La circulation des soieries et « articles de Lyon
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La circulation des soieries et « articles de Lyon
Journée d’études – Préparation agrégation BORDEAUX III 3 décembre 2010 « Les échanges maritimes en Europe, 1680-1780 » La circulation des soieries et « articles de Lyon » dans l’espace atlantique, années 1680 – années 1780 (marchés, relais, routes, acteurs) Au XVIIIe siècle, Lyon s’impose incontestablement comme une des capitales européennes de la soierie et acquiert, grâce à la qualité de ses étoffes de soie, or et argent, mais aussi de ses taffetas noirs, une renommée internationale qui s’étend jusque sur les lointains marchés de l’Inde et du Pérou. Au cours du XVIIe siècle, la ville a connu une importante mutation de ses activités et, de grande place commerciale et bancaire, elle est devenue une cité manufacturière de premier plan. Elle s’impose alors comme la deuxième ville du royaume et bourdonne telle « une ruche économique »1. Désormais la soierie, la passementerie et la mercerie dominent l’économie de la ville et une large partie de l’activité de négoce est au service de la Grande Fabrique. Négociants et banquiers lyonnais bâtissent alors un réseau commercial connecté à toute l’Europe et même, au-delà des mers, à Constantinople et au Levant, à l’empire espagnol d’Amérique et aux Indes orientales. La grande et belle époque des foires est peut-être révolue, mais celles-ci, qui se tiennent toujours quatre fois par an, continuent à rythmer la vie commerciale de la cité, ne serait-ce que parce que toute marchandise sortant de la ville en période de foire est exemptée du paiement de toute taxe, et notamment de la douane de Lyon. Le XVIIIe siècle est donc une période de grande prospérité pour Lyon2, dont la population passe de près de 100 000 habitants vers 1680 à 150 000 à la veille de la Révolution – près d’un Lyonnais sur trois travaillerait alors au service de la Fabrique3 – et dont le paysage urbain se transforme, profitant de nombreux embellissements que le promeneur peut encore apprécier aujourd’hui en se baladant dans la presqu’île, entre la place Bellecour et la place des Terreaux. On connaît la manière dont s’organise l’aire commerciale de Lyon, grâce aux travaux de Pierre Léon et de Maurice Garden et à un article publié par ce dernier en 19734. Construite à partir de l’étude de 67 bilans de faillites de marchands et de négociants datant de la période 1763-1771 – « période faste pour le commerce français et lyonnais qui connaît alors une remarquable expansion » 5 – son étude met en évidence l’existence d’une classe de négociants et de marchands fabricants dont les activités sont largement ouvertes sur l’Europe (50 d’entre eux totalisent plus de 400 correspondants étrangers)6 et pose la péninsule ibérique comme le premier partenaire du négoce lyonnais, l’Espagne absorbant les 2/5e des créances et le Portugal 1/10e, soit 50 % à eux deux, et même 70 % des ventes des seuls marchands fabricants. Mais il souligne également la part croissante que prennent dans les exportations lyonnaises les ventes vers le Nord et l’Europe centrale, une « Europe nouvelle (…) en plein développement » offrant des débouchés nouveaux « qui tendent à remplacer peu à peu une Europe méditerranéenne encore prépondérante » : « Francfort, Hambourg ou Leipzig sont devenus aussi importants que Cadix ou Madrid pour le commerce lyonnais, sans oublier Stockholm ou Copenhague »7, villes auxquelles nous pourrions ajouter, à partir de nos propres sondages dans les fonds notariaux, Genève la proche voisine, mais aussi Amsterdam, La Haye, Dantzig, Varsovie, Riga, Saint-Pétersbourg ou Constantinople. Cependant, le rayonnement européen de Lyon n’est pas une nouveauté au XVIIIe siècle puisque, dès 1682, en 1 B. BENOIT, R. SAUSSAC, Histoire de Lyon, des origines à 2005, Lyon, éditions des Traboules, 2005, p. 137. Au moins jusqu’aux années 1780, lorsque la conjoncture se dégrade. La perte de marchés a des répercussions sur l’activité de la Grande Fabrique. Les faillites de fabricants se multiplient, la situation de l’emploi se détériore et les salaires sont bloqués. Le 7 août 1786, les ouvriers en soie se soulèvent, réclamant une augmentation de leur rémunération de deux sous par aune d’étoffe unie fabriquée, suivis le lendemain par les chapeliers. Cette révolte, connue sous le nom d’« émeute des deux sous », dure six jours et pousse le Consulat à faire appel à la troupe pour rétablir l’ordre après avoir annoncé la suppression du tarif. 3 B. BENOIT, R. SAUSSAC, op. cit., p. 164. 4 M. GARDEN, « Aires du commerce lyonnais au XVIIIe siècle », dans P. LEON (dir.), Aires et structures du commerce français au XVIIIe siècle, colloque national de l’association française des historiens économiques, Paris, CNRS, 1973, p. 265-289. 5 Ibid., p. 267. 6 Ibid., p. 280. 7 Ibid., p. 287 et p. 284. 2 légende d’un plan de la ville dû à Simon Maupin, on pouvait lire : « Le commerce de Lyon est des plus considérables en Europe, soit pour le gros des marchandises, soit pour le détail. Cette ville a communication pour le négoce avec toutes les parties de la Terre habitable ; et ses marchands ont correspondance avec ceux des principales villes du monde8 ». Avant de commercer avec l’Europe et le monde, les marchands et les négociants lyonnais ont d’abord une clientèle nationale. Ce marché est naturellement dominé par le Lyonnais et les provinces circonvoisines, la Provence et le Languedoc, mais aussi Paris qui, tant par le nombre de clients que par la valeur de ventes qui y sont faites, s’impose alors comme le premier marché de la Grande Fabrique à l’intérieur du royaume, devant Montpellier et Rouen. Les grands ports atlantiques apparaissent en retrait, à la périphérie de l’espace commercial national. Cependant, les relations entre Lyon et ces ports semblent avoir été sousestimées par Garden et Léon, pour deux raisons majeures. Tout d’abord, ils constituent un marché en plein essor, du fait de la présence d’une clientèle aisée qui, dans sa quête du paraître, recherche les riches étoffes et les luxueuses productions de la Grande fabrique, et ce malgré la concurrence des indiennes, que les élégantes s’arrachent en dépit de la prohibition qui pèse sur les toiles peintes depuis l’arrêt du Conseil du Roi du 26 octobre 1686. Ensuite, ces ports sont incontournables pour accéder à certains marchés aussi lointains que lucratifs tels que l’Espagne et ses colonies d’Amérique. L’ouverture de Lyon sur l’Atlantique Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, les relations entre Lyon et les ports de l’Atlantique se concentrent surtout sur Nantes et, secondairement, La Rochelle et Rouen, avant que Saint-Malo n’entre en scène dans le tournant des années 1680. Les relations entre Lyon et les ports de Nantes, La Rochelle et Rouen se sont établies à la grande époque des foires quand, ensemble, ils contribuaient à approvisionner ces dernières en épices, en sucre du Portugal et en marchandises d’Angleterre (plomb, étain et draps)9. Dans les dernières décennies du XVIIe siècle, Nantes s’est imposé comme le premier port colonial du royaume et c’est vers lui que se tournent alors les négociants lyonnais pour se fournir en sucre des îles et en matières premières coloniales, comme l’indigo et le rocou. Jusqu’au milieu des années 1680, la concurrence avec La Rochelle est réelle mais, au-delà de 1686, le port de la Charente n’est plus en mesure de rivaliser avec Nantes et cède également du terrain devant Bordeaux. La Loire s’imposant naturellement comme l’axe privilégié du commerce entre Lyon et Nantes, barriques de sucre et surons d’indigo remontent jusqu’à Roanne, via Orléans, et parviennent à destination en une trentaine de jours. Mais le mode de transport choisi n’est pas sans risques pour les marchandises qui peuvent souffrir « de la mouillure », à l’instar des six barriques de sucre et de cassonade réceptionnées par Henry et Cie en mai 1746 et dans lesquelles « l’eau a pénétré (…), dans les unes d’environ quatre doigts, dans les autres de près d’un demi pied »10. De La Rochelle, la voie d’Orléans est également utilisée, en concurrence toutefois avec la route terrestre qui joint Limoges à Lyon. Au-delà de 1686, les relations entre Lyon et La Rochelle s’étiolent cependant, pour se limiter bientôt à la satisfaction de la demande saintongeaise en étoffes de luxe même si, ponctuellement, au cours du XVIIIe siècle, quelques épiciers lyonnais comptent toujours des fournisseurs rochelais parmi leurs correspondants, tandis qu’un mémoire déposé en 1741 devant la Chambre de Commerce de 8 S. MAUPIN, Description au naturel de la ville de Lyon et paysages alentour d’icelle, Lyon, 1682, B.M. Lyon, fonds ancien, MAU 004390. 9 R. GASCON, Grand commerce et vie urbaine au XVIe siècle. Lyon et ses marchands, Paris, SEVPEN, 1971, 2 vol., 999 p. 10 Archives départementales du Rhône (ensuite AD69), 3E 6911, fonds Patrin, f° 107, procès verbal, 4 mai 1746. Lyon évoque, en plus du sucre de la Martinique et de Saint-Domingue, les rocous et l’indigo que la cité du Rhône tirerait également du port charentais11. À la fin du Grand Siècle, Nantes s’est donc imposé comme premier fournisseur de Lyon en sucre et autres denrées des îles, avant de devenir le pôle d’approvisionnement en marchandises des Indes puisque, jusqu’en 1734, c’est à Nantes qu’ont lieu les ventes de la Compagnie des Indes orientales. Sitôt la paix rétablie après Utrecht, les sources témoignent d’ailleurs de la présence de négociants lyonnais aux ventes de Nantes, où ils acquièrent des toiles de coton, indiennes et mousselines, et de la porcelaine de Chine, certains revenant même plusieurs fois, à l’instar des frères Lescalier, marchands toiliers qui font le voyage à Nantes en septembre 1716 et septembre 171712, de Chabassol en 1719, de Boyer en 1720, ou de Peyrusse et Gascon en 1721 et 172213. Mais la période 1680-1720 est surtout marquée par l’irruption de Saint-Malo dans l’espace commercial lyonnais. Dès 1680 en effet, les Malouins s’imposent comme les maîtres incontestés du commerce de Cadix, au moment où le port andalou est en train de se substituer à Séville comme tête de pont du commerce avec l’Amérique espagnole. Les navires malouins emportent vers l’Espagne les toiles de Bretagne, mais aussi toutes sortes de produits manufacturés dans le royaume, parmi lesquels les productions de la Fabrique lyonnaise. La force de frappe des armateurs malouins est considérable et, vers 1700, ils sont capables d’expédier vers Cadix une vingtaine de navires par an contre quatre ou cinq seulement pour leurs confrères marseillais. Aussi parviennent-ils à capter l’essentiel des exportations lyonnaises vers Cadix, où ils ont su installer des correspondants qui s’imposent rapidement à la tête de la société négociante gaditane. Dès 1688, un mémoire malouin cité par André Lespagnol mentionne que « c’est par Saint-Malo que sort la plupart des dentelles d’or et d’argent, toutes les soieries de Tours et grande partie de celles de Lyon (…), les dentelles du Puy et autres villes circonvoisines »14. Quant à l’intendant de Marine Patoulet, il estime dans son enquête de 1686 que les soieries ont pu représenter 20 % des exportations textiles vers l’Amérique15. Mais surtout, à la même époque, ces intrépides Malouins profitent de la désorganisation de la Carrera de Indias pour s’immiscer directement, de manière interlope, dans ce commerce avec l’Amérique espagnole dont on dit alors qu’il se pratique « à la longueur de la pique ». Véritables bazars flottants, les frégates malouines gagnent d’abord Saint-Domingue, Porto-Rico, Cuba, mais aussi Vera-Cruz, la Terre Ferme et la Côte des Caraques avant que leurs propriétaires, les puissants Messieurs de Saint-Malo, parmi lesquels on compte les frères Magon, Beauvais Le Fer ou Noël Danycan, ne les arment à destination de la Mer du Sud et ne les envoient sur les côtes du Pérou. Si Lyon profite de l’ouverture de ces nouvelles routes du commerce ultramarin pour développer ses exportations vers l’Amérique espagnole, le principal bénéfice que la ville du Rhône tire de cet épisode du commerce de la Mer du Sud se trouve dans sa participation à la vente des cargaisons de retour, lesquelles consistent essentiellement en piastres et autres matières d’argent. Lyon étant la ville des étoffes or et argent, il existe sur place une réelle demande d’argent métal liée à l’activité des tireurs d’or, et un marché privé de l’argent dont les Malouins saisissent vite l’intérêt, surtout quand le roi entend les obliger à envoyer leur argent dans les hôtels des 11 Chambre de Commerce et d’Industrie de Lyon (ensuite CCIL), registre des délibérations de la Chambre de Commerce (1740-1748), f°71, délibération du 19 août 1741. 12 AD69, 1C 279, affaires économiques, procédure extraordinaire contre la veuve et frères Lescalier, 1718. 13 Archives municipales de Nantes, HH 219 - HH 222, Compagnie des Indes, ventes, 1719-1722. 14 A. LESPAGNOL, Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, t. 1, Rennes, P.U.R., 1997, p. 408. 15 J.-B. PATOULET, « Mémoire général sur le commerce qui se fait aux Indes Occidentales par Cadix », dans M. Morineau, Incroyables gazettes et fabuleux métaux. Les retours des trésors américains d’après les gazettes hollandaises (XVIE–XVIIIE siècles), Cambridge - Paris, Cambridge University Press - Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2009, p. 329-330. monnaies et leur imposer un cours fixe. Très tôt, dès les années 1680, les Malouins prennent l’habitude de diriger vers Lyon une partie de leurs retours d’Espagne ou d’Amérique, dans des barils, des futailles et des caisses qu’ils font charger sur des voitures. En temps de guerre, pour minimiser les risques, ils envoient leurs frégates de Cadix à Marseille où existe une autre demande de piastres pour le commerce du Levant, mais aussi d’où elles peuvent aisément gagner Lyon par le Rhône. Mais c’est surtout après 1705, quand a lieu ce que Lespagnol appelle le silver-rush16, que les relations entre Saint-Malo et Lyon se resserrent au point de voir apparaître des négociants et des banquiers lyonnais parmi les investisseurs qui participent au financement des armements malouins vers la Mer du Sud. Citons parmi eux Jean-Henry Gonzebat17, la maison de banque Chalut-Lamure18 et surtout le banquier Melchior Philibert, qui fait partie des réseaux d’affaires des frères Magon et des Bruny de Marseille et qui se charge, pour leur compte, d’écouler d’importantes quantités de piastres et de barres d’argent sur le marché lyonnais19. Ainsi, parmi les vingt-six navires interlopes que les Malouins arment pour la Mer du Sud en 1713 et 1714, nous en avons identifié une douzaine sur lesquels Melchior Philibert détient une part d’intérêt. Cependant, il n’intervient dans le financement de ces armements que dans le deuxième cercle des investisseurs, comme sous-intéressé ou croupier, pour quelques milliers de livres à chaque fois et, la plupart du temps, ses intéressements portent sur les cargaisons chargées à bord des navires, les parts détenues étant qualifiées d’intérêts « en armement et emplette » ou « en pacotille ». À ce titre, Melchior Philibert peut se charger, moyennant une commission de 2 % sur le prix des marchandises, de fournir à ses partenaires malouins les « articles de Lyon » qu’ils lui demandent : entre mai 1713 et mai 1714, il fournit ainsi à la veuve Du Bourg Onfroy et à François Bindeaux, armateurs de la Marie-Anne, de la Sainte-Anne et du Poisson Volant, plusieurs caisses de rubans de soie, de taffetas et autres soieries, des balles de toile et des caisses de dentelles du Puy, des commissions qui lui rapportent entre 1500 et 2000 l.t. 20. De la même manière, Melchior Philibert investit également dans les armements marseillais des frères Jean-Baptiste et Raymond Bruny, et place successivement 10 000 l.t. sur la Marianne en 1711, puis 30 000 l.t. sur le Jourdain en 1713, entraînant dans son sillage ses fils et associés Louis et JeanFrançois, qui investissent respectivement 9 000 et 12 000 l.t. sur le Jourdain21. Par contre, à Marseille, les étoffes lyonnaises souffrent de la concurrence des soieries italiennes que J.-B. Bruny fait venir de Livourne, de Gênes ou de Venise et, même s’il lui arrive de faire venir de Lyon quelques brocards d’or et d’argent, quelques rubans de taffetas et des dentelles du Puy, celles-ci ne constituent qu’une infime partie des cargaisons expédiées depuis Marseille vers le Pérou. En revanche, les retours de la Mer du Sud offrent aux partenaires lyonnais des Bruny l’occasion de réaliser de belles opérations sur la revente des piastres : ainsi Melchior Philibert encaisse-t-il en juillet 1709, une commission de 38 716 l.t ., puis une autre de 24 072 l.t . trois ans plus tard, en septembre 1712 ; entre novembre 1713 et décembre 1714, Bruny crédite à six reprises le compte d’un autre Lyonnais, Jean Lacroix, 16 A. LESPAGNOL, op. cit., t. 2, p. 531. En 1714, Jean-Henry Gonzebat prend des parts d’intérêt dans les armements du Grand Saint Raymond et du Petit Saint Raymond, en association avec l’armateur malouin d’Ausseville ; AD69, 8B 1237-1, fonds des négociants, Specht et Gonzebat, lettre de d’Ausseville de Saint-Malo, 25 février 1714. 18 En 1712 et 1714, Magon de la Chipaudière et Beauvais Le Fer proposent à Chalut-Lamure des parts d’intérêt sur des navires destinés à La Vera Cruz et à la côte de Caraque ; AD69, 8B 738-3, fonds Chalut Lamure, correspondance reçue de Bretagne, Magon de la Chipaudière, 16 août 1712 ; Beauvais Le Fer, 26 août 1714. 19 M. GARDEN, « Le grand négoce lyonnais au début du XVIIIe siècle. La maison Melchior Philibert : de l’apogée à la disparition », Actes du colloque franco-suisse d’histoire économique et sociale, Genève, 5-6 mai 1967, Genève, Georg & Cie S.A., 1969, p. 83-99. 20 AD69, 8B 1107-2, fonds Melchior Philibert, Journal, 1713-1714. 21 Archives départementales de l’Isère, 2E 238, fonds Bruny, Grand Livre coté C (1708-1713) ; 2E 235, fonds Bruny, Grand Livre coté G (1713-1717). 17 « pour vente de matières d’argent », et lui verse 166 000 l.t.22. Les Malouins ne sont pas en reste et font eux aussi acheminer vers Lyon des quantités importantes d’argent. C’est vraisemblablement en septembre 1713 que Magon de la Balue adresse à Philibert sa première barre d’argent, afin de profiter « des hauts prix que les matières ont chez [lui] »23. Le banquier lyonnais parvient à en tirer 6 982 l.t.24. D’autres envois suivent et, pendant trois décennies, la maison Magon de la Balue recourt aux services de commissionnaires lyonnais – Dareste et Bona, Pierre Dufau, Jacques Lambert, Tronchin et Cie – pour écouler une partie de ses retours en argent auprès des affineurs de leur ville. Bordeaux et Cadix, partenaires privilégiés des échanges atlantiques de Lyon au XVIIIe siècle L’épisode malouin refermé, l’essentiel des relations entre Lyon et les ports de l’Atlantique se cristallise au cours d’une large moitié du XVIIIe siècle, entre la paix d’Utrecht et la décennie qui suit la guerre de Sept ans, autour de Bordeaux et de Cadix. Sur les bords de la Garonne, le grand port aquitain connait en effet un taux de croissance exceptionnel au cours de cette période, de l’ordre de 4 % par an en moyenne : la valeur globale du commerce bordelais passe de 13 millions de livres en 1720 à 250 millions de livres en 1780. Ces performances sont liées en partie au poids du commerce colonial, puisque le port, qui assure déjà à lui seul 20 % du commerce colonial français en 1717, s’impose à la veille de la Révolution comme l’un des premiers ports coloniaux du vieux monde, assurant alors 45 % des échanges entre la métropole et les Îles d’Amérique. Sans ignorer pour autant d’autres activités maritimes, comme le grand cabotage européen ou la traite négrière, Bordeaux garde la main sur le commerce en droiture avec les îles et s’impose naturellement auprès du négoce lyonnais comme le port d’embarquement des articles de leur ville, mais aussi des dentelles du Puy, des rubans de Saint-Chamond, des toiles de Beaujolais, de Bresse et du Bugey, de la quincaillerie forézienne, du papier d’Annonay et, après la levée de la prohibition, des cotonnades helvétiques, dont ils contrôlent partiellement le commerce. En nous appuyant sur un rapport de la Chambre de Commerce de Lyon daté de 1756, qui évalue à « trois ou quatre millions au moins en temps de paix » les exportations du négoce lyonnais vers les îles, nous avons estimé que le commerce des îles aurait pu représenter de 7 à 9 % des exportations lyonnaises en valeur et que les articles de Lyon auraient pu peser pour 7 à 8 % de la valeur des exportations métropolitaines vers les colonies de l’Amérique25. Même si elle n’est que secondaire, cette branche du commerce lyonnais ne saurait donc être négligée. En outre, il faut ajouter aux articles destinés à être chargés pour les îles, tous ceux qui ont pour objet de satisfaire une demande locale et régionale certainement loin d’être négligeable dans une ville où les élites fortunées affirment ostensiblement leur « goût du luxe et de la toilette »26. Voilà certainement pourquoi, dans la deuxième moitié du siècle, de plus en plus de négociants lyonnais envoient leurs voyageurs et leurs commis à Bordeaux, quand ils ne s’y déplacent pas eux-mêmes, par exemple à l’occasion des foires du printemps et de l’automne. Entre 1765 et 1770, Bonaventure Carret, commissionnaire en soieries, fait ainsi quatre séjours à Bordeaux27. À chaque fois, pendant deux ou trois semaines, ses carnets d’échantillons en main, il prospecte les marchands de la ville dans le but de décrocher quelques commandes de taffetas, de gros de Tours, de satin, de velours, mais aussi d’articles de bonneterie – bas de soie, 22 Ibid. Archives départementales de l’Ille-et-Vilaine, 11J 3, fonds Magon la Balue, registre de copies de lettres (17111717), lettre à Melchior Philibert, 20 septembre 1713. 24 Ibid., 25 février 1714. 25 CCIL, registre des délibérations de la Chambre de Commerce de Lyon (1756-1759), f°5-11, mémoire sur l’approvisionnement des colonies, 13 avril 1756. 26 P. BUTEL, Vivre à Bordeaux sous l’Ancien régime, Paris, Perrin, 1999, p. 306. 27 AD69, 8B 730-23, fonds Carret, carnets de voyage. 23 mitaines et gants, fichus de gaze, fleurs de soie – de passementerie et de confection, comme des robes, des gilets et des vestes de satin par exemple28. La demande bordelaise en « articles de Lyon » est donc motivée à la fois par une demande locale d’étoffes de luxe et d’accessoires de mode et par les sollicitations des armateurs du commerce en droiture qui, à l’instar de Jean Pellet, n’hésitent pas à se tourner ponctuellement vers la cité du Rhône quand ils recherchent, par exemple, du linge de table ou de chapeaux de castor pour compléter les cargaisons qu’ils destinent aux Îles29. Cependant, il ne semble pas que Bordeaux, pas plus que Nantes d’ailleurs, n’intervienne dans l’organisation des échanges européens de Lyon, les marchandises destinées aux marchés du Nord empruntant davantage les routes terrestres que la voie maritime, à l’exception peut-être d’une partie de celles qui sont destinées aux marchés hollandais et britannique, qui sont envoyées vers Rouen ou Le Havre pour y être chargées. Au milieu du XVIIIe siècle, alors que Bordeaux a définitivement supplanté Nantes, les deux ports se partagent l’essentiel de l’approvisionnement de la cité rhodanienne en denrées des îles. Plus que jamais, Nantes fait figure de port du sucre et fournit Lyon en sucres de deuxième, troisième et quatrième catégories alors que les épiciers des bords du Rhône se tournent vers Bordeaux pour se fournir en sucres terrés, c'est-à-dire blanchis, plus chers que le sucre brut, et en sucres de deuxième catégorie, principalement ceux qui arrivent de Saint-Domingue. Les quantités de denrées des îles qui empruntent la route de Limoges doivent être importantes, même si elles sont impossibles à évaluer : c’est ainsi qu’en mars 1784, la seule maison Defos et Cie profite de la foire et de la présence à Libourne des rouliers pour Lyon pour y expédier, d’un coup, 126 balles de sucre, d’environ 175 livres chacune30. On sait qu’à cette époque, l’aire d’influence de Bordeaux couvre, à l’exception de la Provence, presque toute la France située au sud de la Loire31 et que Lyon reçoit aussi de Bordeaux, outre du sucre, du café, du cacao et de l’indigo, et ce d’autant que le système de l’Exclusif – que Montesquieu défend en 1748 dans L’esprit des lois – et le régime douanier du domaine d’Occident (en moyenne un droit de 3% ad valorem sur les denrées coloniales) sont très nettement favorables au commerce du port aquitain. Dans ces conditions, Bordeaux reste, durant tout le XVIIIe siècle, le premier port d’approvisionnement de Lyon en denrées coloniales, malgré la distance qui sépare les deux villes. Deux routes relient alors Lyon à Bordeaux. La principale reste la route de Limoges, qui passe par Aubusson, Clermont et Thiers, et qui met Lyon à 20-30 jours de Bordeaux ; mais des ruptures de charge sont nécessaires à Libourne, Bergerac ou Limoges et obligent pour des raisons de manutention, à diviser les lots de sucre, de café ou d’indigo, ce qui augmente les risques de coulage du sucre et de dégradation des marchandises et peut aussi les bloquer quelques jours dans l’attente de voitures. La seconde est la route de Toulouse, avec ses deux ramifications, l’une vers Montpellier, Nîmes et Avignon, l’autre vers Albi et Millau ; les contraintes sont les mêmes et la durée du voyage plus proche de la trentaine de jours. Il faut attendre 1767 et le passage à un exclusif mitigé pour voir Marseille s’affirmer enfin comme une alternative aux approvisionnements bordelais. Même si, selon Paul Butel, la moitié des soieries apportées en 1784 à Saint-Domingue par les navires bordelais du commerce en droiture provient de Lyon32, les îles ne constituent pas un débouché de premier plan pour les articles de Lyon. Soieries, bas, rubans et galons se prêtent en revanche très bien à la constitution des pacotilles que les officiers mariniers 28 AD69, 8B 730-12 et 8B 730-13, fonds Carret, correspondance avec son associé Ferlat, 1765-1767 et 17691770. 29 Archives départementales de la Gironde, 7B 1801, fonds Pellet. 30 AD69, 8B 845-2, fonds Ducré et Cie, correspondance reçue de Bordeaux, lettre de Defos et Cie, 20 mars 1784. 31 T. LE ROUX, Le commerce intérieur de la France à la fin du XVIIIe siècle. Les contrastes économiques régionaux de l’espace français à travers les archives du Maximum, Paris, Nathan, 1996, 315 p. 32 P. BUTEL, Les négociants bordelais, l’Europe et les îles au XVIIIe siècle, Paris, Aubier, 1974, p. 34. emportent avec eux lors de leurs voyages et, de ce fait, une partie sans doute non négligeable du trafic échappe malheureusement à l’œil de l’historien. Cependant, le premier marché des étoffes lyonnaises reste de loin la péninsule ibérique et, en particulier, le commerce avec les colonies de l’Amérique espagnole. Tout le commerce licite entre l’Espagne et ses colonies américaines transite, entre 1717 et 1778, par Cadix. Le port andalou s’est en effet substitué à Séville et le transfert de la Casa de Contratacíon a consacré la suprématie gaditane en 1717. Aussitôt les marchands fabricants lyonnais, qui avaient pu se rendre compte, par le biais des commandes émanant du négoce malouin pendant la guerre de Succession d’Espagne, de l’opportunité qu’ils avaient à s’implanter durablement sur ce marché, savent saisir leur chance. La paix rétablie, on voit quelques Lyonnais venir s’installer à Cadix. En 1714, à partir d’une liste établie par le consul De Mirasol33, nous avons identifié 12 maisons françaises tenues par un ou plusieurs lyonnais parmi les 68 que compte alors la nation française de Cadix. La moitié d’entre eux sont répertoriés parmi les « marchands en gros établis depuis la paix [d’Utrecht] ». Entre 1730 et 1791, leur nombre varie entre 4 et 11, alors que le nombre de sociétés de commerce relevant de la Nation française se situe, lui, entre 40 et 84. Lorsque le consul De Mongelas effectue un recensement détaillé de ces maisons en 177734, elles sont 70, dont 9 tenues par des Lyonnais ; mais, si on y ajoute les marchands et les boutiquiers, on dénombre alors 12 raisons sociales lyonnaises dans le monde du commerce français à Cadix et 28 négociants, marchands, boutiquiers et commis. Cette année-là, près d’un négociant35 français de Cadix sur huit est d’origine lyonnaise (15 sur 119), ce qui en fait la troisième communauté négociante derrière les Basco-Béarnais (33) et les Bretons (16), et la première si on procède à un classement par ville d’origine, ex-æquo avec les Bayonnais et devant les Malouins (13). 33 Archives nationales (ensuite AN), Aff. étr., BI 221, correspondance consulaire, Cadix, registre 11, 1714-1715, f° 18-19. 34 AN, Aff. étr., BI 283, correspondance consulaire, Cadix, registre 73, 1777, f°5. D. OZANAM, « La colonie française de Cadix au XVIIIe d’après un document inédit, 1777 », Mélanges de la Casa de Velazquez, 1968, t. IV, p. 259-348. 35 Selon Manuel Bustos Rodriguez, le terme de negociantes est assez peu utilisé à Cadix où on désigne plutôt sous le nom de comerciantes les marchands qui ne tiennent pas boutique mais vendent en gros, « sous toile et sous corde », les marchandises qui arrivent de France. M. BUSTOS RODRIGUEZ, Cádiz en el sistema atlantico. La ciudad, sus comerciantes y la actividad mercantil (1650-1830). Cádiz, Madrid, Universidad de Cádiz-Silex, 2005, p. 123-125. Les maisons lyonnaises membres de la nation française de Cadix (1714-1791)36 90 80 70 60 50 40 73 56 60 60 30 52 45 46 0 12 2 5 4 4 58 52 4 2 5 5 Marchands en gros lyonnais de Cadix 1714 Marchands en gros mariés Pierre Tardy Marc Antoine Beuillard Marchands en gros non mariés Louis Robin (député de la Nation) André Casenède Jean-Baptiste Lary Antoine Athénas Marchands en gros établis depuis la paix Pons Arvia Jean Joseph Palerne Fayard Guichard Lambert 36 58 47 58 8 4 36 20 10 58 63 5 11 10 7 maisons lyonnaises autres maisons françaises Négociants, marchands et commis lyonnais établis à Cadix en 1777 Négociants en sociétés Jean-Baptiste Vande Claude Amédée Favre Pierre Durand Etienne Delabat Vital Delabat Amédée Terrasson Guillaume Rey Philippe Rey Pierre Rey Claude Jourdan Jean-Pierre Bérard Jean Augustin Massip Jean-Baptiste Chillet Jean-Zacharie Chalamel Antoine Vial Divers négociants Antoine Ginet Fleury Barmond Marchands et boutiquiers Léonard Mallet Jean Champagne Maurice Joannon Magdeleine Pinet Archives diplomatiques de Nantes, Consulat de Cadix, 2 Mi 1856, registres 257 et 258, procès verbaux des délibérations des assemblées de la nation (1728- 1778 et 1778-1791). Commis Antoine Pitra Joseph Delabat Pierre Delabat Etienne Mondet Antoine Granjean Joseph Delorme Henri Blay Très vite, les négociants lyonnais de Cadix semblent s’arroger le monopole de l’importation des soieries or et argent, de la passementerie et de la mercerie et, dans un mémoire daté de 1754, le consul Bigodet de Varennes peut se féliciter que les soieries sont devenues « la branche de notre commerce la plus considérable après celle des toileries »37. Selon des estimations consulaires, le port andalou importe alors chaque année, depuis la France, pour près de 2,8 millions de livres de soieries, lesquelles représentent, pour la période 1748-1753, 13 % de la valeur globale des importations de marchandises françaises, tandis que les articles de mercerie et de quincaillerie, dont une partie est expédiée par l’intermédiaire des réseaux lyonnais, pèsent annuellement pour un demi million de livres, soit 3 % des mêmes importations38. Travaillant en liaison avec les grandes maisons françaises du commerce gaditan, les Magon frères, Verduc Vincent et Cie et autres Lecouteulx Le Normand et Cie, les négociants lyonnais de Cadix recueillent leurs mémoires et les transmettent à des marchands fabricants de Lyon auxquels les unissent souvent des liens familiaux. Jusqu’aux années 1760, c’est en effet le modèle de la filiale « en commandite » qui s’impose chez les négociants lyonnais de Cadix : ainsi Louis Cosme est-il le frère de Jean Mathieu, marchand à Lyon, Justinien Girardon celui du négociant lyonnais Etienne Girardon, tandis que Jean Terrasson associe au capital de sa maison ses deux beaux-frères, les marchands Pierre Muret et Pierre Roger. Tous reçoivent les marchandises de leurs commanditaires ou associés lyonnais, se chargent de les écouler, récupèrent les créances et font les retours, parfois en denrées coloniales, le plus souvent en métaux précieux. Au lendemain de la guerre de Sept ans, certaines de ces sociétés filiales gagnent toutefois en autonomie. Nous connaissons particulièrement bien les affaires d’Antoine Granjean, installé à Cadix dès 1752 par son beaufrère, le passementier Antoine Linossier et qui, pendant vingt-trois ans, travaille d’abord comme consignataire de la seule maison Linossier et Cie avant de s’émanciper et, à partir de 1764, de travailler en commission pour le compte de différents négociants et fabricants lyonnais – nous avons recensé, dans sa correspondance passive, 44 partenaires d’affaires lyonnais39. Nous avons aussi pu faire ressortir de notre thèse la figure de Guillaume Rey, fils d’Antoine Rey et neveu de Barthélemy Magneval, tous deux associés à Lyon au sein de la maison Rey Magneval, une des plus actives dans le commerce de Cadix au cours des années 1750-1760. Guillaume Rey est envoyé à Cadix en 1762, pour se former aux subtilités du commerce de l’Amérique auprès de Louis Feyt, le principal correspondant de son père. Il s’installe sur place et crée sa propre raison sociale l’année suivante. En 1767, la liquidation de la maison mère le libère de ses obligations, lui permet de voler de ses propres ailes et d’élargir 37 AN, Aff. étr., BIII 341, « Mémoire du sieur des Varennes, consul de France à Cadix, sur le commerce et la navigation des sujets du roi dans ce département où les différentes branches de ce commerce sont expliquées en détail », 1754. 38 AN, Aff. étr., BIII 341, « Récapitulation des marchandises apportées de Cadix par les navires français, depuis l’année 1748 comprise jusqu’à l’année 1753 inclusivement ». 39 F. DORNIC, « Le commerce des Français à Cadix d’après les papiers d’Antoine Granjean (1752-1774) », Annales Économies, Sociétés, Civilisations, 1954, t. IX, p. 311-324. P. VIAL, Un négociant français à Cadix : Antoine Granjean (1752-1775), Université de Lyon, mém. D.E.S., 1964, 191 p. ses activités vers de nouveaux horizons, le Nord et les ports de la Baltique que connaissent bien ses associés, le suédois Brandenbourg et le russe Kabatskoy, contribuant ainsi, comme le reconnaît Manuel Bustos Rodríguez40, à établir des relations commerciales entre la Suède, la Russie et l’Amérique espagnole. Guillaume Rey est également un exemple intéressant dans la mesure où, à la différence de beaucoup de Lyonnais qui se sont installés avant lui, il fait partie d’une nouvelle génération qui s’implique directement dans le commerce de l’Amérique en faisant charger des marchandises à bord des dernières flottes de la Carrera de Indias ou sur des navires de registre (registros sueltos), pour son compte ou en compte partagé avec des fournisseurs et des partenaires restés à Lyon, y compris à destination de commissionnaires établis à Buenos Aires ou dans la Mer du Sud, à El Callao ou Lima. Assez rapidement, le jeune Rey gravit les échelons et s’impose au sein de la société marchande française de Cadix : en 1771, sa maison est recensée parmi celles de la quatrième classe de la nation – dont le capital est compris entre 20 000 et 40 000 piastres ; l’année suivante, il accède au troisième rang de la nation et ses pairs le chargent alors de défendre leurs intérêts auprès des autorités espagnoles, en l’élisant député de la nation. À ce titre, il s’attache à défendre les intérêts des négociants français contre une cédule du 23 octobre 1769 par laquelle le roi d’Espagne avait interdit aux Français, sous peine de confiscation de leurs marchandises, de faire charger pour l’Amérique ou de prêter à la grosse sous des noms espagnols, en utilisant, comme ils en avaient l’habitude, les services de prête-noms (testaferros), un procédé que Rey connaît bien pour y avoir lui-même recours, principalement sous les noms d’Isabel Fernandez Reynal, de Vicente Pacello et de Juan ou Francisco Sabugo, quelques-uns de ses partenaires gaditans. Les démarches qu’il entreprend avec son confrère Pierre Desportes auprès du marquis d’Ossun, l’ambassadeur du roi de France à Madrid, sont couronnées de succès, puisque le 2 mars 1772, le roi reconnaît aux négociants étrangers le droit de commercer avec ses colonies américaines, mais uniquement sous le nom de cargadores espagnols dûment « matriculés dans la Carrière des Indes, sans que leurs noms puissent jamais paraître »41, ce qui permet alors à la nation française de pendre part aux ultimes opérations de chargement de la Flotte qui appareille au mois de mai suivant42. Un certain nombre des commissionnaires lyonnais établis à Cadix participent également au commerce des piastres, l’un des plus lucratifs qui existe dans cette partie de l’Europe. Les précieuses monnaies et d’autres « matières d’argent » sont en effet exportées en grandes quantités vers le royaume de France. La correspondance dont nous disposons nous montre les Lyonnais plus réceptifs à l’idée de recevoir des retours en argent qu’en laine de vigogne, indigo ou cochenille. Comme au temps du commerce malouin de la Mer du Sud, Lyon fait toujours figure de place de premier ordre pour la vente de l’argent métal. Toutes les maisons lyonnaises qui participent au commerce de Cadix attendent de la vente de leurs soieries qu’elle leur rapporte des piastres en retour. Celles-ci peuvent ensuite permettre de dégager une plus-value supplémentaire en étant négociées sur le marché lyonnais de l’argent ou, à défaut, cédées à des intermédiaires marseillais pour alimenter le commerce du Levant en espèces sonnantes et trébuchantes. À ce titre, dans les années 1732-1736, la maison Sellon et Cie peut être un exemple intéressant. En relation avec l’armateur marseillais Pierre-Honoré Roux, elle expédie vers Cadix, le plus souvent en consignation, des soieries, des dorures et des rubans, dont une partie est ensuite chargée à bord des Flottes et des Galions. En retour, elle reçoit de ses consignataires des cargaisons de piastres parfois importantes et, comme l’explique Jean Sellon père dans deux lettres datées d’octobre 1729, à leur arrivée à Lyon, les 40 M. BUSTOS RODRÍGUEZ, op. cit., p. 439. AN, Aff. étr., BI 280, correspondance consulaire, Cadix, tome 70, 1772-1774, lettre du consul de Puyabry au marquis d’Ossun, 13 mars 1772. 42 O. LE GOUIC, « Le commerce des Français à Cadix vu par les consuls de France (1763-1778) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, Rennes, t. 112, n°3, 2005, p. 71-104. 41 piastres peuvent être soit portées à l’hôtel des monnaies pour « faire du comptant », soit portées « aux affinages » et transformées en lingots ensuite revendus aux tireurs d’or et aux marchands de dorures43. Parfois, les retours de Cadix peuvent être importants : ainsi, entre juin 1734 et juin 1736, la maison Sellon et Cie ne reçoit de ses correspondants gaditans, à l’adresse des frères Roux, pas moins de 47 699 piastres, de grandes quantités de vaisselle et des barretons d’argent44 ; la maison Galibert Cayla Cabanes et Cie lui envoie même, au cours du seul mois d’août 1734, 15 000 piastres, répartis entre cinq navires marseillais45. Entre septembre 1763 et mai 1764, Louis Feyt, le principal correspondant de la maison Rey Magneval à Cadix pendant la guerre de Sept ans, en charge 23 600 pour le compte de ses commanditaires46. Sellon et Cie : retours d’argent de Cadix par Marseille (juin 1734 – juin 1736) Date Juin 1734 Août 1734 septembre 1734 Octobre 1734 Mars 1735 Avril 1735 Quantité 2703 piastres 15 000 piastres 6000 piastres 1992 piastres vaisselle d’argent 7 barretons d’argent 2001piastres Mai 1735 10 lingots d’argent fin Juin 1735 4006 piastres 3001 piastres mexicaines ; 1999 piastres Juillet 1735 5 sacs de vaisselles Septembre 1735 3000 piastres Février 1736 5 sacs de vaisselle ; 1 sac de patignes Mars 1736 3999 piastres mexicaines Avril 1736 228 marcs « mitraille vieille vaisselle » Mai 1736 3997 piastres mexicaines 7 paquets de piastres ; Juin 1736 3 paquets de vaisselle 3 sacs de « matières » Expéditeur Garnier & Cornabé Galibert Cayla Cabanes et Cie Galibert Cayla Cabanes et Cie Cayla Cabanes et Cie Jamets Vincent Verduc et Cie Cayla Cabanes Solier et Cie Jamets Vincent Verduc et Cie Jamets Vincent Verduc et Cie Cayla Cabanes Solier et Cie Cayla Cabanes Solier et Cie Cayla Cabanes Solier et Cie Cayla Cabanes Solier et Cie Cayla Cabanes Solier et Cie Jamets Vincent Verduc et Cie L’affirmation de Marseille comme partenaire atlantique de Lyon Marseille est d’abord le partenaire privilégié de Lyon dans le cadre de son commerce avec l’Espagne en général et avec Cadix en particulier. L’essentiel des liaisons entre le port andalou et la façade méditerranéenne du royaume est alors le fait de navires – des pinques et des polacres principalement – de Marseille et des ports voisins comme Martigues, La Ciotat ou Hyères. Plus rapide et moins onéreux que le transport par la route, le transport maritime est aussi privilégié par les négociants lyonnais qui expédient des soieries à Cadix, malgré le risque plus grand de voir les fragiles étoffes abimées par l’humidité qui règne à bord des 43 Chambre de Commerce et d’Industrie Marseille-Provence (ensuite CCIM), L9-369, fonds Roux, correspondance passive, Lyon, Sellon père et fils et Cie (1728-1731), 18 et 25 octobre 1729. 44 CCIM, L9-349 et L9-350, fonds Roux, correspondance reçue de Lyon. 45 CCIM, L9-813, fonds Roux, correspondance passive, Cadix, Galibert Cayla Cabanes et Cie, 12, 15, 18 et 24 août 1734. 46 AD69, 8B 1173-7 et 8B 1173-8, fonds Rey Magneval, correspondance reçue de Cadix, Louis Feyt, 13 septembre 1763, 15 et 18 mai 1764. navires, bien que des précautions soient prises en matière de conditionnement, puisque les caisses sont soigneusement emballées dans plusieurs couches de toile cirée. Il ne faut pas omettre non plus le risque de perte en cas de naufrage ou de prise, mais les commettants gaditans prennent généralement soin de souscrire des assurances pour se prémunir du moindre dommage qui pourrait survenir. Pourtant, en temps de guerre notamment, certains comme Louis Feyt préfèrent la voie terrestre par Limoges, Bayonne et Madrid, à l’option maritime qu’ils jugent alors trop risquée. En règle générale, c’est à Marseille que les soieries, toiles, rubans, articles de mercerie, livres et quincaillerie de Lyon et des régions voisines croisent les piastres, mais aussi la cochenille et la laine de vigogne qui constituent le plus gros des retours de Cadix. La traversée entre Cadix et Marseille dure en général entre 15 et 20 jours – 18 jours pourrait être une moyenne – mais personne n’est à l’abri de retards imprévus. On peut supposer que, sans le concours des Marseillais, le commerce de Cadix n’aurait pas autant pesé dans la balance des échanges lyonnais. Partenaires indispensables, les armateurs et les négociants provençaux se chargeaient de l’expédition et de la réception des marchandises qui circulaient dans les deux sens, mais prenaient aussi part à la revente d’une partie d’entre elles, piastres d’Amérique ou denrées coloniales, à l’instar de la maison Roux qui, en 1781, parvient, pour le compte d’Escher et Cie, à tirer près de 13 500 l.t. de la vente de trois barils de cochenille noire argentée, un « article de jolie qualité » qui leur a été expédié par Magon Le Fer frères47. Après la guerre de Sept ans, l’Exclusif s’assouplit et Marseille devient progressivement, pour le négoce lyonnais, une alternative à la voie ponantaise pour ses échanges atlantiques. Aussi, en 1764, dans son ouvrage sur Le commerce de l’Amérique par Marseille, Auguste Chambon conseille-t-il vivement aux armateurs phocéens de ne pas omettre, lorsqu’ils composent leurs cargaisons pour la Martinique, outre les chapeaux, les souliers et les toiles qui sont à la base de l’habillement dans les colonies, « [les] bas de fil de coton et de soie, étoffes de soie, étoffes en dorure et galons, mercerie ordinaire, ouvrages de mode », avant de rajouter plus loin, à propos de Saint-Domingue, qu’il est indispensable d’y envoyer « des assortiments bien choisis en étoffes d’or, d’argent et soieries, en toiles, mercerie, rubans et quincailleries (…) que du beau et du riche »48. Mais ceux à qui s’adresse le receveur des Fermes n’ont pas attendu ses conseils avisés pour inclure ces marchandises dans leurs « emplettes » comme le montre, par exemple, dans les archives de la maison Roux, la série de « connaissements de marchandises pour les Antilles » portant sur des étoffes et des rubans de soie, des boutons et des bas chargés pour Saint-Pierre de la Martinique entre 1752 et 177649. Les états des cargaisons des armements Solier et Cie, étudiés par Louis Dermigny, révèlent eux aussi la présence de marchandises de Lyon et des régions circonvoisines, ce qui ne saurait étonner dans la mesure où les textiles représentent alors quelques 60 % de la valeur globale50. Ainsi, à bord des navires La Paix (1781 et 1782), L’Activité (1781), La MarianneOlimpe (1781), La Lucine (1782) et L’Olimpe (1784, 1785 et 1786) trouve-t-on des parasols, de la mousseline, du taffetas et de la passementerie de Lyon, des rubans de Saint-Chamond, des cotonnades de Suisse mais aussi des fromages de Gruyère. Le principal fournisseur lyonnais de Solier et Cie est alors la maison David Duffour et Martin, que l’on retrouve d’ailleurs souvent parmi les petits actionnaires intéressés dans ces armements ; le placement 47 CCIM, L9-339, fonds Roux, correspondance reçue de Lyon, lettres de Escher et C ie, 30 décembre 1781 et 15 février 1782. 48 A. CHAMBON, Le commerce de l’Amérique par Marseille, ou explications des lettres patentes du Roi portant règlement pour le commerce qui se fait de Marseille aux îles françaises de l’Amérique, Avignon, 1764, t.1, p. 247-248 et p. 257. 49 CCIM, L9-1102, fonds Roux, connaissements des marchandises sorties de Marseille en direction des Antilles (1748-1790). 50 L. DERMIGNY, Cargaisons indiennes. Solier et Cie, 1781-1793, Paris, SEVPEN, 1960, t. 1, p. 79. de marchandises à bord des navires du commerce antillais est en effet souvent conditionné à une participation au financement de la mise-hors des vaisseaux51. Les armateurs provençaux expédient de plus en plus de vaisseaux aux îles52 et, à leur retour, les magasins marseillais s’emplissent de sucre, de café et de toutes les denrées coloniales dont Lyon et son arrière-pays ont besoin, tant pour satisfaire les besoins de leurs habitants que ceux de leurs manufactures, y compris des fabriques d’indiennes qui ont vu le jour après l’abolition de la prohibition en 1756. Cependant, en parcourant la correspondance de Jean-Baptiste Ducré, marchand épicier à Lyon au début des années 1780, on peut constater que la plus grande partie de ses commandes de sucre est encore passée à Bordeaux ou à Nantes. Ce n’est que lorsque l’offre ou les tarifs bordelais ou nantais ne lui conviennent pas qu’il se tourne vers ses fournisseurs marseillais, auprès desquels il s’approvisionne habituellement en savon, en éponges, en coton, en épices et en fruits secs. Ainsi, en 1781, il passe commande à la maison Guÿs et Cie de cinq barriques de sucre – deux de la Martinique et trois de Saint-Domingue – fort de l’assurance qu’il « sera plus sec et mieux conditionné que celui qui vient de Bordeaux »53. En 1784 et 1785, à deux mois d’intervalle, il achète deux autres barils à Johannot et Malvesin54. En avril 1786, il se tourne vers Devoulx et Cie pour commander une barrique de cassonade brute55. Mais dans le même temps, entre les mois de septembre 1780 et mars 1782, il a également passé commande auprès des Bordelais Nairac & Perrelet, de 52 balles de sucre de première et de deuxième qualité, tandis que la maison nantaise Guérin & Doudet lui expédie de son côté, « par la plus prompte voie d’Orléans ou de Saint-Valéry-[sur-Somme] », des barriques de sucre de troisième et quatrième qualités56. Pourtant, les atouts dont dispose Marseille pour concurrencer l’influence des ports du Ponant sont importants : sa proximité d’abord, mais aussi la présence du Rhône, qui facilite grandement les liaisons entre les deux villes avec l’existence d’un service de coches d’eau assurant trois allers-retours hebdomadaires. S’y ajoutent les liens anciens qui existent entre les milieux d’affaires de deux places, et l’exemption de la douane de Lyon dont bénéficient les marchandises de Provence, même s’il faut acquitter la douane de Valence. Aussi, en 1780, Marseille parvient-il à s’imposer comme fournisseur à part entière du marché lyonnais en sucres et cafés de Saint-Domingue et de la Martinique, mais également en cacao de Caraque, indigo, bois de teinture et coton de Saint-Domingue. Même si les divers droits qui pèsent sur ces marchandises sont plus lourds que les droits du Domaine d’Occident, les économies de temps et d’argent réalisées pour acheminer les marchandises de Marseille à Lyon – en été, huit à dix jours à la remontée du Rhône en moyenne ; quatorze à quinze jours en hiver57 – font du port provençal une alternative crédible à l’option bordelaise. À la descente, les avantages sont sensiblement les mêmes. À en croire un Avis au public des Coches et Messageries daté du 20 novembre 1730, « pendant huit mois de l’année, [les coches] font remettre à Marseille ce qu’on leur confie à Lyon dans cinq à six jours et, en hiver, dans sept à huit jours »58, une 51 En 1781, David Duffour et Martin investissent ainsi 3000 l.t. dans l’armement de La Paix, 2500 l.t. dans celui de L’Activité et 3500 l.t. dans celui de La Marianne-Olimpe. L’année suivante ils prennent un intérêt de 2500 l.t. dans le deuxième voyage de La Paix. Ibid. 52 Avant la guerre d’Amérique, 69 à 118 vaisseaux quittent chaque année Marseille pour les Isles. Entre 1784 et 1788, le nombre de départs annuels varie entre 100 et 141 et Marseille s’impose désormais comme le second port français d’armement pour les Antilles, certes loin derrière Bordeaux mais nettement devant Nantes et Le Havre. G. RAMBERT, Histoire du commerce de Marseille, t. VI, De 1660 à 1789, les colonies, Paris, Plon, 1959, p. 342 et 354-355. 53 AD69, 8B 845-7, fonds Ducré et Cie, correspondance reçue de Marseille, Guÿs et Cie, 16 juillet 1781. 54 Ibid., Johannot et Malvesin, factures de sucre, 12 novembre 1784 et 22 janvier 1785. 55 Ibid., Devoulx et Cie, 21 avril 1786. 56 AD69, 8B 845-2, fonds Ducré et Cie, correspondance reçue de Bordeaux, Nairac et Perrelet, (1780-1782) ; 8B 845-1, correspondance reçue de Bretagne (1781-1787). 57 AD69, 8B 1184-3, papiers d’affaires Rigollet (1628-1781). 58 Ibid. promesse plus ou moins confirmée par les correspondances marchandes, qui s’accordent pour estimer à huit jours le délai nécessaire pour faire parvenir à destination une balle de toiles, une caisse de soieries ou un caisson de rubans. Mais pour Bonaventure Carret, marchand de soieries, le principal avantage est financier, puisqu’il faut compter selon lui, en 1770, 6 l.t. par quintal pour acheminer jusqu’à Marseille un caisson de dorures et 3 à 4 l.t. pour un caisson d’étoffes, alors que le prix d’une voiture pour Bordeaux est « ordinairement de 21 à 22 l.t. le quintal » par la voie de Limoges59. Bon an mal an, les exportations lyonnaises vers les îles par le biais de Marseille auraient pu représenter de 300 000 à 600 000 l.t. annuelles et, à la veille de la Révolution60, d’après les estimations fondées sur la Balance du Commerce, les marchandises de Lyon et de sa région auraient pu représenter 6 % de la valeur des cargaisons chargées à Marseille pour les Îles. Deux autres mesures favorisent également Marseille : la levée de la prohibition sur les indiennes en 1756 et la suspension du monopole de la Compagnie des Indes en 1769, qui contribuent à élargir les horizons du grand commerce transocéanique marseillais. Quelques armateurs phocéens qui entretiennent des relations avec les milieux de l’indiennage suisse et leurs relais lyonnais, en profitent alors pour se lancer dans le commerce avec les Indes orientales. Si les articles de Lyon trouvent une place modeste dans les cargaisons destinées à l’Île de France61, les milieux d’affaires lyonnais en profitent pour renouer avec l’armement maritime et quelques-uns, comme les maisons Duffour et Martin ou Gaillard Grenus et Cie par exemple, se risquent à prendre des participations dans ces armements extrêmement coûteux, comme d’autres l’avaient fait avant eux au temps du commerce de la Mer du Sud. Le principal enjeu de ces armements étant de rapporter à Marseille, outre de magnifiques pièces indiennes, les toiles de coton indispensables à la fabrication de toiles peintes, la cité du Rhône, tant par sa position de ville relais que par la présence de négociants et de financiers suisses en ses murs, trouve ici encore matière à resserrer ses liens avec Marseille qui, plus que jamais, conforte sa position d’avant port océanique de Lyon. La circulation des soieries et « articles de Lyon » est représentative de ce que peut être la circulation des articles de luxe dans une Europe qui s’enrichit, où de nouvelles classes dominantes s’affirment et développent, par mimétisme avec les élites déjà en place, un goût pour l’ostentation et le paraître. À ce titre, les bourgeoisies portuaires n’échappent pas à la règle et amènent le négoce lyonnais à élargir ses horizons vers ces provinces de l’ouest du royaume qui étaient restées jusqu’alors en marge de ses aires commerciales. D’ailleurs, l’originalité de la démarche lyonnaise réside davantage dans la recherche de nouveaux débouchés pour des productions qui ont déjà acquis une solide réputation, mais qui évoluent peu, que dans l’innovation et la quête de nouveaux produits. À l’échelle du royaume, cet élargissement se fait au profit des provinces de l’ouest ; à l’échelle de l’Europe, il se fait surtout en direction de la mer du Nord et de l’Europe de l’Est. Sur le marché gaditan, deux exemples peuvent confirmer et illustrer ce choix : celui des toiles de Bresse ou de Beaujolais, dont les exportations sont assez rapidement abandonnées face à la concurrence des toiles silésiennes ; et celui des bas de soie, délaissés au profit des bas nîmois – les peruanos – qui correspondent mieux aux besoins des Hispano-Américains et que la Grande Fabrique lyonnaise ne cherche plus à concurrencer. Elle n’a pas cru bon innover pour s’adapter aux besoins spécifiques des marchés ultramarins. Il en est de même face à la concurrence des 59 AD69, 7B 730-21, fonds Carret, registre de copies de lettres (1767-1771), lettre à Jonas Stabré, 9 juin 1770. Selon Paul Butel, 44% des soieries débarquées à Saint-Domingue en 1784 auraient été transportées par des navires marseillais ; P. BUTEL, Les négociants bordelais…, op. cit., p.34. 61 L. DERMIGNY, op. cit., t.2, 456 p. 60 indiennes. Le consulat s’arc-boute sur ses positions protectionnistes et, par le biais de ses députés, défend constamment la législation prohibitive, sans envisager la possibilité de proposer aux consommateurs une alternative aux toiles peintes en proposant par exemple de nouvelles étoffes plus douces, plus confortables, plus solides, plus colorées, moins coûteuses, etc. L’exemple lyonnais montre aussi que certains courants d’échanges intra européens sont étroitement liés à l’existence de marchés extra européens, ultramarins : le commerce de Cadix aurait-il eu la même importance pour l’économie lyonnaise du XVIIIe siècle sans l’existence de colonies espagnoles en Amérique et sans ce fonctionnement très particulier de la Carrera de Indias qui permettait aux étrangers et aux Français en particulier, de contrôler une partie du commerce entre l’Espagne et ses possessions américaines ? Enfin, notre exemple rappelle aussi que la circulation des hommes et celle des marchandises sont liées, comme le montre la présence à Cadix d’une communauté de négociants lyonnais qui tient une place de premier plan au sein de la nation française de Cadix. D’ailleurs, on peut constater, entre les deux places, l’existence d’un système de jumelage, qui n’est pas sans rappeler celui qu’André Lespagnol avait mis en évidence entre Saint-Malo et le port andalou à propos de la formation des jeunes Malouins qui intégraient, pour quelques années, les filiales gaditanes comme « junior partners », le temps de se former aux mécanismes du commerce de Cadix62. C’est ainsi qu’en 1713, la paix revenue, Rolland et Chambon prennent en apprentissage le fils d’un des associés de la maison Chalut Lamure de Lyon, âgé de 20 ou 22 ans, et pour qui ils promettent d’avoir « tous les égards possibles »63. En juillet 1750, en revanche, Charles Benoist informe Barthélemy Magneval qu’il ne peut pas pour le moment recevoir chez lui le jeune Durand, que ce dernier lui a recommandé, faute de place, mais n’exclut pas de le prendre à son service plus tard, quand il se sera installé dans une maison plus grande. En attendant, il invite le jeune homme à « bonifier un peu son écriture et [à] prendre quelques lumières des parties doubles ». Quinze mois plus tard, Durand entre chez Benoist en qualité de commis aux livres64. Quelques temps après, Magneval transmet à son correspondant la lettre d’un autre jeune Lyonnais, dénommé Garnier, qui souhaite lui aussi trouver à Cadix « une maison pour pouvoir s’y placer », chose devenue pourtant difficile, à en croire le négociant gaditan, compte tenu à la fois du nombre important de jeunes gens qui arrivent quotidiennement et de la volonté qu’ont alors les maisons de commerce de réduire leur personnel plutôt que de l’augmenter65. Inversement, au même moment, Magneval a pris à son service, et ce pour les quatre ans à venir, un « petit bonhomme » du nom de Guillaume Marin, venu de Cadix à Lyon sur les recommandations de Benoist. Mais cet apprentissage n’est pas gratuit, puisque Magneval entend récupérer le montant de la pension du jeune garçon auprès du père de Durand, le commis de Benoist, et propose en retour à ce dernier d’agir de même auprès du père de Marin, afin de couvrir les frais d’entretien de son commis, ce que le négociant gaditan « répugne beaucoup » à faire car, écrit-il, « lorsque l’on travaille, l’on doit tout au moins gagner sa table »66. Quelques années plus tard, en 1762, alors qu’à Lyon, Guillaume Marin poursuit son apprentissage auprès de la maison J.L. Rivière et Cie, « qui en sont fort contents »67, c’est au tour de Guillaume Rey, le 62 A. LESPAGNOL, « Modèles éducatifs et stratégies familiales dans le milieu négociant malouin aux 17e-18e siècles : les ambigüités d’une mutation », dans F. ANGIOLINI, D. ROCHE (dir.), Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, E.H.E.S.S., 1995, p. 257-274. 63 AD69, 8B 1223-6 fonds Raymond Moulins, correspondance reçue de Cadix, Rolland et Chambon, 23 avril 1713. 64 AD69, 8B 1173-7, fonds Rey Magneval, correspondance reçue de Cadix, Charles Benoist, 28 juillet 1750 et 2 novembre 1751. 65 Ibid., 5 juin 1753. 66 Ibid., 24 juillet et 4 septembre 1753. 67 Ibid., Louis Feyt, 7 décembre 1762. neveu de Magneval, de faire le voyage de Cadix pour se former aux subtilités des commerces d’Espagne et des Indes, au service de Louis Feyt cette fois. Comme toutes les grandes places manufacturières et commerciales de l’Europe moderne, Lyon connaît donc au XVIIIe siècle une croissance réelle de ses échanges, tant en valeur qu’en volume, qu’accompagne un élargissement de son aire commerciale, notamment vers les provinces de l’ouest du royaume et les espaces ultramarins. Ce phénomène génère davantage de déplacements humains, accroît la mobilité d’une catégorie sociale qui, pendant longtemps, héritage de la glorieuse période des foires, s’était contentée de traiter ses affaires par voie épistolaire uniquement. Dorénavant, la vie du négociant lyonnais ne saurait se dérouler derrière son comptoir. En élargissant ses horizons, il gagne en mobilité comme le montrent l’installation de petites colonies marchandes dans ce grand port qu’est Cadix, mais aussi dans les colonies, comme c’est le cas, par exemple, au cours de la deuxième partie du siècle, au Cap-Français, à Saint-Pierre de la Martinique ou à Port-Louis, notamment après la « royalisation » de l’Île de France en 176668. En témoigne aussi la plus grande mobilité de certains marchands qui, à l’instar de Bonaventure Carret69, n’hésitent plus à entreprendre de longs voyages à travers le royaume et les États voisins pour trouver de nouveaux débouchés à leurs marchandises. Ainsi, tandis qu’en 1766, lors de son premier séjour à Bordeaux, Carret relève la présence de neuf autres Lyonnais dans l’hôtel où il loge70, à Cadix, en 1751, Charles Benoist constate de son côté que « l’on n’[y] voit absolument que des Lyonnais offrant leurs services à tout le monde, demandant : "commission, des commissions, pour l’amour de Dieu !" », à tel point qu’un dimanche de mai, en comptant pas moins de treize Lyonnais à la promenade, il eut l’impression d’être « aux Terreaux et non la Lamède »71. Olivier Le Gouic – Université de Bretagne Sud 68 O. LE GOUIC, Lyon et la Mer au XVIIIe siècle, thèse multigr., université de Bretagne Sud, 2009, p. 304-306 et 316-327. 69 F. BAYARD, « L’Europe de Bonaventure Carret et de ses associés, marchands lyonnais au XVIII e siècle », dans A. BURCKARDT (dir.), Commerce, voyage et expérience religieuse XVie-XVIII e siècles, Rennes, P.U.R., 2007, p. 55-86. 70 AD69, 8B 730-12, fonds Carret et Cie, correspondance entre Carret et Ferlat, Bordeaux, 24 janvier 1766. 71 AD69, 8B 1173-7, fonds Rey Magneval, correspondance reçue de Cadix, Charles Benoist, 30 mars et 4 mai 1751.