Prolongement et renversement du mythe : la réécriture de Robinson

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Prolongement et renversement du mythe : la réécriture de Robinson
Prolongement et renversement du mythe : la réécriture
de Robinson Crusoé en bande dessinée par Héctor
Germán Osterheld
Maud Gaultier
To cite this version:
Maud Gaultier.
Prolongement et renversement du mythe : la réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée par Héctor Germán Osterheld.
Cahiers d’Etudes
Romanes, Centre aixois d’études romanes, 2013, Mythes sans limites, pp.493-510.
<http://etudesromanes.revues.org/4226>. <hal-01365116>
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Cahiers d’études romanes
27 (2013)
Mythes sans limites
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Maud Gaultier
Prolongement et renversement du
mythe : la réécriture de Robinson
Crusoé en bande dessinée par Héctor
Germán Osterheld
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Référence électronique
Maud Gaultier, « Prolongement et renversement du mythe : la réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
par Héctor Germán Osterheld », Cahiers d’études romanes [En ligne], 27 | 2013, mis en ligne le 25 juin 2014,
consulté le 26 décembre 2014. URL : http://etudesromanes.revues.org/4226
Éditeur : Centre aixois d’études romanes
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© Cahiers d’études romanes
Prolongement et renversement du mythe :
la réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
par Héctor Germán Osterheld
Maud GAULTIER
Aix Marseille Université, CAER
Résumé
L’Éternaute, bande dessinée mythique des années 1950, dont la récente
récupération politique par le mouvement kirchnériste demeure controversée, est bien plus qu’une mise en récit des convictions politiques de son
auteur. S’il est vrai que par le biais de la science-fiction, l’œuvre explore la
réalité contemporaine d’Héctor Oesterheld, elle pose néanmoins plus
généralement, en s’inscrivant dans un corpus de “robinsonnades” collectives postmodernes qui prolongent et renversent le mythe de Robinson, la
question complexe du rapport de l’homme à l’Histoire.
L’Éternaute 1 est une bande dessinée de science-fiction, parue en
Argentine sous forme de feuilleton hebdomadaire de 1957 à 1959.
L’auteur du scénario est Héctor Germán Oesterheld, né en 1919 et mort
en 1978, victime de la dictature ayant sévi de 1976 à 1983, et le
dessinateur est Fransisco Solano López, né en 1928 et mort en 2008.
L’Éternaute raconte une véritable Odyssée : le personnage principal,
Juan Salvo, est contraint, à cause d’une invasion extraterrestre, de
quitter sa maison, îlot de bien-être dans lequel il va devoir laisser femme
et enfant – l’enfant n’étant pas un fils mais une fille – pour partir vivre
de multiples aventures dont la plupart consisteront à combattre
1
Les références de pagination seront celles de l’édition suivante : H. G. OESTERHELD Y F.
SOLANO LOPEZ, El Eternauta, Barcelona, Norma Editorial, 2010.
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différents monstres, par la force mais surtout par la ruse, avant de
revenir à son point de départ. Scénario très classique donc, qui s’inscrit
dans un genre – la science-fiction – faisant traditionnellement appel aux
mythes.
Mais L’Éternaute se démarque des comics argentins qui l’ont précédé,
en proposant à ses jeunes lecteurs une aventure inscrite au cœur de leur
vie : l’histoire (qui commence par la tombée brutale d’une neige
phosphorescente et mortifère) se déroule pendant les années où elle est
publiée, et, surtout, ses héros évoluent dans la ville même de Buenos
Aires :
[…] El Éternauta, que ponía cara a una Buenos Aires que conocíamos y en la que se desarrollaba una catástrofe que el cine y la
historieta, hasta entonces, habían ambientado en geografías más
‘prestigiosas’, como Londres o Nueva York. Los sorprendidos jóvenes lectores caminábamos todos los días por las calles donde
caía la nevada fatal. 2
écrira Carlos Trillo, auteur du prologue de la dernière réédition de
l’œuvre en langue espagnole. La capitale portègne est en effet évoquée
et dessinée avec une précision extrême, de sorte que l’on peut aisément
suivre le parcours des personnages, jalonné par des lieux fortement
connotés (places et statues symbolisant l’histoire de la République),
mais aussi par des rues quelconques, avec les graffitis politiques ou les
publicités de l’époque3 . Que Buenos Aires apparaisse comme l’endroit
où se produit une catastrophe mondiale ne permet pas seulement un effet
de reconnaissance et d’identification des lecteurs, mais remet en
question un certain ordre géopolitique du monde : pour le dire de
manière très schématique, l’Argentine passe, dans L’Éternaute, du statut
de pays périphérique à celui de centre de l’univers4 .
2
3
4
« […] L’Éternaute, qui faisait face à un Buenos Aires que nous connaissions et où se
déroulait une catastrophe que le cinéma et la bande dessinée avaient jusqu’alors toujours
placée dans une géographie plus prestigieuse, comme Londres ou New York. Nous, les
lecteurs ébahis, parcourions tous les jours ces rues où tombait la neige fatale. » – Prologue
de Carlos Trillo, ibidem, p. 9. Sauf mention contraire, les traductions des citations sont de
nous.
Par exemple, le fameux stade de football River Plate devient une place forte dans laquelle se
retranchent les résistants à l’invasion extraterrestre.
Cela est renforcé par le parcours des personnages allant de la périphérie au centre, ce qui
fait de Buenos Aires également une métaphore du monde en son ensemble.
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La réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
Le succès fut immédiat, les rééditions nombreuses, la première étant,
dès le début des années soixante, une réédition en trois tomes. Aux
rééditions vont s’ajouter les réécritures, puis les suites. Nous pouvons
citer une version en roman illustré (par divers dessinateurs dont Solano
López ne fait pas partie), qui paraît de 1962 à 1963 5 . En 1969,
Oesterheld conçoit une nouvelle version en faisant appel cette fois-ci à
un autre dessinateur, Alberto Breccia ; les dessins de ce dernier seront
beaucoup plus expérimentaux et novateurs que ceux de son
prédécesseur, tandis que le scénario proposera une allégorie sans
équivoque de la pensée anti-impérialiste d’Oesterheld. Cette version ne
connaîtra pas le succès du premier Éternaute, dont la version originale
sera d’ailleurs éditée une nouvelle fois en 1976, en un seul tome, avec
un tel succès que l’on demande aux deux auteurs (Oesterheld et Solano
López) d’en écrire une suite (L’Éternaute II). Engagé avec les Montoneros dans la lutte révolutionnaire armée, Héctor Oesterheld va alors
rédiger cette suite depuis la clandestinité, avant d’être arrêté par les
militaires au pouvoir. La radicalisation politique de l’œuvre est encore
plus importante dans cette version que dans la réécriture du premier
Éternaute entreprise avec Breccia. Elle a peu retenu l’attention du public
en tant qu’œuvre, mais par contre elle a beaucoup marqué les esprits, la
disparition d’Oesterheld, ainsi que de ses quatre filles, faisant
tragiquement écho à la mort de la famille de son héros Juan Salvo, qui
perd dans L’Éternaute II femme et enfant.
La mort de l’auteur ne clôt pas la vie de son personnage, devenu dès
lors mythique, et de nombreuses suites et réécritures ont été
ultérieurement élaborées, sous forme de bandes dessinées, mais aussi de
pièces de théâtre, d’opéra Rock, etc. Notons également que des
5
Je mentionne ici cette version car si l’interaction entre le récit et le dessin est bien sûr fort
intéressante à étudier, il faut souligner qu’Oesterheld travaillait seul sur le scénario et qu’il
n’en confiait la réalisation graphique à Francisco Solano López qu’en un deuxième temps.
Héctor Oesterheld a d’ailleurs hésité, lorsqu’il a imaginé pour la première fois l’histoire de
l’Éternaute, entre l’écriture d’un roman ou la création d’une bande dessinée. Cela autorise,
me semble-t-il, à axer davantage l’étude sur le récit que sur sa mise en images. Juan
Sasturain explique d’ailleurs que, si le projet d’Oesterheld de faire de L’Éternaute un roman
n’a jamais vu le jour, l’œuvre constitue « un véritable roman en images » (« una auténtica
novela dibujada »). J. SASTURAIN, « El Eternauta : tres veces Salvo », El Eternauta y otros
relatos de ciencia ficción, Ediciones Colihue, 1995, p. 230.
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Maud Gaultier
institutions telles que des bibliothèques ou des centres culturels portent
aujourd’hui le nom de El Eternauta 6 .
Si l’œuvre a marqué un véritable tournant dans l’histoire nationale de
la bande dessinée et dans celle du genre de la science-fiction argentine,
elle est désormais considérée comme un classique au sens large du
terme (j’entends par là tous genres confondus). En tant que telle, elle fait
l’objet d’une importante bibliographie critique. Mais c’est surtout durant
les dernières années que les études universitaires se sont multipliées,
notamment à cause de la façon dont un groupe politique dénommé La
Cámpora, d’orientation Kichnériste, a mis le héros de fiction sur le
devant de la scène. Son emblème est le Nestornauta, ou Eternéstor,
c’est-à-dire le personnage de Juan Salvo, tel qu’il apparaît sur les
couvertures de la plupart des éditions de l’ouvrage, revêtu d’une
combinaison (une sorte de scaphandre) lui permettant de sortir de chez
lui sans être tué par la neige mortelle ; si ce n’est que le visage de Salvo
est remplacé par celui de Néstor Kirchner (président de 2003 à 2007,
auquel a succédé Cristina Kirchner, son épouse, actuelle présidente de
l’Argentine) 7 .
Compte tenu de ce que je viens d’exposer, nous ne nous étonnerons
pas que les études sur L’Éternaute aient privilégié les axes suivants :
– Les études comparatistes entre les différentes versions des œuvres,
qui font apparaître une volonté toujours plus claire de la part de l’auteur
de faire de son œuvre le véhicule de ses convictions politiques.
– La dimension prophétique de l’œuvre, qui, mettant en scène le
surgissement d’un pouvoir absolu et innommable – dans L’Éternaute,
l’envahisseur est désigné par le pronom personnel « Ellos » qui signifie
« Ils » ou « Eux » – et explorant les différents mécanismes de la terreur,
peut se lire comme une anticipation de la Dictature pendant laquelle plus
de 30 000 Argentins – dont l’auteur lui-même – ont péri.
6
7
De nombreuses traductions de la bande dessinée dans d’autres langues existent également,
notamment la traduction française, parue en 2009 : H. G. OESTERHELD et F. SOLANO LOPEZ,
L’Éternaute, Paris, Vertige Graphic, 2009, 3 tomes.
L’une des stratégies de soutien politique au kichnérisme de la part de La Cámpora a été en
2010 l’invasion du Nestornauta sur les murs de Buenos Aires, sous la forme d’un graffiti
exécuté au pochoir.
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La réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
– Une analyse précise de la façon dont L’Éternaute, dans sa version
originelle (autrement dit celle qui nous occupe ici), est déjà une œuvre
profondément engagée : tout en reflétant le contexte politique extrêmement troublé de son époque, elle construit une véritable utopie sociale
dans laquelle la classe ouvrière (représentée notamment par un personnage secondaire nommé Franco) joue un rôle primordial.
– Le recours à la science-fiction comme genre permettant une
exploration de la réalité historique tout comme de la nature humaine
d’un point de vue philosophique8 .
– Enfin, en ce qui concerne les études les plus récentes, une analyse
sociologique de la façon dont le mythe littéraire de L’Éternaute a pu être
utilisé pour forger un autre mythe, politique cette fois : la figure
controversée de l’Eternéstor. Ces analyses ont soit pour but de réfléchir
sur les stratégies de communication du Kichnérisme (on pense évidemment au phénomène du Storytelling 9 ), soit de revenir sur les raisons
profondes permettant à une œuvre comme celle d’Héctor Oesterheld de
devenir un mythe politique 10 .
Il est cependant deux aspects fondamentaux de l’œuvre qui, malgré
leur importance, ont été peu développés. Le premier aspect concerne les
rapports, très nombreux et surtout plus significatifs qu’il n’y paraît de
prime abord, entre le récit de Daniel Defoe, Robinson Crusoé, et
L’Éternaute, et ce malgré les déclarations réitérées d’Héctor Oesterheld,
qui présente l’œuvre comme étant « sa version de Robinson Crusoé »11 .
8
9
10
11
Pour les deux derniers axes mentionnés, voir en particulier : P. FRANCESCUTTI, « De vuelta
al futuro con El Eternauta », Punto de Vista, Revista de Cultura, Buenos Aires, abril de
2007, año XXX, nº 87 ; C. LAXTAGUE, « El tópico ciencia ficcional del encuentro con la
otredad en El Eternauta de H. G. Oesterheld », M. LAFON, C. BREUIL et D. BRUNET, Tigre,
La science-fiction dans le Río de la Plata, Grenoble, Ellug, 2009, nº 17, pp. 47-60.
Voir C. SALMON, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits,
France, Éditions La Découverte, 2007.
Voir à ce propos les différents articles de Sebastián Gago, en particulier : S. GAGO, « El
Eternauta : las relaciones entre conocimiento y poder en las partes primera y segunda de la
historia », Estudios y Crítica de la Historieta Argentina,
http://historietasargentinas.wordpress.com, 32, enero 2010, Universidad Nacional de Córdoba, Escuela de Ciencias de la Información, Consulté le 5 octobre 2013.
Voir également : S. GAGO Y L. C. FERNÁNDEZ, Historieta y mitos políticos : la relectura
oficial de ‘El eternauta’ en la Argentina democrática, Anagramas, Medellín, 2012, Volumen 10, nº 20, pp. 117-128.
« Siempre me fascinó la idea del Robinson Crusoe. Me lo regalaron siendo muy chico, debo
haberlo leído más de veinte veces. El Eternauta, inicialmente, fue mi versión del Robin-
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Le deuxième aspect concerne les rapports qu’entretient le récit avec le
concept même de mythe, en tant que forme discursive vouée à fournir
une explication sur le monde. En effet, nous verrons que, à travers
l’étude d’un personnage secondaire nommé Mosca et qui est historien,
se noue dans L’Éternaute une sorte de dialectique entre Histoire et
mythe, ou disons plutôt, entre pensée mythique et pensée historique 12 .
L’analyse de ces deux aspects nous permettra alors de montrer comment
L’Éternaute s’inscrit dans un corpus de “robinsonnades” postmodernes
qui à la fois prolongent et renversent le mythe de Robinson en posant la
question complexe du rapport de l’homme à l’Histoire.
L’Éternaute, une robinsonnade ?
Si Héctor Oesterheld présente L’Éternaute comme une réécriture de
Robinson Crusoé, ou tout au moins comme sa version du mythe créé par
Daniel Defoe, la tendance a été de considérer cet hypotexte déclaré
comme un simple point de départ, dont le récit s’éloignerait très vite,
pour engager l’histoire dans des voies bien différentes. Il est vrai
qu’Héctor Oesterheld, dans ses déclarations, semble réduire lui-même le
rapport entre les deux œuvres à une analogie entre la situation initiale de
L’Éternaute et l’épisode du Robinson naufragé (qui représente à peu
près les trois quarts du volume total du roman de Defoe). Nous allons
voir que d’une part, si Robinson n’est plus cité dans la deuxième partie
du récit d’Oesterheld, l’ouvrage de Defoe reste une référence implicite
constante. D’autre part, nous verrons que les échos troublants entre les
scènes liminaires de L’Éternaute et les scènes finales de Robinson
Crusoé établissent un lien fort non pas avec le seul épisode du Robinson
naufragé, mais avec l’œuvre dans sa globalité.
Oesterheld déclare avoir voulu dépeindre « la soledad del hombre, rodeado, no ya por el mar sino por la muerte » 13 . C’est pourquoi, dans la
bande dessinée, les personnages eux-mêmes s’identifient très vite à
12
13
son. » – H. G. OESTERHELD, « Prólogo », El Eternauta (I), Buenos Aires, Ediciones Record,
1994 (1re ed. 1957). (« J’ai toujours été fasciné par l’idée de Robinson Crusoé. On me l’a
offert quand j’étais tout jeune, je dois l’avoir lu au moins vingt fois. Initialement,
L’Éternaute était ma version de Robinson. »).
Nous reprenons ces concepts dans le sens où Mircea Eliade les définissait ; voir par exemple
M. ELIADE, Aspect du mythe, Paris, Gallimard, 1973, pp. 14-32.
« La solitude de l’homme, entouré, non pas par la mer mais par la mort ».
H. G. OESTERHELD, « Prólogo », El Eternauta (I).
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La réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
Robinson, déclarant : « Somos robinsones que, en lugar de una isla,
hemos quedado recluídos en una casa » 14 . Mais le projet d’Oesterheld
est de placer son Robinson collectif dans une situation encore plus
extrême que celle de Robinson Crusoé, car la substitution de la mer par
la mort ne peut être anodine : les personnages, pense le protagoniste
Juan Salvo, s’avèrent être « más aislados aún que Robinson en su
isla » 15 .
Aussi, lorsque surgit la neige mortelle, le groupe d’amis se retrouve-til obligé d’organiser leur survie. Une série de correspondances entre
Robinson Crusoé et ces naufragés d’un autre style se tisse alors.
Oesterheld reprend les grandes étapes du cheminement de Robinson,
tant du point de vue matériel que dans ses réactions : comme lui, nos
rescapés doivent renouer avec le travail manuel, dresser un inventaire
par écrit de tout ce dont ils disposent, se doter d’armes et de munitions,
organiser des sorties en milieu hostile pour récupérer toutes sortes
d’objets, de la nourriture, des livres, etc. Comme Robinson, les
personnages passent par des moments d’exaltation et de découragement,
mais surtout, se trouvent immergés dans un monde où tout n’est que
régression vers un état de nature régi par la loi de la jungle, défini par la
phrase « l’homme est un loup pour l’homme ». Fidèles à une thématique
typiquement robinsonnienne, nombreuses sont les scènes montrant
comment les hommes, privés de tout environnement social, se
comportent comme des bêtes sauvages, n’hésitant pas à tuer leur
prochain pour survivre. Comme dans l’ouvrage de Defoe, mais selon des
modalités bien différentes, les personnages vont également apprendre à
dépasser ce premier état de régression.
Cependant, dans L’Éternaute, nos robinsons improvisés vont vite sortir
de leur refuge, s’apercevant qu’ils ne sont pas aussi seuls qu’ils l’avaient
cru au départ : Juan Salvo et ses amis vont rejoindre un groupe de
militaires rescapés qui organisent la résistance16 . Les comparaisons
explicites avec le roman de Defoe disparaissent du récit. Pourtant, les
liens unissant les deux œuvres persistent à plusieurs niveaux.
14
15
16
« Nous sommes des robinsons qui, au lieu d’être reclus dans une île, le sont dans leur propre
maison ». H. G. OESTERHELD y F. SOLANO LÓPEZ, op. cit., p. 28.
« Encore plus isolés que Robinson sur son île », ibidem, p. 54. C’est nous qui soulignons.
« ¡ Todo empieza a ordenarse ! ¡ No estamos tan solos como creíamos ! », ibidem, p. 84.
(« Tout commence à s’organiser ! Nous ne sommes pas aussi seuls que nous le
pensions ! ».).
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Si les personnages abandonnent leur île, ils n’abandonnent pas pour
autant leur condition d’êtres fondamentalement seuls, plongés dans un
océan de mort et de brutalité. La narration, qui se présente, de la même
manière que chez Defoe, comme un récit rétrospectif à la première
personne effectué par le héros éponyme, alterne les scènes d’action et
les scènes de réflexion, de façon très analogue au procédé utilisé dans
Robinson Crusoé. Ces hommes sont seuls face au mystère que
représente l’invasion par les « Eux », seuls face au mystère que
représente l’altérité la plus absolue. Nos personnages n’ont plus besoin
de leur île pour demeurer des naufragés. C’est pourquoi de nombreux
épisodes, renvoyant de manière claire à l’hypotexte de départ, sont
placés après que les protagonistes ont abandonné leur abri17 .
Je n’en donnerai ici qu’un seul exemple : pendant leurs combats contre
l’envahisseur, les personnages sont confrontés, comme Robinson sur son
île, à des scènes de cannibalisme, sur lesquelles les deux œuvres
reviennent à plusieurs reprises. En effet, les extraterrestres, lors de
combats qui tournent mal, se mettent à manger leurs semblables 18 .
L’horreur ressentie par les témoins du macabre festin est mise en scène
et évoquée de manière très similaire dans les deux œuvres. Tout
d’abord, les personnages décrivent la scène, puis réagissent : « Je fus si
stupéfié à cette vue que […] mes appréhensions étaient étouffées sous
les impressions que me donnaient un tel abîme d’infernale
brutalité… » 19 , note Robinson ; tandis que Salvo dit : « […] Porque no
recuerdo sensación de repulsión más intensa : creo que cada célula de
nuestros cuerpos odiaba hasta la demencia a aquellos invasores… »20 .
Mais le plus intéressant est que dans les deux cas, le cannibalisme
permet aux personnages de prolonger leur réflexion sur l’espèce
humaine, par le biais de ce qui est présenté dans les deux œuvres comme
17
18
19
20
Le Robinson de Defoe est d’ailleurs d’une certaine manière lui-même un naufragé avant
même d’échouer sur son île déserte. En effet, dans un épisode antérieur au naufrage, il
remarque : « […] je me disais souvent que je vivais tout à fait comme un naufragé jeté sur
quelque île déserte et entièrement livré à lui-même ». D. DEFOE, Robinson Crusoé, Paris,
Gallimard, 2011, p. 96.
Ainsi procèdent à plusieurs reprises les « cascarudos » et les « gurbos » (termes traduits par
« scarabées » et « gurbes » dans l’édition française, et qui désignent des créatures
monstrueuses venues envahir la terre).
D. DEFOE, op. cit., p. 285.
H. G. OESTERHELD Y F. SOLANO LÓPEZ, op. cit., p. 98. (« Car je n’ai pas le souvenir d’une
sensation de répulsion plus intense : je crois que chaque cellule de nos corps haïssait ces
envahisseurs jusqu’à la démence… »).
500
La réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
la forme la plus exacerbée de la barbarie. Robinson, sans la justifier,
réussit quelques pages plus loin à relativiser un tant soit peu cette
coutume ; dans L’Éternaute, c’est le personnage de Favalli qui introduit
ce relativisme en tentant d’atténuer la répulsion causée par le spectacle
des créatures s’entredévorant.
De manière plus générale, dans L’Éternaute, différentes étapes de la
pensée de Robinson sont incarnées par les divers représentants du petit
groupe. Obligé de soliloquer dans le roman de Defoe, le Robinson
collectif d’Oesterheld reproduit, grâce aux dialogues, les différentes
facettes de la personnalité complexe de Crusoé 21 . Dans les deux œuvres,
nous retrouvons d’ailleurs un même rapport ambigu à la question du
« sauvage » ou de la sauvagerie : si « le sauvage » est souvent « l’autre »
dans la première comme dans la seconde, le retour à l’état sauvage
s’applique également aux héros eux-mêmes, qui à plusieurs reprises se
comportent de manière tout aussi barbare que leurs agresseurs.
Si, comme nous l’avons vu, les personnages de L’Éternaute désertent
assez vite leur île/maison pour vivre d’autres aventures en déambulant
dans Buenos Aires, Robinson Crusoé ne saurait être (contrairement aux
fameuses préconisations de Rousseau22 ), limité au seul épisode insulaire.
Or, il est frappant de constater combien les scènes les plus célèbres de la
bande dessinée rappellent les dernières pages de l’œuvre de Daniel
Defoe. En effet, Vendredi et Robinson se retrouvent confrontés à une
neige aussi inhabituelle que mortelle : « […] il continua à neiger avec
tant de violence et si longtemps, qu’on disait que l’hiver était venu avant
son temps. […] En un mot, la neige […] n’étant point durcie par la
gelée, comme dans les pays septentrionaux, on courait le risque d’être
enseveli vivant à chaque pas »23 . Cette neige implique en outre pour
Robinson de devoir se défendre contre différentes bêtes, en particulier
peut-être contre « une espèce de loup à deux jambes »24 , qui, dans
l’œuvre d’Oesterheld, ne sera autre que l’homme lui-même : « Había
21
22
23
24
En cela, L’Éternaute s’inscrit dans la tradition des « robinsonnades collectives ».
Jean-Jacques Rousseau recommande de ne conserver dans la bibliothèque de son Émile
qu’un seul ouvrage, celui de Robinson Crusoé, mais restreint aux moments où Robinson est
seul sur son île. Héctor Oesterheld a sans doute lu, étant enfant, une version destinée aux
plus jeunes, de sorte qu’il a probablement été avant tout séduit par l’épisode insulaire. Mais
tout porte à croire, comme nous allons le voir, que ses multiples relectures de l’œuvre l’ont
finalement amené à la découvrir in extenso.
D. DEFOE, op. cit., p. 465.
Ibidem, p. 466.
501
Maud Gaultier
fieras sueltas en torno nuestro. Fieras : hombres » 25 . La scène de la neige
entravant la progression des hommes, les éblouissant, pendant qu’ils
doivent livrer bataille contre des « bêtes dévorantes » ou des « bêtes
infernales », dont le texte souligne à maintes reprises le caractère
monstrueux, s’étend chez Defoe sur une vingtaine de pages. Ces
monstres, à l’instar de ceux de L’Éternaute, sont également capables de
s’organiser comme une véritable armée : « […] nous en vîmes environ
une centaine venir droit à nous, tous en corps, et la plupart d’entre eux
en ligne, aussi régulièrement qu’une armée rangée par des officiers
expérimentés » 26 .
Ainsi, lorsque Robinson, sortant victorieux de son affrontement contre
la neige et les bêtes monstrueuses, relate sa terreur, nous avons
l’impression de lire une vignette de L’Éternaute décrivant la bataille de
Juan Salvo et ses compagnons, contre les « gurbes » :
Pour ma part je n’eus jamais de ma vie un sentiment plus profond
du danger ; car, lorsque je vis plus de trois cents de ces bêtes
infernales, poussant des rugissements et la gueule béante,
s’avancer pour nous dévorer, sans que nous eussions rien pour
nous réfugier ou nous donner retraite, j’avais cru que c’en était
fait de moi. 27
Une lecture détaillée de Robinson Crusoé et de L’Éternaute permet
donc de mettre en lumière une multitude d’analogies entre les deux
œuvres. Cela suffit-il, pour parler au sujet de l’œuvre d’Héctor
Oesterheld, de « robinsonnade » ? Comme l’explique Jean-Paul
Engélibert dans La postérité de Robinson Crusoé, un mythe littéraire de
la modernité, « il ne suffit pas qu’un roman renvoie ponctuellement à
Robinson, fût-ce dans son titre, pour constituer une robinsonnade »28 . Il
faut en effet qu’il y ait une réelle volonté de réécriture, donnant
naissance à une œuvre qui prend elle-même en charge les diverses
questions, métaphysiques ou politiques, posées par le mythe de
Robinson.
25
26
27
28
H. G. OESTERHELD Y F. SOLANO LÓPEZ, op. cit., p. 63.
D. DEFOE, op. cit., p. 477. Cet aspect militaire, embryonnaire chez Defoe, est omniprésent
dans l’œuvre d’Héctor Oesterheld, inscrivant ainsi l’œuvre dans un genre bien défini et
visant un public précis.
Ibidem, p. 483.
J.-P. ENGELIBERT, La postérité de Robinson Crusoé : un mythe littéraire de la modernité,
1954-1986, Genève, Droz, 1997, p. 15.
502
La réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
Il est impossible de résumer en quelques lignes quelles sont les
questions posées par le roman de Defoe. De nombreux ouvrages ont été
consacrés à disséquer le sens de ce mythe, se contredisant même parfois
les uns les autres. Cependant, nous pouvons percevoir en creux, à travers
l’œuvre de L’Éternaute, comment Oesterheld appréhendait ce mythe, et
ce qu’il en a fait.
Comme le dit Marthe Robert, le roman de Defoe est à placer sous le
signe de la « construction » ou de la « reconstruction » : « aidé par les
débris de la civilisation qu’il a fuie, Robinson reconstruit à grand renfort
de patience et de travail un monde épuré de toute présence humaine »29 .
En effet, roman dit de la « modernité » et de « l’individualisme
bourgeois », Robinson Crusoé raconte une réussite, dans la mesure où
« la trajectoire du héros [figure] un progrès politique, social [et]
économique »30 . À l’opposé de cela, le récit d’Oesterheld place ses
héros dans une situation où, malgré les efforts réitérés des personnages,
toute tentative de reconstruction sera vaine. L’univers de L’Éternaute
n’est à aucun moment un monde vierge de toute présence humaine. Son
héros n’aura pas la possibilité d’être dans la reconstruction, mais restera
en permanence dans une lutte pour sa survie.
Tel semble être le trait le plus marquant des robinsonnades
postmodernes (ici dans le sens chronologique du terme, c’est-à-dire
celles qui furent écrites à partir des années cinquante) dégagé par JeanPaul Engélibert : « de la figuration d’un projet ou d’un progrès, [la
réécriture du mythe] est passée à leur remise en cause » 31 . Si Robinson
est bien l’objet d’une régression, son histoire est tout de même linéaire,
menant le héros vers la réalisation de soi. Dans L’Éternaute, toutes les
tentatives d’ordre constructif émanant des personnages sont soit
promptement abandonnées, soit se soldent par des échecs, chaque
victoire contre l’ennemi ne faisant que provoquer une catastrophe plus
importante encore. La négation de l’idée de progression est d’ailleurs
parfaitement illustrée par la structure du récit ; celui-ci possède une
structure cyclique, Juan Salvo étant à la fin renvoyé juste avant
l’avènement même des faits narrés : mais ce dernier a perdu la mémoire,
29
30
31
M. ROBERT, « Robinsonnades et donquichotteries », Roman des origines et origines du
roman, Paris, Gallimard, 2009, p. 145.
J.-P. ENGELIBERT, op. cit., p. 340.
Ibidem.
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Maud Gaultier
de sorte qu’il ne pourra pas, comme le fait Robinson, tirer lui-même les
leçons de son « expérience de naufragé ». C’est pourquoi, comme nous
allons le voir, la réécriture du mythe par Oesterheld nous semble
correspondre parfaitement aux robinsonnades qui, souligne Engélibert,
depuis Sa majesté des mouches de William Golding, publié en 1954
(soit exactement pendant la même période que L’Éternaute), se font
« l’instrument littéraire d’un questionnement général à l’égard
du sujet » 32 .
Les questionnements posés par la bande dessinée, à travers l’ironie
d’Oesterheld quant aux leçons à tirer de cette histoire – ainsi que de
l’Histoire –, se cristallisent en particulier dans un personnage dont la
fonction sera justement de prendre du recul face aux événements : il
s’agit de l’historien Mosca.
Entre pensée mythique et pensée historique
Confronter les protagonistes d’une fiction, comme le fait Oesterheld,
au topos de la fin imminente des hommes sur terre, c’est bien sûr faire
surgir la question de comprendre ce qui fonde l’être humain. À cette
question, chaque robinsonnade apporte sa propre réponse. L’Éternaute
aborde la question depuis une multitude d’angles. Un de ces angles, et
non le moindre, est traité à travers un personnage qui nous semble
essentiel : parmi le petit groupe de rescapés va apparaître au cours du
récit un dénommé Mosca, historien de profession. Son personnage a
déjà été étudié sous l’angle de la caractérisation sociale : il représente,
au sein du groupe, l’intellectuel. Souvent tourné en dérision, il constitue
un contrepoint à la figure de Franco, l’ouvrier courageux dont l’héroïsme est tel qu’il va prendre une importance croissante au fil du récit.
À travers la confrontation de ces deux personnages, Oesterheld proposerait une métaphore du rapport problématique entre ouvriers et
intellectuels, caractéristique du péronisme. Cette lecture peut cependant
être complétée.
Comme je l’ai déjà expliqué, le récit débute par l’irruption inopinée
d’une catastrophe, que le lecteur appréhende à travers le point de vue de
Juan Salvo, enfermé chez lui avec quelques amis. Cet enfermement n’est
pas seulement physique, mais métaphorique : les protagonistes se
32
Ibidem, p. 341.
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détournent volontairement du monde pour jouir de leur confort, repliés
sur eux-mêmes. La seule fenêtre ouverte sur l’extérieur sera alors la
radio allumée, par l’intermédiaire de laquelle ils apprennent que des
essais nucléaires viennent d’être effectués par les États-Unis. Cette
irruption du politique dans l’intimité amicale est très mal accueillie par
l’un des personnages qui s’écrie, avec une violence surprenante, « al
cuerno con la radio » 33 . La maison, qui deviendra sous peu un îlot
entouré de mort, était déjà, avant la neige mortelle, un refuge dans
lequel la vie extérieure (divers bruits des passants dans la rue, moteurs
des voitures…) n’arrivait que sous une forme atténuée : d’ailleurs,
lorsque les premiers signes de ce qui s’avérera être une catastrophe
planétaire leur arrive sous la forme d’une collision entre deux voitures,
Favalli empêche fermement son ami d’aller voir ce qui se passe : « No
por eso vamos a interrumpir el juego » 34 s’exclame-t-il. Seule
l’obscurité totale causée par une panne généralisée d’électricité réussira
à obliger les personnages à s’intéresser aux événements qui les
entourent.
Les protagonistes seront donc alors, à leur corps défendant, rattrapés
par l’Histoire dont ils voulaient se détourner 35 . Juan Salvo explique en
effet que son seul horizon était jusqu’alors les petits plaisirs simples de
la vie. S’il n’était pas, à la différence de Robinson, en manque
d’aventure avant la catastrophe, il partageait cependant (au départ) son
idéal individualiste 36 .
Mais pour que ses personnages renouent avec l’Histoire, Oesterheld a
recours au mythe, puisqu’il les confronte à une apocalypse qui les fera
revenir aux temps des origines (ce qui constitue un des aspects de la
régression que nous avons évoquée). Ainsi, la catastrophe, dans un
double mouvement contradictoire, va à la fois éloigner les personnages
de l’Histoire, et les en rapprocher : Mosca, l’historien, ne cesse de faire
33
34
35
36
H. G. OESTERHELD Y F. SOLANO LOPEZ, op. cit., p. 21 (« qu’elle aille au Diable, cette
radio ! »).
Ibidem, p. 22 (« On ne va pas interrompre la partie pour ça »).
J’écris ici « rattrapés par l’Histoire », alors qu’il s’agit évidemment pour les personnages
d’être rattrapés par l’actualité politique. Mais le récit nous invite à faire cette confusion :
Mosca l’historien se définit lui-même comme un « journaliste », « un super-journaliste », et
qualifie sans cesse les scènes vécues par les personnages de « moments historiques »,
ibidem, p. 88.
Cet aspect est d’ailleurs confirmé par de nombreux autres détails, comme par exemple le
fait d’appeler Martita, la fille de Salvo, « l’héritière ».
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Maud Gaultier
des analogies entre les différents épisodes se déroulant dans L’Éternaute
et les événements marquants de l’Histoire nationale : « ¡ Estamos
viviendo algo así como una nuevas invasiones inglesas ! ¡ Los próximos
combates serán recordados junto a los de Maipú y Chacabuco ! »37 Une
fois effectué, ce rapprochement est refusé, remis en cause, par Juan Salvo lui-même, qui s’exclame : « Mosca hablaba de historia, trataba de
mirar lo que nos ocurría con los ojos de las generaciones futuras. Pero…
¿ Habría generaciones futuras ? » 38 . Il y a là bien sûr un clin d’œil
d’Héctor Oesterheld à ses jeunes lecteurs, qui leur donne ironiquement
l’occasion, au sein de leur magazine de comics, de réviser leurs leçons
d’Histoire ! Mais cette réplique de Juan Salvo souligne surtout à quel
point la catastrophe fait disparaître toute perspective de temps
historiquement défini, comme elle semble avoir annihilé le passé : celuici paraît en effet complètement dérisoire aux yeux du protagoniste, qui
remarque en parcourant les rues dévastées de Buenos Aires : « Pensar
que hace apenas unos años la gente andaba por aquí gritando por la
‘laica’ o por la ‘libre’… »39 .
Seul l’historien semble ne pas percevoir la vanité de la perspective
historique, ce qui irrite continuellement les autres personnages. Occupé
à consigner des informations inutiles sur son carnet, il est ressenti
comme un individu lâche, qui ne se soucie pas d’aider son prochain :
« Como le va amigo Mosca ? No le vi durante el combate… » ; « No se
puede ser a la vez historiador y combatiente » ; « estábamos viviendo la
historia, no escribiéndola »40 . Mosca apparaît alors comme un parasite :
on lui fait remarquer qu’il porte bien son nom, dont la traduction est
“mouche” 41 . Il assaille les combattants de questions au sujet du temps
37
38
39
40
41
H. G. OESTERHELD Y F. SOLANO LOPEZ, op. cit., p. 88 (« Nous sommes en train de vivre
quelque chose comme les nouvelles invasions anglaises ! On se souviendra des prochains
combats comme on se souvient de ceux de Maipú et de Chacabuco ! »).
Ibidem (« Mosca parlait d’histoire, il essayait de regarder les événements avec les yeux des
générations futures. Mais… Y aurait-il des générations futures ? »).
Ibidem, p. 267 (« dire qu’il n’y a pas si longtemps, on était dans la rue, en train de se battre
pour une université libre ou laïque » : référence aux manifestations du 15 septembre 1958
en réaction au projet de rendre possible la création d’universités privées). Nous retrouvons
ce jeu manifeste d’occultation et de dévoilement simultané dans les dessins : par exemple, le
lecteur trouvera au détour d’une vignette le graffiti « vote Frondizi », mais à moitié effacé.
Ibidem, p. 111. (« comment allez-vous Monsieur Mosca ? je ne vous ai pas vu pendant le
combat… » ; « On ne peut pas être à la fois historien et combattant » ; « Nous étions en
train de vivre l’histoire, non de l’écrire ».).
« poca gente he conocido con un apellido tan adecuado como usted… »; « soy un pesado …
pero la historia no se puede escribir sin preguntar! », ibidem, p. 107. (« J’ai rencontré peu de
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précis s’étant déroulé entre telle et telle action, auxquelles ces derniers
ne daignent même pas répondre ; à l’opposé, le personnage de Juan
Salvo sait bien que le sens de son combat ne se construit pas avec des
calculs minutieux effectués grâce à un calendrier : il a basculé dans le
temps du mythe.
Oesterheld va très loin dans sa ridiculisation du personnage incarnant
l’Histoire : on le retrouve à la fin de l’album, complètement ivre, tenant
des propos incohérents et entravant encore le déroulement de l’action :
alors que les protagonistes doivent fuir d’horribles monstres qui leur
foncent dessus, le jeune Pablo (lui aussi, comme Franco, représentant
des classes populaires) est obligé de transporter Mosca dans la benne
d’un tricycle, ce qui ralentit considérablement le groupe, le mettant
encore davantage en danger. Le regard porté sur l’historien n’est donc
pas tendre, et lorsque celui-ci fait part de ses regrets de s’être enivré,
Juan Salvo a même envie de le frapper !42
Cependant, si nous sommes bien confrontés à une dégradation évidente
de l’image de l’historien, nous assistons dans le même temps à sa
réhabilitation. En effet, Pablo raconte à Juan Salvo (pendant leur fuite en
vélo) que Mosca lui a sauvé la vie, au péril de la sienne.
Paradoxalement, l’historien reste en retrait lorsqu’il s’agit de prendre
part à un combat « historique », mais agit en héros complètement
méconnu, lorsqu’il sauve un ami. L’image de l’historien lâche et
vaniteux qui domine au long du récit, s’efface alors, pour laisser place à
celle d’un véritable héros de l’ombre.
L’animosité exprimée à l’égard du personnage de Mosca reflète les
espoirs – certainement déçus – d’Oesterheld, de donner du sens au
processus historique se déroulant dans l’Argentine de son époque, mais
peut également être lue dans une perspective plus générale : dépassé par
42
gens ayant comme vous un nom aussi adéquat… » ; « je suis lourd… mais l’histoire ne se
construit pas sans questions/ questionner ! »).
Ibidem, p. 304. « Por qué… por qué estaré tan…tan borracho… Si no escribo la historia…
de todo esto… ¿ quién se acordará del mayor… y de tanto… tanto bravo… que murió con
él ? El desolado Mosca se hundió en el asiento: una lágrima absurda se le descolgó del párpado. Tuve ganas de pegarle. Pero Pablo se revolvió a mi lado ». (« Pourquoi… pourquoi
suis-je si… si saoul, si je n’écris pas l’histoire… de tout cela… qui se souviendra du
sergent… et de tous ces hommes courageux, qui ont péri avec lui ? L’inconsolable Mosca
s’enfonça sur son siège : une larme absurde se détacha de sa paupière. J’eus envie de le
frapper, mais Pablo s’agita à côté de moi »).
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les événements, Mosca incarne l’échec de ce que nous pouvons appeler
« la pensée historique ». Ainsi, l’Histoire devient incapable de fournir
des réponses. En se montrant impuissante à prendre en charge les
événements ayant lieu dans notre récit, le discours historique en devient
« absurde » (tout comme la larme versée par l’historien) 43 .
C’est donc le mythe qui va prendre le relais ici, mais de manière
ironique. En effet, une voix prend bien le relais de celle de l’historien :
celle du personnage de l’Éternaute qui, lui, va nous raconter les
événements, mais sous la forme d’un mythe (le récit que nous sommes
en train de lire). Ainsi, Oesterheld nous fait bel et bien basculer de
l’Histoire dans le mythe. La trame linéaire du récit de Salvo, racontant
les faits en prenant soin de respecter leur déroulement chronologique,
est englobée par la structure cyclique du récit, puisque l’Histoire est en
fait dotée d’un double commencement : l’évocation de la neige mortelle
est en effet précédée par l’apparition de l’Éternaute, qui explique dès
l’incipit sa condition de voyageur éternel du temps ; le livre se clôt bien
sûr par un retour à la situation initiale 44 . Mircea Eliade différencie
l’homme moderne de l’homme des sociétés archaïques en cela que
« tout comme l’homme moderne s’estime constitué par l’Histoire,
l’homme des sociétés archaïques se déclare le résultat d’un certain
nombre d’événements mythiques » 45 . Oesterheld renvoie ici dos à dos
« pensée mythique » et « pensée historique », sans chercher à faire
l’apologie de l’une ou de l’autre 46 .
C’est à mon avis le sens d’une réplique de Mosca, qui, pour la
première et unique fois dans toute l’œuvre, prend en compte la
dimension mythique des événements, conciliant alors, avec humour (et
avec ironie en ce qui concerne Oesterheld), Histoire et mythe : affalé
dans son tricycle pendant que le pauvre Pablo pédale dans sa fuite
effrénée, l’historien s’exclame, toujours en état d’ébriété :
« ¡ Yipííííí !… ¡ Esto… es como viajar… en alfombra mágica ! Ni
43
44
45
46
Voir la citation de la note précédente.
Ce jeu est même en réalité encore plus prononcé, car la trame linéaire est constituée pas un
aller et un retour : de la périphérie de Buenos Aires vers le centre, puis du centre vers la
périphérie (les personnages repassant par les mêmes lieux à l’allée et au retour).
M. ELIADE, op. cit., pp. 22-23.
Quitte à tomber peut-être dans une impasse : n’est-ce pas d’ailleurs l’historien Mosca, qui
dit au personnage mythique de l’Éternaute, « Lo mejor es no pensar », devise que Juan
Salvo reprendra à son compte ensuite. H. G. OESTERHELD Y F. SOLANO LOPEZ, op. cit.,
pp. 128-129 (« Mieux vaut ne pas penser »).
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La réécriture de Robinson Crusoé en bande dessinée
Heredoto… ni Tucídides… viajaron nunca… así…soy mejor… historiador… que ellos ! ¡ Hic ! »47
*
Cette robinsonnade collective semble donc avoir moins foi en l’homme
et en ses progrès que l’hypotexte dont le mythe est issu. Nous pouvons
ainsi conclure avec Jean-Paul Engélibert : « De la justification du projet
d’émancipation de l’homme à la naissance de la modernité, le mythe de
Robinson a évolué vers l’interrogation sur ses conditions de possibilités,
le scepticisme quant à la réussite, le questionnement métaphysique quant
à ses fondements. Le mythe littéraire demeure mais en quelque sorte
renversé : le récit permet aujourd’hui d’interroger ce qu’il affirmait hier
et de dénoncer maintenant ce que ses premières versions
légitimaient »48 .
On peut comprendre ici, dans la mesure où l’on voit combien la seule
lecture « politique » de l’œuvre, qui veut que le récit exalte la figure
d’un héros collectif, peut être nuancée, que certains lecteurs de
L’Eternaute, non kichnéristes, ont pu s’offenser de la récupération
politique de la figure mythique opérée par le parti. Certes, cette
récupération ne trahit pas, comme l’explique Juan Pablo Feinmann, le
sens de l’œuvre d’Oesterheld. Mais ces lecteurs offusqués voient dans
L’Éternaute un mythe bien plus complexe que ce que la figure de
l’Eternéstor laisse entrevoir.
Raoul Girardet dans son ouvrage Mythes et mythologies politiques,
dit : « Les grands héros imaginaires, prototypes éternels proposés au
rêve et à la médiation des générations successives, […], la littérature
comme la peinture peuvent leur prêter les visages les plus divers. Ils ne
sont dépendants d’aucune chronologie, d’aucun contexte événementiel.
Ils peuvent être et ils ont été sans cesse réinventés » 49 . Notons que
l’Éternaute, à la différence de l’Eternéstor, a l’avantage de ne pas être,
de ne pas avoir été, un être de chair et de sang : c’est pourquoi
l’Éternaute possède une force dont l’homme politique, même mythifié,
47
48
49
Ibidem, p. 297. (« Youppii ! C’est comme voyager… sur un tapis volant ! Ni Hérodote… ni
Thucydide… ne voyagèrent jamais… de cette manière… et donc, je suis un meilleur…
historien…qu’eux ! Hic »).
J.-P. ENGELIBERT, op. cit., p. 340.
R. GIRARDET, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986, p. 81.
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sera toujours dépourvu. Nous n’allons pas conclure pour autant qu’il
s’agissait pour Oesterheld de présenter le mythe, et subsidiairement sa
mise en bande dessinée, comme le seul discours possible pour penser le
destin de l’humanité : cependant, il faut souligner que c’est cette
première version de L’Éternaute, donnant une large part au mythe et
évitant la radicalisation politique des réécritures suivantes, qui a marqué
durablement l’histoire des comics argentins.
Resumen
El Eternauta, historieta mítica de los años 1950, es, a pesar de su reciente
recuperación política por el partido kirchnerista, mucho más que la mera
ilustración de las convicciones políticas de su autor. No se puede negar que
a través de recursos ciencia ficcionales, la obra explora la realidad contemporánea de Héctor Oesterheld ; sin embargo, no debemos olvidar que al
inscribirse dentro de un corpus de robinsonadas colectivas posmodernas
que prolongan e invierten el mito de Robinson, también plantea, de manera
más amplia, la difícil cuestión de la relación del hombre con el concepto de
Historia.
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