La nature des choses, Chant IV De rerum natura

Transcription

La nature des choses, Chant IV De rerum natura
Lucrèce
La nature des choses,
Chant IV
Titus Lucretius Carus
De rerum natura,
Liber Quartus
Traduction : Ariel Suhamy
Prélude
Je parcours le pays sans chemin des Piérides,
où nul n’avait mis pied. J’aime les sources vierges
où je m’en vais puiser, j’aime les fleurs nouvelles
que je cueille en tressant une insigne couronne,
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dont les Muses n’ont ceint les tempes de personne.
Car d’abord, mon sujet est grand, et je libère
l’esprit des nœuds dont la religion l’enserre.
Ensuite j’éclaircis une matière obscure1,
imprégnant tous mes vers de la grâce des Muses.
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Et ce n’est pas non plus sans raison que je chante :
pour donner aux enfants l’absinthe répugnante,
le médecin répand sur la coupe d’abord
un miel doux et doré dont il enduit les bords ;
cet âge imprévoyant est joué jusqu’aux lèvres,
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le temps d’ingurgiter le suc d’absinthe amère.
Ainsi sont-ils dupés, mais pas à leurs dépens :
Ce contact au contraire est pour eux bienfaisant.
Et moi dont la raison souvent paraît austère
aux auditeurs nouveaux2, et puisque le vulgaire
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la fuit avec horreur, je veux te l’exposer
avec le doux parler du chant piéridien,
et comme en l’imprégnant de doux miel muséen,
dans l’espoir que mes vers te puissent captiver,
le temps de percevoir la nature en entier
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et d’en bien pressentir toute l’utilité.
I.
Auia Pieridum peragro loca nullius ante
trita solo. Iuuat integros accedere fontis
atque haurire, iuuatque nouos decerpere flores
insignemque meo capiti petere inde coronam,
unde prius nulli uelarint tempora Musae ;
primum quod magnis doceo de rebus et artis
relligionum animum nodis exsoluere pergo,
deinde quod obscura de re tam lucida pando22
carmina musaeo contingens cuncta lepore.
Id quoque enim non ab nulla ratione uidetur :
nam ueluti pueris absinthia taetra medentes
cum dare conantur, prius oras pocula circum
contingunt mellis dulci flauoque liquore,
ut puerorum aetas inprouida ludificetur
labrorum tenus, interea perpotet amarum
absinthi laticem deceptaque non capiatur,
sed potius tali tactu23 recreata ualescat,
sic ego nunc, quoniam haec ratio plerumque uidetur
tristior esse quibus non est tractata, retroque
uolgus abhorret ab hac, uolui tibi suauiloquenti
carmine Pierio rationem exponere nostram
et quasi musaeo dulci contingere melle ;
si tibi forte animum tali ratione tenere
uersibus in nostris possem, dum percipis omnem
naturam rerum ac praesentis24 utilitatem.
Origine et nature des simulacres
Existence des simulacres
Et3 puisque j’ai montré la nature de l’âme,
comment, unie au corps, elle prend sa vigueur,
puis, arrachée à lui, se réduit en atomes,
le sujet que voici s’y rapporte de près :
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existe ce que nous appelons simulacres,
qui telle une membrane arrachée aux surfaces
des choses, vont partout voletant dans les airs,
et frappent notre esprit, dans le rêve et la veille,
d’effroi, quand nous voyons d’étonnantes figures
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et les simulacres d’êtres privés du jour,
qui nous ont en sursaut arrachés au sommeil ;
les âmes pour autant ne fuient pas l’Achéron,
ni parmi les vivants ne voltigent les ombres,
Atque animi quoniam docui natura quid esset
et quibus e rebus cum corpore compta uigeret,
quoue modo distracta rediret in ordia prima,
nunc agere incipiam tibi quod uehementer ad has res
attinet, esse ea quae rerum simulacra uocamus ;
quae quasi membranae summo de corpore rerum
dereptae uolitant ultroque citroque per auras,
atque eadem nobis uigilantibus obuia mentes
terrificant atque in somnis, cum saepe figuras
contuimur miras simulacraque luce carentum,
quae nos horrifice languentis saepe sopore
excierunt, ne forte animas Acherunte reamur
effugere aut umbras inter uiuos uolitare,
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et rien de nous ne peut rester après la mort,
car l’esprit meurt en même temps que notre corps,
et chacun se disperse en ses propres atomes.
Origine des simulacres
Reprenons. Je dis que, de l’écorce des choses,
sont émis des reflets, des figures ténues.
Voici qui convaincra l’esprit le plus obtus.
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Mais puisque j’ai montré ce que sont les atomes
dont l’univers est fait, combien varient leurs formes
quand par soi voletant, leurs mouvements alternent,
et comment chaque chose en peut être créée,
le sujet que voici s’y rapporte de près :
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existe ce que nous appelons simulacres,
qu’il faut nommer quasi-écorces ou membranes,
puisque leur forme et leur aspect sont à l’image
de l’objet, quel qu’il soit, dont le corps les diffuse.
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neue aliquid nostri post mortem posse relinqui,
cum corpus simul atque animi natura perempta
in sua discessum dederint primordia quaeque.
Dico igitur rerum effigias tenuisque figuras
mittier ab rebus summo de cortice earum25 ;
id licet hinc quamuis hebeti cognoscere corde.
Sed quoniam docui cunctarum exordia rerum
qualia sint et quam uariis distantia formis
sponte sua uolitent alterno26 percita motu,
quoque modo possit res ex his quaeque creari,
nunc agere incipiam tibi quod uehementer ad has res
attinet, esse ea quae rerum simulacra uocamus,
quae quasi membranae uel cortex nominitandast
quod speciem ac formam similem gerit eius imago,
cuiuscumque cluet de corpore fusa uagari.
D’abord, beaucoup d’objets dégagent sous nos yeux
des corps que nous voyons tantôt se dissiper :
du bois vert la fumée, et la vapeur du feu ;
mais tantôt leur texture est plus dense et serrée :
la cigale en été dépose un manteau rond,
les veaux à la naissance enlèvent des membranes,
ainsi que le serpent qui glisse entre les ronces
y laisse un vêtement, car souvent nous voyons
voleter sa défroque au-dessus des buissons.
Puisqu’il en est ainsi, la surface des corps
doit émettre à son tour une image subtile.
Car pourquoi tous ceux-là s’en détacheraient-ils,
et rien de plus ténu, c’est impossible à dire,
surtout qu’en leur surface il se trouve abondance
de minuscules corps qui peuvent en jaillir
en gardant le même ordre et la même apparence,
d’autant plus promptement qu’ils sont au premier rang,
et que fort peu d’entre eux rencontrent des obstacles.
Principio quoniam mittunt in rebus apertis
corpora res multae, partim diffusa solute,
robora ceu fumum mittunt ignesque uaporem,
et partim contexta magis condensaque, ut olim
cum teretis ponunt tunicas aestate cicadae,
et uituli cum membranas de corpore summo
nascentes mittunt, et item cum lubrica serpens
exuit in spinis uestem ; nam saepe uidemus
illorum spoliis uepres uolitantibus auctas.
Quae quoniam fiunt, tenuis quoque debet imago
ab rebus mitti summo de corpore rerum.
Nam cur illa cadant magis ab rebusque recedant
quam quae tenuia sunt, hiscendist nulla potestas,
praesertim cum sint in summis corpora rebus
multa minuta, iaci quae possint ordine eodem
quo fuerint et formai seruare figuram,
et multo citius, quanto minus indupediri
pauca queunt et [quae] sunt prima fronte locata.
Car certes nous voyons bien des choses s’épandre,
non seulement, comme on l’a dit, des profondeurs,
mais aussi du contour, à l’instar des couleurs.
Ainsi le vert, le jaune et le rouge des voiles
que l’on tend au-dessus de nos vastes théâtres,
ondulant et flottant entre mâts et traverses :
au-dessous, le public assis sur les gradins,
la scène et son décor de dieux et de déesses4,
ondoient sous les couleurs dont ils sont imprégnés.
Plus étroitement clos sont les murs du théâtre,
et plus l’intérieur est inondé de grâce :
tout ensemble sourit dans le jour prisonnier.
Si donc l’étoffe émet sa teinte de surface,
chaque objet doit émettre aussi de fins reflets,
puisque le jet dans les deux cas vient des surfaces.
Des formes il existe ainsi certaines traces,
qui volètent partout grâce à leur fil subtil,
et qu’une à une on ne peut voir séparément.
Nam certe iacere ac largiri multa uidemus,
non solum ex alto penitusque, ut diximus ante,
uerum de summis ipsum quoque saepe colorem.
Et uolgo faciunt id lutea russaque uela
et ferrugina, cum magnis intenta theatris
per malos uolgata trabesque trementia flutant ;
namque ibi consessum caueai supter et omnem
scaenai speciem patrum matrumque deorum
inficiunt coguntque suo fluitare colore.
Et quanto circum mage sunt inclusa theatri
moenia, tam magis haec intus perfusa lepore
omnia conrident correpta luce diei.
Ergo lintea de summo cum corpore fucum
mittunt, effigias quoque debent mittere tenuis
res quaeque, ex summo quoniam iaculantur utraeque.
Sunt igitur iam formarum uestigia certa,
quae uolgo uolitant subtili praedita filo
nec singillatim possunt secreta uideri.
En outre si l’odeur, la vapeur, la fumée,
et tout ce qui ressemble, ont un flux si diffus,
Praeterea omnis odor, fumus, uapor atque aliae res
consimiles ideo diffusae rebus abundant,
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c’est parce qu’en quittant leurs profondeurs natives,
les flexuosités du parcours les déchirent,
n’offrant pour les unir nulle issue assez droite.
Les couleurs au contraire émanant des surfaces,
rien ne peut morceler leur membrane subtile :
placée au premier rang, elle a le chemin libre.
ex alto quia dum ueniunt extrinsecus ortae
scinduntur per iter flexum, nec recta uiarum
ostia sunt, qua contendant exire coortae.
At contra tenuis summi membrana coloris
cum iacitur, nihil est quod eam discerpere possit,
in promptu quoniam est in prima fronte locata.
Enfin dans les miroirs, l’eau, tout ce qui reflète,
ce qui nous apparaît doit, nécessairement,
puisque l’aspect en est similaire aux objets,
être constitué d’images qu’ils émettent.
Car pourquoi ces reflets s’en détacheraient-ils,
et non de plus ténu, c’est impossible à dire5.
Les objets ont ainsi de ces formes ténues,
qui sont à leur semblance, et malgré qu’une à une,
nul ne puisse les voir, leur continu renvoi
par le plan du miroir réfléchit ce qu’on voit.
Comment serait possible autrement leur constance,
qui rend de chaque chose autant de ressemblance ?
Postremo speculis, in aqua splendoreque in omni
quaecumque apparent nobis simulacra, necessest,
quandoquidem simili specie sunt praedita rerum,
ex [ea] imaginibus missis consistere earum.
Nam cur illa cadant magis ab rebusque recedant
quam quae tenuia sunt, hiscendist nulla potestas.
Sunt igitur tenues formae rerum his27 similesque
effigiae, singillatim quas cernere nemo
cum possit, tamen adsiduo crebroque repulsu
reiectae reddunt speculorum ex aequore uisum,
nec ratione alia seruari posse uidentur,
tanto opere ut similes reddantur cuique figurae.
Subtilité des images
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Sache à présent combien ténue est cette image.
Et tout d’abord, c’est que les éléments premiers
échappent à nos sens, étant bien plus petits
que tout ce qui pour l’œil est presque indiscernable.
Mais pour le confirmer, apprends en quelques mots
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combien subtils sont de tout être les principes.
Et déjà, si menus sont certains animaux,
que découpés en trois, plus moyen de les voir.
Comment se figurer ce qu’ils ont d’intestin,
le globe de leur cœur, leurs yeux et leurs organes !
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Comme ils sont exigus ! Sans parler des principes
dont il faut que soient faits leur âme et leur esprit !
Ne vois-tu comme ils sont subtils et minuscules ?
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Nunc age, quam tenui natura constet imago
percipe. Et in primis, quoniam primordia tantum
sunt infra nostros sensus tantoque minora
quam quae primum oculi coeptant non posse tueri,
nunc tamen id quoque uti confirmem, exordia rerum
cunctarum quam sint subtilia percipe paucis.
Primum animalia sunt iam partim tantula, eorum
tertia pars nulla [ut] possit ratione uideri.
Horum intestinum quoduis quale esse putandumst !
Quid cordis globus aut oculi, quid membra, quid artus ?
Quantula sunt ! Quid praeterea primordia quaeque,
unde anima atque animi constet natura necessumst,
nonne uides quam sint subtilia quamque minuta ?
Puis, tout ce dont le corps exhale une odeur âcre,
ainsi que le panax, l'absinthe rebutante,
la centaurée amère et l’aurone écœurante,
aussi légèrement que tu veux, [frotte] l’un6…
***
Tu sauras que partout de nombreux simulacres
vaguent diversement, sans effet sur les sens.
Praeterea quaecumque suo de corpore odorem
expirant acrem, panaces, absinthia taetra
habrotonique graues et tristia centaurea,
quorum unum quiduis leuiter si forte duobus…
***
Quin potius noscas rerum simulacra uagari
multa modis multis, nulla ui cassaque sensu ?
Ne crois pas cependant que soient seuls à vaguer
les simulacres qui se détachent des choses.
Car il en est aussi qui s’engendrent d’eux-mêmes
et s’installent au ciel, dans ce qu’on nomme l’air,
comme on voit aisément s’agréger les nuages,
là-haut, et violer l’aspect serein du ciel ;
ils s’élèvent, formés de multiples manières,
en effleurant les airs : car souvent l’on croit voir
des faces de Géants, grandes ombres qui volent,
et parfois s’avancer au-devant du soleil
des massifs montagneux d’où s’éboulent des rocs,
puis un monstre attraper la brume et s’en draper.
Ne cessant de se fondre et de changer d’aspect,
ils prennent les contours des plus diverses formes7.
Sed ne forte putes ea demum sola uagari,
quaecumque ab rebus rerum simulacra recedunt ;
sunt etiam quae sponte sua gignuntur et ipsa
constituuntur in hoc caelo, qui dicitur aer,
ut nubes facile interdum concrescere in alto
cernimus et mundi speciem uiolare serenam ;
quae multis formata modis sublime feruntur,
aera mulcentes motu ; nam saepe Gigantum
ora uolare uidentur et umbram ducere late,
interdum magni montes auolsaque saxa
montibus ante ire et solem succedere praeter,
inde alios trahere atque inducere belua nimbos ;
nec speciem mutare suam liquentia cessant
et cuiusque modi formarum uertere in oras.
3
Propagation des simulacres
À présent [je dirai] combien facile et prompt
est leur flux continu qui s’écoule des choses8.
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Car toujours toute chose en sa surface abonde
d’un flux qu’elle projette et qui passe au travers
des autres corps : ainsi, notamment, d’une étoffe.
Mais la pierre rugueuse et le bois le déchire,
au point qu’il ne peut plus rendre aucun simulacre.
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Si l’objet qui s’oppose est brillant et compact,
tel surtout le miroir, rien de cela n’arrive.
Ils ne peuvent filtrer, se déchirer non plus ;
le poli du miroir les garde tous intacts.
C’est pourquoi font retour vers nous les simulacres.
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Si vite que tu veux, quand tu veux, pose face
au miroir quelque objet : apparaît son image,
preuve que sans arrêt s’effuse des surfaces
tout un subtil tissu de figures subtiles.
C’est donc qu’un bref instant porte maints simulacres,
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pour que l’image naisse à la vitesse dite.
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densaque, ut in primis speculum est, nihil accidit horum ;
nam neque uti uestem, possunt transire, neque autem
scindi ; quam meminit leuor praestare salutem.
Quapropter fit ut hinc nobis simulacra redundent.
Et quamuis subito quouis in tempore quamque
rem contra speculum ponas, apparet imago ;
perpetuo fluere ut noscas e corpore summo
texturas rerum tenuis tenuisque figuras ;
ergo multa breui spatio simulacra geruntur,
ut merito celer his rebus dicatur origo.
Et comme en un temps bref le soleil doit fournir
mainte lumière afin d’en toujours tout remplir,
de semblable façon les choses forcément,
en un seul point du temps, portent leurs simulacres
en grand nombre partout, de multiples façons,
car où que nous tournions la face du miroir,
toute chose y répond par sa forme et couleur.
Et quasi multa breui spatio summittere debet
lumina sol, ut perpetuo sint omnia plena,
sic ab rebus item simili ratione necessest
temporis in puncto rerum simulacra ferantur
multa modis multis in cunctas undique partis ;
quandoquidem speculum quocumque obuertimus
res ibi respondent simili forma atque colore. [oris,
Et si juste à l’instant le ciel resplendissait,
soudain vient le souiller une affreuse tempête,
comme si l’Achéron envoyait ses ténèbres
emplir l’immensité des cavernes du ciel,
si hideuse est la nuit qui tombe des nuages,
tant menacent les noirs visages de l’Effroi ;
de cela, combien mince est la part de l’image,
nul ne saurait le dire avec un compte exact.
Praeterea modo cum fuerit liquidissima caeli
tempestas, perquam subito fit turbida foede,
undique uti tenebras omnis Acherunta rearis
liquisse et magnas caeli complesse cauernas,
usque adeo taetra nimborum nocte coorta
inpendent atrae Formidinis ora superne ;
quorum quantula pars sit imago dicere nemost
qui possit neque eam ratione30 reddere dictis.
Vitesse des simulacres
Quelle est donc la vitesse où vont les simulacres,
et leur mobilité quand ils fendent les airs,
au point d’aller très loin en un bref laps de temps,
quels que soient de chacun le but et le destin ?
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Mes vers seront plus doux à dire que nombreux ;
du cygne le chant bref l’emporte sur la grue,
dont l’Auster perd les cris dans l’éther et la nue.
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Nunc ea quam facili et celeri ratione gerantur28
perpetuoque fluant ab rebus lapsaque cedant.
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Semper enim summum quicquid de rebus abundat,
quod iaculentur. Et hoc alias cum peruenit in res,
transit, ut in primis uestem29 ; sed ubi aspera saxa
aut in materiam ligni peruenit, ibi iam
scinditur, ut nullum simulacrum reddere possit.
At cum splendida quae constant opposta fuerunt
On peut voir tout d’abord que les choses légères,
faites de corps menus, très souvent sont rapides.
Telles sont la lumière et la chaleur solaires,
dont les principes sont menus, pour ainsi dire
martelés l’un par l’autre, et n’hésitent jamais
sous le choc du suivant à traverser les airs :
la lumière toujours succède à la lumière,
et l’éclair d’un seul trait éperonne l’éclair.
Les simulacres donc, de pareille manière,
doivent aussi pouvoir traverser dans leur course,
en un seul point du temps, un espace indicible,
Nunc age, quam celeri motu simulacra ferantur,
et quae mobilitas ollis tranantibus auras
reddita sit, longo spatio ut breuis hora teratur,
in quem quaeque locum diuerso numine tendunt,
suauidicis potius quam multis uersibus edam ;
paruus ut est cycni melior canor, ille gruum quam
clamor in aetheriis dispersus nubibus austri.
Principio persaepe leuis res atque minutis
corporibus factas celeris licet esse uidere.
In quo iam genere est solis lux et uapor eius,
propterea quia sunt e primis facta minutis,
quae quasi cuduntur perque aeris interuallum
non dubitant transire sequenti concita plaga ;
suppeditatur enim confestim lumine lumen
et quasi protelo stimulatur fulgere fulgur.
Quapropter simulacra pari ratione necessest
inmemorabile per spatium transcurrere posse
temporis in puncto, primum quod paruola causa
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d’abord grâce à la cause infime qui les pousse,
loin par derrière, quand ils sont si volatils ;
grâce ensuite au tissu qui les forme, si lâche
qu’ils peuvent aisément pénétrer toutes choses,
et quasi s’écouler en traversant les airs.
est procul a tergo quae prouehat atque propellat,
quod super est, ubi tam uolucri leuitate ferantur,
deinde quod usque adeo textura praedita rara
mittuntur, facile ut quasuis penetrare queant res
et quasi permanare per aeris interuallum.
Et si les petits corps émis du fond des choses,
comme sont la lumière et la chaleur solaires,
nous les voyons glisser en un seul point du jour
et s’épandre partout dans l’espace du ciel,
irrigué par leur vol à travers terre et mer,
qu’en est-il donc de ceux qui sont au premier rang
quand ils sont projetés, et que rien ne retarde ?
Comme ils doivent aller bien plus vite et plus loin,
et dans le temps qu’il faut aux rayons du soleil
pour parcourir le ciel, couvrir bien plus d’espace !
Praeterea si quae penitus corpuscula rerum
ex altoque foras mittuntur, solis uti lux
ac uapor, haec puncto cernuntur lapsa diei
per totum caeli spatium diffundere sese
perque uolare mare ac terras caelumque rigare,
quid quae sunt igitur iam prima fronte parata,
cum iaciuntur et emissum res nulla moratur ?
Quone uides citius debere et longius ire
multiplexque loci spatium transcurrere eodem
tempore quo solis peruolgant lumina caelum ?
L’exemple que voici montrera mieux que tout
combien rapide est le transport des simulacres.
Expose un miroir d'eau sous le ciel constellé :
répondent aussitôt les étoiles sereines
qui rayonnent dans l’eau sur tout le firmament.
Vois-tu donc en quel bref instant l’image tombe
des rives de l’éther aux rives de la Terre ?
Donc encore une fois, force est de l’avouer,
l’étonnant, [c’est plutôt cette rapidité]
des corps frappant les yeux et provoquant la vue9.
Hoc etiam in primis specimen uerum esse uidetur,
quam celeri motu rerum simulacra ferantur,
quod simul ac primum sub diu splendor aquai
ponitur, extemplo caelo stellante serena
sidera respondent in aqua radiantia mundi.
Iamne uides igitur quam puncto tempore imago
aetheris ex oris in terrarum accidat oras ?
Quare etiam atque etiam mira fateare necessest
***
corpora quae feriant oculos uisumque lacessant.
II.
Les sensations
La vue
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De certains corps toujours s’effusent des odeurs,
des fleuves la fraîcheur, du soleil la chaleur,
et des flots les embruns rongeant les murs des grèves ;
sans cesse dans les airs diverses voix volètent ;
un goût de sel enfin vient souvent à la bouche
sur les bords de la mer ; l’amertume nous touche
lorsque nous regardons l’absinthe qui s’infuse.
Tant est vrai que de tout chaque chose s’effuse,
et va se propageant partout, de toutes parts,
sans que jamais le flux n’ait repos ni retard ;
car nous sentons en permanence, et sans arrêt
tout se peut regarder, entendre et respirer.
Perpetuoque fluunt certis ab rebus odores,
frigus ut a fluuiis, calor ab sole, aestus ab undis
aequoris, exesor moerorum litora circum,
nec uariae cessant uoces uolitare per auras.
Denique in os salsi uenit umor saepe saporis,
cum mare uersamur propter, dilutaque contra
cum tuimur misceri absinthia, tangit amaror.
Vsque adeo omnibus ab rebus res quaeque fluenter
fertur et in cunctas dimittitur undique partis
nec mora nec requies interdatur ulla fluendi,
perpetuo quoniam sentimus et omnia semper
cernere, odorari licet et sentire sonare.
Or, puisque en maniant dans le noir une forme,
on la sait identique à celle que l’on voit
dans la clarté du jour, la vue et le toucher
sont forcément émus par des causes semblables.
Si quand donc nous palpons un carré dans le noir,
nous en sommes émus, dans le jour quel carré
peut parvenir aux yeux, si ce n’est son image ?
La cause de la vue est donc dans les images,
sans lesquelles on voit que rien ne se peut voir.
Or ce que nous nommons simulacres des choses
se projette partout, s’épand de toutes parts ;
mais puisque nous ne pouvons voir que par les yeux,
c’est de l’endroit où nous tournons notre regard
Praeterea quoniam manibus tractata figura
in tenebris quaedam cognoscitur esse eadem quae
cernitur in luce et claro candore, necessest
consimili causa tactum uisumque moueri.
Nunc igitur si quadratum temptamus et id nos
commouet in tenebris, in luci quae poterit res
accidere ad speciem quadrata, nisi eius imago ?
Esse in imaginibus quapropter causa uidetur
cernundi neque posse sine his res ulla uideri.
Nunc ea quae dico rerum simulacra feruntur
undique et in cunctas iaciuntur dedita partis ;
uerum nos oculis quia solis cernere quimus,
propterea fit uti, speciem quo uertimus, omnes
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que tout objet le frappe avec forme et couleur.
res ibi eam contra feriant forma atque colore.
Et quant à la distance entre nous et l’objet,
c'est l’image qui la fait voir et reconnaître.
Car dès qu’elle est émise, elle propulse et chasse
tout l’air interposé de l’image à nos yeux,
et cet air tout entier s’écoule à travers eux,
comme s’il balayait les pupilles, et passe :
ainsi de chaque objet voyons-nous la distance.
Et plus il y a d’air devant nous repoussé,
plus le souffle est profond qui balaye nos yeux,
et plus l’objet paraît dans le loin reculé.
Bien sûr, cela s’opère à très grande vitesse,
pour qu’on voie à la fois l’objet et sa distance.
Et quantum quaeque ab nobis res absit, imago
efficit ut uideamus et internoscere curat ;
nam cum mittitur, extemplo protrudit agitque
aera qui inter se cumque est oculosque locatus,
isque ita per nostras acies perlabitur omnis
et quasi perterget pupillas atque ita transit.
Propterea fit uti uideamus quam procul absit
res quaeque. Et quanto plus aeris ante agitatur
et nostros oculos perterget longior aura,
tam procul esse magis res quaeque remota uidetur.
Scilicet haec summe celeri ratione geruntur,
quale sit ut uideamus, et una quam procul absit.
À ce propos, il n'y a pas à s'étonner
qu’on ne puisse un à un voir chaque simulacre
férir les yeux, tandis qu’on voit les choses mêmes.
Lorsque aussi bien le vent commence à nous fouetter,
que l’âpre froid s’infiltre en nous, ce n’est pas chaque
particule que nous sentons du vent, du froid,
mais bien plutôt l’ensemble, et nous voyons frapper
notre corps, comme si le fouettait quelque chose
qui ferait du dehors sentir son propre corps.
En outre lorsqu'on toque une pierre du doigt,
on touche le contour, la couleur de surface ;
or ce n’est pas cela qu’on sent par le toucher,
mais la dureté même au profond du rocher.
Illud in his rebus minime mirabile habendumst,
cur, ea quae feriant oculos simulacra uideri
singula cum nequeant, res ipsae perspiciantur.
Ventus enim quoque paulatim cum uerberat et cum
acre fluit frigus, non priuam quamque solemus
particulam uenti sentire et frigoris eius,
sed magis unorsum, fierique perinde uidemus
corpore tum plagas in nostro tamquam aliquae res
uerberet atque sui det sensum corporis extra.
Praeterea lapidem digito cum tundimus, ipsum
tangimus extremum saxi summumque colorem
nec sentimus eum tactu, uerum magis ipsam
duritiem penitus saxi sentimus in alto.
Le miroir : distance et réflexion
Sache à présent pourquoi l’image du miroir
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semble au delà de lui : car certe elle apparaît
en profondeur du champ. De ce genre relève
ce qu’on perçoit vraiment, lorsqu’on ouvre une porte
qui montre du dedans tout le champ du dehors.
La cause en est la même : un air double et jumeau.
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Car d’abord, on voit l’air en deçà des jambages,
puis, de chaque côté, les panneaux de la porte ;
la lumière du jour balaye alors les yeux,
l’autre air, et tout ce qu’on perçoit vraiment dehors.
Ainsi, quand du miroir se projette l’image,
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en venant vers nos yeux, elle chasse et propulse
tout l’air interposé de l’image à nos yeux,
et nous fait ressentir tout cet air avant lui.
Mais dès que nous sentons le miroir à son tour,
aussitôt le traverse une image de nous,
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dont la réflexion la renvoie à nos yeux
en roulant devant elle un autre air qu’elle pousse
et nous montre avant elle : elle apparaît alors
au delà du miroir, à sa distance exacte.
Donc, encore une fois, ne nous étonnons pas
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si le plan du miroir peut tout rendre en sa place,
puisque dans les deux cas, c’est l’effet d’un air double.
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Si le côté du corps qui pour nous est à droite
apparaît maintenant dans le miroir à gauche,
c’est parce que l’image, en heurtant sa surface,
au lieu de revenir intacte se retourne,
Nunc age, cur ultra speculum uideatur imago
percipe : nam certe penitus remmota uidetur.
Quod genus illa foris quae uere transpiciuntur,
ianua cum per se transpectum praebet apertum,
multa facitque foris ex aedibus ut uideantur ;
is quoque enim duplici geminoque fit aere uisus.
Primus enim citra postes tum cernitur aer,
inde fores ipsae dextra laeuaque secuntur,
post extraria lux oculos perterget et aer
alter, et illa foris quae uere transpiciuntur.
Sic ubi se primum speculi proiecit imago,
dum uenit ad nostras acies, protrudit agitque
aera qui inter se cumquest oculosque locatus,
et facit, ut prius hunc omnem sentire queamus
quam speculum ; sed ubi speculum quoque sensimus
continuo a nobis in eum31 quae fertur imago [ipsum,
peruenit, et nostros oculos reiecta reuisit
atque alium prae se propellens aera uoluit,
et facit ut prius hunc quam se uideamus, eoque
distare ab speculo tantum semota uidetur.
Quare etiam atque etiam minime mirarier est par
illic quor reddant speculorum ex aequore uisum32,
aeribus binis quoniam res confit utraque.
Nunc ea quae nobis membrorum dextera pars est,
in speculis fit ut in laeua uideatur eo quod
planitiem ad speculi ueniens cum offendit imago,
non conuertitur incolumis, sed recta retrorsum
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comme si l’on plaquait contre pilier ou poutre
un masque fait de plâtre avant qu’il ne soit sec,
et qui conserverait le dessin de l’endroit,
mais que le choc ferait ressortir à l’envers,
de sorte que l’œil droit serait alors le gauche,
tandis qu’inversement le gauche irait à droite.
L’image se transmet encore entre miroirs,
jusqu’à produire cinq, voire six simulacres.
Car tout ce qui se cache au fond d’un habitacle,
si profond et tortu puisse en être l’abri,
on peut le débusquer par un biais infléchi,
grâce à plusieurs miroirs qui montrent qu’il est là,
tant l’image reluit de miroir en miroir.
Et quand elle est à gauche, on la retrouve à droite,
puis elle se retourne et se remet en place.
Enfin certains miroirs sont faits de petits angles,
dont l’infléchissement s’apparente à nos flancs,
et qui renvoient vers nous les simulacres droits,
soit que l’image, allant de miroir en miroir,
soit deux fois réfléchie avant de nous atteindre,
ou bien parce qu’en route elle fait volte-face,
la courbe du miroir la retournant vers nous.
sic eliditur, ut si quis, prius arida quam sit
cretea persona, adlidat pilaeue trabiue,
atque ea continuo rectam si fronte figuram
seruet et elisam retro sese exprimat ipsa :
fiet ut, ante oculus fuerit qui dexter, ut idem
nunc sit laeuus et e laeuo sit mutua dexter.
Fit quoque de speculo in speculum ut tradatur imago,
quinque etiam sex ut fieri simulacra suerint.
Nam quaecumque retro parte interiore latebunt,
inde tamen, quamuis torte penitusque remota,
omnia per flexos aditus educta licebit
pluribus haec speculis uideantur in aedibus esse :
usque adeo [e] speculo in speculum translucet imago,
et cum laeua data est, fit rursum ut dextera fiat,
inde retro rursum redit et conuertit eodem.
Quin etiam quaecumque latuscula sunt speculorum
adsimili lateris flexura praedita nostri,
dextera ea propter nobis simulacra remittunt,
aut quia de speculo in speculum transfertur imago,
inde ad nos elisa bis aduolat, aut etiam quod
circum agitur, cum uenit, imago propterea quod
flexa figura docet speculi conuertier ad nos.
Si tu crois qu’avec nous marchent les simulacres,
nous suivent pas à pas, imitent nos postures,
c’est que quand nous quittons un côté du miroir,
aussitôt celui-ci n’a plus de simulacres
à renvoyer : ils sont contraints par la nature
à rebondir selon leur angle d’incidence.
Indugredi porro pariter simulacra pedemque
ponere nobiscum credas gestumque imitari
propterea quia, de speculi qua parte recedas,
continuo nequeunt illinc simulacra reuerti ;
omnia quandoquidem cogit natura referri
ac resilire ab rebus ad aequos reddita flexus.
La lumière
Ce qui brille, les yeux le fuient et s’en écartent ;
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et si tu veux fixer le soleil, il t’aveugle ;
C’est que sa force est grande, et que ses simulacres
en tombent lourdement de haut dans un air pur
et vont frapper nos yeux en troublant leur structure
Et si tout éclat vif souvent brûle les yeux,
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c'est qu'il contient beaucoup de semences de feu,
dont l'entrée en nos yeux génère la douleur.
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Splendida porro oculi fugitant uitantque tueri.
Sol etiam caecat, contra si tendere pergas,
propterea quia uis magnast ipsius et alte
aera per purum graviter simulacra feruntur
et feriunt oculos turbantia composituras.
Praeterea splendor quicumque est acer adurit
saepe oculos ideo quod semina possidet ignis
multa, dolorem oculis quae gignunt insinuando.
Et si tout paraît jaune à qui souffre d’ictère,
c’est que depuis son corps des semences de jaune
fluent en foule à la rencontre des simulacres,
pour enfin dans ses yeux s’y trouver mélangés
et tout badigeonner de leur teinte jaunâtre.
Lurida praeterea fiunt quaecumque tuentur
arquati, quia luroris de corpore eorum
semina multa fluunt simulacris obuia rerum,
multaque sunt oculis in eorum denique mixta,
quae contage sua palloribus omnia pingunt.
Or, si de l’ombre on voit les objets éclairés,
c'est que lorsque l’air noir, plus proche, s’introduit
le premier dans les yeux ouverts et s’en empare,
aussitôt s’ensuit l’air lumineux et limpide,
qui vient comme purger les yeux et dissiper
les ombres de l’air noir ; car en bien des aspects,
cet air est plus mobile, et subtil, et puissant.
Sitôt qu’il a rempli les yeux de sa lumière,
et qu’il a dégagé leurs canaux de l’air [noir]
qui les avait bouchés, suivent les simulacres
qui sont dans la lumière et frappent notre vue.
Mais depuis la lumière on ne peut voir dans l’ombre,
E tenebris autem quae sunt in luce tuemur
propterea quia, cum propior caliginis aer
ater init oculos prior et possedit apertos,
insequitur candens confestim lucidus aer,
qui quasi purgat eos ac nigras discutit umbras
aeris illius ; nam multis partibus hic est
mobilior multisque minutior et mage pollens.
Qui simul atque uias oculorum luce repleuit
atque patefecit, quas ante obsederat ater
aer continuo rerum simulacra secuntur,
quae sita sunt in luce lacessuntque ut uideamus.
Quod contra facere in tenebris e luce nequimus
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parce que l’air obscur qui s’introduit après,
comme il est plus épais, bloque toute ouverture
et bouche les canaux des yeux si bien que rien
ne peut y projeter le moindre simulacre.
propterea quia posterior caliginis aer
crassior insequitur, qui cuncta foramina complet
obsiditque uias oculorum, ne simulacra
possint ullarum rerum coniecta moueri.
Illusions : la tour et l’ombre
La tour de la cité que nous voyons au loin
souvent apparaît ronde alors qu'elle est carrée :
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c’est qu'à nos yeux de loin tous les angles s'émoussent,
au point de disparaître, et leur choc s'amortit,
leur coup ne parvient pas jusqu’à notre regard ;
car tout cet air que traversent les simulacres,
les froissant sans relâche, en écache les bords.
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Quand donc à notre sens tous les angles échappent,
la structure de pierre a l’air passée au tour,
non pas comme un objet présent et vraiment rond,
mais comme modelée un peu par un jeu d’ombres.
Quadratasque procul turris cum cernimus urbis,
propterea fit uti uideantur saepe rutundae,
angulus optusus quia longe cernitur omnis
siue etiam potius non cernitur ac perit eius
plaga nec ad nostras acies perlabitur ictus,
aera per multum quia dum simulacra feruntur,
cogit hebescere eum crebris offensibus aer.
Hoc ubi suffugit sensum simul angulus omnis,
fit quasi ut ad tornum saxorum structa terantur ;
non tamen ut coram quae sunt uereque rutunda,
sed quasi adumbratim paulum simulata uidentur.
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L’ombre aussi nous paraît se mouvoir au soleil,
nous suivre pas à pas en imitant nos gestes ;
– si tu crois que de l’air dépourvu de lumière
peut marcher, en suivant faits et gestes des hommes.
Car ce qu’en général nous appelons une ombre,
ne peut être qu’un air dépouillé de lumière.
C’est bien sûr qu’en marchant sur des lieux successifs,
nous privons de soleil le sol où nous allons ;
celui que nous laissons de même s’en remplit.
D’où cette impression qu’une seule et même ombre,
l’ombre du corps, nous a suivis en droite ligne.
Car le flux des rayons toujours se renouvelle,
comme si dans le feu l'on filait de la laine ;
sans peine donc le sol est privé de lumière,
puis s’en remplit de même et se lave des ombres.
Umbra uidetur item nobis in sole moueri
et uestigia nostra sequi gestumque imitari,
aera si credis priuatum lumine posse
indugredi, motus hominum gestumque sequentem ;
nam nihil esse potest aliud nisi lumine cassus
aer id quod nos umbram perhibere suemus.
Nimirum, quia terra locis ex ordine certis
lumine priuatur solis quacumque meantes
officimus, repletur item quod liquimus eius,
propterea fit uti uideatur, quae fuit umbra
corporis, e regione eadem nos usque secuta.
Semper enim noua se radiorum lumina fundunt
primaque dispereunt, quasi in ignem lana trahatur.
Propterea facile et spoliatur lumine terra
et repletur item nigrasque sibi abluit umbras.
Admettons-nous pourtant qu’ici les yeux se trompent ?
Non : leur rôle est de voir où sont ombre et lumière ;
mais si cette lumière est une autre ou la même,
si l’ombre de là-bas est la même qu’ici,
ou s’il en va plutôt comme nous l’avons dit,
la raison de l’esprit doit seule en être juge ;
les yeux ne peuvent pas connaître la nature :
ne leur impute donc le défaut de l’esprit.
Nec tamen hic oculos falli concedimus hilum.
Nam quocumque loco sit lux atque umbra tueri
illorum est ; eadem uero sint lumina necne,
umbraque quae fuit hic eadem nunc transeat illuc,
an potius fiat paulo quod diximus ante,
hoc animi demum ratio discernere debet,
nec possunt oculi naturam noscere rerum :
proinde animi uitium hoc oculis adfingere noli.
Catalogue des illusions
Notre navire avance et nous semble immobile ;
celui qui reste à quai, nous croyons qu’il le quitte.
Les plaines et les monts semblent fuir à la poupe,
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quand nous les dépassons à voiles déployées.
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Qua uehimur naui, fertur, cum stare uidetur ;
quae manet in statione, ea praeter creditur ire.
Et fugere ad puppim colles campique uidentur,
quos agimus praeter nauem uelisque uolamus.
Les astres chevillés aux voûtes de l’éther
semblent tous en arrêt ; mais ils bougent sans trêve,
puisque dès leur lever ils reprennent leur route,
illuminant le ciel, vers leur lointain coucher.
De même le soleil et la lune ont l’air stables,
quand la réalité montre qu’ils se déplacent.
Sidera cessare aetheriis adfixa cauernis
cuncta uidentur, et adsiduo sunt omnia motu,
quandoquidem longos obitus exorta reuisunt,
cum permensa suo sunt caelum corpore claro.
Solque pari ratione manere et luna uidetur
in statione, ea quae ferri res indicat ipsa.
Sortant du flot marin, de lointaines montagnes,
entre lesquelles s’ouvre un immense chenal,
Exstantisque procul medio de gurgite montis
classibus inter quos liber patet exitus ingens,
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paraissent ne former qu’une seule et même île.
insula coniunctis tamen ex his una uidetur.
La cour semble tourner, les colonnes danser
tout autour des enfants qui se sont arrêtés
de faire la toupie, au point de ne pouvoir
ne pas croire à la chute imminente du toit.
Atria uersari et circum cursare columnae
usque adeo fit uti pueris uideantur, ubi ipsi
desierunt uerti, uix ut iam credere possint
non supra sese ruere omnia tecta minari.
Quand la nature érige, au-dessus des montagnes,
l’aurorale rougeur de l’astre aux feux tremblants,
que le soleil, là-haut, semble si proche d’elles,
jusqu’à les imprégner des flammes dont il bout,
ces monts ne sont qu’à deux mille traits d’arc de nous,
ou souvent même à peine à cinq cents jets de lance.
Entre eux et le soleil s’étend la vaste mer,
s’étalant sous l’éther aux immenses rivages ;
des milliers de pays entrecoupent la mer,
pleins de peuples divers et d’animaux sauvages.
Iamque rubrum tremulis iubar ignibus erigere alte
cum coeptat natura supraque extollere montes,
quos tibi tum supra sol montis esse uidetur
comminus ipse suo contingens feruidus igni,
uix absunt nobis missus bis mille sagittae,
uix etiam cursus quingentos saepe ueruti ;
inter eos solemque iacent immania ponti
aequora substrata aetheriis ingentibus oris,
interiectaque sunt terrarum milia multa,
quae uariae retinent gentes et saecla ferarum.
Mais une flaque d’eau, d’un doigt de profondeur,
qu’enferment les pavés d’une route de pierre,
fait plonger le regard aussi loin sous la terre
que le gouffre est profond du ciel jusqu’à la terre,
et l’on croit voir en bas les nuages, le ciel,
les astres enfouis, ô merveille ! sous terre.
At coniectus aquae digitum non altior unum,
qui lapides inter sistit per strata uiarum,
despectum praebet sub terras inpete tanto,
a terris quantum caeli patet altus hiatus,
nubila despicere et caelum ut uideare uidere, [et]
corpora mirande sub terras abdita caelo.
Quand ton coursier se fige en plein milieu du fleuve,
abaisse tes regards sur les ondes rapides :
le cheval immobile a l’air d’être entraîné
comme à contre-courant par une force vive ;
en quelque endroit du flot que traversent nos yeux,
tout paraît emporté par un flux comparable.
Denique ubi in medio nobis ecus acer obhaesit
flumine et in rapidas amnis despeximus undas,
stantis equi corpus transuersum ferre uidetur
uis et in aduersum flumen contrudere raptim,
et quocumque oculos traiecimus omnia ferri
et fluere adsimili nobis ratione uidentur.
Le portique, bien que ses lignes soient égales,
et qu’il soit soutenu par les mêmes colonnes,
cependant s’il est vu du bas dans sa hauteur,
a l’air de s'incurver vers le haut comme un cône
qui joint le toit au sol et la droite à la gauche,
jusqu’à la pointe obscure où les conduit ce cône.
Porticus aequali quamuis est denique ductu
stansque in perpetuum paribus suffulta columnis,
longa tamen parte ab summa cum tota uidetur,
paulatim trahit angusti fastigia coni,
tecta solo iungens atque omnia dextera laeuis
donec in obscurum coni conduxit acumen.
Aux marins sur la mer le soleil paraît naître
et mourir dans les flots, engloutir sa lumière.
Mais c’est qu’ils ne voient rien que le ciel et que l’eau ;
ne discrédite pas les sens à la légère.
In pelago nautis ex undis ortus in undis
sol fit uti uideatur obire et condere lumen ;
quippe ubi nil aliud nisi aquam caelumque tuentur ;
ne leuiter credas labefactari undique sensus.
Ceux qui restent à quai voient au port les bateaux
qui boitent en brisant leurs aplustres dans l’eau ;
en effet la partie émergente des rames
est droite, comme est droit le haut du gouvernail ;
mais par réfraction, ce qui plonge dans l’eau
paraît changer de sens, repartir vers le haut
et revenir flotter tout près de la surface.
At maris ignaris in portu clauda uidentur
nauigia aplustris fractis obnitier undis.
Nam quaecumque supra rorem salis edita pars est
remorum, recta est, et recta superne guberna ;
quae demersa liquore obeunt, refracta uidentur
omnia conuerti sursumque supina reuerti
et reflexa prope in summo fluitare liquore.
La nuit, lorsque les vents emportent les nuages
clairsemés dans le ciel, les étoiles qui brillent
semblent alors glisser en sens contraire et suivre,
au-dessus d’eux, un cours tout différent du vrai.
Raraque per caelum cum uenti nubila portant
tempore nocturno, tum splendida signa uidentur
labier aduersum nimbos atque ire superne
longe aliam in partem ac ue[ra] ratione feruntur.
Mais si l’on met la main sous l’œil et qu’on l’imprime,
At si forte oculo manus uni subdita supter
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quelque sensation fait que tout ce qu'on voit
semble se dédoubler : se dédouble la flamme
qui fleurit sur la lampe, et tout le mobilier
à travers la maison se dédouble et gémine ;
se dédoublent les corps et les faces humaines.
pressit eum, quodam sensu fit uti uideantur
omnia quae tuimur fieri tum bina tuendo,
bina lucernarum florentia lumina flammis
binaque per totas aedis geminare supellex
et duplicis hominum facies et corpora bina.
Enfin quand la douceur du sommeil nous enchaîne,
que tout notre corps gît dans un repos suprême,
nous nous croyons pourtant éveillés, remuant
nos membres ; dans l’aveugle obscurité nocturne,
pensons voir le soleil, la lumière diurne,
quitter notre lieu clos pour le ciel et la mer,
les fleuves et les monts, marcher à travers champs,
et percevoir des bruits dans le grave silence
que la nuit fait partout, et parler sans mot dire.
Denique cum suaui deuinxit membra sopore
somnus et in summa corpus iacet omne quiete,
tum uigilare tamen nobis et membra mouere
nostra uidemur, et in noctis caligine caeca
cernere censemus solem lumenque diurnum,
conclusoque loco caelum, mare, flumina, montis
mutare et campos pedibus transire uidemur,
et sonitus audire, seuera silentia noctis
undique cum constent, et reddere dicta tacentes.
Dans ce genre étonnant, nous en voyons bien d’autres,
semblant tous attenter à la foi dans les sens.
En vain, puisque l’erreur, pour sa plus grande part,
vient des opinions que notre esprit ajoute,
qui font tenir pour vu ce que n’ont vu les sens.
Car rien n'est plus ardu que d’écarter les doutes
qu’adjoint sitôt de soi l'esprit aux évidences.
Cetera de genere hoc mirande multa uidemus,
quae uiolare fidem quasi sensibus omnia quaerunt.
Nequiquam, quoniam pars horum maxima fallit
propter opinatus animi, quos addimus ipsi,
pro uisis ut sint quae non sunt sensibus uisa ;
nam nihil aegrius est quam res secernere apertas
ab dubiis, animus quas ab se protinus addit.
La foi dans les sens
Celui qui pense, enfin, qu’on ne sait rien, ne sait
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non plus si l’on peut le savoir, puisqu’il avoue
ne rien savoir. Et donc je ne plaiderai pas
contre qui veut marcher la tête sous ses pas.
Accordons qu’il le sait : je demande comment,
puisque jamais avant il n’a rien vu de vrai,
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il sait ce qu’est savoir et ce qu’est ignorer,
d’où vient la notion du vrai comme du faux,
et par quoi discerner le douteux du certain.
Tu verras que les sens ont créé les premiers
la notion du vrai, et sont irrécusables.
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Car plus digne de foi doit être qui pourra
par soi seul triompher du faux avec le vrai.
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Or que doit-on tenir pour plus digne de foi
que les sens ? La raison, qui toute vient des sens,
peut-elle aller contre eux, si les sens sont fautifs ?
S’ils ne sont vrais, elle est toute fausse elle aussi.
Ou l’oreille est-elle apte à critiquer les yeux,
ou le toucher l’oreille ? Et qui réfutera
le toucher ? Est-ce l’œil, le goût, ou l’odorat ?
Tel n’est pas mon avis : chacun a son pouvoir
et sa faculté propre ; il est donc nécessaire
qu’on sente à part le mou, la chaleur et le froid,
séparément aussi les diverses couleurs,
et toutes qualités conjointes aux couleurs ;
la saveur a de même une faculté propre,
et l’odeur, et le son. Il est donc nécessaire
qu’ils ne puissent les uns des autres triompher.
Ils ne pourront non plus se critiquer eux-mêmes,
puisqu’une égale foi toujours leur sera due.
Et partant, ce qu’ils voient à chaque instant est vrai.
Denique nil sciri siquis putat, id quoque nescit
an sciri possit, quoniam nil scire fatetur.
Hunc igitur contra mittam contendere causam,
qui capite ipse suo in statuit uestigia sese.
Et tamen hoc quoque uti concedam scire, at id ipsum
quaeram, cum in rebus ueri nil uiderit ante,
unde sciat quid sit scire et nescire uicissim,
notitiam ueri quae res falsique crearit
et dubium certo quae res differre probarit.
Inuenies primis ab sensibus esse creatam
notitiem ueri neque sensus posse refelli.
Nam maiore fide debet reperirier illud,
sponte sua ueris quod possit uincere falsa.
Quid maiore fide porro quam sensus haberi
debet ? an ab sensu falso ratio orta ualebit
dicere eos contra, quae tota ab sensibus orta est ?
Qui nisi sunt ueri, ratio quoque falsa fit omnis.
An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
tactus ? an hunc porro tactum sapor arguet oris,
an confutabunt nares oculiue reuincent ?
Non, ut opinor, ita est. Nam seorsum cuique potestas
diuisast, sua uis cuiquest, ideoque necesse est
et quod molle sit et gelidum feruensue seorsum
et seorsum uarios rerum sentire colores
et quaecumque coloribus sint coniuncta necessest.
Seorsus item sapor oris habet uim, seorsus odores
nascuntur, seorsum sonitus. Ideoque necesse est
non possint alios alii conuincere sensus.
Nec porro poterunt ipsi reprehendere sese,
aequa fides quoniam debebit semper haberi.
Proinde quod in quoquest his uisum tempore uerumst.
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Et si notre raison ne peut trouver pourquoi
le carré vu de près devient rond vu de loin,
il vaut mieux cependant, si la raison nous manque,
donner des deux aspects une cause fautive,
que laisser de nos mains s’échapper l’évidence
et violer la foi première, en renversant
tout ce sur quoi s’appuient la vie et le salut.
Car si la raison croule, elle entraîne la vie,
qui périrait sitôt qu’on n’oserait plus croire
aux sens pour éviter gouffres et précipices,
et tout ce qu’il faut fuir, pour suivre l’autre voie.
Et si non poterit ratio dissoluere causam,
cur ea quae fuerint iuxtim quadrata, procul sint
uisa rutunda, tamen praestat rationis egentem
reddere mendose causas utriusque figurae,
quam manibus manifesta suis emittere quoquam
et uiolare fidem primam et conuellere tota
fundamenta quibus nixatur uita salusque.
Non modo enim ratio ruat omnis, uita quoque ipsa
concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis
praecipitisque locos uitare et cetera quae sint
in genere hoc fugienda, sequi contraria quae sint.
Tu peux donc regarder comme un vain bavardage
tout argument dressé pour combattre les sens.
Quand on bâtit, si la règle première est torse,
si l’équerre est trompeuse et sort de l’angle droit,
si le niveau claudique un rien en quelque endroit,
tout, nécessairement, est fautif et bancal :
tordu, penché, de-ci, de-là, discord, le toit
semble prêt à crouler en partie et s’écroule,
tout trahi par l’erreur des premiers jugements.
Ainsi donc la raison qui naîtrait de sens faux
serait tordue et fausse, nécessairement.
Illa tibi est igitur uerborum copia cassa
omnis, quae contra sensus instructa paratast.
Denique ut in fabrica, si prauast regula prima,
normaque si fallax rectis regionibus exit,
et libella aliqua si ex parti claudicat hilum,
omnia mendose fieri atque obstipa necessu est
praua33 cubantia prona supina atque absona tecta,
iam ruere ut quaedam uideantur uelle ruantque
prodita iudiciis fallacibus omnia primis,
sic igitur ratio tibi rerum praua necessest
falsaque sit, falsis quaecumque ab sensibus ortast.
La raison désormais n’a plus de mal à voir
comment les autres sens ont chacun leur objet.
Et d’abord c’est le corps du son et de la voix
qui fait vibrer l’ouïe en glissant dans l’oreille.
Car le son et la voix, il faut bien l’avouer,
sont eux aussi des corps puisqu'ils touchent le sens.
Outre cela la voix souvent racle la gorge,
et le cri qui s’arrache écorche la trachée,
car le passage étant trop étroit pour leur nombre,
les atomes vocaux, en se ruant dehors,
raclent la porte de la bouche qu’ils encombrent.
Il n’est donc pas douteux que la voix et les mots,
puisqu’ils peuvent blesser, ont des corps pour principes.
De même tu sais bien ce que retire au corps
et ce qu’enlève aux nerfs, jusqu’aux forces de l'homme,
un discours continu, mené d’un bout à l’autre,
des lueurs de l’aurore aux ombres de la nuit,
surtout s’il se répand à grand renfort de cris.
Nécessairement donc, la voix est corporelle,
puisque à parler beaucoup le corps perd de son être.
Nunc alii sensus quo pacto quisque suam rem
sentiat, haudquaquam ratio scruposa relicta est.
Principio auditur sonus et uox omnis, in auris
insinuata suo pepulere ubi corpore sensum.
Corpoream quoque enim [uocem] constare fatendumst
et sonitum, quoniam possunt inpellere sensus.
Praeterea radit uox fauces saepe facitque
asperiora foras gradiens arteria clamor,
quippe per angustum turba maiore coorta
ire foras ubi coeperunt primordia uocum,
scilicet expletis quoque ianua raditur oris.
Haud igitur dubiumst quin uoces uerbaque constent
corporeis e principiis, ut laedere possint.
Nec te fallit item quid corporis auferat et quid
detrahat ex hominum neruis ac uiribus ipsis
perpetuus sermo nigrai noctis ad umbram
aurorae perductus ab exoriente nitore,
praesertim si cum summost clamore profusus.
Ergo corpoream uocem constare necessest,
multa loquens quoniam amittit de corpore partem.
L’âpreté de la voix vient de principes âpres,
tandis que sa douceur de leur douceur est faite.
Leur forme est différente, en pénétrant l’oreille,
selon qu’une trompette au mugissement grave
fait sourdement gronder un bourdonnement rauque,
ou que des vifs [torrents] de l’Hélicon, [les cygnes]10,
de leur voix triste et claire, élèvent leur complainte.
Asperitas autem uocis fit ab asperitate
principiorum et item leuor leuore creatur34 ;
nec simili penetrant auris primordia forma,
cum tuba depresso grauiter sub murmure mugit
et reboat raucum retro cita barbita bombum,
et ualidis cycni torrentibus ex Heliconis
cum liquidam tollunt lugubri uoce querellam.
Quand donc du fond du corps nous exprimons les sons
d'un seul trait par la bouche, ils sont articulés
par la langue mobile, orfèvre des paroles,
et figurés aussi par la forme des lèvres.
Hasce igitur penitus uoces cum corpore nostro
exprimimus rectoque foras emittimus ore,
mobilis articulat uerborum35 daedala lingua,
formaturaque labrorum pro parte figurat.
L’ouïe
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Quand l’espace franchi par la voix n’est pas long,
on doit entendre donc clairement tous les mots,
et bien en distinguer l'articulation ;
elle garde en effet sa figure et sa forme.
Mais au cas où l'espace est plus long qu’il ne faut,
en passant par tant d’air les mots doivent se fondre,
et la voix se troubler durant sa traversée.
C’est pourquoi nous pouvons bien entendre le son,
mais non pas discerner quel est le sens des mots,
tant la voix nous parvient confuse et embrouillée.
Hoc ubi non longum spatiumst unde illa profecta
perueniat uox quaeque, necessest uerba quoque ipsa
plane exaudiri discernique articulatim ;
seruat enim formaturam seruatque figuram.
At si inter positum spatium sit longius aequo,
aera per multum confundi uerba necessest
et conturbari uocem, dum transuolat auras.
Ergo fit, sonitum ut possis sentire neque illam
internoscere, uerborum sententia quae sit ;
usque adeo confusa uenit uox inque pedita.
Et souvent un seul mot, lancé par le héraut,
va frapper chaque oreille au sein d’une assemblée :
c’est donc que d’un seul coup une voix s’éparpille
en de multiples voix qui vont en chaque oreille
imprimer le son clair et la forme des mots.
Praeterea uerbum saepe unum perciet auris
omnibus in populo missum praeconis ab ore.
In multas igitur uoces uox una repente
diffugit, in priuas quoniam se diuidit auris
obsignans formam uerbis clarumque sonorem.
Une part de ces voix échappe à nos oreilles
pour se perdre plus loin et s’épandre dans l’air ;
une autre est renvoyée en heurtant des corps durs,
et nous dupe parfois par l’image d’un mot.
Si tu vois bien cela, tu pourras expliquer,
aux autres comme à toi, comment dans les déserts
les rochers nous renvoient les mots dans le même ordre,
quand nos cris vont frapper nos compagnons perdus
qui se sont dispersés parmi les monts obscurs.
Jusqu’à six ou sept fois j’ai vu certains endroits
renvoyer de colline en colline une voix,
chacune répétant les mots réverbérés.
At quae pars uocum non auris incidit ipsas,
praeter lata perit frustra diffusa per auras.
Pars solidis adlisa locis reiecta sonorem
reddit et interdum frustratur imagine uerbi.
Quae bene cum uideas, rationem reddere possis
tute tibi atque aliis, quo pacto per loca sola
saxa paris formas uerborum ex ordine reddant,
palantis comites cum montis inter opacos
quaerimus et magna dispersos uoce ciemus.
Sex etiam aut septem loca uidi reddere uocis,
unam cum iaceres : ita colles collibus ipsi
uerba repulsantes iterabant dicta referre.
Ces lieux, les paysans d’à côté se figurent
qu’ils sont pleins d’égipans chèvre-pieds et de nymphes ;
les faunes y feraient un nocturne tapage,
rompant de jeux bruyants le silence muet,
aux accents de la lyre et des douces complaintes
que la flûte répand sous les doigts des joueurs.
Au loin les paysans percevraient Pan, branlant
sa perruque de pin sur son chef mi-sauvage,
qui parcourt ses pipeaux d’une lèvre arrondie,
pour diffuser sans fin la Muse forestière.
Tels sont les contes et légendes qu’ils publient,
pour que ces lieux déserts ne semblent pas aussi
abandonnés des dieux. D’où ces flots de merveilles ;
à moins d’autre raison, car tout le genre humain
veut repaître à l’excès ses petites oreilles.
Haec loca capripedes Satyros Nymphasque tenere
finitimi fingunt et Faunos esse locuntur,
quorum noctiuago strepitu ludoque iocanti
adfirmant uolgo taciturna silentia rumpi
chordarumque sonos fieri dulcisque querellas,
tibia quas fundit digitis pulsata canentum,
et genus agricolum late sentiscere, quom Pan
pinea semiferi capitis uelamina quassans
unco saepe labro calamos percurrit hiantis,
fistula siluestrem ne cesset fundere musam.
Cetera de genere hoc monstra ac portenta loquontur,
ne loca deserta ab diuis quoque forte putentur
sola tenere. Ideo iactant miracula dictis
aut aliqua ratione alia ducuntur, ut omne
humanum genus est auidum nimis auricularum.
Du reste il ne faut pas s’émerveiller du fait
qu’un endroit où nos yeux ne peuvent pénétrer
laisse filtrer des voix qui frappent nos oreilles.
Si derrière une porte on voit des gens parler,
c’est parce que la voix peut traverser intacte
les canaux sinueux, et non les simulacres.
Ceux-ci sont déchirés, sans canaux rectilignes,
tels ceux du verre que traverse tout visible.
De toutes parts la voix en outre se divise,
car l'une engendre l'autre, et sitôt apparue,
elle part se résoudre en une multitude,
ainsi qu'une étincelle explose en étincelles.
Quod super est, non est mirandum qua ratione,
per loca quae nequeunt oculi res cernere apertas,
haec loca per uoces ueniant aurisque lacessant.
Conloquium clausis foribus quoque saepe uidemus ;
nimirum quia uox per flexa foramina rerum
incolumis transire potest, simulacra renutant ;
perscinduntur enim, nisi recta foramina tranant,
qualia sunt uitri, species qua trauolat omnis.
Praeterea partis in cunctas diuiditur uox,
ex aliis aliae quoniam gignuntur, ubi una
dissuluit semel in multas exorta, quasi ignis
saepe solet scintilla suos se spargere in ignis.
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Les voix emplissent donc les recoins écartés,
frappant de leur éclat tous les lieux alentours.
Les simulacres vont au contraire tout droit,
gardant leur sens premier ; aussi, nul ne peut voir
à travers un obstacle où la voix peut passer.
Elle aussi cependant s'émousse en franchissant
les murs, et dans l'oreille entre confusément ;
et plutôt que les mots, on entend leur éclat.
Ergo replentur loca uocibus abdita retro,
omnia quae circum fuerunt sonituque cientur.
At simulacra uiis derectis omnia tendunt,
ut sunt missa semel ; quapropter cernere nemo
saepe supra36 potis est, at uoces accipere extra.
Et tamen ipsa quoque haec, dum transit clausa [domorum]
uox optunditur atque auris confusa penetrat
et sonitum potius quam uerba audire uidemur.
Le goût
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Les organes du goût, la langue et le palais,
réclament un peu plus d'effort pour les comprendre.
D'abord on sent le goût dans la bouche en mâchant
pour épreindre le suc, comme l'eau d'une éponge
qu'on presse dans la main pour la faire sécher.
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Puis l'extrait se répand dans les creux du palais,
les canaux sinueux de la langue poreuse.
Ainsi, quand le fluide est formé de corps lisses,
le contact en est doux, douce en est la caresse
aux contours saliveux de la langue mouillée.
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Mais plus ils sont chacun remplis d'aspérités,
plus l’ensemble picote et déchire le sens.
Et le plaisir du suc se limite au palais ;
mais quand il s'engloutit tout au fond du gosier
pour gagner tout le corps, il n’est plus de plaisir.
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Qu'importe l'aliment dont le corps se nourrit,
pourvu qu'il se digère et gagne l’organisme,
en gardant l'estomac continûment humide.
Hoc37, qui sentimus sucum, lingua atque palatum
plusculum habent in se rationis, plus [que] operai.
Principio sucum sentimus in ore, cibum cum
mandendo exprimimus, ceu plenam spongiam aquai
siquis forte manu premere ac siccare coepit.
Inde quod exprimimus per caulas omne palati
diditur et rarae per flexa foramina linguae,
hoc ubi leuia sunt manantis corpora suci,
suauiter attingunt et suauiter omnia tractant
umida linguai circum sudantia templa ;
at contra pungunt sensum lacerantque coorta,
quanto quaeque magis sunt asperitate repleta.
Deinde uoluptas est e suco fine palati ;
cum uero deorsum per fauces praecipitauit,
nulla uoluptas est, dum diditur omnis in artus ;
nec refert quicquam quo uictu corpus alatur,
dum modo quod capias concoctum didere possis
artubus et stomachi umectum seruare tenorem.
Je dirai maintenant comment les goûts diffèrent,
et pourquoi l’aliment qui pour l’un est amer
à tel autre pourtant peut paraître très doux.
Si grande en ce domaine est la diversité
que l’aliment des uns est poison pour les autres.
Tel, le serpent touché par la salive humaine
dépérit et s’achève en se broyant lui-même.
L'ellébore est pour nous un poison violent ;
il engraisse pourtant les cailles et les chèvres.
Quelle en est la raison ? Pour la pouvoir connaître,
rappelle-toi d’abord ce que j'ai dit plus haut :
de multiples façons les semences se mêlent.
Or, tous les animaux qui prennent nourriture,
s'ils diffèrent d'aspect et que selon l'espèce
les lignes et contours en sont délimités,
c'est qu'ils sont composés de semences diverses.
Cette diversité nécessairement touche
ce qu’on nomme canaux : passages et chemins
présents dans tout le corps, le palais et la bouche.
Il faut donc que les uns diffèrent par la taille,
que certains soient carrés, d'autres triangulaires,
souvent ronds et parfois pleins d’angles très divers.
Figure et mouvement l'exigent en effet :
il faut que les canaux diffèrent en figures,
que les chemins varient en raison des textures.
Ce qui pour l'un est doux est donc amer pour l'autre,
du fait que le premier reçoit des corps très lisses
qui glissent en douceur dans les creux du palais ;
mais chez celui pour qui la même chose est âcre,
Nunc aliis alius qui sit cibus ut uideamus,
expediam, quareue aliis quod triste et amarumst,
hoc tamen esse aliis possit perdulce uideri,
tantaque [in] his rebus distantia differitasque est,
ut quod ali cibus est aliis fuat acre uenenum ;
est itaque ut serpens, hominis quae tacta saliuis
disperit ac sese mandendo conficit ipsa.
Praeterea nobis ueratrum est acre uenenum,
at capris adipes et cocturnicibus auget.
Id quibus ut fiat rebus cognoscere possis,
principio meminisse decet quae diximus ante,
semina multimodis in rebus mixta teneri.
Porro omnes quaecumque cibum capiunt animantes,
ut sunt dissimiles extrinsecus et generatim
extima membrorum circumcaesura coercet,
proinde et seminibus constant uariante figura.
Semina cum porro distent, differre necessest
interualla uiasque, foramina quae perhibemus,
omnibus in membris et in ore ipsoque palato.
Esse minora igitur quaedam maioraque debent,
esse triquetra aliis, aliis quadrata necessest,
multa rutunda, modis multis multangula quaedam.
Namque figurarum ratio ut motusque reposcunt,
proinde foraminibus debent differe figurae
et uariare uiae proinde ac textura coercet.
Hoc ubi quod suaue est aliis aliis fit amarum,
illi, cui suaue est, leuissima corpora debent
contractabiliter caulas intrare palati,
at contra quibus est eadem res intus acerba,
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ce sont des corps rugueux et crochus qui pénètrent.
aspera nimirum penetrant hamataque fauces.
Dès lors on peut déduire aisément tout le reste.
Quand la fièvre surgit par un excès de bile,
ou que quelque autre cause a des effets morbides,
alors le corps entier est tout bouleversé,
sa structure atomique est sens dessus dessous ;
de sorte que les corps qui convenaient au sens
ne lui conviennent plus, quand d'autres sont plus aptes,
qui peuvent en entrant générer un goût âcre.
Dans la saveur du miel l'un et l'autre se mêlent,
nous te l’avons montré dans tout ce qui précède11.
Nunc facile est ex his rebus cognoscere quaeque.
Quippe ubi cui febris bili superante coorta est
aut alia ratione aliquast uis excita morbi,
perturbatur ibi iam totum corpus et omnes
commutantur ibi positurae principiorum ;
ut prius ad sensum quae corpora conueniebant
nunc non conueniant, et cetera sint magis apta,
quae penetrata queunt sensum progignere acerbum ;
utraque enim sunt in mellis commixta sapore ;
id quod iam supera tibi saepe ostendimus ante.
L’odorat
Et puis voici comment le jet de l’odeur touche
les narines. D’abord, d’un grand nombre de choses
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forcément fuse et roule un flux d'odeurs diverses,
dont il est à penser qu'il se répand partout ;
mais à tel animal telle odeur est plus apte,
chacun selon sa forme. Ainsi parmi les airs,
même de loin, le miel sert de guide aux abeilles,
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aux vautours la charogne ; et le flair des chiens12 guide
où s’est porté le pied fendu des bêtes fauves,
et le veilleur de la cité des Romulides,
l'oie éclatante, hume au loin l’odeur des hommes.
À chacun son fumet qui de même le guide
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vers sa pâture et le prévient du poison pouacre ;
se conservent ainsi les espèces sauvages.
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Nunc age, quo pacto naris adiectus odoris
tangat agam. Primum res multas esse necessest
unde fluens uoluat uarius se fluctus odorum,
et fluere et mitti uolgo spargique putandumst ;
uerum aliis alius magis est animantibus aptus,
dissimilis propter formas. Ideoque per auras
mellis apes quamuis longe ducuntur odore,
uolturiique cadaueribus ; tum fissa ferarum
ungula quo tulerit gressum promissa canum uis
ducit, et humanum longe praesentit odorem
Romulidarum arcis seruator, candidus anser.
Sic aliis alius nidor datus ad sua quemque
pabula ducit et a taetro resilire ueneno
cogit, eoque modo seruantur saecla ferarum.
Parmi donc les odeurs qui frappent les narines,
il en est qui pourront aller plus loin que d'autres ;
aucune cependant ne peut porter si loin
que le son, que la voix, et, j’omets de le dire,
que ce qui heurte l’œil et frappe le regard.
Erratique, elle traîne et périt avant l’heure,
facile à dissiper, peu à peu, dans les airs ;
car d’abord elle a peine à s’extirper du fond.
Hic odor ipse igitur, naris quicumque lacessit,
est alio ut possit permitti longius alter ;
sed tamen haud quisquam tam longe fertur eorum
quam sonitus, quam uox, mitto iam dicere quam res
quae feriunt oculorum acies uisumque lacessunt.
Errabundus enim tarde uenit ac perit ante
paulatim facilis distractus in aeris auras ;
ex alto primum quia uix emittitur ex re.
Que le flux des odeurs provient du cœur des choses,
le signe en est que tout objet brisé, broyé,
ou réduit par le feu, rend un parfum plus fort.
Ensuite tu peux voir que ses principes sont
plus grands que ceux des sons, puisqu’elle est arrêtée
par la pierre d’un mur que traversent les sons.
Tu verras donc aussi qu’il n’est pas si facile
de dépister l’objet qui répand son parfum ;
car la charge, en tardant dans les airs, refroidit,
sans courir annoncer, toute chaude, les choses :
et souvent, égarés, les chiens cherchent les traces.
Nam penitus fluere atque recedere rebus odores
significat quod fracta magis redolere uidentur
omnia, quod contrita, quod igni conlabefacta.
Deinde uidere licet maioribus esse creatum
principiis quam uox, quoniam per saxea saepta
non penetrat, qua uox uolgo sonitusque feruntur.
Quare etiam quod olet non tam facile esse uidebis
inuestigare in qua sit regione locatum ;
refrigescit enim cunctando plaga per auras,
nec calida ad sensum decurrunt nuntia rerum.
Errant saepe canes itaque et uestigia quaerunt.
Répulsions de la vue
Ce n'est pas seulement l'odeur et la saveur,
mais encore l’aspect et la couleur des choses
qui ne conviennent tous également à tous,
jusqu’à même offenser certains yeux plus que d’autres.
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Quand le coq applaudit de ses ailes la nuit
et convoque l'aurore avec sa voix sonore,
les véloces lions ne peuvent pas souffrir
Nec tamen hoc solis in odoribus atque saporum
in generest, sed item species rerum atque colores
non ita conueniunt ad sensus omnibus omnes,
ut non sint aliis quaedam magis acria uisu.
Quin etiam gallum noctem explaudentibus alis
auroram clara consuetum uoce uocare,
noenu queunt rapidi38 contra constare leones
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de le voir face à face : ils ne songent qu'à fuir.
C'est que le corps du coq contient certains principes
dont l’intromission dans les yeux des lions
leur font un mal atroce en perçant leurs pupilles :
tout féroces qu’ils sont, ils ne peuvent tenir.
Ces éléments pourtant ne blessent pas nos yeux,
soit qu'ils n’y entrent pas, soit qu’une fois entrés,
ils trouvent une issue et ne puissent rester
assez longtemps pour les blesser en quelque lieu.
III.
Les facultés de l’esprit
L’imagination
À présent, ce qui meut la pensée, et d’où vient
ce qui vient à l’esprit, deux mots te l’apprendront.
D'abord je dis que maints simulacres des choses
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errent de toutes parts et de moultes façons,
si fins que dans les airs aisément ils se joignent,
comme des fils d’aragne et des lamelles d’or.
Leur texture en effet est beaucoup plus ténue
que ceux qui captent l’œil et frappent notre vue,
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puisqu'ils vont dans le corps, en traversant les pores,
frapper l’être ténu de l’esprit et son sens.
C’est pourquoi nous voyons des Centaures, des membres
de Scyllas, des gueules de Cerbère et des spectres
de défunts dont la terre étreint les ossements.
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C’est que partout vont tous genres de simulacres,
dont les uns sont produits spontanément dans l’air,
de différents objets les autres se détachent,
d’autres naissant encor d’un mélange d’images.
Car certes ce n’est pas d’un Centaure vivant
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que vient l’image, car jamais il n’y en eut ;
mais dès que par hasard, d’un cheval et d’un homme
les images confluent, sans peine elles s’accrochent,
si fine est leur nature et ténu leur tissu.
Toute image du genre a la même origine.
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inque tueri : ita continuo meminere fugai.
Nimirum quia sunt gallorum in corpore quaedam
semina, quaecum sunt oculis inmissa leonum,
pupillas interfodiunt acremque dolorem
praebent, ut nequeant contra durare feroces,
cum tamen haec nostras acies nil laedere possint,
aut quia non penetrant aut quod penetrantibus illis
exitus ex oculis liber datur, in remorando
laedere ne possint ex ulla lumina parte.
D’une mobilité suprêmement légère,
comme je l’ai montré, toute image subtile
émeut au moindre choc aisément notre esprit,
car lui-même est ténu, étonnamment mobile.
Et voici qui pourra t’en convaincre sans peine.
Semblable est ce qu’on voit par l’œil et la pensée ;
forcément donc la cause en doit être semblable.
Puisque donc j’ai montré que pour voir un lion,
les simulacres en doivent frapper mes yeux,
concluons que l'esprit est semblablement mû ;
et s'il voit des lions, c'est par leurs simulacres,
non moins que font les yeux, sauf qu’ils sont plus ténus.
Ce n’est pas autrement, quand les membres sommeillent,
que l’esprit veille ; car les mêmes simulacres
nous affectent en rêve autant que dans la veille,
au point d’être certains de voir le disparu
que la terre et la mort ont déjà séquestré.
La nature y contraint, car tous les sens du corps
se trouvent au repos, entravés dans les membres,
sans pouvoir triompher du faux avec le vrai.
Nunc age, quae moueant animum res accipe, et unde
quae ueniunt ueniant in mentem percipe paucis.
Principio hoc dico, rerum simulacra uagari
multa modis multis in cunctas undique partis
tenuia, quae facile inter se iunguntur in auris,
obuia cum ueniunt, ut aranea bratteaque auri.
Quippe etenim multo magis haec sunt tenuia textu
quam quae percipiunt oculos uisumque lacessunt,
corporis haec quoniam penetrant per rara cientque
tenuem animi naturam intus sensumque lacessunt.
Centauros itaque et Scyllarum membra uidemus
Cerbereasque canum facies simulacraque eorum
quorum morte obita tellus amplectitur ossa ;
omnigenus quoniam passim simulacra feruntur,
partim sponte sua quae fiunt aere in ipso,
partim quae uariis ab rebus cumque recedunt
et quae confiunt ex horum facta figuris.
Nam certe ex uiuo Centauri non fit imago,
nulla fuit quoniam talis natura animalis ;
uerum ubi equi atque hominis casu conuenit imago,
haerescit facile extemplo, quod diximus ante,
propter subtilem naturam et tenuia texta.
Cetera de genere hoc eadem ratione creantur.
Quaecum mobiliter summa leuitate feruntur,
ut prius ostendi, facile uno commouet ictu
quaelibet una animum nobis subtilis imago ;
tenuis enim mens est et mire mobilis ipsa.
Haec fieri ut memoro, facile hinc cognoscere possis.
Quatenus hoc simile est illi, quod mente uidemus
atque oculis, simili fieri ratione necessest.
Nunc igitur docui quoniam me forte leonem
cernere per simulacra, oculos quaecumque lacessunt,
scire licet mentem simili ratione moueri
per simulacra leonum [et] cetera quae uidet aeque
nec minus atque oculi, nisi quod mage tenuia cernit.
Nec ratione alia, cum somnus membra profudit,
mens animi uigilat, nisi quod simulacra lacessunt
haec eadem nostros animos quaecum uigilamus,
usque adeo, certe ut uideamur cernere eum quem
rellicta uita iam mors et terra potitast.
Hoc ideo fieri cogit natura, quod omnes
corporis offecti sensus per membra quiescunt
nec possunt falsum ueris conuincere rebus.
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En outre la mémoire, inerte et languissante,
n’objecte pas qu’il est au pouvoir de la mort,
depuis longtemps, celui que l’on croit voir en vie.
Praeterea meminisse iacet languetque sopore,
nec dissentit eum mortis letique potitum
iam pridem, quem mens uiuom se cernere credit.
Rien non plus d’étonnant de voir les simulacres
se mouvoir et lancer bras et membres en rythme.
Car c’est ce qu’en rêvant l’image a l’air de faire :
l’une meurt, l’autre naît, dans une autre attitude,
comme si la première avait changé son geste.
Cela bien entendu doit se passer très vite :
si grands en sont le nombre et la mobilité,
tant il est, dans un seul point sensible du temps,
de particules, qu’il peut s’en pourvoir assez.
Quod super est, non est mirum simulacra moueri
bracchiaque in numerum iactare et cetera membra ;
nam fit ut in somnis facere hoc uideatur imago.
Quippe, ubi prima perit alioque est altera nata
inde statu, prior hic gestum mutasse uidetur.
Scilicet id fieri celeri ratione putandumst :
tanta est mobilitas et rerum copia tanta,
tantaque sensibili quouis est tempore in uno
copia particularum, ut possit suppeditare.
Beaucoup de questions se présentent ici,
qu’il nous faut éclairer si nous voulons tout dire.
On demande d'abord pourquoi, selon l’envie
qui nous vient d’un objet, sitôt l’esprit y pense.
Les simulacres sont-ils soumis à nos voeux,
et dès que nous voulons, l’image à nous court-elle,
que nous chantent la mer, la terre, ou bien le ciel ?
Pompes et défilés, batailles et banquets,
la nature, d’un mot, nous les fournira-t-elle ?
D’autant qu’au même endroit, dans un même séjour,
les pensers de chacun y sont fort dissemblables.
Mieux : en rêve, comment voit-on les simulacres
en cadence avancer, mouvoir leurs membres souples,
lorsqu’ils vont balançant leurs bras souples et lestes,
l’œil répétant le geste avec l’accord du pied ?13
Se sont-ils gorgés d’art, instruits tout en vaguant,
pour pouvoir dans la nuit se produire en spectacle ?
Le vrai n’est-il plutôt que ce que nous sentons
comme un unique instant, le temps d’émettre un son,
cache de nombreux temps que la raison décèle ?
Et c’est pourquoi, dans tous les lieux, à tout moment,
tout simulacre est là, prêt à se présenter ;
si grands en sont le nombre et la mobilité.14
Et comme ils sont ténus, l’esprit non attentif
ne peut les discerner ; c’est pourquoi tous périssent,
sauf ceux auxquels il s’est lui-même préparé.
En outre il se prépare à chaque événement,
dont il s’attend à voir la suite : elle a donc lieu.
Ne vois-tu pas aussi les yeux se préparer
et se tendre afin de voir des objets ténus,
sans quoi nous ne pourrions les voir distinctement ?
Même ce qu’on voit bien peut te l’apprendre aussi :
si tu n’es attentif, tout a lieu comme si
les choses s’éloignaient dans l’espace et le temps.
Pourquoi donc s’étonner si l’esprit laisse perdre
tous les objets auxquels il ne s’adonne pas ?
Puis, nous échafaudons de vastes conjectures
sur le plus faible signe, en nous dupant nous-mêmes.
Et ce n’est pas non plus toujours au même genre
que se fournit l’image, et la femme qui fut
entre nos bras paraît se transformer en homme,
ou bien passe d’un âge ou d’un visage à l’autre.
La torpeur et l’oubli défendent qu’on s’étonne.
Multaque in his rebus quaeruntur multaque nobis
clarandumst, plane si res exponere auemus.
Quaeritur in primis quare, quod cuique libido
uenerit, extemplo mens cogitet eius id ipsum.
Anne uoluntatem nostram simulacra tuentur
et simul ac uolumus nobis occurrit imago,
si mare, si terram cordist, si denique caelum ?
Conuentus hominum, pompam, conuiuia, pugnas,
omnia sub uerbone creat natura paratque ?
Cum praesertim aliis eadem in regione locoque
longe dissimilis animus res cogitet omnis.
Quid porro, in numerum procedere cum simulacra
cernimus in somnis et mollia membra mouere,
mollia mobiliter cum alternis bracchia mittunt
et repetunt oculis gestum pede conuenienti ?
Scilicet arte madent simulacra et docta uagantur,
nocturno facere ut possint in tempore ludos ?
An magis illud erit uerum : quia tempore in uno,
cum sentimus, id est cum uox emittitur una,
tempora multa latent, ratio quae comperit esse,
propterea fit uti quouis in tempore quaeque
praesto sint simulacra locis in quisque parata.
Tanta est mobilitas et rerum copia tanta.
Et quia tenuia sunt, nisi quae contendit, acute
cernere non potis est animus ; proinde omnia quae sunt
praeterea pereunt, nisi si ad quae se ipse parauit.
Ipse parat sese porro speratque futurum
ut uideat quod consequitur rem quamque : fit ergo.
Nonne uides oculos etiam, cum tenuia quae sunt
cernere coeperunt, contendere se atque parare,
nec sine eo fieri posse ut cernamus acute ?
Et tamen in rebus quoque apertis noscere possis,
si non aduertas animum, proinde esse quasi omni
tempore semotum fuerit longeque remotum.
Cur igitur mirumst, animus si cetera perdit
praeterquam quibus est in rebus deditus ipse ?
Deinde adopinamur de signis maxima paruis
ac nos in fraudem induimus frustraminis ipsi.
Fit quoque ut interdum non suppeditetur imago
eiusdem generis, sed femina quae fuit ante,
in manibus uir uti factus uideatur adesse,
aut alia ex alia facies aetasque sequatur.
Quod ne miremur sopor atque obliuia curant.
16
Critique des causes finales
Il est à ce propos un vice véhément15,
une erreur dont il faut se garder avec soin.
825
Ne crois pas que les yeux et leur claire lumière
furent créés pour que nous puissions voir au loin,
ni que c’est pour marcher à grands pas que les cuisses
et les jambes se plient à leur extrémité,
en appui sur les pieds, qu’à de fortes épaules
830
les bras sont attachés, les mains de part et d’autre,
afin que nous puissions en user pour la vie.
Interpréter ainsi, c'est tout mettre à l’envers,
et c’est partout placer la cause après l’effet :
rien ne naît dans le corps pour qu’on puisse en user,
835
mais ce qui naît d’abord crée ensuite l’usage.
Voir ne fut pas avant que naquissent les yeux,
et parler pas avant que fût faite la langue.
Au contraire la langue a précédé de loin
la parole, et l’oreille existait bien avant
840
qu’on entendît un son, tous les membres enfin
ont existé, je crois, bien avant leur usage ;
ils n’ont donc pas pu naître afin de nous servir.
En revanche, cogner du poing, se mettre en pièces,
et se souiller de sang, cela fut bien avant
845
que les traits lumineux traversassent les airs ;
et la nature apprit à parer aux blessures
avant que l’art pourvût les bras de boucliers.
Et sans doute livrer son corps las au repos
est bien antérieur à la moelleuse couche,
850
et soulager sa soif à la première coupe.
On peut donc mettre au crédit de l’utilité
ce qui fut découvert par l’usage et la vie ;
en séparant tout ce qui naquit seul, avant
d’offrir la notion de son utilité.
855
On y compte, avant tout, les membres et les sens.
Donc, encore une fois, est loin d’être crédible
qu’ils aient pu se créer pour se montrer utiles.
Illud in his rebus uitium uehementer inesse
effugere errorem uitareque praemetuenter,
lumina ne facias oculorum clara creata,
prospicere ut possimus, et ut proferre uiai
proceros passus, ideo fastigia posse
surarum ac feminum pedibus fundata plicari,
bracchia tum porro ualidis ex apta lacertis
esse manusque datas utraque [ex] parte ministras,
ut facere ad uitam possemus quae foret usus.
Cetera de genere hoc inter quaecumque pretantur,
omnia peruersa praepostera sunt ratione,
nil ideo quoniam natumst in corpore ut uti
possemus, sed quod natumst id procreat usum.
Nec fuit ante uidere oculorum lumina nata,
nec dictis orare prius quam lingua creatast,
sed potius longe linguae praecessit origo
sermonem multoque creatae sunt prius aures
quam sonus est auditus, et omnia denique membra
ante fuere, ut opinor, eorum quam foret usus ;
haud igitur potuere utendi crescere causa.
At contra conferre manu certamina pugnae
et lacerare artus foedareque membra cruore
ante fuit multo quam lucida tela uolarent,
et uolnus uitare prius natura coegit
quam daret obiectum parmai laeua per artem.
Scilicet et fessum corpus mandare quieti
multo antiquius est quam lecti mollia strata,
et sedare sitim prius est quam pocula natum.
Haec igitur possunt utendi cognita causa
credier, ex usu quae sunt uitaque reperta.
Illa quidem seorsum sunt omnia, quae prius ipsa
nata dedere suae post notitiam utilitatis.
Quo genere in primis sensus et membra uidemus ;
quare etiam atque etiam procul est ut credere possis
utilitatis ob officium potuisse creari.
La faim et la soif
Rien non plus d’étonnant si le corps, par nature,
chez tout être animé cherche sa nourriture.
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Car des choses s'échappe un flux nombreux de corps,
et de maintes façons, je l’ai dit ; plus encor
des animaux, qui sont sans cesse en mouvement :
beaucoup par la sueur, qui sourd des profondeurs,
et beaucoup par la bouche, ahanant de fatigue.
865
Par cela donc leur corps est creusé, leur nature
entièrement sapée : et s’ensuit la douleur.
Aussi se nourrit-on pour raffermir le corps,
partout redonner force, et colmater l’amour
de manger qui minait les veines et les membres.
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De même le liquide irrigue tous les lieux
réclamant du liquide ; et les corps vaporeux,
dont l’agrégation incendiait l’estomac,
se dissipent dans l’eau comme un feu qu’on éteint,
et l’aride chaleur ne peut plus nous brûler.
875
C’est ainsi que la soif haletante est lavée
de nos corps, et comblé le désir de la faim.
Illud item non est mirandum, corporis ipsa
quod natura cibum quaerit cuiusque animantis.
Quippe etenim fluere atque recedere corpora rebus
multa modis multis docui, sed plurima debent
ex animalibu’ ; [quae] quia sunt exercita motu,
multaque per sudorem ex alto pressa feruntur,
multa per os exhalantur, cum languida anhelant.
His igitur rebus rarescit corpus et omnis
subruitur natura, dolor quam consequitur rem.
Propterea capitur cibus, ut suffulciat artus
et recreet uires interdatus, atque patentem
per membra ac uenas ut amorem opturet edendi.
Umor item discedit in omnia quae loca cumque
poscunt umorem ; glomerataque multa uaporis
corpora, quae stomacho praebent incendia nostro,
dissupat adueniens liquor ac restinguit ut ignem,
urere ne possit calor amplius aridus artus.
Sic igitur tibi anhela sitis de corpore nostro
abluitur, sic expletur ieiuna cupido.
17
Mécanisme de la volonté : la marche
Mais comment pouvons-nous marcher quand nous voulons,
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d’où nous est-il donné de remuer nos membres,
et tout ce poids du corps, qu’est-ce qui le déplace ?
Je m’en vais te le dire, à toi de m’écouter.
Je dis qu’en nous d’abord viennent des simulacres
de la marche impulser l’esprit, comme on l’a dit.
De là, la volonté ; car nul n’engage rien
que son esprit n’ait vu, d’abord, ce qu’il veut faire.
Cette prévision, c'est l’image de l’acte.
Donc, l’esprit qui s’émeut pour vouloir cheminer
va férir aussitôt l’âme disséminée
à travers tout le corps et dans tout l’organisme ;
leur étroite union rend la chose facile.
L’âme frappe à son tour le corps et peu à peu,
toute sa masse est mue et poussée en avant.
En outre à ce moment le corps aussi se creuse
et l’air, comme il le doit puisque toujours mobile,
vient par les cavités, inonde les canaux,
et submerge le corps dans ses moindres recoins.
Tels sont les deux facteurs qui font mouvoir le corps,
comme l’est une nauf par le vent et les voiles.
Cependant il n’y a rien ici d’étonnant
que d’aussi petits corps puissent faire tourner
ce grand corps, manœuvrer notre poids tout entier,
puisque aussi bien le corps subtil du vent ténu
pousse en avant la masse énorme d’un navire,
et si grande en soit l’erre, une main le dirige,
un simple gouvernail l’oriente à son gré ;
et de lourds chargements, par poulie et par grue,
la machine les hisse au prix d’efforts légers.
Explication du sommeil
Mais comment le sommeil verse-t-il le repos,
et délivre le cœur des soucis de l’esprit ?
Mes vers seront plus doux à dire que nombreux ;
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du cygne le chant bref l’emporte sur la grue,
dont l’Auster perd les cris dans l'éther et la nue.
Affine ton oreille, aiguise ton esprit,
pour ne pas dénier ce que je dis possible
et t’écarter du vrai, l’expulser de ton cœur,
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quand c'est toi qui rendrais ton regard impossible.
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Nunc qui fiat uti passus proferre queamus
cum uolumus, uarieque datum sit membra mouere
et quae res tantum hoc oneris protrudere nostri
corporis insuerit, dicam : tu percipe dicta.
Dico animo nostro primum simulacra meandi
accidere atque animum pulsare ut diximus ante.
Inde uoluntas fit ; neque enim facere incipit ullam
rem quisquam, [quam] mens prouidit quid uelit ante.
Id quod prouidet, illius rei constat imago,
ergo animus cum sese ita commouet ut uelit ire
inque gredi, ferit extemplo quae in corpore toto
per membra atque artus animai dissita uis est ;
et facilest factu, quoniam coniuncta tenetur.
Inde ea proporro corpus ferit, atque ita tota
paulatim moles protruditur atque mouetur.
Praeterea tum rarescit quoque corpus et aer,
scilicet ut debet qui semper mobilis extat,
per patefacta uenit penetratque foramina largus,
et dispargitur ad partis ita quasque minutas
corporis. Hic igitur rebus fit utrimque duabus,
corpus ut ac39 nauis uelis uentoque feratur.
Nec tamen illud in his rebus mirabile constat,
tantula quod tantum corpus corpuscula possunt
contorquere et onus totum conuertere nostrum ;
quippe etenim uentus subtili corpore tenuis
trudit agens magnam magno molimine nauem
et manus una regit quanto uis impete euntem
atque gubernaclum contorquet quo libet unum,
multaque per trocleas et tympana pondere magno
commouet atque leui sustollit machina nisu.
Nunc quibus ille modis somnus per membra quietem
inriget atque animi curas e pectore soluat,
suauidicis potius quom multis uersibus edam,
paruus ut est cycni melior canor, ille gruum quam
clamor in aetheriis dispersus nubibus austri.
Tu mihi da tenuis auris animumque sagacem,
ne fieri negites quae dicam posse retroque
uera repulsanti discedas pectore dicta,
tutemet in culpa cum sis neque cernere possis.
D’abord, le sommeil vient lorsque à travers les membres
notre âme se déchire : une part est chassée
au dehors, quand l’autre est dans le fond refoulée.
C’est alors en effet que les membres défaillent.
Car il n’est pas douteux que le sens vient de l’âme :
quand la torpeur l’entrave, il faut penser qu’alors
l’âme bouleversée est chassée au dehors ;
pas toute cependant, puisque en tel cas le corps
plongerait pour toujours dans le froid de la mort.
Car si ne demeurait aucune part de l’âme,
cachée au fond du corps comme un feu sous la cendre,
d’où viendrait que le sens soudain puisse reprendre,
comme d’un feu latent se ravive la flamme ?
Principio somnus fit ubi est distracta per artus
uis animae partimque foras eiecta recessit
et partim contrusa magis concessit in altum ;
dissoluuntur enim tum demum membra fluuntque.
Nam dubium non est, animai quin opera sit
sensus hic in nobis, quem cum sopor inpedit esse,
tum nobis animam perturbatam esse putandumst
eiectamque foras, non omnem ; namque iaceret
aeterno corpus perfusum frigore leti.
Quippe ubi nulla latens animai pars remaneret
in membris, cinere ut multa latet obrutus ignis,
unde reconflari sensus per membra repente
posset, ut ex igni caeco consurgere flamma ?
Comment ce changement peut-il donc advenir,
Sed quibus haec rebus nouitas confiat et unde
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se bouleverser l’âme, et le corps s’alanguir ?
Je vais le dire et toi, ne me disperse aux vents.
D’abord, puisque le corps, par sa partie externe,
est toujours en contact avec l’air qui le cerne,
il en est forcément pilonné sans arrêt ;
c’est pourquoi presque tous les êtres sont couverts
de coquille ou d’écorce, ou de cal, ou de cuir.
L’intérieur aussi, chez tous ceux qui respirent,
est fouetté du même air qu’ils inspirent et soufflent.
Ainsi, le corps étant battu de part et d’autre,
et les chocs parvenant par de petits canaux
aux éléments premiers, aux premières parties,
notre corps connaît comme une lente ruine.
Car la position des principes se trouble
dans le corps et l’esprit. Une part de notre âme
est alors expulsée, une autre se retire
en profondeur, une autre encore se déchire,
qui ne peut maintenir l’unité ni l’échange,
la nature bloquant chemins et jonctions.
Donc ces mutations font s’enfoncer le sens.
Et puisque l’organisme est comme sans support,
notre corps s’affaiblit, tous les membres languissent,
les paupières, les bras tombent, et les genoux,
quoique couchés, souvent se dérobent, sans force.
Le sommeil suit aussi les repas, dont l’effet,
diffus en toute veine, est celui que l’air fait.
Et de loin le plus lourd vient lorsqu’on est repu,
ou fourbu ; en effet plus nombreux sont alors
les corps bouleversés et brisés par l’effort.
Pour la même raison, l’âme s’enfonce plus,
est chassée au dehors en prenant plus de large,
se divise et déchire au-dedans davantage.
Images oniriques
La passion qui tient chacun dans ses attaches,
les objets qui nous ont occupés sans relâche,
et le soin dont l’esprit les a favorisés,
965
c’est cela qui nourrit la plupart de nos rêves.
L’avocat croit plaider et confronter les lois,
le général combattre et partir à l’assaut,
le marin relancer la lutte avec les vents,
et nous, mener l’enquête encor sur la nature,
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la découvrir et l’exposer en notre langue.
De même tous les goûts et métiers, dans les songes,
retiennent les esprits humains dans leurs mensonges.
Ceux qui passent des jours entiers aux jeux du cirque,
spectateurs assidus, nous voyons bien souvent,
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alors qu’ils ont fini d’en user par les sens,
qu’en leur esprit toujours des chemins sont ouverts
que peuvent emprunter les mêmes simulacres.
Ainsi sur de longs jours ces derniers se promènent
sous leurs yeux, au point que, même pendant la veille,
980
ils croient voir des danseurs mollement se mouvoir,
accueillir en l’oreille un chant clair de cithares
et le babil des luths, voir le même public
et resplendir la scène aux décors diaprés.
Tant importent nos goûts et notre volonté,
985
et les activités coutumières des hommes,
perturbari anima et corpus languescere possit,
expediam : tu fac ne uentis uerba profundam.
Principio externa corpus de parte necessum est,
aeriis quoniam uicinum tangitur auris,
tundier atque eius crebro pulsarier ictu,
proptereaque fere res omnes aut corio sunt
aut etiam conchis aut callo aut cortice tectae.
Interiorem etiam partem spirantibus aer
uerberat hic idem, cum ducitur atque reflatur.
Quare utrimque secus cum corpus uapulet et cum
perueniant plagae per parua foramina nobis
corporis ad primas partis elementaque prima,
fit quasi paulatim nobis per membra ruina.
Conturbantur enim positurae principiorum
corporis atque animi. Fit uti pars inde animai
eiciatur et introrsum pars abdita cedat,
pars etiam distracta per artus non queat esse
coniuncta inter se neque motu mutua fungi ;
inter enim saepit coetus natura uiasque.
Ergo sensus abit mutatis motibus alte.
Et quoniam non est quasi quod suffulciat artus,
debile fit corpus languescuntque omnia membra,
bracchia palpebraeque cadunt poplitesque cubanti
saepe tamen submittuntur uirisque resoluunt.
Deinde cibum sequitur somnus, quia, quae facit aer,
haec eadem cibus, in uenas dum diditur omnis,
efficit. Et multo sopor ille grauissimus exstat,
quem satur aut lassus capias, quia plurima tum se
corpora conturbant magno contusa labore.
Fit ratione eadem coniectus partim animai
altior atque foras eiectus largior eius,
et diuisior inter se ac distractior intus.
Et quo quisque fere studio deuinctus adhaeret
aut quibus in rebus multum sumus ante morati
atque in ea ratione fuit contenta magis mens,
in somnis eadem plerumque uidemur obire :
causidici causas agere et componere leges,
induperatores pugnare ac proelia obire,
nautae contractum cum uentis degere duellum,
nos agere hoc autem et naturam quaerere rerum
semper et inuentam patriis exponere chartis.
Cetera sic studia atque artes plerumque uidentur
in somnis animos hominum frustrata tenere.
Et quicumque dies multos ex ordine ludis
adsiduas dederunt operas, plerumque uidemus,
cum iam destiterunt ea sensibus usurpare,
relicuas tamen esse uias in mente patentis,
qua possint eadem rerum simulacra uenire ;
per multos itaque illa dies eadem obuersantur
ante oculos, etiam uigilantes ut uideantur
cernere saltantis et mollia membra mouentis
et citharae liquidum carmen chordasque loquentis
auribus accipere et consessum cernere eundem
scenaique simul uarios splendere decores.
Vsque adeo magni refert studium atque uoluntas40,
et quibus in rebus consuerint esse operati
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mais aussi bien d’ailleurs de tous les animaux.
On voit de vifs chevaux, quand leurs membres reposent,
dans leur rêve suer et souffler sans relâche,
tendre tout leur effort comme pour une palme,
ou quand s’ouvre l’enclos, [tout prêts à s’élancer].
Souvent les chiens de chasse, au cours d’un doux repos,
gesticulent soudain et brusquement aboient,
flairent à petits coups, comme s’ils poursuivaient
les traces du gibier qu’ils auraient découvertes ;
ils s’éveillent souvent pour poursuivre de vains
simulacres de cerfs détalant sous leurs yeux,
puis, l’erreur dissipée, ils reviennent à eux.
Mais les chiots caressants, amis de la maison,
sursautent tout à coup et se lèvent d’un bond,
comme s’ils avaient vu des têtes étrangères.
Et plus âpres seront les semences premières,
plus chacun forcément sévira dans ses rêves.
Mais les oiseaux s’enfuient, et soudain de leur aile
agitent dans la nuit les bois aux dieux sacrés,
si dans leur doux sommeil ils voient des éperviers
chasser leur proie au vol et lutter avec elle.
non homines solum sed uero animalia cuncta.
Quippe uidebis equos fortis, cum membra iacebunt,
in somnis sudare tamen spirareque semper
et quasi de palma summas contendere uiris
aut quasi carceribus patefactis [uelle uolare41].
Venantumque canes in molli saepe quiete
iactant crura tamen subito uocisque repente
mittunt et crebro redducunt naribus auras,
ut uestigia si teneant inuenta ferarum,
expergefactique secuntur inania saepe
ceruorum simulacra, fugae quasi dedita cernant,
donec discussis redeant erroribus ad se.
At consueta domi catulorum blanda propago
discutere et corpus de terra corripere instant,
proinde quasi ignotas facies atque ora tuantur.
Et quo quaeque magis sunt aspera seminiorum,
tam magis in somnis eadem saeuire necessumst.
At uariae fugiunt uolucres pinnisque repente
sollicitant diuom nocturno tempore lucos,
accipitres somno in leni si proelia pugnas
edere sunt persectantes uisaeque uolantes.
Les hommes dont l’esprit s’est grandement donné
à de grands mouvements les revivent en rêve,
chassent les rois, sont pris, courent à la mêlée,
poussent des hurlements, comme égorgés sur place.
Beaucoup en gémissant livrent la lutte ultime,
et comme dévorés par un lion cruel
ou par une panthère, emplissent l’air de cris.
Beaucoup dans leur sommeil révèlent des secrets,
et se font bien souvent les témoins de leurs faits.
Beaucoup vont à la mort. Beaucoup, se croyant choir
du haut d’une montagne au sol de tout leur poids,
éperdus de terreur, ont peine à se remettre
à leur réveil, l’esprit hanté, le corps fiévreux.
De même l’assoiffé s’assied auprès d’un fleuve
ou d’une aimable source, et se gorge du flot.
Souvent les innocents, au sommeil enchaînés,
croient sur vase ou bassin lever leur vêtement,
et répandent l’humeur que leur corps a filtrée,
arrosant la splendeur des draps de Babylone.
Porro hominum mentes, magnis quae motibus edunt
magna, itidem saepe in somnis faciuntque geruntque,
reges expugnant, capiuntur, proelia miscent,
tollunt clamorem, quasi si iugulentur ibidem.
Multi depugnant gemitusque doloribus edunt
et quasi pantherae morsu saeuiue leonis
mandantur, magnis clamoribus omnia complent.
Multi de magnis per somnum rebu’ loquuntur
indicioque sui facti persaepe fuere.
Multi mortem obeunt. Multi, de montibus altis
ut qui praecipitent ad terram corpore toto,
exterrentur et ex somno quasi mentibu’ capti
uix ad se redeunt permoti corporis aestu.
Flumen item sitiens aut fontem propter amoenum
adsidet et totum prope faucibus occupat amnem.
Puri42 saepe lacum propter si ac dolia curta
somno deuincti credunt se extollere uestem,
totius umorem saccatum corpori’ fundunt,
cum Babylonica magnifico splendore rigantur.
Images érotiques
1030 Pour ceux en qui se glisse, au détroit de leur âge,
la semence venue à mûrir dans leurs membres,
issus de divers corps confluent les simulacres,
annonce d’un visage éclatant de beauté,
qui frappe en l’irritant le lieu gros de semence ;
1035 et, comme s’ils avaient fait la chose, ils répandent
tout un fleuve à grands flots, souillant leur vêtement.
IV.
1040
Tum quibus aetatis freta primitus insinuatur
semen, ubi ipsa dies membris matura creauit,
conueniunt simulacra foris e corpore quoque,
nuntia praeclari uoltus pulchrique coloris,
quae43 ciet inritans loca turgida semine multo,
ut quasi transactis saepe omnibu’ rebu’, profundant
fluminis ingentis fluctus uestemque cruentent.
L’amour
Elle s’agite en nous, la susdite semence,
dès que l’adolescence affermit nos organes.
Chaque être a son moteur, qui seul peut l’ébranler :
seul l’homme arrache à l’homme une semence humaine.
Sollicitatur id [in] nobis, quod diximus ante,
semen, adulta aetas cum primum roborat artus.
namque alias aliud res commouet atque lacessit ;
ex homine humanum semen ciet una hominis uis.
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Dès qu’elle est expulsée en dehors de son siège,
la semence descend à travers tout le corps
et va se concentrer en certains lieux des nerfs,
et frappant aussitôt l’organe génital,
les irrite et les enfle ; et la volonté vient
de la jeter où tend la furieuse envie :
l’esprit vise le corps16 d’où l’amour l’a navré.
Car tous, en général, tombent sur leur blessure,
et le sang gicle là d’où le coup est venu :
l’ennemi, s’il est proche, est couvert du jet rouge.
Qui donc reçoit les coups de Vénus par les traits
que lui lance un garçon aux membres féminins,
ou la femme dardant l’amour de tout son corps,
il brûle de s’unir à ce d’où vient le choc,
et d'injecter l’humeur de son corps dans le sien ;
car le désir pressant17 présage le plaisir.
Vénus et l’amour
Telle est pour nous Vénus, et de là vient aussi
le nom d’Amour18 : d’abord, la goutte de douceur
1060 que Vénus verse au cœur, et puis le froid souci.
Car si ce que l’on aime est loin, ses simulacres
restent là, le doux nom assiège les oreilles.
Mais il faut prohiber et fuir les simulacres,
pâture de l’amour, tourner l’esprit ailleurs,
1065 jeter l’amas d’humeur en n’importe quel corps,
ne pas la retenir pour l’amour d’un seul être,
réserve de soucis et de douleur certaine.
Car l’abcès qu’on nourrit s’avive et s’invétère ;
chaque jour la fureur s’accroît, le mal s’aggrave,
1070 si tu ne troubles pas ta blessure avec d’autres,
pour que Vénus la soigne au hasard des rencontres19,
ou bien ne peux ailleurs traduire tes émois.
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Quod simul atque suis eiectum sedibus exit,
per membra atque artus decedit corpore toto,
in loca conueniens neruorum certa cietque
continuo partis genitalis corporis ipsas.
Inritata tument loca semine fitque uoluntas
eicere id quo se contendit dira lubido,
idque petit corpus mens unde est saucia amore ;
namque omnes plerumque cadunt in uulnus et illam
emicat in partem sanguis, unde icimur ictu,
et si comminus est, hostem ruber occupat umor.
Sic igitur Veneris qui telis accipit ictus,
siue puer membris muliebribus hunc iaculatur
seu mulier toto iactans e corpore amorem,
unde feritur, eo tendit gestitque coire
et iacere umorem in corpus de corpore ductum ;
namque uoluptatem praesagit muta cupido.
Haec Venus est nobis ; hinc autemst nomen Amoris,
hinc illaec primum Veneris dulcedinis in cor
stillauit gutta et successit frigida cura ;
nam si abest quod ames, praesto simulacra tamen
illius et nomen dulce obuersatur ad auris. [sunt
Sed fugitare decet simulacra et pabula amoris
absterrere sibi atque alio conuertere mentem
et iacere umorem conlectum44 in corpora quaeque
nec retinere semel conuersum unius amore
et seruare sibi curam certumque dolorem ;
ulcus enim uiuescit et inueterascit alendo
inque dies gliscit furor atque aerumna grauescit,
si non prima nouis conturbes uolnera plagis
uolgiuagaque uagus Venere ante recentia cures
aut alio possis animi traducere motus.
Fuir l’amour, ce n’est pas se priver de Vénus ;
c’est en prendre les fruits, bien plutôt, sans les peines.
Car de fait aux gens sains le plaisir est plus pur
qu’aux malheureux ; puisque au moment de posséder,
l’ardeur des amants flotte, errante, sans savoir
de quoi jouir d’abord des mains et du regard.
L’objet de leur visée, ils le pressent si fort
qu’ils lui font mal, mordant ses lèvres de baisers
agressifs parce que leur plaisir n’est pas pur :
de secrets aiguillons les pressent de blesser
cet être, quel qu’il soit, d’où germe cette rage.
Nec Veneris fructu caret is qui uitat amorem,
sed potius quae sunt sine poena commoda sumit.
Nam certe purast sanis magis inde uoluptas
quam miseris ; etenim potiundi tempore in ipso
fluctuat incertis erroribus ardor amantum
nec constat quid primum oculis manibusque fruantur.
Quod petiere, premunt arte faciuntque dolorem
corporis et dentes inlidunt saepe labellis
osculaque adfligunt45, quia non est pura uoluptas
et stimuli subsunt, qui instigant laedere id ipsum,
quodcumque est, rabies unde illaec germina surgunt.
Mais Vénus interrompt les peines de l’amour,
le plaisir caressant réfrène les morsures
en s’y entremêlant ; c’est que l’amour espère
que la flamme s’éteigne au corps qui l’alluma.
Mais la nature oppose un démenti total,
et c’est bien le seul cas où plus nous obtenons,
plus s’embrase le cœur d’un désir furibond.
Le boire et le manger, l’organisme l’absorbe ;
comme ils ont dans le corps une place attitrée,
le désir d’eau, de pain, est facile à combler.
Mais d’un visage d’homme et d’un bel incarnat,
rien n’éjouit le corps, sinon des simulacres
Sed leuiter poenas frangit Venus inter amorem
blandaque refrenat morsus admixta uoluptas.
Namque in eo spes est, unde est ardoris origo,
restingui quoque posse ab eodem corpore flammam.
Quod fieri contra totum natura repugnat ;
unaque res haec est, cuius quam plurima habemus,
tam magis ardescit dira cuppedine pectus.
Nam cibus atque umor membris adsumitur intus ;
quae quoniam certas possunt obsidere partis,
hoc facile expletur laticum frugumque cupido.
Ex hominis uero facie pulchroque colore
nil datur in corpus praeter simulacra fruendum
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ténus, qu’au vent souvent l’espoir emporte, hélas !
tenuia, quae uento spes raptat46 saepe misella.
Ainsi que le rêveur assoiffé cherche à boire,
sans trouver d’eau qui puisse éteindre son ardeur,
mais poursuit vainement des simulacres d’eau,
ayant soif en buvant au milieu d’un torrent,
de même dans l’amour avec les simulacres
Vénus rit des amants, qui ne peuvent jamais
se repaître de voir, jamais rien arracher
de ce corps délicat sur lequel ils s’égarent.
Quand ils goûtent enfin à la fleur de leur âge,
que leurs corps accolés en présagent les joies,
et que Vénus y vient ensemencer la femme,
ils accrochent leurs corps, ils joignent leur salive,
ils impriment leurs dents, ils insufflent leur souffle.
En vain, puisqu’on ne peut rien arracher du corps
ni pénétrer en lui pour s’y fondre en entier ;
car on dirait parfois que c'est là ce qu'ils veulent,
tant le désir les rive aux pactes20 de Vénus,
alors que le plaisir fait chanceler leurs membres.
Lorsque enfin le désir innervé se décharge,
leur violente ardeur fait une courte pause ;
puis la même fureur les visite à nouveau,
tandis qu’ils vont cherchant ce qu’eux-mêmes désirent,
et ne peuvent trouver de remède à leur mal,
tant les ronge incertains la blessure invisible.
Vt bibere in somnis sitiens quom quaerit et umor
non datur, ardorem qui membris stinguere possit,
sed laticum simulacra petit frustraque laborat
in medioque sitit torrenti flumine potans,
sic in amore Venus simulacris ludit amantis,
nec satiare queunt spectando corpora coram
nec manibus quicquam teneris abradere membris
possunt errantes incerti corpore toto.
Denique cum membris conlatis flore fruuntur
aetatis, iam cum praesagit gaudia corpus
atque in eost Venus ut muliebria conserat arua,
adfigunt auide corpus iunguntque saliuas
oris et inspirant pressantes dentibus ora,
nequiquam, quoniam nihil inde abradere possunt
nec penetrare et abire in corpus corpore toto ;
nam facere interdum uelle et certare uidentur,
usque adeo cupide in Veneris compagibus haerent,
membra uoluptatis dum ui labefacta liquescunt.
Tandem ubi se erupit neruis conlecta cupido,
parua fit ardoris uiolenti pausa parumper.
Inde redit rabies eadem et furor ille reuisit,
cum sibi quid cupiant ipsi contingere quaerunt,
nec reperire malum id possunt quae machina uincat,
usque adeo incerti tabescunt uolnere caeco.
Ajoute qu’à l’épreuve ils consument leurs forces ;
ajoute que leur vie est sous le joug d’autrui.
Leur bien se dilapide en draps de Babylone,
leurs devoirs négligés ébranlent leur crédit.
À leurs pieds parfumés brillent de beaux Sicyones,
et dans l’or enchâssée, une énorme émeraude
éclate de ses feux ; l’habit pourpre de mer
s’use à boire sans fin la sueur de Vénus,
et le bien paternel devient bandeaux ou mitres,
ou se mue en manteau d’Alinde ou de Céos.
Banquets vertigineux en vêtures et vivres,
jeux, coupes à foison, parfums, festons, couronnes :
vains apprêts, quand surgit, de la source des grâces,
quelque chose d’amer qui dans les fleurs angoisse,
soit que la conscience elle-même ait remords
à vivre sans rien faire, à périr de débauches,
ou qu’un mot ambigu qu’elle a jeté se fiche
dans le cœur, tel un feu que le désir attise ;
ou bien c’est une œillade, un regard sur un autre,
pense-t-on – et l’on voit la trace d’un sourire.
Adde quod absumunt uiris pereuntque labore,
adde quod alterius sub nutu degitur aetas,
labitur interea res et Babylonia fiunt
languent officia atque aegrotat fama uacillans.
Vnguenta et pulchra in pedibus Sicyonia rident,
scilicet et grandes uiridi cum luce zmaragdi
auro includuntur teriturque thalassina uestis
adsidue et Veneris sudorem exercita potat ;
et bene parta patrum fiunt anademata, mitrae,
interdum in pallam atque Alidensia Ciaque uertunt.
Eximia ueste et uictu conuiuia, ludi,
pocula crebra, unguenta, coronae, serta parantur.
Nequiquam, quoniam medio de fonte leporum
surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat,
aut cum conscius ipse animus se forte remordet
desidiose agere aetatem lustrisque perire,
aut quod in ambiguo uerbum iaculata reliquit,
quod cupido adfixum cordi uiuescit ut ignis,
aut nimium iactare oculos aliumue tueri
quod putat in uoltuque uidet uestigia risus.
Remèdes
Et ces maux sont le fait d’un amour fortuné ;
indigent et contraire, ils seront si nombreux
que tu les peux saisir même en fermant les yeux.
Mieux vaut donc se tenir par avance éveillé,
1145 en suivant mes leçons, et prendre garde au piège.
Se garer de l’amour est plus simple, en effet,
qu’une fois captivé, de sortir de ses rets,
et de rompre les nœuds solides de Vénus.
Et pourtant, même pris dans le lacs, tu pourrais
Atque in amore mala haec proprio summeque secundo
inueniuntur ; in aduerso uero atque inopi sunt
prendere quae possis oculorum lumine operto,
innumerabilia ; ut melius uigilare sit ante,
qua docui ratione, cauereque, ne inlaquearis.
Nam uitare plagas in amoris ne iaciamur,
non ita difficile est quam captum retibus ipsis
exire et ualidos Veneris perrumpere nodos.
Et tamen implicitus quoque possis inque peditus
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encor fuir l’ennemi, si d’abord tu n’avais
fait obstacle à toi-même, en passant tous les vices,
d’esprit comme de corps, de celle que tu vises21.
Ainsi font-ils, tous ceux que le désir aveugle :
ils prêtent des vertus à qui ne les a point.
Aussi voit-on partout d’infâmes laiderons
hissés au premier rang de toutes les délices.
Et chacun rit de l’autre, et lui dit d’apaiser
Vénus, puisque affligé d’amour avilissant ;
sans voir, les malheureux ! qu’ils sont les plus atteints.
La noiraude est de miel, la malpropre qui sent
est sans fard, et l’œil glauque est digne de Pallas ;
le sac d’os, une biche, et la naine, une grâce,
un pur sel ; la géante, un monstre de merveille ;
la muette est modeste et la bègue gazouille,
la mégère, odieuse et jacasse, est tout flamme ;
fragile, celle qui dépérit de marasme ;
délicate, si la toux bientôt l’a tuée.
La grosse mamelue est Cérès accouchée
de Bacchus ; la camuse est Silène ou Satyre ;
la lippue, un baiser. Ce serait long à dire.
effugere infestum, nisi tute tibi obuius obstes
et praetermittas animi uitia omnia primum
ut47 quae corpori’ sunt eius, quam praepetis ac uis.
Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci
et tribuunt ea quae non sunt his commoda uere.
Multimodis igitur prauas turpisque uidemus
esse in deliciis summoque in honore uigere.
Atque alios alii inrident Veneremque suadent
ut placent, quoniam foedo adflictentur amore,
nec sua respiciunt miseri mala maxima saepe.
Nigra melichrus est, inmunda et fetida acosmos,
caesia Palladium, neruosa et lignea dorcas,
paruula, pumilio, chariton mia, tota merum sal,
magna atque inmanis cataplexis plenaque honoris ;
balba loqui non quit, traulizi, muta pudens est ;
at flagrans, odiosa, loquacula Lampadium fit.
Ischnon eromenion tum fit, cum uiuere non quit
prae macie ; rhadine uerost iam mortua tussi.
At tumida et mammosa Ceres est ipsa ab Iaccho,
simula Silena ac Saturast, labeosa philema.
Cetera de genere hoc longum est si dicere coner.
Mais soit : son visage a tout l’honneur que tu veux,
et Vénus tout entière en son corps s’est levée.
N’a-t-on pas vécu sans ? N’y en a-t-il pas d’autres ?
Ne fait-elle pas tout ce que fait une laide ?
La malheureuse s’oint de parfums méphitiques,
ses servantes la fuient, s’esclaffent en cachette.
Mais l’amant éconduit pleure devant le seuil,
le festonne de fleurs ; sur la porte implacable,
il plante ses baisers, répand la marjolaine,
le malheureux ! Que s’il entrait, au premier miasme,
il chercherait pour fuir quelque honnête prétexte ;
sa complainte longtemps méditée en son cœur
tomberait ; condamnant sa sottise, il verrait
qu’il a surestimé le prix d’une mortelle.
Et les nôtres Vénus ne s’y sont point trompées,
qui de leur vie ont soin de cacher les coulisses
à ceux qu’elles voudraient astreindre dans l’amour.
En vain, puisque tu peux toujours par ton esprit
mettre tout en lumière et te rire de tout
– et, qu’elle ait bel esprit et ne soit odieuse,
passer outre en retour et céder à l’humain.
Sed tamen esto iam quantouis oris honore,
cui Veneris membris uis omnibus exoriatur ; [ante ;
nempe aliae quoque sunt ; nempe hac sine uiximus
nempe eadem facit et scimus facere omnia turpi
et miseram taetris se suffit odoribus ipsa,
quam famulae longe fugitant furtimque cachinnant.
At lacrimans exclusus amator limina saepe
floribus et sertis operit postisque superbos
unguit amaracino et foribus miser oscula figit ;
quem si iam ammissum uenientem offenderit aura
una modo, causas abeundi quaerat honestas
et meditata diu cadat alte sumpta querella
stultitiaque ibi se damnet, tribuisse quod illi
plus uideat quam mortali concedere par est.
Nec Veneres nostras hoc fallit ; quo magis ipsae
omnia summo opere hos uitae poscaenia celant,
quos retinere uolunt adstrictosque esse in amore,
nequiquam, quoniam tu animo tamen omnia possis
protrahere in lucem atque omnis inquirere risus
et, si bello animost et non odiosa, uicissim
praetermittere [et] humanis concedere rebus.
Communauté du plaisir
Et les soupirs d’amour ne sont pas toujours feints
chez la femme qui joint son corps au corps de l’homme
et l’étreint en mouillant ses lèvres de baisers.
1195 Souvent c’est de bon cœur, pour de communes joies,
qu’elle incite à courir la carrière amoureuse.
Autrement les oiseaux, les bestiaux et les fauves,
les brebis, les juments, ne céderaient aux mâles,
si leur propre nature, en l’ardeur de leur rut,
1200 n’avivait à plaisir la Vénus des saillants.
Ne vois-tu ceux qu’enchaîne un mutuel plaisir,
comme ils sont torturés dans leurs chaînes communes,
ces chiens des carrefours, dévorés du désir
Nec mulier semper ficto suspirat amore,
quae conplexa uiri corpus cum corpore iungit
et tenet adsuctis umectans oscula labris ;
nam facit ex animo saepe et communia quaerens
gaudia sollicitat spatium decurrere amoris.
Nec ratione alia uolucres armenta feraeque
et pecudes et equae maribus subsidere possent,
si non, ipsa quod illarum subat, ardet abundans
natura et Venerem salientum laeta retractat48.
Nonne uides etiam quos mutua saepe uoluptas
uinxit, ut in uinclis communibus excrucientur,
in triuiis quam saepe canes discedere auentis
23
1205
de se désaccointer, tirant à toutes forces,
rivés aux pactes bien solides de Vénus !
Ils n’en seraient pas là, sans les joies mutuelles
qui surent les piéger et tenir enchaînés.
Et donc je le redis : le plaisir est commun.
Hérédité
Au moment du mélange entre les deux semences,
1210 si sur l’homme la femme emporte la victoire,
de sa semence naît l’enfant qui lui ressemble,
comme l’enfant semblable au père est né du père.
Mais ceux qu’on voit tenir des deux, mêlant leurs traits,
sont nés du corps du père et du sang de la mère :
1215 l’aiguillon de Vénus a croisé les semences,
conspirant sous l’effet d’une ardeur mutuelle,
sans qu’aucune des deux eût triomphé de l’autre.
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Et commiscendo quom semine forte uirilem
femina uim uicit subita ui corripuitque,
tum similes matrum materno semine fiunt,
ut patribus patrio. Sed quos utriusque figurae
esse uides, iuxtim miscentes uulta parentum,
corpore de patrio et materno sanguine crescunt,
semina cum Veneris stimulis excita per artus
obuia conflixit conspirans mutuus ardor,
et neque utrum superauit eorum nec superatumst.
Et parfois les enfants ressemblent aux aïeux,
reproduisent souvent les traits des bisaïeux.
C’est que sont enfermés dans le corps des parents,
diversement mêlés, quantité d’éléments
qui sont transmis de père en fils depuis la souche.
De là vient que Vénus tire au sort les figures,
des anciens prend les traits, les voix, les chevelures.
Car tout cela provient de certaines semences,
autant qu’en nous le corps, le visage et les membres.
Fit quoque ut interdum similes existere auorum
possint et referant proauorum saepe figuras,
propterea quia multa modis primordia multis
mixta suo celant in corpore saepe parentis,
quae patribus patres tradunt a stirpe profecta.
Inde Venus uaria producit sorte figuras,
maiorumque refert uoltus uocesque comasque ;
quandoquidem nihilo magis haec [de] semine certo
fiunt quam facies et corpora membraque nobis.
La semence du père engendre aussi les filles,
et le corps maternel crée et produit les mâles ;
car toujours l’enfant naît d’une double semence,
et quel qu’il naisse, il tient plus de celui des deux
auquel plus il ressemble ; ainsi que l’on peut voir
sur mâle descendance et femelle ascendance.
Et muliebre oritur patrio de semine saeclum
maternoque mares existunt corpore creti ;
semper enim partus duplici de semine constat,
atque utri similest magis id quodcumque creatur,
eius habet plus parte aequa ; quod cernere possis,
siue uirum suboles siuest muliebris origo.
Fécondité
Et nul dieu n’interdit géniture à quiconque,
et d’être appelé père par de doux enfants,
1235 épuisant tout son âge en stérile Vénus.
Nombreux ceux qui le croient, et maculent de sang,
funèbres, les autels qu’ils enfument d’offrandes
pour féconder leur femme avec force semence.
En vain fatiguent-ils les dieux et leurs oracles !
1240
diuorsi cupide summis ex uiribu’ tendunt,
quom interea ualidis Veneris compagibus haerent ?
Quod facerent numquam, nisi mutua gaudia nossent,
quae iacere in fraudem possent uinctosque tenere.
Quare etiam atque etiam ut dico est communis
[uoluptas.
Nec diuina satum genitalem numina cuiquam
absterrent, pater a gnatis ne dulcibus umquam
appelletur et ut sterili Venere exigat aeuom ;
quod plerumque putant et multo sanguine maesti
conspergunt aras adolentque altaria donis,
ut grauidas reddant uxores semine largo ;
nequiquam diuom numen sortisque fatigant ;
Car la stérilité provient d’une semence
trop épaisse ou bien trop liquide et trop ténue.
Ténue, elle ne peut rester fixée en place ;
Elle coule aussitôt et part en avortant.
Trop épaisse, elle se fige plus qu’il ne faut,
et ne s’envole pas d’un coup assez puissant,
ou ne peut pénétrer la place également,
ou se mêle avec peine à celle de la femme.
nam steriles nimium crasso sunt semine partim,
et liquido praeter iustum tenuique uicissim.
Tenue locis quia non potis est adfigere adhaesum,
liquitur extemplo et reuocatum cedit abortu.
Crassius his porro quoniam concretius aequo
mittitur, aut non tam prolixo prouolat ictu
aut penetrare locos aeque nequit aut penetratum
aegre admiscetur muliebri semine semen.
Les accords de Vénus en effet sont multiples.
Les unes par les uns sont plutôt fécondées,
et les autres plutôt par d’autres engrossées.
Après plusieurs hymens, maintes femmes stériles
rencontrèrent enfin qui les fit enfanter,
et purent s’enrichir d’une douce lignée.
Nam multum harmoniae Veneris differre uidentur,
atque alias alii complent magis ex aliisque
succipiunt aliae pondus magis inque grauescunt.
Et multae steriles Hymenaeis ante fuerunt
pluribus et nactae post sunt tamen unde puellos
suscipere et partu possent ditescere dulci.
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Tel ne put engendrer d’une épouse fertile,
qui finit par trouver la nature assortie,
pour munir ses vieux jours d’une progéniture.
Tant il est important que les semences puissent
se mêler l’une à l’autre avec fécondité,
la liquide à l’épaisse et réciproquement.
Et quibus ante domi fecundae saepe nequissent
uxoris parere, inuentast illis quoque compar
natura, ut possent gnatis munire senectam.
Vsque adeo magni refert, ut semina possint
seminibus commisceri genitaliter apta
crassaque conueniant liquidis et liquida crassis.
Et le soin du régime est de grande importance,
puisque tel aliment épaissit la semence,
quand tel autre l’affine et la fait se dissoudre.
La façon dont s’obtient le plaisir caressant
importe aussi beaucoup : ce sont les quadrupèdes
que l’on donne souvent en modèle aux épouses
afin de concevoir. Pour placer la semence,
il faut lever les reins et baisser la poitrine.
Atque in eo refert quo uictu uita colatur ;
namque aliis rebus concrescunt semina membris
atque aliis extenuantur tabentque uicissim.
Et quibus ipsa modis tractetur blanda uoluptas,
id quoque permagni refert ; nam more ferarum
quadrupedumque magis ritu plerumque putantur
concipere uxores, quia sic loca sumere possunt
pectoribus positis sublatis semina lumbis.
De mouvements lascifs nul besoin n’a l’épouse.
Ils sont contraceptifs, si c’est à coups de fesses
qu’elle avive à plaisir la Vénus du mari,
et se rompt la poitrine à stimuler ses flots :
car le soc est jeté hors de son droit sillon,
l’élan de la semence est détourné du but.
Pour gigoter ainsi, la garce a ses raisons :
éviter l’embarras de fréquentes grossesses,
tout en rendant Vénus aux hommes plus dispose ;
de cela nul besoin n’ont je crois nos épouses.
Nec molles opus sunt motus uxoribus hilum.
Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
clunibus ipsa uiri Venerem si laeta retractat
atque exossato ciet omni pectore fluctus ;
eicit enim sulcum recta regione uiaque
uomeris atque locis auertit seminis ictum.
Idque sua causa consuerunt scorta moueri,
ne complerentur crebro grauidaeque iacerent,
et simul ipsa uiris Venus ut concinnior esset ;
coniugibus quod nil nostris opus esse uidetur.
Autre genèse de l’amour
Rien non plus de divin, ni flèches de Vénus,
s’il arrive qu’on aime une femme assez laide.
1280 La cause en est parfois dans la femme elle-même :
par ses actes, ses mœurs, et le soin de son corps,
sans peine elle accoutume à partager sa vie.
1285
L’habitude d’ailleurs nous dispose à l’amour ;
car les coups répétés, quelque légers qu’ils soient,
font fléchir à la longue et donnent la victoire.
Ne vois-tu que la goutte, à tomber sur la pierre,
à la longue finit par percer cette pierre ?
Nec diuinitus interdum Venerisque sagittis
deteriore fit ut forma muliercula ametur ;
nam facit ipsa suis interdum femina factis
morigerisque modis et munde corpore culto,
ut facile insuescat secum [te] degere uitam.
Quod super est, consuetudo concinnat amorem ;
nam leuiter quamuis quod crebro tunditur ictu,
uincitur in longo spatio tamen atque labascit.
Nonne uides etiam guttas in saxa cadentis
umoris longo in spatio pertundere saxa ?
Notes sur la traduction et sur l’établissement du texte
Le texte est dans l’ensemble conforme à celui de l’édition des Belles Lettres établi par Alfred Ernout, sauf lorsque j’ai cru
pouvoir conserver la leçon des manuscrits les plus anciens (O : Oblongus, et Q : Quadratus). Les lettres corrigées ou
reconstituées sont en italiques, les astérisques signalent des lacunes de vers, les textes entre crochets sont des conjectures.
1
La res obscura ne paraît pas désigner la noirceur des religions mais plutôt « l’obscur savoir des Grecs » (I, 136-145), qu’il
faut traduire en toute clarté tout en l’enrobant ou plutôt l’imprégnant (contingere) de poésie (cf. Jane McIntosh Snyder,
« The meaning of musaeo contingens cuncta lepore », The Classical World mars 1973, p. 330-334).
2
Quibus non est tractata : ceux à qui elle n’a pas été exposée en entier, plutôt que ceux qui ne la pratiquent pas. Je
reprends ici l’interprétation et la traduction de Sully Prudhomme. Pour l’équivalence entre tristis et amarus, voir 634.
3
Les vers 26-53 ont été diversement recomposés par les éditeurs à cause de la répétition de deux vers qui semble
recommencer sans transition l’exposé à partir du Chant II. Il n’est pourtant pas impossible de conserver l’ordre que donnent
les manuscrits, en dépit des répétitions qui ne sont pas nécessairement la marque d’une confusion dans les copies ou même,
comme le croit Ernout, dans un brouillon laissé inachevé par Lucrèce (qui aurait décidé en cours de route de placer le Chant
IV après le III et non plus le II : dans la Lettre à Hérodote, la théorie des sens précède celle de l’âme). Selon son habitude
Lucrèce procède en deux temps : 1/ existence des simulacres attestée par leurs effets sur la vision (ici le mot simulacre a
25
encore son sens ordinaire de « spectre ») ; 2/ origine des simulacres – les causes (les mouvements des atomes : le simulacre
prend alors son sens technique). Il n’est donc pas absolument surprenant qu’il affirme deux fois de suite que le sujet du
Chant IV « se rapporte de près » aux deux chants précédents – de même que les simulacres touchent de près à leur objet.
Cela dit, il est vrai que la référence au Chant II intervient un peu à l’impromptu. Au lieu du remaniement total que propose
Ernout à la suite de Marullus, on pourrait pour supprimer les répétitions réorganiser les seuls vers 42-53 de la manière
suivante :
Mais, puisque j’ai montré ce que sont les atomes
dont l’univers est fait, combien varient leurs formes
quand par soi voletant, leurs mouvements alternent,
et comment chaque chose en peut être créée,
j’affirme donc ceci : de l’écorce des choses,
sont émis des reflets, des figures ténues.
qu’il faut nommer quasi-écorces ou membranes,
puisque leur forme et leur aspect sont à l’image
de l’objet, quel qu’il soit, dont le corps les diffuse.
Voici qui convaincra l’esprit le plus obtus.
Sed quoniam docui cunctarum exordia rerum
qualia sint et quam uariis distantia formis
sponte sua uolitent alterno3 percita motu,
quoque modo possit res ex his quaeque creari,
dico igitur rerum effigias tenuisque figuras
mittier ab rebus summo de cortice earum ;
quae quasi membranae uel cortex nominitandast
quod speciem ac formam similem gerit eius imago,
cuiuscumque cluet de corpore fusa uagari.
Id licet hinc quamuis hebeti cognoscere corde.
4
« Pères et mères des dieux ». Selon Agustín García Calvo (Lucrecio, De la realidad, Lucina 1997, p. 297), il s'agirait des
dieux ancestraux dont la statue ornait l'avant-scène des théâtres : Jupiter, Saturne, Latone, Sémélé, etc.
5
Reprise des vers 65-66, considérés par beaucoup d’éditeurs comme intercalés, mais qui font sens si ea se rapportent cette
fois aux simulacra c’est-à-dire, ici, aux reflets que nous voyons. Le raisonnement est le même.
6
Passage lacunaire, évalué par certains à une page. Peut-être faut-il deviner : [frottes-en] un entre deux [doigts] pour en
dégager le parfum.
7
Les vers 131-142 ont été mis sens dessus dessous par Lambin en raison, apparemment, d’un contresens sur ce qui n’est
qu’une comparaison (ut nubes facile... cernimus) avec les nuages dans le ciel. Les simulacres auto-engendrés ne sont pas
visibles. L’ordre des manuscrits est bien plus logique. Comme l’a montré Godwin par ailleurs, les Géants, les montagnes
amassées et les monstres font allusion à la lutte des Titans et des Géants pour escalader le ciel et renverser les dieux.
8
Passage lacunaire ou corrompu.
9
Texte lacunaire. Manque probablement un vers rapportant l’étonnant à la vitesse des simulacres, plutôt qu’au spectacle du
ciel, et en écho (etiam atque etiam) au passage précédent sur la promptitude des images du ciel.
10
Ces cygnes sont une conjecture de Isaac Vossius pour un texte corrompu. D’autres pensent au rossignol, chanteur
nocturne.
11
Cette observation étrange prend peut-être sens si on la rapporte au début du Chant IV, et à l’idée que le miel de la poésie
doit se mêler à l’amer savoir. Dans ce cas, on comprendrait pourquoi Lucrèce dit qu’il l’a « déjà montré souvent plus
haut ». Peut-être plus simplement faut-il se référer à III, 191-195 : le miel est composé d’atomes moins lisses et moins
ronds que l’eau, ce qui explique la lenteur de son écoulement ; mais sa douceur doit logiquement s’expliquer par d’autres
atomes plus lisses et plus ronds (II, 397). Ensuite, on peut supposer le miel plus ou moins amer selon qu’on est malade ou
non.
12
Vis promissa : la force qui se lance en avant, le flair. On peut comprendre aussi : la meute des chiens lâchés en avant.
13
Selon M. Bollack (La raison de Lucrèce, Minuit, p. 15), oculis ne peut guère renvoyer aux yeux du spectateur, puisqu’il
est question de la vision de l’esprit. Oculis serait donc un complément de moyen : ils répètent le geste avec les yeux,
comme cela se faisait dans la danse antique.
14
Ce vers, parfois jugé interpolé, reprend le vers 774 ; j’ai coupé les deux suivants qui reprennent les vers 771-772.
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Texte lacunaire. Sens conjectural.
16
J’accorde corpus et id (cf. V, 877 : genus id). On peut aussi lire : le corps vise l’objet (id) d’où l’amour a blessé l’esprit.
Ou encore : elle (cette semence, id, voir vers précédents) vise le corps d’où l’amour a blessé l’esprit.
17
Les éditeurs adoptent la leçon de O, muta cupido, « le désir muet » (cf. tacita dulcedine de III 896), qui peut s’opposer au
désir qui parle (1062). Q (suivi par Lambin) donne multa, nombreux, abondant, « pressant », qui peut faire référence à
l’abondance de la semence (cf. 1034, 1115, 1236). Le désir qui l’anticipe regorge déjà de plaisir.
18
Les traducteurs ont souvent négligé la distinction entre Vénus et l’amour, introduite par autem (voir la remarque de R.
Waltz dans sa traduction, Belles-Lettres, p. 149). Selon Munro, et Ernout (dans son commentaire du moins), hinc renverrait
au désir (cupido), haec au plaisir (voluptas). Cependant haec et hinc sont apparentés, et haec se rapporte en principe au
terme le plus proche (je remercie Christiane Renault pour ces remarques). Il ne faut pas non plus confondre désir et plaisir.
Comprenons donc que haec désigne tout le processus du vers précédent (Vénus est là pour nous), dont hinc extrait plus
spécialement le désir : le nom de l’Amour, Cupidon, ou, comme écrivait Marot, Cupido. Autre lecture : A. Gigandet
(« Vénus de Lucrèce et Eros platonicien », Présence de Lucrèce, collection Caesarodunum XXXII bis, 1999), rapporte
amor, non pas à cupido, mais à umor (1056). Interprétation « réductionniste », et, à mon sens, réductrice.
19
Variante : « confiée encor fraîche à Vénus volgivague ».
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Compages : jointure, assemblage. Ici comme en 1205, je demande pardon pour cet étymologisme dont on trouvera la
raison dans le commentaire : pango donne pax et « pacte ».
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21
Quam praepetis ac vis : celle que tu devines et veux. Bien qu’Ernout affirme qu’ici le verbe praepetere n’a pas son sens
attesté par Festus (anteire : devancer, deviner), l’idée pourrait bien être que l’amant anticipe et sélectionne ce qu’il veut,
s’interdisant de voir ce qui est, conformément à la doctrine de la volonté exposée plus haut (777-817).
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Pando : leçon de OQ. Je ne vois pas de raison de corriger par pango que l’on trouve dans le texte parallèle de I, 933.
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Tactu pour attacto, plutôt que pacto, vu l’importance du contact dans ce chant. Si le miel est mêlé à l’absinthe par
imprégnation, il y a bien contact.
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O : persentis (ressentir) ; Q : praesentis (pressentir). L’utilité est objet de pressentiment.
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Il ne me paraît pas indispensable de remplacer, avec Lambin et Lachmann, de cortice eorum par de corpore rerum (des
surfaces des corps) puisque Lucrèce justifie aussitôt la figure.
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OQ : alterno (cf. III, 33). Bentley corrige en aeterno (cf. II, 1055) : « l’éternel mouvement de leur vol spontané ».
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His similes : correction de Postgate pour dissimiles.
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Je ne vois pas de raison de remplacer, avec Lambin, gerantur par genantur, pas plus qu’au vers 159. Il n’est plus ici
question de l’engendrement, mais du transport des simulacres, facile (145-175) et rapide (176-229). La prompte naissance
(celer origo) du vers 160 se rapporte non aux simulacres (auquel cas le vers serait tautologique), mais à l’image des choses
dans le miroir, grâce à l’abondance et à la constance de leurs simulacres.
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Faut-il corriger alias par raras (des corps poreux, Lotze), ou liquidas (Richter) et uestem par uitrum (Oppenrieder) ou par
vescam (au sens d’un tissu transparent, García Calvo) ? Le verre serait moins surprenant (encore faudrait-il en mesurer la
transparence dans l’antiquité), mais l’étoffe n’est peut-être pas absurde. Le raisonnement porte non sur les simulacres, mais
sur leur flux. Les simulacres traversent partiellement l’étoffe (c’est le cas des étoffes dont il était question plus haut, qui
filtrent la lumière et projettent seulement leur couleur, exemple repris ici, 161-167), sont complètement déchirés par les
corps durs, renvoyés intacts par les corps polis.
30
Ratione : je conserve la leçon de OQ, au lieu de rationem (It.), eam pouvant se rapporter à pars.
31
OQ : in eum. Les éditeurs corrigent en in idem (ou in eo ou itidem) puisque speculum est neutre. On attendrait pourtant
dans ce cas ad puisque l’image ne pénètre pas dans le miroir. Peut-être peut-on renvoyer eum à aera ? L’image traverse
(per-venit) cet air repoussé par la première image et parvient ainsi jusqu’au miroir. Le verbe pervenire peut être employé
absoluement en ce sens (cf. 554).
32
Conjecture de Munro. OQ : illis quae reddunt. On suppose alors une lacune après le vers 289.
33
Correction de Marulle, praua (tordu), pour parua (OQ), qui se défend : dès le début (petit) l’édifice ne tient pas.
Cependant la triple occurrence du mot prava fait plus de sens.
34
Ces deux vers placés ici par Lambin figurent dans les manuscrits après le vers 550.
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Verborum : leçon de Lambin pour neruorum (ouvrière des nerfs).
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Formule elliptique remplacée souvent par saepta intra, mais que conservent Bailey et Kany-Turpin.
37
Je conserve la leçon hoc (O ; Q : oc), corrigée par Marulle en nec (« ne réclament pas plus d'effort pour les
comprendre »). Ici, l’effort supplémentaire pourrait venir de la diversité des perceptions dans le cas du goût et de l’odorat.
38
rapidi : je conserve la leçon de O et Q, malgré la correction de Wakefield, rabidi, enragés (voir plus loin : feroces). La
rapidité est un des caractères du lion, le seul dont « il se souvient » encore quand il voit le coq : d’où la fuite.
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Conjecture de García Calvo pour corporis ut ac.
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Je ne vois pas de raison de remplacer avec Lachmann uoluntas par uoluptas. Tout est ici affaire de volonté.
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Conjecture de Munro pour remplacer saepe quiete qui reprend la fin du vers suivant.
42
Puri : la leçon de O et Q fait sens, si on le comprend comme : « des gens propres », qui ont acquis des habitudes de
propreté, plutôt que comme des « pudiques » (Ernout). La correction proposée par Lambin, pusi, (ou, mieux, celle de M. L.
Clarke : parvi, ou encore puti de García Calvo), « les petits », justifie le passage à l’adolescence (cf. tum au vers 1030, et
les arguments de Godwin sur les mots curta et dolia qui suggèrent la petitesse des enfants). Mais on peut penser que puri
désigne les « innocents » : les petits enfants, avant la « souillure » de l’adolescence (cf. cruentent). La correction ne
s’impose pas.
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Je conserve quae (OQ) contre la correction de Lambin (qui), et le rapporte à nuntia, ici féminin et non neutre : car cette
annonce vient, non pas directement des simulacres des corps extérieurs, mais de leur conuenientia fantasmatique (cf. 741).
Cf. VI, 76-7 : nec de corpore quae sancto simulacra fuerunt / in mentes hominum divinae nuntia formae suscipere valebis :
« les simulacres issus de leur corps sacré, annonces dans l’esprit de la forme divine, tu ne les pourras plus accueillir ».
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Faut-il remplacer, pour éviter la répétition, coniectum par conlectum, ainsi qu’au vers 1115 ? Les deux mots ont à peu
près le même sens. Peut-être a-t-on pensé au vers de Virgile : Collectum umorem bibula deducit harena ? (Géorgiques, I,
114).
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O : adfligunt (infliger) ; Q : adfigunt (ficher).
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La leçon raptat (OQ) me paraît meilleure que la correction raptast (Lachmann) et plus conforme à la doctrine de la
volonté (777-822) : c’est l’espoir qui sélectionne les simulacres. Cette leçon est retenue par Bailey et Giussani, mais seul
Bailey semble l’avoir comprise (« which vain hope tosses to the wind »). Vento signifie « en vain », comme d’ailleurs en
français. Cf. La Fontaine : « Elle gémit en vain ; sa plainte au vent se perd ».
47
Je conserve ut (OQ), ne voyant pas pourquoi le corriger avec Lachmann par aut. La comparaison fait sens : on néglige les
défauts de l’esprit de la même façon qu’on a négligé ceux du corps, et ceci entraîne cela.
48
Passage difficile à construire et à comprendre exactement. Il est clair cependant qu’il est question du plaisir féminin
(même si les manuscrits donnent illorum au lieu de illarum). Brieger propose de lire quoque au lieu de quod ; García Calvo,
ut avant subat pour éviter l’asyndète. On pourrait peut-être alors conserver illorum, et comprendre : quand les mâles sont en
rut, la nature des femelles aussi déborde et ressent du plaisir, etc.
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