où vient votre passion/attrait pour le théâtre ? Comment êtes-vous arrivés dans ce théâtre ? Avec quelles personnes travaillez-vous au quotidien ? Comment s’organise concrètement votre travail : journée type, réunions avec l’équipe, déplacements pour aller voir les spectacles, rencontres avec les équipes artistiques. Travail en équipe : la sélection puis la prise de décision sont-elles collectives ? Quelles relations entretenez-vous avec le personnel du théâtre ? Quelles sont les relations que vous entretenez avec les autres théâtres de la ville, les partenaires financiers ? Comment définissez-vous le projet artistique porté par votre théâtre ? Comment définissez-vous la qualité d’un spectacle ? Choisissez-vous un spectacle pour le texte, l’auteur, le metteur en scène, la distribution des acteurs ? Quel est le rôle des affinités que vous entretenez avec certains metteurs en scène ? Quelle est la part des spectacles déjà créés au moment du choix de programmation ? Quel est votre budget total ? Quel sont les financements publics et/ou privés que vous recevez ? Avez-vous développé le mécénat ? Quelle est la part d’autofinancement de votre budget ? Quel est le prix moyen d’un spectacle ? Quels sont les avantages/inconvénients du statut de votre théâtre ? (CDN, théâtre municipal, indépendant) Cette grille de questions s’adresse à la personne chargée de la programmation. Elle n’est qu’une référence. Dans aucun entretien je n’ai suivi le déroulé des questions, 14 Introduction toutes viennent dans le désordre au fil de la conversation. De plus, les questions sont personnalisées en fonction des théâtres et personnes à qui je m’adresse. Les questions concernent 4 aspects : -Des questions d’ordre personnel sur la formation universitaire et professionnelle -Les réalités concrètes du travail de programmateur et les relations entre acteurs : travail au quotidien, relations avec l’équipe de travail, le personnel du théâtre, les équipes artistiques (comédiens, metteurs en scène, auteurs), calendriers, partenariats avec d’autres acteurs culturels. -Le projet artistique porté par le théâtre : sa dimension esthétique, les jugements de valeur portés sur les œuvres dramatiques. -L’aspect financier : tutelles, conventions et labels, financements public/privé, mécénat, budget. . Certaines ressources écrites et numériques ont aidé le travail: les critiques de spectacles et interviews de metteurs en scène dans la presse généraliste et spécialisée, les bilans financiers des organismes financeurs (bilan 2010 de la DRAC Rhône-Alpes en ligne sur le site), les circulaires du Ministère de la Culture et la Communication au sujet des orientations annuelles, les sites internet et programmes diffusés dans l’espace public des différents théâtres. 15 La Programmation au Théâtre PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes Dans cette première partie, il s’agira de confronter les discours au sujet du projet artistique. Comment celui-ci se construit selon les théâtres – leur histoire, le lieu où ils se trouvent selon les personnes qui font vivre ces lieux et se sont forgées au fil du temps une ou des visions des théâtres, l’envie de défendre un type de théâtre. Je verrai qu’une programmation tient aussi beaucoup aux personnes porteuses des projets que le théâtre veut défendre et à la façon dont les programmateurs envisagent l’accueil des artistes. Mais avant de se diriger dans chacun des théâtres, j’aimerais essayer de comprendre comment les personnes que j’ai rencontrées en sont arrivées à exercer cette profession. Quelles sont les motivations qui les animent et quel parcours ont-elles suivi pour en arriver là ? 1. Acteurs du champ théâtral : origine, formation et sélection a. Une passion en commun : le théâtre D'où viennent les professionnels du monde du théâtre ? Qui sont-ils et pourquoi ont-ils choisi de travailler dans ce domaine artistique ? Si les formations de ces personnes, aussi bien que leurs statuts, peuvent être très différentes, toutes ont en commun la passion du théâtre. Pour la plupart des professionnels que j'ai rencontrés, cette passion est née d'une fréquentation dès le plus jeune âge des théâtres. C'est donc une mise en contact précoce avec le théâtre qui a permis de développer avec le temps un goût pour cet art. Simon Deletang, comédien/ metteur en scène et directeur des Ateliers, se souvient : « Mes parents m’ont emmené au théâtre je devais avoir quatre ans, ils étaient dans le livre, passionnés de théâtre. Après ils n’en venaient pas, ils ne faisaient pas de théâtre eux-mêmes mais ils étaient très curieux de ça, donc ils m’y emmenaient souvent. Au début je détestais ça évidemment comme tout jeune enfant. Et puis petit à petit, j’ai découvert que ça me fascinait mais j’ai jamais eu le sentiment d’une vocation (…) c’est venu au fur et à mesure, et en pratiquant, ce 7 que je disais intéressait les gens » 7 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 16 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes Simon Deletang est conscient de l'idée d'apprentissage contrairement à Marc Lesage, au théâtre des Célestins, qui n'arrive pas à expliquer d'où lui est venue son envie d'être comédien : « Je sais pas, j’ai du vouloir à quatre ans être médecin parce que j’étais persuadé que les médecins avaient une Lamborghini et je rêvais d’avoir une Lamborghini. Une fois que le caprice de la Lamborghini m’est passé après j’ai pas le souvenir d’avoir voulu poursuivre la médecine et donc bon voilà c’est tombé là dessus, au départ c’était jouer, voilà, l’envie d’être comédien, d’être sur le plateau, donc voilà ça a été quelque chose de viscéral qui est arrivé très tôt et dont je ne peux pas exprimer l’origine, je suis pas le fils d’un acteur , je ne baignais pas dans ce 8 milieu. » Pourtant lorsque je lui demande s'il allait régulièrement au théâtre il affirme :« j'avais quand même une activité culturelle décente ». Comme ces sorties culturelles ont fait partie dès le plus jeune âge de ses habitudes, elles sont pour lui quelque chose de normal, de naturel qui n’a pas eu de véritable influence sur sa volonté d’être comédien. Pourtant c’est certainement cette mise en contact avec le théâtre, même en tant que spectateur, qui a été un terrain propice à sa future carrière en tant que comédien, malgré les difficultés à faire accepter ce choix à ses parents. « Etant issu d’une famille où le père rêve d’un avenir extrêmement riche et prestigieux pour son fils unique, il a fallu énormément lutter évidemment comme beaucoup de parents qui ont pas forcément eu la carrière qu’ils rêvaient de réussir et bien ils avaient des objectifs très très élevés pour leurs enfants qui étaient de faire HEC, qui était de faire polytechnique ou centrale, quelque chose comme ça, ce qui était pas tout à fait mes objectifs personnels puisque bon faire 9 comédien c’était très décevant. » De la même manière, Patrick Penot est allé régulièrement au théâtre dès le plus jeune âge, non pas accompagné par ses parents mais par le biais de l'école : « J'ai été plongé dans le théâtre dans mon adolescence puisque j’étais au lycée à Montbrizon – j’étais interne et c’était une évasion possible- et on nous proposait très régulièrement d’aller au théâtre à la comédie de Saint Etienne chez Jean 10 Dasté, donc ça, ça a été l’initiation assez radicale. » Patrick Penot n'a jamais fait de théâtre. Sa sensibilité artistique ne s'est pas limitée à ce seul domaine : « A l’époque j’étais surtout travaillé par le graphisme, j’avais envie de peindre, de dessiner ; c’était ça mon rêve, tout en me dirigeant vers des études littéraires et comme on était dans les années post 68, il y avait une absence de souci de l’avenir, mais plus un souci d’indépendance par rapport aux parents, on avait envie de se tenir debout tout seul tout en sachant qu’on trouverait sans 8 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 9 Ibid. 10 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 17 La Programmation au Théâtre problème. J’ai voulu me marier, monter un atelier, en me disant on ira faire de la 11 peinture, on fera de l’art. » Il semble qu'une des conditions pour travailler dans le monde théâtral, comme dans n'importe quel milieu artistique, soit un véritable attrait pour la discipline, l’idée que le théâtre a un pouvoir, qu’il est nécessaire. Que cette passion pour le théâtre s'explique par un apprentissage ou une initiation (Simon Deletang et Patrick Penot) ou soit une vocation comme Marc Lesage le croit, elle est la principale motivation, l'ingrédient nécessaire sans lequel on ne peut se forger une carrière dans ce milieu là. b. Formation et sélection : L'idée ensuite est de savoir comment ces personnes ont transformé cette passion pour le théâtre en un métier, ce qui m'amène à considérer quelles formations elles ont suivies et comment elles ont été sélectionnées pour travailler dans le monde théâtral. Les entrées dans le monde du théâtre sont multiples. Il est important de préciser que les réseaux informels sont nombreux pour entrer dans ce milieu là. Si l'on prend l'entrée artistique - être comédien, metteur en scène ou dramaturge - il faut savoir que ces professions ne sont pas réglementées en France. Dans l'absolu, n'importe qui peut se déclarer metteur en scène et monter un spectacle pourvu qu'il trouve des lieux de diffusion. On distingue les artistes professionnels des amateurs. La professionnalisation peut venir soit de l'expérience (réseau informel), soit d'une formation dans une des quelques grandes écoles de théâtre (circuit institutionnalisé). Une dizaine de grandes écoles sont véritablement reconnues par les professionnels du milieu, ce sont généralement les écoles nationales dont l’entrée est sélective. C'est pourquoi de nombreux artistes ne sont pas passés par ce chemin là. Si l'on considère les métiers administratifs du théâtre, il en est de même. La profession tend à se réglementer, il y a bel et bien des formations universitaires et professionnelles à l'administration culturelle, à la gestion de projets culturels, etc. mais il ne semble pas y avoir de profil type pour exercer les métiers d'administrateur général, de directeur artistique ou encore de chargé de production/programmation. Voyons quelques illustrations de cette diversité de profils à travers les témoignages récoltés. Ceux-ci donnent à voir la variété de formations disponibles, des circuits institutionnalisés aux plus informels. Si l'on commence par les circuits institutionnalisés, ceux-ci concernent les grandes écoles de théâtre. Simon Deletang, metteur en scène directeur des ateliers, Yves Neff (metteur en scène directeur du théâtre de Givors) et Marc Lesage (comédien chargé de production aux Célestins) en ont fait une. Cette formation a été déterminante, notamment pour Simon Deletang dont tout le parcours professionnel découle de la présentation de son travail de mise en scène de fin d'études à l'ENSATT (Ecole Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre) : Roberto Zucco, une pièce de Bernard-Marie Koltes, auteur contemporain. 12 « Tout ce que j’ai eu à Lyon, c’est grâce à ce spectacle » , affirme Simon Deletang. Le lancement de sa carrière en tant que metteur en scène s’est fait à partir de ce moment là, lorsque des personnalités telles que Michel Raskine –directeur metteur en scène au théâtre du point du Jour – Claudia Stavisky – directrice metteur en scène au théâtre des Célestins – Gilles Chavassieux – directeur metteur en scène au théâtre des Ateliers – sont 11 Ibid. 12 18 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes venus assister à la représentation, lui donnant ensuite l’opportunité de travailler avec eux. La carrière de Simon est le fruit de la réussite de sa formation. En étant dans un réseau institutionnel légitime car reconnu par les professionnels du théâtre, il a eu l’opportunité de travailler avec Gilles Chavassieux puis de reprendre la direction du théâtre des Ateliers à 34 ans. Le contexte temporel a aussi joué en la faveur de Simon Deletang, l’école étant installé à Lyon depuis seulement trois ans, elle attirait davantage de professionnels en quête de jeunes talents. Tout comme Simon Deletang, Marc Lesage a fait une grande école de théâtre : La rue Blanche, l’ex ENSATT au temps où elle était encore à Paris. Il a suivi deux formations dans cette école. La section comédien/metteur en scène et la section administration de spectacles (pour rassurer ses parents et avoir un « vrai » diplôme). Après avoir été comédien et metteur en scène, il a répondu à une annonce pour prendre la direction du centre culturel de Courbevoie et un concours de circonstances lui a permis d’obtenir à 24 ans ce poste de directeur alors qu’il n’avait ni la formation, ni l’expérience pour exercer ce métier. Cette première expérience lui a donné l’envie de construire sa carrière dans ce domaine-là. Son arrivée aux Célestins relève d’un choix : « Les Célestins, j’ai quitté une direction générale pour prendre une direction de production et une mission de conseil artistique, tout ça parce que j’avais une volonté de me recentrer sur l’artistique. Dans une direction générale, il y a quand même 80% du temps passé à l’administration, c'est-à-dire les RH et les relations avec les élus, ce qui commençait après quelques années à me peser très très lourdement et puis je commençais à m’éloigner de mon principal intérêt qui était 13 de défendre des projets et des artistes. » Contrairement à Simon Deletang, pour qui la carrière professionnelle a été dans la droite lignée de sa formation à l'ENSATT, on aperçoit dans le parcours de Marc Lesage une dérive par rapport à ses désirs et la formation de comédien qu'il a suivi. Voulant à tout prix être « sur le plateau », il a suivi la formation « administration de spectacle » pour ses parents et c'est finalement dans cette filière qu'il va travailler quasiment toute sa vie, semblant y prendre goût malgré lui ou peut-être ayant réalisé qu'il était plus difficile de vivre du métier de comédien ou de metteur en scène. Lorsqu'il décrit les raisons de son arrivée aux Célestins, il réaffirme son désir d'exercer une profession qui soit plus en phase avec ses désirs principaux davantage tournés vers l'artistique – « défendre des projets et des artistes. » 14 Yves Neff n'a pas fait une grande école nationale mais a été dans une école privée, l'Ecole Charles Dullin à Paris. Sa formation n'en est pas moins légitime, d'autant plus qu'il a suivi en parallèle des cours chez Jacques Le Coq et des cours aux ateliers d'Ivry dirigés par Antoine Vitez. Il est important de rappeler la place qu'occupe cet homme dans le monde du théâtre, renommé pour la génération de comédiens qu'il a formé, si bien que Patrick Penot, aux Célestins, me parle de la « famille Vitez », c'est à dire les comédiens avec lesquels le théâtre aime travailler (Claudia Stavisky, la directrice, ayant été formée à cette école). Marc Lesage décrit ainsi la « famille Vitez » : « C’est une famille théâtrale de gens de même génération qui se sont connus à une certaine époque et qui continuent d’œuvrer parce que la formation Vitez c’était quand même plutôt ce qui se faisait de mieux à l’époque, donc 13 14 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 19 La Programmation au Théâtre évidemment ce sont des gens qu’on retrouve sur la route, qui sont assez 15 incontournables dans la profession. » Suite à cette formation, Yves Neff a pu être comédien puis metteur en scène. Il a monté sa propre compagnie Drôle d'équipage, avec laquelle il a pris la direction du théâtre de Givors en 2011. « Il y avait cette opportunité de réellement prendre la direction du théâtre parce qu’il y avait une volonté de changement, la ville de Givors voulait mettre en place une direction qui soit faite par un équipe artistique, et justement pas par quelqu’un qui était plus administrateur. Donc on a déposé un dossier et remporté 16 le marché. » On voit d'emblée que c'est bien la compétence artistique qui a primé pour accorder à Yves Neff la direction du théâtre de Givors. Patrick Penot a lui aussi choisi un réseau institutionnel, mais cette fois-ci du côté administratif. Sa formation à l’Ecole Nationale du Trésor Public lui permet de se spécialiser en comptabilité. Sa carrière commence à l’étranger, dans un Centre Culturel Français en Pologne ; il est expert comptable de la structure et gère le volet artistique. Dès lors, il a toujours exercé ses compétences de gestionnaire et de comptable dans des institutions culturelles (CCF, Théâtre de l’Athénée, Célestins). Ce séjour en Pologne a été le premier d’une longue série de séjours en Europe (Varsovie, Milan, Athènes) dans d’autres Centres Culturels Français. Patrick Penot considère la Pologne comme la première des trois rencontres qui ont marqué sa vie. Ce sont ces différents séjours dans ce pays qui ont forgé l’idée qu’il se fait aujourd’hui du théâtre, qui ont motivé l’idée de créer le festival Sens Interdits. Mes autres interlocuteurs ont eu des formations plus atypiques. Par exemple, Jean-Pierre Jourdain (directeur artistique TNP) a fait des études littéraires (Lettres Modernes à Paris) et c'est en tant que comédien qu'il a commencé sa carrière. Je parlais d'Antoine Vitez. Jean-Pierre Jourdain, au début des années 1980, a l'occasion de lui faire lire la première pièce de théâtre qu'il a écrit. Après l'avoir lu, Vitez lui propose de devenir rédacteur en chef du théâtre de Chaillot. Jean-Pierre Jourdain est ainsi propulsé à un poste complètement inattendu. Cette rencontre fondatrice de sa carrière lui a permis de se faire une place dans le milieu théâtral et de n'occuper plus que des postes dans de grandes institutions telles que la Comédie Française, en tant que secrétaire général, le TNP dont il est actuellement le directeur artistique. Il a fondé la comédie de Clermont Ferrand et travaillé en dramaturgie au Théâtre Ouvert à Paris. Ainsi, sans avoir de formation initiale aux métiers de l’administration du théâtre, Jean-Pierre Jourdain a su développer de multiples compétences tout au long de sa carrière, aussi bien artistiques, littéraires que de gestion et d'administration. Autre parcours littéraire, c'est celui de Bertrand Munin, aujourd'hui directeur adjoint de la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles). Les DRAC sont le relais du Ministère de la Culture en région, les représentants de l'Etat. Bertrand Munin, lorsqu'il a été recruté, occupait en Rhône-Alpes le poste de Conseiller Théâtre, un poste de fonctionnaire. Il a été sélectionné, non pas pour ses compétences administratives, mais bien pour sa 15 Ibid. 16 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 20 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes connaissance du milieu théâtral. En effet, après avoir eu son doctorat d'Etudes Théâtrales, Bertrand Munin a enseigné au même département pendant plusieurs années, puis il a travaillé en tant que dramaturge pour des compagnies et a fait de l'accompagnement d'artistes. Le métier de fonctionnaire, il l'a appris sur le terrain, d'abord à la DRAC en Lorraine, puis en Rhône-Alpes pour tout ce qui concerne la mise en œuvre des politiques publiques, les relations avec les préfets de région, de département : « un véritable cassetête » selon lui. Il résume en ces mots sa carrière : « Ma vie n’est qu’un immense hasard perpétuel qui m’a amené là parce que j’ai jamais eu de plan de carrière arrêté, les fonctions et les métiers se sont inventés au fil du temps sur les 10-15 dernières années. » 17 La formation sur le terrain, c'est aussi celle de Guillaume Cancade, l'administrateur général du TNP. Après avoir travaillé en tant qu'administrateur à Zingaro, le théâtre équestre à Aubervilliers, il a été responsable d’action évènementiel dans la solidarité internationale : « J’ai pas de formation, je me suis formé sur le tas, responsable de production, j’ai fait une petite formation à l’ARSEC (Agence Rhône Alpes de service aux entreprises Culture), j’ai fait des formations un peu dans les droits de gestion de spectacles mais enfin quand même pas de niveau universitaire et tout de suite sur le terrain, dans des compagnies, chargé de prod., chargé des tournées, 18 chargé de communication. » Ces différents profils montrent bien la diversité des formations et des trajectoires de chacun. Il n’y a pas de formation type pour entrer dans le monde du théâtre aussi bien du côté administratif qu’artistique et il serait faux de croire qu’un type de formation mène aux mêmes professions. Les codes qui encadrent la sélection de ces professionnels tiennent aussi à des critères informels comme le rôle de la personnalité, des affinités et du réseau. Patrick Penot affirme que toute sa carrière professionnelle tient à trois rencontres. Pour Jean-Pierre Jourdain, ça aura été sa rencontre avec Antoine Vitez. Bertrand Munin et Marc Lesage réaffirment le rôle du hasard, des circonstances qui ont orienté leurs choix de carrière. Le monde du théâtre semble déterminé par cette dose d’inattendu qui laisse croire que chacun peut espérer y trouver une place. Des sept personnes avec qui j’ai discuté pour réaliser ce travail, cinq sont directement en charge de la programmation. Deux directeurs : Simon Deletang aux Ateliers, Yves Neff à Givors et deux directeurs artistiques/chargés de production : Jean-Pierre Jourdain au TNP et Marc Lesage pour la programmation générale aux Célestins. Patrick Penot, le directeur administratif des Célestins est en charge de la programmation du festival Sens Interdits. Quelle que soit leur formation, leur expérience, ces cinq programmateurs ont acquis la légitimité nécessaire pour affirmer leurs choix artistiques. Cependant, un point de fracture semble d’emblée se dessiner entre deux types de programmateurs : les artistes et ceux issus de l’administration. Une série de questions se pose alors : un comédien/metteur en scène est-il plus à même de réaliser les choix de programmation du fait de sa sensibilité artistique ? Une personne venant uniquement de l’administration ne fera-t-elle pas des choix financiers avant de privilégier la création artistique ? Quelle est la légitimité d’une personne qui n’a jamais été en contact avec le plateau pour programmer des spectacles ? Un metteur en scène, dont le domaine est avant tout la création artistique, ne doit-il pas se limiter à cette activité ? Jusqu’à quel point s’opposent compétences gestionnaires et sensibilité artistique ? 17 18 Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012 Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012 21 La Programmation au Théâtre Il est vrai que les préoccupations d’un metteur en scène et d’une personne qui n’a jamais fait de théâtre sont différentes. Chacun d’ailleurs revendique sa spécificité : Ecoutons Yves Neff, directeur metteur en scène au théâtre de Givors, et la façon dont il conçoit la gestion artistique de son théâtre : « Un théâtre ça se dirige du plateau. Tous les corps de métiers : artistique, administratif et technique se doivent de se mettre au service de ce qui se passe sur le plateau (…) A Givors, le théâtre est géré par l’association Drôle d’Equipage, cette compagnie a un certain nombre d’activités de création et la gestion du théâtre. Tout salarié du théâtre est en fait salarié de la compagnie, c’est une chose que l’équipe en place avant notre arrivée n’a pas tout de suite compris. Certaines personnes sont parties car elles n’ont pas supportées l’idée qu’elles ne travaillaient pas pour le théâtre mais pour une compagnie, qui elle-même avait la 19 gestion du théâtre. » Le mode de gestion adopté est clair : la gestion administrative doit être au service de la création artistique et non l’inverse, c’est pourquoi ceux qui font les choix de programmation se doivent d’être des artistes. Yves Neff poursuit et met en garde contre les risques pour la création artistique d’avoir un directeur administratif : « Il arrive que les directeurs administratifs aient une idée de programmation et c’est le plateau qui s’ajuste à ce projet de programmation, c'est-à-dire que tout doit suivre le cadre d’une plaquette. C’est très pratique, ça permet de s’organiser, ça permet de faire des deal, de se mettre en réseau, d’acheter des spectacles, d’organiser quelque chose qui risque d’oublier d’autres personnes qui ne sont pas dans ces circuits, ça peut créer une certaine timidité dans la prise de risque. Ce sont plus les contraintes financières et matérielles qui justifient la programmation et le fonctionnement. Comme actuellement il y a un désinvestissement de certains financements publics, notamment du côté de l’Etat, c’est évident qu’en priorité, une structure qui fonctionne comme ça, aura tendance à protéger son équipe administrative, son équipe de permanents, au détriment des équipes artistiques, au détriment du projet. S’il ne se passe rien au niveau du plateau, il n’y a pas de développement possible de l’activité, sachant que ça change complètement le regard et les priorités dans la gestion 20 d’un théâtre. » Yves Neff revendique son statut d’artiste, il est « passé par le plateau », c'est-à-dire qu’il connait le monde de la création artistique de l’intérieur. Selon lui, son expérience lui donne la légitimité nécessaire pour gérer la programmation. Il affirme que c’est cette spécificité qui lui permettra de faire ses choix en fonction des équipes artistiques et des projets qu’il veut défendre avant de considérer les contraintes financières. Son discours est révélateur d’une incompatibilité entre compétences artistiques et administratives. Patrick Penot, à l’inverse, est issu de l’administration. Il est administrateur général du théâtre des Célestins et s’occupe de la programmation du festival Sens Interdits qu’il a luimême créé. Il n’a jamais fait de théâtre mais assure que sa connaissance du milieu théâtral qu’il a acquise grâce à son expérience - il voit énormément de spectacles - lui donne une légitimité en matière de choix artistique. 19 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 20 Ibid. 22 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes Simon Deletang, metteur en scène directeur des ateliers, a un avis plus mitigé par rapport à Yves Neff. Son statut de metteur en scène est pour lui un moyen d’enrichir son statut de directeur. Le volet artistique lui est personnellement indispensable mais il rappelle que chaque théâtre a sa spécificité et n’émet pas de jugement de valeur sur le mode de gestion à adopter. Par exemple, ce sont des artistes à la tête des CDN (Centres Dramatiques Nationaux) pour monter un projet artistique particulier. A l’inverse, les Scènes Nationales ne sont pas dirigées par des artistes, l’objectif de ces structures étant la pluridisciplinarité pour satisfaire un large public sur territoire où il n’y a rien. Cette fracture nous permet d’analyser l’un des rapports de force qui oppose les professionnels du monde théâtral et artistique en général : la rencontre du personnel artistique et administratif. Les préoccupations, le langage et les compétences de chacun sont différents. L’espace de création est lié au sensible, au subjectif, au fragile lorsque l’administratif fait référence au rationnel, aux notions de gestion, de finance, de rentabilité. Pourtant, le programmateur est à la frontière de ces deux mondes, il doit à la fois faire preuve de curiosité, de sensibilité artistique, tout en possédant les outils de gestion et de comptabilité nécessaires à la mise sur pied du projet artistique que son théâtre défend. Certains font le choix de laisser primer une compétence sur une autre, le tout étant de trouver un équilibre. 2. La construction du projet artistique et esthétique : des visions du théâtre. Maintenant que je sais un peu mieux d’où viennent les programmateurs de théâtre et la diversité des trajectoires possibles, il convient de s’intéresser à la façon dont ils travaillent. Il m’a semblé judicieux de prendre comme point de départ le projet artistique et esthétique défendu par chaque théâtre, c'est-à-dire le cœur de la programmation, son essence. Faire le choix des spectacles que l’on va accueillir dans son théâtre, c’est avant tout défendre des projets et des équipes artistiques. Quelle forme de théâtre défendent alors les quatre théâtres de notre étude de cas ? Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas de faire l’analyse objective des programmations des théâtres mais de considérer la façon dont ceux qui ont fait ces choix en parlent. Ces propos me permettront de comprendre quelle vision du théâtre ces personnes ont et comment elles construisent leur projet artistique en fonction du théâtre dans lequel elles se trouvent. a. Le théâtre des Célestins : La ligne artistique des Célestins repose sur l’idée d’un partage des risques. Les spectacles 21 proposés peuvent se partager en deux catégories, selon Claudia Stavisky -les spectacles dits « à risque » : les créations, les pièces contemporaines, les écritures nouvelles, les formes plus difficiles ou hybrides de théâtre (cirque, marionnettes), sur lesquelles il est difficile de parier si le public adhèrera à 100% mais qu’artistiquement il est intéressant de défendre. 21 LIBERATION, Luc Hernandez, article du 6 juin 2010 23 La Programmation au Théâtre -les spectacles dits « porteurs pour financer » : les spectacles choisis pour le texte (un classique), la tête d’affiche (cette année aux Célestins André Dussolier dans Diplomatie, Catherine Frot dans Oh les beaux jours de Beckett, Sophie Marceau dans Une histoire d’âme d’Ingmar Bergman…), le metteur en scène de renommée internationale. Marc Lesage, responsable de la programmation générale, affirme préférer travailler sur le premier type de spectacle, plus intéressant artistiquement parlant. Par exemple, il affirme que cette année le travail fait avec Nathalie Fillon, une jeune metteuse en scène peu connue, pour A l’Ouest était vraiment enrichissant. Il parle aussi de Mathieu Reinbolt qui sera l’artiste associé l’année prochaine et qui travaille sur des spectacles de cirque. Mais il tient aussi à rappeler que le théâtre n’a aucune honte à programmer des spectacles plus académiques et qu’artistiquement ils sont « tout à fait bons ». Je verrai plus en détails par la suite les raisons de cette ligne artistique. Ce que l’on retient du discours sur l’esthétique des Célestins et son devenir c’est simplement que les responsables du théâtre sont depuis 2000 (année de changement de direction) désireux de soutenir des formes de théâtre plus contemporaines, novatrices dans leur style, l’idée étant d’amener petit à petit le public classique du théâtre vers ces formes nouvelles. C’est dans cette lignée que s’inscrit le festival Sens Interdits que Patrick Penot, l’administrateur général des Célestins et directeur artistique du festival a créé en 2009. Nous reviendrons en détails sur l’aspect novateur de ce festival dans ma dernière partie. En quelques mots, Sens Interdits est un festival international de théâtre qui propose selon Patrick Penot un « théâtre de l’urgence », c'est-à-dire que les spectacles proposés n’auraient jamais eu l’opportunité d’être diffusés de façon institutionnelle dans le pays où ils ont été créés. Il m’explique les raisons de son attrait pour ce théâtre politique et résistant né lors de son premier séjour en Pologne : « Comme la Pologne était un pays et est toujours un des grands pays de théâtre au monde, j’ai fait une plongée dans ce théâtre là et d’un seul coup j’ai compris à quel point le théâtre était politique. A quel point le théâtre ne vivait bien que quand il était ancré dans la vie, à quel point le théâtre porte sur la scène avec une 22 force qu’aucun art ne peut égaler. » b. Le théâtre Les Ateliers : Aux Ateliers, la ligne artistique est claire et affichée. Le projet du théâtre est centrée sur la défense des écritures contemporaines, non pas le théâtre contemporain dans son ensemble mais avant tout le texte et son auteur : « Nous c’est l’écriture. Ce qui guide la programmation c’est les auteurs et pas les metteurs en scène…On tient à notre singularité, ils font tous du classique alors on ne transige pas sur le répertoire et c’est ça vraiment qui nous différencie. » 23 Simon Deletang, jeune directeur et metteur en scène du théâtre, affirme le côté très subjectif de ce parti pris artistique. Le théâtre a été créé il y a une trentaine d’années par Gilles Chavassieux avec cette même idée de défendre les écritures contemporaines. Simon Deletang dit avoir orienté davantage ces textes vers des écritures engagées. Voici la façon dont il décrit les spectacles qu’il choisit : 22 23 24 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes « On accueille (les artistes) sur des choses très pointues. Les gens savent qu’ici ils viennent voir un théâtre plus engagé. La saison prochaine est plus politique, on a des textes qui parlent beaucoup du monde, beaucoup d’insurrection, moi j’ai un texte sur l’islam, Le guide du démocrate c’est sur la société française aujourd’hui, on va avoir un spectacle sur Israel, un autre spectacle sur la question du soulèvement dans une banlieue française, un spectacle sur l’écologie, la génération des quarantenaires. Pas mal de spectacles sur l’engagement, parce que moi j’impulse ça et que tout ça s’est mis en place…c’est 24 ça qui créé la cohérence, c’est notre regard, c’est une histoire de subjectivité » Simon Deletang parle de pièces difficiles, de sens politique du théâtre, de formes pointues, associant un peu son théâtre à un lieu de performance. C’est d’ailleurs avec une pièce provocante, Shopping and Fucking, qu’il est arrivé dans ce théâtre. Il n’arrivait à la produire nulle part, jugée trop violente et trop dangereuse. Gilles Chavassieux cherchait à s’ouvrir à de jeunes metteurs en scène, il lui a donné l’occasion de jouer sa pièce plus de quarante fois aux Ateliers, ce qui est « inouï pour une création comme ça », affirme Simon Deletang. Avec le théâtre Les Ateliers, on a l’exemple d’un lieu à la ligne artistique claire et ciblée sur un genre particulier de théâtre. c. Le Théâtre National Populaire : Le TNP est un Centre Dramatique National. Un tel statut exige qu’un artiste soit à la tête du théâtre, nommé pour défendre son projet artistique. La ligne artistique du TNP est donc impulsée par son directeur, Christian Schiaretti, avec l’aide du directeur artistique, Jean-Pierre Jourdain qui gère la programmation et les accueils. La saison 2011-2012 se divise entre théâtre classique et théâtre moderne, les artistes accueillis font partie des grands noms de la scène théâtrale : Olivier Py, Joel Pommerat, Patrice Chereau, etc. Le projet artistique émane du metteur en scène directeur, c'est-à-dire de ses créations et les spectacles accueillis sont dans la continuité de celles-ci. La perspective choisie par Christian Schiaretti pour cette saison c’est le temps, la mémoire, l’idée de se forger un bien commun. Ces thèmes sont vastes. Jean-Pierre Jourdain me parle, dans cette perspective, de l’importance des classiques au TNP : « Des textes et des mises en scène qui ont traversé les siècles. Mettre dans l’écoute d’aujourd’hui un texte qui a été écrit il y a des siècles, et voir comment ça résonne aujourd’hui. Donc ça c’est un projet très intéressant, c’est un vrai projet de théâtre, c’est important pour penser notre avenir. (…) Le théâtre est riche, j’adore cette matière quasiment de chantier de fouille. On fait des fouilles archéologiques à ciel ouvert devant tout le monde, on creuse la société, nous retrouvons des vestiges, les gestes anciens, les paroles anciennes, on les remonte à la surface, comme une ville enfouie qui ne cesse de revenir, je trouve ça formidable, rien n’est oublié. Au théâtre tout revient toujours: on répète le 25 texte, on refait le geste, c’est un retour de l’histoire, un retour du sentiment. » On a ici un point de vue artistique radicalement opposé à celui du théâtre des Ateliers. Alors que pour Simon Deletang, ces « textes qui ont traversé les siècles » renvoient au 24 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 25 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 25 La Programmation au Théâtre passé, au déclassé, les œuvres du répertoire sont, aux yeux du TNP, des classiques et donc 26 éternisées . Guillaume Cancade confirme les propos de Jean-Pierre Jourdain en affirmant que le TNP doit favoriser le répertoire. La reprise des spectacles est pour lui une forme de recyclage qui participe à la transmission de notre histoire littéraire et dramaturgique. Il rappelle que la programmation n’est pas faite que de pièces de répertoire, mais l’on précisera que les spectacles proposés ont déjà acquis une reconnaissance publique et professionnelle. On voit bien que le projet artistique du TNP est largement associé à ces idées de prestige et d’excellence artistique, liées aux héritages historiques du lieu. JeanPierre Jourdain me fait part de sa fierté de travailler dans un lieu comme le TNP : « On peut considérer nous ici qu’on est attaché à la ligne éditoriale et qu’on essaie d’avoir des rapports avec certains théâtres, certains artistes, et que ça ne soit pas uniquement ‘je t’achète, et voilà’. Ce qu’on voudrait, c’est renouer avec l’esprit d’une grande maison et que vous savez, quand vous faites du théâtre du côté artistique, il y a des lieux où l’on souhaite passer parce qu’ils sont 27 prestigieux, parce qu’ils sont associés à l’idée qu’on y fait pas n’importe quoi » En favorisant l’establishment, qui ne reconnait une légitimité qu’aux textes et artistes qui ont déjà acquis une certaine notoriété dans le milieu théâtral, le théâtre détient les arguments nécessaires pour discréditer l’audace des nouveaux entrants. Guillaume Cancade déplore 28 « le règne de l’auto-proclamation » qui a mené à un véritable foisonnement en France des compagnies. Puisque le TNP considère que ce qui se fait de mieux existe déjà, il n’a pas vocation à se tourner vers de jeunes artistes qui doivent encore faire leurs preuves. On aperçoit d’emblée dans le discours de Jean-Pierre Jourdain et Guillaume Cancade une certaine timidité face au renouvellement artistique et esthétique. d. Le théâtre de Givors A Givors, le projet artistique tient à une toute autre logique que celle des trois précédents théâtres. Pas de thématique – théâtre engagé, théâtre classique – ni de formes privilégiées. La ligne artistique est centrée sur le travail de création, toujours en devenir, et qu’il est impossible de définir à l’avance. Cette ligne artistique se dessine au fur et à mesure que les spectacles se créent. Ecoutons Yves Neff, le directeur : « Le projet artistique nait des envies de ce qu’on a envie de développer (…) Ce que je voudrais, c’est que ce théâtre soit un lieu de fabrication. Globalement, je ne peux pas me substituer à la parole des équipes qui vont venir jouer dans ce théâtre. Par contre ce que j’ai envie de défendre c’est des équipes de création, que les créations se fassent et qu’elles soient un outil et pas seulement un outil de diffusion – ce qui se faisait jusqu’à présent - mais un outil de création, c'està-dire que ce soit un lieu ouvert où des équipes artistiques se rencontrent et où elles peuvent développer leur projet. Donc je n’ai pas d’idée générale, d’idée de programmateur, de thématique. Ca fait joli sur une plaquette, ça permet aux programmateurs d’être indispensables, parce qu’ils ont une vision générale de l’année. Ce sont des outils de communication qui ne laissent pas transparaître 26 27 28 26 Bourdieu, Questions de sociologie, la métamorphose des goûts, Editions de minuit p.167-168 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes la diversité des points de vue et des individus. Mon rôle de directeur c’est plutôt de dire, ‘il y a un espace, vous avez tant de temps, qu’avez-vous envie de 29 raconter ?’ » Yves Neff parle en tant que directeur metteur en scène et l’on voit la façon dont ce statut oriente son discours. En tant qu’artiste, il place au cœur de son projet artistique les équipes de création. Selon lui, trouver une thématique de départ revient à limiter les possibilités artistiques. Yves Neff prône dans son théâtre la diversité, la pluridisciplinarité des formes artistiques, lui-même ayant l’habitude en tant que metteur en scène de travailler avec des musiciens, des danseurs, des vidéastes et pas seulement des comédiens. Cette diversité de spectacles se constate au regard de la programmation : beaucoup de créations, de formes hybrides, des spectacles de marionnettes, de cirque, de danse. La cohérence des spectacles proposés se constate au fil de la saison. Yves Neff ne parle pas de thématique, mais de couleur qui se dégage, il ne doit pas y avoir de message sous-jacent. Son point de vue est particulier dans la mesure où pour lui, le théâtre est avant tout un outil pour les artistes et leur imagination créatrice. Deux axes se dégagent tout de même dans ce qu’Yves Neff attend de sa programmation : Les spectacles qu’ils proposent doivent s’adresser à tout le monde : il rejette l’idée de faire des spectacles pour enfants, pour sourds ou pour personnes âgées : « Dans ma démarche artistique, j’essaye de faire des spectacles pour tous avec différents niveaux de lecture, de même façon que lorsque l’on fait des spectacles pour les sourds, ils s’adressent aussi bien aux entendant qu’aux sourds, permet leur rencontre et c’est là qu’il y a des choses qui se passent. Lorsque l’on fait une 30 proposition artistique qui rassemble les individus, ça marche. » Puis, dans cette démarche de spectacles pour tous, il réaffirme sa volonté de travailler le spectacle de rue afin de toucher de nouveaux publics. « Dans notre programmation c’est une nouveauté, on fait tout un travail en extérieur. Symboliquement, la programmation a été ouverte par un spectacle dans la rue. Je pense qu’on a beau mettre un label TNP, théâtre de la cité, on sait très bien qu’il y a toute une partie de la population qu’on ne touche pas avec le théâtre. Le seul endroit où on peut réellement le toucher c’est dans la rue et c’est 31 le seul moyen de renouveler le public du théâtre. » Ainsi le théâtre de Givors se distingue d’une démarche habituelle de programmation. L’offre de son théâtre ne se fait pas majoritairement sur des spectacles déjà créés mais plutôt en devenir, le choix portant avant tout sur les porteurs du projet ; les équipes artistiques. Ce panorama des quatre théâtres donne à voir la façon dont les lieux se positionnent dans le champ artistique et quels projets artistiques ils tiennent à défendre. Entrons maintenant dans le détail des choix particuliers afin de considérer la façon dont les programmateurs justifient la valeur d’une œuvre. 29 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 30 Ibid. 31 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 27 La Programmation au Théâtre 3. Le discours de légitimation de l’œuvre choisie : jugement de goût et excellence artistique « Pour qu’il y ait des goûts, il faut qu’il y ait des biens classés, de « bon » ou de « mauvais » goût, « distingués » ou « vulgaires », classés du même coup classant, hiérarchisés et hiérarchisant, et des gens dotés de principes de classement, de goûts, leur permettant de repérer parmi ces biens ceux qui leur 32 conviennent » Ce qui m’intéresse ici ce n’est pas de se repérer parmi les œuvres et les metteurs en scène dont parlent les programmateurs mais plutôt d’analyser le langage utilisé pour parler de l’œuvre. Comment forgent-ils une argumentation qui justifie le sens, la valeur d’une œuvre artistique ou d’un spectacle ? Ces personnes ont l’expérience des spectacles, un regard aiguisé et c’est cette compétence à produire des jugements qui leur permet de légitimer leurs choix artistiques. La légitimation d’une œuvre tient d’abord au lieu dans lequel on se trouve pour faire ses choix mais tient surtout à « l’excellence artistique » reconnue à l’œuvre. a. Le rôle du lieu et de son histoire: l’exemple du TNP « On rêve un théâtre dans lequel on est et ça c’est pas du hasard. » 33 L’équipe du TNP, du fait de l’histoire et des héritages artistiques du lieu, porte une responsabilité envers ce qu’est cette institution, ceux qui l’on créée, l’ont fait vivre. Chacun a une représentation différente de ces trois termes : théâtre, national et populaire. Jean Pierre Jourdain, directeur artistique, argumente ses choix en détaillant en quoi ceux-ci sont en adéquation avec ce qu’est selon lui le « théâtre national populaire idéal ». Ainsi pour lui les critères « TNP » tiennent à : -L’engagement poético-politique en ce qui concerne l’œuvre de Joel Pommerat, Chambre Froide, un spectacle selon lui « à la limite du documentaire, du fait divers tout en 34 gardant une poésie de théâtre, un caractère de mystère, un trouble avec la réalité. » -La langue française et le jeu sur la temporalité avec Benjamin Lazar et sa pièce de Théophile de Viau, un auteur méconnu, poète d’avant Molière. Avec ce spectacle, JeanPierre Jourdain souhaite réhabiliter un auteur et une langue méconnus. Écoutons-le à propos de Benjamin Lazar : « Je trouve qu’il travaille sur la langue, la mémoire, il y a une réelle investigation de ce geste d’avant Molière, de cette parole, de cette diction (…) Benjamin le fait avec une grâce tout à fait extraordinaire, ça aussi pour le TNP c’est des fondamentaux d’une culture… voilà c’est important d’avoir affaire à la langue française, dans un état qu’on ne connait pas beaucoup (…) Benjamin ne vulgarise 35 pas, il reste dans une forme absolument superbe. » 32 Bourdieu, Questions de sociologie, la métamorphose des goûts, Editions de minuit, p.161 33 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 34 35 28 Ibid. Ibid. PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes Au-delà des accueils, Jean-Pierre Jourdain insiste sur la nécessité de faire venir au TNP des intellectuels tels qu’Alain Badiou, Denis Guenoun qui « disent certaines choses, qui 36 pensent certaines choses, qui affirment certaines choses. » La prise de position est claire et affichée au TNP. On est bien dans un lieu prestigieux. Parmi les spectacles accueillis priment la recherche du raffinement, de la grâce, de la beauté. Le lieu, son histoire et toutes les représentations qu’il véhicule, conditionnent avec plus de rigidités les choix artistiques opérés. On sent dans les propos de Jean-Pierre Jourdain le besoin d’argumenter ses choix particuliers en fonction du label TNP qui le dépasse. b. Excellence artistique et valeur de l’œuvre Cependant, la meilleure façon de légitimer une œuvre, quel que soit le type de lieu dans lequel on la produit, c’est de lui reconnaître l’excellence artistique, consécration ultime de l’œuvre. Mais qu’est ce que l’excellence ? Qu’est-ce qui donne de la valeur à un œuvre ? Ecoutons Patrick Penot aux Célestins à ce propos : « On ne cherche pas à séduire par la facilité par ce qui fait le point commun. Ca sera redit par Marc Lesage mais c’est vraiment une exigence partagée de Claudia et moi, il n’y a pas de prétention, nous ne sommes pas prétentieux au point de dire que nous sommes les seuls à savoir ce qu’est l’excellence – mais nous exigeons de nous-mêmes l’excellence dans chacun des registres. C'est-à-dire que si nous prenons un spectacle de marionnette, de théâtre visuel, dans chaque 37 groupe on va essayer de trouver, à nos propres yeux, ce qui ce fait de mieux.» La notion d’excellence est une notion délicate. Qui est à même de la définir ? Que veut dire « ce qui se fait de mieux » ? On pourrait croire que tout ça est très subjectif, comme on est toujours tenté de le croire en matière de jugement. D’autant plus qu’en matière d’art, nombreuses sont les œuvres dont la valeur n’a été reconnue qu’a posteriori, parce que des personnes ont fait émerger leurs créateurs, travailler à leur reconnaissance. Comme la citation de Bourdieu le rappelait en début de partie, il y a des personnes plus compétentes que d’autres pour émettre des jugements, pour discerner le bon du mauvais, le beau du laid. Selon Yves Neff, c’est parce qu’il est metteur en scène et fait partie intégrante du monde de la création, qu’il sait juger : « Il y a des spectacles qui sont justes, des spectacles qui sont faux. Il faut avoir le regard pour décrypter. Il y a des metteurs en scène qui font des contresens, des propositions dans leur rapport à l’espace et au texte qui sont fausses. Quand on a été praticien et quand on fait ce métier on sait. » 38 Pour Patrick Penot et Simon Deletang, c’est l’expérience des spectacles qui permet de savoir si un spectacle est de qualité ou non, qui donne du poids au jugement. Ajouté à cela, il faut qu’au moins deux personnes soient d‘accord sur la qualité reconnue du travail. « On voit beaucoup de spectacles. D’abord on a un centre décision multiple. On est au moins quatre, très régulièrement on est cinq, le directeur technique voit des spectacles, nous en parle mais grosso modo chaque spectacle qui est programmé, on est au moins deux à aller les voir. Un y va en disant ‘ça c’est 36 37 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 38 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 29 La Programmation au Théâtre formidable’, il y a u deuxième qui y va. C’est Claudia et moi, c’est évidemment 39 Marc qui se promène. » Aux Ateliers, Simon Deletang a la même opinion. Cette connaissance du théâtre lui permet à la fois de faire les choix pour le théâtre en tant que programmateur et de savoir ce qu’il a envie de créer, en tant que metteur en scène. « Oui l’expérience, moi je vais au théâtre depuis très longtemps, quand j’étais étudiant à Paris j’y allais 4-5 fois par semaine, alors en plus mon regard de metteur en scène s’est aiguisé par rapport au théâtre que je voyais, je me suis situé en tant que metteur en scène par rapport au théâtre que je voyais, je savais 40 ce que je voulais faire. » Venons en maintenant aux critères de l’excellence et de la qualité artistique. Selon les différents témoignages recueillis, la valeur d’une œuvre tient d’abord à des critères de travail et de rigueur : -La direction d’acteurs : Patrick Penot au sujet de Veronese (auteur Argentin) : « il est exigé des acteurs une implication, une rapidité, on enlève tout ce qui accessoire, il ne reste que l’os…et du coup ces acteurs prennent une force et on est dans une école qui s’invente à Buenos Aires, avec une rudesse, une efficacité 41 et une simplicité. » -La cohérence du projet et le degré d’aboutissement technique et esthétique selon Simon Deletang : « Il y a quand même des critères objectifs qui définissent la qualité d’un spectacle, déjà la direction d’acteurs, les acteurs eux-mêmes, des fois il y a des acteurs pas possibles. Pour moi c’est la cohérence d’un projet, le travail sur le son, la lumière, la scénographie, c'est-à-dire que généralement je suis assez sensible au mauvais goût des spectacles, à l’esthétique des spectacles, c’est déjà un critère, la qualité esthétique, le soin apporté à un dispositif, une exigence, de voir qu’un travail a été réfléchi avec les collaborateurs et pas juste un travail 42 d’improvisation qui abouti à un truc foutraque. » Dans la même lignée, Marc Lesage, au sujet de Joris Mathieu, tient un discours très similaire à celui de Simon Deletang. Il décrit le travail du metteur en scène, sa capacité à créer un univers, en précisant bien que personnellement le spectacle ne l’a pas touché, mais reconnait l’aboutissement et la cohérence de la proposition artistique : « Récemment je suis allé voir Joris Mathieu (théâtre de Vénissieux), je trouve ça remarquablement fait, techniquement admirable, c’est une esthétique absolument splendide, voilà, c’est parfaitement maîtrisé, parfaitement abouti, mais l’univers ne me touche absolument pas. Parce que ça ne me parle pas, ça ne résonne pas, ça ne m’interpelle pas sur le fond. Alors que c’est très abouti, le projet est très beau, très maîtrisé. Et ça on pourrait le faire, j’aurais pas de problème à le programmer. La qualité on la reconnait, il y a du travail, il y a une vraie 39 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 40 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 41 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 42 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 30 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes proposition artistique, une vraie démarche, ça ne me touche pas personnellement 43 mais il n’y a rien à dire. » -Au sujet d’un spectacle plutôt académique programmé aux Célestins, Diplomatie avec André Dussolier, Marc Lesage reprend l’idée du soin apporté à la mise en place du projet, c’est pour lui un « spectacle propre, sans surprise, avec deux très bons acteurs, mais voilà c’est pas déshonorant, on ne rougit pas de le programmer » 44 Ces critères, qui concernent aussi bien la forme que le contenu de l’œuvre, semblent être partagés par l’ensemble des programmateurs interrogés. Leur caractère objectif en fait un argument de poids éloigné de tout jugement personnel sur l’œuvre. Ils sont basés avant tout sur des éléments qualifiables et quantifiables du travail d’une équipe artistique. En avançant de tels arguments, les programmateurs peuvent exclure de fait les spectacles de pur divertissement sans grande consistance qui ne répondent pas aux objectifs d’exigence artistique. Cependant, les critères objectifs ne sont pas les seuls arguments avancés par les professionnels pour juger de la qualité d’un spectacle. Viennent alors les critères plus subjectifs, liés à la sensibilité artistique de chacun et dont j’analyserai la nécessité. -Marc Lesage, en parlant d’un artiste circacien, apprécie la simplicité et l’évidence en lien avec la capacité du spectacle à émerveiller: « Récemment on a vu un artiste circacien canadien, enfin américain qui vit au canada que j’ai découvert à la cité universitaire il y a 3 semaines bon là ce type avec 3 bouts de bois, une ficelle et une chaise fait des miracles. On est sur les fondamentaux à la fois du cirque du théâtre tout ça avec rien et puis cet émerveillement que ça déclenche sur tous les publics, c'est-à-dire qu’il y avait de tout dans la salle des professionnels, des vieux des jeunes des p’tits des grands, de tout et ça marchait sur tout le monde parce que le type avait une simplicité, 45 une espèce d’évidence » -Simon Deletang, attaché à une esthétique théâtrale bien particulière, affirme qu’aux critères objectifs de travail et de cohérence d’un spectacle s’ajoute nécessairement une dose de ressenti. Il aime être choqué par un spectacle, que le moment de la représentation ne soit pas qu’un moment agréable mais l’occasion de réfléchir : « Après c’est ce que ça me fait, j’ai besoin qu’un spectacle me bouscule un peu, alors je dis pas qu’on programme que des choses qui bousculent parce qu’il faut penser au public aussi, mais j’aime bien être anéanti quand je sors d’un théâtre, j’aime pas sortir ‘ah super’, j’aime bien sortir et qu’il se passe quelque chose et 46 que ça me fasse me poser des questions. » Ainsi l’excellence artistique d’une œuvre tient d’abord à sa qualité objective (direction d’acteur, degré d’aboutissement et cohérence du spectacle) mais aussi à ce quelque chose en plus qui fait qu’un spectacle se distingue d’un autre. Avec ce deuxième critère, on entre 43 44 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 45 Ibid. 46 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 31 La Programmation au Théâtre dans un domaine beaucoup plus subjectif, lié à l’intuition et à l’impossibilité de regarder uniquement de façon objective une œuvre d’art. 4. Le rôle des coups de cœur au théâtre « L’amour de l’art parle souvent le même langage que l’amour : le coup de foudre 47 est la rencontre miraculeuse entre une attente et sa réalisation » « En Corée, je suis tombé amoureux d’une certaine manière de deux spectacles qui n’avaient 48 rien à voir. » Le théâtre est le lieu de l’intime. Pour parler d’un théâtre, on peut employer différents synonymes : lieu, structure, institution, etc. mais celui que tous les professionnels emploient c’est le mot « maison », associant le théâtre à un lieu de rencontre, convivial et quasi familial. D’ailleurs, pour Jean-Pierre Jourdain, accueillir les artistes revient à inviter des amis chez soi : « J’aime bien fonctionner à la passion. Je mets une charge affective parce qu’elle est nécessaire au théâtre parce que sinon il faut faire des études universitaires, c’est très différent, je pense que le courant passe au théâtre par une démarche affective. Je pense qu’il faut aimer l’artiste qu’on a, que les artistes doivent aimer les spectateurs, ça ne marche pas sinon. C’est comme quand on reçoit des gens chez soi, quand on fait un dîner, on aime les gens qu’on reçoit, si vous n’aimez pas les gens que vous recevez, vous ne faites pas un bon dîner. C’est parce que vous avez constamment envie de faire plaisir à ces gens là, ce soir là, que vous vous êtes cassés le cul à faire la bouffe, à décorer la maison parce que vous avez envie d’inscrire dans la mémoire commune un bon moment avec ces gens là, pas 49 avec n’importe qui, avec ces gens là. » Ce témoignage de Jean-Pierre Jourdain est une bonne illustration de la citation de Bourdieu. C’est bien le langage de l’amour et de l’affectif que le directeur artistique emploie pour parler des artistes avec lesquels il travaille. Jean-Pierre Jourdain en est bien conscient et affirme même la nécessité de cette dimension affective, son caractère indispensable. En effet l’artistique est lié au sensible et l’on ne peut fonctionner seulement de façon froide et neutre. Pour s’engager dans un projet avec une compagnie, les professionnels du théâtre doivent avoir le désir, cet élan qui leur permet d’accompagner véritablement l’artiste dans son projet et de ne pas être de simples gestionnaires d’argent et de comptabilité. L’expression même « accompagnement d’artistes » est révélatrice. Les professionnels du spectacle vivant, contrairement au milieu musical, n’emploient pas le terme « agent » mais « accompagnateur », terme plus familier laissant entendre que les liens qui unissent l’artiste et son accompagnateur ne relèvent pas uniquement d’une relation professionnelle, cordiale et distante. Ce terme évoque l’engagement auprès de l’artiste, une implication réelle du dit accompagnateur. 47 Bourdieu, Questions de sociologie, la métamorphose des goûts, p.162, Editions de minuit 48 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 49 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 32 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes Yves Neff et Simon Deletang tiennent à peu près le même discours. Dans leurs propos, le même terme revient, le ‘coup de cœur’ : « Je choisis en fonction des coups de cœur. J’essaye de voir un maximum de spectacles. Et parmi ces spectacles, il y a des choses que 50 j’ai envie de faire partager au public de Givors ». -Simon Deletang, pour illustrer son désir d’anéantissement parle d’une claque : « Cette année j’ai eu un énorme coup de cœur. Enfin plutôt une claque, c’était Clôture de l’amour, de Pascal Rambert à Avignon, c’est un texte qu’il a écrit et mis en scène. C’est très simple, c’est deux acteurs face à face, une rupture amoureuse mais alors c’est un spectacle magistral, on sort de là on est anéanti » 51 D’une façon générale, la charge affective reste importante dans la programmation des spectacles. C’est d’ailleurs la première chose dont les programmateurs me parlent, comme si c’était quelque chose de spontané et d’inévitable. Mais il ne faut pas croire que les coups de cœur déterminent entièrement leurs choix, ils apportent ce ‘quelque chose’ en plus qui fait la différence lorsqu’ils voient un spectacle et motive le désir de s’engager avec une compagnie pour défendre son projet. Afin de mieux comprendre le rôle de l’affectif au théâtre, je vais m’intéresser au regard que portent les programmateurs sur les relations qu’ils entretiennent avec les équipes artistiques. En quoi finalement les affinités qu’ils ont avec certains artistes sont déterminantes dans les choix opérés et quelles sont les conséquences pour les artistes qui ne font pas partie de ces réseaux là. 5. L’accompagnement des artistes : l’accueil et le suivi des équipes artistiques, le rôle des affinités et son impact sur le choix des équipes artistiques a. Défiance généralisée : comment accompagner au mieux les artistes : Avant d’analyser les témoignages de mes interlocuteurs qui ne concernent que le regard des directeurs de théâtre/programmateurs sur les artistes, je tiens à parler d’une enquête de l’ONDA (Office Nationale de Diffusion Artistique) réalisée en 2006 auprès de quarante-deux professionnels et artistes du spectacle vivant. Cette étude fait état de l’accompagnement des artistes de la production à la diffusion. L’analyse suit les chaînes d’engagements (financiers, matériels, moraux) qui unissent les artistes aux professionnels de la décision de produire jusqu’à la représentation et tente de discerner les relations qu’entretiennent les producteurs et les créateurs, ainsi que les responsabilités de chacun. Les entretiens font état d’une défiance des artistes et compagnies indépendantes vis-à-vis des producteurs, directeurs de théâtre et réciproquement, la raison étant la méconnaissance réciproque des réalités de fonctionnement de la structure de l’autre (aléas du travail de création pour les compagnies, missions et obligations des théâtres pour les directeurs). Nous parlions un peu plus tôt 50 51 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 33 La Programmation au Théâtre de la difficile rencontre de l’administratif et de l’artistique, nous la retrouvons ici. L’enquête soulève une question importante, celle des enjeux symboliques et identitaires d’un choix de production. Les compagnies ont le sentiment d’être instrumentalisées par certains directeurs de théâtre, que leur spectacle sert avant tout la carrière du directeur plutôt que les intérêts de l’artiste et du spectacle lui-même. D’autres facteurs de défiance entrent en jeu : l’opacité des coûts et le manque de discussions sur le budget. La production d’une œuvre nécessite la coopération de nombreux partenaires : théâtres, créateurs, diffuseurs, coproducteurs. Les chaînes de coopération qui unissent ces partenaires impliquent une solidarité entre les membres et une transparence des enjeux artistiques et financiers. Le bilan dressé ci-dessus donne à voir le manque certain de solidarité entre les partenaires, m’amenant à réfléchir à la notion d’accompagnement des artistes. L’enquête, lorsqu’elle aborde la question des solutions pour améliorer les relations des directeurs de théâtre avec les compagnies, évoque la nécessité de formuler des choix clairs et précis. Les compagnies, lorsqu’elles viennent proposer leur spectacle à un théâtre doivent recevoir une réponse précise. Un directeur doit savoir dire non et expliquer son refus. Le silence ou le manque de clarté dans les décisions sont vécues comme une humiliation par les compagnies. Sur ce point précis, les programmateurs interrogés, surtout dans des structures comme le TNP et les Célestins, mais aussi aux Ateliers, m’ont fait part de l’extrême sollicitation par les compagnies et la difficulté de répondre à tous de façon personnalisée. Simon Deletang témoigne : « La première année, j’essayais de répondre à tout le monde, maintenant c’est vrai que je réponds moins aux gens, c’est déjà moins sympathique mais c’est comme ça 52 on peut pas tout voir. » Aux Célestins, Marc Lesage reçoit entre quarante et cinquante propositions spontanées de spectacles par jour, il lui est difficile de répondre à tous… Pour Simon Deletang, les conflits entre théâtres et compagnies sont inévitables, finalement chacun joue son rôle. Les compagnies, après avoir été accueillies, resollicitent forcément le théâtre. Il doit aussi jouer son rôle de sélection qui se fait forcément au détriment de certaines compagnies. Si les décisions sont expliquées, le refus est plus facilement accepté. « Les gens pensent que l’on défend telle ou telle personne. Mais c’est le jeu, quand on est en compagnie, on est forcément contre une partie de l’institution quelle qu’elle soit. Je l’étais quand j’étais en compagnie. Les gens comprennent quand même quand on refuse, on argumente et comme on est un lieu un peu à part, ça nous permet d’éviter une certaine forme de critique. » La gestion des conflits fait aussi partie du quotidien de Bertrand Munin, ancien conseiller théâtre à la DRAC, notamment au sujet des subventions ponctuelles accordées aux compagnies. Chaque année, la DRAC distribue une quinzaine de subventions d’aide au projet,alors qu’elle reçoit une centaine de demandes. Les refus sont souvent vécus comme des attaques personnelles par les artistes, c’est pourquoi il s’efforce de rencontrer les compagnies pour expliquer de vive voix ses décisions. « C’est toujours des choix difficiles, les compagnies qui sont aidées reviennent très très rarement vous demander ‘j’aimerais comprendre pourquoi j’ai obtenu une aide’. Les quatre-vingt qui vont avoir une lettre de refus reviennent vous voir pour vous dire ‘je ne suis pas d’accord avec cette décision, elle est inadmissible, incompréhensible, je suis aussi bon que les autres’. Ca c’est compliqué mais il 52 34 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes faut toujours le faire, il faut toujours les recevoir, le travail d’un conseiller c’est un 53 peu…il est aussi le psychothérapeute de l’artiste. » Plus généralement, les programmateurs s’interrogent sur la manière d’accompagner au mieux les artistes : « Comment on accueille les compagnies, comment on programme, comment on gère la disponibilité des salles, qu’est-ce qu’on fait : plus de créations, plus d’accueils. Je voulais solliciter plus de résidence, accueillir plus de compagnies, Gilles était plus sur l’idée d’accueillir un artiste et de l’aider beaucoup, Je 54 trouvais plus intéressant qu’il y en ait plusieurs pour multiplier les rencontres. » L’accompagnement des artistes se fait aussi par le suivi de l’activité artistique des compagnies, Au-delà des spectacles vus dans l’optique d’être programmés, les programmateurs se doivent d’aller voir ce que d’autres compagnies font : « Donc on voit beaucoup de spectacles, ça veut pas dire que c’est ceux qu’on programme mais c’est aussi pour suivre des équipes, pour faire notre métier. Même si on ne programme pas des spectacles, qu’on ne les aime pas, les compagnies nous sollicitent et il faut aller voir leur travail non seulement pour leur dire non, si on ne vient pas voir les gens nous disent qu’on les méprise, qu’il 55 n’y a pas d’écoute donc on voit pas tout évidemment. » Il n’existe pas de méthode type pour accompagner les artistes à laquelle devraient se tenir tous les professionnels et qui permettrait d’améliorer les relations entre partenaires. Chacun a sa responsabilité, les artistes comme les professionnels. La gestion du conflit fait partie du quotidien de chacun, c’est pourquoi, afin que les rapports entre personnels de théâtre et équipes artistiques se déroulent pour le mieux lors des accueils, les programmateurs font le choix non seulement d’un spectacle mais aussi de l’équipe artistique qui porte le projet. Ici le rôle des affinités entre programmateurs et metteurs en scène/comédiens est très important. b. Les affinités entre directeurs de théâtre et équipes artistiques : « C’est un critère un peu bizarre mais il faut que le contact passe. On n’aime pas que les gens qui passent ici nous prennent de haut, on aime bien que les gens soient contents de venir aux Ateliers. Ca nous est arrivé d’accueillir des spectacles sur un coup de cœur et que ça soit pas très sympathique le temps où ils sont ici. C’est dommage parce qu’on n’a pas quarante spectacles chaque année donc si ça se passe mal sur un des accueils, déjà ça nous plombe un peu la saison (…) On constitue peu à peu une famille, comme on programme pas beaucoup de spectacles on est aussi vigilants avec la dimension humaine, il faut 56 que ça reste pour nous un moment agréable d’accueillir des artistes. » La dimension humaine est inhérente au domaine artistique. Tous les programmateurs semblent d’accord pour que non seulement l’accueil se passe bien mais qu’il soit même 53 Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012 54 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 55 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 56 Ibid. 35 La Programmation au Théâtre convivial et chaleureux. On retrouve ici l’idée de l’intime, du familial, valeurs auxquelles sont attachés les théâtres. Jean-Pierre Jourdain vient confirmer ce discours : « Je reviens à l’affectif, je sais que j’ai plaisir à avoir ces artistes là, vraiment plaisir,c'est-à-dire qu’ils sont contents de venir, je sais que ça dépasse le fait qu’ils soient ici, les artistes des Bonnes m’ont dit on attendait de venir au TNP, parce qu’on va dîner ensemble, on parle, ils se sentent dans une maison qui est accueillante, et ils n’ont qu’une envie c’est de revenir et je suis sur que le public le sent. » L’affinité compte pour un accueil ponctuel, mais elle permet aussi de tisser des relations à long-terme avec les artistes. Le TNP est dans cette dynamique, s’attachant à nouer des relations durables avec certains théâtres, certaines équipes artistiques. Ces affinités permettent de créer des relations plus sincères avec les artistes et non des rapports intéressés : « Je souhaite que les artistes aient envie de passer au TNP avant de se dire ‘ils ont du fric ils peuvent m’acheter’ (…) Nous nous appliquons dans des rapports assez fortement avec certains, on les fait revenir, on a vraiment des conversations sur le futur, sur le présent et je pense qu’avec les spectateurs il faut tisser une mémoire en commun. Bon, il ne faut pas que ce soit toujours les mêmes, mais tout de même il 57 y a des gens, des artistes qui sont incontournables » En faisant revenir plusieurs années de suite un même artiste, le TNP permet une certaine cohérence dans ses propositions artistiques, mais assure surtout à une équipe artistique une certaine stabilité, une continuité dans ses projets. Les liens qui se tissent entre certains théâtres et metteurs en scène nous rappellent que construire une programmation est avant tout une aventure humaine. Le TNP n’est pas le seul théâtre à travailler de cette façon là avec les artistes. Les Célestins ont fait confiance à un metteur en scène et auteur –Wajdi Mouawad - qu’ils suivent depuis 2005. Patrick Penot se souvient de leur rencontre : « Quand on a commencé l’aventure avec Wajdi Mouawad il était pas connu, on a su d’emblée qu’on allait s’embarquer dans une aventure qui allait durer plusieurs années. Et ça prend sa place et ça repousse d’autres choses. » La fin de citation permet de voir quelles peuvent être les effets néfastes de telles pratiques. Ces pratiques d’exclusivité permettent aux théâtres d’entretenir de bonnes relations avec certaines équipes artistiques, des rapports privilégiés, mais elles condamnent de fait d’autres compagnies et ne facilitent pas le renouvellement des artistes. C’est pourquoi aux Ateliers, Simon Deletang parle de l’importance de faire revenir certains artistes, mais il ne faut pas que les cycles dépassent trois ans…Yves Neff, même s’il est naturellement attentif aux gens qu’il connait, essaye d’aller voir à la marge de ces réseaux là, de rencontrer d’autres compagnies, surtout les jeunes équipes. Mais il ne faut pas croire une fois de plus que ces affinités déterminent tout, Aux Célestins comme au TNP, les directeurs me rappellent que malgré la confiance qu’ils peuvent avoir en un metteur en scène, les affinités qu’ils ont avec un autre théâtre, la proposition artistique doit rester ce qui détermine le choix, avant la personnalité. L’affinité, même si elle est nécessaire, doit venir après. Les propos de Patrick Penot décrivent le comportement idéal que devrait adopter tout programmateur : « Nous ne devons jamais fonctionner selon le renvoi d’ascenseur, c’est pas parce que je t’ai vendu un spectacle que je vais acheter le tien, il faut qu’on se garde de choses comme ça. Il faut qu’on soit vraiment dans le choix artistique, 57 36 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 PARTIE 1 : La Programmation comme défense des projets artistiques et des artistes exigent, raisonné et que l’on n’hésite pas à se dire, cette année non, tu ne prends pas la même direction que nous, mais par contre on se revoit dans deux ans, 58 dans trois ans. » Conclusion de la partie 1 J’ai vu dans cette première partie que deux critères conditionnent l’essence du projet artistique. Tout d’abord la proposition artistique en elle-même ; son degré d’excellence et de qualité, mais aussi les équipes artistiques porteuses de ce projet et les relations qu’elles entretiennent avec les directeurs de théâtre. Il semble difficile de dissocier l’un de l’autre. Le coup de cœur pour une œuvre, sa qualité objective, les affinités avec un metteur en scène sont autant de critères qui vont guider les choix des programmateurs. Mais le travail de programmation ne s’arrête pas au choix artistique. Les décisions des programmateurs doivent prendre en compte de nombreux aspects d’ordre financier, technique, qui touchent au relationnel et au politique. Les programmateurs s’engagent vis-àvis d’acteurs qui ont leurs propres logiques et motivations : du public aux artistes en passant par les financeurs. Ainsi j’analyserai la programmation comme un choix artistique fait d’ajustements et d’équilibres, tout en considérant en quoi ces mécanismes peuvent éloigner les programmateurs de leurs intentions initiales. 58 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 37 La Programmation au Théâtre PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements Lorsqu’un directeur monte la programmation de son théâtre, sa responsabilité est multiple. Ses choix l’engagent vis-à-vis des équipes artistiques qu’il a décidé d’accueillir, du public et des différents partenaires engagés dans le financement des projets et de la structure (coproducteurs, financeurs publics, collectivités, etc). La question de la responsabilité est centrale dans cette section. Elle me permettra de considérer la façon dont les programmateurs prennent en compte les artistes qu’ils accueillent, le public habitué à fréquenter leur théâtre ou non. Sur le plan financier, rappelons que les théâtres en France sont subventionnés. Ils dépendent du support de l’Etat et des collectivités locales et doivent donc s’assurer du renouvellement des subventions. Le budget et sa gestion posent des exigences dont il est difficile de se détacher. Ainsi les choix de programmation sont soumis à des contraintes externes mais aussi internes au champ théâtral. Ce qui engage le programmateur en premier lieu c’est sa responsabilité vis-à-vis des autres membres du personnel du lieu. 1. Travail en équipe et échange de compétences : « les chaînes de coopération » Le monde du théâtre regroupe des professions très différentes. Au sein d’un même théâtre, se côtoient artistes, membres du personnel administratif, techniciens. Ceux qui travaillent sur le plateau - les équipes artistiques, la technique – et ceux des bureaux - l’administration générale, les services de communication et de production. Les formes d’organisation varient largement d’un théâtre à l’autre, en fonction des effectifs d’abord. Par exemple, le nombre de salariés permanent est à peu près équivalent au TNP et aux Célestins, c’est environ une cinquantaine de salariés. Alors qu’au théâtre Les Ateliers, il y a treize personnes dans l’équipe et huit à Givors. Plus les services sont importants, moins le contact est direct. Lorsque j’interroge les différents programmateurs, tous mettent en avant les avantages du travail en équipe et de la prise de décision collective. Au théâtre de Givors, Yves Neff essaye d’intégrer l’ensemble des membres de l’équipe du théâtre aux prises de décision, aussi bien au sein de la compagnie que du côté administratif. Lorsqu’il est arrivé à la direction du théâtre, il a réfléchi à la façon de travailler en équipe, à quelle sera la place des membres non-permanents du théâtre dont la parole est selon lui toute aussi importante. Aux Ateliers, Simon Deletang fait quasiment tous ses choix avec l’administrateur, Sebastien Lepotvin dont la sensibilité artistique l’a peu à peu influencé : « Très vite on s’est rendus compte qu’on avait envie de défendre les mêmes choses. Lui venait plutôt de la littérature contemporaine, moi du théâtre et maintenant je me suis ouvert à la littérature » 59 38 59 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements Dans des plus grosses structures comme les Célestins et le TNP, le contact entre les services passe par les directeurs de service : directeurs de communication, artistique, 60 technique qui « font avancer la maison chacun à leur niveau. » et donnent leur avis sur les propositions de programmation. C’est donc dans un cercle plus réduit que se fait le ‘travail d’équipe’ et d’ajustement des choix artistiques aux contraintes financières et techniques (calendriers, montage/démontage, prix des spectacles, etc). Les directeurs metteur en scène –Claudia Stavisky aux Célestins et Christian Schiaretti au TNP – donnent l’inspiration artistique et l’équipe de direction met en œuvre. Le travail d’équipe permet d’ajouter un certain crédit aux choix artistiques ; s’ils sont acceptés par plusieurs membres du théâtre, ils ne peuvent plus être considérés comme relevant des goûts personnels du programmateur et gagnent de fait en légitimité. C’est pourquoi tous veillent à consulter des membres du théâtre qui ne sont pas décisionnaires mais dont l’avis compte. La collégialité, la concertation, le collectif sont présents mais pourtant les statuts restent clairs, notamment au TNP : « On partage beaucoup les informations tout en respectant le périmètre de chacun, la programmation artistique c’est Jean-Pierre qui la fait mais il nous en parle, parfois il nous demande notre avis. On discute beaucoup avec Jean-Pierre aussi évidemment du prix, je lui dis que je pense qu’il se trompe, mais il aura 61 toujours le dernier mot. » Jean-Pierre Jourdain confirme les propos de l’administrateur général : « -Vous êtes seul pour voir les spectacles ? -Bah j’y vais tout seul, attendez en Corée… -Pas seulement pour la Corée, d’une façon générale en France ? -Oh bah non j’y vais, non j’y vais c’est ma fonction, c’est moi qui choisis, après j’envoie, ça couterait trop cher d’envoyer tout le monde. Une fois que j’ai choisi, l’équipe artistique va voir les spectacles si c’est sur Paris, mais c’est moi qui choisis, non 62 c’est des frais… » Les témoignages récoltés le temps d’un entretien ne m’ont pas véritablement permis d’évaluer comment s’organise au quotidien dans chaque théâtre le travail en équipe et dans quelle mesure les programmateurs tiennent compte de l’avis des autres membres de l’équipe. Il est très difficile de généraliser sur ce point, chacun ayant sa façon de fonctionner. Tous semblent cependant conscients de sa nécessité. Le programmateur doit donc tenir compte du lieu dans lequel il travaille et des personnes qu’il côtoie au quotidien mais il doit aussi, en tant qu’intermédiaire entre le public et les artistes, assumer une double responsabilité. 2. La responsabilité envers le public et les artistes : a. Le regard des professionnels sur le public 60 Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012 61 Ibid 62 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 39 La Programmation au Théâtre La question du public est centrale dans le domaine du spectacle vivant : « Il n’y a pas de 63 théâtre sans spectateur, fût-ce un spectateur unique et caché » rappelle Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé. C’est ce qu’il appelle le paradoxe du spectateur. Celui-ci est indispensable à la représentation et pourtant il est souvent et à tort accusé de passivité, d’ignorance : « être spectateur c’est être séparé tout à la fois de la capacité de connaître – 64 regarder et le contraire de connaître – et du pouvoir d’agir » Jacques Rancière tente de dépasser l’opposition du public initié au public néophyte et rappelle la capacité de chacun à penser: « Le spectateur aussi agit, comme l'élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face 65 de lui. » En se faisant le partisan de l’égalité intellectuelle, il tient dans cet ouvrage à réhabiliter le rôle du spectateur. Qu’en est-il du regard que portent les programmateurs sur le public et notamment le public de leur théâtre ?Un directeur ne peut pas envisager de faire des choix de programmation sans prendre en compte le public qui a l’habitude ou est susceptible d’y venir. Ces publics ont des attentes, le programmateur doit-il s’y soumettre ou aller contre ses exigences? En quoi jouer devant une salle à moitié vide pose problème ? Aux Ateliers, Simon Deletang semble privilégier les formes théâtrales dites difficiles : lui-même parle de formes pointues, de spectacles qui bousculent, amènent à se poser des questions. Ce type de spectacle est lié au projet artistique que le théâtre défend. Malgré ce positionnement, il a conscience qu’une programmation ne peut pas être faite que de spectacles de ce genre et certaines propositions doivent répondre aux attentes du public fidèle, mais sans pour autant céder à la facilité : « Il y a aussi la question du public, c'est-à-dire qu’on ne programme pas pour soi. Nous ça nous est arrivé, il y a deux spectacles, je ne peux pas dire que c’est ma tasse de thé personnelle, mais je suis capable de reconnaître que ça va intéresser le public des Ateliers. Mais il y a une partie du public qui aime bien qu’on lui raconte des histoires, qui aime bien aussi des formes moins léchées, moins esthétiques, plus légères au niveau scénique mais qui vont, par la jeunesse des interprètes le souffle, ça va toucher les gens. Pour un spectacle qu’on avait un peu programmé par défaut, le public a marché à 100%, on se dit tant pis on le fait quand même. Donc là aussi c’est l’expérience, en voyant pas mal de spectacles après on est capable de penser, tiens il faut qu’on ait dans la programmation un spectacle comme ça, moins dans la fange radicale qu’on défend mais qui va 66 permettre qu’on ait une programmation pas trop radicale. » Malgré cette politique de panachage, le théâtre garde une certaine unité dans le type de spectacles proposés et le lieu s’est peu à peu constitué un public ciblé. Simon Deletang le décrit comme un public jeune, formé majoritairement d’étudiants, il y aussi les fidèles de Gilles Chavassieux (l’ancien directeur). La tranche d’âge la plus difficile à toucher, c’est celle des jeunes actifs, les 30-45 ans. 63 64 65 66 40 Le public des Célestins est radicalement différent, c’est d’abord du au fait qu’il ne privilégie pas de forme dramatique particulière. Comme le dit Patrick Penot : « Nous RANCIERE, Jacques, Le spectateur émancipé, Editions La fabrique, 2008, p.8 Ibid. RANCIERE, Jacques, Le spectateur émancipé, Editions La fabrique, 2008, p.8 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements sommes un théâtre généraliste de centre ville, de rayonnement sur un territoire qui est le territoire de la métropole, de l’agglomération. Il doit y avoir des formes diverses et il faut respecter tous les publics. » 67 Depuis le changement de direction en 2000, La municipalité a fixé aux Célestins un objectif de rajeunissement du public, c'est-à-dire qu’ils s’efforcent de faire des propositions artistiques capables de s’adresser à une diversité de publics, à la fois plus jeune et moins ciblé géographiquement. En ayant réalisé des statistiques sur les billets vendus, l’équipe du théâtre a pu mesurer l’évolution du public des Célestins en termes de provenance. « On a des billets qui sont renseignés sur la provenance géographique, sur 120 000 tickets vendus. Ca nous permet de voir grosso modo, c’est 24% de Lyon pur, 48% de Grand Lyon et 12 à 15% de Rhône hors grand Lyon, on commence à s’étendre beaucoup, et il nous reste enfin entre 3 et 4% d’autres régions ou de Paris ou de l’étranger. Nos principes c’est que nous n’oublions pas que le travail sur le public n’est jamais acquis, qu’il faut le recommencer tout le temps, de façon à ce que le vieillissement n’entraîne pas la situation qui pre existait, c'est-à68 dire un vieillissement, un embourgeoisement» Afin de comprendre la façon dont les programmateurs prennent en compte le public dans leurs choix de programmation, on peut distinguer deux façons de le considérer : de façon quantitative et qualitative. Si l’on prend la première catégorie, on s’intéresse au rôle de l’administrateur général dans un théâtre. Le public est l’une de ses préoccupations car en étant chargé de la bonne marche du théâtre, il doit s’assurer du remplissage de la salle, quel que soit le type de public présent pour le spectacle. Si l’on prend l’exemple des Célestins, sur un budget d’environ 8.5 millions d’euros, 2.2 millions viennent de la billetterie, 50% de l’activité artistique est financée par ces recettes propres (billetterie, vente des spectacles). Le théâtre a une forte capacité d’autofinancement et il ne peut pas se permettre de perdre ces fonds. Si les fréquentations chutent de 25%, c’est tout l’équilibre financier qui s’effondre. Ainsi le théâtre est obligé d’assurer un taux de remplissage suffisant pour chaque spectacle. Cette vision quantitative du public amène à considérer le public en des termes économiques. Aux Célestins, la programmation doit tenir compte des attentes d’un certain public qui permet d’assurer les recettes nécessaires au fonctionnement du théâtre. C’est pourquoi l’équipe mène une politique qui privilégie un prix moyen des places plutôt élevé tout en proposant des prix très généreux pour les jeunes et les étudiants. « Il faut qu’on garde ce public « captif » consommateur et généreux donateur parce que c’est quand même ce public qui paie les places au prix fort, qui nous fait notre équilibre financier et ça il faut qu’on le garde on peut pas s’en passer. C’est un système très mutualiste finalement parce que les riches paient pour les pauvres, c’est ça quand on analyse. On est vraiment dans ce principe là. Les 69 vieux paient pour les jeunes » A l’inverse au théâtre de Givors, les recettes de la billetterie ne représentent pas un tel enjeu car le théâtre ne les touche pas. Elles sont entièrement reversées à la ville de Givors qui fixe elle-même les prix des places. Le théâtre n’est pourtant pas un théâtre municipal mais la convention entre le théâtre et la ville a été rédigée ainsi. C’est donc la ville qui fixe la politique 67 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 68 Ibid. 69 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 41 La Programmation au Théâtre tarifaire, et celle-ci est très basse (4€ à 13€). On pourrait croire qu’Yves Neff possède alors davantage de liberté dans ses choix artistiques, n’ayant pas le souci de maintenir l’équilibre budgétaire avec les recettes de la billetterie par un taux de remplissage moyen de la salle par spectacle. Mais son engagement auprès de la ville ne lui permet pas de faire jouer des spectacles devant une salle à moitié vide. Si l’on aborde la question du public de façon qualitative, on en vient à l’adéquation entre une proposition artistique et un type de public. Tous les programmateurs que j’ai rencontrés sont soucieux d’élargir le public de leur théâtre et c’est finalement une des parties du travail la plus intéressante ; non pas de faire venir un maximum de monde au théâtre mais de voir qu’une proposition artistique va intéresser, sensibiliser de nouvelles personnes non habituées à venir au théâtre. Chaque théâtre y travaille : aux Ateliers, Simon Deletang aimerait toucher la tranche d’âge 30-45 ans, à Givors, Yves Neff travaille sur le théâtre de rue pour capter de nouveaux publics, le TNP tient à son prix moyen par spectacle très bas qui permet de rendre le théâtre accessible et les Célestins mettent en avant leurs politiques en direction des jeunes publics. Patrick Penot me fait part des questions qu’il se pose au sujet du type de public qu’il cherche à faire venir aux Célestins : « On ne s’adresse pas qu’à des gens convaincus par le théâtre, on doit s’adresser à des gens qui à priori n’y viennent pas, il faut qu’ils puissent se dire : le théâtre me parle parce qu’il parle de ma vie. Au fond c’est notre souci tout le temps. Je crois que toute personne qui dirige un établissement doit se poser ces questions là, au fond est-ce que je programme ce spectacle parce qu’il m’a plu moi ? ou est-ce que je le programme parce que je pense qu’il va plaire ? Alors est-ce qu’il va plaire au plus grand nombre ou est-ce qu’il doit plaire à ceux qui sont affutés, qui ont une éducation culturelle, un mode de consommation qui les met à ce que l’on prétend être le niveau culturel exigé ou est-ce qu’on se méfie de la classification qui reposerait sur une façon de consommer ? Est-ce qu’on doit être au fond manipulé par les modes ? Par exemple, si c’est bon à Paris, est-ce que ce sera bon ici, ou le contraire est-ce que parce que ça a plu aux parisiens ça ne viendra pas chez nous ? Toutes les questions se posent et au fond presqu’à 70 chaque spectacle. » Patrick Penot, lorsqu’il parle du public, reprend cette différenciation entre le spectateur initié et le néophyte. Il soulève une question importante sur la façon dont on fait venir de nouvelles personnes au théâtre. Est-ce que c’est en proposant des spectacles qui répondent aux attentes du public ? Dans ce cas là on cherche à « plaire » au public et l’on sait à quel point ce mot est mal considéré dans le champ artistique. Dans plaire on entend séduire, flatter, contenter. Les artistes et les programmateurs diront rarement que c’est le public qui conditionne la proposition artistique. Cela reviendrait à céder à la facilité artistique. Vient alors l’idée que c’est le public qui doit s’ajuster aux propositions artistiques. A Givors et aux Célestins, Yves Neff et Marc Lesage me parlent de la façon dont ils vont conduire petit à petit le public vers les nouvelles formes dramatiques que leur théâtre cherche à promouvoir : « Je n’envisage pas le travail de programmation en me disant ‘qu’est ce qui va plaire à mon public ?’ Je travaille en direction d’un public, celui de Givors et je me dis ‘ca j’aime et j’ai envie de lui transmettre’, après je peux me dire ‘ ca ils ne sont peut-être pas prêts’, parce que c’est un spectacle qui est difficile, il faut peut-être avoir trente ans de culture théâtrale pour pouvoir l’appréhender, 70 42 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements il y a des textes qui sont difficiles, il y a des choses qui sont difficiles en art. Certaines choses sont immédiates, d’autres plus complexes. Des fois il y a des spectacles qui couvrent tout le champ de compréhension et qui ont plein de niveaux de lecture et c’est en général les spectacles que j’aime et que j’ai envie de transmettre. Dans tous les cas je ne me substitue pas aux désirs des autres. 71 Je ne dirige pas une chaîne de télévision. » Aux Célestins, Marc Lesage espère voir le public traditionnel du théâtre plutôt attaché aux spectacles classiques, académiques se tourner vers les nouvelles formes que le théâtre propose, pour que se produise la ‘combustion lente’ qu’il essaie d’opérer. Accompagner le public vers une forme dramatique particulière, c’est aussi lui donner des repères. Ainsi certains programmateurs insistent sur la nécessité de faire revenir certains metteurs en scène ou certaines équipes artistiques. C’est le cas aux TNP, nous en avons parlé en première partie. Simon Deletang aux Ateliers, aime créer des résonnances d’une année sur l’autre en proposant des spectacles du même auteur (Sarah Kane, Arne Lygre, Lars Noren) pour créer un répertoire. Aux Célestins, le choix de proposer certains spectacles avec des têtes d’affiche (André Dussolier, Catherine Frot, Sophie Marceau) permet de donner des repères au public dit captif permettant d’assurer les recettes de la billetterie : « les gens s’y retrouvent » affirme Marc Lesage. Les directeurs/programmateurs portent une vraie responsabilité vis-à-vis du public de leur théâtre. Tout d’abord la responsabilité financière fait qu’ils doivent assurer un certain taux de remplissage de la salle, mais cette responsabilité va au-delà des exigences économiques de rentabilité. La représentation théâtrale est avant tout la mise en contact de la scène et de la salle, de l’acteur et du spectateur. Le rôle du programmateur est de savoir créer la rencontre entre ces deux mondes, par ses choix il fidélise le public tout en assurant son renouvellement. Après le côté salle, passons maintenant du côté scène afin de comprendre quelle responsabilité engage les programmateurs vis-à-vis des équipes artistiques qu’ils accueillent. b. La responsabilité envers les équipes artistiques J’ai déjà abordé le sujet des équipes artistiques dans la première partie en discutant les façons d’accompagner les artistes. Il s’agit maintenant d’analyser quels peuvent être les risques à programmer une compagnie dans le mauvais lieu. Un directeur, lorsqu’il choisit d’accueillir un spectacle s’engage auprès des comédiens, du metteur en scène et de l’équipe technique qui l’accompagne. Un mauvais choix de programmation peut entraîner une mise en danger de l’artiste, allant même jusqu’à compromettre sa carrière. Patrick Penot aux Célestins se rappelle avoir pris ce risque pour un spectacle sur Haïti. Ce n’est pas le spectacle en lui-même qui n’était pas adapté au théâtre des Célestins mais l’évènement de sensibilisation créé autour du spectacle qui, en mettant à la marge le spectacle, l’a menacé. Patrick Penot raconte comment il a découvert le spectacle, l’a fait venir aux Célestins et l’accueil qu’il a reçu de la part du public… «Une fois nous sommes allés avec Chantal Kirchner voir un spectacle qui a priori ne payait pas de mine d’un metteur en scène de la région de Grenoble, c’était un spectacle de Pascal Henry et qui traitait de Haïti. Ce jour-là dans le 71 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 43 La Programmation au Théâtre théâtre du Parc, une annexe de la comédie de saint Etienne, on tombe sur un spectacle en état de grâce et on est subjugué, on trouve la distribution tout à fait juste, efficace, et ce spectacle est d’une efficacité qui nous met au cœur même de ce qui est l’individu, avec un montage extrêmement intelligent d’un auteur antillais qui s’appelle Trouillot. On convainc tout le monde, ce spectacle vient ici, jamais il va retrouver la grâce qu’il a eu ce jour-là. On avait des doutes, estce qu’ils vont ressentir la même chose que nous, c’est une responsabilité, une vraie responsabilité : ne pas décevoir le public et être sûr qu’en la mettant sous la lumière, cette artiste là ne prend pas un risque inconsidéré de se faire descendre. On a eu une fréquentation de l’ordre de 65%, ce qui n’est pas du tout mauvais. Ca a été entaché par une chose étonnante, c’est qu’il y a eu ce grand tremblement de terre terrible, en Haïti, on a fait venir l’auteur et cet auteur là avait organisé la venue à Haïti de plein d’auteurs, de dramaturges du monde entier qui sont arrivés au moment où tout s’est écroulé. Et donc c’est ça qui était au centre du truc. On en a profité pour faire une représentation du texte dont la recette sera donnée à Monsieur Trouillot, qui avec beaucoup de sens, va prendre cet argent et acheter des livres qui sont au fond peut être les meilleures armes contre l’oubli pour le centre culturel qui vient d’être détruit. Et donc il y a eu tout un truc autour d’Haïti qui fait que le théâtre lui-même on l’a oublié. On l’a presque mis en danger en voulant faire bien. Il y a une responsabilité qui est beaucoup plus large que le simple succès public, financier, le danger qu’on lui a fait courir c’est que sur Lyon, elle ne sera plus programmée et pendant longtemps. Je traîne derrière moi 72 cette culpabilité vis-à-vis de cette femme parce qu’on a mal…mal présenté. » Ce témoignage montre bien comment concrètement les choix de programmation se font, de la rencontre avec l’artiste à l’accueil. Il parle d’une artiste méconnue mais dont la sensibilité à marqué les programmateurs des Célestins. L’équipe du théâtre est convaincue, le premier stade est passé. La représentation et la réaction du public constituent le second stade. La première d’un spectacle est toujours une étape importante pour celui qui a fait le choix de présenter le spectacle. On retrouve dans ce témoignage les inquiétudes quant aux possibles déceptions du public. C’est finalement l’évènement de sensibilisation avec l’auteur de la pièce qui a décrédibilisé le spectacle lui-même. On voit ici toute l’ambigüité des actions de communication. Leur rôle est de faire venir le public mais elles sont un intermédiaire entre le public et l’artiste qui peut menacer la proposition artistique elle-même. Le théâtre a voulu s’engager à la fois pour l’auteur de la pièce et le metteur en scène, mais n’a pas su les mettre tous les deux en valeur. Lorsqu’un artiste est programmé, c’est pour lui une marque de reconnaissance et d’ouverture professionnelle, cela ne doit pas être l’occasion de se compromettre. Chaque structure a ses enjeux propres et est ancrée dans un contexte territorial, sociétal et économique. Prendre le risque de programmer la première pièce d’un metteur en scène dans des théâtres tels que les Célestins ou le TNP est un moyen de compromettre à jamais la carrière d’un artiste. Si le public n’adhère pas, la critique suivra et véhiculera une mauvaise image aussi bien de l’artiste que du lieu qui l’aura accueilli. Le poids de la responsabilité est donc un argument de taille pour limiter les risques. La programmation est ainsi conditionnée par les deux composantes qui font vivre le théâtre au moment de la représentation : les artistes et les spectateurs. Pour le public, 72 44 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements les choix de programmation doivent prendre en compte aussi bien le public habitué à fréquenter la structure que les personnes susceptibles d’élargir ce premier cercle d’initiés. Une proposition artistique trop radicale prend le double risque de décevoir le public et de décrédibiliser l’artiste, elle engage donc directement la responsabilité du directeur programmateur. Une autre responsabilité, et pas des moindres, c’est celle qui engage les théâtres visà-vis des structures chargées de leur financement. Les financeurs font partie de la « chaîne de coopération». Ils participent indirectement mais activement à la création artistique en faisant le choix ou non de soutenir un artiste ou un lieu. 3. Partenaires financiers et respect des conventions : quand le politique se mêle à l’artistique : Les théâtres publics et privés sont subventionnés par des fonds publics octroyés par l’Etat et les collectivités locales (ville, département, région). Chaque structure a un budget alloué à la culture et est chargée de le répartir, de choisir à qui l’argent sera distribué. L’acteur majeur en termes de soutien financier de la culture c’est la ville. Viennent ensuite l’Etat, le département et la région. Je vais étudier plus particulièrement le rôle de l’Etat dans le financement des théâtres lyonnais. Ecoutons d’abord Howard Becker sur ce sujet : « L’Etat influe sur le travail et la production des artistes en intervenant directement dans leurs activités. Cette intervention peut prendre des formes diverses : le soutien officiel, la censure ou la répression. Là, l’Etat défend ses propres intérêts. Il prend des mesures destinées à servir les causes et favoriser les activités que ses représentants jugent primordiales ou importantes pour le salut et le bien public. Certes, ces actions, comme toutes les actions 73 gouvernementales, sont légitimées par une mise en avant de l’intérêt général ». Les Directions Régionales des Affaires Culturelles (DRAC) sont le relais en région de l’Etat. Ce sont des services déconcentrés de l’Etat placés sous l’autorité du préfet de région et chargés d’appliquer au niveau local les politiques ministérielles. Anciennement appelées Comité Régional des Affaires Culturelles, ces services prennent l’appellation DRAC en 1969 sous l’impulsion d’André Malraux. Un entretien avec Bertrand Munin, directeur adjoint de la DRAC Rhône Alpes et ancien conseiller théâtre, m’a permis de mieux comprendre les rouages de cette institution: ses missions, les enjeux qui lui sont propres, ses orientations en termes de politique culturelle. Il s’agira ensuite d’analyser quelles relations entretiennent chaque théâtre avec la DRAC et les collectivités locales selon leur statut ou type de conventionnement. a. DRAC et Spectacle Vivant Les Missions de la DRAC 73 BECKER, Howard, les mondes de l’art, Editions Flammarion, 1988, p.192. 45 La Programmation au Théâtre Afin de comprendre la façon dont la DRAC Rhône-Alpes soutient le spectacle vivant à Lyon, je me focaliserai donc sur ses missions dans le domaine du théâtre. La DRAC s’occupe du suivi administratif des institutions de l’Etat : les CDN (Centres Dramatiques Nationaux) et les Scènes Nationales, deux des dix labels du Ministère de la Culture. L’Etat doit assumer au minimum 50% des dépenses de fonctionnement des CDN et 30% pour les scènes nationales. Outre les CDN et les Scènes Nationales, le statut « Scènes Conventionnées » permet à certains lieux de disposer d’une aide de l’Etat. Le conseiller théâtre est chargé du suivi de l’activité artistique de toutes ses structures : écoute, conseil, échanges sur le travail. La DRAC aide donc des lieux mais aussi des compagnies indépendantes. Il y a deux types d’aides pour les équipes artistiques : la convention triennale, pour des compagnies qui ont obtenu un certain nombre de fois l’aide au projet, qui sont reconnues nationalement dans les réseaux de diffusion et de production. Ce sont des aides importantes, le dispositif existe depuis 99. Et puis les aides au projet qui sont sur un projet de création. Tous les ans la DRAC reçoit une centaine de demandes, sur ces aides au projet. L’enveloppe budgétaire dont elle dispose lui permet d’aider une quinzaine de compagnies. Ainsi, la DRAC travaille avec trois types d’acteurs : les scènes labélisées, les scènes conventionnées et les équipes artistiques (convention triennale ou aide au projet). Le budget total pour le spectacle vivant en Rhône-Alpes s’élève à 35,9 millions d’euros en 2011. Pourtant, seulement 5,42 millions sont versés aux compagnies indépendantes. Le poids des institutions est énorme dans le budget. La DRAC aide avant tout des lieux et notamment les lieux labélisés. A Lyon, l’Opéra et le TNP (Centre Dramatique National) représentent à eux seuls 10 millions d’euros. Une telle politique est revendiquée par le Ministère de la Culture et de la Communication qui, dans la directive nationale d’orientation 74 de 2001 , rappelle aux préfets la nécessité de « préserver les marges de manœuvre des institutions » ; le soutien aux institutions labélisées doit être le fil rouge de l’action des DRAC. La directive insiste aussi sur l’importance du dialogue avec les collectivités, le renouvellement et l’émergence de nouvelles formes esthétiques tout en veillant à l’irrigation du territoire. D’où certaines critiques venues de plus petites institutions telles que le théâtre de Givors : « D’accord on a besoin de ces grandes vitrines mais c’est pas normal que le financement de l’opéra et des musiques dites classiques bouffe l’essentiel des financements publics pour la culture. » 75 Il y a bien un déséquilibre dans la façon dont les lieux sont aidés. Le dialogue avec les collectivités locales La DRAC ne travaille pas seule. Les orientations ministérielles encouragent au dialogue avec les collectivités locales afin que l’octroi des subventions s’harmonise sur le territoire. La décentralisation a conduit à la redéfinition des rapports entre l’Etat et les collectivités : « L’époque ou le représentant de l’Etat était nimbé de l’absolue vérité, c’est un peu terminé. Ca n’empêche pas de faire passer des choses, il faut le faire 76 différemment, c’est un des aspects intéressants du métier, c’est de la diplomatie. » Toutes ces administrations, malgré les différentes politiques culturelles qu’elles peuvent mener ont tout de même une similitude qu’elles peuvent mettre en avant pour mener 74 75 76 46 Directive Nationale d’Orientation du Ministère de la Culture et de la Communication, 23 septembre 2011, Bulletin officiel 202 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements une politique commune, c’est l’intérêt général. En invoquant cet argument elles font concorder leurs intérêts. Pour chaque structure, les conventions pluriannuelles sont cosignées par l’ensemble des partenaires qui apportent des moyens à la structure, les missions sont partagées et assumées ensemble. Les critères d’ octroi d’une subvention Analysons maintenant les critères que met en avant la DRAC pour justifier l’allocation d’une subvention. Bertrand Munin évoque la nécessité de veiller à l’équilibre des disciplines. Le champ théâtral est vaste et il convient d’aider aussi bien le théâtre ‘pur’ que les arts de la rue, le cirque, les marionnettes, le théâtre performance, contemporain aussi bien que le théâtre à la marge de la discipline alliant danse, musique, arts numériques. L’ancien conseiller théâtre insiste sur l’absence de goût personnel dans les choix des équipes et des lieux. En mettant en avant l’intérêt général, l’équilibre territorial et des disciplines, il légitime les choix opérés et reste dans un choix objectif. Autre nécessité évoquée dans la directive ministérielle : le renouvellement des équipes aidées. La plupart des conflits naissent dans cette situation là. Le critère du renouvellement permet à la DRAC de justifier le refus de renouveler une subvention (convention ou aide au projet), mais il peut aussi être au contraire une bonne raison pour refuser à de nouvelles équipes le droit d’entrer dans le système de subvention de l’Etat. Bertrand Munin évoque les dilemmes qu’il rencontre lorsqu’il s’agit de couper les financements d’une compagnie dont le travail ne peut être remis en cause au seul titre qu’il faille aider de nouvelles équipes. Les marges de manœuvre de la DRAC se situent à ce niveau là. Lorsque l’Etat cherche à servir ses intérêts il peut invoquer un tel critère pour donner une légitimité à ses choix. Il est important de mesurer les conséquences que peuvent avoir l’octroi ou non d’une subvention. Lorsqu’une compagnie touche de l’argent de l’Etat, même si c’est une aide au projet temporaire, la subvention a un rôle démultiplicateur. Bertrand Munin qui, avant de travailler à la DRAC travaillait pour des compagnies témoigne : « C’est plus facile pour une compagnie d’aller voir un lieu en disant ‘j’ai l’aide au projet de la DRAC est-ce que vous pouvez voir le spectacle ?’ que ‘ j’ai pas été aidé par la DRAC’. Malgré tout ça reste encore le label. C’est pas un label mais c’est perçu comme ça. C’est le label rouge, viande de qualité. C’est marrant parce que tout est dans ‘l’Etat sert plus à rien’, mais ça a quand même toujours cet 77 effet. » La subvention permet aux compagnies d’acquérir une légitimité auprès des théâtres et autres lieux de diffusion. Elle assure la qualité du travail et donne une reconnaissance à la compagnie. Du conseiller théâtre au comité d’experts Passons à la façon dont concrètement se font les choix des lieux et des équipes que la DRAC va aider. Le conseiller théâtre est seul à prendre la décision mais il travaille avec un comité d’experts. Ce comité consultatif est constitué, non pas de fonctionnaires, mais de professionnels qui sont appelés deux fois par an à donner leur avis sur la production 77 Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012 47 La Programmation au Théâtre dramatique en Rhône-Alpes. Jean-Pierre Jourdain au TNP et Marc Lesage aux Célestins en font partie. Ces professionnels sont donc invités à aller voir des spectacles. Ils donnent généralement des avis favorables à une quarantaine de projets. Le rôle du conseiller est d’exclure les projets pour n’en garder qu’une quinzaine. Jean-Pierre Jourdain me donne son point de vue sur les avantages de ce comité d’experts : « C’est quelque chose de très légitime, parce que si on était pas là, ça veut dire qu’il y a qu’une seule personne dans le bureau qui décide qu’une compagnie est très bien, qu’une autre est pas bien. Donc là nous sommes une quinzaine, au moins on est consultés on peut aussi trouver choquant que des fois – vous savez c’est pas parce que quelqu’un rate un spectacle qu’il faut que la compagnie soit sanctionnée – Enfin voilà tout ça ce sont des conversations qu’on a et qui colorent la position de la DRAC. Mais c’est pas nous qui choisissons la 78 subvention.» Une fois de plus, l’aspect collectif de la prise de décision, même si le comité n’est que consultatif, permet à l’Etat de donner du crédit à ses positions et à ses choix. De plus, même si le conseiller théâtre a le statut de fonctionnaire, il a un profil de professionnel du théâtre. Rappelons que Bertrand Munin à un doctorat d’Etudes Théâtrales et qu’il a travaillé en tant qu’accompagnateur et dramaturge pour des compagnies. Son expérience universitaire et professionnelle lui donne ainsi l’autorité suffisante pour que ses choix soient acceptés. Désengagement de l’Etat ? Il devient de plus en plus important pour une compagnie ou pour un lieu d’être aidé au regard du désengagement de l’Etat. A ce sujet, le discours des professionnels est le même. Ce mot revient sans cesse et nombreux sont ceux qui déplorent le fait qu’il soit de plus en plus difficile d’être aidé ou alors que les crédits soient mal répartis. Confrontons les discours. La position de Bertrand Munin est mitigée. On ne peut parler à proprement dit du désengagement de l’Etat. Si l’on regarde les budgets, en valeur réelle, les crédits alloués au spectacle vivant n’ont cessé d’augmenter, même faiblement. Il affirme ensuite qu’il faut bien voir que ce plus de crédit est déjà contractualisé : 98% du budget est contractualisé sur des engagements pluriannuels et en général toujours pour de grosses institutions. La marge d’innovation et de réactivité est à 2%, d’où l’impression pour les compagnies et les petites structures d’être mises à la marge. L’offre culturelle en Rhône-Alpes est forte, il est donc difficile pour une compagnie d’obtenir une convention ou une aide structurelle après une aide au projet. Bertrand Munin déplore l’effet de rigidité qui s’est créée avec les difficultés de renouvellement des compagnies. Plus que le désengagement de l’Etat, le problème est pour lui plus général : « Le vrai problème c’est pas tellement le désengagement mais c’est plutôt que l’on paye le résultat, la réussite d’une politique qui a poussé au développement, qui a favorisé la création artistique et le « tout le monde est artiste » : puisque c’est pas une profession réglementée, demain je peux décréter que je suis metteur en scène internationalement reconnu. C’est une force de la France, toutes les initiatives sont possibles mais en même temps on les a énormément développées, les lieux sont très développés, il y a des théâtres partout mais le budget n’a pas suivi comme il aurait du suivre. (…) Je crois que le monde 78 48 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements du spectacle vivant n’a pas encore intégré que pour l’instant les années de 79 développement sont terminées, effectivement on ne fait que stabiliser.» Bertrand Munin a donc conscience que les budgets de l’Etat augmentent peu, voir se stabilisent. Cet effet de stabilisation a des effets notoires. Dans les quatre théâtres où j’ai été, les professionnels m’ont parlé de l’effet de perte de valeur des financements. Simon Deletang témoigne : « Les temps sont durs, nos subventions n’augmentent pas comme partout, elles stagnent et comme le niveau de vie augmente, c’est un calcul idiot mais nos charges augmentent aussi donc le disponible pour l’activité artistique se réduit. L’année prochaine, le département fait des coupes partout (baisse générale), les autres maintiennent. Stagnation aujourd’hui équivaut baisse, donc là on a su très tard à quelle sauce on allait être mangé, du coup pour l’année prochaine on a 80 anticipé les baisses pour avoir une saison un peu a minima. » b. Statuts et tutelles Après avoir parlé de la DRAC et de ses missions, je tiens à faire un point sur les lieux aidés à Lyon, avant d’en arriver à nos quatre théâtres. Cet état des lieux a été fait à partir du bilan de la DRAC de 2010 disponible en ligne, il me permettra d’avoir une idée des montants alloués à chaque lieu. Comme je le disais en présentant la DRAC, les principaux lieux aidés sont les lieux labélisés. A Lyon et Villeurbanne, deux Centre Dramatiques Nationaux sont présents : Le Théâtre Nouvelle Génération (861 700€ ) et le TNP (3 995 000€). Puisqu’il n’y a pas de Scènes Nationales à Lyon, passons aux Scènes Conventionnées : Théâtre de la Croix Rousse (474 000€), Théâtre de Givors (46 000€). Une catégorie « Autres lieux » regroupe un nombre important de théâtres lyonnais qui n’ont pas le statut « scènes conventionnées » mais touchent des crédits quasiment équivalents : Les Subsistances (78 000€), Espace 44 (14 870€), Théâtre des clochards célestes (19 870), Théâtre des marronniers (19 870€), Théâtre des Ateliers (364 300€), Théâtre du Point du Jour (447 100€). On constate d’emblée de forts écarts entre les crédits alloués au TNP – quasiment 4 millions d’euros – et ceux du théâtre de Givors (46 000€). Le théâtre des Célestins n’est pas présent dans cette liste car c’est un théâtre municipal, les dépenses de fonctionnement sont assumées par la ville. Je vais analyser maintenant au cas par cas afin de rendre compte de la diversité des situations et relations qu’entretiennent l’Etat et les collectivités avec les théâtres qu’ils aident. TNP : Centre National Dramatique Parler du TNP et de ses relations avec l’Etat, c’est faire l’état d’une bonne entente. Le TNP est un Centre Dramatique National. Les CDN sont définis depuis le contrat de décentralisation de 1972. Leur objectif est d’élargir l’accès à la création théâtrale. Ce sont des théâtres dirigés par un ou plusieurs artistes, nommés par le ministre de la culture en concertation avec les collectivités locales du territoire d’implantation du CDN. Ce label d’Etat 79 Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012 80 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 49 La Programmation au Théâtre a participé à la reconnaissance du travail d’un certains nombre de metteurs en scène et de comédiens ayant marqué le paysage théâtral français. Le cahier des charges d’un CDN est le suivant. Ses missions s’organisent autour de plusieurs axes : la création artistique, l’accueil en résidence, la diffusion des œuvres, la création d’un répertoire, l’éducation et la formation artistique. En termes de répertoire, ils doivent faire vivre les œuvres du patrimoine tout en travaillant à l’émergence de nouveaux textes contemporains. Les CDN se doivent d’être des lieux de référence sur leur territoire, de participer à la diversification des publics. Ainsi un directeur de CDN assume des responsabilités artistiques, professionnelles et territoriales (envers le public). En termes de statut juridique, le TNP est une SARL. Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, résume en ces deux mots les avantages du statut CDN : il est responsabilisant et libre. Les CDN ont été créés dans le cadre de la décentralisation, ils sont donc des établissements relativement indépendants par rapport à l’Etat contrairement aux établissements publics sous tutelle. A l’origine, le TNP était un Théâtre National. A l’occasion du transfert du TNP à Villeurbanne en 1972, le théâtre est devenu un CDN. C’est sous l’impulsion de Roger Planchon que ce statut a été obtenu. Il savait qu’un artiste à la tête d’un CDN avait plus de marges de manœuvre en termes de création que dans un Théâtre National. Selon Guillaume Cancade, c’est cette indépendance du théâtre qui lui a donné plus de facilités pour négocier l’augmentation des crédits du fait de la rénovation et de la complète refondation du théâtre. En effet la DRAC a conclu avec le TNP une nouvelle convention triennale qui a fait passer ces crédits de 3 995 000€ à 4 500 000€. Cette augmentation notoire semble inédite en ces temps de désengagement de l’Etat. Au TNP elle semble justifiée. Selon Guillaume Cancade, il aurait été inconcevable de rénover tout le théâtre sans lui donner les moyens nécessaires pour fonctionner. De plus, cette augmentation n’est pas venue de nulle part, les négociations ont duré sept ans. La DRAC, en acceptant de soutenir davantage le TNP, n’a fait qu’accroitre les déséquilibres en matière de financement. Les professionnels s’inquiètent que la forte augmentation budgétaire consentie à une grande institution mette à mal le tissu théâtral de la région. Le directeur de la DRAC refuse de tels discours en affirmant que la convention signée impose au TNP les principes de partage de l’outil (prêt de lieu de répétition, coproduction) 81 et d’accompagnement aux artistes et compagnies émergentes implantées sur le territoire. Selon lui, la refondation du théâtre et l’augmentation budgétaire auront des répercussions indirectes sur les lieux et compagnies de la région du fait de ces principes…En réalité, rien n’est directement imposé au théâtre pour faire respecter ses principes. Une clause de la convention stipule qu’un quart des productions doit être consacré à des projets portés par d’autres metteurs en scène que le directeur, mais ce quota n’impose pas le choix d’un metteur en scène implanté sur le territoire. Cette hausse des subventions accordées au TNP satisfait avant tout le théâtre lui-même. Le suivi des activités du TNP se fait par le biais des comités de suivi CDN. Cependant, comme je le disais, le statut SARL donne une certaine indépendance au théâtre, la DRAC n’est pas membre du Conseil d’Administration comme dans une scène nationale. Une fois que le directeur et son projet artistique ont été acceptés, celui-ci dispose d’une certaine liberté vis-à-vis de l’Etat. Prenons maintenant un contre exemple avec le théâtre de Givors qui a perdu son statut de scène conventionnée après l’arrivée d’Yves Neff à la direction du théâtre en 2011, se voyant couper tout financement de l’Etat… 81 50 Article Libération, 8 novembre 2011, Anne-Caroline Jambaud PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements Théâtre de Givors : Scène conventionnée Le réseau des scènes conventionnées, au même titre que les CDN, résulte de la décentralisation théâtrale. Institutionnalisé en 1999, ce statut s’adresse à des lieux de diffusion et de création qui peuvent convoquer l’ensemble du champ disciplinaire (théâtre, cirque, danse, etc). L’éligibilité tient au projet artistique porté par le théâtre, à son ancrage sur le territoire. La subvention consentie s’élève à 10% des dépenses de fonctionnement de la structure. Une fois que la convention est signée, le directeur est indépendant dans la gestion du lieu (administration et choix artistiques). Par contre l’engagement envers l’Etat est triennal et doit donc être reconduit tous les trois ans. Cette limite temporelle de la convention laisse à l’Etat certaines marges de manœuvre et instaure une dépendance des lieux visà-vis de la DRAC qui doivent veiller à ce que la convention soit bien renouvelée. Autre particularité, la convention est nominative, elle est liée au projet porté par le directeur du théâtre. Lorsqu’Yves Neff a pris la direction du théâtre, il a fallu la renouveler et pour des raisons que je vais expliquer, la DRAC n’a pas reconduit la convention, privant le théâtre de subventions. Ce déconventionnement est dù à la façon dont Yves Neff a été nommé. Je parlais plus haut de dialogue entre l’Etat et les collectivités locales. La nomination d’un directeur, selon la procédure régulière, doit se faire avec concertation de tous les partenaires : Etat, région, département, ville. Pour le théâtre de Givors, la ville a décidé seule du choix du nouveau directeur, elle n’a pas organisé de concertation. Ecoutons le point de vue de Bertrand Munin à la DRAC : « Pour la ville de Givors on avait une directrice avec laquelle la convention était valide encore 1 an au moment où la ville de Givors a décidé de casser le contrat, sans nous en parler, sans en parler à la région qui était aussi partenaire, décide de recruter un directeur sans nous en parler et vient nous voir après en nous disant ‘voilà le directeur c’est Monsieur Yves Neff, il suffit de remplacer son nom et d’attribuer la même subvention’. Donc là on se dit ‘ça se passe pas comme ça’. Soit on est partenaire d’un projet et d’un lieu et on l’est tout le temps, c’est pas un guichet. Et en l’occurrence on n’aurait pas recruté ce directeur sur ce projet particulier, je ne le condamne pas ni dans sa vie artistique, ni dans sa vie personnelle, mais je trouve que là on aurait cherché un autre directeur. Ca s’est pas très bien passé. Ce qui est malheureux parce que Givors était l’une des premières scènes conventionnées en France, en 2000, c’est la première qui avait été signée. Et puis Givors n’est pas une ville qui roule sur l’or, en difficultés sociales et économiques, c’est important que l’Etat puisse apporter une aide publique de la culture. On a essayé de maintenir une aide pour ne pas pénaliser les habitants de Givors. Voilà de temps en temps il faut aussi montrer qu’il y a 82 des règles. » Le discours de Bertrand Munin montre bien la position de l’Etat vis-à-vis des collectivités locales. La décentralisation n’a pas complètement mis fin à la suprématie de l’Etat, ou en tous cas n’a pas entravé son pouvoir de sanction. Car ce déconventionnement du théâtre de Givors est une sanction indirecte de la ville de Givors. La ville est le financeur principal du théâtre. Pourtant la DRAC n’a pas apprécié le fait qu’elle prenne la liberté de nommer seule le directeur du théâtre et a tenu à rappeler son pouvoir d’autorité. Bertrand Munin, pour justifier la décision de la DRAC, affirme qu’elle ne tient ni à la personne ni au travail du 82 Entretien avec Bertrand Munin, co-directeur de la DRAC Rhône-Alpes, réalisé le 16 mars 2012 51 La Programmation au Théâtre directeur. Yves Neff lui, affirme avoir été pris en otage. La DRAC a prétexté que son projet artistique n’était pas suffisamment clair. On voit bien que cette situation est politique. L’octroi d’une subvention tient aux bonnes relations entre partenaires. Chacun ayant ses intérêts, il s’agit de les faire concorder. C’est ce qui s’est passé au TNP, mais pas à Givors. La ville voulait mettre un artiste à la tête du théâtre, la DRAC ne le souhaitait pas particulièrement. Bertrand Munin déplore les difficultés économiques de la ville de Givors, pourtant l’affront que lui a mené la ville en prenant seule une décision a été plus fort et l’Etat a rappelé son autorité en faisant le choix du déconventionnement. Le montant de la subvention s’élevait en 2010 à 46 000€. Cette somme ne représente pas grand-chose dans le budget total de la DRAC (40 millions d’euros). Nous avons compris que le déconventionnement était un acte symbolique et politique plus que financier. Cependant les conséquences pour le théâtre de Givors ont été toutes autres dans une petite structure où même une petite aide est significative. L’arrivée d’Yves Neff à la direction a donc été difficile, d’autant plus que l’aide a été coupée avant même qu’il ne soit en charge de la programmation : « Ce qui est inadmissiblec’est qu’ils ont arrêté le financement dès 2011, à mon arrivée sur une programmation qui avait été faite par l’ancienne directrice. C'està-dire qu’on s’est retrouvés dans une situation où on devait financer des activités qui avaient été contractualisées par l’équipe précédente mais c’est la compagnie qui a payé en définitive. C’est fondamentalement malhonnête, qu’ils arrêtent de financer le projet suivant c’est leur choix que je peux comprendre, mais ils ont 83 déconventionné sur ce qui était en cours. » Les choix de programmation on été influencés par ces contraintes financières : « Naturellement je me suis tourné vers des personnes que je connaissais, des équipes avec qui j’avais une histoire commune importante, en partie qui ont accepté de jouer le jeu de cette première année de programmation. Des gens assez proches de la compagnie sont venus nous aider à construire cette 84 programmation avec 20% de financements publics en moins. » Toutes les compagnies accueillies cette année sont des connaissances du directeur. La pression financière encourage au repli sur son réseau de contacts et réaffirme le rôle des affinités dans la mise en place de la programmation. Il est difficile de savoir si avec des financements supplémentaires, Yves Neff aurait vraiment cherché à découvrir de nouvelles équipes, mais il est certain qu’arriver à la direction d’un théâtre sans expérience et avec une baisse drastique du budget n’a pas aidé. Le théâtre ne peut faire de longues séries, les spectacles ne sont joués qu’une seule fois, seules les représentations scolaires peuvent avoir lieu trois ou quatre fois de suite. La contrainte financière limite l’exercice même de la profession de programmateur qui est de voir des spectacles. Yves Neff n’a ni le temps, ni les moyens de se déplacer en France ou à l’étranger: « on eu de tels problème à gérer cette 85 première année, j’ai vu très peu de spectacles. » Afin de pallier ce manque de fonds, Yves Neff a cherché d’autres sources de financement, notamment européens. Il est aussi en train de développer le mécénat d’entreprise pour diversifier les sources de financement. 83 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 84 Ibid. 85 52 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements Ces deux exemples nous permettent de voir à quel point l’octroi ou non d’une subvention par l’Etat influence directement la gestion d’un théâtre et les choix en matière de programmation. Le théâtre des Ateliers est lui aussi subventionné par l’Etat, ce n’est pas une scène conventionnée, il fait partie de la catégorie « autres lieux » dans le référencement de la DRAC. C’est un des théâtres qui, comme le point du jour à Lyon, a trouvé sa place dans le paysage culturel lyonnais et touche des subventions de fonctionnement fixes. Autre acteur majeur dans le financement de la vie théâtrale, la ville de Lyon. Analysons les relations qu’elle entretient avec les Célestins, le théâtre municipal. Les Célestins : Théâtre Municipal Les Célestins sont en régie directe par rapport à la ville de Lyon, c'est-à-dire que c’est un service de la ville comme les autres avec des agents de la ville qui y travaillent. Cependant le budget du théâtre est annexe, ce qui lui donne une certaine autonomie. Le changement de direction en 2000 a donné lieu à une complète redéfinition des missions du théâtre. Dans son discours en 1999, Raymond Barre, à l’époque maire de Lyon, a définit les trois exigences qui ont servi de base à la nouvelle organisation du théâtre : -La nécessité de rayonner sur l’ensemble de l’agglomération : « une obligation de démocratisation, une obligation de rajeunissement, une obligation d’identification de public qui pourrait être empêché pour toutes raisons : culturelles, sociales, financières et géographiques. » 86 -La parité maison d’accueil/maison de production. -La double direction : elle fait la singularité du statut. En termes de nomination, la mairie a intégré à son jury des professionnels du monde théâtral (Faivre D’Arcier, directeur du festival d’Avignon à l’époque). Le principe d’égalité réside entre les deux membres de 87 la codirection : « deux directeurs responsables ensemble et solidairement. » Ce statut assure à la tête du théâtre une double compétence. Comme le théâtre est considéré dès lors comme une maison de création, il faut mettre un artiste à la tête de l’institution (Claudia Stavisky, directrice, metteuse en scène) associé à une personne dotée de compétences de manager, de gestionnaire. Patrick Penot a été retenu pour de telles compétences. « On voit bien ce qui se profile. Elle est metteur en scène moi non plus. » 88 En mettant un artiste à la tête de la codirection, la ville a fait du théâtre municipal un lieu similaire à un CDN, c'est-à-dire un lieu de création avec un artiste directeur (comme au TNP, Christian Schiaretti directeur metteur en scène). Mais aux Célestins, l’artistique et la gestion sont sur le même plan puisque la codirection est égalitaire et solidaire : si l’un décide de partir, le duo doit être renouvelé. C’est donc le maire de Lyon qui a posé les bases de la réorganisation des Célestins en fixant les grandes orientations en matière de diversification des publics et de soutien à la création. Cependant, après la nomination des directeurs, la ville n’a pas de droit de regard sur la programmation : « En termes de programmation, personne ne met son nez au niveau politique, ça c’est un principe qui devrait être intangible, qui ne l’est pas sur tout le territoire, 86 87 88 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 Ibid. Ibid 53 La Programmation au Théâtre qui en tous cas à Lyon est tout à fait clair. Il y a absolument jamais la moindre 89 pression, tentative d’influencer le choix de tel ou tel spectacle.» 4. Budgets et moyens financiers des théâtres Des exigences des financeurs aux subventions, on en vient aux budgets annuels. On imagine facilement les disparités qui existent en matière de budget entre le théâtre de Givors et le TNP. Il s’agit ici de voir quelles perspectives de bons moyens financiers offrent en termes de personnel et de marges de manœuvre sur l’activité artistique. Les tableaux suivants exposent les budgets respectifs des Célestins et du TNP. Ces deux théâtres ont des dépenses similaires. Ce sont de grosses structures avec plus de cinquante salariés permanents, un budget total entre huit et dix millions d’euros par an. Les théâtres assurent en moyenne 25% des dépenses en s’autofinançant (vente de spectacle et billetterie). Une différence notoire c’est la marge artistique qui au TNP est quatre fois plus élevée qu’aux Célestins (2.2 M€ contre 600 000€). Ce surplus financier permet une marge d’erreur dans le budget artistique et assure une certaine souplesse du budget. Si ces deux théâtres ne justifient pas de la même façon leurs choix artistiques, les prix moyens des spectacles qu’ils proposent sont relativement similaires, ils peuvent faire de longues séries, accueillir des spectacles internationaux et des artistes renommés. Les équipements dont ils disposent (technique, deux salles de spectacles, petit ou grand plateau), surtout au TNP depuis les travaux, leur permet de s’adapter à tous types de spectacles. LES CELESTINS Ressources propres: 26% Billetterie Vente spectacles Dépenses 2.2 M€ 800 000 € Subventions: 74% Ville de Lyon crédits fonctionnement Etat, Région, Département, ONDA, etc 4.4M€ 1 M€ Charges fixes de fonctionnement Activité artistique Marge artistique 4.2 M€ 4 M€ 200 000 € Budget total 8.4 M€ 89 54 Ibid Recettes 8.4 M€ PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements THEATRE NATIONAL POPULAIRE Ressources propres: 23% Billetterie Vente spectacles Dépenses Recettes 1.3 M€ 900 000 € Subventions: 77% DRAC crédits fonctionnement Collectivités 4.5 M€ 2.5 M€ Charges fixes fonctionnement Activité artistique Marge artistique 4.5 M€ 3.3 M€ 2.2 M€ Budget total 10 M€ 10 M€ Le prix d’un spectacle est un critère essentiel dans un choix de programmation. Pour donner un ordre de grandeur, les Célestins se sont fixés 14 000€ comme prix moyen maximum pour un spectacle. Aux Ateliers, le prix moyen pour un spectacle est situé entre 3000 et 4000€ si le spectacle est joué cinq fois. Avec une telle limite de prix, Simon Deletang ne peut pas accueillir des spectacles avec plus de six comédiens sur scène, car plus ils sont nombreux, plus les coûts augmentent (défraiements et salaires). Le tableau ci-dessous présente le budget du théâtre. Les dépenses annuelles s’élèvent à 1.2 millions d’euros. Le théâtre est dépendant à 84% des financements publics. THEATRE LES ATELIERS Ressources propres : 16% Billetterie Dépenses 200 000 € Subventions: 84% Financements publics: Etat, région, département, ville Budget total Recettes 1 M€ 1.2 M€ 1.2 M€ Plus la série est longue, plus le coût d’un spectacle baisse, c’est pourquoi le TNP et les Célestins peuvent négocier des prix très avantageux s’ils proposent des séries de plus d’une semaine. Ce n’est pas le cas au théâtre de Givors où la plupart des spectacles ne sont joués qu’une seule fois. Ainsi le prix moyen varie entre 3000 et 4000€. N’ayant pas réussi à récolter les informations nécessaires sur le budget du théâtre de Givors, je ne pourrai pas le présenter. Les données exposées ci-dessus sont celles dont m’ont fait part de tête les personnes interrogées. Je n’ai pas eu accès aux comptes de chaque théâtre, ces chiffres sont approximatifs mais ils nous permettent de constater les écarts entre théâtres. Les différences de budget conditionnent les prix moyens des spectacles ainsi que leur nombre. Aux Ateliers Simon Deletang, en plus des productions du théâtre, ne pourra faire 55 La Programmation au Théâtre que cinq accueils la saison prochaine, alors que les Célestins, en dehors des créations de Claudia Stavisky ont accueilli vingt-huit spectacles cette année. La programmation est le résultat d’ajustements à toutes ces contraintes financières, la responsabilité envers le public, les artistes et les autres partenaires. Une dernière contrainte tient au travail au quotidien du programmateur et aux exigences que ce métier impose. Le métier de programmateur, c’est avant tout aller voir des spectacles, rencontrer les équipes artistiques et suivre leur travail. Les personnes que j’ai interrogées m’ont fait part de l’intérêt avec lequel elles le faisaient mais m’ont aussi parlé des inconvénients due à cette activité. 5. Les exigences et les contraintes pratiques liées au métier de programmateur : « On s’ennuie quand même beaucoup au théâtre, c’est un art qui peut-être vraiment ennuyeux, d’autant plus qu’on n’a pas toujours le courage de partir. Par 90 contre lorsque c’est extraordinaire, on s’en souvient toute sa vie. » A l’exception du théâtre de Givors, tous les programmateurs/directeurs rencontrés affirment aller voir trois à cinq spectacles par semaine. Cette activité s’ajoute au travail en journée au théâtre. « Travailler dans un théâtre c’est sortir des schémas 35h, c’est évident (…) et c’est pas seulement voir des spectacles, c’est rencontrer d’autres théâtres, d’autres 91 directeurs, d’autres metteurs en scène. » Bertrand Munin, qui voyait en moyenne 250 à 300 spectacles par an lorsqu’il était conseiller théâtre à la DRAC, affirme que c’est un minimum pour suivre l’activité artistique de toute une région. La journée type d’un programmateur se partage entre la journée au bureau et le soir au théâtre. Il faut aussi compter les déplacements, le temps de discussion avec les artistes après le spectacle. Simon Deletang évoque ses désillusions quant au métier de programmateur : « Moi avant mon rêve c’était d’être programmateur, de voir des spectacles. En même temps quand on le fait on se rend compte que c’est pas si cool que ça, voilà c’est quand même crevant d’être un soir à Strasbourg, le lendemain à Paris puis revenir à Lyon. Du coup c’est lié, ce métier je le fais tout en étant metteur en scène et donc c’est même mieux que d’être juste programmateur. 92 » Le dilemme est alors posé. Comment discerner au mieux la valeur artistique et esthétique d’un spectacle lorsque le fait même d’aller voir des spectacles devient pour certains programmateurs une contrainte ? Au vue des conditions intenses de travail de certains programmateurs – la fatigue, les aléas du quotidien - il semble parfois difficile de juger au mieux. Ils témoignent eux-mêmes : « Au bout d’un moment c’est très difficile d’être surpris et d’être ému par un spectacle moi j’en vois cinq par semaine, en moyenne. (…) Ce qui est peutêtre un peu négatif à force c’est que évidemment nos critères d’exigence sont devenus extrêmement élevés par endroits parce que voilà on se laisse plus surprendre, on a du mal à être un simple spectateur, et de regarder, d’être 90 91 92 56 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 PARTIE 2 : La programmation, entre contraintes et ajustements complètement émerveillé, ça arrive très très rarement, très rarement aujourd’hui, on va trouver plein de spectacles formidables mais être vraiment émerveillé par un spectacle, ça arrive une fois, deux fois par an et c’est vraiment un grand 93 maximum, tout en en voyant cinq par semaine. » Les facteurs susceptibles d’influencer le jugement des programmateurs au moment où ils voient un spectacle sont nombreux : la fatigue, la lassitude, le fait de connaître la compagnie ou non (jeu des préjugés), etc. Tant d’éléments qui altèrent le regard qu’ils peuvent porter sur l’œuvre et peuvent jouer en la défaveur de certaines compagnies. La situation est toute autre pour les compagnies dont les programmateurs ne peuvent même pas venir voir le travail. Car malgré l’intensité des conditions de travail de certains programmateurs, ils ne sont pas en mesure de voir tous les spectacles qu’on leur propose ou qu’ils souhaiteraient voir. Il y a un vrai phénomène d’entonnoir qui s’est mis en place entre le nombre de spectacles disponibles et les choix opérés par les lieux. Par exemple aux Célestins, Marc Lesage reçoit en moyenne quarante à cinquante propositions de spectacles par jour. Il aimerait en voir dix ou vingt mais ne peut en choisir qu’un. A l’année il voit environ 250 à 300 spectacles pour finalement n’en retenir qu’une quinzaine…Les programmateurs, d’autant plus si la structure est grande, sont constamment sollicités. De plus, il existe une autre contrainte très pratique qui limite certains choix : les calendriers et la disponibilité des compagnies. « Donc vous choisissez et puis après il y a le problème de calendrier, c’est libre c’est pas libre, les problèmes d’argent, de contingence, les spectacles qu’on veut, là j’ai un spectacle que je voudrais fortement pour la saison prochaine, et je crois que je pourrais pas. […] J’en ai plein comme ça, entre janvier et juin, j’ai trois spectacles qui ne cessent de tourner. Les choix se transforment, de l’autre côté il y a des gens qui sont plus libres. Il y a un spectacle que je voulais et tout avec un acteur étranger, on lui a proposé un film donc il a accepté le film, donc le seul mois où je pouvais le prendre il ne peut plus. […]C’est pas toujours facile parce que ce sont des gens qu’on aime bien et puis une année c’est vite passé, après il a d’autres projets, moi j’ai aussi d’autres projets que j’ai commencé, avec Fellag, je suis arrivé dans la maison il y a cinq ans, on a diné ensemble pour faire quelque chose, on y arrive là ! (rires), parce que c’est lui c’est nous, lui il avait un film qu’il voulait absolument faire, après nous on était plus libres enfin bref et on a très envie de travailler ensemble, qu’est-ce que ça serait si on avait pas envie, nous on a aussi beaucoup de choses, c’est pas si facile que ça d’ajuster des calendriers, c’est vraiment pas extensible. Voilà ca paraît bête mais il y a un 94 côté poker ! » Le calendrier est une donnée importante, il peut exclure définitivement un spectacle alors que celui-ci rassemblait toutes les conditions pour faire partie de la programmation (artistiques, financières, techniques, etc). C’est certainement l’une des contraintes les plus frustrantes. 93 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 94 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 57 La Programmation au Théâtre Conclusion de la partie 2 Avec tous ces mécanismes à l’œuvre, le travail programmation devient un véritable travail d’assemblage et de dosage. Patrick Penot la définit comme un travail de marqueterie : « On va discuter et tout va dépendre de l’assemblage, c’est comme de la marqueterie, il y a un moment on va peut être avoir 3 bons spectacles et on va peut-être en sacrifier un parce que l’équilibre, le déroulé ne permettra pas l’alternance, qui est obligatoirement rafraîchissante de ce qui peut être un grand texte, un grand acteur, un grand metteur scène, une comédie, du théâtre plus 95 visuel ou un théâtre étranger sur titré, il faut qu’il y ait de la diversité. » Des quatre théâtres dans lesquels je suis allée, généralistes ou spécialisés, les programmateurs semblent conscients de la nécessité d’assurer une certaine diversité des formes dramaturgiques. Malgré le goût que certains peuvent avoir pour un certain type de spectacles, tous pratiquent l’alternance, la politique de panachage. Un mot semble essentiel : l’équilibre des spectacles les uns par rapport aux autres. Maintenant que j’ai considéré les différents enjeux liés à la mise sur pied d’une programmation, j’aimerais voir quelles sont les marges de manœuvre des quatre théâtres. Comment s’adaptent-ils aux logiques de restrictions budgétaires ? Comment font-ils pour innover artistiquement, défendre des projets qui ne permettent pas d’assurer l’équilibre financier de la structure ? Quels risques prennent-ils par rapport au public habituel de leur théâtre ? En un mot, est-ce-que ces théâtres se donnent les moyens de sortir des conventions et des réseaux tracés du monde théâtral ? 95 58 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 PARTIE 3 : Innovation et prises de risques PARTIE 3 : Innovation et prises de risques Les théâtres que j’ai choisi d’analyser sont des structures établies institutionnellement. Ils disposent de réseaux de diffusion, sont ancrés sur le territoire lyonnais et sont reconnus, chacun à leur niveau, par les professionnels du champ théâtral (équipes artistiques et partenaires financiers). On peut se demander alors en quoi de tels lieux sont concernés par la prise de risque. Tous sont d’abord concernés par des changements récents : l’arrivée d’un nouveau directeur à Givors et le déconventionnement de la DRAC, la complète rénovation du TNP et la hausse de ses crédits, la prise en main seul par Simon Deletang de la direction des Ateliers, le travail de fond entrepris aux Célestins depuis 2000. Chacun de ces théâtres a vu ses marges de manœuvre diminuer ou au contraire augmenter. Comment cela se traduit-il concrètement en termes de prises d’initiatives et d’innovation ? Tout d’abord, pour des théâtres tels que les Célestins et le Théâtre National Populaire, il faut savoir que les saisons sont bouclées plus d’un an à l’avance. C'est-à-dire qu’en février 2012, la saison 2012-2013 est faite et Jean-Pierre Jourdain est déjà en train de travailler sur la saison 2013-2014. Marc Lesage aux Célestins peut prévoir une programmation entre douze et vingt-quatre mois à l’avance. Lors de notre entretien en février 2012, il était déjà en train de travailler sur 2013-2014. Ainsi les programmateurs prévoient plus d’un an voir deux ans à l’avance quels spectacles seront accueillis. Avec de telles perspectives, la plupart des spectacles ne sont pas créés. Les choix reposent alors sur le projet d’un metteur en scène, d’une compagnie. Ces théâtres prennent des risques dans la mesure où leur choix est un pari sur l’avenir, sur un artiste auquel ils font confiance mais dont le spectacle n’est pas monté. Cela concerne en général la moitié des spectacles accueillis. Travailler en amont peut amener de belles surprises comme de grosses déceptions. Ecoutons Marc Lesage aux Célestins à ce propos : « La fidélité artistique, ça nous conduit à faire confiance à un artiste, comment dire, de faire un coup de poker, lui dire on met tant, c’est à nos risques et périls, tant pis si ça sera nul, ça fait partie du risque du métier, c'est-à-dire que parfois on a des spectacles qui sont moins bons mais on ne peut pas le savoir avant, on a misé sur un artiste qu’on connait, dont on a vu le travail, qui a un projet on le soutient sur ce projet mais on peut être très déçus sur ce projet, ça 96 malheureusement ce sont des choses qui arrivent. » En parlant de déceptions, Marc Lesage me confie les erreurs de la programmation de la saison en cours aux Célestins. Il affirme avoir été surtout déçu artistiquement parlant, notamment par le metteur en scène Dam Jammet avec le spectacle Ubu Enchaîné . Mais s urtout, il me confie sa déception vis-à-vis de la trilogie de Wajdi Mouawad, artiste dont la fidélité artistique dure depuis plus de cinq ans. 96 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 59 La Programmation au Théâtre « La distribution est pas bonne, artistiquement c’était très faible, ça fait partie des déceptions. Wajdi, ça fait des années qu’il a des fidélités avec ce lieu c’est le genre de questions qu’on se pose pas, on accompagne voilà et encore quand on sait ce qu’il va y avoir c’est pire parce qu’on l’a vu à Bordeaux en juin donc on savait que c’était trop tard, on l’avait déjà inscrit dans la plaquette, on savait que ça serait là et la première c’était encore largement pire que ce qu’on a vu ici. C’était épouvantable, c’était mal joué ou mal dirigé, mal mis en scène, tout était vraiment très catastrophique. Voilà, je pense que c’est un auteur, un très bon 97 auteur mais je crois pas que ce soit un metteur en scène. » La fidélité artistique a ses risques mais un spectacle raté ne doit pas être l’occasion de la rompre. Un projet artistique s’accompagne sur le long terme, les artistes ont besoin de lieux qui les soutiennent même s’ils font des erreurs de parcours. Au théâtre de Givors, la philosophie est toute autre. Yves Neff refuse de prévoir sa programmation autant en avance : « on ne peut demander aux artistes ce qu’ils auront envie 98 de raconter dans deux ou trois ans, c’est complètement fou. » C’est pourquoi il privilégie les choix de dernière minute, opération qui ne comporte pas moins de risques : « Par exemple sur des spectacles, ça m’arrive de terminer l’écriture deux jours avant la première, les comédiens pourront en témoigner. (…)Les gens avec qui je travaille ont du mal à monter les prod. parce qu’ils n’ont pas les informations nécessaires. Des fois c’est arrivé que sur certains projets, le fait que la scénographie prenne telle forme ou une autre, le fait qu’il y ait de la vidéo, ca apparait des fois très très tard, donc les gens qui me connaissent bien on pris l’habitude d’avoir des marges pour essayer d’avoir l’assurance que le nombre de comédiens soit fixe mais c’est un peu difficile de se fixer des limites. Par contre c’est très simple, des fois on monte une pièce déjà écrite, il y a tant de personnages et c’est comme ça tac tac, ça va très vite. » Considérons pour chaque théâtre les exemples d’innovations et de prises de risque, tout en essayant de distinguer l’innovation réelle du discours sur l’innovation. 1. Le Théâtre de Givors, un théâtre pour les artistes comme lieu d’expérimentation : le projet Ca déraille sur Rhône et autres expériences « Partout où il existe un monde de l’art, c’est lui qui délimite les frontières de l’art 99 recevable. » « Si l’on prend l’ensemble des personnes qui travaillent dans un milieu donné, indépendamment de l’étiquette que leur donne le monde de l’art, on trouve un éventail de situations qui va de la dépendance totale à l’égard du 97 Ibid. 98 99 60 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Editions Flammarion, Paris, 2010, p.236 PARTIE 3 : Innovation et prises de risques monde de l’art et ses rouages jusqu’à la marginalité des gens dont les œuvres ne 100 correspondent pas aux façons de faire normales. » Les mondes de l’art sont faits de ce qu’Howard Becker appelle des professionnels intégrés et des artistes francs tireurs. Sa distinction repose sur la façon dont ces personnes participent au monde de l’art, de quelle manière elles respectent les conventions, les règles tacites du monde professionnel. Le professionnel intégré à un monde de l’art en connait les codes, les usages. Il s’intègre parfaitement dans les chaînes de coopération qui unissent partenaires financiers, publics, artistes et partenaires culturels. Ces professionnels intégrés sont ce que Becker appelle des artistes compétents, leur production est convenable, de qualité et répond aux attentes de chacun. Mais ils ne sont pas ce que le monde de l’art place au sommet de la hiérarchie artistique, des grands artistes, dont l’originalité et le talent en font des êtres d’exception. Ce sont les grands artistes qui peuvent accéder à l’excellence artistique. L’intégration à un monde de l’art a ses avantages. Elle facilite la création et sa diffusion, chacun coopérant en utilisant le même langage, en faisant les compromis nécessaires au bon fonctionnement de la machine. Les francs tireurs, au contraire, sont ces artistes qui ont décidé de rejeter à la fois les avantages et les contraintes de ces réseaux d’intégration. En refusant par exemple les financements de tel ou tel organisme public ou privé, ils préservent leur espace de création, libre des pressions externes que pourraient exercer les financeurs. Becker spécifie bien que ces artistes francs tireurs ont souvent appartenu au monde de l’art mais qu’ils décident à un moment d’en sortir pour ne plus subir ses contraintes. De plus, ils transgressent certaines conventions seulement et respectent la plupart des autres. C’est pourquoi il est difficile de distinguer la différence entre un professionnel intégré qui innove et donc transgresse certaines conventions et un artiste franc tireur. Si l’on revient au théâtre de Givors et à son directeur Yves Neff, je dirais que le simple fait d’être directeur d’un théâtre fait de lui un professionnel intégré. Cependant, ce nouveau directeur a été rejeté par une partie du monde de l’art : l’Etat qui n’a pas hésité à retirer au théâtre son statut de scène conventionnée. Ce rejet par une partie de la profession place Yves Neff dans une situation de franc tireur, non pas pour l’originalité des œuvres qu’il propose (je ne me permettrais pas d’en juger), mais pour la façon dont il travaille, dont il participe au monde de l’art. C’est à ce niveau là que l’on peut parler d’innovation et de prise de risque. Avant même d’arriver à la direction du théâtre de Givors, Yves Neff était connu pour travailler de façon un peu originale : «On a monté des spectacles parfois sans respecter les règles habituelles, le processus qui fait qu’on a des producteurs, des coproducteurs, des préachats et des fois on est parti comme ça. Je parle de spectacles qu’on a montés aux subsistances quand c’était encore une ancienne friche de l’armée. L’adjoint à la culture de l’époque Denis Trouxe avait envie que ça devienne un lieu culturel et il avait besoin d’équipe qui puissent démontrer la faisabilité du projet. Il nous a ouvert les portes et nous a dit ‘allez-y’, et on était les premiers à faire des spectacles, mais sans production, donc c’est des coups de téléphone à des copains, à des compagnies, savoir qui a un gradin, etc. C’est ce qui ne m’a pas aidé en même temps dans la reconnaissance de mon métier de metteur en scène 101 par une partie de la profession. » 100 BECKER, Howard, Les Mondes de l’art, Editions Flammarion, Paris, 2010, p.207 101 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 61 La Programmation au Théâtre D’une certaine manière, Yves Neff a su transgresser certaines conventions : le fait de créer une œuvre sans utiliser les réseaux traditionnels de production. Mais il en respecte tout de même d’autres puisque c’est l’adjoint à la culture de la ville de Lyon qui lui a ouvert les portes de cet espace de liberté. Sa volonté de ne pas respecter les conventions habituelles se voit dans le travail qu’il mène aujourd’hui au théâtre de Givors et la façon dont il conçoit le travail de programmation : « J’aimerais pouvoir garder cette liberté en dirigeant un théâtre mais c’est difficile. C’est pas impossible mais ce qui bloque le plus c’est le principe même de programmation. Quand j’entends des directeurs de théâtre me parler de créneaux sur lesquels on peut peut-être travailler en 2013-2014, prévoir ce qu’auront envie de raconter des artistes dans 2 ou 3 ans, je pense qu’on fait pas le même métier. Maintenant que je suis en situation de direction d’un lieu, je pense qu’on peut trouver d’autres solutions. On peut produire et diffuser 102 différemment. » Selon lui, certains directeurs utilisent à tort les avantages qu’offre une programmation faite à l’avance : « Il arrive que les directeurs administratifs aient une idée de programmation et c’est le plateau qui s’ajuste à ce projet de programmation, c'est-à-dire que tout doit suivre le cadre d’une plaquette. C’est très pratique, ça permet de s’organiser, ça permet de faire des deal, de se mettre en réseau, d’acheter des spectacles, d’organiser quelque chose qui risque d’oublier d’autres personnes qui ne sont pas dans ces circuits, ça peut créer une certaine timidité dans la prise de 103 risque. » Yves Neff fait ici la critique de la façon dont les professionnels intégrés participent au monde de l’art, en créant des réseaux, en s’organisant à long-terme, ce qui assure de fait une certaine stabilité et rassure aussi bien les théâtres et leurs partenaires. Cette mauvaise façon de programmer, selon lui, tient au fait que ces directeurs soient issus de l’administration et non du monde artistique, c’est pourquoi il défend l’idée que pour penser autrement la programmation il faut d’abord avoir une équipe artistique à la tête du théâtre. Nous avons déjà évoqué son point de vue en première partie de ce mémoire au sujet des avantages d’une direction artistique et non administrative du théâtre. Choisir des spectacles et des artistes selon Yves Neff c’est avant tout mettre à disposition des artistes un lieu de création. Le choix d’un spectacle ne doit pas être fait en fonction des attentes du public, des financeurs qui réclament un projet artistique plus clair mais selon ce que les artistes ont envie de dire à un moment donné. Les avantages d’une telle gestion du théâtre en termes de création sont certains. Chaque artiste est libre de présenter au public ce qu’il veut. Yves Neff, puisqu’il s’est déjà permis de finaliser l’écriture d’une pièce la veille de la première laisse toute liberté aux compagnies qui viennent jouer dans son théâtre. Par exemple cette année il a programmé le spectacle de Franck Lepage dont il n’avait vu que des extraits sur internet. Le spectacle durait 4h, il ne l’a pas annoncé au public au risque que personne ne vienne. La représentation s’est bien déroulée et personne n’est parti à l’entracte ! Mais un tel parti pris a aussi ses inconvénients. Nous les avons évoqués en parlant du déconventionnement de la DRAC, la perte des financements et toutes les conséquences qui en découlent, ainsi que le manque de reconnaissance par une partie de la profession. 102 Ibid. 103 Ibid. 62 PARTIE 3 : Innovation et prises de risques Pourtant, c’est en transgressant certaines conventions qu’Yves Neff a pu développer un des projets phares de la programmation du théâtre : Ca Déraille Sur Rhône. Ce projet est un autre exemple qui illustre bien la façon dont Yves Neff se démarque d’autres professionnels. Voilà la façon dont il me décrit le projet : « C’est pas vraiment un festival, c’est un évènement, l’idée c’est de partir de Genève et de rejoindre la méditerranée à vélo avec une équipe d’une vingtaine de personnes, avec des musiciens, des comédiens, des vidéastes. On a fait des 104 étapes de quatre jours et ça a duré quatre semaines. » L’innovation du projet tient à la volonté de sortir du cadre habituel des tournées : « On arrive, on joue quelque part on repart et on n’a pas beaucoup de contacts avec la population des pays qu’on traverse. On s’est dit ‘tiens, on va être un peu cohérents par rapport à nos envies de travailler différemment, 105 et pourquoi pas le vélo’. » L’équipe s’est lancée sans financements au préalable avec pour mot d’ordre l’improvisation : « On n’avait pas de spectacle, on est parti sans rien. Le premier matin au p’tit déjeuner, on s’est dit ‘on fait ça’. Il y a une partie de l’équipe qui a travaillé avec Jean Andreau qui est musicien pour préparer un concert. Moi je suis parti avec l’équipe de vidéo et des comédiens et on a commencé à faire un journal télévisé, avec une base un peu feuilletonnesque, tout s’est passé pendant trois semaines : on écrivait le matin, on faisait les repérages dans la foulée, on tournait l’aprèsmidi et on montait la nuit, c’était diffusé sur le net et on recommençait tous les jours comme ça. Ce qui était intéressant c’est que tous les jours il y avait le journal de télé Rhôna (la chaîne de cet évènement) qui sortait, un journal de 3 à 6 minutes avec une base d’improvisation assez importante. » Les projets d’Yves Neff relèvent de l’expérimentation, que ce soit Ca déraille sur Rhône ou la façon dont il a conçu la programmation du théâtre. C’est avec cette façon de travailler qui dénote qu’il se démarque et peut être qualifié d’innovant, ou en tous cas d’original. 2. Que reste-t-il de l’image bourgeoise des Célestins ? Dix ans après la prise de fonction de Claudia Stavisky et Patrick Penot à la tête des Célestins, quelles évolutions peut-on constater en termes de spectacles programmés et de public ? a. Le compromis Célestins et la « combustion lente »: « des spectacles porteurs pour financer des spectacles plus risqués » Le théâtre des Célestins est intéressant afin de comprendre comment est géré un théâtre qui, malgré son passé artistique, tend à faire évoluer les formes dramatiques proposées. L’innovation, la prise de risque tels que l’on peut les concevoir – sortir des conventions, transgresser les règles, faire polémique – ne sont pas le mode opératoire d’un tel théâtre. En termes de choix de programmation, le changement est en marche mais l’impératif c’est 104 105 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 Entretien avec Yves Neff, directeur du théâtre de Givors, réalisé le 10 janvier 2012 63 La Programmation au Théâtre qu’il soit fait en douceur, sur le long terme, c’est ce que Marc Lesage appelle « la combustion lente ». En intégrant petit à petit de nouvelles formes dramatiques à la programmation classique du théâtre, l’équipe espère voir le public traditionnel du théâtre adhérer à ces propositions. C’est l’idée que petit à petit le public s’ajustera à l’offre du théâtre. Ce principe de fonctionnement et de gestion du théâtre repose sur le partage des risques. Afin de ne pas perdre le public traditionnel du théâtre (public plutôt âgé et doté d’un fort capital financier), le théâtre maintient dans sa programmation des propositions de spectacles académiques, classiques qui lui assurent l’équilibre financier. Et c’est cette sureté financière qui lui permet de faire par ailleurs des propositions plus novatrices. Ainsi depuis 2000, la programmation a été enrichie par de nouvelles propositions artistiques. Aux accueils s’ajoutent les créations de Claudia Stavisky. Si l’on prend la saison 2011-2012, le théâtre a accueilli les créations de deux artistes peu connues : Nathalie Fillon, auteur metteur en scène pour le projet A l’Ouest et Pauline Sales, auteur de A l’Ombre. Le cirque, depuis le projet Utopistes, semble avoir fait une vraie entrée aux Célestins. L’équipe continue son travail sur les publics avec le spectacle Chouf Ouchouf joué par le Groupe acrobatique de Tanger : « avec Chouf Ouchouf en décembre on a vraiment touché un public qui n’est jamais venu aux Célestins, et ça c’est formidable car c’est un public très difficile à capter surtout quand on est le théâtre à réputation bourgeoise du centre ville. Et là c’était le petit miracle d’une programmation qui fait qu’il se passe quelque chose. » 106 L’année prochaine, le théâtre accueille en résidence un artiste circacien, Mathieu 107 Reinbolt. Le festival Sens Interdits a vu sa deuxième édition cette année . Les initiatives ne manquent pas pour diversifier l’offre artistique. Au-delà des nouveautés en termes de programmation, le théâtre a mis en place des politiques tarifaires en direction de certains publics comme les places de dernière minute. Pourtant, si les statistiques révèlent un véritable élargissement du public, plus jeune et moins géo-localisé centre ville de Lyon (rayonnement sur le Grand Lyon), le théâtre semble toujours attaché à une image bourgeoise. Ecoutons Marc Lesage, chargé de programmation, sur la façon dont il considère le théâtre et l’image qu’il véhicule : « Aux Célestins on est quand même sur un cadre particulier. C’est un cas d’école puisqu’on est sur un théâtre de tradition très bourgeoise donc qui date du XIXème siècle. Image qui a été sérieusement lessivée, métamorphosée par l’arrivée de Claudia Stavisky en 2000. Mais il y a encore des vieux réflexes de considérer que ce lieu est encore le théâtre bourgeois de la ville. Ce qui pour nous aujourd’hui est totalement aberrant parce que sa cible principale en termes de clientèle n’est plus la même et puis en termes de programmation c’est pas du tout, on peut analyser, c’est pas du tout ce que ça vise (…) Mais cette image reste, il y a l’architecture du lieu qui coopère à donner cette image là et puis il reste un fond de public qui n’est plus du tout majoritaire mais qui est le public très traditionnel depuis plusieurs générations des Célestins. Il y a toujours cette 108 visibilité par rapport à ce public là. » Analyser la perception du théâtre des Célestins par le public n’est pas notre sujet, mais il est tout de même intéressant de considérer les écarts entre la façon dont l’équipe du théâtre considère le travail qu’elle fait pour opérer à la fois des changements artistiques et 106 Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 201 107 108 64 C’est le sujet du point b) de cette partie. Entretien avec Marc Lesage, chargé de production aux Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 PARTIE 3 : Innovation et prises de risques un renouvellement du public, et l’image qui reste attachée au théâtre. Lorsque Marc Lesage parle des ‘vieux réflexes’ qui persistent, il fait directement référence aux mécanismes de domination symbolique qui font que certaines personnes, malgré l’offre culturelle diversifiée, une politique de prix avantageux, les actions de médiation, etc. ne passeront jamais une soirée au théâtre et encore moins aux Célestins. Marc Lesage a raison de parler de l’architecture du lieu, c’est un élément essentiel. Le théâtre des Célestins est un théâtre à l’italienne, situé en plein centre ville et donc dans l’un des quartiers les plus riches de la ville. On peut tenir le même discours au sujet du TNP. Depuis la rénovation, le théâtre se trouve, certes à Villeurbanne, mais sur la place de l’hôtel de ville. L’entrée est magistrale, le hall immense, dans la salle du bar, un piano à queue : de quoi se sentir réellement impressionné lorsque l’on pénètre dans de tels lieux. Aux Célestins, afin de casser la barrière de l’architecture du lieu, une nouvelle salle a été ouverte, appelée la Célestine, plus petite, sans dorures ni velours. Ce lieu a été ouvert pour soutenir les jeunes écritures et essayer d’appréhender des formes différentes. Le public qui assiste à ces spectacles est majoritairement étudiant. Autre initiative, afin de faire entrer spontanément des gens qui ne feraient pas la démarche d’acheter un billet, même à un prix réduit, le théâtre a mis en place, lors de l’évènement Utopistes en 2011, une stratégie du dehors dedans qui consistait à commencer le spectacle sur le parvis du théâtre et d’inviter ensuite les gens à suivre les artistes à l’intérieur du théâtre jusque dans la grande salle. Ce genre d’évènement participe à faire découvrir le lieu à des personnes qui n’y avaient jamais été, reste à savoir si celles-ci reviendront. Ces initiatives sont intéressantes, elles participent à la diversification de l’offre artistique du lieu. On ne peut pas pour autant qualifier l’équipe des Célestins de francs tireurs. Ce sont bien des professionnels intégrés qui ont opté pour un travail de fond afin de faire évoluer petit à petit les conventions du théâtre. L’exemple du festival Sens Interdits, dont Patrick Penot a été à l’initiative, est aussi un projet qui tend à promouvoir des formes dramatiques bien particulières. b. Le festival Sens Interdits « Paradoxe apparent : c’est le théâtre « bourgeois » de Lyon, Les Célestins, joli théâtre à l’italienne deux fois centenaire drapé sans ses teintures rouge et ses dorures, qui organise le plus engagé des festivals de théâtre. « Sens interdits » veut réaffirmer l’essence politique du théâtre et susciter des débats sur les 109 valeurs fondamentales de notre démocratie. » Le journal Libération commence ainsi un de ses articles au sujet du festival Sens Interdits qui a eu lieu pour la seconde fois cette année à Lyon. Le projet a été créé par Patrick Penot, c’est un festival qui a lieu tous les deux ans et qui s’intègre à la programmation des Célestins. Le théâtre a porté financièrement le projet, cependant le festival ne se déroule pas seulement aux Célestins mais dans douze théâtres de l’agglomération, chacun accueillant un ou plusieurs spectacles. Ce projet à l’ambition de faire coopérer les principaux lieux culturels de la ville (théâtre Croix Rousse, Subsistances, les Ateliers, le Point du Jour, le théâtre de l’Elysée, les théâtres de Villefranche, de Vénissieux, le théâtre Nouvelle Génération). Pour la prochaine édition, Patrick Penot aimerait étendre la liste des lieux partenaires, y ajouter le Toboggan à Décines. 109 Article Libération 21/10/2011 65 La Programmation au Théâtre Reprenons l’édito du site officiel de Sens Interdits qui fait une présentation du festival semblable à celle que Patrick Penot m’a faite : « Initié en 2009 et construit autour des problématiques de mémoires, d’identités et de résistances, le festival Sens Interdits invite des artistes venus de tous les horizons d’un monde en constante mutation. Usant du théâtre comme d’une arme, ces voix, souvent opprimées, investissent la scène comme espace de liberté et bravent oublis et tabous. Ils osent, résistent et creusent là où ça fait mal ! Il s’agit toujours d’un théâtre de l’urgence, d’un théâtre profondément politique qui dit le monde, éclaire le présent et aide à construire l’avenir. Attendue par tous ceux que préoccupe l’état du monde, la 2e édition du festival a reçu des troupes cambodgienne, tunisienne, afghane, russe, chiliennes, polonaise, néerlandaise, franco-tchèque et malienne dans les différents théâtres partenaires 110 de l’agglomération et de la région Rhône-Alpes. » Ce festival se distingue d’autres manifestations culturelles pour plusieurs raisons. Il défend des spectacles internationaux. Non pas les créations de metteurs en scène renommés mais celles de compagnies atypiques, souvent méconnues et dont le travail n’aurait pu être diffusé de façon institutionnelle dans leur pays. Patrick Penot a l’ambition de libérer ce qu’il 111 appelle les « paroles empêchées. » La genèse du festival est liée à l’histoire de son créateur et ses nombreux séjours à l’étranger qui l’ont ouvert à des formes théâtrales hors des frontières de la France. Son premier séjour en Pologne lui a fait prendre conscience que le théâtre est avant tout politique. Lorsqu’il travaillait au Centre Culturel de Varsovie avant la chute du mur, il avait transformé la librairie du centre en commerce de livres clandestins. Lors de ce séjour il a eu l’opportunité de rencontrer Tadeusz Kantor (célèbre metteur en scène polonais) qui l’a personnellement convoqué pour faire passer des dessins qui devaient être exposés à Paris. Le projet est donc novateur d’un point de vue artistique, le type de spectacles proposés en langue originale surtitrés et qui n’auraient pas pu être diffusés de façon institutionnelle - mais aussi pour le public qu’il cherche à toucher. Comme le festival se déroule dans plusieurs lieux de l’agglomération lyonnaise, il ne touche pas seulement le public des Célestins mais concerne toute personne susceptible d’aller au théâtre, quel qu’il soit (du théâtre de l’Elysée aux Célestins), et traite de problématiques qui initialement s’adressent au public des pays dans lesquels ont été créées ces pièces. « Ca nous permet de travailler sur l’idée que ce que nous avons montré ce n’est pas du théâtre destiné à séduire le public de nos théâtres, c’est pas le public de nos théâtres que nous allons toucher, mais nous allons lui parler aussi en lui disant : vous savez aussi qu’il existe un théâtre qui prend des risques et qu’il est peut-être intéressant. Comment ils font eux, sur des problématiques très dures, dans des conditions très souvent précaires, comment ils font pour parler à leurs concitoyens d’un problème qui les concerne tous et comment se fait-il que ce 112 soit le théâtre qui en parle le mieux. » 110 111 112 66 Edito festival Sens Interdits, www.sensinterdits.org Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 PARTIE 3 : Innovation et prises de risques Patrick Penot croit au pouvoir de l’art, il est persuadé qu’une pièce de théâtre peut changer les choses. Ce festival est non seulement l’occasion de toucher de nouveaux publics mais c’est aussi selon lui un outil d’intégration sociale : « Ca nous permet de convaincre des personnes qui n’approcheraient pas le théâtre parce qu’ils sont dans des tentations de repli communautaire. Nous on l’a vu avec 150 afghans qui sont venus voir un spectacle ici, ils étaient certainement jamais venus voir un spectacle au théâtre, je sais pas si vous étiez là, ces gens qui dansaient quand il y avait un peu de musique, c’était absolument inoui, alors on fait pas tout ça pour des gens qui sont non identifiés, mais ça leur permet peut-être de se sentir un peu plus chez eux, ça nous permet à nous de ème savoir qu’entre le 9 et la Croix Rousse il y a 150 afghans, qui savait ? Et encore ils sont pas tous venus, et bah oui ils font partis de notre quotidien. Et ça c’est un instrument qui nous permet d’être plus proche, d’avoir une meilleure connaissance de la composition sociologique et démographique du territoire sur lequel on vit, ça m’intéresse beaucoup. On vient pas chatouiller le chauvinisme de ces communautés. On n’est pas dans le communautarisme on essaye de l’éviter. Et puis merde ça rappelle quand même des éléments indispensables à la construction individuelle, c'est-à-dire des valeurs et entre autre des valeurs de la laïcité que je mets au premier rang, ça incite à la curiosité, à la générosité à l’introspection, ça me semble indispensable, c’est un outil qui fait partie de nos 113 outils mais au même titre qu’Utopistes, c’est une façon d’ouvrir, d’aérer. » L’équipe des Célestins semble réellement attachée à ce genre de projets qui tendent à faire évoluer l’image associée au théâtre. Il convient bien sur d’être vigilant sur le caractère novateur de ces propositions artistiques. Ce ne sont que des évènements ponctuels, ce sont ces instants tant recherchés par l’équipe où ‘il se passe quelque chose’. Le renouvellement du public semble pourtant l’un des enjeux majeurs du théâtre. Patrick Penot est conscient que ce travail est à recommencer sans cesse. A l’inverse, il y a aussi le problème d’inertie qui s’est créé avec la transmission de père en fils des abonnements chez certaines familles, notamment le public traditionnel du théâtre. Patrick Penot ne voit pas cela comme une marque de fidélité, symbole de transmission culturelle, mais comme un véritable phénomène de reproduction qu’il faut à tout prix éviter. Tout en pratiquant le partage des risques, la ‘combustion lente’ comme le dit Marc Lesage, les Célestins ont réussi petit à petit à faire évoluer leur offre culturelle et à sensibiliser le public à de nouvelles formes dramatiques. Ce mode de gestion du théâtre interroge la notion même de prise de risque. Pour beaucoup, l’art contemporain et l’art en général ne peut se faire sans prise de risque. La mise en danger de l’artiste, de l’œuvre attestent de sa valeur. Le théâtre performance utilise cette logique là. Même si le spectacle n’a pas la rigueur ou l’aboutissement d’un spectacle académique on dira que sa valeur tient au caractère audacieux, osé de la proposition artistique. L’exemple des Célestins montre qu’il n’est pas toujours nécessaire de prendre des risques considérables pour faire évoluer les choses. Cependant, un tel changement ‘en douceur’ n’est pas très visible, c’est certainement la raison pour laquelle le théâtre est toujours perçu comme un théâtre bourgeois. 113 Entretien avec Patrick Penot, directeur administratif des Célestins, réalisé le 26 janvier 2012 67 La Programmation au Théâtre 3. La refondation du TNP : quelles perspectives ? Après sept années de négociation pour les travaux et la hausse des crédits alloués au TNP, quelles perspectives et opportunités offrent ce renouvellement architectural et budgétaire ? En matière de programmation, le manque de moyens financiers limite la prise de risque et l’audace en termes de création artistique. Mais est-ce le seul facteur ? Un théâtre comme le TNP est l’un des CDN les mieux dotés en France, mais peut-il être considéré comme un théâtre à la pointe de l’innovation artistique ? Son histoire en fait un lieu prestigieux. Le TNP est ce que les professionnels appellent une ‘grosse machine’. L’appellation ‘Théâtre National Populaire’ évoque des choses si différentes pour chacun qu’il est difficile de qualifier la programmation de ‘populaire’. Au regard du budget annuel du TNP, de la hausse de ses moyens par l’Etat alors que tous les crédits stagnent ou baissent, il semble que le théâtre dispose de marges de manœuvres considérables, tant financières et budgétaires, qu’en termes d’équipements et d’infrastructures, d’espaces disponibles pour la création. Pourtant l’équipe reste réservée quant aux possibilités qu’offrent ces nouveaux outils. Pour Jean-Pierre Jourdain, cette refonte du théâtre doit être l’occasion d’asseoir l’image du TNP, de faire quelque chose de sûr et de solide qui permette au public d’avoir des repères. C’est pourquoi il s’attache à faire revenir certains metteurs en scène, à créer une cohérence des propositions artistiques. On n’est pas du tout dans une perspective d’innovation et cette démarche semble assumée par l’équipe du théâtre. Cette réserve quant à la prise de risque est justifiée par la responsabilité envers le public. « On a les regards posés sur nous, on a un très beau score d’abonnés donc je sens qu’on a une certaine pression, une certaine responsabilité, donc j’ai vraiment envie d’inscrire quelque chose de clair, que les gens voient nettement le trajet, je pense que les gens se font une image, moi je me fais une image de ce que les gens font, les gens doivent se faire une image de ce que fait le TNP, c’est 114 vrai que cette image on ne la contrôle pas mais on y travaille. » Cette responsabilité envers le public limite de fait la prise de risque. Une fois de plus le TNP ne peut pas « faire n’importe quoi » et se doit d’assurer sa réputation auprès, non seulement du public, mais de tous les acteurs qui ont suivis, participés à la rénovation du théâtre : élus politiques à la ville et à la DRAC, les journalistes en temps que relais de l’opinion générale. En effet la pression doit être forte pour Christian Schiaretti, le directeur du théâtre, qui s’est battu pendant sept ans pour arriver à ses fins. Un tel investissement de la ville de Villeurbanne, de la DRAC incite de fait à la précaution, à rester dans les clous. L’équipe reste même réservée quant aux capacités financières du théâtre. Les travaux et le renouvellement des infrastructures a été si important que le théâtre a désormais des charges de fonctionnement beaucoup plus importantes. Guillaume Cancade sous-entend ainsi que la hausse des crédits sert avant tout au fonctionnement du théâtre et n’est pas un véritable avantage pour développer l’activité artistique. Les marges de manœuvres sont aussi limitées selon Guillaume Cancade par la politique tarifaire que mène le TNP : « Notre prix moyen est très bas on le revendique et on l’assume, c’est aussi ce qui fait la qualité du TNP. Donc parfois on ressent aussi au bout d’un moment, à force de ne jamais augmenter les tarifs et d’avoir cette politique très basse, on s’asphyxie un peu. » 114 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 115 68 Entretien avec Guillaume Cancade, administrateur général au TNP, réalisé le 7 février 2012 115 Enfin, le théâtre PARTIE 3 : Innovation et prises de risques n’a pas obtenu toutes les subventions escomptées. Tant de raisons avancées qui viennent justifier l’abandon de certains projets qui devaient, entre autres, participer à l’ouverture au théâtre international : « Avec le Berliner Ensemble on veut renouer avec le théâtre des nations et tous les deux ans inviter des compagnies de plusieurs pays, j’ai travaillé sur le dossier, c’est assez cher, forcément ça coûte. Et c’est la chose qu’on a laissé tombé quand on a vu qu’on avait pas la subvention on a dit ‘bon, d’abord c’est beaucoup de travail et il faut recevoir tout ce monde là, ça demande beaucoup en communication, en traduction, c’est cher, ça coûte quoi.’(…) Il y a des choses qu’on voudrait faire qui sont en suspend, mais ça c’est lié à des questions d’argent, c’est un concours des compagnies, et une biennale du 116 théâtre étranger. » Le concours de compagnies est un projet qui permettrait de valoriser le travail de jeunes compagnies, qui après une résidence au théâtre, auraient l’opportunité de présenter leur travail en cours de création à un jury de spectateurs et de professionnels qui choisirait quel projet serait poursuivi et bénéficierait d’une aide à la production et à la tournée. Ce type de projet n’assurerait aucune rentabilité au théâtre, c’est pour cela qu’il a été abandonné pour l’instant… Ainsi l’équipe du théâtre ne fait que perpétuer les conventions en appuyant les projets artistiques de compagnies reconnues, établies, en faisant revenir régulièrement certains metteurs en scène et en hésitant à se lancer sur des projets plus incertains qui permettraient l’émergence de jeunes compagnies. Leur démarche est assumée. JeanPierre Jourdain défend l’idée qu’il est nécessaire de jouer la stabilité les deux années à venir avant de se lancer dans des projets risquant de mettre à mal l’équilibre budgétaire du théâtre. On retrouve dans ce mode de gestion l’attitude adoptée aux Célestins qui consiste à opérer les changements dans la durée, sans trop bousculer les choses déjà mises en places. 4. Le théâtre Les Ateliers : du festival de jeunes auteurs aux aléas de la codirection Comparé à des théâtres tels que les Célestins ou le TNP, le théâtre des Ateliers peut sembler novateur du fait même du projet artistique qu’il défend : les écritures contemporaines, des formes pointues et ciblées. Un tel projet artistique est risqué dans la mesure où les propositions sont susceptibles de ne toucher qu’un public ciblé. Afin de mettre en valeur ces écritures contemporaines, le théâtre s’est donné pour mission d’accompagner avant tout les auteurs plus que les metteurs en scène. Il organise chaque année un festival de jeunes auteurs qui consiste à faire découvrir au public des auteurs encore inconnus par des lectures et des mises en jeu. Cette année l’accent a été mis sur des auteurs étrangers. Le théâtre travaille avec la maison Antoine Vitez, le centre de traduction théâtral. Lors du festival, les traducteurs sont invités à venir assister aux lectures et peuvent, au contact du plateau, affiner leur traduction. Ce festival est donc l’occasion de défendre aussi bien les jeunes auteurs que les traducteurs tout en visant à promouvoir la dimension internationale du théâtre. Du fait de cette orientation, le théâtre a accueilli des spectacles surtitrés dans 116 Entretien avec Jean-Pierre Jourdain, directeur artistique au TNP, réalisé le 31 janvier 2012 69 La Programmation au Théâtre le cadre du festival Sens Interdits organisé par les Célestins. C’est pour le lieu l’occasion d’accueillir des compagnies étrangères qu’il n’a pas les moyens de faire venir seul. Mais au-delà des choix artistiques, la gestion même du théâtre en codirection a limité les marges de manœuvre de Simon Deletang, maintenant seul directeur. Il témoigne de la façon dont la mésentente avec Gilles Chavassieux a perturbé la mise en place de la saison 2011/2012 : « Cette année c’est une saison un peu particulière, on a fait avec ce qu’on a pu, en fait c’était très compliqué la codirection, il y a un moment j’ai failli partir. C’était plus une question de génération, oui de caractère, bon ben voilà Gilles Chavassieux a près de 80 ans, j’en ai 33, donc c’est une histoire de regard sur la société sur le théâtre, sur la société, après humainement ça va, on peut dialoguer, après c’était plus une question de fonctionnement économique, qu’est-ce qu’on fait de l’argent qu’on reçoit, quels choix on fait. Moi jusqu’à un certain moment je pouvais pas mettre en place ma manière d’imaginer comment diriger le théâtre. Donc je rentrais dans des choix rigides économiques, comment on accueille les compagnies, comment on programme, comment on gère la disponibilité des salles, qu’est-ce qu’on fait : plus de créations, plus d’accueils, après sur la question même de la manière d’accueillir des compagnies. Je voulais solliciter plus de résidences, accueillir plus de compagnies, Gilles était plus sur l’idée d’accueillir un artiste et de l’aider beaucoup, Je trouvais plus intéressant qu’il y en ait plusieurs pour multiplier les rencontres. Après c’est tout un tas de différences et puis c’est une histoire de gestion de pas être d’accord sur des choix, des histoires administratives, de personnel. Donc cette saison s’est faite un peu au dernier moment parce qu’on avait des problèmes de financement je 117 savais pas où on allait. » Le discours de Simon Deletang renvoie aux contraintes d’ordre pratique qui viennent perturber la mise en place de la programmation. Nous l’aurons compris, la programmation est loin de n’être qu’une question de projet artistique. Les phénomènes de génération et plus généralement le relationnel, la gestion de l’humain et des affects lors des rencontres professionnelles sont des aspects centraux du travail au quotidien qui influencent les choix opérés. 117 70 Entretien avec Simon Deletang, directeur du théâtre les Ateliers réalisé le 5 mars 2012 Conclusion generale Conclusion generale Ce mémoire a été l’occasion d’aller à la rencontre des professionnels du théâtre. A travers l’illustration des quatre théâtres lyonnais – le théâtre des Célestins, le théâtre de Givors, le théâtre Les Ateliers et le TNP – j’ai souhaité avoir un panel suffisamment diversifié afin de comprendre le fonctionnement de ces lieux. Cependant, il est difficile de considérer ce mémoire comme une étude aboutie dans la mesure où le travail entrepris aurait nécessité plus de temps et un panel plus large de théâtres afin de véritablement pouvoir généraliser mes propos. Néanmoins, ce travail m’a permis d’esquisser les différents enjeux liés aux choix artistiques et de prendre conscience à quel point le travail de programmation nécessite de nombreuses compétences à la fois esthétiques, relationnelles, financières, etc. Des rencontres avec les artistes, aux négociations politiques avec les financeurs, en passant par la gestion courante d’un théâtre, les aspects qui rentrent en jeu dans la construction du projet artistique sont nombreux. Il m’a semblé important de considérer le rôle de l’accueil des artistes comme un aspect déterminant du choix. Sélectionner une œuvre c’est donner à des artistes l’espace nécessaire pour faire part au public du projet qu’ils portent et ainsi participer à la reconnaissance de leur travail. Que l’accueil soit ponctuel ou plus durable, les programmateurs ont un rôle central dans l’accompagnement des artistes. C’est pourquoi les rencontres avec certains artistes, la volonté et l’enthousiasme nécessaires pour s’engager et défendre un projet sont tant d’aspects qui rentrent en jeu dans la prise de décision. Nous l’avons vu avec l’exemple du TNP et sa volonté de faire revenir certains metteurs en scène, de même pour le théâtre les Ateliers qui tient à mettre en valeur les écritures contemporaines et défend les jeunes auteurs. Puis viennent les enjeux économiques et politiques qui sont liés dans le champ théâtral, au regard de la dépendance financière de la plupart des théâtres vis-à-vis des organismes publics (Etat et collectivités). Le contexte économique global, marqué par la fin des années de développement et la stagnation des moyens financiers, est une contrainte certaine pour la plupart des lieux, chacun composant avec le budget disponible et les limites qu’il impose. Enfin, il était intéressant de considérer la façon dont les programmateurs, par leur formation, leur expérience, ont obtenu une reconnaissance suffisante par l’ensemble de la profession afin que leurs choix artistiques soient légitimes. Tous se sont forgés une philosophie, une vision du théâtre mais aussi des convictions, des façons de travailler qui tiennent pour beaucoup à leur expérience dans le milieu, aux objectifs, à l’éthique qu’ils se sont fixés pour exercer leur profession : accompagner au mieux les artistes, être dans le choix artistique avant tout et ne pas se laisser gagner par la facilité des réseaux, des connaissances. Pourtant, nombreux sont les mécanismes qui peuvent éloigner les programmateurs de leurs intentions premières : de la programmation pour soi – selon ses goûts personnels – à la programmation pour le public – satisfaire les attentes des spectateurs habitués pour assurer un taux de remplissage moyen de la salle – à la programmation pour assurer le renouvellement d’un conventionnement, la programmation est bien un travail de composition qui engage de nombreuses responsabilités. 71 La Programmation au Théâtre Bibliographie -BECKER, Howard, Les Mondes de l’Art, Flammarion, Paris, 1982 -CHARLE, Christophe, Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, Albin Michel, Paris, 2008 -BOURDIEU, Pierre, la Distinction. 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Becker) -WALLON, Emmanuel, Sociologie du théâtre, article paru dans le dictionnaire encyclopédique du théâtre sous la direction de Michel Corvin, Bordas, Paris, 2008 nouvelle édition augmentée. -PIGEON, Jeanne, Pascale Van Bressem, Nicole Van Dael, Programmation et diffusion théâtrales, Lansman, 1991, Centre de Sociologie du Théâtre. -RANCIERE, Jacques, Le spectateur émancipé, Editions La fabrique, 2008 -REDON, Gaëlle, Sociologie des organisations théâtrales, l’harmattan, Paris, 2006 -Enquête de l’ONDA (Office National de Diffusion Artistique), l’accompagnement d’artistes, l’art et la manière, 2006 -Article LIBERATION, Luc Hernandez, 6 juin 2010 http://www.libelyon.fr/info/2010/06/ claudia-stavisky-directrice-du-th%C3%A9%C3%A2tre-des-c%C3%A9lestins-on-arenouvel%C3%A9-les-trois-quarts-du-public--1.html 72 Annexes Annexes - A consulter sur place à la bibliothèque de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon - Entretien avec Yves Neff Entretien avec Patrick Penot 73