Ils habitent les rues de Paris

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Ils habitent les rues de Paris
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Événement
Ils habitent les rues de Paris
repères
Les personnes
sans domicile fixe
en France
Populations estimées
Les photos
de ce dossier
sont extraites
du reportage
d’Alexa Brunet
(Transit)
sur les abris
des personnes
sans domicile fixe,
dans le cadre
du futur
webdocumentaire
Terres communes,
réalisé avec
le cinéaste
Emmanuel Vigier,
sur le thème
des personnes
investies dans
les collectifs
des Morts
de la rue.
Elles ont toutes été
prises dans
les rues de Paris.
PP133 000 personnes étaient
sans domicile en France
métropolitaine, d’après
l’Insee, entre 2005 et 2010.
PP33 000 personnes vivaient,
durant la même période, entre
la rue, les abris de fortune
et les centre d’urgence. Par
ailleurs, 100 000 personnes
étaient accueillies pour
des durées plus longues
dans des structures
d’hébergement social ou
dans un logement bénéficiant
d’un financement public.
PP66 000 sans-abri, ont
30 % de mineurs et 40 % de
femmes, étaient accueillis dans
les établissements sociaux
(accueils mère enfant, centres
destinés aux demandeurs
d’asile, centres de réinsertion
sociale). Selon l’Insee, la
population SDF est en large
partie masculine, urbaine
et, pour près de la moitié,
localisée en Île-de-France.
Maladies mentales
et addictions
PPL’enquête Samenta, réalisée
par le Samu social de Paris
auprès des personnes sans
logement ayant fréquenté les
services d’aide de la région
Île-de-France entre février et
avril 2009, estime que le tiers
d’entre elles (6 667 personnes)
étaient atteintes d’au moins un
trouble psychiatrique sévère.
PPPlus les conditions de
vie sont précaires, plus
les personnes présentent
des maladies mentales : le
quart des individus ayant
le plus souvent dormi dans
un espace public dans
l’année écoulée présentent
un trouble psychotique.
PPParmi la population sans
logement personnel, 21 %
des personnes présentent
une dépendance à l’alcool et
17,5 % à une drogue illicite.
PPOn retrouve des
événements de vie difficiles
dans les parcours familiaux
des SDF atteints de troubles
psychiatriques sévères. En
effet, plus du tiers de ces
malades ont rapporté de
graves disputes parentales,
contre 11 % chez les sansdomiciles non atteints ; 20 %
ont déclaré avoir fugué (contre
6 %) ; 12 % ont évoqué des
placements en foyer ou en
famille d’accueil (contre 2 %).
Alexa Brunet / Transit PP117 000 personnes,
également sans logement
personnel, recouraient à
des solutions individuelles
(chambres d’hôtel à leurs
frais ou hébergement
par des particuliers).
lundi 24 octobre 2011
ddQu’ils soient cachés
ou aux yeux de tous,
de plus en plus de sans-abri
de la capitale « élisent
domicile » dans l’espace public.
ddLes carences de l’hébergement
d’urgence ont provoqué
une aggravation de l’état
psychique et mental
des populations qui ont
la rue pour seule adresse.
ddÀ même les trottoirs,
sous les ponts ou aux abords
des gares, La Croix
est allée à leur rencontre.
Depuis six mois, Stefan est installé dans « la favela ». C’est le surnom donné par ses habitants à un
campement d’une vingtaine de
tentes niché depuis 2006 dans le
renfoncement d’une passerelle qui
mène au ministère des finances.
N’y pénètre pas qui veut. Le Roumain de 47 ans n’a pu s’y établir
qu’après avoir côtoyé durant plusieurs années ses habitants dans le
secteur de la gare de Lyon. La collectivité répond à une organisation
bien précise. Les déchets doivent
impérativement être jetés dans une
poubelle commune, que la Ville
passe ramasser en prenant soin
d’apporter de nouveaux sacs en
plastique. Surtout, chacun doit respecter le « terrain » de l’autre, délimité ici et là par des palettes de
chantier. Dans cet espace, pas question de composer le 115 pour une
mise à l’abri. « Si c’est pour dormir
dans des dortoirs de 250 personnes,
dans la crasse, avec seulement
quatre douches pour se laver et en
prenant le risque de se faire voler
ses affaires, ce n’est pas la peine »,
explique Stefan, qui préfère aller
faire sa toilette dans les locaux de
l’association Aurore, situés à
quelques minutes à pied.
Pour trouver des ressources et de
quoi manger, il se débrouille seul.
En proposant à des Roms qui ne
maîtrisent pas le français de leur
servir de traducteur pour les accompagner dans leurs démarches
administratives, notamment. Malgré tout, les travailleurs sociaux de
l’association Aurore, chargés de
explique Julien, qui pratique les
maraudes dans ce secteur de la
capitale depuis trois ans.
Dans le seul 13e arrondissement,
les équipes de rue vont à la rencontre d’une centaine de sans-abri.
Parmi eux, 60 SDF, particulièrement
isolés, habitent la rue sans trouver
les ressources psychiques ou physiques de s’orienter vers les structures d’accueil de jour ou de nuit.
Ce soir, elles doivent faire un repérage, boulevard Auguste-Blanqui,
sur un nouveau lieu de « squat »,
comme elles disent, même s’il ne
s’agit que d’un bout de bitume.
Chassés il y a quinze jours de leur
ancienne « place », Allèle et ses compagnons ont recommencé à amasser des
« Un jour, tu mets la main
objets sous les arcades
sur un matelas tout neuf que
du métro aérien,
les gens ont mis sur le trottoir, comme s’ils meublaient un intérieur.
très confortable, mais trop
L’endroit se compose
lourd à transporter. Alors
d’une enfilade de cinq
lits cloisonnée par un
tu commences à te poser. »
meuble à étagères,
dans lequel un transisveiller sur les personnes sans do- tor crachote Radio Nostalgie. Une
micile des 12e et 13e arrondisse- échelle plantée au milieu de l’insments, restent en contact avec lui. tallation soutient une horloge, téL’état de santé de cet homme peut moin objectif des minutes qui pastrès vite se dégrader. « Dans ce cas s e n t , d o n t l ’ a l c o o l f a i t
de figure, nous savons qu’un héber- quotidiennement perdre la notion.
gement d’urgence ne conviendra « Les gens jettent. Nous, on récupas. Alors notre objectif à court père », commente Bruno, 45 ans,
terme n’est pas une sortie de rue, qui fait la visite.
mais plutôt de nous assurer qu’il
L’endroit est stratégique pour cette
continue à prendre soin de lui et à bande. Les WC publics, à deux pas,
rester propre autant que possible », donnent un accès à l’eau. Les fu-
meurs qui attendent sur le
quai au-dessus de leur tête
laissent nombre de cigarettes à peine entamées
qu’il suffit de récupérer.
Parce qu’ils sont bien visibles sur le boulevard, les
habitants de ce « squat »
reçoivent régulièrement la
visite de riverains, qui leur
apportent vêtements et
nourriture, ce qui évite l’organisation de pénibles journées de manche. Allèle, bouteille à
la main, considère néanmoins cette
organisation comme un piège. Il en
a décortiqué chaque mécanisme.
« Un jour, tu mets la main sur un
matelas tout neuf que les gens ont
mis sur le trottoir, très confortable,
mais trop lourd à transporter. Alors
tu commences à te poser », racontet-il. Parfois, ce cinquantenaire regrette la période où il pouvait encore
vivre avec seulement un sac et du
carton pour se protéger du froid.
« Au moins, à ce moment-là, je faisais
dans le provisoire, j’avais toujours
l’idée de revenir à ma vie d’avant.
Plus le temps passe, plus je m’installe
dans ce “confort”. Je m’invente des
arguments pour ne rien changer. Je
me dis : “J’ai tout ce qu’il me faut, je
n’ai besoin de rien d’autre.” Le sage
n’est plus celui qui tente de s’en sortir. Tu te mets à respecter celui qui a
le plus souffert et qui a la meilleure
connaissance de la rue. Finalement,
je me mens en me disant que j’ai
choisi un mode de vie, celui de l’entraide entre copains, parce que personne ne décide de vivre dehors. »
Bruno acquiesce en roulant une
cigarette, avant d’ajouter. « C’est
peut-être vrai, mais les solitaires,
ceux qui se cachent dans les parcs,
c’est pire, ils finissent par parler tout
seul et ça, ce n’est pas bon. Moi, je
préfère vivre en groupe. Je n’ai pas
envie de devenir cinglé. »
Un peu plus au nord, sur les
quais de Seine, Konaté fait partie
de ces invisibles de la rue. Presque personne ne sait que ppp
Événement
lundi 24 octobre 2011
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Alexa Brunet / Transit ce Français d’origine malienne habite le long du fleuve,
dissimulé derrière une clôture censée protéger les passants des câbles
à haute tentions du RER. Incapable
d’affronter le monde extérieur, il
ne sort que la nuit pour trouver de
quoi manger. Un grand coffre fait
de contreplaqués recouverts de
plastique lui sert de refuge par
temps de pluie. Le reste du temps,
il stationne à ciel ouvert sur un
amas d’ordures, résultat d’une accumulation de deux ans de déchets. Il parle, mais il est très difficile pour les travailleurs sociaux
de décrypter ses propos, qu’il répète en boucle. « Je suis comme
une boussole déréglée, je n’ai plus
de direction, je ne m’oriente plus,
je ne bouge plus. Je suis un être à
part, mon image me pèse. C’est à
cause des codes, je crois qu’il y a
une inquisition sur moi », lâchet-il régulièrement, persuadé d’être
devenu une hérésie aux yeux de la
société.
L’équipe d’Aurore tente de l’aider,
pas à pas, à retrouver de la mobilité. Tout d’abord en se déplaçant
un peu avec lui. Puis, il y a
quelques semaines, en l’inscrivant
au RSA, ce qui l’oblige à aller chercher son courrier et à s’inscrire
dans des démarches administratives. Mais il n’arrive pas encore à
aller aux rendez-vous fixés par sa
référente. Idéalement, la prochaine
Alexa Brunet / transit
ppp
entretien
Jean Furtos
Psychiatre, directeur scientifique de l’Observatoire national
des pratiques en santé mentale et précarité (ONSMP)
« Dans un tiers des cas,
loger les SDF peut nuire
à leur santé »
Pour les maraudeurs,
les maladies mentales
comme
la schizophrénie
ou la paranoïa sont
de plus en plus
fréquentes dans la rue.
Alexa Brunet / transit
étape serait une prise en charge
médicale. Pour les maraudeurs,
les maladies mentales comme la
schizophrénie ou la paranoïa sont
de plus en plus fréquentes dans la
rue. « Certaines unités psychiatriques de proximité ont été supprimées et les soins ambulatoires
restent trop rares », explique
Moussa Djimera, le responsable
des équipes de rue des 12e et 13e arrondissements. « Il faut que les
sans-abri se déplacent eux-mêmes
en consultation, parfois jusqu’à
l’autre bout de Paris, mais ils en
ont rarement la force », dit-il.
Les travailleurs sociaux peuvent
suivre les sans-abri pendant des
années avant que leurs visites régulières ne produisent des effets.
Dans le cas de Fabrice, 47 pages
de notes, commentaires, observations ont été accumulées en cinq
ans par l’équipe de rue. Le travail
commence tout juste à porter ses
fruits. On le retrouve aux côtés de
ddLe psychiatre a dirigé
une nouvelle recherche
qui montre l’accentuation
des pathologies de certains
SDF au moment où ils
réintègrent un logement.
ddCe spécialiste des troubles
mentaux qui touchent
les exclus souligne
la nécessité
d’un accompagnement
renforcé pour que ces derniers
réussissent leur réinsertion.
Sébastien et Jean-Claude. Tous
trois logent la nuit sous le porche
d’une banque. Ils s’y installent le
soir, après la fermeture, puis décampent à 7 heures du matin, avant
l’ouverture. La journée, ils la passent à quelques pas de là, sur le
trottoir, à jouer aux cartes sur une
grosse valise coincée entre deux
parcelles de fleurs et de buissons
dans lesquelles ils cachent leurs
matelas. Jean-Claude, sous l’emprise de l’alcool, tient en laisse
« Titi », le chihuahua d’une vieille
dame qu’il garde en échange d’un
peu d’argent.
Fabrice, lui, quitte la partie pour
s’ i s o l e r q u e l q u e s m i nu t e s.
Un colloque sur la santé
mentale des sans-abri
Un colloque international sur la santé mentale des sans-abri
se tiendra à Paris mercredi et jeudi à l’initiative de l’Observatoire du Samu social de Paris et de l’Inserm. Il sera l’occasion d’aborder, en présence de nombreux experts, le cas
des familles qui vivent à l’hôtel ou celui des femmes et des
jeunes sans logement. Il devrait permettre d’ouvrir des
pistes pour une politique de prévention de ces maladies
parmi les SDF.
Quelque chose a changé en lui.
Depuis sa cure de désintoxication
en mars, il n’a pas bu une goutte.
Cet été, les travailleurs sociaux de
la maraude lui ont proposé de
partir en « séjour de rupture ». Une
dizaine de jours passés à la campagne près de Montluçon, chez
des agriculteurs. « J’en ai assez de
devoir veiller sur leurs affaires
quand ils ont trop picolé. Marre
de la violence de la rue, aussi. »
Fabrice relève le haut de son survêtement. Il a une large entaille
au bas du ventre. « Regardez ça.
Un coup de couteau, je me suis fait
planter pour les 80 € qu’il me restait. » Tous les 6 du mois, le RSA
tombe. Dernièrement, les agressions entre SDF se seraient multipliées pour récupérer l’argent de
l’allocation. Le trentenaire ne veut
plus se contenter de survivre. Pour
les travailleurs sociaux, ce déclic
a des chances de se conclure par
une victoire sur la rue. L’an dernier, parmi les 322 personnes sans
domicile fixe suivies par Aurore
dans le 12e et le 13e, huit ont fini
par retrouver le chemin du logement. Elles devront se faire accompagner encore afin de s’y
maintenir.
JEAN-BAPTISTE FRANÇOIS
L’une de vos équipes a suivi
pendant deux ans 66 personnes
sans domicile fixe à Valence,
dans la Drôme. Pourquoi avoir
mené cette longue étude ?
Jean Furtos : les travailleurs
sociaux qui suivaient les SDF nous
faisaient part de leur incompréhension lorsqu’ils tentaient de
réinsérer certaines personnes
Comment expliquez-vous ce
phénomène ?
J.F. : ces personnes ont été jugées aptes à se loger, parce qu’elles
avaient les ressources physiques
et matérielles nécessaires. Mais
elles n’étaient pas prêtes à « habiter ». La nuance est importante.
Beaucoup se retrouvent totalement dérythmés par rapport à leur
nouveau lieu de vie. À la rue depuis parfois des années, ces SDF
n’ont plus l’habitude de se retrouver entre quatre murs, ni d’avoir
un lit sur lequel s’allonger. Certains n’arrivent plus à utiliser un
couchage classique. Ils continuent
à dormir sur une chaise ou sur
une paillasse. Ajoutons aussi que
le logement peut couper des liens
sociaux qui avaient été noués à
l’extérieur. Nombre d’entre eux se
mettent à souffrir de solitude en
appartement.
Comment faire
en sorte qu’ils
parviennent à
renouer avec
l’habitat classique ?
J.F. : avant tout en
les incitant à mettre
une part d’eux-mêmes
dans leur logement. Ces situations
nécessitent un accompagnement
régulier et organisé en réseau de
compétences, avec des médecins,
des travailleurs sociaux, mais aussi
des personnes qui s’assurent d’un
suivi social de voisinage. Pour
réussir, la politique du « logement
d’abord » voulue par le gouvernement, qui vise à sortir les SDF de
la rue ou de l’hébergement d’urgence au profit de l’insertion dans
des appartements, ne pourra pas
faire l’économie de ces dispositifs
renforcés.
« Certains n’arrivent plus
à utiliser un couchage classique.
Ils continuent à dormir
sur une chaise
ou sur une paillasse. »
dans des logements. Selon eux,
une partie des sans-abri se mettaient à tomber malades. Nous
avons voulu vérifier scientifiquement cette observation. Et en effet, nous avons constaté que 33 %
des personnes accompagnées
connaissaient une accentuation
des troubles d’anxiété et du comportement au moment où elles
retrouvaient enfin un toit. Leur
niveau d’alcoolisation augmentant, les tensions avec le voisinage
se multipliaient. Il est arrivé que
nous devions remettre des gens à
la rue pour leur sauver la vie !
recueilli par J.-B.F.

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