Année 2011 - Académie des sciences, belles

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Année 2011 - Académie des sciences, belles
ISSN 1157 075X – INIST 25793
MÉMOIRES
de
l’Académie des Sciences, Belles Lettres
et Arts de Savoie
Années 2011 - 2012
HUITIÈME SÉRIE
Tome XII
2013
Académie de Savoie
Château des Ducs de Savoie - BP 1802 - 73018 Chambéry Cedex
www.academiesavoie.org
1
ARTICLE 35 DU RÈGLEMENT
«L’Académie n'entend ni adopter ni garantir les opinions émises dans les Mémoires dont elle
aura autorisé la publication. Cet article du règlement sera imprimé en tête de chaque volume
des Mémoires».
........................................................................................
L’Académie de Savoie, à son regret, ne peut publier toutes
les communications qui lui sont présentées chaque année.
Mais elle signale toujours l’intérêt de chacune d’elles.
Au surplus, elle doit se conformer à la mission que lui donnent
ses statuts de retenir en priorité «les travaux ayant trait à la
Savoie»
D’une manière générale, les textes doivent avoir un caractère
d’originalité, être inédits ou reposer sur l’interprétation nouvelle
de sujets connus.
La non-insertion d’un texte n’implique en aucune façon un
jugement défavorable quant à sa valeur ou son intérêt.
........................................................................................
Droits de reproduction réservés pour tous les pays
Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants-cause, est illicite et constitue un délit de contrefaçon
sanctionné par l'article L335-2 du code la propriété intellectuelle.
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Sommaire
Liste des membres de l'Académie de Savoie au 1° juillet 2013 .......................................... 7
Le bureau de l’Académie depuis le 31 janvier 2012 ........................................................... 15
Liste des sociétés et organismes correspondants ............................................................... 16
Chronologie de l’Académie de Savoie ............................................................................... 21
et liste des présidents et secrétaires perpétuels
Année 2011
Vie de l’Académie :
Rapport moral du secrétaire perpétuel au titre de l’année 2011.......................................... 24
Séance solennelle de rentrée 2011:
Allocution de M. Louis TERREAUX
Discours de réception de M. Joseph-César PERRIN .......................................................... 30
« La langue française au Val d'Aoste. Histoire d'un combat difficile »
Discours de Réception :
Mme Aurore FRASSON-MARIN :.................................................................................... 50
« Verdi et le Risorgimento : temps fictif, temps de l'histoire »
Réponse de M. André Palluel-Guillard .............................................................................. 73
M. Jean THERME : ........................................................................................................... 79
« Les énergies : situation actuelle et perspectives »
Réponse de M. Daniel Chaubet.......................................................................................... 88
Mme Marie-Claire BUSSAT-ENEVOLDSEN :
« Portrait d'une épistolière du XVIIème siècle : Jeanne Françoise Frémiot de Chantal » .... 97
Réponse de M. Joseph Ticon ............................................................................................. 114
M. Joseph RUSCON : ....................................................................................................... 119
« Une surprenante figure savoyarde Ernest Perrier de la Bâthie
Scientifique et musicien (1873-1932) »
Réponse de M. Michel Dumont-Mollard ........................................................................... 135
3
Eloge funèbre :
Éloge de M. Louis REY par M. Jean BURGOS ................................................................ 144
Communications :
Mme Michèle BROCARD: ............................................................................................... 153
« Le prêtre et l'ethnologue : les paroisses de Savoie au XIXe siècle »
M. Rémi MOGENET: ....................................................................................................... 165
« Victor Bérard : de l’hellénisme à la suppression des zones limitrophes de la Suisse »
M. Bernard CARRERE .................................................................................................... 177
« Face à la société -monde, le savoir économique au défi de la raison »
M. Jean-Jacques TIJET :.................................................................................................... 186
« La Savoie d’Amédée V à Amédée VIII (1285-1451) »
M. Daniel CHAUBET : .................................................................................................... 222
« Chamonix et l'annexion de la Savoie a la France »
Recension des ouvrages reçus et signalés par l’Académie en 2011 ........... 238
par MM. Jean-Louis DARCEL, bibliothécaire, et Paul DUPRAZ
Année 2012
Vie de l’Académie :
Rapport moral du secrétaire perpétuel au titre de l’année 2012 ......................................... 252
Discours de Réception :
M. Michel AMOUDRY ..................................................................................................... 258
« Il y a cent ans, le naufrage du Titanic et le rôle de la TSF »
Réponse de M. Jean-Olivier VIOUT .................................................................................. 275
Mme Claude LAVILLE ..................................................................................................... 282
« Germain Sommeiller un grand ingénieur savoyard»
Réponse de M. Daniel CHAUBET .................................................................................... 292
Mme Antonella AMATUZZI ............................................................................................. 301
« La langue française en Savoie au XVI° siècle : défense et illustration chez Claude de Seyssel,
Marc-Claude de Buttet et Claude Mermet »
4
Réponse de M. Jean BURGOS .......................................................................................... 321
M. François GUERRAZ .................................................................................................... 326
« Le Père Albert Bailly, agent matrimonial de la Duchesse Christine de Savoie »
.
Réponse de M. Daniel CHAUBET .................................................................................... 338
Eloges funèbres :
Eloge de M. le Dr. André GILBERTAS, par M. Pierre FONTANEL .................................. 348
Eloge de M. Jean-Gaspard PERRIER, par M. Louis TERREAUX .................................... 353
Eloge de l’Ingénieur Général René DEBLACHE, par M. Paul DUPRAZ ......................... 359
Communications
M. Pierre GENELETTI .................................................................................................... 364
« Le marquis Janus de Bellegarde. Son action dans la gestion du problème des réformés de la
fin du XVII° siècle, d’après sa correspondance »
M. Jean-Baptiste BERN ................................................................................................... 389
« Le Général Charles de Menthon d’Aviernoz (1793-1858), personnage marquant
d’une grande famille de Savoie »
M. le Médecin-Général Robert DELOINCE ...................................................................... 403
« Le monde vivant microscopique »
M. Edmond BROCARD .................................................................................................... 409
« Une architecture militaire de la Renaissance : les fortifications bastionnées et casematées
dites « à la moderne » du château des Ducs de Savoie à Chambéry »
M. Julien COPPIER .......................................................................................................... 418
« Hommage à Pierre Duparc (1912 – 2003). Une carrière entre droit et histoire »
Séance solennelle 2012:
« Jean-Jacques Rousseau musicien : Turin - la Savoie - Paris».......................
439
Intervention de M. François FORRAY .............................................................................. 442
Intervention de M. Michel DUMONT-MOLLARD ........................................................... 445
Intervention de M. Jean-Pierre GOMANE ........................................................................ 455
Recension des ouvrages reçus et signalés par l’Académie en 2012 ........... 461
par MM. Jean-Louis DARCEL, bibliothécaire, François FORRAY, bibliothécaireadjoint,Edmond BROCARD et Albert PACHOUD
5
Le siège de l’Académie de Savoie,
Le siège de l’Académie de Savoie, occupe l’une des parties les plus
anciennes du château des Ducs de Savoie. Ses murs (XV°s) remontent à l’époque
d’Amédée IX le bienheureux et de Yolande de France qui a laissé son nom à la
tour abritant le carillon et à la courette dans laquelle s’ouvrent la porte latérale de
la Sainte Chapelle et le curieux escalier à vis qui donne accès à l’Académie.
La salle de réunions a été jusqu’à la Révolution Française la salle capitulaire des
chanoines de la Sainte Chapelle. A la suite de l’incendie du château, en 1798, elle
fut utilisée comme salle de réception des préfets du département du Mont-Blanc.
Après avoir siégé rue Saint Antoine, dans un immeuble propriété municipale, puis
au sein de l’hôtel de ville de Chambéry, l’Académie a été accueillie, en 1875, par le
Conseil Général de la Savoie dans l’aile ouest du château, avant de se voir affecter
en 1890, ses locaux actuels.
6
Liste des Membres
de l’AcAdémie des sciences, Belles lettres
et ArtS de Savoie
arrêtée au 1° juillet 2013
MEMBRES EMERITES
2011 GIRARD (Pierre)
(membre titulaire depuis 1984)
2013 COTTAZ (Robert)
(membre titulaire depuis 1994)
2013 STEFANINI (Françis, Dr)
(membre titulaire depuis 2004)
194, quai Charles Roissard - 73000 CHAMBERY
"Le Clos" - 7, rue Tony Révillon
73100 AIX-LES-BAINS
51 rue de Warens – 73000 CHAMBERY
MEMBRES TITULAIRES RESIDANTS
203, chemin de l’Abis
73190 SAINT-JEOIRE-PRIEURE
VIOUT (Jean-Olivier)
2165, route de Chanaz - 73000 BARBERAZ
PALLUEL-GUILLARD (André) 135, avenue de la Boisse 73000 CHAMBERY
DUPRAZ (Paul)
27,avenue Jean Jaurès 73000 CHAMBERY
GUICHONNET (Paul)
1 avenue Jules Ferry - 74100 ANNEMASSE
1975 TERREAUX(Louis)
1984
1985
1986
1986
Membre correspondant de l’Institut
1989 GRANDCHAMP (Georges)
1992 DOMPNIER (Pierre)
1994
1994
1996
196
CHAUBET (Daniel)
DARCEL (Jean-Louis)
DÉTHARRÉ (Jean-Charles)
DELOINCE (Robert)
1998 PREAU (Pierre)
1998 CHEVALLIER (Georgette)
1999 OPINEL (Maurice)
1999 HERMANN (Marie-Thérèse)
2000 TICON (Joseph)
1, rue Camille Dunant - 74000 ANNECY
93, rue du Bourg
73870 SAINT-JULIEN-MONTDENIS
456, faubourg Montmélian -73000 CHAMBERY
75, chemin du Parc – 73230 BARBY
4, rue de Boigne - 73000 CHAMBERY
173, chemin du Charmillon
73190 SAINT-JEOIRE-PRIEURE
Le Sévigné A, 25, rue de Buisson Rond
73000-BARBERAZ
28, rue Royale - 74000 ANNECY
508 bd Henri Bordeaux
73025 CHAMBERY CEDEX
13, rue du 19 août 1944 - 74000 ANNECY
12,avenue du Léman74200 THONON-LES-BAINS
Président de l’Académie chablaisienne
2001 PACHOUD (Albert)
Saint-Pierre - 73190 APREMONT
2001 VERDONNET (Jean-Vincent)
L’Oiselinière, 115, route de Taninges
74100VETRAZ-MONTHOUX
Chef-lieu, 73460 CLERY
2003 DEMOTZ (Bernard)
7
Président de l'Académie florimontane
2004 GUILLERME (Lucienne)
679, route de Melphe
73600 SALINS-LES THERMES
BURGOS (Jean)
17, bd des Monts - 73000 CHAMBERY
DUMONT-MOLLARD (Michel) La Thibaudière, Hauteville
73160ST-THIBAUD-DE-COUZ
SOLDO (Robert, RP)
Maison Diocésaine – 2 place Cardinal Garrone
73000 CHAMBERY
GOMANE (Jean-Pierre)
« Le Vieux Village » 73390 CHAMOUSSET
et 66, rue Regnault – 75013 PARIS
BROCARD (Edmond)
61, rue Louis Abrioud - 73000 CHAMBERY
TROSSET (Jean-Pierre)
Le Bocage Sainte Anne
73610 LEPIN-LE-LAC
FORRAY (François)
71, rue des Bernardines - 73000 CHAMBERY
FONTANEL (Pierre)
1 rue d’Alexandry – 73000 CHAMBERY
IDÉE (Edwige)
395, rue Costa de Beauregard
73290 LA MOTTE SERVOLEX
FRASSON-MARIN (Aurore)
1082, chemin de la Cassine
73000 CHAMBERY
BUSSAT-ENEVOLDSEN (Marie-Claire)
Chef-lieu -74160 NEYDENS
RUSCON (Joseph)
6 rue Saint Antoine -73000 CHAMBERY
AMOUDRY (Michel)
11, rue de la Gare-74000 ANNECY
LAVILLE (Claude)
4, rue Eugène Verdun -74000 ANNECY
GUERRAZ (François)
6 avenue de Savoie -73800 MONTMELIAN
GRASSET (Pierre)
461 route du Château – 73230 BARBY
Présidente de l’Académie de la Val d’Isère
2004
2004
2005
2005
2006
2006
2008
2008
2008
2011
2011
2011
2012
2012
2012
2013
_______________________________________
en attente du discours de réception au 1° juillet 2013
BROCARD (Michèle)
GUILLERÉ (Christian)
LUQUET (Jean)
61, rue Louis Abrioud - 73000 CHAMBERY
169 rue du Lautaret, 73000 CHAMBERY-BISSY
244, quai de la Rize - 73000 CHAMBERY
Directeur Départemental
des Archives et du Patrimoine de la Savoie
MEMBRES TITULAIRES NON RESIDANTS
1991 Le BLANC de CERNEX (Pierre) 15, rue Lakanal - 75015 PARIS
et Le Clos de Chère - 74290 TALLOIRES
1992 MANSAU (Andrée)
8, rue de Verdun - 31000 TOULOUSE
1998 SOZZI (Lionello)
Via Avigliana, 30 - I-10138 TORINO (Italie)
2003 COLLIARD (Lauro Aimé)
Via Montorio, 60 -I-37131 VERONA (Italie)
2004 MAISTRE (Jacques, Comte de) 19, rue Saint Nicolas 95450 GUIRY en VEXIN
2005 VACCHINA (Maria-Grazia)
Via Lys, 3 - I-11100 AOSTA (Italie)
2008 SANTSCHI (Catherine)
20, rue Etienne Dumont
CP 3640 - 1211 - GENEVE 3 Rive (Suisse)
2009 CIFARELLI (Paola)
Corso Machiavelli 119 10079
VENARIA REALE (Italie)
8
2010 BALSAMO (Jean)
2011 THERME (Jean)
2011 PERRIN (Joseph-César)
2012 AMATUZZI (Antonella)
22, rue de Savoie – 75006 PARIS
Centre d’Etudes Nucléaires, 17 rue des Martyrs
38000 GRENOBLE et 73230 LES DESERTS
Via Cherietties 36-11010 AYMAVILLES (Italie)
Via Sostegno 65bis/34-10146 TORINO (Italie)
en attente du discours de réception au 1° juillet 2013 :
BERLIOZ (Jacques)
STACEY (Alyn, Sarah)
14 ter, rue Montgolfier – 93500 PANTIN
French Department- Trinity College
DUBLIN 2(Irlande)
MEMBRES ASSOCIES RESIDANTS
BAUD (Jean)
BLANC (Michel)
BOUQUET-BOYER (Marie-Thérèse)
BOLLON (François, abbé)
BOUCHARD (Françoise)
BOULET (Michel)
BRON (Marc)
BUTTIN (Anne)
CALVELLI (Pierre, Dr)
CARACO (Alain)
CHÂTEL (Juliette)
CHAVOUTIER (Lucien)
CHEVALLIER (Jacques)
CLEMENT (Maurice)
CLEMENT -GEA (Michèle)
COSTA (Nathalie)
DACQUIN (Monique)
DEBONO (Robert)
DELACHENAL (Jean)
DUBOURGEAT (Jean-Pierre)
DUCHÂTEAU (Pierre-Louis)
DELAUNAY (Gilbert)
DUMOLLARD (Roger)
DUPORT (Jean-Pierre)
DURAND (Robert)
FACHINGER (Claude)
GAY (Maurice)
Le Noyau – 73610 AIGUEBELETTE
93, quai des Allobroges -73000 CHAMBERY
Bachelin-le-Bas
73240 ST-GENIX-SUR-GUIERS
Résidence St Martin, La Champagne
3250 SAINT-PIERRE D’ALBIGNY
"Les Curtilles" 73360 SAINT FRANC
Le Sous Mollard –73160 VIMINES
Doucy, 74420 HABER POCHE
42, place Saint Léger - 73000 CHAMBERY
9, bd de la Roche du Roi - 73100 AIX-LES-BAINS
Université de Savoie, 27, rue Marcoz
73002 CHAMBERY CEDEX
Rue de Corps-Saints – 74440 TANINGES
La Chaintraz - 73600 FONTAINE-LE-PUITS
6, avenue Général de Gaulle, 73000 CHAMBERY
Les Bourneaux - 73800 LA CHAVANNE
116, rue de Montagny – 69008 LYON
La Licorne, 114 avenue de Genève 74000 ANNECY
Les Mollières – 73520 la BRIDOIRE
25, rue Ernest Grangeat
73000 JACOB-BELLECOMBETTE
Résidence Saint-Benoît, 27 rue du Laurier
73000 CHAMBERY
Fournieux - 73460 MONTAILLEUR
Saint Pierre – 73190 APREMONT
471 route de Saint-Saturnin – 73000 BASSENS
144, chemin du Burdet
73190 CHALLES-LES-EAUX
1210, route des Gotteland - 73000 BARBERAZ
1304 route de Monterminod
73230 SAINT-ALBAN-LEYSSE
5, rue du Chardonnet - 73000 CHAMBERY
47, chemin Geroux – 744000 CHAMONIX
Président de la Société
9
des Amis du Vieux Chamonix
GENELETTI (Pierre)
Président de la Société d’Histoire
et d’archéologie de Maurienne
GEORGE (Chantal)
GRANGE (Daniel)
HERMANN (Catherine)
JANIN (Bernard)
MADELON (Jean-Pierre)
MALATRAY (Bernard)
MAYE (Dominique)
Les Aiguilles, rue Marcoz
73300 ST-JEAN-DE -MAURIENNE
29, rue Plaisance 73000 CHAMBERY
10 rue Gaspard Monge
74490 SAINT JEOIRE EN FAUCIGNY
14 route des Creuses 74960 CRAN-GEVRIER
12, rue Barral de Montferrat 38000 GRENOBLE
785, Le Tilleret – 73230 SAINT-ALBAN-LEYSSE
rue Joseph Bonjean – 73000 CHAMBERY
404 route de Lavernay – 74800 AMANCY
Président de l’Académie
du Faucigny
MEGEVAND (Claude)
15, rue François Peissel – 69300 CALUIRE
Président de la société d’histoire
régionale - la Salévienne
MERMET (Christian)
MESSIEZ (Maurice)
NECKER (Louis)
PARAVY (Pierrette)
PARPILLON dit Folliet
PAILLARD (Philippe)
PERNON (Jacques)
PERRIER (Line)
PERROT (Jean-Pierre)
PERRUCHON (Etienne)
PION (Gilbert)
PRIEUR (Jean, R.P.)
REGAT (Christian)
ROUGON (Charles)
ROURE de BEAUJEU
Académie de la Val d’Isère
23 place Saint-Pierre - 73600 MOUTIERS
Le Chaney - 73800 CRUET
Domaine de Ripaille
74200 THONON-LES-BAINS
9, rue du Lieutenant Chanaron
38000 GRENOBLE
207, route des Moissonneurs
73290 LA MOTTE-SERVOLEX
45, quai Gailleton - 69002 LYON
76, rue Basse du Château - 73000 CHAMBERY
Chaffardon - 73230 SAINT-JEAN D’ARVEY
Université de Savoie, BP110
73011 CHAMBERY CEDEX
52 route du Clos don Jean
74290 MENTHON-SAINT- BERNARD
895 route de la Bathie
73230 SAINT-ALBAN- LEYSSE
88 place de la Cathédrale
73300 SAINT-JEAN-DE-MAURIENNE
2, rue des Noisetiers - 74960 MEYTET
325, rue Charles et Patrice. Buet
73000 CHAMBERY
Le Maupas – 73160 COGNIN
(Philibert, du)
SAUTIER (Yves Marie)
TARDY (Marc)
VINCENT (Pierre, Général)
WEIGEL (Anne)
7 Bd Georges Andrier
74200 THONON-LES-BAINS
Rocher de Menettaz 73800 MONTMELIAN
860, route de la Labiaz
73000 BISSY- CHAMBERY
14 allée Raphaël – 73100 TRESSERVE
MEMBRES ASSOCIES NON RESIDANTS
10
ABT (Jean)
AMIET (Pierre)
AUBERT (Jean)
Grand’Rue CH- 1034 BOUSSENS (Suisse)
20, rue Pierre Demours - 75017 PARIS
Musée des Beaux- Arts, 20 quai Emile Zola
35100 RENNES
BARBIER-MUELLER (Jean-Paul)
10, rue Jean Calvin – 1204 GENEVE (Suisse)
CAREGGIO (Alberto, Mgr.)
Académie Saint Anselme -11100 AOSTA
et Vescovado di Chiavari -16043 CHIAVARI (Italie)
CASETTA (Elio, Pr.)
Académie des sciences de Turin
Corso Ré Umberto 79 -10128 TORINO (Italie)
CECCHETTI (Dario)
Via Palmieri, 26 - 10138 TORINO (Italie)
COSTA (Maria)
2 place de l’Académie Saint Anselme
1100 AOSTA (Italie)
GODINO (Roger)
9, rue Stanislas – 75006 PARIS
GORRIS (Rosanna)
Villa de la Pierre – 200 rue du Pont Romain
11027 SAINT-VINCENT - AOSTE (Italie)
KANCEFF (Emanuele)
Strada Révigliasco, 6 - I10024 MONCALIERI TORINO ( Italie)
MANOURY (Jacques)
168, rue de Grenelle - 75007 PARIS
MELLINGHOFF-BOURGERIEGebäude GB 7-Stock-44780BOCHUNG (Viviane)Allemagne
NICOLAS (Jean)
2, cité du Couvent - 101, rue de Charonne
75011- PARIS
PERRILLAT (Laurent)
4, place Saint-Eynard – 38000 GRENOBLE
Président de l'Académie salésienne
PILLET-WILL (Alexis, Comte)
RABUT (Elisabeth)
RAYMOND (Georges-Marie)
SORREL (Christian)
TERREAUX (Claude)
THIEBAT (Pierre Georges)
Président de l’Académie Saint Anselme
TRACQ (Francis)
UGINET (François)
VIALLET (Hélène)
Directrice des Archives
départementales de l'Isère
46, rue de la Faisanderie- 75016 PARIS
34, rue Claude Lorrain - 75016 PARIS
504, route de St Fonds - 69400 GLEIZE
14 rue de l'Espérance – 69003 LYON
106, Faubourg du Temple – 75011 PARIS
Académie St Anselme - I-11100 AOSTA
et 14rue de Paris - I-11100 AOSTA (Italie)
Rue des Forges - 21320 BELLENOT
Via Monte della Farina, 52 - I-00186 ROMA (Italie)
Archives Départementales 38
2 rue Auguste Prudhomme – 38000 GRENOBLE
MEMBRES CORRESPONDANTS
ABRAHAM (YVES)
ABRY (François)
AMBOISE (Valéry d’)
BADINI (Luca)
BALLET (Françoise)
BALLOT (Philippe Monseigneur)
BANDIERI (Claude)
BARBIER (Claude)
41, chemin Bruyère – 74400 CHAMONIX
Maison Rouge - 38690 CHABON
722, chemin de la Gabre 06690
TOURRETTE – LEVENS
Université de Savoie 27, rue Marcoz
73000 CHAMBERY
Conservation du Patrimoine - Hôtel du Département
BP1802 73018 CHAMBERY –.Cedex
2, place Cardinal Garrone -73000 CHAMBERY
6, résidence St Mury - 38240 MEYLAN
243, chemin de Vie - 74580 VIRY
Président de l’Union des
11
Sociétés Savantes de Savoie
BERN (Jean-Baptiste)
BERTHIER (Bruno)
BIANCHI (Louis, R.P)
BONNEL (Yves)
Président de l’AMOPA Savoie
BOUCHET (Florence)
BROILLET (Philippe)
BRUNAT (Eric)
BRUNIER (Cédric)
BUSSIERE (Michel)
BUTTET (Henry de, Colonel)
BUTTIN (Jacques, Maître)
BUTTIN (Pierre, Maître)
BUZARÉ (Josette)
CABAUD (Charles)
CALASANS (Marie-Jeanne)
CARASSI (Marco)
CASANOVA (François)
CERINO (Yves)Librairie,
CHAPUISAT (Jean-Pierre)
CHAPPUIS (Pierre)
24, route de la Cascade 73000
JACOB-BELLECOMBETTE
Villarivon – 73700 LES CHAPELLES
Maison Diocésaine – 2 place Cardinal Garrone
73000 CHAMBERY
1, chemin des Combettes
73100 BRISON SAINT INNOCENT
68 bis rue Adolphe Coll – 31300 TOULOUSE
17 rue Centrale – CH 1248 HERMANCE (Suisse)
La Charnellaz 73250 SAINT PIERRE d’ALBIGNY
Les Perrets – 73390 HAUTEVILLE
48, rue d'Aviau – 33000 BORDEAUX
15, rue de Bellefond - 75009 PARIS
2,avenue du Général de Gaulle 73000 CHAMBERY
42, place Saint Léger - 73000 CHAMBERY
32 place de la Fontaine – 74350 CRUSEILLES
377, chemin de Chamoux -73000 CHAMBERY
Rua Mauricio Klavin 275 04120-020
SÃO-PAULO ( Brésil)
via Pietro Micca 8 – 10122 TORINO (Italie)
18, rue Sainte-Sophie - 78000 VERSAILLES
13 rue de Boigne – 73000 CHAMBERY
Route de la Plaine, 40
CH-1022 CHAVANNES près RENENS (Suisse)
365, rue de Vaugirard – 75015 PARIS
Président des Amitiés savoyardes de Paris
CHIRON (Jean-François, R.P)
CHOUDIN (Lucien)
COLBERT (François de)
COLLOMBAT (Georges)
COMBAZ (Christian)
CONSTANTIN (Renée)
COTTARD (Bernard)
DAUDIN (Michel, Dr)
DELACHENAL (Bernard)
DELERCE (Arnaud)
DERONZIER (Michel)
DESROCHE (Pierre, Colonel)
DUBORGEL (Odette)
DUBORGEL (Suzanne)
DUFRESNE (Yves)
DUPRAZ (Robert)
Université Catholique de Lyon 25, rue du Plat
69002 LYON
761 route de Bellevue
01280 PREVESSIN-MOËNS
Savardin – 73360 LES ECHELLES
8, rue de Stalingrad - 73000 CHAMBERY
Le Presbytère, La Bastide des Ponts
12500 CORNUS
27 avenue Jean Jaurès – 73000 CHAMBERY
Le Saré – 89, chemin des Ravon
74400 CHAMONIX
35, rue Victor Hugo - 37000 TOURS
Résidence Saint-Benoît, 27 rue du Laurier
73000 CHAMBERY
route du Péage/ Plan d’Avoz
74430 SAINT JEAN d’AULPS
115 rue du Côteau –73190 CHALLES-LES-EAUX
234, avenue Maréchal Leclerc 73000 CHAMBERY
8 bis avenue de Mérande -73000CHAMBERY
8 bis avenue de Mérande -73000 CHAMBERY
" Le clos de Maillettes", rue du Mont des Princes
74910 SEYSSEL
Le Reposoir - 73190 APREMONT
12
EYRAUD (Henri – Général)
FERNEX de MONGEX (Chantal)
FERNEX de MONGEX (Olivier, Maître)
FILLON (Monique)
FLISE (Jacques)
FRISON (Gérard)
FRUTIGER (Olivier)
GACHET (Louis-Jean)
GAILLARD (Jacques)
GAILLOT (René, Colonel)
GERMAIN (Michel)
92 avenue de Turin – 73000 CHAMBERY
9, rue de Boigne – 73000 CHAMBERY
9, rue de Boigne – 73000 CHAMBERY
Amis du Val de Thônes, 1, rue Blanches
74230 THÔNES
15, bd de la Colonne - 73000 CHAMBERY
Le Pré Fornet - 29, chemin des Amarantes
74600 SEYNOD
20 rue de l'Enclos – 74380 NANGY
Galerie Euréka – BP 1105 – 73011 CHAMBERY
Le moulin à papier de la Tourne
73800 LES MARCHES
Le Villard –73190 APREMONT
27, rue Louis Boch –74000 ANNECY
Président de la Société des auteurs savoyards
GIDON (Maurice)
GLAUDES (Pierre)
GOUGAIN (Michel)
GRACIANSKY (Pierre-Charles)
HOBLEA (Fabien)
JACQUEMIN (Dominique)
JAULMES (Daniel)
JAY (Marcel)
JOISTEN (Alice)
KOHLHAUER (Michael)
LALLIARD (Odile)
LANÇON (Christiane)
LANSARD (Monique)
LE DRUILLENNEC (François)
MANIPOUD (Jean-Pierre, Dr)
MAXIT (Bernard)
MILLION (Nicolas)
MOGENET (Rémi)
MONGOURDIN (Bernard)
MORET (Georges)
MORNAND (François)
MOUTHON (Fabrice)
NICOUD (Gérard)
NICOULAUD (Gilles)
Rue des Edelweiss – 38500 VOIRON
Université de Paris IV La Sorbonne 75005 – PARIS
7, rue Doppet – 73000 CHAMBERY
18, avenue de l’Observatoire - 75006 PARIS
Université de Savoie -CISM - LGHAM
73376 LE BOURGET DU LAC-CEDEX
104, chemin de Pomera
73190 SAINT-JEOIRE-PRIEURE
764, avenue du Château
73600 SALINS-LES-THERMES
58 avenue Charles Pillet
73190 CHALLES-LES-EAUX
Centre alpin et rhodanien d’Ethologie
30 rue Maurice Gignoux 38031 GRENOBLE Cedex
Université de Savoie 27, rue Marcoz
73000 CHAMBERY
45 quai de Ripaille – 74200 THONON-LES-BAINS
3, rue Léchères -74140 DOUVAINE
1824, avenue Daniel Rops - 73000 CHAMBERY
13 place de l’Hôtel de Ville 73000 CHAMBERY
8, boulevard du Théâtre - 73000 CHAMBERY
Vers la Tour
74360 LA CHAPELLE d’ABONDANCE
29, allée des Muguets
73290 LA MOTTE SERVOLEX
26 chemin de la Fontaine 74250 VIUZ-en-SALLAZ
Rubaud 73800
COISE/SAINT JEAN PIED GAUTHIER
1, rue Etienne Conti - 20000 AJACCIO
289 avenue des Airelles – 73000 CHAMBERY
Département d'Histoire Université de Savoie
BP 1104 - 73011 CHAMBERY-CEDEX
Département de Géologie - Université de Savoie
73376 LE BOURGET DU LAC-CEDEX
59, rue Croix d’Or – 73000 CHAMBERY
13
ORESKO (Robert)
PALLIERE (Johannès)
PERRET (Jacques)
PEYRIERE (Jacques)
PHILIPPE (Jean)
PILLET-WILL (Thierry, Comte)
PIN (Robert)
RAFFAELLI (Philippe)
REYMOND (José)
RIVIER (Paul)
ROBACHE Thérèse
ROGEAUX (Olivier, Dr)
ROSSET (Guy)
Bedford Gardens, 53 - LONDON W8 7EF (UK)
71, bd des Anglais - 73100 AIX-LES-BAINS
60 rue de Malaz - 74600 SEYNOD
15 quai de Bourbon - 75004 PARIS
4 impasse de la Tour – 73100 TRESSERVE
Belle Fontaine – CH-1164 BUCHILLON
Chef-lieu – 73800 LES MARCHES
Conseil général de la Savoie Hôtel du département
73000 CHAMBERY
Pré Saint-Jacques - 73320 TIGNES
TV8/Mont-Blanc, route des Portets – BP 200
74230 SEVRIER CEDEX
215 chemin des Pècles 74400
CHAMONIX-MONT-BLANC
2, place de Genève – 73000 CHAMBERY
7, chemin Pégaz – 73100 BRISON ST INNOCENT
Président des Amis d’Amélie Gex
SANTELLI (Michelle)
TAVERNIER (Fernand)
TERREAUX (Philippe)
VEDRINE (Mireille)
VEYRAT (André, Dr)
VIDAL (Bernard)
VIRET (Roger)
VULPILLIERES
(Jean-François Reydet de,)
3, rue Jean-Jacques Rousseau – 73160 COGNIN
74540 CUSY
"Le Chalet"- Route des Abrets
38730 VIRIEU-SUR-BOURBRE
Maison des Charmettes, 890 chemin des Charmettes
32 rue Vieille Monnaie - 73000 CHAMBERY
Galerie Vidal, place Clémenceau
73100 AIX-LES-BAINS
26, avenue Berthollet – 74000 ANNECY
27 rue des Boulangers - 75005 PARIS
MEMBRES EMERITES ET TITULAIRES DECEDES EN 2011 ET 2012
GILBERTAS (André)
Membre titulaire depuis 1986 vice-président de l’Académie
PERRIER (Jean-Gaspard) Membre titulaire (1988 – 2007) membre émérite depuis 2007
DEBLACHE (René)
Membre titulaire (1980- 2008) membre émérite depuis 2008
DONATEURS
Mme Yole CHAPPAZ ; Joannès CHETAIL ; René FIQUET ; Mlle GERFAUX ; Pierre GUISE ;
Zoltan-Etienne HARSANY ; Ernest PLANCHE (Gal) ; Mme SABOLO ; André TERCINET,
ancien Président ; Mme André TERCINET ; Paul TISSOT (Dr), ancien Président ; Mme Marie
VIALLET .
Pour contacter l'Académie :
Hôtel du département – BP 1802 – 73018 CHAMBERY Cedex
Courriel : [email protected]
Site de l'Académie : http://www.academiesavoie.org
14
LE BUREAU DE L’ACADEMIE DE SAVOIE
DEPUIS LE 26 JANVIER 2012
Président :
Jean-Olivier VIOUT
2165, route de Chanaz - 73000 BARBERAZ
Tel : 06 72 50 37 47
@ [email protected]
Vice-président :
Robert DELOINCE
173, chemin du Charmillon,
73190 SAINT-JEOIRE-PRIEURÉ
Tél. 04 79 28 02 92
@ [email protected]
Secrétaire Perpétuel :
Jean-Pierre TROSSET
Le Bocage Sainte-Anne - 73610 LEPIN-LE-LAC
Tél. 04 79 36 01 08
Trésorier :
Jean-Charles DETHARRÉ
4 rue de Boigne, 73000 CHAMBÉRY
Tél. 04 79 33 13 70
[email protected]
Bibliothécaire :
Jean-Louis DARCEL
75 chemin du Parc- 73230 BARBY
Tél. 09 61 49 01 98
[email protected]
Bibliothécaire-Adjoint :
François FORRAY
71, rue des Bernardines, 73000 CHAMBERY
franç[email protected]
Chargés de mission :
Daniel CHAUBET
456, faubourg Montmélian - 73000 CHAMBERY
[email protected]
Edwige IDEE
395, rue Costa de Beauregard -73290 LA MOTTE SERVOLEX
[email protected]
15
Liste des Académies, Sociétés Savantes et organismes
correspondants
EN FRANCE
AIX-EN-PROVENCE Académie des Sciences, Agriculture
Arts et Belles Lettres d’Aix
Musée Arbaud, 2a rue du Quatre-Septembre
13100 AIX-EN -PROVENCE
AIX LES BAINS
Sté d’Art et d‘Histoire
2, rue Lamartine 73100 AIX LES BAINS
ALBERTVILLE
Sté des Amis du Vieux Conflans
B.P.73 73203 ALBERTVILLE CEDEX
AMIENS
Sté des Antiquaires de Picardie
Musée de Picardie
48, rue de la République 80000 AMIENS
ANGERS
Sté d'Etudes scientifiques de l’Anjou Arboretum de la Maulévrie
9, rue du château d'Orgemont
49000 ANGERS
ANNECY
Académie Florimontane
BP 57 - 74002 ANNECY
Académie Salésienne
18, avenue de Trésun 74000 ANNECY
Sté des Amis du Vieil Annecy
4 passage des Clercs 74000 ANNECY
Archives Départementales Hte-Savoie37 bis avnue de la Plaine ,74000 ANNECY
Bibliothèque Publique
1 rue Jean Jaurès, BP 291
74007 ANNECY Cedex
Société Eduenne des Lettres
Hôtel Rolin, 3 rue des Bancs 71400 AUTUN
Sciences et Arts
AUTUN
BELLEY
Sté scientifique, historique et
littéraire «Le Bugey»
Palais épiscopal – BP 87
01303 BELLEYCedex
BESANÇON
Académie des Sciences
Belles-Lettres et Arts de Besançon
et de Franche-Comté
Société d’Emulation du Doubs
20, rue Chifflet 25000 BESANÇON
BONNEVILLE
Académie du Faucigny
Chez Mme J. Chatel9, rue des Corsins
74440 Taninges
BORDEAUX
Académie Nationale des Sciences,
Belles-Lettres et Arts de Bordeaux
1, place Bardineau
33000 BORDEAUX
CAEN
Académie Nationale des Sciences,
Arts et Belles-Lettres de Caen
M. J.-L Dumas,
18, rue du 1novembre 14000 CAEN
CANNES
Sté scientifique et littéraire1,
de Cannes et de l'arrondissement
de Grasse
avenue Jean de Noailles06400CANNES
CHAMBÉRY
Société Savoisienne d'Histoire
et d’Archéologie
Société d'Histoire Naturelle
de la Savoie
244 quai de la Rize
73000 CHAMBERY
Muséum, 208 avenue de Lyon, B.P.
73008 CHAMBERY CEDEX
BP 86125 25014 BESANÇON Cedex 6
16
Société des Amis duVieux Chambéry 1, rue des Nonnes 73000 CHAMBERY
Centre d'études franco-italiennes
Université de Savoie
Domaine de Jacob B.P. 1104
73011 CHAMBERY CEDEX
Archives départementales de la Savoie 244, quai de la Rize 73000 CHAMBERY
Médiathèque Jean-Jacques Rousseau
Carré Curial - 73000 CHAMBERY
CHARTRES
Société Archéologique d’Eure-et-Loir 1, rue Jehan-Pocquet 28000 CHARTRES
CHERBOURG
Société Nationale des Sciences
21 rue Bonhomme 50100 CHERBOURG
Naturelles et Mathématiques de Cherbourg
COGNIN
Groupe de Recherches et
d’Etudes Historiques de Cognin
Mairie de Cognin
73160- COGNIN
COLMAR
Société d’Histoire
Naturelle Bibliothèque
11, rue de Turenne 68000 COLMAR
DAX
Société de Borda
DIJON
Académie des Sciences, Arts
et Belles-Lettres de Dijon
Hôtel Saint-Martin d’Agès27,rueCazade
40100 DAX
5, rue de l'Ecole-de-Droit
21000 DIJON
DRAGUIGNAN
Sociétété d'Etudes scientifiques et
21, allées d'Azémar 83300 DRAGUIGNAN
archéologiques de Draguignan et du Var
GAP
Société d'Etudes des Hautes-Alpes
23, rue Carnot 05000 GAP
GRENOBLE
Académie Delphinale
Bibliothèque Municipale BP 1095
38021 GRENOBLE Cedex 1
LA MOTTESERVOLEX
Association Connaissance
du Canton de La Motte-Servolex
Hôtel de Ville
73290 MOTTE-SERVOLEX
LA ROCHELLE
Fédération des Sociétés savantes
LE HAVRE
Société havraise d'Etudes diverses
Archives départementalesde la Charente
Maritime 17000 LA ROCHELLE
Fort de Toumeville 55, rue du 329 e RI.
76620 LE HAVRE
LE MANS
Société Historique et Archéologique
du Maine
17, rue de la Reine Bérengère
72000 LE MANS
LYON
Académie des Sciences
Belles-Lettres et Arts de Lyon
Bibliothèque Municipale de Lyon
Palais Saint-Jean
4, avenue Adolphe Max 69005 LYON
30, boulevard Vivier-Merle
69431 LYON CEDEX
Hôtel Sénecé, 41 rue Sigorgne
71000 MÂCON
Académie de Mâcon
METZ
Académie nationale de Metz
20 en Nexirue 57000 METZ
MONTBRISON
Société d'Histoire et d’Archéologie
de la Diana
rue Florimond Robertet
42600 MONTBRISON
MONTMÉLIAN
Association des Amis de Montmélian Hôtel de Ville
et de ses Environs
73800 MONTMELIAN
17
MONTPELLIER Académie des Sciences et Lettres
de Montpellier
B.I.U Espace Richter,
60 rue des États Généraux
F 34965 MONTPELLIER CEDEX 2
MOÛTIERS
Académie de la Val d'Isère
Ancien Evêché, place Saint-Pierre
73600 MOÛTIERS
NANCY
Académie de Stanislas
43, rue Stanislas 54042 NANCY CEDEX
Institut de l'information scientifique,
et technique, CNRS Gestion
des Documents Primaires
allée du Parc de Brabois
54514 VANDOEUVRE-LES NANCY
CEDEX
NICE
Academia Nissarda
Villa Masséna, 65 rue de France 06000 NICE
ORLEANS
Société archéologique et historique.
de l'Orléanais
1, rue Dupanloup 45043 ORLEANS CEDEX
PARIS
Comité des Travaux historiques,
et scientifiques
rue Descartes 75231 PARIS CEDEX 05
PAU
Société des Sciences, Lettres et Arts
de Pau et du Béarn
Archives Départementales
Boulevard Tourasse 64000 PAU
POITIERS
Société des Antiquaires de l’Ouest
Hôtel de l’Echevinage et des Grandes Ecoles,
rue Paul Guillon, B.P. 179 86004
POITIERS CEDEX
ROUEN
Académie des Sciences, Belles-Lettres Hôtel Des sociétés savantes
et Arts de Rouen
190 rue Beauvoisine 76000 ROUEN
RUMILLY
Les Amis du Vieux Rumilly
et de l'Albanais
Musée de l'Albanais «Les Tabacs»
23, avenue Gantin 74150 RUMILLY
SAINT-GAUDENS Société des Etudes du Comminges
rue de la République, B.P. 15
31801 SAINT-GAUDENS CEDEX
SAINT-JEAN Société d'Histoire et d’Archéologie
DE-MAURIENNE de Maurienne
16, rue Humbert aux Blanches-Mains
73300 ST-JEAN-DE-MAURIENNE
STRASBOURG
Société Académique du Bas-Rhin
Palais Universitaire, 9 place de l’Université
67084 STRASBOURG Cedex
THONONLES-BAINS
Académie Chablaisienne
B.P. 99
74202 THONON-LES-BAINS CEDEX
TOULON
Académie du Var
Passage de la Corderie 83000 TOULON
TOULOUSE
Académie des Sciences, Inscriptions
et Belles-Lettres de Toulouse
Académie des Jeux Floraux
Hôtel d’Assézat Rue de Metz
31000 TOULOUSE
Hôtel d’Assézat Rue de Metz
31000 TOULOUSE
5, allée Antonio Machado
B.P. 1350 31106 TOULOUSE Cedex 1
Bibliothèque universitaire
de Lettres
18
TOURS
Académie des Sciences, Arts et
Belles-Lettres de Touraine
46 rue de la Fosse Marine
37100 TOURS
TROYES
Société Académique de l'Aube
1, rue Chrestien de Troyes 10000 TROYES
VERSAILLES
Académie de Versailles
3 rue Ménard 78000 VERSAILLES
Fondation Édouard et Patrice Bonnefous
VIENNE
Société des Amis de Vienne
VILLEFRANCHE Académie de Villefranche
SUR SAÔNE
en-Beaujolais
3-5, rue de la Table-Ronde 38200 VIENNE
96, rue de la Sous-Préfecture,
69400 VILLEFRANCHE-SUR-SAÔNE
______________________________________
19
ÉTRANGER
ALLEMAGNE
Akademie der Wissenschaften
und der Literatur Bibliothek
Bayerische Akademie der
Wissenschaften Bibliothek
Geschwister-Scholl Strasse 2
D - 55131 MAINZ
Marstallplatz 8
D - 80539 MÜNCHEN
Belgique
Société des Bollandistes
Boulevard Saint-Michel 24
B - 1040 BRUXELLES
Espagne
Real Academia de Ciencias Exactas
Fisicas y Naturales de Madrid
Valverde 22, E - 28004 MADRID
Italie
Académie Saint Anselme
Archives historiques régionales
SUISSE
Bibliothèque Nationale Suisse
Société générale suisse d'Histoire
Service des Echanges
Société d'Histoire et d’Archéologie
de Genève
Société de Physique et d’Histoire
Naturelle de Genève
Société d'Histoire
de la Suisse Romande
BP 279 AOSTA-Ribidel I-11100 AOSTA AO
Bibliothèque de l’Archivum Augustanum
3, rue C. Ollietti I-11100 AOSTA
Comité des Traditions Valdotaines
3 rue Jean-Baptiste de TILLIER
I-11100 AOSTA
Società per gli Studi storici,
Via Cacciatori delle Alpinel
archeologici ed artistici
Palazzo Audifreddi Casella postale 91
della Provincia di Cuneo
I- 12100 CUNEO
Società Italiana di Scienze Naturali
Corso Venezia 55,
presso Museo civico di Storia naturale I-20121 MILANO
Accademia Nazionale di Scienze
Corso Vittorio Emanuele II 59
Lettere e Arti
I-41100 MODENA
Società Toscana di Scienze Naturali Via Santa Maria 53 I-56126 PISA
Accademia Nazionale dei Lincei
Via della Lungara 10 I-00165 ROMA
Società Savonese di Storia Patria
Via Pia 14/4 Casella postale 358
I-17100 SAVONA
Accademia delle Scienze di TorinoVia Maria Vittoria 3 I-10123 TORINO
Museo Regionale di Scienze Naturali Via G. Giolitti 36 I-10123 TORINO
Centro Studi Piemontesi
Via Ottavio Revel 15 I-10121 TORINO
CH- 3003 BERN
Stadt und Universitäte Bibliothek
Münstergasse 61 CH - 3011 BERN
Bibliothèque publique et universitaire
Les Bastions CH - 1211 GENEVE 4
Bibliothèque publique et universitaire
Les Bastions CH - 1211 GENEVE 4
Bibliothèque cantonale et universitaire
Section des Echanges,
CH - 1015 LAUSANNE/DORIGNY
Rue de la Mouline 32
CH-1022 CHAVANNES près RENENS
Palais de Rumine, CH - 1005 LAUSANNE
Société Vaudoise d'Histoire
et d’Archéologie
Société Vaudoise des Sciences
Naturelles
Société Neuchâteloise
Bibliothèque publique et universitaire
des Sciences Naturelles
Case postale 1916 CH - 2001 NEUCHÀTEL
Bibliothèque Centrale de l'Université Avenue du Ier mars 26
CH - 2000 NEUCHÂTEL
20
Chronologie
de l’Académie de Savoie
1820-1827
Société Académique de Savoie
1827-1848
Société Royale Académique de Savoie
(Lettres patentes de Charles-Félix du 23 juillet 1827)
1848-1860
Académie Royale de Savoie
(Décret de Charles-Albert du 3 avril 1848)
1860-1870
Académie impériale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de
Savoie
(Décret de Napoléon III du 14 juillet 1860)
1870
Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Savoie
Présidents
François de Mouxy de Loche ...... 1820-1837
Charles de Boigne ...................... 1837-1842
Xavier de Vignet......................... 1842-1844
Alexis Billiet .............................. 1844-1850
Léon Costa de Beauregard .......... 1850-1853
Auguste de Juge ......................... 1853-1854
Alexis Billiet .............................. 1854-1855
Léon Costa de Beauregard .......... 1855-1857
Auguste de Juge ......................... 1857-1858
Léon Costa de Beauregard .......... 1858-1864
Amédée Greyfié de Bellecombe . 1864-1867
Louis Guilland............................ 1867-1870
César d'Oncieu de la Bâtie .......... 1870-1872
Louis Guilland............................ 1872-1873
Louis Pillet ................................. 1873-1876
Amédée Greyfié de Bellecombe . 1876
Louis Pillet ................................. 1877-1879
Pierre-Victor Barbier .................. 1879-1881
Louis Pillet ................................. 1881-1886
François Descostes ..................... 1886-1887
Albert Costa de Beauregard ........ 1887-1889
Eugène Courtois d’Arcollières .... 1889-1892
Louis Pillet ................................. 1892-1894
Eugène Courtois d’Arcollières .... 1894-1895
Francisque Borson ...................... 1895-1900
François Descostes ..................... 1900-1908
Joseph Révil1 ............................. 1909-1912
Clément du Bourget.................... 1912-1914
Eugène d'Oncieu de la Bâthie ........ 1915-1917
Emmanuel Dénarié........................ 1917-1926
Charles Arminjon .......................... 1927-1958
André Tercinet .............................. 1958-1967
Henri Ménabréa ............................ 1967-1968
Paul Tissot .................................... 1968-1973
Maurice Faure ............................... 1973-1984
Pierre Truchet ............................... 1984-1992
Louis Terreaux .............................. 1992-2012
Jean-Olivier Viout ......................... 2012 -
Secrétaires perpétuels
Georges-Marie Raymond .............. 1820-1839
Louis Rendu.................................. 1839-1842
Léon Ménabréa ............................. 1842-1857
François Chamousset .................... 1858-1882
François Descostes ........................ 1883-1886
Laurent Morand ............................ 1886-1894
Eugène Courtois d’Arcollières ...... 1895-1931
Carnille Greyfié de Bellecombe .... 1931-1939
Gabriel Loridon ............................ 1939-1945
Emile Gaillard............................... 1945
Joseph André ................................ 1945-1953
Gabriel Loridon ............................ 1953-1954
André Perret.................................. 1955-1984
René Deblache .............................. 1984-1991
Paul Dupraz .................................. 1991-1998
Robert Deloince ............................ 1998-2008
Jean-Pierre Trosset ........................ 2008 -
21
L’Académie de Savoie en 1870
Vingt membres de l’Académie sont réunis sur l’unique cliché
photographique de la Compagnie réalisé au XIX° siècle. L’Académie est alors
présidée par le marquis César d’Oncieu de la Bâthie. Une légende manuscrite, au
dos du document photographique, indique que l’ecclésiastique académicien assis au
premier rang est le chanoine Pierre Vallet, géologue, professeur de sciences au
Grand Séminaire et à l’Ecole Préparatoire de Chambéry.
22
Année 2011
23
Rapport d’activités de l'année 2011
Présenté par
M. Jean-Pierre Trosset, secrétaire perpétuel
En 2011, l’Académie de Savoie a été particulièrement éprouvée par la
disparition de trois membres titulaires de tout premier plan :
. M .le Docteur André Gilbertas, vice-président de l’Académie, ancien maire
de Chambéry.
. M. Jean-Gaspard Perrier, le savoureux auteur du Petiou.
. Le Général René Deblache qui a occupé avec compétence et dévouement
les fonctions de Secrétaire Perpétuel, de 1984 à 1991
Ajoutons les décès de :
. M. André Laronde, président de l'Académie delphinale et éminent
archéologue. Elu
membre titulaire de l’Académie de Savoie, il était sur le
point de prononcer son discours de réception.
. MM. Michel Maurin et Gaston Tuaillon, membres associés.
Nous saluons leur mémoire et partageons le deuil de leurs familles.
Après des années d'attente, l'événement marquant de 2011 a été, sans aucun doute, la
sortie de notre ouvrage collectif « Histoire de la littérature savoyarde » élaboré par
une quarantaine de nos confrères et consœurs, sous la direction magistrale de notre
président, M. Louis Terreaux.
Au cours de l’année, l'Académie a entendu six communications, cinq discours de
réception dont un se doublait avec la rentrée traditionnelle à l’Hôtel de Ville de
Chambéry, et un éloge funèbre.
Lors de sa réunion statutaire du 16 février, l'Académie a élu :
En qualité de membres titulaires résidants :
Mme Claude Laville
Mme Claire Bussat-Enevoldsen
M. Michel Amoudry
M. Joseph Ruscon
En qualité de membres titulaires non- résidants :
Mme Antonella Amatuzzi
M. Jean Therme
24
En qualité de membres associés résidants:
Mme Françoise Bouchard
Mme Catherine Hermann
M. Jacques Chevallier
M. Michel Maurin
M. Christian Regat
En qualité de membres correspondants :
Mme Chantal George, RP Jean Bianchi, MM. Henry Eyraud,
Jean-Pierre Manipoud, Philippe Raffaelli, Guy Rosset,
André Veyrat, Roger Viret.
.
Le 8 février, Me Jean-Charles Détharré, trésorier et le secrétaire perpétuel ont
représenté l'Académie de Savoie aux obsèques de M. André Laronde en l'église Saint
Jacques de Grenoble. L’Académie delphinale, profondément éprouvée, a rendu un
dernier hommage à son président dont la vie s'est partagée pendant trente-sept ans
entre la France et la Libye.
Le 16 février, M. Jean Burgos, membre titulaire, a prononcé l'éloge funèbre
de M. Louis Rey, en présence de son épouse et de ses deux enfants. Homme de
laboratoire exceptionnel et authentique humaniste, le professeur Rey occupa
longtemps un poste de direction de la société Nestlé et mit au point le procédé de
lyophilisation aboutissant à la fabrication du célèbre et universel Nescafé.
Au cours de la même séance, l'Académie a entendu une communication de
Mme Michèle Brocard, membre associée, sur les résultats de l'enquête demandée par
Mgr Rendu aux curés de son diocèse, relative à la pratique religieuse dans les
paroisses de Haute-Savoie au XIX° siècle.
Le 16 mars, M. Rémi Mogenet a présenté une communication sur le sénateur
du Jura, Victor Bérard qui, après la première guerre mondiale, mena combat, en
Haute-Savoie, contre la Confédération helvétique, pour la suppression des zones
franches frontalières autour de Genève.
Le 1er avril, Mme Georgette Chevallier, membre titulaire, a donné, au siège
des Archives de Haute-Savoie, une conférence sur la littérature savoyarde vers 1900,
évoquant le souvenir d'Anna de Noailles et de Marcel Proust sur les rives du Léman.
Le 20 avril, M. Jean-Pierre Gomane, membre titulaire, a traité de la naissance
de la marine italienne en 1861, au moment de la création du Royaume d'Italie. M.
Jean-Louis Darcel, bibliothécaire, a fait la recension des derniers ouvrages reçus à la
bibliothèque dont le remarquable livre "Le voile et la plume" de notre future consœur
Mme Bussat- Enevoldsen.
Du 2 au 7 mai, M. Daniel Chaubet a participé au congrès du CTHS à
25
l'Université via Domitia de Perpignan au cours duquel il a présenté une
communication sur le traité de 1355 entre la France et la Savoie.
Le 13 mai, en l'église de Saint-Pierre d'Albigny, l'Académie a rendu un
dernier hommage à notre confrère Jean-Gaspard Perrier, connu sous son pseudonyme
d'écrivain : le Petiou, décédé à l'âge de 97 ans, toujours assidu à nos réunions
mensuelles.
Au cours de ce même mois, M. Daniel Chaubet a fait paraître dans la Revue
de l'Amopa (n° 192) un article intitulé : « Comment après huit siècles d'existence, la
Savoie est devenue française ». Dans cette même revue, un article de Me Jean-Charles
Détharré sur le duché de Savoie et le comté de Nice, dernières provinces à être
devenues françaises.
Le 18 mai, la séance mensuelle a été consacrée à une communication de
Bernard Carrère sur "le savoir économique au défi de la raison". La débâcle de
l'industrie financière aux mains d'une minorité d'hommes cupides montre que nos
pratiques économiques restent marquées par une conception insoucieuse du bien
commun.
Le 4 juin, par une belle journée de printemps, l'Académie delphinale, sous la
conduite de sa vice-présidente Mme Nicole Vatin-Pérignon, a effectué un déplacement
à Chambéry. Plusieurs membres de l'Académie ont accueilli les 35 participants au
château des ducs de Savoie. A l’issue d’une visite des salons de la préfecture et de la
Sainte Chapelle, sous la conduite experte de Mme Chantal George, membre associée,
les visiteurs ont été accueillis dans la salle de réunions de l’Académie par le Président
Louis Terreaux. Plusieurs confrères avec leur épouse ont partagé le déjeuner en
commun servi au château des Comtes de Challes.
L'après-midi, nos Dauphinois ont visité les vieux quartiers de la capitale savoyarde
autour de la place Saint Léger, la cathédrale Saint François et son trésor, ainsi que
l'Hôtel de Cordon, centre d'architecture.
Le 15 juin, l'Académie a entendu la communication de M. Jean-Jacques Tijet
sur l'apogée de la Savoie médiévale sous les règnes d'Amédée V à Amédée VIII.
Le 12 juillet, en la cathédrale Saint François, la grande majorité des
académiciens de la région chambérienne est venue rendre hommage à leur confrère
André Gilbertas, décédé à l'âge de de 90 ans. Une belle et active vie, professionnelle
comme médecin-chirurgien, publique comme maire adjoint puis maire de Chambéry,
intellectuelle comme romancier à la fin de sa vie, en publiant une dizaine de titres.
.
Les 17 et 18 septembre, à l'occasion des journées européennes du patrimoine,
un public très nombreux est venu, comme chaque année, découvrir la salle de réunion
de l'Académie, accueilli par le Secrétaire perpétuel assisté de Robert Deloince, JeanCharles Détharré, Jean-Louis Darcel et François Guerraz.
26
Le 18 septembre, le président Terreaux a représenté l'Académie au
rassemblement de la langue franco-provençale qui se tenait cette année aux
Entremonts. Ce rassemblement annuel réunit des centaines de Piémontais, Vaudois,
Valaisans, Valdotains et Français, tous en costumes traditionnels, avec leur ensemble
de musiciens.
Le 7 et 8 octobre, le secrétaire perpétuel accompagné de MM. Robert
Deloince et Daniel Chaubet ont participé à l'Institut de France au congrès national
des Académies de Province, sous la présidence de Marie-Jeanne Demarolle, dont le
thème de réflexion était, cette année, la découverte de la Terre. La communication de
Daniel Chaubet intitulée « La découverte des montagnes et les causes de leur
surrection » a été publiée dans les Actes du congrès.
Le 19 octobre, l'Académie a entendu une communication de M. Albert
Pachoud, membre titulaire, sur le versant méridional du massif du Platé et du Mont
Granier, deux sites en continuelle dégradation.
Le 21 octobre, au théâtre Charles Dullin, l’Académie a tenu une séance
solennelle pour la réception de Mme Aurore Frasson-Marin., adjointe à la Culture
sous deux municipalités chambériennes. Mme Aurore Frasson-Marin fut à l'origine de
la création de l'Espace Malraux. Avec une mise en scène théâtrale, sous un cliché de
Guiseppe Verdi, un canapé rouge comme décor, la salle plongée dans le noir, seule à
son pupitre et éclairée dans un halo de lumière, notre brillante universitaire a évoqué
avec émotion la vie ardente de l'auteur de Nabucco et les années exaltantes du
Risorgimento. La réponse lui a été donnée par M. André Palluel-Guillard, membre
titulaire.
Du 20 au 22 octobre, s’est déroulé, à Chambéry, un important colloque
international consacré à Gabriel Siméoni, un courtisan entre la France et l'Italie. Cette
passionnante réunion a été organisée par Mme Silvia d'Amico de l'université de
Savoie et notre confrère M. Jean Balsamo de l'université de Reims. Le samedi matin,
l'Académie de Savoie et son Président Louis Terreaux ont accueilli les participants
pour leur dernière séance de travail qui a été suivie d’un vin d'honneur.
Le 7 novembre, M. Daniel Chaubet, dans le cadre de l'AMOPA, a donné une
conférence rue Marcoz, sur la dérive des continents : pourquoi y a-t-il des
tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des montagnes ?
.
Le 18 novembre, Mme Bernadette Laclais, maire de Chambéry, a accueilli
l’Académie dans le salon d'honneur de l'Hôtel de ville pour sa séance solennelle de
rentrée. Le discours traditionnel a été prononcé, par M. Joseph César Perrin, ancien
président de l'Union valdotaine et président de l'Académie Sainte-Anselme d’Aoste.
Écrivain, journaliste et enseignant, M. Perrin a rappelé la place de la langue française
dans la vallée d'Aoste. La réponse a été donnée par le président Louis Terreaux.
Le 25 novembre, séance solennelle de réception de M. Jean Therme,
directeur du Commissariat à l’Énergie atomique, qui a discouru sur les nouvelles
27
technologies de l'énergie. La réponse est donnée par M. Daniel Chaubet.
Le 10 décembre, séance solennelle pour la réception de Mme Marie-Claire
Bussat-Enevoldsen. Notre consœur qui vit près de Genève et partage son existence
entre l'écriture, le journalisme et la peinture. Elle a prononcé un brillant discours sur
Jeanne Françoise Frémiot baronne de Chantal, fondatrice de l'Ordre des Visitandines
et aussi grande femme de lettres qui fut en correspondance régulière avec François de
Sales, durant de nombreuses années. A l'issue de cette réception, les académiciens ont
élu M. François Guerraz et le dialectologue M. Pierre Grasset comme membres
titulaires.
Le 19 décembre, au cours de la réunion de bureau, le Président Louis
Terreaux a fait part de sa décision, après vingt années d'activité et de responsabilité à
la tête de l’Académie, de ne pas être reconduit dans sa charge.
Le 16 décembre, dans l'amphithéâtre Roger Decottignies de l’Université de
Savoie, séance solennelle pour la réception de M. Joseph Ruscon, professeur au
Conservatoire d'Annecy et organiste renommé. Celui-ci a évoqué la surprenante
figure savoyarde d’Ernest Perrier de la Bathie, un scientifique passionné de musique.
La réponse a été donnée par M. Michel Dumont-Mollard, membre titulaire.
Il convient d'ajouter, pour terminer, un certain nombre d'activités à laquelle
l'Académie a été invitée à participer.
Le 10 juin, l'Académie de Savoie était représentée au musée savoisien pour
le vernissage d'une exposition consacrée à un siècle de peinture savoyarde, organisée
par Mme Chantal Fernex de Mongex, conservateur des musées de Chambéry et
membre associée de l’académie.
Par ailleurs, le secrétaire perpétuel a assuré la présence de l’Académie, le 6
novembre au Salon du livre de Ripaille, le 20 au salon du livre de Yenne, le 27 au
salon du livre des Marches, le 20 octobre au salon du livre de Moras en Valloire aux
confins du Dauphiné, où il a présenté l’ouvrage sur l’histoire de la littérature
savoyarde en compagnie de M. Claude Mazauric.
Enfin le tome XI de la 8° série de nos Mémoires, est paru au mois d'août et a
regroupé en un seul volume les comptes rendus et communications sélectionnés au
titre des années 2009 et 2010.
En conclusion : cette rétrospective de l'année 2011 porte témoignage de
l'activité manifestée par l'Académie de Savoie qui comme l'a déclaré autrefois le
Président Louis Terreaux « est une vieille dame pleine de vitalité ».
Jean-Pierre Trosset
28
DISCOURS DE RECEPTION
29
SEANCE SOLENNELLE DE RENTREE 2011
18 NOVEMBRE 2011
Réception de M. Joseph César Perrin
« La langue française au Val d’Aoste - Histoire d’un combat difficile »
Monsieur le Président,
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,
En 2006, l’Académie de Savoie a bien voulu me compter parmi ses membres
associés non résidants et deux ans plus tard parmi les titulaires non résidants : cela
m’honore grandement. Et si j’ai tardé si longtemps avant de prononcer mon discours de
réception, ce n’est certainement pas par négligence et manque de considération envers
votre prestigieuse société savante ; bien loin de là, la raison est uniquement dans le fait
que je ne me sentais pas à la hauteur de siéger dans une Académie si prestigieuse qui au
cours de ses 191 ans de vie a accueilli dans son sein un nombre considérable
d’intellectuels de grande renommée et qui en compte toujours : écrivains, historiens,
chercheurs, savants des différentes branches de la science qui illustrent l’Académie et le
Pays. Cependant, face à votre aimable insistance, Monsieur le Président, je ne pouvais
plus tarder et me voilà, donc, ici à aborder un sujet qui vous tient à cœur et que vous
m’avez demandé de développer : l’état de la langue française au Val d’Aoste.
Le titre que j’ai donné à mon propos est peut-être trop banal ; le sujet, au contraire,
ne l’est point parce que le français est la partie intégrante et la plus importante de la
personnalité du Val d’Aoste, l’élément fondamental sur lequel s’appuie notre autonomie
au sein de l’État italien, le dernier bastion contre l’intégration et la perte de notre identité.
Au mois de mars dernier, l’Italie a célébré en grande pompe le 150 e anniversaire de
la proclamation du Royaume et de son unité qu’elle a pu retrouver grâce aux conquêtes
des deux premières guerres d’Indépendance et aux annexions favorisées par Napoléon III
à qui, suite aux pactes secrets de Plombières entre l’empereur français et le premier
ministre piémontais Camillo Benzo di Cavour, Victor-Emmanuel II dut céder le comté de
Nice et le duché de Savoie. Au Val d’Aoste cette manifestation s’est écoulée en sourdine,
sans trop d’éclats… et pour cause. Les événements officiels organisés pour cette occasion
par l’Administration régionale ont voulu mettre l’accent sur la diversité de notre région
car, il faut bien le dire, si les Valdôtains sont italiens sans qu’ils n’aient jamais pu
s’exprimer sur leur avenir, on doit remarquer que l’unité italienne n’a pas donné les fruits
que le gouvernement piémontais leur avait promis et que les libéraux locaux de l’époque,
favorables au Risorgimento et à l’unification de la Péninsule sous le sceptre des Savoie et
30
se proclamant farouchement italiens, espéraient obtenir de la nouvelle grande nation.
D’ailleurs, la désillusion, le désenchantement, le mécontentement n’avaient pas
attendu longtemps à germer dans leurs propres rangs face à l’attitude du gouvernement
italien qui, loin de vouloir maintenir ses promesses, avait complètement oublié ce petit
coin de terre auquel il demandait continuellement de nouveaux impôts et lui posait des
fardeaux de plus en plus lourds pour faire face aux frais de la guerre et de la répression
des révoltes du Sud sans dépenser pour le Val d’Aoste un seul centime pour les travaux
publics, l’instruction, l’agriculture, l’industrialisation, l’amélioration de la vie… ce qui
n’avait pas tardé à faire comprendre aussi aux libéraux, au moment même de
l’unification, la justesse de l’affirmation prophétique lancée une année auparavant, quand
le journal des conservateurs avait écrit que
« si Aoste est italienne, elle est, au moins aux yeux du ministère, depuis 48
surtout, la Sibérie de l’Italie. Elle est italienne aux yeux du ministère s’il
s’agit de payer des impôts à l’égal de Verceil et de Turin ; mais elle est pour
lui une terre étrangère, une Sibérie quand il est question de quelques
faveurs »1.
Et si au moment des annexions de l’Italie centrale au printemps 1860 Bruno Favre,
syndic de la ville d’Aoste, proclamait que cet événement « en nous faisant citoyens d’une
nation grande et riche de forces, va créer pour nous une nouvelle ère, une ère qui doit
nous faire oublier un passé malheureux », immédiatement après la proclamation du
Royaume la musique changera drastiquement de ton.
D’ailleurs, les signaux avant-coureurs d’un nouveau centralisme étatique n’avaient
pas manqué. Si les Valdôtains, malgré la perte progressive de leur particularisme
politique, mis en cause depuis la première moitié du XVIII e siècle quand l’absolutisme
royal commença à tout uniformiser et le roi Charles-Emmanuel III, élevé sur le trône en
1730, refusa de prêter serment d’observer les « franchises, privilèges et libertés » du
duché d’Aoste ; s’ils jugeaient négativement cet absolutisme qui avait éradiqué toutes les
franchises politiques, acquises lentement au cours des siècles et exercées depuis 1536
jusqu’à 1770 par le Conseil des Commis ; si, encore, face aux attaques ultérieures de la
première moitié du XIXe siècle, ils persévéraient dans leur loyalisme et dans leur
sentiment de fidélité à la Maison de Savoie, cela n’était dû, comme l’a très bien dit notre
regretté ami et Président d’honneur de l’Académie Saint-Anselme, le professeur Lin
Colliard, qu’au fait qu’ils considéraient « la Monarchie sous l’aspect idéalisé d’une
institution supérieure, charismatique, irrévocable »2.
Toutefois, ce sentiment, affiché ouvertement par les libéraux et plus faiblement par
les conservateurs, ne les empêchait point de récriminer contre l’attitude du gouvernement
piémontais qui minait les dernières bribes de l’ancienne autonomie valdôtaine. En effet,
1 La Feuille d’Aoste réfutée par elle-même, “L’Indépendant”, n° 51, 26 juin 1860.
2 Lin Colliard, Précis d’histoire valdôtaine, Imprimerie Valdôtaine, Aoste 1880, p. 54,
note 21.
31
la loi du 23 octobre 1859 portant sur l’administration communale et provinciale du
Royaume effaça le Val d’Aoste du nombre des provinces 3 et en fit un simple
arrondissement de celle de Turin4 : privée depuis longtemps de ses pouvoirs politiques, la
région perdait aussi tout pouvoir administratif.
Il n’est donc pas étonnant que les Valdôtains aient déserté la première fête de l’unité
nationale organisée à Aoste le 2 juin 1861. Le journal “L’Indépendant” en fournissant les
raisons de cet échec écrivait entre autres :
« La sécheresse qui désole nos campagnes depuis trois mois et compromet
gravement la prospérité des moissons, les impôts qui pèsent lourdement sur
les épaules et qu’il faut songer à solder, le triste état où notre province a été
réduite par suite de la manie du ministère de tout centraliser, la perspective
de l’avenir plus sombre encore : tout cela fait que notre pauvre peuple a
tout autre envie que de prendre part à la fête de l’unité qui ne lui a apporté
ni du pain ni de la moralité »5.
Mais à faire tomber l’enthousiasme que le Statut de Charles-Albert avait suscité en
1848 surtout parmi les rangs des libéraux, auxquels s’étaient unis, quoique avec
beaucoup moins d’ardeur, aussi les conservateurs, intervint également un autre
événement porteur d’assez graves conséquences pour le pays d’Aoste : l’annexion de la
Savoie à la France.
Le problème de la séparation de la Savoie avait été suivi avec beaucoup d’intérêt et
d’appréhension par l’élite valdôtaine dès qu’elle apprit le contenu de l’accord de
Plombières entre Napoléon III et le ministre piémontais Cavour. Après le plébiscite, les
catholiques conservateurs virent dans le oui massif en faveur du détachement le
mécontentement des Savoyards à la politique de Cavour dont la centralisation, les impôts
trop lourds, les favoritismes, la lutte contre le clergé, le manque d’interventions
économiques envers certaines provinces avaient justifié le résultat du référendum et ils
3 Après la parenthèse du Département de la Doire, constitué le 24 avril 1801 et
comprenant les arrondissements d’Ivrée (préfecture), d’Aoste, Chivasso et San Giorgio
(sous-préfectures), la province d’Aoste avait été reconstituée par l’édit royal du 27
octobre 1815 d’après les limites de l’ancien duché. Une première atteinte aux
prérogatives provinciales avait été portée par les lettres patentes du 25 août 1842 qui
placèrent l’intendance d’Aoste sous les ordres de celle générale d’Ivrée.
4 Le projet de loi sur la réorganisation des provinces datait de 1855; en ayant eu
connaissance, l’élite valdôtaine, les journaux et les communes, craignant la suppression
de la province, se lancèrent contre la « centralisation bureaucratique que nous regardons
comme le fléau des sociétés modernes », disaient-ils en invitant les citoyens à s’insurger
et employer « tous les moyens légaux et licites qui sont en votre pouvoir pour empêcher
ce dernier acte destructeur de notre existence ».
5 La Feuille d’Aoste réfutée par elle-même, “L’Indépendant”, n° 51, 26 juin 1860.
32
regrettaient explicitement le fait que deux peuples frères se séparent après huit siècles
d’histoire et de culture communes.
« Nos destinées ont toujours été celles de la Savoie. Nous avons traversé
huit siècles sous le même drapeau : l’histoire et les traditions de la Vallée
d’Aoste sont tellement liées à l’histoire et aux traditions de la Savoie que
nous ne formons qu’une seule famille. (…) Enfants de la même monarchie,
descendants des mêmes races, vivant aux souvenirs de la même histoire,
parlant la même langue, les Savoisiens et les Valdôtains ne devaient pas
être divorcés »,
écrivait “L’Impartial d’Aoste”6 – et notez-le bien, il s’agissait d’un journal libéral – le 7
juin 1860. C’était bel et bien une déclaration de volonté séparatiste et, en effet, les
annexionnistes ne devaient pas manquer car le journal de Turin “Les Nationalités” écrira,
un mois plus tard, que depuis quelques temps s’était formé au Val d’Aoste « un petit parti
qui demande l’annexion à la France »7. Quant aux libéraux, en général, la cession de la
Savoie aurait favorisé le Val d’Aoste qui, devenu une région de frontière, allait acquérir
de l’importance au point de vue commercial et politique et recouvrer son autonomie
provinciale ; mais, ils ne tarderont pas à s’apercevoir, eux aussi, des conséquences
négatives de cette séparation.
En effet, après l’annexion de la Savoie, le Val d’Aoste était devenu un îlot
francophone de seulement 85 000 habitants – auxquels s’ajoutaient ceux du Val de Suse
et des Vallées vaudoises du Piémont – dans une mer de plus de vingt millions
d’italophones. De plus, le nouvel État agrandi, voulant être homogène au point de vue
linguistique, adopta la politique chantée par Alessandro Manzoni : « una d’arme, di
lingua, d’altare / di memorie, di sangue e di cor »8 ; il ne tolère donc plus celle qu’il
considère comme une anomalie, c’est-à-dire la présence de minorités linguistiques dans
son sein, et, suivant la doctrine de « uno Stato, una lingua », voilà qu’il entreprit une
politique d’italianisation forcée, d’où la réaction des Valdôtains qui face à l’attaque
contre leur langue surent retrouver l’unité.
Un voyageur français, Maurice Simonnet 9, fut le témoin de cette réaction et il en fit
état dans le récit de son passage à Aoste : « En l'année 1862, au moment où nous
traversions Aoste, il y régnait dans les esprits une grande fermentation au sujet des
réformes que le gouvernement italien imposait à ses diverses provinces. Le duché
6 “L’Impartial d’Aoste”, n° 179, 7 juin 1860.
7 Chronique de l’Arrondissement, “L’Impartial d’Aoste”, n° 183, 5 juillet 1860.
8 « une d’armes, de langue, d’autel / de mémoires, de sang et de cœur » : Marzo 1821,
ode composée quand le 13 mars de cette année-là les révolutionnaires libéraux obtinrent
de Charles-Albert, régent du Royaume après l’abdication de Victor-Emmanuel Ier, la
Constitution d’Espagne – qui sera immédiatement abolie par le roi Charles-Félix – et ils
espéraient que le Piémont intervienne contre l’Autriche pour libérer la Lombardie ;
cependant l’ode ne sera publiée qu’en 1848 lors de la première guerre d’indépendance.
9 MAURICE. SIMONET, Deux itinéraires dans les Alpes, Lyon 1864.
33
d'Aoste est très dévoué à la Maison de Savoie, mais n'aime pas qu'on touche à ses vieilles
coutumes. Il était surtout choqué de ce qu'on voulût lui imposer la langue italienne
comme langue officielle. Les habitants du Val, qui parlent un français très pur, en étaient
fort irrités. De nombreuses satires circulaient contre cette mesure, et une certaine
chanson10 avait surtout le privilège de passionner les populations ; elle s'entendait à tous
les coins de rue ». Or, les neuf strophes de cette chanson sont un hymne au français et
une incitation à rester fidèles à la langue des ancêtres car « ils ont parlé, nous parlerons
français » répètent-elles. Si toutes les strophes sont significatives, la dernière que voilà
résume la pensée du compositeur :
« L’italien, du Mont Rose à Messine,
Résonne à peine, en sillonnant les airs.
Mais le français, la langue de Racine,
Pousse son vol au bout de l’univers.
Et l’on prétend de cette belle langue
Nous dérober les immenses bienfaits !
Non, non, jamais ! Qu’on nous mette à la gangue :
En expirant, nous parlerons français ! »
On doit remarquer que ce voyageur français, malgré qu’il ait traversé le Val d’Aoste
comme un météore, avait très bien saisi l’âme des Valdôtains de l’époque : fidélité à la
Maison de Savoie, attachement à la tradition du pays, amour inconditionné pour la langue
française. Mais pourquoi cette prédilection pour la langue de Bossuet et de Racine ? Un
bref excursus historique s’impose.
Il faut souligner avant tout que les Alpes n’ont jamais été une barrière et que la même
civilisation s’est formée sur leurs deux versants, de la Méditerranée à l’Adriatique. Et si
l’italien est encore présent, au nord, dans le Tessin et l’était jadis, à l’ouest, dans le comté
de Nice, partout ailleurs ce sont l’occitan, le provençal, le francoprovençal, le français,
l’allemand, le walser, le slovène qui débordent, la limite linguistique se plaçant non pas
sur la ligne de faîte des Alpes mais toujours à leur pied. Et cela pour des raisons
politiques.
Quant au Val d’Aoste, deux dates significatives sont à rappeler car elles ont été
déterminantes à l’égard de l’avenir linguistique de la région : 575 et la fin du VIIIe siècle.
À la première date, après la défaite des Lombards battus par le roi mérovingien Gontran,
le Val d’Aoste passa sous le royaume de Bourgogne et d’Orléans ce qui la tourna vers la
future aire linguistique d’oïl. Lorsque entre 794 et 811 fut créée la nouvelle province
ecclésiastique de Tarentaise, c’est sous cet archevêché que nous fûmes placés jusqu’après
l’annexion de la Savoie.
Politique et religion, joint au substrat celtique présent dans la région, ont donc joué
un grand rôle pour la transformation du latin vulgaire en francoprovençal, et ensuite, cette
10 Il s’agit de L’écho de la Vallée d’Aoste, une chanson composée par le chanoine LéonClément Gérard (Cogne 1810-Aoste 1876), fervent patriote et défenseur des traditions du
Pays.
34
langue n’ayant pas eu d’essor notamment à cause de l’effritement du royaume burgonde,
pour que le pays tourne vers le français.
Cette langue s’y est donc implantée tout naturellement. Les documents en latin des
XIIe et XIIIe siècles sont déjà truffés de mots et de tournures français, parfois
maladroitement latinisés par les notaires. Depuis le XIV e siècle, on rencontre le français
dans des lettres et au siècle suivant dans des actes de partage ou des mémoriaux envoyés
par les représentants des Trois États aux ducs de Savoie. Sur le mur d’une tour du château
de Fénis, le chanoine François-Gabriel Frutaz avait lu ces vers écrits le 20 novembre 1402
par le seigneur Boniface Ier de Challant lors du départ de sa fille Bonne qui ayant épousé
noble Jean Allemand quittait sa maison paternelle pour rejoindre le Dauphiné :
« Pauvre oyseillion, qui de chez moi,
T’envoles si loin de la Doyre,
En ton cuer conserve memoyre
De qui pleure et prie pour toi »
C’est encore dans ce château que le même seigneur a fait peindre sur un mur de la
cour une série de prophètes et philosophes portant des phylactères où sont inscrits des
quatrains – dont certains tirés des Diz et proverbes des Saiges, manuscrit anonyme de
1260 – tels que celui-ci :
« Ours lion et chat et chien
Ces iiii bestes apren on bien
Mais on ne puet par nul engien
A maise femme apprendre bien »
tandis que dans le château de Quart nous retrouvons un graffiti avec ces vers attribués à
Thibaut de Champagne
« Le doulces doulors
Et les maulx playsans
Qui viennent d’amors
Sont dols et cuysans »
Il faudra, cependant, attendre la moitié du XVe siècle pour rencontrer la première
œuvre littéraire en langue française, la Chronique de la Maison de Challant, un
panégyrique de cette famille dû à la plume de Pierre du Bois11. Les inventaires nous
montrent que la noblesse valdôtaine possédait dans ses bibliothèques maintes œuvres
littéraires en langue d’oc et d’oïl.
Le français était donc connu et employé par les notaires, les clercs et les nobles,
emploi que la fréquentation de la cour de Chambéry et les liaisons avec les familles
11 La Chronique a été publiée par le professeur Orphée Zanolli in “Archivum
Augustanum”, Imprimerie Itla, Aoste 1970, p. 17-131.
35
savoyardes facilitaient. Mais qu’en était-il du peuple ? Évidemment, celui-ci parlait le
dialecte francoprovençal, mais il devait assurément connaître le français, car autrement à
qu’à bon aurait-on joué les Mystères et chanté les Noëls en cette langue si elle n’était pas
comprise par la grande majorité des fidèles ? De plus, lorsque, le dimanche à l’issue de la
messe, sur la place de l’église, on devait rendre public à tous les assistants un document
en latin, c’est en « vulgari aut gallico tamen sermone » que le mandier le traduisait afin
que tout le monde le comprenne.
Un autre exemple est intéressant, qui démontre cette vérité : lorsque les chefs de
famille de Cogne devaient prêter serment d’hommage et de fidélité à l’évêque d’Aoste,
leur seigneur spirituel mais aussi temporel, ils le faisaient en prononçant une formule que
les notaires en rédigeant l’acte reportaient en latin ayant, cependant, le soin de dire que
ce serment avait été prêté « dicendo et proferendo hec verba, vulgari tamen sermone,
licet ad dictamen latinorum verborum reducantur ». Donc on comprenait le français et on
le parlait 12. La diffusion de cette langue dans les couches populaires avait été favorisée
par l’Église qui l’employait dans les sermons et les prédications, usage introduit en 1411
par l’évêque Oger Moriset, ainsi que par l’œuvre des écoles qui, d’après une plainte
avancée en 1563 par Jean Mathou, recteur de celles d’Aoste, devaient être déjà assez
répandues dans tout le Pays.
Aussi, quand le 29 février 1536 les représentants du clergé, de la noblesse et du
peuple, face à la menace d’invasion du duché par les troupes françaises et les Bernois,
décidèrent de rester fidèles à la religion catholique et à la Maison de Savoie et prirent des
mesures pour la défense du Pays, si le procès-verbal fut encore écrit en latin, par contre
les ordonnances qui devaient être proclamées dans toutes les communautés furent
rédigées en français pour qu’elles soient comprises. Et cela trois années avant l’édit de
Villers-Cotterêts et un quart de siècle avant celui du 22 septembre 1561 par lequel
Emmanuel-Philibert officialisait l’emploi du français dans tous les actes publics.
D’ailleurs, le Conseil des Commis, organe politique et administratif du duché, n’avait pas
12 Un autre exemple de cette connaissance nous est fourni par ce fait. Vers la moitié du
XVIe siècle, les habitants de la communauté de Bosses, dans la Vallée du Grand-SaintBernard, s’étaient révoltés contre leur seigneur Léonard de Bosses. Un groupe fut arrêté,
incarcéré, mis sous procès et condamné : entre autres choses, le Sénat de Savoie ordonna
de démolir la maison où les révoltés se réunissaient et d’élever sur les ruines un pilier
portant cette inscription : « En mémoire perpétuelle à la postérité et en exemple de la
punition des conspirations, rebellions, crime de leze majesté, forces, violences avec port
d’armes et d’assemblée de gens commis et perpétrés par Remis Bret, Leonard de Borres.
André Avoyer et autres complices du dict Bosse contre nostre authorité et de nostre dict
Senat souverain de Savoye en exécutant l’arrest d’icelluy et d’entre ledict Leonard de
Bosse demandeur et ceux de la dicte communauté du dict lieu de Bosses deffendeurs du
quattorziesme juing mille cinq cents soixante quattre par un des conseillers et sénateur au
dict Senat » (Archives Historiques Régionales, Fonds Savin de Bosses, 20 décembre
1567). L’inscription en français démontre que le peuple comprenait cette langue et qu’au
moins une partie savait lire, autrement il n’y aurait eu aucune raison de la placer.
36
attendu cette officialisation car le 31 décembre 1544 il avait déjà décidé que les Registres
du Pays, le recueil des procès-verbaux de ses séances et de celles du Conseil Général,
soient rédigés en langue française.
Après la bataille victorieuse de Saint-Quentin, voulant réorganiser l’administration
de ses États, le duc de Savoie se pencha aussi sur le problème linguistique puisque dans
ses domaines on utilisait deux langues littéraires, le français et l’italien. Or, à l’instar des
rois de France qui en imposant partout leur langue recherchaient l’unité du royaume,
aussi Emmanuel-Philibert aurait pu choisir entre l’une ou l’autre de ces langues. Son
choix fut différent et respectueux de la diversité linguistique de ses domaines : en prônant
l’idiome vulgaire, le duc n’imposa pas une seule langue, mais à « chaque province la
sienne ». Or, si pour la Savoie l’édit du 11 février 1560 fut la continuation naturelle de
celui de Villers-Cotterêts, pour le Val d’Aoste celui de 1561 – il y a 450 ans –partait de la
constatation de la réalité linguistique locale, c’est-à-dire que nul idiome « n’est si
intelligible au peuple comme la langue françoise » et que
« ayant toujours et de tout tems été la langue françoise en nostre pays et
Duché d’Aoste plus commune, et générale que point d’autre ; et ayant le
peuple, et sujets dudit pays averti, et accoutumé de parler la dite langue
plus aisément que nulle autre »13.
C’est le français qui devait devenir la langue officielle et celle employée dans tous les
actes publics. Le Coutumier, le code civil valdôtain promulgué en 1588, déclara
irrecevables et révoqués tous les actes publics qui n’étaient pas rédigés « en langue
vulgaire, intelligible au pays d’Aouste, suivant l’Edict de son Altesse »14.
Évidemment, depuis 1561, hormis quelques très rares textes agiographiques en latin
au XVIIe siècle, c’est la langue française qui régna en souveraine dans l’Église, dans
l’administration, dans les rapports épistolaires, dans les lettres valdôtaines. Langue que
les Valdôtains ont défendue veillant, par exemple, à empêcher que les édits et
ordonnances qui leur étaient adressés par le duc ou le Magistrat du Piémont ne soient pas
écrits en italien. Le Conseil des Commis intervint à maintes reprises contre les abus
commis par les fonctionnaires de la Cour turinoise. À la suite d’une remontrance avancée
à cet égard, par exemple en 1578, le duc Emmanuel-Philibert par lettres patentes du 24
juillet ordonna que tout soit publié « en langaige et termes de parler françois et non
ytalien pour estre entendu dung chacung ». De même, le 4 octobre 1650, CharlesEmmanuel II déclarait « nulles les publications faittes en autre langue que françoise ». Et
l’on pourrait multiplier ces exemples car le Conseil des Commis dut intervenir à maintes
reprises contre les abus commis par les fonctionnaires de la Cour turinoise trop souvent
13 F. A. DUBOIN, Raccolta per ordine di materie delle leggi, editti, manifesti, ecc.
pubblicati dal principio dell’anno 1681 sino agli 9 dicembre 1798, tome V, volume VII,
Torino 1829, p. 844-845.
14 Coustumes du duché d’Aouste avec les uz et stils du pais, À Chambéry par Loys
Pomar, M. D. LXXXVIII, Livre I, Tiltre XII, article I, p. 65.
37
oublieux du respect de cette norme.
Cette attention à l’emploi de la langue française dans les actes publics ne diminua
pas après la Restauration quand le Conseil municipal d’Aoste, pour ne citer qu’un seul
cas, demanda au ministre de l’Intérieur de respecter cet usage 15, voire après la
promulgation du Statut de 1848 dont l’art. 62, tout en affirmant que la langue officielle
de la Chambre était l’italien, permettait aux parlementaires des régions francophones
d’employer le français et de recevoir des réponses en cette langue, qui était d’ailleurs
celle de la Cour. Toutefois, en cette même année, les libéraux valdôtains avaient dû
mener une bataille contre les employés subalternes des bureaux de la province d’Aoste,
qui employaient la langue italienne, ainsi que contre le gouvernement piémontais qui
envoyait au pays les lois et d’autres documents en italien 16. La pression des Valdôtains ne
fut pas infructueuse car l’art. 4 de la loi n° 1731 du 23 juin 1854 réitéra l’ordre de
traduire en langue française les lois pour les pays où elle était parlée.
La défense acharnée de ce droit est l’indice d’un profond attachement à la langue
française. Mais quelle était sa connaissance de la part du peuple ? En 1807, dans un
rapport envoyé à Paris, Laurent Martinet, sous-préfet du département de la Doire, écrivait
que « L’idiome des habitants est un patois de la langue française, qui est celle du Pays et
la seule qu’on ait toujours enseigné dans les écoles »17. Or, le nombre des écoles devait
être passablement important déjà au XVe siècle puisqu’on avait dû créer la charge de
« rector scolarum Vallis Augustæ », d’un directeur des écoles du Val d’Aoste, que l’on
rencontre en 1466. Grâce aux legs de curés et de simples citoyens clairvoyants, les écoles
primaires se multiplièrent au cours des XVII e-XIXe siècles : avant 1800 elles étaient 284 ;
elles seront 445 en 1848 ; 497 en 1864, et deviendront 564 dans le dernier quart du XIXe
siècle pour une population de 85 500 habitants. Une école primaire tous les 150
habitants ! En outre, depuis 1604 Aoste avait eu son Collège Saint-Bénin pour le
Gymnase et le Lycée, auquel s’ajouteront les Écoles techniques et l’Ecole Normale.
L’apprentissage et la diffusion du français étaient donc assurés et la plupart des
citoyens étaient francophones. En effet, à la veille de l’unité italienne, les personnes
comprenant ou parlant l’italien n’étaient que 4,7% de la population et il s’agissait surtout
des notables, de commerçants piémontais établis à Aoste et dans les gros bourgs du sillon
central de la vallée ou d’ouvriers des établissements métallurgiques provenant de la
Lombardie. Dans la majorité des communes rurales le pourcentage d’italophones était
presque nul. Le recensement de 1857, par exemple, dénombra à Aymavilles seulement
15
Archives Historiques Régionales, Fonds Commune d’Aoste, Registres des
délibérations communales, volume 19, f° 215v.
16 Ces Valdôtains, voulant pouvoir « à l’instar de la Savoie, conserver notre langue
maternelle, notre langue mère qui est la française », opposaient que « c’est vouloir nous
la ravir que de faire promulguer des lois dans une langue à laquelle les neuf dixièmes de
la population ne comprennent rien » (Une plainte légitime, “Feuille d’Annonces
d’Aoste”, n° 20, 30 octobre 1848).
17 Archives Nationales de Paris, F/20/180, Notes statistiques sur l’arrondissement
d’Aoste, 4 avril 1807.
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neuf italophones : 0,53% des 1 687 habitants de la commune.
Le problème de la langue française se posa, je le répète, au moment de la séparation
de la Savoie. Devenu une minorité linguistique au sein du royaume, où il ne représentait
plus que 0,2% de la population totale, le Val d’Aoste ne tarda pas à devoir subir les
attaques de ceux qui voulaient tout uniformiser. La première fut déjà lancée deux mois
après l’approbation de la cession de la Savoie à la France faite le 29 mai par le Parlement
piémontais. En effet, un décret ministériel supprimait le français dans les écoles
primaires et au Collège d’Aoste, et cela en dépit des articles des articles 189.190 et 374
de la loi n° 3 725 du 13 novembre 1859, proposée par le ministre de l’Instruction Casati,
qui établissaient que dans les communes francophones l’enseignement soit donné en
français et non pas en italien et ajoutaient qu’au Gymnase et au Lycée l’on enseigne aussi
la littérature française. La tentative ministérielle fut momentanément détournée grâce la
l’intervention au Parlement du baron Emmanuel Bich, député du collège électoral de
Quart, et à l’énergique réaction des conseils municipaux. Mais, l’année suivante, le
député turinois Giovenale Vegezzi Ruscalla publia le pamphlet Diritto e necessità di
abrogare il francese come lingua ufficiale di alcune valli della provincia di Torino par
lequel il conseillait une série de mesures : italianisation des toponymes, suppression de
l’enseignement du français et de son emploi à l’église et dans les tribunaux, abolition des
articles de loi portant des dispositions en faveur de cette langue pour le Val d’Aoste et les
Vallées vaudoises, elles aussi francophones… Il y eut une nouvelle réaction et la
réfutation des thèses du député par le chanoine Édouard Bérard qui lui répondit par le
livret La langue française en Vallée d’Aoste. Réponse au chevalier G. Vegezzi Ruscalla,
publié aux frais de la commune d’Aoste.
Au mois de juin 1860 l’un des journaux des libéraux avait prophétisé que le Val
d’Aoste « serait noyé comme un atome dans ce vaste royaume italien »18 qui s’était formé
par l’annexion des régions de l’Italie centrale – à l’intérieur duquel les Valdôtains
n’étaient plus que 0,2% de la population – et il avait malheureusement raison. Les
fauteurs du Risorgimento et des guerres d’indépendance avaient voulu bâtir un État
unitaire mais aussi linguistiquement homogène. Il fallait donc effacer l’anomalie de la
présence d’une minorité parlant une langue désormais considérée comme étrangère, ce
que le député Vegezzi-Ruscalla définissait « questo sconcio, questa macchia alla
nazionalità italiana », c’est-à-dire une tache qui porte déshonneur à la nationalité
italienne.
C’est cette philosophie politique qui déclencha la campagne contre le français au
cours des dernières quarante années du siècle, guerre qui sera parachevée par la dictature
fasciste.
Il serait trop long, et ennuyeux, fournir tous les détails du combat que les Valdôtains
durent mener pour s’y opposer, mais quelques dates peuvent être utiles :
1861 : requête de l’Inspecteur royal de substituer la langue italienne au français dans
18 “L’Impartial d’Aoste”, n° 179, 7 juin 1860.
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les deux classes du cours élémentaire supérieur.
1872 : projet de loi pour supprimer l’emploi du français dans le notariat, tentative
repoussée par 4 311 signatures recueillies dans l’espace de sept jours.
1873 : création de l’École Normale où, cependant, l’italien devient la langue
instrumentale de l’enseignement ; comment les futurs institutrices et instituteurs
pourront-il enseigner à l’avenir le français ?
1883 : ordre du Conseil Provincial Scolaire aux enseignants de supprimer le français,
ce qui est repoussé mais qui, l’année suivante, oblige la Junte municipale d’Aoste à
accepter le principe du bilinguisme et l’introduction de l’enseignement progressif de
l’italien dès la première classe de l’école primaire.
1887 : disparition du français dans les tribunaux.
1892 : enseignement du français à l’école primaire uniquement aux élèves dont les
parents le demandent.
1909 : invitation di ministère à tenir les registre de l’État civil en langue italienne.
1911 : le français devient langue facultative dont les cours doivent être donnés au
dehors de l’horaire scolaire normal.
Le chauvinisme linguistique a donc été délétère. Au bout de moins d’un demi-siècle,
la position du français à l’école a été renversée : langue unique et langue véhiculaire pour
tout l’enseignement en 1861 ; langue presque totalement bannie en 1911. De plus, malgré
l’action de la Ligue Valdôtaine (Comité italien pour la protection de la langue française
dans la Vallée d’Aoste), fondée en 1909, la situation linguistique va s’aggraver au cours
de la décennie suivante à cause de l’industrialisation de la région, qui entraîna une forte
immigration provenant des régions italiennes dont la conséquence a été une modification
de la composition ethnique de la population car, en 1921, les italophones ont doublé leurs
effectifs : 9,6% de la population.
Toutefois, la situation avait été jusqu’alors un peu mitigée grâce à la présence d’un
grand nombre d’écoles dites de hameau, fondées et gérées par des personnes privées et
qui, échappant au contrôle de l’État, maintenaient le français comme langue véhiculaire.
Mais aussi ce dernier rempart fut bientôt l’objet de la cible du ministère de
l’Instruction qui au cours des années 1921-1923 supprima tout court 123 écoles de
hameau ! L’opposition de Valdôtains, la pétition signée par plus de 8 000 chefs de
familles, l’action et les appels de la Ligue n’aboutirent à aucun résultat positif. Bien loin
de là, le décret fasciste du 26 novembre 1925 abolit radicalement l’enseignement du
français, mais la dictature ira encore plus loin : suppression de tous les journaux locaux
paraissant en langue française, italianisation des toponymes commencée en 1828 et
tentative d’italianiser aussi les patronymes, défense de donner un prénom français aux
enfants, bannissement de cette langue dans toute la vie publique, élimination des
enseignes et des noms des rues en français, reconstitution de la province d’Aoste mais en
y incluant le Canavais et rendant ainsi les Valdôtains minoritaires dans la nouvelle
institution, ostracisme contre les autochtones contraints à émigrer alors que des milliers
d’emplois étaient offerts aux immigrés italiens …, et l’on pourrait continuer à l’infini la
liste néfaste des méfaits du régime mussolinien. De plus, après les Pactes du Latran
(1929) et surtout l’arrivée de l’évêque Francesco Imberti (1932), l’Église valdôtaine
abandonna aussi progressivement le français, à la louable exception des membres les plus
âgés du clergé qui, face à l’introduction de l’homélie et du catéchisme en italien, lui
40
reprochaient de vouloir défranciser la région.
Dans cette situation, une génération entière a été ainsi non seulement scolarisée en
italien et exclue de toutes les possibilités de contact avec son ancienne culture et sa
langue ancestrale, mais a été formée dans le culte du Duce et de la Patrie, dans un esprit
nationaliste extrême, soumise après 1935 à la propagande antifrançaise de Mussolini et
italianisée à outrance. À la fin de la Seconde Guerre mondiale la situation était donc
dramatique.
« Un peuple n’est plus lorsqu’il n’a plus la langue » écrivait en 1860 le
journal des catholiques19. « Que la Vallée d’Aoste parle italien, et elle est
perdue » lui faisait écho en 1862 un paysan de Verrès. Or, après vingt ans
de dictature fasciste, tout semblait donc perdu à jamais !
Mais si les plus faibles intellectuellement et moralement ont accepté l’esprit des
dominateurs, le sentiment éprouvé de déchéance a poussé les meilleurs à réagir et à
revendiquer des institutions politiques, administratives et culturelles sans lesquelles « un
peuple n’est plus un peuple mais un troupeau » ainsi qu’écrivait Émile Chanoux, le chef
et martyr de la résistance valdôtaine. En effet, les membres de la Jeune Vallée d’Aoste,
mouvement régionaliste fondé en 1925 puis agissant dans la clandestinité, avaient su
« garder la flamme » des revendications politiques et culturelles valdôtaines et guider la
guerre de libération qui pour eux n’était pas seulement l’anéantissement de la dictature
mais aussi un retour à l’autonomie, à la langue, aux valeurs du passé. Cela, joint à
l’action du mouvement séparatiste demandant l’annexion à la France – on évalue que 8590% des autochtones y étaient favorables – et à la requête de plébiscite signée par 20 000
Valdôtains, obligea le gouvernement italien guidé par Ferruccio Parri à octroyer au Val
d’Aoste, le 7 septembre 1945, une autonomie administrative par décret du Lieutenant du
roi n° 545 ; à cette première concession suivra la loi constitutionnelle n° 4 du 26 février
1948 qui octroya le Statut spécial actuellement en vigueur. Le décret permettait l’emploi
du français dans tous les actes publics (à l’exception de ceux de l’autorité judiciaire) ; le
Statut a déclaré officielles les deux langues leur attribuant ainsi une parfaite parité. L’un
comme l’autre, ont réintroduit l’enseignement de la langue française dans toutes les
écoles de n’importe quel ordre ou degré en lui consacrant un nombre d’heure égal à celui
réservé à l’italien et en donnant la possibilité d’enseigner des matières en langue
française.
Les écoles passèrent sous l’administration régionale 20 le 7 janvier 1947 et sous
l’impulsion de l’avocat Ernest Page, assesseur à l’Instruction, les travaux de leur
réorganisation démarrèrent avec célérité. Mais déjà au début de novembre 1946, deux
19 Aoste, “L’Indépendant”, n° 66, 17 août 1860.
20 Il y avait alors 35 classes d’école maternelle, 368 écoles élémentaires d’état ou
classifiées et 75 écoles de hameaux ou subsidiées pour un total de 11 279 élèves. À
celles-ci s’ajoutaient les écoles secondaires inférieures (moyennes et professionnelles) et
supérieure (lycée classique et lycée scientifique, école normale, institut technique pour
géomètres et institut commercial pour comptables).
41
commissions mixtes prévues par le décret de l’année précédente et composées par des
représentants de la Région et de l’État fixèrent la liste des matières qui devaient être
enseignées en français. Pour toutes les écoles, depuis la maternelle jusqu’à la moyenne
supérieure (donc, de 4 à 19 ans), on lui avait attribué un nombre d’heures égal à l’italien
et réparti l’enseignement de façon qu’au cours de sa scolarité l’étudiant rencontre cette
langue dans toutes les matières (à l’exception des mathématiques, du latin et du grec,
toujours en italien à l’école secondaire).
Une attention particulière avait été retenue pour la maternelle et l’école primaire :
bilinguisme parfait dans la première, prépondérance du français à la primaire, afin
d’immerger l’élève dans un bain linguistique qui obviait à la carence du monde
environnant, majoritairement italophone dans les grands bourgs et la capitale.
Le Conseil de la Vallée avait lancé aussi une série d’initiatives visant à faciliter la
réintroduction du français : cours de français pour les enseignants, écoles du soir,
concours pour la préparation de publications régionalistes, mesures d’encouragement à la
publication d’œuvres et d’un chansonnier en langue française, bourses d’étude pour la
fréquentation de cours en France, accord avec le canton du Valais pour la création à
Aoste d’une école d’agriculture gérée par les chanoines francophones du Grand-SaintBernard, etc., etc. D’autre part, la naissance au mois de septembre 1945 de l’Union
Valdôtaine, mouvement autonomiste et nettement francophone, la publication
d’hebdomadaires locaux en langue française, la réapparition en 1946 de l’almanach Le
Messager Valdôtain, qui pénétrait dans toutes les familles, la naissance en 1948 de
l’Augusta Praetoria, une revue de pensée et d’action régionalistes, et la création du
Comité des Traditions Valdôtaines, qui l’année suivante éditera sa revue Le Flambeau, la
conscience toujours plus diffuse que le français, ainsi que l’affirmait l’assesseur Page,
« est la cause, la première affirmation de notre autonomie, de notre indépendance » ne
pouvaient que renforcer l’action de l’école.
Tout semblait, donc, aller pour le mieux, mais des entraves compliquèrent ce
démarrage. D’abord à l’école, car le Statut de 1948 modifia la norme concernant les
commissions mixtes qui n’avaient plus voix délibérative mais uniquement consultative,
la ratification de leur travail devant être faite par le gouvernement italien ; or, celui-ci a
fait la sourde oreille pendant des décennies et, à l’exception de quelques heures
d’enseignement du français, toutes les autres matières étaient enseignées en italien. De
plus, la plupart des enseignants provenaient des régions italiennes et, ayant été formés
pendant le fascisme, ils n’avaient aucune connaissance ou presque du français. Les
enseignants de français, eux-mêmes, n’avaient pas toujours une bonne maîtrise de cette
langue ! J’en ai eu la preuve au cours de mes études primaires et secondaires. Et qui pis
est, l’enseignement était trop centré sur la grammaire au détriment du langage parlé ; or,
sans converser, comment peut-on bien apprendre à parler une langue ?
Et aux défauts de l’école s’ajoutèrent d’autres facteurs négatifs. L’Église, au fur et à
mesure que l’ancien clergé disparaissait, abandonna le français, car les jeunes prêtres,
formés dans un séminaire italianisé par le fascisme secondé par l’évêque Imberti, ne
connaissaient pratiquement plus le français et, par conséquent, ils introduisaient l’italien
42
dans leurs prêches et dans le catéchisme, à la louable exception des chanoines de la
Collégiale Saint-Ours d’Aoste carrément antifascistes, autonomistes et pro français.
Fallait-il se résigner ? Certainement pas, et l’insistance des élus valdôtains put
finalement arracher à l’État l’application des normes statutaires concernant
l’enseignement de la langue française ; mais il fallut attendre 1978, trente ans après la
promulgation du Statut ! Jusqu’alors, le français n’était enseigné que pendant un petit
nombre d’heures hebdomadaires et ce n’est que depuis cette date que la politique
linguistique éducative a intensifié son action et que les adaptations ont été graduellement
appliquées et insérées dans les différents niveaux d’enseignement, mais encore avec trop
de lenteur à cause de la mauvaise volonté de l’État : 1984 à la maternelle, 1988 à l’école
primaire, 1994 à l’école secondaire de 1er degré.
À l’école maternelle, où il n’y a pas de matières, l’œuvre éducative est distribuée en
temps égaux dans les deux langues, italienne et française, et la parité marque tout le
temps scolaire. À l’école primaire, le principe de la parité est étendu à l’usage des deux
langues dans toutes les matières pour un temps équivalent. À l’école moyenne (la
secondaire de 1er degré) la parité doit être rejointe au moyen de « projets
interdisciplinaires bilingues (…) utilisés comme un instrument pour atteindre un
bilinguisme effectif et équilibré ». Mais, malheureusement, l’application de ces normes
est laissée à la programmation des établissements scolaires et des enseignants, ce qui,
faute de contrôles, rend le principe moins réel et efficace. À l’école secondaire de 2 e
degré, l’accord avec l’État n’a pas encore été signé et en 1996 la Région a pris
provisoirement l’initiative d’introduire des expériences d’enseignement bilingue ; là
aussi, l’autonomie laissée aux établissements scolaires n’a pas fourni de brillants
résultats, à l’exception du Lycée classique d’Aoste qui au moyen de laboratoires
bilingues permet un emploi véhiculaire du français dans 25% de l’horaire hebdomadaire
et dans la plupart des disciplines littéraires et scientifiques.
Il faut aussi signaler que depuis l’année scolaire 1998/1999, la Région a introduit
aux examens qui terminent les études secondaires (esame di Stato ; bac) une quatrième
épreuve, celle de français. L’Université de la Vallée d’Aoste, instituée le 18 septembre
2000, dispense des cours de langue et de littérature françaises et le français peut être
langue véhiculaire. Toutefois, elle n’a pas rejoint la parité linguistique prévue lors de son
institution et l’emploi de professeurs provenant des pays francophones est de moins en
moins utilisé. Les étudiants ont la possibilité de rédiger et soutenir leur mémoire de
licence en italien et en français. Or, au cours des premières cinq années, sur les 51
mémoires soutenus 11 ont été rédigés en français : 22%, ce qui est déjà encourageant. À
cela s’ajoute un petit nombre d’étudiants qui fréquentent les universités de Grenoble et
Chambéry grâce à un accord avec celle de Turin, Cependant, la majorité de nos jeunes
étudiants s’inscrivent dans les universités italiennes où le français est exclu.
Malgré les retards et mille difficultés et quoique un gros effort doive être encore fait
à l’école secondaire de 2e degré, où la présence du français comme langue véhiculaire est
encore trop faible et la connaissance risque de fléchir par rapport à l’acquis précédent,
l’enseignement paraît donner de bons résultats. Toutefois, la parité n’existe pas encore et
43
les Valdôtains en sont conscients. D’après le traitement des 7 250 questionnaires de
l’enquête Plurilinguisme administratif et scolaire en Vallée d’Aoste, conduite en 2001 par
la Fondation Chanoux, 55,29% des sondés ont jugé qu’il y a une prépondérance de
l’italien alors que seulement 14,80% estiment qu’il y a un rapport d’égalité dans
l’enseignement, estimation qui s’élève à 27,20% pour les jeunes qui après 1984 ont reçu
un enseignement avec l’emploi véhiculaire du français. Ce dernier pourcentage est
certainement l’indice que les réformes opérées dans l’école commencent à donner de
bons fruits.
Mais l’école à elle seule ne suffit pas à assurer la promotion, voire la survie du
français et les réponses à l’enquête citée sont révélatrices : si 83,27% des Valdôtains
attribuent ce rôle à l’école (qui jouit donc d’une bonne considération), 70,62% aux
médias et 67,82% à l’administration, par contre, 90,82% des personnes affirment
justement que la base de cette survie est la famille. Ce qui est certainement vrai mais qui
représente, hélas, un point de faiblesse. En effet, quant à la communication orale en
famille avec les enfants, seulement 5,09% des parents emploient le français et 32,41% le
francoprovençal. D’ailleurs, cette situation reflète les habitudes linguistiques d’avant
l’italianisation, quand l’idiome parlé en famille était le francoprovençal et le français la
langue réservée à l’écrit et aux relations supérieures.
Mais d’autres faiblesses s’ajoutent à celle-ci. D’abord dans les médias. Il n’y a pas
au Val d’Aoste des quotidiens locaux et l’on doit donc acheter ceux italiens. Quant à la
presse régionale, seuls l’hebdomadaire Le Peuple Valdôtain, l’organe d’information de
l’Union Valdôtaine, le mouvement autonomiste et fédéraliste du Pays, et Le Flambeau, la
revue trimestrielle du Comité des Traditions Valdôtaines, sont restés fidèles à la langue
ancestrale et bannissent toute intromission de l’italien ; la revue de l’Institut Valdôtain de
la Culture, Les Cahiers du Ru, brillamment dirigée par Pierre Lexert qui avait su lui faire
acquérir une renommée internationale, a malheureusement disparu en 2007.
Quant à la télévision, la présence de l’italien est écrasante : face à une multitude de
chaînes italophones, nous ne pouvons capter que France 2 et la TSR et cela seulement
depuis la fin des années 70 du siècle dernier 22. En 1984, le Gouvernement régional a fait
une convention avec la RAI qui prévoit l’émission d’un certain nombre d’heures
annuelles en langue française sur la troisième chaîne et dans des heures de grande écoute.
Renouvelée ne 1994, cette convention est maintenant menacée par le Gouvernement
central qui veut réduire de moitié les heures d’émission. D’autre part, aussi les employés
des administrations, notamment celles de l’État, utilisent de préférence l’italien, malgré
le fait qu’ils touchent depuis les années 80 du siècle dernier une prime de bilinguisme.
Il faut quand même dire que la Région soutient directement ou indirectement la
politique linguistique à l’égard du français : la saison culturelle offre des spectacles
(théâtre, musique, cinéma) en français ; l’aide financière aux éditeurs permet, grâce aux
achats, la publication de livres en français ; et l’on peut ajouter l’organisation de cycles
de conférences, l’aide aux sociétés savantes qui perçoivent annuellement une subvention
pour leurs activités, les bourses d’étude, les échanges d’experts, la collaboration
culturelle avec le canton du Valais et la Wallonie, etc. Le soutien financier fourni à
44
l’Alliance française permet à celle-ci d’organiser des cours d’apprentissage ou de
perfectionnement de la langue pour les employés de la Région, pour les entreprises et
pour les particuliers, voire pour la préparation aux concours de recrutement du personnel,
fournissant ainsi un précieux apport au perfectionnement linguistique.
Ces efforts, qui absorbent beaucoup d’argent, ont-ils apporté des bénéfices au
maintien de la langue française et favorisé sa promotion ?
Certes, le touriste qui parcourt les rues d’Aoste ou des gros bourgs croit être arrivé
dans une quelconque région italienne car il n’entend guère parler en français ; d’ailleurs,
le plus souvent, ne sachant pas que le Val d’Aoste était jadis un pays entièrement
francophone, il baragouine l’italien dans les magasins, n’aidant pas ainsi les
commerçants à s’efforcer d’apprendre un peu de français. Celui-ci est parlé surtout dans
certains milieux culturels – c’est le cas, par exemple, de l’Académie Saint-Anselme et
d’autres sociétés savantes – ou politiques tel qu’au sein de l’Union Valdôtaine dont les
dirigeants et les membres adoptent cette langue lors des réunions et ses conseillers sont
les seuls qui l’emploient au Conseil régional.
En 1912, un historien valdôtain, Tancrède Tibaldi avait publié un opuscule, Il trionfo
dell’idiona gentile in Valle d’Aosta, où il préconisait l’imminente suprématie de l’italien
et la disparition du français. Or, s’il a eu raison quant à sa première affirmation, il s’est
heureusement trompé lorsqu’il prévoyait la mort de notre langue ancestrale. En effet,
malgré la guerre d’abord sournoise puis ouverte qui lui est faite depuis 150 ans, malgré la
suppression brutale opérée par la dictature fasciste, malgré les réticences et les retards de
la République à appliquer nos droits statutaires, le français survit. Les données fournies
par l’enquête de 2001 démontrent que depuis la chute du régime fasciste, pendant lequel
une génération entière avait été privée de toute possibilité d’apprendre cette langue, le
français a lentement repris droit de cité et sa connaissance s’améliore chez les nouvelles
générations.
Il faut d’abord souligner que l’attitude à son égard a changé depuis deux ou trois
décennies ; car, auparavant, les forces de droite et de gauche, et surtout leurs ailes
extrêmes, s’opposaient à la défense de la francophonie pour des raisons purement
idéologiques et de parti, voulant ainsi contrarier les positions de l’Union Valdôtaine et
d’une partie de l’Église, nettement favorables à la reconquête de la langue ; quant aux
forces du centre, si elles n’étaient pas toujours très actives dans cette action, du moins ne
la contrariaient-elles pas. Si après la guerre, l’immigration italienne et les mariages
mixtes ont favorisé la marginalisation du français, aujourd’hui, les italophones euxmêmes ont le sentiment d’appartenir à une communauté particulière dont l’autonomie
repose sur la spécificité linguistique. Et si dans le passé, seuls les intellectuels, les
hommes de culture et certains hommes politiques voyaient dans le français le symbole
des valeurs identitaires de la région, aujourd’hui une bonne connaissance de cette langue
continue à être perçue comme un élément de prestige et comme l’indice d’une éducation
culturelle supérieure ; ce fait a été constaté aussi par le linguiste Tullio Telmon qui a
étudié les minorités linguistiques en Italie et connaît très bien le Val d’Aoste.
45
Mais quel est le niveau de connaissance du français et des autres langues ? Il n’y a
pas, à cet égard, d’enquêtes récentes et il faut donc remonter à celle d’il y a dix ans qui a
fourni ces données : 96.01% pour l’italien, 75,41% pour le français et 55,77% pour le
francoprovençal. Si l’on tient compte que parmi les personnes qui ont répondu au
questionnaire il y en avait un bon nombre provenant des régions italiennes, ce résultat est
assez satisfaisant. Quant au français, 91,95% des interviewés des jeunes générations ont
estimé bonne voire très bonne leur compétence de compréhension orale de la langue et
80,76% pour l’écrit. Il y a, par contre, une baisse pour ce qui concerne les capacités
d’expression orale et écrite où la même compétence se place respectivement à 81,41% et
à 73,21%. Il y a donc environ dix points d’écart entre la capacité de comprendre et celle
de s’exprimer. L’enquête a cependant fourni une donnée réconfortante. En effet, si l’on
divise par tranches d’âge la connaissance des deux langues, on note que pour l’italien il y
a une nette stabilité, voire une très légère régression, (97,65% pour les personnes plus
âgées et 97,39% pour les jeunes) tandis que pour le français il y a une augmentation
progressive et remarquable puisque l’on passe du 60,66% pour les personnes nées entre
1927 et 1937 à 79,37% pour celles nées entre 1950 et 1960 et l’on atteint 92,37% pour la
tranche des jeunes qui va de 1983 à 1989.
Ces pourcentages démontrent que la majorité des personnes scolarisées pendant le
fascisme ont trouvé, après la Libération, un milieu encore suffisamment francophone qui
leur a permis d’apprendre cette langue qui était interdite au cours de leur enfance ;
deuxièmement, que la réintroduction de son enseignement après la reconquête de
l’autonomie a donné des fruits positifs ; et, finalement, qu’en renforçant l’enseignement
du français, devenu aussi langue véhiculaire, cela a permis d’atteindre un bon niveau de
connaissance. Une autre donnée corrobore ce bilan. Les réponses à la question Quelles
langues saviez-vous parler avant d’aller à l’école, avant l’âge de six ans ? ont fourni ce
résultat : 5,39% pour la tranche d’âge 1927-1937 et 14,75% pour celle de 1983-1989 ;
cette augmentation de neuf points est l’indice d’une plus grande attention envers la
langue française de la part des familles et d’une prise de conscience qui grandit.
Cela semble être confirmé par le projet ESABAC qui, expérimenté depuis l’année
scolaire 2005/2006 et approuvé par le Ministre de l’Instruction italien le 24 février 2009,
permet la double délivrance du diplôme de l’Esame di Stato italien et du Baccalauréat
français, valides dans les deux Pays. Aux examens de fin d’études de l’année scolaire
2010/2011, la première d’application des indications ministérielles, ont participé quatre
classes pour un total de 83 étudiants valdôtains dont 73 ont obtenu la double certification.
Ce résultat de 88% de succès, validé par les Ministères italien et français, est prometteur.
Cependant, si ces données sont réconfortantes, nous ne pouvons certes pas encore
chanter victoire ni nous reposer sur nos lauriers. Beaucoup de travail reste à faire : à
l’école où le français devra devenir langue véhiculaire jusqu’au bac, dans les médias où,
de façon particulière, il faudra essayer d’augmenter la présence de la langue et partout où
cela sera possible afin de multiplier les occasions d’apprentissage et d’utilisation de la
langue. Cela tout en sachant que, malgré tous les efforts que l’on pourra faire, il ne sera
pas possible de revenir à la situation d’avant l’Unité italienne car le bilinguisme et le
plurilinguisme parfait n’existent pas : dans les situations de diglossie il y a toujours une
46
langue qui prédomine. Or, inclus dans l’État italien et noyés dans un milieu italophone,
les Valdôtains – qu’ils soient autochtones ou non – auront toujours des difficultés à
surmonter et à rencontrer des locuteurs parfaitement francophones.
De plus, un autre facteur négatif s’y ajoute : le sentiment « d’insécurité
linguistique ». Après un siècle pendant lequel l’État a inculqué chez nous l’idée que le
français est une langue étrangère, il est fréquent de rencontrer des Valdôtains qui, tout en
ayant une bonne maîtrise de la langue française, ont le sentiment de ne pas la connaître
suffisamment, d’où la crainte de la parler, surtout si l’interlocuteur est un Français.
Que faut-il en conclure ? Face à une bonne capacité de compréhension orale et de
l’écrit du français, il faut honnêtement dire que son utilisation, à l’exception de certains
milieux culturels et politiques, demeure peu fréquente. Il faut aussi admettre que dans la
production écrite, le français, langue de notre littérature avant le fascisme et
immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, est de moins en moins utilisé. Et je
dois aussi avouer que même notre Académie Saint-Anselme, qui depuis 1855 a défendu
avec vigueur la langue ancestrale, commence à fléchir : nos jeunes membres, formés
dans les universités italiennes, ont de plus en plus du mal à rédiger leurs recherches
scientifiques en français.
Quel sera donc l’avenir de cette langue ? Va-t-elle disparaître du Val d’Aoste ?
Certes, sa situation n’est pas si florissante que jadis. Pour que la région reste entièrement
francophone il n’aurait pas fallu manquer le coche en 1945 quand les Valdôtains
demandaient le plébiscite afin de pouvoir décider de leur destin, trois options étant
possibles : annexion à la France, canton suisse, indépendance ; mais ce serait faire du
catastrophisme si on épousait la thèse de ceux qui en clament la disparition. Je crois qu’il
faut regarder l’avenir avec optimisme. La lente reprise à laquelle nous avons assisté après
la reconquête de l’autonomie nous le fait espérer. Désormais, les immigrés italophones
s’identifient à ce particularisme local qui leur a apporté du bien-être matériel et
s’approchent de certaines valeurs locales ; en partant de l’appréciation de l’autonomie, ils
vont peut-être s’identifier aussi dans la langue que certains reconnaissent désormais être
le seul élément qui justifie notre régime particulier. J’espère ne pas être démenti, tout en
étant conscient qu’au Val d’Aoste le français doit désormais cohabiter avec la langue de
l’État où l’histoire nous a placés et que nous devons accepter le bilinguisme comme étant
une grande richesse culturelle.
D’ailleurs, le français a déjà accompli un exploit : celui d’avoir résisté d’abord à la
‘piémontisation’ et ensuite à plus de cent ans de tentatives, sournoises avant le fascisme,
puis brutales sous la botte de la dictature, de le supprimer de la bouche, de la plume et du
cœur des Valdôtains. Il a survécu. N’est-ce pas, là, un miracle qui confirme que la langue
de nos pères est encore enracinée dans le cœur des Valdôtains ? Mais pour que le français
vive, nous ne devons pas regarder dans le rétroviseur : si le passé a porté atteinte à notre
langue, son avenir dépend désormais uniquement de la volonté et de l’opiniâtreté des
Valdôtains. Et les Valdôtains, j’en suis sûr, ne la laisseront pas mourir.
Joseph-César Perrin
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Joseph-César PERRIN – Repères biographiques par Louis Terreaux
Né à Aoste le 2 novembre 1937.
Diplômé à l’École Normale “Marie Adélaïde” d’Aoste, il a enseigné à l’école
primaire de 1957 à 1970, puis il a travaillé auprès des Archives Historiques
Régionales d’Aoste de 1971 à 1983 comme “archiviste- chercheur”.
Vice-président (1974), puis président de l’Union Valdôtaine de 1975 à 1984.
Conseiller communal d’Aymavilles (1975-1983), puis conseiller régional (19831998), il a été assesseur de l’Agriculture, Forêts et Environnement de 1984 à 1990 et
en 1992-1993.
Membre de l’Académie Saint-Anselme depuis 1963, vice-président en 2003, il en est
actuellement le président (élu le 4 décembre 2010). Membre associé de l’Académie de
Savoie (18/1/ 006).
Officier de La Pléiade, Ordre de la Francophonie et du Dialogue des Cultures (1997).
Chevalier de l’autonomie (2007).
Prix littéraire Balmas - Vallée d’Aoste (2004). Prix littéraire René Willien Région
autonome Vallée d’Aoste (2004, 2007, 2010).
Vice-président de la Fondazione Centro di studi storico letterari Sapegno depuis l’an
2000 ; président en 2009.
Membre de la Fondation Montagne Sûre (2003-2008)
Depuis 1958, il a collaboré par de nombreux articles à l’hebdomadaire de l’U.V., “Le
Peuple Valdôtain”.
Historien de formation, il a publié plusieurs mémoires et ouvrages sur le moyen âge,
notamment Franchises, statuts et ordonnances des seigneurs de Vallaise et d’Arnad
(1968) et sur l’époque moderne, ainsi que des monographies communales (les trois
tomes d’Aymavilles, en 1997, la partie historique d’Introd. Traces Histoire Contextes,
en 2002, …), ainsi que des inventaires de fonds archivistiques nobiliaires, privés et
communaux, notamment les quatre tomes des Inventaires des Archives des Challant
(1974-1977). Il s’est penché aussi sur l’économie valdôtaine par Le commerce
valdôtain à la fin du XVIIIe siècle (1991) et Essai sur l’économie valdôtaine du XVIe
siècle à la Restauration (2003).
Au cours des années 70, il s’est intéressé particulièrement à la pensée politique
valdôtaine de la première moitié du XXe siècle en publiant notamment La Jeune
Vallée d’Aoste (1973), La “Ligue Valdôtaine” (1974), Le “Groupe Valdôtain d’Action
Régionaliste” (1975) et en soignant l’édition de Tradition et Progrès d’Albert
Deffeyes (1973) et de De la “Déclaration de Chivasso” à “Federalismo ed
Autonomie” d’Émile Chanoux (1973), parus dans la collection des Cahiers sur la
particularisme valdôtain. Il est auteur d’articles sur le fédéralisme.
Récemment, il a fourni des introductions et des contributions à Dichiarazione dei
rappresentanti delle popolazioni alpine. Il contesto storico, i protagonisti e i testi
(2003), à Leçons sur l’agriculture valdôtaine de Laurent Argentier (2004), à Le rôle
des communautés dans l’histoire du Pays d’Aoste (2006), à La collection IVAT,
48
Volume 1 : Du XIXe siècle aux années Soixante (2006), à 1860 La Savoie choisit son
destin (2009). En 2005, il a soigné l’édition de Mémoires et écrits inédits de César
Grappein dont il a rédigé une ample introduction.
Il a rédigé la partie historique de Murs d’alpages en Vallée d’Aoste. Histoire et vécu
(2009).
Il est depuis l’an 2000 le rédacteur en chef de “Lo Flambò - Le Flambeau”, revue du
Comité des Traditions Valdôtaines, dans laquelle il a publié et publie encore de
nombreux articles.
________________________________________
49
Réception de Mme Aurore Frasson-Marin
21 NOVEMBRE 2011
Allocution de M. Louis Terreaux, président de l’Académie
Madame,
L’Académie de Savoie vous reçoit aujourd'hui pour son plaisir et son
honneur.
Pour son plaisir, parce qu'elle apprécie votre élégance et votre courtoisie, qui
vous montrent presque indifférente aux épreuves qui plus que jamais, ces derniers
temps, ne vous ont pas épargnée.
Vous êtes un honneur pour notre Compagnie, puisque vous avez poursuivi
une brillante carrière au service de la francoitalianité, et que d'une manière générale
personne n'ignore votre rôle culturel, en particulier à la Ville de Chambéry. Mais je
n’insisterai pas sur ces points que votre parrain exposera mieux que moi.
Qu'il me soit permis du moins de souligner le nombre de personnalités et d’
amis qui ont tenu à vous apporter le témoignage de leurs sentiments. Monsieur le
Préfet, en déplacement, a demandé de l'excuser ainsi que M. Gaymard, président du
Conseil général, Mgr l'Archevêque, M. Gilbert Angénieux, Président de l'Université
et M. Mignola, maire de la Ravoire. Mais vos amis, M. Dufeigneux, conseiller d’État,
ancien préfet de Savoie, ainsi que Madame Dufeigneux sont venus de Paris pour vous
écouter. Bien sûr, sont présents M. Louis Besson et Madame Hélène Besson, Madame
Bernadette Laclais, maire de Chambéry, vice-présidente du Conseil régional, son
premier adjoint M. Jean-Pierre Ruffier, tous fidèles parmi les fidèles.
Nous sommes également heureux et honorés de la présence des sénateurs
Jean-Pierre Vial et Thierry Repentin, de M. Bouvard, député, du colonel, commandant
le 13° BCA, du colonel, commandant le groupement départemental de gendarmerie.
Je ne puis que faire allusion ici à tous vos collègues ou collaborateurs de l'Université
et des différents services publics, qui sont nombreux à vous entourer de leur respect et
de leur amitié.
Mais je serai bien incomplet, si je n'évoquais pas votre famille. Elle vous
accompagne de son affection. Votre mari d’abord, lui aussi connu dans la société
chambérienne, votre fils, le Dr Frasson-Marin, son épouse, et vos petits-enfants. Et
comment ne pas associer dans les souvenirs familiaux votre petite-fille dont le décès
fut un douloureux arrachement, mais qui vous sourit dans son éternité.
50
Madame, nous vous aurons attendue longtemps dans les allées de
l'Académie. Votre nom avait été prononcé dans notre compagnie au début du siècle !
Comment n'aurais-je pas partagé l'estime qu'on vous portait, moi qui vous connaissais
bien par nos relations professionnelles depuis le jour où j'assistais, au jury qui vous
élut au nombre des enseignants de notre section universitaire d'Italien. Notre
collaboration fut ensuite exemplaire, sauf une fois, où la candidate de votre choix à un
poste de titulaire ne fut pas retenue, vous le savez ; je devais m'en repentir amèrement.
Vous m'avez certes absous. Mais ma contrition dure encore.
Nous aurons désiré longtemps que vos engagements dans la vie publique
vous laissent enfin le loisir d'être intégrée à notre Compagnie. C'est chose acquise.
J'ajouterais volontiers la formule connue : ad multos annos. Elle est plutôt
ecclésiastique et vous n'êtes pas dans les Ordres.
Il reste que vous avez été en cousinage avec un cardinal papabile. Si votre
cousin avait été élu au Saint-Siège, vous auriez peut-être un fauteuil dans une
académie romaine. Vous devez vous contenter d'un siège à l'Académie de Savoie. Et
pire, dans une société qui, du moins au début du Risorgimento, était assez peu
favorable aux initiatives révolutionnaires.
Pour votre consolation, sachez que vous êtes accueillie d'un cœur unanime
dans une institution qui a le prestige de l'âge, et la devise florimontane qui vous
souhaite de produire des fleurs et des fruits éternels, flores fructusque perennes, dans
un temps qui ne sera pas fictif, mais bien inséré dans l'histoire, comme la musique de
Verdi que vous allez évoquer et dont les accents immortels résonnent nèi secoli dei
secoli. J'ajouterai un Amen sur un air tout savoyard à défaut d'être cardinalice et
romain.
___________________
Discours de réception de Mme Aurore Frasson-Marin
« Verdi et le Risorgimento : temps fictif, temps de l'histoire »
Il m’a paru opportun, en ces années de commémorations, d’évoquer en ma
qualité d’italianiste cette période de profonds bouleversements qui aura modifié
durablement l’aspect géopolitique de deux pays qui ont partagé une histoire de huit
siècles, celle des États de Savoie, alors que justement l’Académie de Savoie, née sous
l’époque sarde, en est le prestigieux témoin. Il est vrai aussi que vouloir aborder
l’histoire à travers la personnalité d’un artiste tel que Giuseppe Verdi, dont l’œuvre
appartient désormais au patrimoine artistique mondial, revient un peu à entrer comme
par effraction dans deux domaines de compétence, celui de la musique et de l’histoire.
51
Mais il est non moins vrai que toute œuvre artistique est le produit d’activités
à la fois matérielles et imaginaires et si ces dernières ont occupé longuement le champ
de mes recherches universitaires, j’ai aussi eu à me préoccuper de cette double
identité dans mes précédentes fonctions.
Giuseppe Verdi, citoyen du duché de Parme, fut aussi milanais avant de
devenir de son vivant un artiste italien de renommée internationale et, lorsqu’il meurt
le 30 janvier1901 à l’aube du nouveau siècle, une cérémonie, sans discours, se
déroule, à 6 heures 30 dans les rues de Milan, dans la plus grande sobriété, selon ses
dernières volontés, avec une bénédiction à l’église San Paolo, avant de rejoindre le
cimetière monumental de Milan. Les funérailles officielles qui se déroulent un mois
après relèveront du grandiose, du spectaculaire. Au départ de la dépouille mortelle de
Giuseppe Verdi, et de Giuseppina Strepponi sa femme, décédée trois ans auparavant,
un chœur de 800 personnes dirigé par Toscanini entonne le Va pensiero de "Nabucco"
puis le Miserere du "Trouvère". Quelque 250.000 personnes accompagneront le
somptueux char funèbre avec les deux cercueils, tirés par 6 chevaux, suivis de 6
voitures couvertes de couronnes et de fleurs pour rejoindre la crypte de la Maison de
retraite que Verdi a fait construire pour les musiciens peu fortunés. Dans la foule, les
grands noms de la société milanaise et italienne et celle des anonymes qui pleurent et
s’agenouillent sur leur passage, tous viennent saluer le célèbre compositeur d’opéras
mais aussi la disparition du dernier héros de l’unité italienne.
Parce que l’histoire a joué un
rôle majeur dans l’immense popularité de
Verdi, mon propos se situe à l’intérieur de
la relation entre l’artiste et son
environnement historicopolitique, celui
de la première phase de l’unité italienne
qui fait de Turin la capitale du nouveau
royaume d’Italie en1861 et il privilégie
l’œuvre de jeunesse de l’auteur, celle-là
même qui lui valut le titre de chantre du
Risorgimento.
Je m’attarderai donc substantiellement
sur la personnalité de Verdi telle qu’elle
se manifeste dans cette première période et sur Nabucco, cette œuvre tellement
significative et sur les mécanismes qui font qu’elle déborde son cadre purement
culturel et esthétique pour mieux focaliser l’attention sur l’intrusion de l’histoire, de la
politique dans un domaine singulier, celui de l’opéra. Mon point de vue adopte une
approche plurielle qui emprunte librement à des courants de recherche actuels,
notamment à la sociologie de la musique et de la réception car l’opéra est certes un
art, mais aussi l’expression d’un espace culturel et social avec ses normes, ses codes,
ses valeurs de tradition et d’innovation
52
La péninsule italienne
Les premières décennies de l’ottocento-Risorgimento : origines,
développement.
Giuseppe Verdi naît le 9 ou 10 octobre 1813 près de Busseto, dans la plaine
du Pô, aujourd’hui provincia de Piacenza, mais alors département français du Taro.
Il n’a qu’un an lorsque Autrichiens et Russes traversent le pays, à la poursuite des
Français d’Eugène de Beauharnais et deux ans, lorsque, après la chute de Napoléon
Ier, le traité de Vienne de 1815 réunit la Lombardie et la Vénétie dans un “royaume
lombardo-vénitien”, partie intégrante de l’Empire d’Autriche; le duché de Parme dont
G..Verdi est citoyen, est attribué à Marie-Louise de Habsbourg, ex- épouse de
Napoléon Ier. Le royaume de Naples et de Sicile appartient aux Bourbons. Les Etats
pontificaux, de Rome à Bologne, les duchés de Toscane sont sous influence
autrichienne. Seul le royaume de Piémont Sardaigne, dont font partie Nice et la
Savoie, garde une certaine indépendance. Les alliés, réunis à Vienne, entendent
reconstruire une Europe déstabilisée par les guerres révolutionnaires et
napoléoniennes. Le nouvel ordre Européen dicté par la Sainte Alliance (Russie,
Prusse, Autriche, Espagne, Angleterre) va durer environ un demi-siècle en l’état. Mais
le grand rêve de l’unité italienne, encore peu partagé, prendra son essor dans cette
première partie du XIX° siècle.
Le Risorgimento a suscité une vaste bibliographie qui recouvre des réalités et
des interprétations sensiblement différentes. Il y a consensus sur ses origines, à défaut
d’en avoir sur les contenus et sur la fin de ce processus. Ce terme qui signifie
résurrection, renaissance, déjà utilisé dans la première moitié du XIX° siècle, entre
dans le langage officiel à la fin du siècle, à l’exposition internationale de Turin en
1884. Il désigne alors le processus de renouvellement culturel, politique et social qui a
permis la formation de l’Etat national italien. Mais on le trouve employé au XVIIIe
siècle par le jésuite historien Saverio Bettinelli. Il correspond alors à une aspiration
culturelle qui rejoint celle des grands intellectuels du passé, comme Dante et
Machiavel. Ils préconisaient le retour à l’unité italienne de la République romaine
dont on redécouvre la grandeur. Les idées illuministes qui traversent l’Europe se
répandent parmi les élites entraînant des réformes de la part des souverains en place.
Les guerres napoléoniennes contribuent aussi à la circulation des idées
révolutionnaires de liberté et d’égalité qui vont nourrir le mouvement politique du
Risorgimento. Le poète et auteur de théâtre Alfieri évoque dès 1785 l’idée politique
de l’unité italienne sous la conduite d’un prince, par “conquêtes” progressives et par
“mariages”. Un premier partage se fait jour parmi les partisans du Risorgimento au
début du XIXe siècle entre les tenants d’un courant laïc, favorable aux gloires
républicaines et impériales et un courant religieux qui se réfère aux gloires passées de
la papauté, à la toute puissance de l’Église depuis le Moyen Age. Ces courants feront
émerger des hommes politiques, des théoriciens. Ainsi G. Mazzini, un avocat génois,
proche de Garibaldi, le flamboyant général du Risorgimento. Pour cet homme
profondément croyant mais rebelle à l’autorité ecclésiastique, le peuple doit instaurer
53
la république. Il fonde le premier mouvement politique Giovine Italia. Vincenzo
Gioberti et Cesare Balbo proposeront des solutions libérales et modérées, de type
fédéraliste et néoguelfe, qui respectent les identités des princes sous l’autorité du
Pape. Massimo d’Azeglio aura été le premier à envisager l’unité sous la tutelle du
royaume de Piémont - Sardaigne.
Les années de formation
L'enfance - l'adolescence - Busseto.
Mais revenons au jeune G. Verdi qui grandit dans le contexte d’occupation
autrichienne; son milieu social ne le prédispose guère à devenir le grand compositeur
que nous connaissons. Toutefois ses origines ne sont pas aussi misérables qu’il le
laisse entendre. Carlo Verdi, son père, petit propriétaire foncier tient une auberge.
Dans un pays majoritairement analphabète, Giuseppe apprend à compter, à lire et à
écrire. Confronté au talent précoce de son fils pour la musique, son père lui achète une
épinette et décide de l’envoyer parfaire son éducation. Situation plutôt rare à
l’époque. Dans le gros bourg de Busseto, l’influence des Pallavicino est toujours
présente sous la bonne gouvernance de Marie-Louise de Habsbourg, duchesse de
Parme, plutôt appréciée de ses nouveaux sujets, à travers des institutions culturelles
importantes. C’est d’ailleurs grâce à une bourse du Mont de Piété et de Bienfaisance
que Carlo inscrit son fils au gymnasium. Il y mènera à bien ses études secondaires.
Deux personnes vont avoir une influence décisive sur la formation du jeune
homme. D’abord Ferdinando Provesi, maître de chapelle, organiste à la cathédrale,
ancien élève du célèbre Rolla à Parme qui lui enseigne l’harmonie, la composition et
Antonio Barezzi. Celui-ci, riche ommerçant connu pour ses idées libérales, est
passionné de musique et animateur de la Società Filarmonica qui connaît sous sa
direction un bel essor; il sera le mécène du jeune Giuseppe qu’il traitera comme un
fils. Celui-ci devient vite le bras droit de Provesi à la Società Filarmonica où se
retrouvent libres-penseurs et anticléricaux. C’est là que se forgent les premières
orientations politiques du jeune garçon. Tout en poursuivant ses études classiques,
Verdi fait des débuts de compositeur très applaudis à 15 ans.
Milan.
Il en a dix-neuf lorsqu’il tombe amoureux de Margherita ,la fille de Barezzi.
En 1832, il se présente au concours d’entrée au Conservatoire de Milan. Il sera refusé.
Raisons invoquées: son âge, la faiblesse de son épreuve pianistique, sa condition de
sujet de Parme. Premier échec. G. Verdi éprouve une déception violente. Pour autant,
il ne renonce pas à Milan. Il va prendre des cours privés auprès de Lavigna, ancien
élève de Paisiello. Dans le même temps, grâce aux largesses de Barezzi, il découvre
les plaisirs et richesses de la ville, il se rend aux bals masqués de la Galleria de
Cristoferis ; il assiste aux pièces d’Alfieri au Teatro dei Filodrammatici, lieu de
rencontre des libres-penseurs hostiles aux autorités autrichiennes. Il fréquente la
Scala, assiste aux représentations de Bellini, Donizetti. Son maître Lavigna ne se
54
contente pas de lui donner des cours de contrepoint et de fugue, il l’initie au répertoire
des grands compositeurs, Haydn, Mozart, Beethoven, Rossini. Il l’inscrit dans une
bibliothèque musicale. En 1863, à 23ans, il est déclaré apte à exercer le métier de
maître de chapelle. Ainsi Verdi a-t- il, malgré un parcours atypique, une solide
formation.
Le temps des ambitions - le drame personnel
Il se marie avec Margherita Barezzi dont il aura bientôt deux enfants. Après
le décès de Provesi, soutenu par le clan laïc de Barezzi, il obtient le poste de maître de
musique. Le voilà, semble-t-il, solidement installé dans une carrière provinciale. Mais
Verdi poursuit secrètement le rêve d’une carrière théâtrale milanaise. Au bout de deux
ans, en 1838, après la mort brutale de sa petite fille Virgilia, il donne sa démission.
Margherita qui partage les ambitions de son mari, hâtera leur installation à Milan.
Verdi reprend alors contact avec des personnalités milanaises de premier plan, parmi
lesquelles Giuseppina Strepponi et Bartolomeo Merelli, le puissant et compétent
directeur de la Scala. Il le convainc de représenter un opéra auquel il travaille,
Oberto, qui reçoit un accueil très honorable.
C’est considérable pour un jeune compositeur, même si les recommandations
de la belle prima donna Giuseppina Strepponi, alors au sommet de sa jeune gloire et
très liée à Merelli, y sont pour quelque chose. Mais Merelli aurait-il offert un contrat
sur trois ans à Verdi, s’il n’avait eu quelque assurance sur ses capacités ? Alors que sa
nouvelle carrière semble s’ouvrir sur un avenir prometteur, un véritable cataclysme
s'abat sur G. Verdi. Après la mort de la petite Virgillia, il perd son fils, Icilio-Romano,
puis sa femme Margherita, emportée à son tour par une méningite, en Juin 40.
Dans un espace de temps de deux ans, sa famille a sombré dans le néant, il se
retrouve seul. Mais il n’a pas encore touché le fond du désespoir. Merelli lui avait
commandé un opéra-bouffe, Un Giorno di regno, qui rencontre un échec retentissant.
L’œuvre est retirée du programme dès le lendemain et même remplacée par Oberto,
ce sera le coup de grâce .Verdi anéanti plonge dans un état dépressif profond : "je
n’avais plus de consolations à attendre de l’art et je décidais de ne plus jamais
composer", écrit-il à l’éditeur Ricordi.
De cette période si douloureuse qui aurait pu le détruire à jamais, Verdi
conservera le sens du tragique de la vie mais aussi des séquelles physiques, des
épisodes dépressifs, des problèmes de santé qui le poursuivront longtemps. C’est alors
que Merelli lui confie un livret de Temistocle Solera qui le sort de sa torpeur.
Nabucco
1- succès :
Genèse-réception
La genèse de Nabucco est des plus confuses et participe à l’émergence de la
figure légendaire de Verdi. Il existe plusieurs versions d’une anecdote dictée
55
tardivement par Verdi à son éditeur Ricordi et destinée à la première biographie
italienne d’André Pougin. Le soin que Verdi apporte à sa rédaction laisse imaginer
l’importance qu’elle revêt à ses yeux. Elle raconte comment ses yeux tombent par
hasard sur une page du livret de Solera, celle de la plainte des Hébreux, prisonniers de
Nabuchodonosor, roi de Babylone. Transporté par la beauté du texte, il se serait mis
alors à écrire ce qui va devenir un des chœurs les plus célèbres du monde, puis très
rapidement la totalité de Nabucco.
Dans ses propos autobiographiques, Verdi, avec quelques raisons, se présente
comme l’objet d’un destin cruel et capricieux, celui-là même qui fera l’objet d’un de
ses futurs opéras qui l’identifie aux personnages héroïques du mélodrame dont il
deviendra le maître incontesté. Il est vrai que Verdi est arrivé à un tournant décisif de
sa carrière et de sa vie; il ne le sait pas encore, en ce début de soirée du 9 mars 1842,
où magnifiquement interprété par Giuseppina Strepponi, Giorgio Ronconi et Prosper
Derivis cet opéra va recevoir un accueil inespéré de l’auteur. Il l’ignore même, à tel
point qu’aux premières manifestations du public, Verdi qui se tient dans la fosse
d’orchestre près des violoncelles comme c’est l’usage, imagine que quelque cabale a
été montée contre lui. Mais c’est un triomphe que le public fait à Nabucco...
Comment se justifie cet enthousiasme de la réception du public pour un
presque inconnu ? Car depuis ce soir-là, il n’est pas de représentation ou de reprise
pendant lesquels le public ne réagisse aussi vivement surtout lorsque le chœur
entonne sottovoce l’air désormais célèbre qui va faire le tour du monde, le Va pensiero
sull’ale dorate, "Va pose-toi sur les coteaux et les collines, D’où s’exhale tiède et
humide, le doux air du sol natal". Ce “chant des esclaves” qui exprime la nostalgie du
peuple hébreu en exil pour sa patrie perdue ouvre un espace dont il est difficile
d’imaginer l’importance, ce soir de première. "On peut dire que c’est avec cet opéra
que commença réellement ma carrière artistique", commentera après coup Verdi. Ce
soir- là de 1842, le maître de musique de Busseto devient un artiste reconnu car
légitimé par le public de la Scala. Il a 29 ans.
Le mélodrame verdien - le romantisme.
Nabuchodonosor, roi de Babylone, est inspiré plutôt librement du livre
prophétique de Daniel qui décrit le rêve du roi, et l’interprétation qu’en fait le
prophète hébreu Zaccaria, à savoir le futur châtiment (la folie) du roi qui tient le
peuple hébreu en captivité et sa rédemption (lorsqu’il le libère et se convertit). Làdessus se greffent les histoires passionnelles des deux filles de Nabucco, Fenena et
Abigaïlle, (la légitime et l’usurpatrice) éprises du même homme l’Hébreu Ismaël. En
somme, à première vue, des histoires d’amour contrarié, de pouvoir et de
dépendance, de filiation, de folie et de mort, comme on les affectionne dans toute
l’Europe romantique du XIX° siècle. Elle sont l’expression exaspérée des sentiments
caractéristique du mélodrame.
La première partie se déroule à Jérusalem, à l’intérieur du temple de
Salomon, les trois autres à Babylone durant le règne de Nabuchodonosor II qui, en
56
586 avant JC., détruisit le temple de Salomon. Rien donc à première vue qui distingue
cet opéra dans le contexte culturel de l’époque qui affectionne le mélodrame, mais
une approche approfondie des ressorts actionnés par Nabucco s’impose si l’on veut
appréhender le sens et les retombées de son succès. Ainsi l’approche sociologique met
en évidence le fait que la réception de la musique fait appel à une mémoire collective
entre l’artiste et le public destinataire de l’œuvre. Cette mémoire collective permet de
s’appuyer sur un certain nombre de références communes qui créent d’emblée une
familiarité entre les spectateurs et l’œuvre.
L’opéra : culture, institution, société ou la mémoire collective
Devant un opéra, le spectateur est confronté à une complexité majeure
puisqu’il est à la fois musique, littérature et théâtre. Le livret de Solera sur lequel se
développe la musique de Verdi emprunte son thème à la tradition biblique déjà
largement exploitée les siècles précédents et la familiarité du public est évidente avec
cette histoire, le fait même qu’elle soit plutôt fantaisiste ne gêne en rien la connivence
entre l’auteur et le spectateur. A n’en pas douter, le public milanais de la Scala, le soir
de la première, est un public que nous qualifierions aujourd’hui de public cultivé,
initié dont les membres partagent les mêmes référents culturels à travers un art
spécifique qui se déroule dans un lieu non moins spécifique, l'opéra.
Or justement, l’opéra dans cette Italie qui n’existe pas encore comme Etat
unifié, occupe un statut particulier. Si ses origines idéales remontent à la tragédie
grecque, ses origines officielles se situent à la charnière du XVIe et du XVIIe siècle à
Florence. Les XVIIe et XVIIIe siècles seront sous l’influence de la musique italienne
qui, à partir de Rome, Naples Venise, envahit toute la péninsule et les capitales
européennes. Mais alors qu’en France, l’opéra reste longtemps un opéra de cour, dès
le XVIIe siècle, en Italie, il offre un visage différent. On assiste dès 1637, dans une
Venise très prospère, à la création du San Cassiano, premier théâtre public payant
dédié à l’opéra qui entraîne l’arrivée d’un public abondant, plus modeste au parterre.
Cet élargissement du public aura pour conséquence la mise à l’écart
progressive de l’opéra raffiné des origines qui avait reposé longtemps sur la voix
asexuée des castrats, dont Monteverdi avec son Orfeo représenté en 1607 à la cour de
Mantoue est la référence absolue. Il faut désormais divertir ce nouveau public avec
des intermèdes inspirés de la Commedia dell’arte (F, Braudel, Le modèle italien) et
dans l’intimité des loges, on dîne, on fait sa cour, on bavarde.
L’opéra devient un lieu de sociabilité pour un public qui n’est plus celui de
ses origines aristocratiques. Mais il est aussi un art qui développe une économie et
met en mouvement d’énormes moyens humains, techniques et financiers. A côté de la
formation des artistes, des musiciens, les lieux construits à son intention rivalisent de
somptuosité. Des machineries très sophistiquées créent autour des quelques 300
personnes qui peuvent occuper la scène des effets étonnants pour représenter des
batailles, des évènements naturels ou surnaturels. Les spectacles peuvent durer
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jusqu’à dix heures. Quel merveilleux moyen d’évasion pour une société qui vit sous
la contrainte d’occupations étrangères depuis longtemps ! Aussi dans cette première
partie du XIXe siècle, l’opéra est un véritable art “national” avant l’heure.
Si la structure interne verticale du théâtre à l’italienne décline une
représentation de la société sensiblement modifiée, elle s’accompagne toujours de
rites sociaux avec ses codes de reconnaissance. L’aristocratie, seule à posséder ses
loges, est aux premières galeries, la bourgeoisie la plus aisée peut désormais louer les
siennes tandis qu’au parterre, on trouve la petite bourgeoisie et l’armée et à la dernière
galerie, au poulailler, le popolino.
Les codes vestimentaires sont un autre code de reconnaissance avec le port
du frac pour les hommes, l’élégance des toilettes et les bijoux des femmes dans les
loges. Les participants de ce rite social sont eux-mêmes acteurs d’une représentation
où chacun à sa place voit et se donne à voir. Les centaines de salles dédiées à l’opéra
ouvertes au siècle précédent dans toute la péninsule, prolongent sa grande popularité.
Stendhal, cet écrivain et diplomate grenoblois amoureux de l’Italie et de l’opéra qui
loue une loge à l’année à la 3° galerie de la Scala, s’émerveillera de découvrir des
salles d’opéra dans des gros bourgs tels que Come et Varese.
L’appréhension de ce référent majeur, l'opéra, art et institution et sa
composante "populaire" à laquelle il faut ajouter, car le goût et la pratique du chant et
de la musique sont universels dans la péninsule, les nombreux chœurs et orchestres
d’amateurs qui reprennent les airs d’opéra les plus célèbres et les diffusent dans la
population, est indispensable pour éclairer pleinement la nature et le retentissement du
mélodrame de Verdi sur la société de l’époque.
La situation politique comme référent ?
Mais revenons plutôt au contexte historico-politique évoqué plus haut. Au
début des années 40, les idées révolutionnaires ont ouvert des perspectives nouvelles
et l’occupation autrichienne, le soutien apporté aux régimes de restauration
monarchique contribuent à l’émergence d’une aspiration à l’unité. Elle reste toutefois
le privilège d’une caste cultivée, celle des artistes, des intellectuels, de la bourgeoisie
et d’une frange “éclairée” de l’aristocratie. Les revendications, les insurrections,
souvent d’inspiration carbonara, qui avaient éclaté sans coordination au Royaume des
Deux- Siciles, en Sardaigne (1820-21), puis à Modène, à Parme, dans les États
pontificaux (années 30), ont bien vite été réprimées. La population rurale, la plus
importante reste indifférente au Risorgimento, toute occupée qu’elle est à faire face,
entre épidémies et famines, à ses difficiles conditions de vie.
Les premiers partisans du Risorgimento, les libéraux qui visaient l’obtention
d’une constitution plus libérale seront vite étouffés par la main de fer autrichienne et
celle des princes affiliés au pouvoir des Habsbourg. Mazzini et d’autres devront
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s’exiler, d’autres seront exécutés, d’autres encore tels Silvio Pellico, l’auteur de Le
mie prigioni, emprisonnés. Dès lors, la chape de plomb se referme sur les patriotes
italiens. Telle est la situation qui sert de toile de fond à la création de Nabucco. Mais
le public milanais, ce soir de première, est loin d’être homogène dans la perception de
la situation politique. Si certains spectateurs plus que d’autres peuvent y voir un
nouveau référent, la réception de Nabucco provoque plutôt pour la majorité des
spectateurs une empathie, un vague sentiment identitaire qui la fait se sentir solidaire
du peuple juif exilé. Il faut donc chercher ailleurs, notamment dans le champ des
expériences esthétiques de la réception, d’autres raisons à ce soudain engouement.
2- L’œuvre novatrice :
L’écart esthétique
En effet, Verdi ne surgit pas du néant. Il arrive dans la patrie de l’opéra et du
Bel canto juste après la grande génération qui l’a précédé. Rossini se retire en 1830,
Bellini meurt en1835, Donizetti sombre dans la démence à partir de 1843. Il convient
par ailleurs de situer l’œuvre de Verdi dans le contexte romantique du XIX° siècle qui,
après le siècle de la raison, exalte l’individu. Comme le souligne le critique musical
turinois, Massimo Mila, contrairement au romantisme allemand en Italie, il se traduit
par une affirmation de l’individualisme et des sentiments, tandis que l’évasion vers le
paysage ou la tentation de la transcendance religieuse sont évacués, happés par un
sens du concret qui vont le rendre plus accessible, donc plus populaire. C’est le
contexte du mélodrame (du grec melos, chant, mélodie et drama, action) et de ses plus
célèbres représentants.
Or si Nabucco rencontre le succès dès la première de Milan, la presse
milanaise se montre très élogieuse pour le compositeur devenu en quelques heures un
divo à l’égal des premiers rôles - il faudra néanmoins attendre quelques années pour
que le chœur du chant des Hébreux en exil acquière la dimension d’un chant des
partisans clandestins du Risorgimento.
Encore faut-il rappeler que le “Moïse” de Rossini créé en 1818, admiré par
Verdi, avait déjà traité le thème biblique de l’exil des Juifs qui s’achevait sur le
passage tellement évocateur de la Mer Rouge. Mais l’effet Nabucco était-il le résultat
d’une lente maturation des idées du Risorgimento, le fait d’une croissante
exaspération contre l’occupation étrangère, celui de la réception par un public averti
d’une musique nouvelle, ou plus simplement un peu de tout cela à la fois?
Quant à nous, nous constatons que Nabucco, le soir de la première, illustre
admirablement la notion d’ « écart esthétique” des sociologues censé mesurer la
distance qui existe entre les intentions du créateur-artiste et la réception du public. En
effet, Verdi est surpris par l’impact de Nabucco. Il est bien trop plongé dans ses
malheurs personnels pour s’y être préparé. Certes, il a gardé du temps où il fréquentait
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les libres- penseurs du cercle philharmonique de Busseto, un certain anticléricalisme
et des attitudes républicaines. Pourtant il dédie cet opéra à Son Altesse royale et
Impériale, la Sérénissime Archiduchesse Adélaïde d’Autriche. Alors ruse pour déjouer
la censure ou opportunisme professionnel? La question reste ouverte.
3 - Esthétique, technicité, sens
Le chœur : On a dit souvent que Nabucco était un opéra choral et politique.
Si le premier qualificatif est justifié, le second mérite d’être nuancé. Mais il est
d’abord profondément novateur dans sa forme musicale et théâtrale. Le chœur a
toujours existé, parlé, psalmodié dans la tragédie antique comme dans les offices
religieux, où il est censé représenter le peuple ; si donc le théâtre lyrique doit
beaucoup à la tragédie classique et à la liturgie chrétienne, dans le cas présent, il
déborde son rôle d’accompagnement et ses effets de redondance et acquiert une
importance nouvelle. A travers le soin apporté à l’écriture musicale et à la beauté de la
mélodie, le chœur dans la dramaturgie verdienne devient en quelque sorte un nouveau
protagoniste.
Verdi n’ignore certainement pas les propos de G. Mazzini, le théoricien du
Risorgimento, qui en 1836 sous le titre de Filosofia della Musica avait tenu des
propos critiques sur “la crise” de l’opéra italien jugé trop superficiel, trop concentré
sur la recherche de “sensations momentanées et qui suggérait que le chœur devienne
dans le drame musical moderne “une véritable représentation de l’élément populaire.”
Mais contrairement aux premières thèses historiographiques, ce n’est qu’après les
autres reprises de Nabucco à Florence, Venise, Rome, Bologne que le mélodrame
s’impose comme le chant du Risorgimento. Bien plus efficace que ne pouvait l’être la
littérature et le grand roman populaire de Manzoni I promessi sposi qui aura tout de
même contribué à faire du toscan la future langue nationale, avant même que l’unité
ne se réalise.
Dans une population analphabète à 90% qui adore la musique, le mélodrame
est le meilleur vecteur de communication. Déjà l’air du chœur de Nabucco est repris
dès les répétitions par les techniciens puis par le public, on le siffle dans les rues au
nez et à la barbe des soldats autrichiens, il fera le tour de la péninsule et de l’Europe.
Malgré les quelques excès de fanfare reprochés par les puristes, Nabucco reçoit du
public les soirs suivants et lors de toutes les reprises un accueil fervent. Dans le même
temps, nous voyons se profiler non pas un public mais des publics. Il est évident que
c’est le grand public hétérogène plutôt que celui des experts qui apprécie Verdi, tandis
que se profile à l’horizon un troisième public, celui des adeptes du Risorgimento et
des politiques.
Qualités esthétiques
Code vocal. : Le mélodrame verdien est porteur d’autres qualités esthétiques
qui emportent l’adhésion de ce grand public. A côté de la beauté des mélodies, une
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incontestable énergie, une rudesse diront même certains, émane de cette musique. Ce
sont à côté des chœurs, les pages dramatiques des seize mesures pour violoncelles qui
introduisent la prière de Zaccaria, celles de la folie destructrice du roi de Babylone qui
se prend pour dieu, celles encore du rôle d’Abigaille dont la folie répond à celle de
Nabucco, et se révèle un des rôles les plus difficiles du répertoire italien avec son
écriture tendue jusqu’au paroxysme qui atteint sa pleine expression dans la scène
finale du dernier acte.
Verdi est en train de bousculer les règles du fonctionnement vocal de l’opéra.
Après la disparition vers la moitié du XVIIIe siècle des castrats, dans les grands rôles,
au profit des ténors et des cantatrices, la génération des Rossini, Donizetti Bellini
avait développé la tradition du “bel canto” avec le perfectionnement de
l’ornementation vocale, la maîtrise du vibrato, des trilles, des roulades. Après la
Strepponi, plus d’une cantatrice aura des problèmes pour faire ses débuts dans les
rôles verdiens car c’est désormais la puissance de la voix, l’ampleur de son registre
qui dominent. Avec Verdi une nouvelle soprano est née engendrant une lignée de
cantatrices que la Callas avec Visconti a porté à des sommets vertigineux.
Opéra d’action et dramaturgie neuve
Ce qui enfin emporte l’adhésion du public c’est une dramaturgie neuve,
efficace. Sur le thème de l’espoir dans l’oppression et le malheur, Nabucco est
construit en des séquences successives d’une grande force émotionnelle qui produit
un souffle épique, amplifié encore par la pression rythmique de la musique. Enfin le
déroulement du mélodrame est bâti sur une série de rebondissements sur lesquels pèse
la menace de l’arrivée de Nabucco. Elle se produit à la fin du1 er acte et ouvre d’autres
développements dont celui de la folie du roi des Babyloniens qui se prend pour Dieu,
celui du morceau de bravoure de la prophétie de Zaccaria qui a été imposé par Verdi à
Piave, à la place d’un long dialogue amoureux entre Fenena et Ismaël.
Nabucco n’est pas un opéra psychologique mais un opéra d’action qui happe
l’attention toujours renouvelée des spectateurs. Contrairement à l’opéra classique dont
la courbe de la tension dramatique monte jusqu’à la résolution finale, les actions
dramatiques s’enchaînent ici successivement avec leur propre résolution. Cet
ensemble de données esthétiques et techniques explique déjà, à n’en pas douter, le
succès que vont connaître les opéras de Verdi non seulement en Italie mais dans les
autres capitales européennes. Ce qui n’empêchera pas des critiques d’accuser plus
tard Verdi d’être “l’Attila des voix”, l’instigateur de cris et de hurlements. Mais le
public accepte ces innovations sans doute parce qu’elles sont en phase avec son
temps.
Verdi va s’imposer comme dramaturge: il intervient dans le choix et
l’écriture du livret, la scénographie et la distribution dramaturgique des personnages.
Le héros et la prima donna ne se contenteront plus de réciter de façon statique leur
partition, ils doivent désormais l’habiter, l’incarner. Les éléments esthétiques du grand
mélodrame verdien sont donc en place.
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Le nouveau sentiment identitaire: l’impondérable ou le ”retentissement affectif”
de l’œuvre
Enfin il reste toujours cette part d’impondérable dans l’approche de la
musique, celle-là même de jouissance qu’elle procure et qui laisse le public dans un
état de ravissement, de distance avec le quotidien, mêlé parfois d’une exaltation qui a
sans doute à voir avec le fait que le langage de la musique s’adresse aussi aux zones
les plus profondes de notre inconscient et qu’il répond à un moment donné à ce que
l’on a appelé le retentissement affectif de l’œuvre (J.C. Passeron).
Mais la musique est le produit d’une alchimie des sons qui résiste toujours
aux explications rationnelles. C’est cette alchimie qui nous fait rejoindre le sentiment
d’appartenance à un groupe avec lequel nous partageons des émotions sans partager
forcément des idées, même si on a aussi pu constater, à travers l’histoire qu’il peut
exister des liens étroits entre musique, idéologie et politique. Avec Nabucco, les
spectateurs sont sous le charme puissant d’une musique qui porte en elle une énergie
incandescente. Elle provoque chez eux un sentiment identitaire d’ordre émotionnel.
Ils se reconnaissent dans cette œuvre. Plus encore, ce chant nostalgique du chœur
hébreu, dépourvu de toute agressivité martiale, trouve sa résolution dans un final
“heureux” où l’on voit le roi de Babylone retrouver sa raison, rejeter Abigaïlle, sauver
le couple d’amoureux menacé, libérer les Hébreux, se convertir à leur religion, ce qui
ôte toute portée subversive à cet opéra .... Il nous faut donc aller chercher plus avant
dans la vie de Verdi ce qui lui vaut de la part du grand Rossini le qualificatif de
musicien “casqué”, autrement dit de musicien au service de l’idéologie nationaliste.
Verdi et les idées du Risorgimento
1 - naissance du mythe
G .Verdi affiche dans
sa jeunesse des idées, des
attitudes républicaines (sa
barbe de républicain, les
prénoms de ses deux enfants,
Virgillia, Icillio Romano qui
renvoient aux personnages du
théâtre d’Alfieri). Le succès
de Nabucco lui a ouvert
d’autres portes. Il fréquente
assidûment le salon de la Contessa Clara Maffei qui affiche ses idées libérales et son
hostilité pour l’occupant. Elle et son époux, Andrea, poète, traducteur, essayiste
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deviendront ses amis fidèles. Autour d’eux, on parle politique et culture, on trouve
aristocrates, grands bourgeois et artistes qui fréquentent les mêmes cercles (Carlo
Tenca, le révolutionnaire, le peintre Francesco Hayes auteur du “Baiser”, Giulio
Carcano, traducteur de Shakespeare, le critique Toccagni.). G. Verdi avait rencontré
les libéraux et libres-penseurs de la société philarmonique de Busseto. A Milan,
devenue le centre de la conspiration contre l’occupation autrichienne, Verdi se trouve
soudain propulsé dans un milieu fortuné qui l’admire et le traite en héros.
Le provincial républicain, avec sa rudesse, une rigueur morale héritée de son
éducation, s’adapte très vite à son nouveau milieu social. Il se déplace avec aisance
dans les salons et se conduit pour quelques années en dandy séducteur et séduit par les
belles aristocrates (P. Milza). Sa correspondance en témoigne. Il est vrai qu’il est un
homme séduisant avec “sa haute stature, une épaisse masse de cheveux châtains, des
yeux gris sous des sourcils noirs, son visage pâle”, il porte la barbe des républicains et
ressemble à un personnage de mélodrame.
Son apparence physique, son caractère ombrageux, son histoire alimentent ce
phénomène de forte empathie suscité par Nabucco et contribueront à sa
transformation en personnage mythique. P. Milza parle à son sujet d’une “véritable
mythomania” qui se développe à son égard. Nous dirions plutôt qu’un ensemble
d’éléments hétéroclites correspondant à un “horizon d’attente” des publics, éclaire le
plus justement la soudaineté du succès de Nabucco et de Verdi.
2 - exploitation de la veine patriotique - les héros victorieux
Si Verdi ne reste pas insensible à ses succès, il n’en est pas moins entré dans
une période intense de création celle qu’une critique contemporaine désigne comme
“l’exploitation de la veine héroïque” et que lui nomme ses “années de galère” ou de
travaux forcés. Ce sont aussi celles de la confirmation de sa réussite professionnelle et
de l’émergence de sa nouvelle stature. Derrière le musicien à succès se profile un
homme d’affaires redoutable qui gère de main de fer ses contrats et sa carrière,
ombrageux et très soucieux de son indépendance et aussi le futur chantre du
Risorgimento car la double réception du grand public et de ses nouveaux amis et
admirateurs va peser désormais sur sa création.
C’est donc en pleine connaissance de cause, que dès février 43, à la Scala, I
Lombardi alla crociata s’inscrit dans la suite de Nabucco. L’opéra censé valoriser
l’héroïsme des Lombards, prend aussi des libertés avec l’histoire et compte un
nombre impressionnant de chœurs. Le célèbre chant des Lombards blessés durant le
combat, évoque le “va pensiero” dans sa tonalité nostalgique mais la nouveauté réside
dans l’expression d’une ardeur combattive qui s’exprime avec force dans le chœur des
Sicaires et celui des Croisés, tandis qu’à la fin du IVe acte, Arvino, qui est le premier
d’une série de héros solaires et combattants, l’épée à la main, incite les Croisés à se
battre aux cris de “guerra, guerra”. Ce mélodrame rencontre le succès et commence
son tour d’Europe : Corfou, Odessa, Berlin, Londres. Verdi est désormais entré dans
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une phase qui justifie le qualificatif d’artiste engagé dans la défense d’une cause, celle
du Risorgimento et il doit affronter les tracasseries de la censure.
L’année suivante, de retour de Londres où I Masnadieri a reçu un très bon
accueil qui assied sa renommée internationale, Verdi s’inspire du drame de Victor
Hugo qu’il admire, pour composer Hernani sur un livret de Piave, créé à Venise. La
censure n’apprécie pas vraiment l’insolence du héros romantique, bandit et grand
seigneur, mais l’artiste résiste tant bien que mal. Il est inquiet, le soir de la première,
le 9 mars 1844. Le public vénitien, venu également de Padoue, Trieste,Vérone et
Bologne acclame Verdi à la fin de chaque acte, même si l’interprétation n’est pas
toujours à la hauteur. Verdi offre à son public un nouveau chœur très belliqueux ”Si
ridesti il leon di Castitglia”. Les Vénitiens s’en emparent pour le transformer en “lion
de de Saint Marc “. Ce sera désormais leur chant patriotique.
Alzira et une Giovanna d’Arc très fantaisiste qui ne meurt pas sur le bucher,
témoignent encore de son inspiration française mais c’est avec Attila en 1846, que le
public se saisit de certains vers pour en faire des phrases de reconnaissance comme
celle du prologue où le messager romain Ezio affronte Attila roi des Huns qui menace
Rome en 429 : Mon sort est jeté...Si je meurs, toute l’Italie pleurera sur le dernier des
Romains, tandis que l’héroïsme des femmes romaines est exalté. Délibérément Verdi
fait appel à des personnages ou à des héros prêts à mourir pour l’amour de la patrie,
empruntés à une histoire lointaine, sans doute pour franchir l’obstacle de la censure et
visiblement le public adhère et adore. La marge entre l’inspiration personnelle de
Verdi et le conditionnement de l’auteur par la réception de ses publics existe bel et
bien et si elle n’est pas vraiment quantifiable, elle mérite quand même qu’on s’y
arrête plus longuement.
3 - L’autre discours: mécanismes/connivence idéologique/modification
de “la suspension de l'incrédulité”
A ce point, on peut convenir que “l’écart esthétique” censé mesurer la
distance entre ce que l’auteur entend exprimer et la réception du public s’est bien
amenuisé...A n’en pas douter, Verdi exprime ses propres sentiments avec une
propension naturelle à célébrer les héros solaires et guerriers qui ne remet pas en
cause sa sincérité, mais il répond également de manière consciente à une attente bien
ciblée de ses publics. Peut-être exprime-t-il aussi la lourdeur de la tâche qu’entraînent
ses premiers succès, le poids d’une telle responsabilité et d’une telle contrainte qui
oblige l’artiste à beaucoup produire pour rester à la hauteur de ce même succès
lorsqu’il parle de ses “années de galère”.
Par ailleurs, si nous revenons à la réception du public, nous devons constater
que les clés de la connivence entre l’auteur et le public ont varié puisqu’il devient
évident que le spectateur désormais perçoit une réalité différente de la représentation
sur scène. En effet, malgré sa dominante musicale, l’opéra reste grâce au livret une
œuvre narrative, une fiction qui nécessite de la part du spectateur comme de la part du
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lecteur, une certaine connivence et complicité, une “suspension consentie de
l’incrédulité” selon le concept créé par Samuel Coleridge, poète et essayiste du début
du XIXe siècle. Cette opération consiste, dès les premières pages d’un roman ou
premières scènes d’un spectacle, à oublier le temps présent pour entrer dans un temps
sans consistance réelle, celui de la fiction, en somme à passer d’un temps réel à un
temps virtuel.
Aujourd’hui, les travaux des sociologues et des spécialistes de la narratologie
qui s’en sont emparé et surout ceux qui se réfèrent aux neurosciences tendent à
montrer que la “suspension de l’incrédulité” correspondrait à un état de conscience
subtilement modifié (désactivation de la région médiane postérieure du cerveau)
comparable à celui du sommeil ou de l’hypnose. Or dans le cas présent, c’est-à-dire
celui de l’œuvre héroïque de l'après-Nabucco, la réception du public subit une subtile
distorsion de la “suspension de l’incrédulité”. Elle est sciemment provoquée par
l’auteur et reçue par le public comme telle ; elle tend à ajouter en surimpression les
éléments d’un temps présent et à projeter sur le déroulement fictif d’événements
passés, un autre sens: celui d’une histoire encore à venir, celle du Risorgimento avec
la libération de l’occupation étrangère et le rêve de l’unité italienne.
On peut dès lors parler d’une connivence d’ordre idéologique entre auteur et
public qui réduit considérablement « l’écart esthétique” puisque l’auteur envoie en
quelque sorte un message codé à peine voilé, sur la fiction que le public attend et
« reçoit 5/5 » . La musique dont nous avons souligné l’exceptionnelle charge vitale,
comme les paroles sont une incitation à l’action :”Prenez les armes et combattez”, tel
est le message à peine subliminal de Verdi. Son succès est éclatant, il n’y a pas
d’article, de pamphlet qui ne soit plus virulent qu’un opéra de Verdi. Désormais le
choc et le basculement du temps virtuel de la fiction dans le temps réel de la politique
et de l’histoire est proche, pour les patriotes et Verdi.
Le temps de l’histoire
Première guerre d’indépendance - le temps réel ou l’épisode républicain
de Verdi
1846, c’est la première manifestation massive en faveur de l’unité italienne
dans les Etats du Pape à Bologne ; 1847 à Milan, la censure autrichienne interdit le
grand orgue de Barbarie qui diffuse des airs de Giovanna d’Arco sur la place de la
cathédrale. Le 14 Mars 1847, la première de Macbeth au théâtre de la Pergola à
Florence est un triomphe. Verdi est très souvent à Paris où vit Giuseppina Strepponi
qui y enseigne le chant. Ses “années de galère” sont en train de faire sa fortune. Il
s’est révélé un boulimique du travail et si ses prestations artistiques à Paris sont d’une
qualité moyenne (il a accepté de remanier I Lombardi et d’en faire une Jérusalem
froidement accueillie) peu importe. Verdi échappe à sa popularité italienne et l’amie
des débuts, G. Strepponi qui partage son succès, ses ambitions, ses déceptions et tous
ses projets est devenue sa compagne. Bientôt, ils ne se quitteront plus et les
événements politiques vont bouleverser à nouveau l’Europe.
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Verdi est à Paris en 47 lorsqu’éclate la révolution qui, sous l’impulsion des
libéraux et des républicains, met fin en quelques jours à la Monarchie de Juillet et
entraîne la proclamation de la IIe République. Au même moment, une grande
effervescence règne dans les Etats italiens. Des insurrections ont eu lieu contre le
pouvoir des Bourbons, à Palerme et Messine. A Venise, on proclame la République de
San Marco. A Milan, après une sanglante bataille de cinq jours, les troupes de
Radetzky sont obligées de partir.
Verdi, témoin enthousiaste de la révolution parisienne, est revenu à Milan
avec les exilés. Il est accueilli en héros. Très vite gagné au climat euphorique, il écrit à
son ami Piave, le 21 Avril 1848 : "Si tu me voyais, tu ne me reconnaîtrais pas. Finie la
longue figure qui te faisait peur, je suis ivre de joie! Quand tu penses qu’il n’y a plus
de teutons ici! Tu sais les sentiments que je leur porte". Dans cette même lettre, Verdi
affirme un peu plus loin : "Voici l’heure de la libération, sois-en sûr...Le peuple le
veut et si le peuple le veut, nul pouvoir ne saurait y résister...Oui, dans quelques
années encore, peut-être seulement quelques mois et l’Italie sera libre, unie,
républicaine. Comment pourrait-il en être autrement ". Ainsi, Verdi a conservé les
idées républicaines de ses débuts.
Mais après quelques semaines, Verdi rentre à Paris et retourne à ses affaires
“trop considérables” selon ses propres termes pour être abandonnées. Il commence la
composition de la battaglia de Legnano qui sera l’œuvre la plus “engagée” de cette
période. C’est donc depuis Paris qu’il assistera à la première guerre d’indépendance...
Le roi de Piémont-Sardaigne, Charles- Albert, poussé par Cavour et l’opinion
piémontaise, ayant obtenu de Louis Napoléon Bonaparte président de la République
l’assurance de sa neutralité, déclare la guerre à l’Autriche. Les contingents de l’armée
sardo-piémontaise franchissent le Ticino. Les Etats pontificaux, le Grand-duché de
Toscane, le Royaume des Deux- Siciles rejoignent les contingents piémontais et
savoyards.
Si les premiers engagements leur sont favorables, les avancées des alliés vont
être interrompues avec la sortie du conflit de l’armée pontificale. Le pape Pie IX, dont
l’arrivée avait pourtant nourri l’espoir d’une partie des tenants du Risorgimento,
effrayé par la contagion des idées révolutionnaires, désavoue la guerre contre
l’Autriche, suivi par Ferdinand II de Toscane. Tous deux se réfugient à Gaeta. La
contre-offensive autrichienne avec Radesky ne tarde pas. Les troupes piémontaises et
le contingent de Savoyards sont battus à Custozza, le 25 Juillet. Charles-Albert se
résout à quitter la Lombardie et à signer un armistice le 9 Août. Ce sera le début de
l’exil pour bon nombre des amis de Verdi dont la comtesse Maffei.
Le conflit va alors se déplacer sur Rome. Verdi n’a rien perdu de son ardeur
patriotique. La première à Rome le 27 Janvier1849 de la Battaglia di Legnano qui
relate un épisode glorieux survenu en 1176 dans lequel la ligue lombarde inflige une
défaite aux troupes de l’Empereur Barberousse, déclenche le délire du public dès le
chœur d’ouverture avec ses mots "Viva l’Italia! Sacro un patto stringe i figli suoi". La
première république Romaine de Garibaldi et Mazzini est proclamée dix jours après.
66
Elle ne durera que quelques mois : le 3 juillet, les troupes françaises de LouisNapoléon Bonaparte, qui entend ménager sa droite, volent au secours du Pape. Ce
sera à la fois le point culminant et final de l’épisode républicain et de la première
guerre d’indépendance.
Mazzini parvient à s’enfuir à Paris, Garibaldi dont la femme Anita est morte
dans leur fuite, partira en Amérique. Les troupes autrichiennes et les souverains en
fuite sont de retour. Carlo Alberto sort très affaibli de cette situation et abdique en
faveur de son fils, Victor- Emmanuel II. La déception des patriotes est immense
devant la défection de la France. Verdi y a perdu deux de ses amis. La Battaglia di
Legnano, point culminant de la période d’inspiration héroïque, marque aussi une
évolution dans l’œuvre de Verdi.
Le repli - les nouvelles expériences artistiques
C’est le début d’une période de repli qui va pourtant se révéler mouvementée
à plus d’un titre. Il faut dire que durant la précédente décennie, Verdi avait commencé
à acquérir des propriétés dans son pays natal. Ainsi lorsque l’épidémie de choléra se
déclare au début de l’été, il quitte Paris pour s’installer à Busseto au Palazzo Cavalli.
La cohabitation avec une célèbre chanteuse d’opéra qui a eu une carrière de diva,
mais aussi une vie amoureuse très mouvementée avant sa rencontre avec Verdi, est
très mal perçue dans ce milieu provincial qui la rejette. La situation s’envenime avec
le très pieux Carlo Verdi et sa famille au point de devenir une brouille définitive. Très
isolé en dehors de ses voyages, Verdi ne voit plus que Barezzi, son beau-père. Sa mère
tombe malade et meurt au printemps 1851, laissant Verdi qui ne l’a pas revue, plein de
douleur et de remords.
Si Verdi n’est pas très loquace, ses œuvres parlent pour lui. Certes il y avait
eu un premier Macbeth et Luisa Miller entre 1847 et 48, mais entre 1851 et 53, trois
de ses œuvres les plus célèbres, Rigoletto, Le Trouvère, La Traviata voient le jour et
expriment une recherche de nouvelles expressions. Ces trois œuvres vont “entrer
dans la zone des chefs d’oeuvre” de Verdi (P. Milza). Si Le Trouvère est encore fondé
sur les valeurs du drame héroïque, la présence d’un monde chevaleresque de légende
atténue la portée de son sens politique, alors que le thème de la malédiction va
dominer dans les tribulations tragico-comiques du bouffon Rigoletto.
Mais c’est sans doute avec La Traviata, inspirée de la Dame aux Camelias
d’Alexandre Dumas fils que Verdi s’éloigne le plus de la veine héroïque. Le
personnage de la prostituée, réhabilitée par l’amour et la mort, érigé en mythe
littéraire au XIX°, trouve chez Verdi une résonance particulière alors que ses relations
amoureuses avec Giuseppina Strepponi font scandale.
Au début des années 50, le couple avait quitté Busseto pour Sant’Agata, un
hameau abandonné qu’ils réhabilitent. Verdi adopte des habitudes de seigneur
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campagnard. En 56, l’acquisition d’un domaine de plusieurs hectares fera de lui un
des plus grands propriétaires terriens de la région.Verdi développe alors une véritable
passion pour ses terres “Io sono un paesano” aime-t’il rappeler. Elles semblent lui
avoir procuré, avec la présence de G., la vie équilibrée qu’il n’avait pas connue
auparavant. Désormais il gère sa carrière depuis Sant’Agata et il semble s’éloigner
des idéaux du Risorgimento.
Fin de la décennie 50
Période monarchique - 2° guerre d’indépendance politique – succès désenchantement
C’est précisément au moment où Verdi semble avoir mis une certaine
distance entre lui et le Risorgimento qu’il est à nouveau rattrapé par l’histoire et la
politique. L’année 1859 qui sera celle de son mariage secret avec Giuseppina à
Collonges sous Salève en Août, s’ouvre avec un nouveau défi artistique la création du
Bal masqué, transposé en Amérique du Nord sous la domination anglaise qui soulève
l’enthousiasme au teatro Apollo de Rome en février.
Cette œuvre bénéficie d’une bouffée de patriotisme qui a envahi toute la
péninsule, dans les rues on crie “Viva Verdi”, devenu l’acrostiche de Vive VictorEmmanuel, roi d’Italie, signe de ralliement des patriotes. Les espérances se raniment
et avec elles, celles d’un Verdi prisonnier de sa légende. Mais il devient alors évident
qu’une évolution est intervenue chez Verdi comme d’ailleurs chez bien d’autres
Italiens de son âge qui avaient soutenu le projet républicain de Mazzini. Après l’échec
de la République de Rome et celui des complots qui de 1853 à 57 n’avaient eu
d’autres résultats que de créer des victimes et des martyrs de la cause, les regards se
tournent vers la monarchie de Victor-Emmanuel d’autant plus facilement que les
mesures anticléricales adoptées par le Parlement provoquent en réaction les
ralliements des démocrates.
Cette monarchie a réalisé une modernisation rapide d’inspiration libérale des
institutions politiques et a entrepris des grands travaux pour moderniser le pays sous
les gouvernements de Camillo Benso de Cavour. Enfin celui-ci a créé les conditions
diplomatiques favorables à une solution “européenne” du “problème italien”.
Convaincu que l’unité ne peut se faire sans l’intervention d’une grande puissance
étrangère, Cavour a conclu les accords secrets de Plombières en Juillet 58, avec
Napoléon III qui s’engage à soutenir la Maison de Savoie. Le prix en sera la cession
de Nice et de la Savoie contre la Lombardie, la Vénétie et Bologne ; il doit être
consolidé par un mariage entre le neveu de Napoléon III et Clotilde de Savoie.
Habilement provoquée par Cavour, l’Autriche entre en guerre en avril 59
contre le Piémont, bien préparé cette fois militairement. La légende veut que Cavour
ait galvanisé ses troupes en leur faisant chanter les cabalettes héroïques du Touvère.
Les armées francopiémontaises dont le régiment de Savoyards, avec les batailles
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victorieuses de Magenta et Solferino, gagnent la Lombardie après quelques mois de
conflit. Lorsque celui-ci éclate, Verdi est à Sant’Agata, à 20 kilomètres de là ; le
directeur de la Scala le supplie de fuir, Verdi s’y refuse.
Les duchés de Toscane, de Modène et de Parme décident eux-mêmes leur
rattachement. Des assemblées provinciales se constituent. Verdi qui a rangé ses griefs
à l’égard de Busseto, vient d’ouvrir une souscription pour les blessés de guerre et les
familles des victimes. Il avance même ses propres deniers pour armer les troupes de
volontaires, il sera élu membre de la délégation reçue par Victor-Emmanuel. Devant
la succession d’événements, Napoléon III prend conscience de l’échec de son rêve
d’hégémonie sur la péninsule italienne. Il est de plus en proie à un conflit interne avec
sa droite, défavorable à l’intervention et à une pression internationale. Il interrompt
unilatéralement la campagne militaire en signant l’armistice de Villafranca le 11
juillet 1859 avec l’Autriche. La signature de Victor-Emmanuel du traité de paix de
Zurich qui suit, prévoit la seule cession de la Lombardie au Piémont et provoque une
violente colère et la démission de Cavour.
La cession de Nice et de la Savoie devient effective alors que toutes les
conditions n’ont pas été remplies par Napoléon III qui a mis Rome et le Pape sous sa
protection … L’armistice de Villafranca avait déclenché chez Verdi indignation et
désespoir devant la nouvelle défection de la France. Mais l’heure est au réalisme et
aux plébiscites. Verdi est élu par ses concitoyens du duché de Parme. Le 14 septembre
en compagnie des autres députés, il remet les résultats du plébiscite au roi. Le 17, il
rend une visite à Cavour, retiré sur ses terres, qu’il admire d’autant plus qu’il se méfie
du roi. Rencontre qui se passe dans un climat très chaleureux. L’homme politique est
impressionné par les manifestations de sympathie de ce musicien célèbre et populaire
dont il n’ignore pas l’influence. Il s’en souviendra lorsqu’il reviendra aux affaires.
L’année suivante, entre mai et novembre 1860, se déroule l’expédition
glorieuse des 1000 conduite par Garibaldi, rallié lui aussi à Victor-Emmanuel et
discrètement appuyé par Cavour. Elle se conclut par la conquête du Royaume des
Deux- Siciles. Partis de la Sicile, Garibaldi et ses hommes s’apprêtent à remonter vers
Rome. Il est arrêté par les troupes de Cavour qui craint désormais l’instauration d’une
république par Garibaldi. Blessé par les bersaglieri sur lesquels il a refusé de tirer,
d’abord emprisonné à La Spezia, puis amnistié, il remettra officiellement au nouveau
roi d’Italie ses pouvoirs sur la Sicile et le Royaume de Naples, puis se réfugiera
volontairement dans son île de Caprera. Des réactions violentes en Italie et à
l’extérieur dénonceront le gouvernement qui a fait tirer sur les vieux garibaldiens
victorieux.
A son retour aux affaires, Cavour avait sollicité G. Verdi .En effet, un
parlement doit être élu pour proclamer Victor-Emmanuel, roi d’Italie. On ne peut pas
dire que Verdi qui a sans doute perdu quelques illusions dans les épisodes précédents
y réponde dans l’enthousiasme. Dans sa lettre à G. Minghelli-Vaini du 27 Janvier 61,
il s’exprime ainsi ”je ne me suis pas présenté, je ne me présenterai pas et je ne ferai
pas un geste pour être nommé. Mais si je le suis, j’accepterai, bien qu’il s’agisse là
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pour moi d’un bien grand sacrifice”.
Le député Verdi, accompagné de Giuseppina, participera à la cérémonie
solennelle du 18 Mars 1861. Après la mort brutale de la figure charismatique de
Cavour, Verdi accablé par ce deuil assumera son mandat de député jusqu’à la fin mais
ne se représentera plus. Il prend ses distances avec les évènements, même s’il
affichera toujours une fidélité aux idéaux modérés du nouveau royaume. Invité par le
tsar Alexandre II, Verdi s’apprête à partir avec Giuseppina à Saint- Pétersbourg. Ce
sera après Paris et Londres, une nouvelle consécration avec la première de la Forza
del destino qui aura lieu le 8 novembre 1862. Après presque deux ans d’interruption,
la musique reprend ses droits. Et pourtant malgré ses doutes et interrogations, Verdi
devenu l’ambassadeur de la culture italienne continue de porter cette dimension
mythique et populaire de héros du Risorgimento qui semble parfois aussi lourde que
celle du rocher de Sisyphe....
Epilogue
Quant à la situation italienne, elle a fait de considérables avancées même si
l’Italie est encore en guerre. En 1866, la Vénétie est enfin cédée après la nouvelle paix
de Vienne par l’Autriche à la France qui la rétrocède à l’Italie. Devant cette
manœuvre politique, Verdi tient des propos désabusés à son ami Arrivabene : « Pour
ce qui concerne l’Italie, je ferme les yeux et les oreilles afin de ne rien voir et de ne
rien entendre. Je comprends les avantages actuels mais j’ai honte ». Il faudra attendre
1877 pour que Rome soit conquise après la chute de Napoléon III. Mais après la
défaite de Sedan du 4 septembre 70, alors que Napoléon III est emprisonné par les
Prussiens et que la France perd l’Alsace et une partie de la Lorraine, voici ce qu’écrit
Verdi à Clara Maffei (30 sept. 1870 ): « Le désastre que subit la France me met
comme à vous la désolation au cœur...Il est vrai que l’impertinence, la présomption
des Français est toujours malgré leurs malheurs insupportable, mais enfin, c’est la
France qui a donné au monde moderne la liberté, et la civilisation ; et si elle tombe, ne
nous faisons aucune illusion, toutes nos libertés et notre civilisation tomberont avec
elle ».
En 1878, Camille de Locle, le librettiste de Don Carlos propose à Verdi un
scénario égyptien inspiré par les Ethiopiques d’Héliodore, arrangé par Mariette,
responsable des fouilles de Thèbes, à l’occasion de l’ouverture du nouvel opéra du
Caire. Aida, qualifié d’"opéra pharaonique", sera un triomphe, mais on ne peut que
constater combien Verdi s’est éloigné des héros guerriers solaires. Ainsi Radames, le
général victorieux, se révèle impuissant devant la force aveugle de l’état et de la
religion, à sauver les deux héros de la mort commune dans le tombeau qui se referme
sur eux.
Verdi n’a-t-il pas, comme le dit G. de Van, reporté sur cette figure un certain
désarroi inspiré par la nouvelle donne du jeu politique, incompatible avec la vision
simplifiée mais héroïque qu’il en avait autrefois proposée? Certainement, toutefois le
temps du désenchantement à l’égard de la politique, commencé il y a bien longtemps
70
avant que les distinctions honorifiques ne pleuvent sur lui, est aussi celui de son
triomphe absolu sur les scènes internationales : Don Carlos, Simon Boccanegra, Aïda,
Othello, Falstaff, la Messe de Requiem, seront les chefs-d’œuvre d’une longue vie
fructueuse. Dès les années 70, il s’est engagé avec Giuseppina dans la voie de la
philanthropie, retrouvant une partie de l’enthousiasme de son engagement dans le
Risorgimento. Les bénéficiaires en sont les nécessiteux, enfants abandonnés ou
orphelins, les vieillards, les malades. Des dons en argent, en nourriture sont adressés
aux diverses institutions, religieuses ou laïques. Une bourse est créée pour les jeunes
musiciens. Il se lance dans la construction d’un hôpital et d’une maison de retraite
pour les artistes, confortant ainsi sa popularité et sa légende.
Conclusion
“Ce fut la culture qui créa l’unité italienne” déclarait Francesco De
Sanctis, premier ministre de l’éducation nommé par Cavour et devenu l’ami de Verdi.
Voilà qui éclaire le fait que Verdi ait acquis dans sa toute nouvelle nation cette stature
de héros du Risorgimento au même titre que Cavour le politique ou Garibaldi le
combattant. Comment ne pas rappeler au bout de ce périple avec Verdi que la
péninsule italienne fut de tous les temps, avant et après la chute de l’empire romain,
un creuset pour tous les arts, suscitant un patrimoine artistique imposant qui aura
provoqué à la fois les admirations et les convoitises d’innombrables visiteurs,
pacifiques et esthètes ou conquérants et prédateurs ? Comment s’étonner alors qu’à
l’heure du Risorgimento ce soit la langue toscane de Dante, Pétrarque Boccace, celle
des échanges entre intellectuels après le latin, qui devienne langue nationale, tandis
que l’italien est depuis toujours la langue de la musique?
Comment enfin ne pas admettre qu’un autre art national avant l’heure,
l’opéra, devienne avec Verdi, pour un temps, le meilleur vecteur de communication et
de rassemblement en faveur des idées politiques du Risorgimento ? C’est donc bien
cette relation à la culture et à l’art qui fait l’originalité de l’Italie dans le concert des
nations en quête d’identité. Enfin, nous aurons tenté en évoquant, dans le processus
de création, le rôle de la réception des publics et l’interaction entre l’artiste et les
spectateurs, de nous rapprocher de la sensibilité et des rêves de l’imaginaire historique
de l’époque...
Aujourd’hui l’œuvre de Verdi fait partie du patrimoine artistique mondial
même si la période héroïque est celle qui a le moins bien supporté l’épreuve du temps.
A l’exception de Nabucco qui avec le “Va pensiero “aura fait le tour du monde des
patriotes et des révolutionnaires et qui, avec ses accents nostalgiques, tranche sur tous
les autres chants patriotiques; il aura aussi provoqué des appropriations inattendues
comme celle de la séparatiste Ligue du Nord suscitant en Italie de la part de
républicains de tous bords de vives réactions. Mais Rousseau ne voyait-il pas déjà un
grave problème dans le fait de savoir jusqu’à quel point on peut faire chanter la
langue et parler la musique ?
Plus récemment, le 10 mars 2011, Riccardo Muti dirige Nabucco au Teatro
71
dell’Opera à Rome. C’est la cérémonie officielle du 150 e anniversaire de l’unité à
laquelle assiste G. Napoletano, président de la République et S. Berlusconi, président
du Conseil. "Dans une atmosphère électrique", vu le contexte politique du moment
(article du Figaro du 14-03-11) entre crise, scandales et suppression des subventions
culturelles, R. Muti qui réagit à la salle prend la parole, invite les spectateurs à réagir
en faveur de la culture qu’on “assassine” (ce sont ses mots) pour que l’Italie ne
devienne pas la patrie si belle et perdue du chœur de Nabucco. Il invite la salle à se
joindre au bis du chœur. C’est alors dans la salle et sur scène, commente le
journaliste, un moment d’émotion intense et exceptionnel. C’est aussi le constat que
dans une actualité brûlante, ce chant emblématique du Risorgimento conserve une
force émotionnelle et politique qui ne cesse d’étonner.
Aurore Frasson-Marin
Bibliographie succincte
Correspondance de Verdi
CESARI G.,LUZIO A. : I copialettere di G. Verdi, Milano.
OBERDOFER A.: Autobiografia dalle lettere, Milano,Rizzoli, 1951
Monographies
DE VAN G. : Verdi,un théâtre en musique, Paris, Fayard, 1992
MILA M. : Il melodramma di Verdi, Bariaterza, 1933
La giovinezza di Verdi, Torino, ERI, 1974
L’Arte di Verdi, Torino,ERI,1980
MILZA P. : Verdi, Paris, edit.Perrin, coll.tempus, 2004
PETIT P. : Verdi, Paris,coll .Solfège,1976
ORCEL M. : Verdi, la vie, le mélodrame, Paris,Grasset/Fasquelle, 2001
PHILIPS-MATZ M.J: Verdi, a biography, New-York,1993; traduction française
Paris,Fayard, 1996
REIBEL E., Paris : ,edit. J-P.,Gisserot, 2004
Histoire
BRAUDEL F. :Le modèle italien, Paris,Arthaud,1989
BRICE C. : Histoire de l’Italie,Paris, edit.Perrin, coll.tempus, 2002
GUICHONNET P. : L’unite italienne, Paris, PUF ,1961
MAC SMITH D. : Storia d’Italia, Bari, Universale Laterza, 1962
SCIROCCO A. : L’Italia del Risorgimento, 1800-1860, Bologna, il Mulino, 1990
WOLF S. : Il risorgimento italiano,Torino, Einaudi, 1981
Sociologie des arts-narratologie
ECO U. : l’oeuvre ouverte, Paris, Le Seuil, 1963
72
LECTOR IN FABULA, Paris, Grasset, 1983
FLEURY L. : Sociologie de la Culture, Paris, Armand Colin, 2009
GENETTE F. : Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991
JAUSS H-R. : Sociologie des arts, Paris, Armand Colin, 2009
WEBER M. : Sociologie de la musique,1921, Traduction française J.Molino, edit.
Métailé, 1998
________________________
Réponse de M. André Palluel-Guillard, Membre titulaire
Madame,
Quel honneur pour moi, Madame, d’avoir été choisi pour vous recevoir dans
notre vénérable société, mais faut-il vraiment en rester là. ? Dépassons mes propres
réactions, si plaisantes fussent-elles, même je compte bien vous en entretenir à temps,
mais pour le moment ma mission est d’un côté de constater combien l’Académie a eu
l’inspiration géniale de vous accueillir en son sein. Dans cette perspective, il s’agit,
Mesdames et Messieurs, de vous entretenir de la vie, de la carrière et surtout de
l’intelligence de notre nouvelle collègue.
Ma tâche est énorme et dangereuse, car il importe d’éviter l’hagiographie ou
l’hypocrisie en me mêlant de sujets et de thèmes dont je suis loin d’être un
connaisseur valable. Alors Madame, permettez et excusez en même temps cette
prétention, cette innocence et cette superficialité car il est bien évident que vous seule
seriez capable de vous présenter avec la profondeur et les nuances nécessaires, mais la
société, la culture et la tradition, nous soumettent à cet étrange cérémonial qui vous
fait parler de Verdi et qui en face me fait parler de vous, alors que, en toute logique, il
eut fallu envisager l’inverse… Il est trop tard ou trop tôt pour établir un ordre
logique, donc résignons nous et prenons notre bonheur aujourd’hui , moi à parler de
vous avec l’angoisse de me tromper ou de vous décevoir et vous d’être à l’honneur
tout en exerçant un contrôle critique de tous ces propos vous concernant.
Comme toutes ses consœurs, l’Académie pose l’énorme question de l’élite
qu’elle est censée représenter ou incarner. Encore faut-il bien déterminer de quoi nous
parlons et nous interroger si, tous autant que nous sommes, faisons vraiment bien
partie de cette minorité. Bien sûr, nous sommes d’origine sociale et culturelle variée
et, de ce fait, nous sommes tous profondément convaincus que la vraie élite est
fondamentalement et seulement dans notre personnalité, dans notre culture et dans
nos œuvres ; mais il serait illusoire, prétentieux et dangereux d’apprécier nous
mêmes le pourquoi et le comment de notre appartenance à cette couche dite ou
réputée supérieure.
Alors arrivons en au fait, c’est à dire à vous –même, soit à l’essentiel de
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notre sujet et à la raison d’être de notre réunion ici. Bien sûr, en tant qu’historien, je
pourrais être amené à faire la chronologie de votre existence, mais je saurai résister à
cette tentation d’autant que bien des assistants de cette assemblée pourraient s’estimer
bien plus à même de la faire et de dénoncer mes lacunes.
Il est de bon ton de nos jours de vanter l’internationalisme : or justement
vous en êtes un parfait exemple, ce qu’autrefois on aurait occulté et ce qu’aujourd’hui
nous relevons avec plaisir. Certes, originellement et "familialement", vous êtes
italienne et fière de l’être et vous avez bien raison de l’être car vous n’avez jamais
renié cette filiation dont vous tirez justement fierté du fait d’abord de l’ardeur au
travail de vos ascendants, de leur intransigeance idéologique, de leur souci de
promotion sociale. Déjà, sur leurs terres d’origine, loin des caricatures et des préjugés,
vos ancêtres étaient, comme on dit, « droit dans leurs bottes ». Il le fallait pour
survivre dignement dans ces pays aussi beaux que durs, aussi ensoleillés qu’obscurcis
par la pauvreté, et puis il fallait du courage pour se séparer de la famille et de son
village pour aller se risquer chez ces « Francesi » qui mêlaient si bien l’hospitalité la
plus ouverte et le chauvinisme le plus étroit. Il s’ensuivait alors pour ces
« traspiantati » la double nécessité de rester inflexibles dans leur culture originelle
mais aussi dans leur ardeur pour s’établir ici et nourrir leur famille. Et puis, comme
si cela ne suffisait pas, et nous revenons à vous, ils entendaient assurer la promotion
sociale de leurs enfants.
Certains (et même beaucoup) y sont arrivés en se résignant à la réduction de
leurs racines alors que vous avez suivi une évolution inverse de garder les vôtres en
les insérant dans la culture française et c’est là votre première qualité, ce mélange
intime et réussi de vos deux natures italienne et française, un tel mariage binational
n’est ni facile ni évident de sorte que les personnes concernées, si bien établies
socialement fussent-elles, n’arrivent qu’à de pauvres résultats culturels, n’ étant plus
de « chez eux » sans avoir pu se faire reconnaître de leurs nouveaux compatriotes. Ce
ne fut pas votre cas, car modestement, discrètement, obstinément, vous vous êtes
intégrée dans le système éducatif français primaire, secondaire et enfin supérieur qui
vous permit finalement de marier vos deux cultures.
Encore fallait-il poursuivre ! car bien d’autres fatigués ou trop soucieux (et
comment le leur reprocher ?) de la qualité de la vie dans ces années de prospérité se
seraient arrêtés là, d’autant que vous rencontriez très vite l’âme sœur en la personne
d’un jeune, beau, brillant et dynamique étudiant aux Beaux-Arts, le Mauriennais
Claude Frasson-Marin. Alors comme en d’autres domaines, vous suiviez la normalité
des jeunes couples tout en jouant encore l’originalité puisque vous avez préféré un
artiste cultivé à un intellectuel purement littéraire, choix remarquable de deux valeurs
puisqu’une génération n’a pu entamer ni votre amour réciproque ni l’union et la
complémentarité de vos tempéraments et de vos cultures.
« E va la nave », jeune mariée vous n’hésitez pas à partir à Turin pour
« prendre l’air » ce qui était bien dans l’atmosphère du temps mais aussi avec le souci
de nourrir vos racines qui elles aussi avaient bien besoin de se ressourcer. Et dans
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cette Italie qui s’ouvrait à la modernité, vous avez su vous enrichir en vous initiant au
théâtre, à la politique et à la littérature puisque c’est là que vous avez rencontré Italo
Calvino qui allait devenir ensuite, non pas votre patron, mais votre sujet de thèse.
Pour vous et pour votre jeunesse, le passé n’était admissible qu’à la
condition de nourrir le présent et de préparer l’avenir. En 1968, alors que d’autres
s’initiait à la révolution, vous réussissiez le double record de vous adapter aux
évènements mais aussi et surtout de réussir à l’agrégation : vous deveniez ainsi une
parfaite fonctionnaire française reconnue par la République pour enseigner et
promouvoir une langue et une culture que vous connaissiez parfaitement. Merci et
félicitations à tous les vôtres et à vos enseignants albertvillois et grenoblois d’avoir
ainsi promu une telle réussite.
En cette période encore si proche et déjà si éloignée de nos situations et
mentalités actuelles, vous deveniez professeur au lycée d’Albertville, mais une fois
de plus l’aventure vous tente et vous vous lancez dans une thèse sur « Italo Calvino et
l’imaginaire » . Bien sûr l’influence locale jouait encore puisque vous vous référiez
aux travaux du génial maître Gilbert Durand, vous en inspirant certes mais sans le
suivre aveuglement, en faisant l’analyse littéraire et non seulement philosophique du
romancier ligurien ce qui vous permit de bénéficier avec intelligence et profit
d’autres inspirateurs et conseillers que nous connaissons bien ici : d’abord notre cher
Président Louis Terreaux, mais invoquons ici avec émotion les professeurs Lionello
Sozzi ou Emmanuel Kanceff. Il n’est pas évident de trouver de bons maîtres, mais
encore faut-il savoir s’en inspirer sans perdre ses propres originalité et recherches.
Pardonnez à un pauvre historien obsédé de chronologie et d’histoire de ne
s’avancer qu’avec prudence et timidité dans votre œuvre maîtresse soutenue en 1984
et publiée deux ans plus tard dans le cadre du centre d’études franco-italien des deux
universités de Turin et de Chambéry, heureux temps où régnait une entente intime et
réussie entre nos institutions et les recherches universitaires. Vous avez en ce
domaine cumulé les chances d’une université modeste matériellement mais non
dépourvue cependant d’ambitions orgueilleuses avec des enseignants bien établis,
passionnants et passionnés.
J’ai trop peur, Madame, de m’égarer et de vous égarer tous ici présents dans
l’analyse de votre œuvre sur l’imaginaire de Calvino « premier essai systématique de
ce genre , comme l’a dit votre maître Michel David, dans la littérature critique qui
s’est développée depuis quarante ans sur la production de Calvino… analyses
constantes et dialectique inventive… enquête interprétative où le romancier devient
structuralement omniconscient et le critique passe au rang de romancier discursif de
l’œuvre d’autrui…. ». Dans ce genre littéraire et critique, vous risquiez de vous
perdre et de nous perdre dans l’ésotérisme et dans l’intellectualisme abstrait, or il n’en
fut rien car, prudente et méthodique, vous vous êtes astreinte à vous limiter à
quelques romans de votre auteur, de votre sujet, de votre ami : le vicomte pourfendu,
le chevalier inexistant, le sentier des nids d’araignée , le château des destins croisés,
penché au bord de la côte escarpé, fuori dell’abitato di Malbork , Les villes invisibles
75
et surtout se una notte d’inverno un viagiattoree . Quelle puissance d’analyse vous
nous égrenez dans votre suite d’études sur tant de symboles, sur tant de références,
tant d’images.
Face à une telle richesse, je pourrais dire que vous nous perdez dans un
labyrinthe de mythes, un jardin de délices visionnaires, mais enfin tout cet effort est
là dans un souci évident de nous émerveiller. Heureux Calvino d’avoir suscité une
telle somme, une telle analyse et heureux sommes-nous d’avoir rencontré
l’intelligence de tant de mythes et de tant d’images. Bien sûr on pourrait vous accuser
d’avoir voulu nous égarer, mais ce ne fut pas votre cas car vous vouliez seulement
clarifier un ensemble d’une rare richesse, nous révéler le pourquoi et le comment
d’une grande œuvre pour mieux nous éclairer sur le temps qui passe et sur le temps
présent.
Une fois de plus vous eussiez pu vous arrêter là , ce qui eût été déjà
largement méritoire et intéressant mais non vous continuez et nous forcez encore à
vous suivre dans une nouvelle direction, une nouvelle étape, car si votre thèse vous a
permis de vous présenter comme une vraie et grande intellectuelle autant chercheuse
qu’écrivain, vous ne pouviez vous en contenter et c’est dans la direction du progrès
que vous vous lancez pour le plus grand bien de notre petite et toute récente
université. Et ce m’est un immense plaisir pour moi de le rappeler aujourd’hui en un
temps difficile où l’on est tellement occupé du présent qu’on oublie facilement un
passé apparemment devenu inutile.
En 1978, au moment même où vous entriez dans ce qui était encore le Centre
universitaire de Chambéry, vous vous lanciez avec enthousiasme dans la toute récente
licence d’italien contemporain qui allait bientôt devenir cette fameuse licence francoitalienne, gloire de l’université de Savoie, mariée pour le meilleur avec la grande et
vénérable université de Turin. L’union n’avait pas été facile et notre président
Terreaux qui combattit avec zèle à vos côtés contre bien des doutes, bien des
scepticismes, bien des jaloux , peut en témoigner un quart de siècle après, mais le
résultat en valut la peine puisque dorénavant Chambéry délivrait un diplôme original
et prometteur qui attira de plus en plus d’étudiants et parmi les meilleurs, ce dont je
puis attester puisque j’eus le plaisir d’y être associé et de profiter de ces étudiants
« binationaux » de qualité et pour m’en convaincre, je peux ici vous rapporter une
série de rencontres inattendues et fortuites lors de voyages de l’autre côté des Alpes
avec des étudiants encore tout émus du souvenir de l’atmosphère riche et variée de la
franco-italienne et je fus fort satisfait au printemps 2001 de terminer ma carrière
justement avec un dernier cours dans le cadre aussi plaisant et aussi original de cette
licence aussi originale et je me permets de rappeler la surprise, il y a quelques
années, d’une invitation par une étudiante italienne bien établie comme enseignante et
bien mariée à Alep en Syrie et qui passa une soirée à me dire combien elle avait été si
utilement formée à l’internationalité d’une filière aussi « fruttuosa » et
« interessanta » même si elle ne se rappelait plus très bien si vous vous étiez française
ou italienne et si la franco-italienne de Chambéry n’était pas une simple annexe de
Turin…
76
Ici encore vous eussiez pu trouver votre apogée et en jouir mais une fois de
plus le sort en décide autrement car votre « licence », si réussie fut-elle, ne cessa
d’être menacée par la conjoncture universitaire et bientôt internationale, en tout cas
elle vous permit de vous mettre en relation intime avec le consulat d’Italie et de
devenir bientôt directrice du département d’Italien, ce qui ne vous empêcha pas –au
contraire- de vous intégrer à l’association Chambéry-Turin. Décidément, l’Italie
devenait votre spécialité, faisant de vous sa propagandiste et sa championne
récompensée d’ailleurs par le « Mérite de la République Italienne », « le Mérite
National Français » et la médaille d’Officier des Palmes Académiques. « N’en jetez
plus », allez-vous me dire et moi de vous répondre, calmez-vous, nous n’en avons pas
fini et de loin….
Cependant un peu comme si votre côté italien vous donnait l’impression de
saturer et toujours dans le souci de vous renouveler, vous entriez dans l’association
des Amis de la Maison de la Culture dont vous alliez ici aussi prendre la présidence
avec la création de ce qui allait devenir un monument institutionnel, mais cette fois
vous alliez être dépassée par les événements et rattrapée par la Maison plus que par la
culture elle-même. Décidément ces années 80-90 ont été marquées par votre rôle
éminent dans la vie chambérienne au point que l’on peut se demander quelle force et
quelle intelligence vous ont permis de cumuler tant de charges et tant de « missions »
et de concilier toutes ces dernières avec tant de charme et tant d’équilibre. Bien
entendu votre première réalisation sur « l’automne franco-italien » révéla enfin à
l’opinion locale l’intérêt de la culture italienne, pour vos amis ce n’était que la suite
logique se vos antécédents, encore fallait-il en révéler l‘intérêt à vos compatriotes ce
qui n’était pas évident initialement.
Cependant vous ne pouviez échapper à votre destin et au problème
inexorablement posé à la ville d’une nouvelle salle de spectacle. En effet le combat
arriva vite et violent à propos de cette réalisation dont Chambéry voulait se doter
depuis de nombreuses années. Le but culturel envisagé permettait-il un tel sacrifice
financier ? Où installer l’établissement avec quelle taille ? Et quelle gestion ? La ville
à peine remise de la question des Halles et de celle de Curial se découvrait une
nouvelle polémique d’autant que vous aviez pris de fait un nouveau principe celui
d’une nouvelle politique culturelle plus ouverte à la jeunesse et à un public plus
modeste et moins chanceux, « heureuse époque » diront certains qui déploraient le
calme sinon la médiocrité de la vie locale , combat déplaisant pour les amoureux de
la paix, du passé et du réalisme social et tout cela s’aggravait de la difficulté de
prévoir l’avenir ou d’établir le devis d’un tel ensemble. Sans jamais perdre votre
calme, vous êtes entrée avec passion et obstination dans la polémique et le combat,
devenant à la fois malgré vous mais en toute conscience « madame Maison de la
culture « bien décidée à suivre l’exemple grenoblois et à préparer l’avenir.
Votre ténacité a été récompensée en 1987 puisque vous avez su et pu générer
l’unanimité des accords sur vos propositions .C’est ainsi qu’une génération après, la
salle appelée maintenant « Espace Malraux » est devenue un des orgueils du nouveau
77
Chambéry aussi bien par sa qualité architecturale que par son utilité dans la vie
culturelle de la ville. On vous avait reproché alors de voir trop grand alors qu’on
regrette actuellement la modestie (relative) de cette réalisation prestigieuse qui
satisfait tout juste les besoins de la capitale savoyarde. Autre temps, autre jugement.
C’est sans aucun doute ce talent qui attira l’attention de Louis Besson pour
vous proposer en 1989 d’entrer dans son équipe municipale comme adjointe à la
culture, choix indubitablement intelligent et prometteur même si notre nouveau maire
avait sans doute mésestimé la force de votre caractère sous votre charme naturel.
Avec vous, la culture devenait un souci essentiel de la municipalité ce qui était
historiquement fort nouveau dans la vie locale car si vous entendiez bien rester à votre
place, il était clair aussi que vous n’ alliez pas vous cacher bien décidée à faire valoir
vos choix fondamentaux d’ouverture et de développement, d’autant qu’il s’agissait
de remodeler parallèlement la vie musicale, les musées et la nouvelle médiathèque.
Un seul de ces points vous aurait déjà bien occupé et pourtant vous vous êtes
lancée avec vos éternels et habituels soucis de création dans ce programme grandiose
de maintenance et de développement, Vous aviez sur bien des points des dossiers qui
attendaient depuis des années, d’où votre attention pour donner des toilettes au musée
savoisien , un ascenseur au musée des beaux-arts, du personnel à la médiathèque et
tout cela sans compter votre intérêt pour de nouveaux concerts, de nouvelles
expositions et votre soutien aux initiatives locales qui se sont multipliées à cette
époque et votre réussite est telle qu’une vingtaine d’années plus tard, nous vivons
encore sur votre lancée.
Bien sûr après avoir tant créé, il fallut défendre, préciser et continuer vos
programmes car s’il n’y avait pas d’oppositions ouvertes, vous n’avez jamais manqué
autour de vous de réticences, de sourdes oppositions mais comme dit la sagesse
populaire, « la boue ne pouvait atteindre la blanche colombe « et il en eut fallu
davantage pour vous faire revenir sur vos principes fondamentaux de liberté et de
démocratisation ( On se rappelle votre défense radicale de la liberté de création dans
la discussion sur le spectacle de l’affaire Zucco peu de temps après votre entrée à
l’hôtel de ville ).
Tout a un temps, la profession et l’investissement personnel. Je me dois,
Madame, de conclure ici une présentation dont je vous prie d’excuser la longueur et
la durée. Conclusion sur vous comme sur moi mais qui me permet de vous dire
combien j’ai été ravi de rédiger ce bilan et ce souvenir, grand merci de m’avoir
demandé ce propos que j’ai composé avec autant de plaisir que de crainte car il est
difficile d’avoir l’appréciation et la forme adéquates. Je n’avais aucune intention de
revenir sur mon amitié et ma fidélité à votre égard ni même de les nuancer avec un
humour ou des nuances que j’eus estimées déplacées et fausses.
André Palluel-Guillard
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Discours de réception de M. Jean Therme
25 NOVEMBRE 2011
« Les Énergies ; situation actuelle et perspectives »
Monsieur le président,
Mesdames, messieurs,
L’énergie (mais on devrait plutôt parler des énergies) est un concept physique
familier, mais que l’on connaît en fait très mal, tant l’énergie possède de multiples
dimensions. Ainsi toute analyse ou toute décision dans le domaine de l’énergie ne
peut relever que d’un compromis entre ces différentes dimensions.
Il est donc impossible de détenir la vérité absolue dans le domaine de
l’énergie. Nous sommes donc contraints de nous limiter à des visions partielles et
incomplètes, mais surtout évolutives dans le temps et totalement dépendantes des
échelles de temps que l’on prend en compte. Quatre dimensions sont incontournables
quand on parle d’énergie au plan mondial : dimension Énergétique, dimension
Écologique, dimension Économique, dimension Géopolitique. Afin de percevoir les
différentes dimensions de l’Énergie, je vous propose de faire un rapide survol de
l’histoire de l’humanité sur notre planète Terre en montrant comment, période après
période, l’homme a réussi à dominer l’Énergie, au moins jusqu’à aujourd’hui.
La première période est celle de « l’homme de la pierre ancienne ».
L’homme est apparu sur Terre il y a un million d’années environ et, descendant de
l’animal, il s’est tout d’abord comporté comme un chasseur-cueilleur, prélevant dans
la Nature de quoi se nourrir, son alimentation, qui constitue sa source d’énergie
primordiale. En maîtrisant le feu, il apprit également à cuire ses aliments et à se
chauffer.
Pour faire face à cette intermittence de son énergie vitale, il inventa le
« stockage de l’Énergie » qui permet de régler le problème de l’intermittence des
sources d’énergie d’origine naturelle, autre dimension complexe de l’Énergie. Pour
cela, il passa à sa deuxième période, celle dite de « la révolution néolithique », entre
79
10.000 et 2000 ans avant J.-C., en inventant l’élevage, qui n’est qu’un mode de
stockage des protéines animales sur pieds, et l’agriculture, qui n’est également qu’un
mode de stockage des protéines végétales dans une réserve à grain, les protéines
constituant la source chimique d’énergie de l’homme.
Progressivement, l’homme s’engagea dans sa troisième période, celle dite de
« la société préindustrielle » durant laquelle il inventa d’une part le capitalisme
énergétique avec l’esclavage et la traction animale, et d’autre part les Énergies
Renouvelables. Il est important de noter, à ce stade, qu’un travailleur de force ne peut
produire plus d’un quart de KWh par jour soit la consommation électrique d’une
lampe pendant deux heures et demie. Pour augmenter sa consommation, l’homme non
technologique n’avait alors d’autre solution que de s’acheter des esclaves et d’utiliser
un autre animal plus puissant, le cheval ou le bœuf.
Mais durant cette longue période, il s’aperçut qu’il pouvait aussi prélever une
part infime d’énergie dans son environnement à son profit et fit trois grandes
inventions. Il utilisa le vent pour faire avancer les bateaux et inventa ainsi l’énergie
éolienne, qu’il perfectionna avec les moulins à vent pour moudre le grain. Enfin il mit
au point les moulins à eau et inventa l’énergie hydraulique. L’homme venait ainsi
d’inventer les Énergies Renouvelables, énergies qui consistent à ne prélever qu’une
part infime d’énergie que la Nature renouvelle en permanence. C’est ce qu’on appelle
les énergies de flux par opposition aux énergies de stock que nous allons découvrir
maintenant. Il venait aussi de découvrir la notion de convertisseur d’énergie artificiel
qui transforme une énergie dite primaire, celle du vent par exemple, en une énergie
dite utile, l’énergie mécanique.
Avec les découvertes précédentes, l’homme était resté dans des ordres de
grandeur très limités et n’avait pas à sa disposition un convertisseur d’énergie
suffisamment puissant pour produire massivement des biens et produits. C’est à partir
de 1770 que James Watt, un Écossais, allait « inventer » la machine à vapeur, premier
convertisseur puissant d’énergie primaire chimique, le charbon, en énergie utile,
l’énergie mécanique qui allait changer le paradigme de l’énergie et le monde. La
quatrième période de l’humanité, dite période de « la révolution industrielle »
s’ouvrait. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’homme allait pouvoir
maîtriser un convertisseur d’énergie, la machine à vapeur, qui n’avait plus aucun lien
direct avec la force de travail d’un homme, la multipliant par 10, 100, 1000,...
Cependant la source d’énergie à l’entrée du convertisseur, le charbon,
constitue une énergie de stock, comme toutes les énergies fossiles. Les énergies
fossiles présentent trois grands désavantages :
- leurs stocks se sont constitués à partir de la biomasse terrestre durant des millions
d’années et ne sont donc pas renouvelables à l’échelle de temps humaine ; ils ne
peuvent donc que s’épuiser à un terme variable en fonction du rythme de prélèvement
par l’homme.
- ils ne sont pas uniformément répartis sur la planète, ceci conduisant à des risques
géopolitiques donc économiques croissants en fonction du déséquilibre entre l’offre et
80
la demande.
- ils induisent des dégâts écologiques irréversibles notamment, car ils remettent dans
l’atmosphère des molécules de gaz en quantité énorme, molécules qui étaient
jusqu’alors piégées dans la croûte terrestre, donc non nuisibles pour l’environnement.
En effet, en 1896, un savant suédois ou plutôt un génie visionnaire, Svante
Arrhénius, qui voulait expliquer le cycle des glaciations, invente « l’effet de serre » et
publia un article intitulé « De l’influence de l’acide carbonique dans l’air (le fameux
CO2)... sur la température de la Terre », dans lequel il démontre qu’un doublement de
taux de CO2 dans l’atmosphère causerait un réchauffement planétaire de 5°C environ.
Le GIEC n’a pas fait mieux !! Depuis, nous ne faisons que mesurer et constater les
dégâts de ce qu’Arrhénius avait imaginé et démontré de manière prospective.
Les quatre étapes de l’ère industrielle.
Le charbon ouvrait donc la voie de l’ère industrielle, mais c’est le pétrole,
contraction des mots petra et oil, l’huile de pierre, qui allait devenir le véritable
propulseur de l’ère industrielle et ceci pour plusieurs raisons. Charbon, pétrole et gaz
sont tous trois des énergies fossiles issues de la biomasse, chacune se différenciant de
l’autre par des conditions de température et de pression lors de leur fabrication par la
Nature.
Sa densité énergétique de nature chimique est énorme. Pour s’en rendre
compte, il faut revenir à une unité, l’équivalent esclave romain. Dans un litre de
pétrole, il y a plus de 10 kWh d’énergie, soit l’équivalent de 20 journées de 10 heures
d’un esclave romain. Donc chacun d’entre vous ne peut au mieux fournir en une
journée de travail que l’équivalent énergie d’un vulgaire petit verre de pétrole, ce qui
doit vous convaincre que le pétrole constitue une source d’énergie énorme. Mais en
plus, un litre de pétrole avec ses 90% de taxes ne vaut que 1,5 euros, ce qui ramène
l’heure du travailleur de force à 0,75 centimes d’euro ce qui vous en jugerez vousmême se situe très en-deçà du SMIC horaire ! Donc le pétrole est une merveille
énergétique mais aussi économique.
Mais c’est une catastrophe sur le plan géopolitique car il est très mal réparti
sur la planète, et également sur le plan écologique, car il disperse dans l’atmosphère
presque 900 g de CO2 par kWh d’énergie produite.
Les quatre étapes successives de l’ère industrielle sont donc largement liées
aux industries sœurs, pétrolière et gazière.
- Etape 1 : jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale en 1945, le charbon est encore
très largement dominant et une petite minorité de Terriens ont accès à un niveau de
vie développé sur la planète. La consommation énergétique annuelle de la Planète
s’élève à environ 1 GTep (1 giga, soit 1 milliard de tonnes d’équivalent pétrole).
- Etape 2 : entre 1945 et 2000, le recours massif au pétrole et au gaz va permettre une
croissance inédite de la consommation d’énergie qui passe de 1 GTep à 10 GTep,
81
autorisant le développement de la société de consommation basée sur une croissance
infinie du recours aux biens non durables pour les quelques pays développés.
- Etape 3 : à partir du début des années 2000, une seconde accélération de la
consommation mondiale se met en place avec le rattrapage de niveau de vie des pays
dits émergents, ceux dont la population est gigantesque par comparaison avec les
vieux pays dits développés.
La somme de ces deux accélérations, si elles se poursuivent, conduira à une
consommation d’énergie annuelle mondiale se situant inévitablement en 2050 entre
un minimum 15 GTep et un maximum 25 GTep. Ceci conduit à un nouveau
doublement de notre consommation mondiale avec son cortège de conséquences.
- Étape 4 : cette nouvelle étape de l’ère industrielle, que certains appellent l’ère postindustrielle, reste à écrire dans un contexte global très différent de ce que nous avons
connu jusque-là.
Je vous propose maintenant de découvrir, sous forme d’une présentation graphique,
les éléments rationnels de ces grandes évolutions jusqu’à aujourd’hui et leurs
perspectives futures.
1. La demande énergétique.
2. L’offre énergétique.
3. Les scenarii alternatifs.
La demande énergétique
On constate une croissance inexorable de la population mondiale. De 1
milliard d’habitants en 1800 et 1,5 en1900, on est passé à 6 milliards en 2000 ; nous
sommes maintenant 7 milliards et on va ensuite aller vers 9/10, mais personne n’en
sait vraiment rien. Par ailleurs, la consommation d’énergie par habitant est également
en forte croissance, en raison notamment du rattrapage des pays en développement.
Il y a un écart considérable entre les consommations d’énergie des différents
pays de la planète, l’Amérique du Nord étant nettement en tête, avec 7,2 tep (tonnes
d’équivalent pétrole) très loin devant l’Europe et la Chine qui sont à un peu moins de
2 et l’Afrique à 0,6. Ce chiffre de 2 tep par habitant permet de vivre très bien pendant,
mettons, 80 ans. Mais la consommation en énergie par habitant doit être multipliée
par le nombre de ces habitants ; il en résulte que c’est l’Asie qui sera désormais le
barycentre de la consommation globale d’énergie. Il paraît difficile de faire cohabiter
des pays ayant un mode de vie et un style de consommation très différents. Ce qui va
se passer, c’est que nous irons vers une uniformisation des consommations d’énergie
par habitant et que nous, pays industrialisés, nous devrons restreindre notre
consommation pour laisser la place à de nouveaux entrants. Si tout le monde
82
consommait autant d’énergie que nous, il faudrait quatre planètes pour satisfaire tous
les besoins.
L’offre énergétique
Avant l’ère industrielle, on ne consommait pratiquement rien, puis, au début
de cette ère, on s’est mis à utiliser le charbon. Jusqu’à la Première Guerre Mondiale,
les gens consommaient peu, vivaient dans la nature, ne jetaient rien, réutilisaient tout
et étaient donc très économes en énergie. A partir de 1950, l’arrivée du pétrole a
littéralement fait exploser la consommation d’énergie dans les pays développés
(Amérique du Nord, Europe et quelques autres). Avec une population qui avait alors
relativement peu augmenté, on a multiplié par 10 la consommation d’énergie de la
planète. En 2010, le charbon représentait 30 % de la consommation mondiale, le
pétrole 33 %, le gaz 24 %, les énergies renouvelables 10 % et le nucléaire 5 %. La
consommation totale arrive maintenant à 12 Gte . Les pays émergents consomment et
vont consommer de plus en plus. S’il y a 1 milliard ou 1,5 milliards d’habitants qui
vivent avec une consommation énergétique correcte ou acceptable, il y en a environ 6
qui ne le sont pas.
Le grand problème, c’est donc la consommation énergétique.
Le charbon demeure une part importante de l’offre énergétique, notamment
dans de grands ensembles comme les Etats-Unis, l’Inde et la Chine ; dans ce dernier
pays 60 % des trains marchent encore au charbon. A côté, vous avez le pétrole, dont
l’utilisation a explosé à partir de 1950 et le gaz. Quant aux énergies renouvelables et
au nucléaire, ils ne représentent aujourd’hui que des parts très minoritaires. 85 % de
l’énergie consommée dans le monde provient des énergies fossiles et le problème,
c’est que l’on n’en a pas pour longtemps.
Le pic (peak oil) de la production mondiale (c’est à dire le moment à partir
duquel cette production commencera à décliner),
devrait intervenir assez
prochainement pour le pétrole et peu après pour le gaz ; pour ces deux matières
premières, on en aurait respectivement pour une quarantaine et une soixantaine
d’années. Pour le charbon, les réserves sont plus importantes, le pic n’interviendrait
qu’après 2050 et on en aurait encore pour un peu plus de deux siècles. Tout ceci
compte tenu des réserves mondiales actuellement estimées.
Mais il y a un autre problème, celui de la répartition des énergies fossiles sur la Terre,
une répartition souvent très inégale.
Pour le charbon, la répartition est relativement homogène ; tout le monde (ou
presque) en a, au moins un peu. On distingue trois gros blocs, quasi à égalité,
l’Europe (Russie incluse), l’Asie-Pacifique et l’Amérique du Nord. Pour le gaz, le
Moyen Orient est en tête, mais l’Europe (ici essentiellement la Russie) n’est pas loin ;
on se souvient des problèmes qui ont surgi ces dernières années entre la Fédération de
Russie et l’Ukraine. Une grande partie de l’alimentation de l’Europe Occidentale et
Centrale est fournie par le gaz russe.
83
Pour le pétrole, la très grosse majorité des réserves se trouve au Moyen
Orient, puis une quantité nettement moindre en Amérique du Sud et Centrale,
Amérique du Nord et Afrique. Les Etats-Unis s’en tirent relativement bien, avec
l’Alaska et le Canada. L’Europe n’a rien.
Le marché du pétrole est un marché global. Et toutes les guerres des dernières
décennies sont des guerres pour l’accès au pétrole.
D’autre part, si le Moyen Orient alimente aussi l’Europe et l’Amérique du
Nord, la majeure partie du flux (crude oil trade flows) se situe entre ce même Moyen
Orient et l’Asie, un continent ainsi très dépendant d’une région politiquement peu
stable.
Il faut aussi noter que les découvertes pétrolières déclinent depuis quelques
décennies. Chaque année, on extrait plus de pétrole que l’on en découvre ; ce qui est
logique, car on a commencé par exploiter les gisements les plus grands et les plus
facilement accessibles.
Dans l’offre énergétique il y a à la fois des éléments rassurants et des éléments
inquiétants. Des éléments rassurants, car on pourra de plus en plus exploiter des
gisements extrêmes au fur et à mesure de la croissance des prix du baril ; d’autre part
les progrès de la technologie permettront d’exploiter plus complètement les gisements
et les forages (forages en mer et forages terrestres) deviennent de plus en plus
profonds.
En outre, depuis les débuts de la crise pétrolière, les usagers ont tendance à
diminuer leurs consommations ; les Français, par exemple, font moins de km en
voiture.
Mais il est aussi des éléments inquiétants.
D’abord les Compagnies pétrolières ne possèdent qu’une très faible
proportion des gisements. L’essentiel est dans la main des Etats, Arabie Saoudite,
Iran, Irak, Koweït, Canada. Et ceux-ci peuvent très bien, un jour, considérer qu’ils
n’ont pas intérêt à donner du pétrole à tout le monde, pour quelque raison que ce soit.
Si le refus provenait d’un pays comme l’Arabie Saoudite, ce sera une catastrophe
mondiale ; c’est en effet elle qui régule le système. Ensuite, on n’est pas sûr de la
validité des réserves annoncées et il semblerait qu’il y ait à ce sujet un bluff
permanent et qu’une incertitude demeure sur la durée de vie des puits actuels.
Il faut maintenant parler d’un problème, inquiétant lui aussi, celui de l’impact
climatique à cause des gaz à effet de serre.
Toute source d’énergie émet du gaz carbonique, mais cette émission est très
variable suivant les sources ; dans la comparaison, il faut naturellement totaliser ce
qu’occasionnent la construction de la source et son fonctionnement.
84
La quantité de CO2 émise est quasi nulle dans l’hydraulique et le nucléaire,
très faible dans l’éolien et faible dans le solaire photovoltaïque. Elle est par contre
extrêmement importante dans le charbon (surtout) et le pétrole et le gaz, ceux-ci
pratiquement à égalité. Chacun doit noter que s’il conduit une voiture qui émet 100
grammes de CO2 au km, cela veut dire que tous les 10 km, il dépose un petit tas de
boue de 1 kg. Autrefois, c’étaient les voitures à traction animale qui déposaient leur
crottin, maintenant, ce sont les voitures à pétrole.
Ce qu’il faut savoir aussi, c’est que la majeure partie du prix à la pompe (75
% en moyenne en Europe) provient de la fiscalité des Etats des pays industrialisés. Ils
y gagnent et nous on est contents parce qu’on peut rouler avec nos voitures et que l’on
a la liberté. La fiscalité des pays producteurs est bien inférieure, quoique nettement
supérieure aux coûts de production, de transport et de raffinage. Quant aux bénéfices
des Compagnies pétrolières, importants dans l’absolu, leur part est négligeable dans le
prix à la pompe.
Les scénarii alternatifs
Il n’y a qu’un seul scénario crédible : utiliser à fond toutes les possibilités
existantes pour réduire le recours aux énergies fossiles. A la fin de ce siècle, nos
descendants n’auront plus d’énergie fossile disponible, à part encore un peu de
charbon.
Trois axes pour cela :
- sobriété
- efficacité,
- énergies renouvelables :
- 1) La sobriété, ce sont les économies d’énergie, le principe est bon, mais les
applications, dans pratique, ne sont pas toujours faciles à réaliser. Les gens sont
d’accord, mais à condition que ce soit d’abord le voisin qui commence. Il faudra aussi
sans doute que chacun restreigne ses consommations, notamment celles qui ne sont
pas indispensables (par exemple ce qui concerne l’internet, les téléphones portables...)
et qui sont responsables d’une augmentation importante de nos consommations
d’énergie au cours de ces dernières années.
- 2) L’efficacité, grâce aux progrès technique ; ceci est possible, comme le
montre, par exemple, ce qu’on peut faire dans le cas de l’éclairage. Une ampoule à
incandescence a un rendement très faible ; mais avec les ampoules à basse
consommation, on peut gagner un facteur 5 et, avec les LED (Light Emitting Diode),
un facteur 15.
En généralisant les technologies disponibles actuellement, on peut gagner 40 %.
Les évolutions techniques dans les automobiles et les camions ont permis de
faire baisser les consommations en carburant ; mais il existe des alternatives
85
techniques, comme à court terme la traction hybride/ électrique et les biocarburants et,
à long terme, la pile à combustible et l’hydrogène. Il faut bien voir par ailleurs que les
véhicules électriques, qui commencent à apparaître, consomment de l’électricité, une
électricité qu’il faut bien produire.
Dans le bâtiment il y a énormément d’économies possibles ; dans l’industrie des
efforts très importants ont été faits depuis 1973, mais les délocalisations ont reporté la
problème en Asie, où tout reste à faire.
Une solution intéressante est la capture du CO2, le renvoyant ainsi dans le
sous sol où il se trouvait auparavant. Compressé et transporté par pipeline ou par
bateaux, il sera stocké dans des sites géologiques profonds, comme les gisements de
gaz et de pétrole en fin d’exploitation, etc.
- 3) Les énergies renouvelables ; on en parlera plus longuement tout à
l’heure.
On doit constater que la très grande majorité des énergies existantes et à
venir, quelles qu’elles soient, provient du soleil, directement ou indirectement. C’est
grâce à lui que la planète fonctionne. Les seules exceptions sont le nucléaire, l’énergie
de gravitation et la géothermie profonde, la chaleur étant alors produite par la
radioactivité des roches.
On peut classer ainsi les différentes catégories d’énergie disponibles :
Énergie du Soleil
Énergie solaire directe
Énergie du vent
(provoqué par le soleil)
Énergie de l’eau
Biomasse
Énergies de la Terre Énergies fossiles
Énergie nucléaire
Thermique
Photovoltaïque (prod. d’électricité)
Géothermie de surface
Energie éolienne
Energie des vagues
Energie hydraulique
Fission
Fusion
Énergie de Gravitation
Énergie marémotrice
On reçoit chaque année du soleil 15.000 fois plus d’énergie que nous n’en
consommons ; il suffirait d’équiper 5 % de la surface des déserts pour répondre aux
besoins mondiaux actuels d’énergie.
Le tableau ci-après indique ce qu’il faut pour produire 1.000 MW pendant 1 an :
Fossile
Nucléaire
Charbon
2.600.000 tonnes de charbon
Pétrole
1,8 Mtep
Fission
1 réacteur nucléaire (25 tonnes d’uranium enrichi à 4%)
Fusion 1 réacteur nucléaire (100 kg de deuterium + 150 kg detritium)
Hydraulique 12 barrages type Serre Ponçon
86
Renouvelable Eolienne
150 éoliennes de 2 MW (150 km de long)
Solaire photovoltaïque Surface de 70 à 100 km (Europe)
Marémotrice 18 usines identiques à celle de la Rance
La principale caractéristique de l’énergie solaire, c’est qu’elle n’est pas
concentrée ; il y en a beaucoup, mais il faut aller la chercher partout. Et que faire
quand il n’y a pas de soleil ? Pour cette énergie, le problème essentiel est le stockage.
Si on examine le graphique donnant les sources de la consommation électrique par
pays, on voit une domination écrasante du recours aux énergies fossiles, à l’exception
de la France pour laquelle le nucléaire est important. D’où les débats actuels.
La France s’est en grande partie dégagée de la dépendance aux énergies
fossiles, elle achète du gaz certes, mais avec son hydraulique et surtout son nucléaire
elle produit peu de gaz à effet de serre ; c’est un bon élève en matière d’émission de
ces gaz.
A l’opposé, au Danemark, le champion de l’éolien, c’est une catastrophe, car
il utilise sur une grande échelle les centrales au charbon ; il essaye de se procurer de
l’énergie d’origine hydraulique en Norvège, mais cela mécontente les habitants de ce
pays.
Quant à l’Allemagne, on voit que même ce pays fait encore assez peu appel aux
énergies renouvelables. Sortir du nucléaire et passer uniquement aux énergies
renouvelables est compliqué et demandera du temps.
Ce tableau montre comment se situaient (fin 2004) les énergies renouvelables en
Europe pour la production de l’électricité :
Puissance installée
Eolien
131 Twh *
75.000 MW
Solaire PV
14,7 TWh
16.000 MW
Géothermie
5,6 TWh
900 MW
Petite hydroélectricité
42,2 TWh
12.700 MW
Si on prenait les énergies renouvelables actuellement disponibles en Europe
(le continent le plus avancé en la matière) et qu’on les distribue d’une manière égale à
tous les habitants, chacun de nous disposerait de 60 w et de quoi chauffer 1 m2 de sa
maison. Ce qui montre le chemin à parcourir.
Dans la planète, des déséquilibres de plus en plus grands risquent de se
produire et on ne sait pas comment cela pourra être supporté. Mais pour changer un
mix énergétique, il faut 30 ans ; c’est donc dès maintenant qu’il faut se lancer dans
des investissements massifs pour développer les énergies renouvelables.
12
* 1 TWh (térawatts/heure) = 10
watts/heure ; 1 MW = un million de watts.
87
En conclusion, on dira que la planète est un monde fini, mais que :
- La croissance de la consommation d’énergie est infinie.
- Les réserves d’énergies fossiles sont finies.
- La capacité de la planète à digérer le CO2 est finie.
Ceci rejoint le point de vue de l’économiste Kenneth Boulding, qui avait dit :
« Toute personne croyant qu’une croissance exponentielle peut durer indéfiniment
dans un monde fini, est, soit un fou, soit un économiste ».
Jean Therme
Réponse de M. Daniel Chaubet, membre titulaire
Monsieur,
L’Académie de Savoie est particulièrement heureuse de vous recevoir parmi
ses membres titulaires. C’est un grand honneur pour elle et, en répondant à votre
discours, j’ai conscience de la responsabilité qui m'échoit.
Votre présence parmi nous est l’occasion de rappeler que notre Compagnie est dite
« des Sciences, des Belles Lettres et des Arts » et que si les ingénieurs et les
scientifiques en général (à part peut-être les médecins) n’ont jamais été très
nombreux, ils ont compté cependant quelques éminents représentants.
A titre d’exemples, citons l’astronome Alexis Bouvier, membre de
l’Académie des Sciences et du Bureau des Longitudes, membre effectif dès 1820, date
de la fondation de l’Académie et surtout l’illustre chimiste Claude-Louis Berthollet
(1748-1828), également membre effectif dès 1820. Celui-ci faisait partie de cette
pléiade de savants qui, entre la fin du XVIII e siècle et le début du XIXe,
révolutionnèrent les sciences physiques et chimiques et auxquels on pourrait
appliquer, dans le domaine scientifique, le fameux « Enfin Malherbe vint » de
Boileau.
On connaît les travaux de Berthollet sur les hypochlorites de sodium et la découverte
de notre eau de Javel. Mais peu savent qu’il fut aussi de ceux qui donnèrent le coup
de grâce à la fameuse théorie du phlogistique. Une théorie qui prétendait que tout
88
corps combustible contenait un fluide, le « phlogistique », qui disparaissait lors d’une
combustion. Le « malheur » (et c’est ce que montra Lavoisier) fut que la combustion
entraîne une augmentation du poids1; et, malgré des tentatives pour introduire la
notion de poids négatif (!), cette théorie ne tarda pas à être abandonnée.
Plus près de nous et toujours d’une manière non exhaustive, pensons au géologue
Paul Gidon et à André Tercinet, docteur en pharmacie et docteur ès sciences, qui
présida l’Académie de 1958 à 1967 ; puis à René Dussaud, professeur de
mathématiques à l’Université de Savoie et à Olivier Costa de Beauregard, descendant
d’une illustre famille savoyarde originaire de Gênes et tous deux récemment disparus.
Ce dernier, professeur de physique théorique et proche collaborateur du
Nobel Louis de Broglie, s’était investi dans les sciences fondamentales et, notamment
dans les grandes théories qui ont bouleversé la physique au XX e siècle ; je veux parler
de la Relativité et de la Mécanique quantique. On sait que les implications de cette
dernière ont pu choquer, mais le fait est que « cela marche » et que ses règles
permettent de prédire le résultat. Comme certains l’ont dit, Shut and calculate (Taistoi et calcule), il est inutile d’aller plus loin.
Mais la technologie progresse aussi et il serait absurde de vouloir opposer
science fondamentale et science appliquée ; l’une s’appuie sur l’autre et
réciproquement ; il n’existe pas d’ailleurs de frontière tranchée.
La culture scientifique fait partie de la culture en général, au même titre que
la culture littéraire ou la culture musicale, par exemple et je tiens à le rappeler. Un
contemporain de Germain Sommeiller, ce grand Savoyard qui perça le Mont Cenis et
dont il sera prochainement question ici, disait déjà que cette culture devait être mise à
parité avec toutes les autres, bien que probablement plus difficile d’accès, car
nécessitant des études préalables.
Une démonstration simple et rapide est souvent qualifiée « d’élégante » et il
y a sûrement des physiciens poètes, si on remarque que la dénomination charme et
beauté 2 a été attribuée à des particules fondamentales de matière ! Certains ont dit
(ici connexion avec la littérature) que le nom de quark que portent deux des ultimes
« briques » de la matière est une référence à un ouvrage de Joyce, où les quarks vont
par trois (il faut précisément trois quarks pour constituer un proton et un neutron, les
pénultièmes briques élémentaires). En tout cas, ce ne devrait pas être un Allemand
qui a inventé ce terme, car dans la langue de Goethe, il signifie fromage blanc !
On ne peut que regretter de voir nombre de nos jeunes se lancer dans des
disciplines à la mode réputées plus faciles, comme la communication, ou dans des
sciences humaines cul-de-sac. Des jeunes qui méconnaissent ce que leur aurait
1 A titre d’exemple et si on prend l’oxyde de fer courant Fe2O3, la combustion de la
limaille de fer entraîne une augmentation de poids de 42%.
2 Respectivement quark charm (famille du muon) et quark beauty (famille du tau) ;
ce dernier a, par la suite, été rebaptisé quark bottom.
89
apporté un apprentissage du raisonnement scientifique ou la fréquentation des auteurs
anciens, ce qui semble malheureusement tomber en désuétude ; durant mes études
secondaires, feuilletant les Palmarès, j’avais en effet souvent remarqué une corrélation
entre les résultats en mathématiques et en version latine.
C’est un historien qui vous le dit.
Mais revenons à vous. Vous êtes un pur Savoyard, originaire de Saint-Jean
d’Arvey, très attaché à vos racines, au village où vous êtes né en 1953 et où vous
avez passé votre enfance. Vous continuez à y habiter avec votre épouse et vos
enfants ; vous avez repris les terres familiales, vous y élevez un troupeau de moutons,
ce qui permet de les entretenir. Comme vous aimez à le dire, c’est ici, en Savoie, dans
un territoire ouvert au monde, où il existe encore un espace rural vivant, que vous
conservez cette capacité de « toucher terre » dans un monde de plus en plus dominé
par le virtuel et l’éphémère.
Vous êtes un amoureux des Bauges, où vous vous plaisez à emmener vos
amis. Certes, vous l’avez dit aussi, rien n’est plus beau qu’un coucher de soleil en
montagne ; l’impression de plénitude et le calme qui nous pénètrent reposent et nous
permettent de faire face aux difficultés de la vie trépidante du monde moderne. Ceci
ne vous empêche pas d’appréciez Chambéry, où il faut savoir quitter la voie urbaine
pour en découvrir le centre historique, hérité de ce qui fut la capitale des États de
Savoie avant Turin 3, des Etats dont l’origine remonte à plus d’un millénaire et où une
dynastie, la Maison de Savoie, détient très certainement le record d’Europe en matière
de longévité. En tant que montagnard et médiéviste, je ne peux évidemment
qu’approuver.
Vous avez fréquenté à Chambéry le lycée Vaugelas et avez fait vos études
d’ingénieur à l’Institut National Polytechnique de Grenoble (aujourd’hui GrenobleINP), dont vous êtes sorti en 1978, spécialité GP, soit Génie physique.
Après des premières armes dans de grands groupes industriels, comme
Philips, Thomson, Alcatel et STMicroelectronique, vous intégrez en 1990 le Centre de
Grenoble du Commissariat à l’Énergie atomique (CEA). Vous serez alors l’un des
principaux acteurs du rattrapage technologique du pôle grenoblois en
microélectronique. Chef du département micro-technologies du CEA-Leti
(Laboratoire d’électronique et du traitement de l’information, le premier laboratoire
français dans les domaines de la microélectronique, des microsystèmes, de
l’optronique et des systèmes pour la communication et la santé), vous lancez le
programme Biopuces, avec la participation de biologistes du CEA ; il s’agit là d’un
ensemble de molécules d’ADN rangées sur une petite surface (silicium ou autre), qui
permet de lire l’information héréditaire stockée dans les gènes.
3 Effectivement ; l’événement eut lieu en 1563 ; les Savoyards en avaient sans doute
assez de voir leur capitale sans cesse envahie par les Français ; d’où ce transfert à
l’abri de la barrière des Alpes.
90
En 1999 vous prenez la tête du CEA-Leti et vous serez nommé l’année suivante à la
direction du Centre CEA de Grenoble.
Votre action dans le domaine des micro-nano-technologies, des
biotechnologies et des nouvelles technologies de l’énergie permettra au CEA
Grenoble de réussir une nouvelle dynamique de croissance, basculant du nucléaire au
domaine des hautes technologies.
Tout en continuant à assurer la direction du CEA Grenoble, vous êtes depuis
2003 Directeur de la Recherche Technologique du CEA. Cette DRT, qui dépose 600
brevets par an, comprend aujourd’hui 4.500 personnes ; c’est le deuxième Research
and Technology Organisation en Europe, derrière la Fédération Fraunhofer en
Allemagne ; elle regroupe trois grands Instituts, le LETI, le LIST (dédié aux systèmes
logiciels prépondérants) et le LITEN, qui concerne l’Énergie et les nanomatériaux.
Vous avez été élu (2002) à l’Académie des Technologies, une prestigieuse
Assemblée qui compte plusieurs membres de l’Académie des Sciences, dont Claude
Lorius, un Claude Lorius qui avait prononcé le discours de rentrée de notre Académie
en novembre 2004 ; on y trouve également d’éminents médecins comme Maurice
Tubiana et des prix Nobel, comme Jean-Marie Lehn (Chimie 1987) et Albert Fert
(Physique 2008).
En 2009, vous êtes l’initiateur du concept des IRT, les Instituts de recherche
partenariale public/privé.
En 2010, vous avez pris la tête du High level Group en charge de proposer
des recommandations pour une stratégie et une politique européenne en faveur du
développement des technologies clés d’avenir. Il s’agit de mettre en place toute une
série de mesures visant à fixer en Europe les sites de production des industries de
hautes technologies ; en bref, dessiner les contours de la future Europe de
l’innovation. Pour en avoir une idée, chacun peut se connecter sur le site High level
Expert Group on Key enabling Technologies ; on y trouvera notamment le texte du
« rapport final » du 28 juin 2011. A l’attention de ceux qui ne lisent pas l’anglais, le
site offre une traduction en français.
Cette même année, vous avez été nommé Directeur délégué aux énergies
nouvelles auprès de l’administrateur général du CEA ; une fonction qui s’inscrivait en
cohérence avec la nouvelle dénomination du CEA, devenu Commissariat à l’énergie
atomique et aux énergies alternatives.
Vous intervenez dans de multiples Conseils d’administration, organismes
d’enseignement et de recherche, de fondations et de commissions (Fondation RhôneAlpes Futur, Grenoble-INP (ex INPG), École Normale Supérieure de Lyon, École des
Mines de Saint-Étienne, etc.), qu’il serait trop long d’énumérer toutes ici.
Depuis le XIXème siècle, le Dauphiné-Savoie, jadis déchiré par de
91
nombreuses guerres seigneuriales, est devenu un ensemble à la pointe du progrès
dans les domaines de l’innovation technologique et du haut enseignement
scientifique. De nombreux exemples en témoignent et, parmi eux, la Houille Blanche
et le développement connexe de multiples industries, la fondation de l’Institut
Polytechnique de Grenoble (1898) et la création du CENG (1956).
Dirigé par une personnalité remarquable, Louis Néel (nobélisé en 1970) 4, le
Centre d’Études Nucléaires de Grenoble comprenait, certes, des réacteurs (on parlait
alors de piles atomiques), mais c’était aussi déjà un Centre de recherches
pluridisciplinaire.
Permettez-moi, ici, une courte incidente, montrant que votre réception
aujourd’hui à l’Académie et à Chambéry, au cœur historique de la Savoie, était sans
aucun doute inscrite dans le ciel. Notre Académie est, évidemment, un haut-lieu de
l’histoire de la Savoie et on sait qu’à la suite du mariage (1434) de Louis Ier, le fils du
premier duc de Savoie Amédée VIII avec Anne de Lusignan, héritière du trône de
Chypre, la Maison de Savoie fit figurer pendant longtemps la mention « roi de Chypre
et de Jérusalem » dans sa titulature. Or, selon la tradition, la fée Mélusine (dont la
chronique de Jean d’Arras nous a conté l’histoire au XIV e siècle) était à l’origine de
la maison de Lusignan et la première pile du CENG, dont le CEA Grenoble actuel est
l’héritier, s’appelait précisément Mélusine… Notons cependant qu’en 1997, il fut
procédé à l’arrêt de Siloé, la dernière pile en service. Depuis, tout a été démantelé et
nettoyé et, aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus rien de nucléaire au Centre et, dans
tous les cas, beaucoup moins que dans les hôpitaux de la ville.
On pourra dire que vous avez sauvé le CEA Grenoble, qui était en perte de
vitesse avec l’abandon du nucléaire. Dirigé par vous, ses activités s’articulent ainsi
autour des trois grandes thématiques, micro- nanotechnologies, nouvelles
technologies de l’énergie et biotechnologies. Dans le domaine des applications, on
travaille maintenant presque au niveau de l’atome ; c’est pourquoi on parle de
nanotechnologies ; je rappelle que le préfixe nano, nain, un legs de la culture grecque,
signifie simplement un milliardième. A l’échelle nanométrique, où règnent les lois de
la physique quantique, les propriétés de la matière peuvent se transformer d’une
manière spectaculaire et nous offrir de nouvelles perspectives, jusqu’alors
insoupçonnées.
Vous partagez avec Louis Néel le goût pour la mise en œuvre de grands
projets. Il est impossible de détailler ici tous ceux que vous avez initiés et dans
lesquels vous continuez à œuvrer au sein de leurs organes de direction ; je me
contenterai de quelques exemples.
Il y a MINATEC (MIcro-NAno-TECnologies), un grand complexe
scientifique européen inauguré en 2006, créé à l’initiative du CEA, de l’Institut
4 (1904-2000). Je tiens ici à lui rendre hommage, ayant eu l’honneur d’être son élève
à l’Institut Polytechnique de Grenoble, il y a certes déjà bien longtemps.
92
National Polytechnique de Grenoble et des collectivités locales, en partenariat avec
l’Université et des entreprises du secteur d’activité. Il y a MINALOGIC (MIcroNAnotechnologies-LOgiciel-Grenoble-Isère-Compétitivité) un pôle qui s’inscrit dans
le cadre de la politique des pôles de compétitivité lancée par les Pouvoirs Publics et
qui conjugue la puissance de l’un des leaders des nanotechnologies (MINATEC) et
l’intelligence logicielle embarquée. Il y a TENERRDIS (Technologies-Energies
Nouvelles-Energies Renouvelables-Rhône Alpes-Drôme-Isère-Savoie), un pôle de
compétitivité consacré au développement des nouvelles technologies de l’Energie.
Avec l’INES, l’Institut National de l’Énergie solaire, implanté dans le site de
Technolac au Bourget, tout près de Chambéry, c’est une véritable Solar Valley que
vous avais lancée ; une implantation particulièrement bienvenue dans une région où,
avec ses montagnes et ses lacs, une nature particulièrement riche et favorisée ne
pouvait que rendre la population sensible à l’environnement.
Mais il faut construire des usines, sinon la France achètera ses panneaux à
l’étranger et ne fera que de la maintenance. Votre discours, lors de la rentrée
solennelle de l’Académie de Savoie de novembre 2009, nous avait nous avait rappelé
que l’énergie solaire était à la fois une énergie du passé, puisque c’est au soleil que
nous devons notre pétrole, notre gaz et notre charbon, mais aussi du futur. Nous
n’avons pas oublié vos propos.
Les projets de développement en cours sont multiples. On citera GIANT
(Grenoble-Isère-Alpes-Nano-Technologies) ; ce projet, visant 40.000 chercheurs,
étudiants, industriels et habitants, intègre une requalification urbaine d’un quartier de
ville de 300 hectares, par une convergence renforcée entre la recherche, l’Université
et les entreprises et a pour ambition de créer un véritable M.I.T. 5 à la française,
capable de rivaliser avec les plus grands pôles technologiques mondiaux.
Il y a également Nano-Innov, un plan dont Valérie Pécresse, alors notre
ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en avait parlé dans la presse
en 2010 ; ce plan vise à donner à l’industrie française les moyens de réussir le virage
des nouvelles technologies par la création de centres d’intégration des
nanotechnologies à Grenoble, Paris-Saclay et Toulouse. Citons encore METIS (25
milliards de projets R&D 6), qui réunit plusieurs industriels de l’Isère et qui a fait le
projet d’intégrer les nanotechnologies dans des secteurs aussi traditionnels que le
textile et le papier.
Un autre grand projet encore vous passionne : il s’agit de regrouper les
principaux établissements de formation et de recherche du bassin grenoblois (Savoie
inclue), Universités, Écoles, Centres de recherche, etc. de manière à former un grand
ensemble qui soit visible à l’extérieur de nos frontières et ainsi mieux apprécié dans le
fameux classement de Shanghai. Dans ce classement les Universités américaines se
5 Massachusetts Institute of Technology. Située à Cambridge, dans l’État du
Massachusetts (USA), le M.I.T. est considéré comme la meilleure Université
occidentale dans les domaines des sciences et des technologies.
6 Recherche et Développement ; abréviation couramment utilisée dans l’industrie.
93
taillent la part du lion, la meilleure française étant Paris-Sud, située au 40e rang. On
peut le critiquer et penser qu’il donne trop de place aux prix Nobel et aux médailles
Fields ; mais il existe et, de par le monde, nombreux sont ceux qui en tiennent compte
lorsqu’ils veulent poursuivre leurs études à l’étranger. Ceci joue à notre détriment,
qu’il s’agisse de notre influence à l’étranger, de notre développement industriel et de
la diffusion de notre culture.
J’arrêterai là cette liste non exhaustive en rappelant que vous avez été élevé
au grade de chevalier dans l’Ordre National de la Légion d’honneur et au grade
d’officier dans l’Ordre National du Mérite.
Mais, en menant ces multiples projets, symboles d’un partenariat
public/privé synonyme d’efficacité et dont je n’ai pu donner ici qu’une esquisse
rapide, vous n’avez pas toujours eu la tâche facile. Indépendamment des nombreux
problèmes techniques et d’organisation, vous vous êtes heurté à des courants sociaux
qui contestent l’apport de la science au progrès humain, multiplient les entraves et
refusent tout débat honnête ; ceci au nom d’un principe de précaution poussé jusqu’à
l’absurde et d’idéologies obscurantistes. Beaucoup de ceux qui prennent ces positions
pratiquent l’amalgame et propagent des faits inexacts. Dans le monde nouveau où
nous venons de basculer, où de nombreuses nations cherchent à se faire une place
(légitimement sans doute, mais il faut bien voir que c’est à notre détriment), le repli
sur soi et la perte de confiance qu’entraînent les peurs propagées, ne peuvent qu’avoir
un effet néfaste et vont à l’encontre de l’intérêt commun. Bien sûr il faut renforcer la
sûreté de nos installations industrielles (et pas seulement celles qui ont un rapport
avec le nucléaire ; combien de morts dans le bâtiment, dans les mines ?) ; bien sûr il
ne faut pas mettre des centrales nucléaires n’importe où, près des côtes ou dans des
zones où la sismicité est élevée ; bien sûr et s’il ne faut pas renoncer aux perspectives
immenses qu’offrent les nanotechnologies, il faut veiller aux risques que leurs
fabrications et leurs utilisations pourraient entraîner ; bien sûr il faut pratiquer un mix
énergétique, développer des énergies alternatives, le solaire, l’éolien, etc. Mais il ne
faut renoncer à aucunes d’entre elles, comme le prônent certains lobbies.
Il ne faut pas verser dans la paranoïa, une paranoïa sans doute née aux USA à
la suite d’une thèse contestée d’un scientifique contestable, comme l’explique Michel
Jeandin, Directeur de Recherches aux Mines de Paris7 dans un article récent.
Toute activité humaine comporte un risque. En Chine, c’est dans les mines
(une activité ancienne traditionnelle) que se produisent les plus graves accidents
industriels. Et faut-il renoncer à la voiture sous prétexte qu’il y a 4.000 morts sur les
routes ? Comme l’a dit, un jour, un humoriste, le lit est l’endroit le plus dangereux,
« car c’est là que meurent la plupart des gens » !
Dans votre discours, vous avez mis l’accent sur le problème capital de
l’énergie et sur les défis qui nous attendent pour le résoudre. Nous devons faire face à
7 Revue de l’AMOPA, n°194, pp.26-29.
94
une augmentation importante de la population, ce que certains appellent la « bombe
P » (notamment dans les régions peu développées comme l’Afrique), conjuguée à un
développement de la consommation d’énergie par habitant, en particulier dans les
pays émergents. Ces deux phénomènes se multiplient et vont conduire, dans les
prochaines décennies, à une explosion de la demande.
En regard, les énergies fossiles seront, à terme, vouées à disparaître, même
si, pour certaines d’entre elles comme le charbon, l’échéance est plus lointaine et si
des incertitudes sur les réserves en pétrole demeurent. Enfin, avec elles, il y le
problème de la pollution, avec le réchauffement climatique qui nous menace.
J’ai rappelé tout à l’heure votre contribution dans le développement de
l’énergie solaire, une énergie dont vous nous avez longuement parlé en novembre
2009, lors de la rentrée solennelle de l’Académie ; vous aviez alors attiré notre
attention sur le fait que le soleil dispense chaque année 15.000 fois plus d’énergie que
nous n’en consommons et qu’il suffirait d’équiper en solaire 5 % des déserts terrestre
pour satisfaire nos besoins. Vous nous l’avez rappelé aujourd’hui, mais ces déserts
sont souvent éloignés des principaux lieux de consommation ; le problème du
stockage n’est pas encore résolu et le transport nécessiterait la construction
d’importantes infrastructures.
De nombreuses pistes existent pour résoudre les problèmes et vous nous en
avez parlé. Pour les transports, traction hybride et biocarburants ; capture du CO2
émis ; économies d’énergie, notamment dans le bâtiment (il y a là beaucoup de
gaspillage et il est frappant de constater que, par rapport à une source d’énergie
primaire, le rendement d’une ampoule à incandescence n’est que de 1,5 % !);
développement du solaire et des installations d’éoliennes, usines marémotrices,
biomasse, géothermie, etc.
Les ressources naturelles en énergie sont inégalement réparties et il en est de
même pour certains minéraux absolument essentiels, comme le lithium par exemple ;
par ailleurs certaines des sources de production auxquelles nous faisons appel
aujourd’hui sont intermittentes. Chacune de ces sources présentent des avantages et
des inconvénients.
Tout ceci renforce la nécessité de développer un mixte énergétique sans
renoncer à aucunes des possibilités qui existent. Un mixte qui, à mon sens, doit
continuer à comprendre l’énergie issue de la fission de l’atome, en attendant que la
fusion à l’échelle industrielle (celle de deux des isotopes de l’hydrogène, le
deutérium et le tritium) nous permette de faire appel à l’immense réservoir des eaux
des océans.
Heureuse et fière de vous compter désormais parmi ses membres titulaires,
l’Académie de Savoie vous remercie de votre discours, un discours qui nous montre,
certes, un avenir plein de difficultés ; mais des difficultés qui devraient pouvoir être
surmontées, si elles sont affrontées avec courage et lucidité et non pas en voulant
95
revenir à un passé révolu. Et pour cela, je pense qu’il faut compter davantage sur la
science et l’ingéniosité des hommes, que sur n’importe quelle idéologie en « isme ».
En affirmant ces convictions, ce n’est pas seulement l’ingénieur qui parle, mais aussi
l’historien ; à condition, bien entendu, de ne pas être court termiste, mais de
considérer les tendances lourdes, comme l’enseignait Braudel.
Elle vous remercie aussi pour tout ce qui a été réalisé et sera réalisé grâce à
vous pour le développement d’une région qui nous est chère à nous tous ici, le
Dauphiné-Savoie, qui doit demeurer à l’avant-garde du progrès technologique et
social, pour le bien de tous ceux qui y résident.
Daniel Chaubet
96
Discours de réception de Mme Marie-Claire Bussat-Enevoldsen
10 décembre 2011
« Portrait d’une épistolière du XVIIe siècle :
Jeanne-Françoise Frémiot de Chantal »
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs, Chers Amis,
Mon émotion est profonde, elle est sœur de l’honneur que vous me faites en
me recevant parmi vous. Ma joie est vive, Monsieur le Président, de me retrouver
devant vous, pour cette réception, écho à peine voilé de nos rendez-vous
hebdomadaires passés. Certes quelques décennies se sont écoulées. J’étais l’une de
vos étudiantes, vous nous enseigniez la littérature française, la Poésie et la Rhétorique
étaient à votre programme, le dix-septième siècle également, notre référence
aujourd’hui. Vous étiez aussi notre doyen de Marcoz, et votre bienveillance n’avait
d’égale que votre patience. J’avais le trac, vous en souriiez, je l’ai moins aujourd’hui,
vous n’avez pas changé. Suivant un parcours pédestre immuable, nous montions de
Marcoz et nous descendions de Jacob, franchissant ici, dans le jardin du Château des
Ducs, ce carrefour linguistique, où une sentinelle du bon usage de la langue nous
hélait au passage. Nous étions trop pressés pour entendre sa voix.
L’histoire sourit aux raccourcis de la jeunesse, elle sait qu’elle peut attendre.
J’invoque aujourd’hui cette sentinelle en la personne de notre célèbre grammairien et
linguiste savoyard, Claude Favre, seigneur de Vaugelas. Pourquoi lui, me direz-vous ?
Parce qu’il est ici chez lui, et qu’il va, en deux traits, tracer une première esquisse de
l’épistolière Jeanne-Françoise Frémyot, communément appelée « Mère de Chantal ».
Fils d’Antoine Favre, premier président du Sénat de Savoie, en 1610, ami très proche
de Mgr François de Sales, Vaugelas est le frère de la Mère Marie-Jacqueline Favre,
première compagne et amie de Jeanne, dont il admire et salue le tempérament et
l’imagination.
97
98
Du tempérament, cette seconde fille de Bénigne Frémyot, président du parlement de
Bourgogne et de Marguerite Berbisey, née le 23 janvier 1572 à Dijon, n’en manquera
jamais. Elle le tient de son père, homme de loi, de devoir et de pouvoir. De
l’imagination, également, dont elle hérite de sa mère, jeune femme d’ancienne
noblesse de robe, sensible et bienveillante. Elle confie spontanément sa fille au saint
du jour, son vénéré Jean l’Aumônier, patriarche d’Alexandrie, bienfaiteur de
l’humanité en détresse. L’engagement maternel peut paraître prémonitoire, elle meurt
l’année suivante en donnant naissance à André, futur archevêque de Bourges, et
significatif, puisque Jeanne choisira comme prénom de confirmation, Françoise, en
hommage à sainte Françoise romaine et à saint François d’Assise, deux quêteurs
d’amour absolu. Jeanne commence son destin sous le double signe d’un désir
sublimé, amour humain, amour divin. Il fera d’elle une étrangère en son milieu, un
complexe latent dont elle émergera grâce à sa volonté d’accéder à son désir originel.
Elle l’entérinera de sa plume de fondatrice en haut de chaque lettre, écrivant, tel un
cri d’espérance ou de souffrance transcendée : « Vive Jésus » assorti d’une croix
minuscule ressemblant à une griffe d’encre dans la peau rêche du papier. Ou peut-être
à une goutte de sang sur « son cœur de douleur », réminiscence intime d’un certain
geste accompli un soir d’été 1609 en Bourgogne.
Elle est alors une belle jeune veuve fortunée de Bourgogne, que son père
veut remarier, les prétendants ne manquent pas. Il en est un justement, face à elle, au
côté de son père qui insiste, tenant entre ses mains un contrat déjà signé.
Impressionnée, humiliée, elle refuse maladroitement. On se fâche, elle a peur de
fléchir, elle ne le doit pas puisqu’elle s’est déjà secrètement vouée à Dieu. Elle
s’enfuit dans sa chambre, où à l’aide d’un poinçon de couture et la complicité d’une
bougie, elle trace maladroite mais déterminée, le nom de son Jésus au-dessous du
sein gauche, là où la peau est fragile parce que le cœur bat trop fort. Est-ce le geste
d’une hystérique ? Non. D’une combattante de Dieu ? Non. D’une amoureuse
éconduite ? Non. D’une femme éprise d’absolu, en quête d’elle-même, écartelée et
émotionnellement fragilisée ? Oui. Le geste impatient d’une mystique repliée dans un
corps de femme épanoui, qui a accepté des responsabilités par devoir, mais qui aspire
à la vie religieuse. Elle apprend chaque jour à se détacher du superflu, elle veut partir
légère, légère comme le voile d’une religieuse.
Jeanne traverse une période de transition instable et éprouvante, à l’image de
son époque enchaînée dans ses anciens conflits, tandis que se profile un grand siècle
naissant. Si sa table d’écriture lui offre un refuge quotidien à l’abri des regards
indiscrets, l’écriture ne sera jamais son refuge, mais l’expression d’un voyage. Jeanne
aimera écrire en voyageant, miroir inversé de son voyage intérieur. Pour l’heure elle
thésaurise. Elle l’ignore encore, mais un jour, sa plume la devancera. Elle tranchera
net les liens qui entravent sa marche. En ce lointain soir de Bourgogne, n’aurait-elle
pas signé ce pacte avec son sang, un poinçon en guise de plume pour graver sur sa
peau une nouvelle feuille de vie ? A chaque tentation, et elles seront nombreuses, elle
effleurera de sa main la cicatrice de l’ancienne blessure née de son effroi, renouvelant
ainsi son serment avec cet époux mystique, dont elle ne connaîtra jamais que le nom,
jusqu’à cet autre soir de décembre 1641, à Moulins. A l’instant de sa mort, la jeune
99
femme devenue la vieille fondatrice voyageuse, prononcera trois fois le nom de son
Jésus, le regard éclairé de lumière, comme si enfin elle le voyait. C’est alors que l’on
découvrira le stigmate du nom sacré. Pour certains, la mort est synonyme de liberté
recouvrée.
Revenons sur nos pas, nous le ferons souvent puisque l’art de la
correspondance est de se renouveler à chaque instant, d’abolir les distances,
d’imposer un temps subjectif. Adolescente, Jeanne aspire à vivre auprès de son père,
qu’elle admire et vénère. Elle se marie à vingt ans pour satisfaire à la volonté
paternelle d’accéder à la noblesse d’épée. Joli coup de ciseaux du destin qui tranche
net la vertueuse dépendance d’une fille à son père. Elle tombe éperdument amoureuse
du mari imposé, séduisant infidèle, en la personne du jeune baron Christophe de
Rabutin-Chantal. Révélation inattendue pour la chaste jeune fille devenue baronne et
bientôt châtelaine exemplaire, quoique discrètement rebelle. Fille d’un homme de
pouvoir, elle n’aime pas le pouvoir. Épouse et belle-fille d’aristocrates libertins,
bretteurs, arrogants et paresseux, elle déteste le libertinage, les conflits, les tyrannies
domestiques, et surtout elle aime l’action, également synonyme de liberté et
d’indépendance. Elle lit beaucoup car elle a su bénéficier de l’enseignement du
précepteur de son jeune frère. Elle a horreur des injustices, son atavisme maternel la
prédispose à ouvrir une partie de son château aux pauvres, aux malades et aux
mourants. Elle excelle dans la compassion, son entourage s’en agace. Elle le sait donc
elle insiste. Elle observe son milieu, enregistre tout, et comme elle a une excellente
mémoire, elle retiendra tout.
Son portrait d’alors, est celui d’une héroïne du quotidien vêtue d’étoffes
soyeuses et parée de bijoux précieux, que l’on nomme discrètement « la dame
parfaite ». Elle a une vie mondaine, contrat oblige, tandis qu’elle tisse des liens
solides avec des petits riens. Elle vit entre le bonheur et l’attente du bonheur, son mari
la rejoint entre deux campagnes militaires. Elle vit entre les joies et les souffrances de
la maternité, six enfants, les deux premiers meurent après leur naissance, les suivants
grandiront auprès d’elle : Celse-Bénigne, Marie-Aimée, Françoise et Charlotte. Hélas,
l’époux adoré tombe sous un coup d’arquebuse. Le destin est moqueur, qui terrasse
sur ses terres un flamboyant capitaine d’Henri IV, au cours d’une banale partie de
chasse. Jeanne vit alors l’errance des morts impossibles. Elle traverse son Golgotha
mais à la porte du tombeau, son Jésus lui fait entrevoir une lumière avec le retour
d’un nouveau printemps. Cette lumière lui arrive de Savoie, un pays de montagnes qui
lui est fort étranger. Un célèbre visiteur vient à sa rencontre, tenant entre ses mains un
trésor, sa plume d’or. Jeanne renaîtra de cette plume.
La plume de Jeanne, c’est une histoire dans l’histoire de la fondation.
L’épistolière précèdera la fondatrice, elle l’épaulera, et non l’inverse. Plus tard, on
l’appellera la Mère de Chantal, mais elle n’en fera jamais sa signature, car
l’épistolière signera toujours de son patronyme : Jeanne-Françoise Frémyot. Elle
respectera ses origines de fille de la noblesse de robe. Son incursion rapide dans la
noblesse d’épée servira son autorité, et lui ouvrira les portes les plus prestigieuses.
100
Elle aura su entre temps le quitter sans regret, se délaissant de tout, hormis son nom
d’épouse au profit de ses enfants. Un couple va donc naître et grandir par la magie
de la correspondance. Mgr François de Sales, prince évêque de Genève et prédicateur
renommé, est invité à prêcher le carême par les échevins de Dijon. Dans la fastueuse
chapelle des ducs de Bourgogne, Jeanne, du fait de son titre, a pris place au premier
rang face à la chaire. A peine l’évêque a-t-il débuté son prêche que tous deux revivent
leurs visions antérieures avec l’impression fulgurante et intime de se reconnaître.
Aujourd’hui, cela nous paraît invraisemblable car relevant de l’irrationnel. Jeanne et
François partagent la conviction de l’ensemble de leurs contemporains, ils s’inspirent
de leurs visions et de leurs rêves, parce qu’ils croient en eux. Ce que nous pensons
importe peu, dès lors que Jeanne sait qu’elle voit un « ange du seigneur » et François,
« la femme forte de la Bible ». Jeanne et François vivent l’étonnement d’un coup de
foudre spirituel, qui ressemble à s’y méprendre au coup de foudre amoureux. Ils
parviennent à faire connaissance, à dialoguer un peu, à se comprendre beaucoup, mais
comme ils doivent se quitter et qu’ils ne le désirent pas, ils vont donc s’écrire.
Dijon, mars 1604, première rencontre – Annecy, juin 1610, première pierre
de l’Ordre de la Visitation avec l’ouverture d’un petit institut. Le socle de l’œuvre se
construit pendant cette période, œuvre double, épistolaire et religieuse. Certes, la
correspondance officielle, celle dite de la Mère de Chantal, couvrira les années de vie
de la fondatrice, juin 1610 - décembre 1641. Cependant, l’élan fondateur de cet ordre
féminin prend sa source à l’encre de ces six années, dans l’atelier secret de deux
esprits, dont l’un a déjà fait de sa plume son instrument d’apostolat, tandis que l’autre
ne connaît que les balbutiements des lettres familiales. D’un côté un professionnel de
la plume, futur patron des journalistes. De l’autre, une débutante énergique qui
mériterait à titre posthume celui de « patronne de la communication ». L’Eglise la
décrètera avec raison, sainte patronne des femmes en détresse. Au titre de directeur
spirituel, François est un épistolier très sollicité, c’est un observateur né et un
psychologue avisé. Laissons- le nous brosser en touches suaves, ce portrait de jeune
femme à la plume esquissé par Vaugelas.
En quelques mois, un air frais de Bourgogne souffle allègrement sur le ton
doctrinal et pédagogique venu de Savoie. François succombe aux senteurs fraîches de
cette encre féminine, ajustant progressivement sa plume de théologien à son
imaginaire poétique, un brin suranné. C’est un homme qui va aimer correspondre
avec une femme. Certes avec toute la circonspection salésienne, mais tout de même,
les mots le devanceront souvent. Il en sera ému et troublé, mais il ne les rayera pas.
Pour bien aimer, il suffit de bien dire, tel est son fil conducteur. Leur dialogue épouse
rapidement la vertueuse complicité d’un cœur à cœur enchâssé dans leur quotidien
respectif. A lire ses réponses élégantes et émerveillées, nous saisissons vite que les
lettres de Jeanne l’émeuvent, le consolent, le rassurent, et le dévoilent à lui-même.
François entend la voix de Jeanne qu’il nous restitue à sa manière, car François réécrit
la vie de Jeanne dans ses réponses à ses questions. Nous lisons ce que François a lu.
Bien que nous soyons dans un style épistolaire indirect, dans une mise à distance,
l’émotion nous gagne grâce à la qualité narrative de ce conteur né.
101
C’est ainsi que nous partageons la vie familiale active, besogneuse et
caritative d’une châtelaine qui a également la tête bien faite. Il applaudit à ses lectures
qu’il enrichit de ses conseils et analyses. Il apprécie la pertinence de ses réflexions
spirituelles ; sa compréhension métaphysique d’un ordinaire pesant, son expérience
spontanée de l’oraison et de la contemplation le surprennent et l’enchantent. François
de Sales a le regard tourné sur l’avenir tandis que la baronne de Chantal demeure
coincée dans un destin qu’elle subit douloureusement. En lui tendant la main, il lui
tend sa plume. Il veut tout savoir d’elle, tout comprendre pour mieux la guider
spirituellement, lui dit-il, pour la former à cette vie religieuse à laquelle elle aspire
confusément. François sait déjà que la réalisation de ses desseins de fonder un nouvel
ordre féminin dépendra de leurs forces complémentaires, de leur union commune.
Pour elle, ses plus belles pensées et ses plus belles formules à jamais célèbres. N’estelle pas désormais sa fille, sa sœur, son âme, « la première et la dernière » ?
Lui, le prélat tempéré et patient, se surprend à guetter ses lettres avec
impatience, ainsi qu’en témoigne cet extrait de sa lettre du 11 février 1607 : « (…)
hier, voici un paquet qui m’arrive, comme une flotte des Indes, riche de lettres et de
chansons spirituelles. Oh, qu’il fut le bienvenu et que je le caressai ! Il y avait une
lettre du 22 novembre, l’autre du 30 décembre de l’année passée et la troisième du
premier de celle-ci. Que si toutes les lettres que je vous aie écrites pendant ce tempslà étaient en un paquet, elles seraient bien en plus grand nombre ; car, tant que j’ai
pu, j’ai toujours écrit et par Lyon et par Dijon 1». Tout s’enchaîne, du raffinement
de l’un à la vivacité de l’autre. Leur écriture si distincte leur ressemble car elle traduit
leur état d’esprit. François est un intellectuel humaniste. Il s’observe sans cesse. Il
calligraphie en quelque sorte sa pensée. Jeanne vit intensément l’instant. Elle est dans
l’action, l’émotion, l’affectif, femme jusqu’au bout d’elle-même. D’un côté une
pensée écrite, de l’autre une parole jaillissante, bondissante, ce qui sera la marque de
la Mère de Chantal.
Ce sont deux cultures opposées qui s’enrichissent mutuellement. Comme elle
est lucide, elle éprouve quelque inquiétude, un complexe peut-être. Son air de grande
bourgeoise ou de majestueuse baronne dissimule mal une timidité intellectuelle, voire
naturelle. Il s’en aperçoit vite, et cherche à la rassurer, ainsi le 18 février 1605 :
« Ecrivez-moi donc, et souvent et sans ordre, et le plus naïvement que vous pourrez ;
j’en recevrai toujours un extrême contentement ». Dix ans plus tard, le 18 avril 1615,
le même conseil reviendra sous sa plume, au cœur d’une affaire sensible (dite l’affaire
de Madame des Gouffiers à Lyon) pour l’obliger à suivre son propre jugement :
« Vous pouvez toujours répondre pour moi, sans scrupule, car il se trouvera toujours
que ce sera moi qui aurai répondu. Vous êtes, et d’esprit, et de volonté, et de tout, une
même chose avec moi ; vous savez ce que je puis, que je veux et que je souhaite. Ne
me renvoyez donc rien, mais répondez hardiment ».
La correspondance ultérieure de Jeanne, celle dite de la Mère de Chantal, et
en particulier les lettres des dernières années, attestent de l’authenticité de sa vie
mystique autant que de sa maîtrise des affaires du monde. Jeanne est une mystique de
naissance élevée dans un milieu familial très catholique et très conservateur, en
102
opposition à l’influence grandissante de l’Eglise réformée à Dijon, et dans toute la
région. Par affaires et dossiers interposés, le président Frémyot, recevait fréquemment
des clients huguenots, l’argent n’a jamais eu d’odeur. A l’inverse, François,
naturellement religieux, aura bénéficié d’un enseignement magistral des plus
prestigieux, tant à Paris qu’en Italie. Le mysticisme dit salésien se façonnera au fil des
années. Il n’est pas inné ou intuitif, il est réfléchi, pensé, soupesé. Pour lui, la
contemplation naît de l’action, son enseignement et ses écrits prendront appui sur
cette équation.
Pour Jeanne, l’équation est inversée. La contemplation précède l’action.
C’est donc sous cette influence précoce de François, que la fondatrice pourra remplir
le rôle délicat de directrice spirituelle après la mort du fondateur. Et l’élève ne trahira
pas le maître, car en toutes circonstances, elle saura rassurer ses filles religieuses, les
consoler et les guider. Ce sont les lettres de cette Jeanne de Bourgogne qui
influenceront François pour sa troisième version de l’Introduction à la vie dévote, le
best-seller de l’époque. L’idée, au départ, reposait sur sa correspondance avec
Madame de Charmoisy. La vie de Jeanne telle qu’elle la lui relate de lettre en lettre,
affine son approche et sa perception de la vie de ses contemporaines qu’il côtoie sans
vraiment les connaître, mais qu’il souhaite secourir. Ce sont des femmes cultivées,
honnêtes et sensibles, délaissées, voire humiliées, par leur milieu mondain masculin,
délibérément sexiste. Elles sont nombreuses à chercher leur équilibre et leur liberté
dans l’épanouissement de leur vie intérieure, puisque la conduite de leur vie
extérieure leur échappe le plus souvent. Jeanne est une femme du monde qui ne vit
pas en femme du monde.
De cet échange épistolaire considérable, il ne reste que trois cents lettres de
François à Jeanne, mais aucune de Jeanne à François. Les spécialistes l’évaluent au
tiers de la correspondance originelle, et parviennent à la même conclusion pour celle
de Jeanne. N’oublions pas que leurs lettres couvrent souvent plusieurs pages.
Imaginons un instant l’effort physique qu’exige la pratique de la plume d’oie, les
crampes et les souffrances musculaires induites ! Les médecins de François l’obligent
souvent à laisser sa main au repos, un secrétaire doit l’assister en permanence, mais
pour elle, il brave l’interdit, et c’est lui qui reprend la plume. A qui pourrait-il dicter
ce que son cœur ressent, lui confesse-t-il. Elle s’en émeut, elle s’en inquiète,
secrètement elle s’en réjouit.
Que s’est-il donc passé, pour que plusieurs centaines de lettres aient à jamais
disparu ? Au début de l’année 1623, peu après la mort de François, Jeanne est à Lyon.
Elle reçoit des mains de Mgr Jean-Louis de Sales, neveu de François, plusieurs
paquets de ses propres lettres envoyées de Bourgogne, découvertes dans les affaires
personnelles du défunt. Toutes sont soulignées et annotées de la main de François,
soigneusement classées et ficelées. A leur vue, Jeanne est stupéfaite et troublée, elle
comprend que personne ne les a lues. Son émotion est intense, diront les témoins.
Jeanne est nouée par la crainte de les voir rendues publiques. Qu’adviendra-t-il de
leur histoire ? Elle hésite, se recueille, puis les jette dans la cheminée, les flammes
s’en emparent. En les contemplant, elle s’écrie : « Ah ! les belles choses qui brûlent ».
103
Cependant quelques unes vont échapper au feu, elle les gardera soigneusement. Trois
ans avant sa mort, tandis qu’elle séjourne dans le Piémont en vue de la fondation
d’un monastère à Turin, elle adressera ce message à une amie visitandine d’Annecy :
« Regardez dans le portefeuille sur lequel j’écris, je crois que vous y trouverez deux
ou trois billets que je me suis oubliée de brûler. Je les avais retirés pour cela, m’ayant
semblé que des yeux qui ne connaissaient la sincérité des cœurs les pouvaient trouver
trop affectifs, quoique nulle parole ne puisse jamais atteindre à ce que Notre-Seigneur
a fait pour cela. Gloire lui en soit. Voyez-les donc et les brûlez, ma très chère amie »
(VI, L 2642, inédit).
Quand Jeanne sera religieuse, ils se rencontreront presque chaque jour
puisque quelques centaines de mètres seulement les sépareront, tout en poursuivant
une correspondance essentiellement consacrée à l’évolution temporelle et spirituelle
de l’Ordre. Mais très souvent, le soir venu, chacun de son côté et à sa manière, ils
s’écriront des petits messages assortis de petits cadeaux pour le lendemain, empreints
d’une bienveillante tendresse. Lui : « Ma très chère Mère toute très aimée, bonsoir
mille et mille fois » (…) vous êtes le courage de mon cœur et le cœur de mon
courage » (…) « Dieu vous donne cent mille bonjours et la santé très heureuse ».
Elle, plus timide et pragmatique : « Mon Père, plus que très uniquement cher » (…)
« Nous vous remercions de votre boîte de confitures (…) » « Mais, avant que l’on ne
vous donne l’alarme, je vous dirai moi-même que ce matin je me suis trouvée fort mal
après dîner, il m’a pris des tremblements, je suis demeurée comme morte ; mais à
présent je me trouve fort bien, Dieu merci ! » Malheureusement la plupart des billets
de Jeanne ont disparu.
En 1618, il lui ordonnera de renoncer à toute affection humaine pour entrer
« dans la nudité spirituelle avec le Christ », d’oublier leur affection commune, ses
liens avec ses enfants, sa famille, ses amis, et avec le monde. La suavité salésienne se
fissurera, elle découvrira une sévérité inconnue, ou peut-être incomprise. Elle
acceptera sans bien comprendre, confessant à ses compagnes que « le rasoir avait
pénétré avant » et que « Dieu seul pouvait lui faire (accomplir) cette chose impossible
sans sa grâce ». Elle en souffrira, elle évitera de se plaindre, elle cherchera parfois à
solliciter plus intimement des réponses et des entretiens, comme au temps des années
bonheur. Il ne reviendra jamais sur sa décision qu’il se refusera à expliquer, mais leur
complicité originelle ne s’effacera jamais.
Peu après la mort de François, elle écrira à une supérieure, le 20 février 1623
« Voici comme je reçus ce coup, lequel en vérité m’eût fait mourir si une autre main
que celle de mon Dieu me l’eût donné (…) j’avoue à votre cœur que je n’ai encore
passé qu’un jour ou demi-jour sans larmes et en abondance » (II, L529, p 158).
Jeanne vivra toujours imprégnée de l’esprit et de l’âme de François. Elle saura
prendre en main le gouvernement de l’Ordre, rassembler ses lettres et ses écrits en vue
de leur publication, finaliser les Directoires et le Coutumier selon ses instructions, et
surtout œuvrer à sa canonisation, processus qui prendra des années d’efforts
permanents lui mettant parfois les nerfs à vif ! Sa personnalité féminine ne changera
pas pour autant. Fidèle et loyale, elle aimera toujours ses enfants, sa famille et ses
104
amis, elle aimera le dire et l’écrire. A se demander si le tempérament bourguignon
n’est pas plus audacieux que le tempérament savoyard !
Il faudrait un livre pour apprécier la correspondance dite « officielle » de
Jeanne-Françoise Frémyot. Nous nous contenterons d’un survol, et pour cause ! Grâce
au travail remarquable de notre regrettée amie, Sœur Marie-Patricia Burns, archiviste
de la Visitation d’Annecy, décédée en 2005, nous possédons en six volumes (soit plus
de 5000 pages) une édition scientifique critique, établie et annotée, des quelque 2700
lettres ou billets, dont 600 inédits, soit environ le tiers de la correspondance originelle
de la fondatrice, publiés par les Éditions du Cerf et le Centre d’Études franco-italien
des Universités de Turin et de Savoie, de 1986 à 1996. Votre Académie lui décernera
le Prix Descostes en 1991. Vous avez préfacé le volume III, Monsieur le Président,
analysant avec pertinence les qualités d’écrivain de l’épistolière, ainsi cette remarque
à propos de sa « phrase parlée » « Elle est si vivante que l’on croit entendre
l’auteur ». Monsieur le Président, vous avez dit l’essentiel.
Nous venons surtout d’entendre la voix de Jeanne filtrée par la plume
salésienne. A notre tour maintenant de la lire et de l’entendre simultanément, puisque
nous entrons dans le style direct de sa correspondance. A nous de découvrir la
pluridiversité de son langage. Lorsque le petit institut s’installe dans la modeste
Maison de la Galerie à Annecy, il abrite quatre religieuses, Jeanne en est la supérieure,
et François, le directeur spirituel. Si les deux fondateurs n’ont d’autre ambition que
régionale, leur charisme et leur énergie les entraîneront bien au-delà, et l’essor de leur
congrégation sera fulgurant. La Galerie deviendra rapidement trop étroite, tandis qu’à
Lyon s’ouvrira une première maison, puis viendront celles de Moulins, de Grenoble,
de Bourges, et de Paris. En 1619, il existe cinq monastères ; à la mort de l’évêque, le
28 décembre 1622, à Lyon, treize ; à la mort de Jeanne, le 13 décembre 1641, à
Moulins, 87, répartis en Savoie, en France, en Lorraine, en Suisse, et en Piémont,
qu’elle aura créés, supervisés, dirigés, et surtout gardés étroitement unis, grâce à sa
plume de battante et à ses perpétuels déplacements.
Après la mort de l’évêque, la Mère de Chantal, au titre de fondatrice et
première mère de l’institut, sera considérée comme la mère générale, contre son gré et
sa volonté. Le désir de Jeanne, son vœu intime, fut et restera celui de simple
religieuse, son attitude modeste en toutes circonstances ne le démentira pas. Elle
l’acceptera par obéissance et en mémoire du fondateur qu’elle appellera toujours
« Bienheureux Père ». Submergée, il lui arrivera de se plaindre dans ses lettres de ses
pesantes responsabilités morales et matérielles de « mère supérieure » trop souvent
réélue à son goût, deux fois trois ans de suite, puis réélue quelques années plus tard,
ou élue dans un autre monastère.
Arrêtons- nous un instant sur cette congrégation. La vie dans un monastère
soumis à la clôture obéit à une stricte discipline, avec ses règles, ses codes, ses
horaires. Il faut vivre et parfois survivre car les situations et les conditions varient
d’une maison à l’autre. Le nom et la fortune de ses membres décident de l’existence
matérielle d’une fondation, et donc de sa reconnaissance sociale et religieuse dans
son lieu d’implantation. Un monastère ne peut exister sans argent et sans appui
105
politique, sa structure sociale et matérielle repose sur le système des dots. Une
fondation doit s’insérer dans une structure urbaine déjà établie. Et lorsqu’un couvent
s’installe, l’espace urbain ou péri urbain s’en trouve naturellement menacé, car il
devient propriété des gens dits de « mainmorte ». (Roger Devos, Jeanne de Chantal,
vol. II).
L’Ordre de la Visitation a été fondé pour accueillir les célibataires et les
veuves souhaitant humblement et de leur plein gré offrir leur vie à Dieu, y compris les
plus fragiles d’entre elles. Mais attention à la famille, quelle que soit sa notoriété, qui
n’apporte pas la dot promise, ou seulement une partie, la rigoureuse Mère de Chantal
sait en exiger l’engagement initial. Les Visitandines sont en majorité des filles de
grandes familles, issues du milieu de la robe et des offices, de la bourgeoisie, de
l’aristocratie, des grands commis de l’Etat. Parmi les nombreux destinataires de la
fondatrice, figurent d’illustres bienfaitrices, comme la duchesse de Montmorency et
Madame Mathilde, princesse de la Maison de Savoie ; des personnalités renommées,
des prélats, comme André, son frère archevêque de Bourges, dont elle sera la
confidente et la directrice spirituelle ; des prédicateurs et des écrivains spirituels alors
célèbres, des confesseurs, comme son cher ami Vincent de Paul, confesseur des
Visitandines de Paris ; des robins, des officiers, ou encore d’anciens ambassadeurs,
comme le commandeur Noël de Sillery. Jeanne sait exactement à qui elle doit
s’adresser et comment le faire ; à qui elle désire plaire pour solliciter un appui ou une
aide financière. Sous l’austère robe de la Mère de Chantal, perce toujours l’experte
baronne et châtelaine, que l’on vénère, que l’on craint et que l’on écoute.
En trente ans, la Mère de Chantal noircira de sa grande écriture penchée des
milliers de feuilles, occupant tout l’espace, dans tous les sens, épuisant le papier, la
plume d’oie et sa main, jusqu’à créer l’apparence d’une grille de clôture. Il ne faut
gaspiller ni le papier, ni le courrier, son acheminement est onéreux et peu fiable. Elle
s’en plaint souvent, donne de strictes instructions à cet égard, et regrette qu’elles ne
soient pas vraiment respectées. Elle doit également administrer et contrôler la
formidable éclosion de maisons, elle agit tel un chef d’entreprise, mais elle ne divisera
jamais pour mieux régner. Elle veut responsabiliser chaque supérieure et chaque fille.
Aucune n’est mise à l’écart, toutes ont la possibilité de faire leurs preuves. Elle
possède le vocabulaire approprié, et ne s’égare pas en d’inutiles conciliabules.
Impatiente de nature et détestant perdre son temps, elle vit donc à vive allure, sa santé
en souffrira souvent. Elle a su très tôt se faire assister par d’excellentes jeunes
secrétaires, issues de la bourgeoisie ou de la noblesse, rigoureusement choisies pour
leurs qualités intellectuelles, morales et spirituelles.
Elle dicte vite, d’un trait, à plusieurs d’entre elles à la fois si nécessaire, puis
elle les laisse réécrire. Le lecteur attentif peut distinguer les nuances entre le style
écrit de ses filles et son style parlé. Elle ne s’en offusquera jamais, au contraire,
déclarant souvent « ce n’est pas mon style, mais le vôtre est meilleur » (Chaugy,
Mémoires). Elle dicte également de longues circulaires sur un sujet d’importance
générale que diverses copistes adresseront à chaque maison. Rien ne quitte le couvent
qu’elle ne l’ait relu et signé, ou selon le destinataire, terminé de sa main.
106
Quel que soit le couvent, Jeanne est capable, en une lettre, d’en superviser
l’ensemble et d’en réglementer chaque détail, de la vie extérieure ou de la vie
intérieure. Tous les aspects journaliers sont évoqués, travaux domestiques,
habillement, repas, repos, récréation, visites du parloir, assistance aux malades. La
vie des Visitandines est rythmée par la célébration des divers offices, les temps
d’oraison, de contemplation, de méditation…. Une vie équilibrée, centrée sur les
notions d’extrême simplicité tant morale qu’intellectuelle, faite d’obéissance et
d’assistance commune. Il s’agit de vivre bien avec soi-même et avec les autres. Sa
perspicacité et son intuition font merveille. Elle travaille à dénouer les conflits avec
tact et bienveillance, et lorsqu’elle n’y parvient pas, elle agit avec autorité et fermeté.
Elle préfère cependant convaincre avec patience et sagacité les esprits
rebelles qui ne manquent pas. Elle réussit dans la plupart des cas, évitant l’humiliation
et la punition. Point de mortifications corporelles excessives, de jeûnes éprouvants,
d’extase démesurée. Point de repentirs délirants qui pourraient avoir pour effet de se
complaire en ses faiblesses. Point d’emphase inutile ni de vains mots, mais la volonté
de parvenir, je la cite, à « débarrasser de l’esprit du siècle, ses jeunes novices et filles,
pour leur inculquer l’esprit religieux », c’est-à-dire l’esprit de la Visitation : douceur,
humilité, suavité. Le ton d’ensemble est débonnaire, incisif selon la circonstance,
jamais malveillant. Au fil des ans, l’âge et la fatigue venant, la mélancolie s’insinue
parfois et l’enthousiasme s’estompe, ainsi cet extrait d’une lettre à Sœur PauleJéronyme de Monthoux à Blois, à l’automne 1633 « Je crois qu’il nous faudra être
beaucoup plus retenues à faire des nouvelles maisons que nous n’avons été par le
passé, tant parce qu’enfin nous n’aurons pas toujours des filles telles qu’il les faut
pour être de bonnes pierres de fondement, qu’à cause aussi qu’il se trouve peu de
personnes qui donnent des moyens suffisants pour fonder un monastère de
religieuses » (IV - L 1680, 548).
La plupart des lettres sont rédigées de telle manière qu’elles paraissent
stratifiées. Les sujets les plus variés se succèdent vivement, souvent entrecoupés de
soudaines ruptures stylistiques ; interjections et exclamations relancent le rythme,
quand l’usage de nombreux adverbes le ralentit. La lettre respire, il ne manque que le
timbre d’une voix de Bourgogne. Les réflexions spirituelles, les recommandations
morales et religieuses, les points de doctrine gardent leur priorité, mais soudain, il
peut être question de l’achat d’un terrain, d’un litige, ou de toute autre considération
ordinaire, ainsi cet extrait d’une lettre à Mère Marie-Aimée de Blonay, à Lyon, Jeanne
est à Chambéry, à l’automne 1624 « (…) notre Bienheureux Père ne tuait point de
bête (…) mais cela se doit entendre pour les animaux qui ne font point de mal et ne
portent aucun préjudice, faites tuer hardiment les punaises et que celles qui ne
peuvent souffrir les puces les tuent sans scrupule. Aux généreuses, je dis que notre
Bienheureux Père les souffrait et ordonnait de les souffrir quelquefois par forme de
pénitence » (II, L.724, 446-448).
Certaines lettres prennent l’allure et le ton d’un petit journal, la plume file,
anecdotique, rebondissante, pointue. Écoutons la, dicter sa lettre du 13 février 1633 à
107
son amie Marie-Jacqueline Favre alors supérieure à Paris, où, entre autres sujets, il est
question des ornements de la béatification de François de Sales, dont sont
responsables les religieuses d’Annecy :
« (…). Nos sœurs de la ville nous ont envoyé le sujet de leur ornement ; mais nos
brodeuses le trouvent un peu confus ; et pour vous dire le vrai, il ne m’a pas agréé
non plus. Car nous qui ne sommes pas en une ville si pleine de profusion et d’éclat
comme à Paris, il nous faut quelque chose qui soit vraiment riche, mais avec cela
mignard et délicat, et non pas de ces belles choses toutes d’or » ( …). Elle poursuit,
de sa main : « J’ai été bien étaminée ces quinze derniers jours d’une diarrhée qui m’a
rendue si faible que rien plus : je commence à m’en ravoir. » (IV, L 1611). Et celle-ci
du 4 mai suivant à la Mère Louise-Dorothée de Marigny, à Montpellier, quand, après
ses conseils et recommandations sur l’installation de nouveaux bâtiments, elle ajoute,
de sa main, bésicles sur le nez empruntées ici ou là : « Au surplus, nous vous
remercions de votre conserve de rose et du suc de réglisse. Je ne manquerai pas d’en
user selon votre intention, car aussi mes dents sont si gâtées que je ne puis plus qu’à
grand peine tenir dans ma bouche des tablettes, sirop et autres choses où il y a du
sucre à cause du mal qu’il me fait au reste de mes dents. Je voudrais bien savoir
comme quoi il faut user de ce suc de réglisse, s’il en faut souvent avoir dans la
bouche parce que je sens ma poitrine fort oppressée et ai la toux fort souvent ». (IV
L.1628, 475-476)
Le temps passant et l’expérience solidement ancrée dans un quotidien ajusté
à toute situation, la maturité de la fondatrice dépouille sa plume de tout excès, la
parole est au bon sens « Je ne puis m’empêcher de dire la vérité à toutes celles de
l’Institut tandis que je vivrai. Qu’on le prenne bien ou mal, je n’y saurais que faire, je
fais toujours ce que ma conscience me dicte. Ce n’est point que je veuille faire la
mère par-dessus vous ». La plume sait également détendre les atmosphères empesées
de son irrésistible élan, les sourires fusent sous les voiles noirs. La patte de l’écrivain
est là « Il n’y a rien qui me soit plus insupportable que de voir qu’une fille de la
Visitation veuille être soigneuse de son point d’honneur ; car n’est-ce pas une chose
monstrueuse ? Quoi ! mettrions-nous notre honneur dans les fadaises ? ».
En réalité, il s’en faut de peu pour que l’espiègle fillette de la maison
familiale de Dijon montre le bout de son nez, et vienne éclairer l’encre de la vieille
religieuse. Elle fustige tour à tour les « grandes parleuses (qui) ne sont jamais guère
bonnes faiseuses » les « grandes écriveuses » les « âmes caqueteuses » les
« gâteuses », « la parlementerie du monde » et les « vanités de robes traînantes dans
leurs parfums ». Elle tempête contre les plaintes injustifiées surtout venant de maisons
matériellement à l’aise, qui lui « donnent des rompements de tête ». Si les mots lui
viennent facilement, tant mieux, sinon les formules tombent : « Je suis faite de telle
façon qu’il faut que je dise franchement que le blanc est blanc, et que le noir est
noir » (VI, 536) avant de se raviser, de moduler le ton, de s’adapter à la personnalité
de ses correspondantes ou correspondants, et d’arrondir les mots lâchés un peu trop
vite.
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L’un des cas les plus marquants concerne la terrible Mère de Bligny,
supérieure à Moulins. On lui reprochait quelques mondanités légères, lorsque
gravement malade, ses parents haut placés, ordonnèrent à l’évêque d’Autun de la
laisser aller aux eaux de Bourbon, en 1634. Mise au courant de la situation, le sang de
la Mère de Chantal ne fait qu’un tour, elle redresse la supérieure fautive avec finesse
et rigueur, mais sans dureté ni discipline corporelle, la Mère de Bligny se
transformera en une vertueuse visitandine. Ecoutons-la conter l’événement à la Sœur
Hélène-Angélique Lhuillier à Paris, dans sa lettre du 24 août 1634, d’Annecy : « (…)
Vous ne savez que trop les monstrueux déportements de notre pauvre sœur la
supérieure de Moulins ; elle est allée aux bains, se mit dans un carrosse avec une de
ses religieuses et trois ou quatre hommes, un religieux, un de ses frères et un
médecin ; fit mettre deux ou trois religieuses et une sœur tourière dans un autre
carrosse avec, aussi, quelques hommes. Et en cet équipage, fit son voyage, buvant,
mangeant avec sa bonne compagnie ; se fit traiter en l’hôtellerie en telle sorte que
l’hôtesse dit qu’elle aimerait mieux loger Monsieur de Ventadour que Madame de Ste
Marie de Moulins. Elle fut fort visitée, elle s’allait promener autour de la ville ; et un
jour son carrosse s’y rompit et fallut revenir à pied, si que les souliers blancs qu’elle
portait n’en valèrent pas mieux. Elle fut environ six semaines hors de son monastère à
se promener çà et là, voir ses parents à dix ou douze lieues de là – car elle fut fort peu
aux bains – fit une dépense convenable à son équipage. Quand elle fut de retour, elle
trouva ses filles révoltées contre elle – s’il faut ainsi dire – cette mauvaise conduite
les avait entièrement offensées. Elle tâcha de les regagner ; les jeunes se laissèrent
aller, car je sais qu’elles la craignent comme le feu. Je crois que six des anciennes
professes demeurèrent fermes, elle les traita indignement à coup de fouet et
emprisonnement de sa seule tête ; et si, il y en a qui ont plus de cinquante ans. Elle
m’écrivit des grandes plaintes contre ses filles, sans me parler aucunement de son
voyage (…) ». (IV L 1760, 689)
Ses lettres progressivement nous entraînent, à son insu, à se dévoiler, à se
montrer dans sa complexité. Si elle n’a peur de rien, elle est souvent inquiète. Elle
parle des conflits qu’elle déplore, elle traverse sans frayeur les épidémies de peste
qu’elle combat énergiquement, mais elle ne parle jamais de politique. Comment le
pourrait-elle ? Où qu’elle se trouve, elle est toujours partagée, par ses origines, son
état, son statut, son rang. On ne peut imaginer la fille du président Frémyot
politiquement neutre. Mais de lui et de François, le fin diplomate, elle a appris à
s’adapter en silence, à refuser de juger ou de condamner, à demeurer extrêmement
vigilante, d’autant qu’elle a besoin de toutes les aides et de toutes les protections. Et
de fait, comment peut-elle agir cette Bourguignonne de naissance, savoisienne de
cœur et d’adoption, Française de cœur et de raison, aussi à l’aise en Piémont, à Paris,
à Dijon qu’à Annecy ? Comment, sinon par la prière et l’aide de Dieu !
Annecy, le 10 mai 1637, à la Mère Louise-Dorothée de Marigny, à
Montpellier « Je suis accablée de tant d’écritures et d’afflictions des fâcheuses
nouvelles qui nous arrivent incessamment pour les calamités et désolations de ce
siècle ; car, outre ce mal général que je ressens fort, nos pauvres maisons qui se
trouvent dans les provinces les plus affligées pâtissent de ce qui ne se peut dire ; et
109
dit-on que ce n’est encore rien auprès de ce qui se doit attendre. » (V, L.1969, 320).
La France est alors en guerre, le pays est mobilisé sur toutes ses frontières, avec
Richelieu, Condé et le maréchal de Créqui, tandis que le prince Thomas de Savoie a
pris la tête d’une armée germano-espagnole pour occuper Corbie, et que les Espagnols
viennent d’envahir sa chère Bourgogne.
Tout au long de son existence, Jeanne la mystique aura vécu les tentations
spirituelles et les nuits obscures. Ainsi, peu avant le 6 juin 1611, jour de son oblation à
Annecy, cet aveu de son sacrifice ardent en l’amour divin, adressé à François, dont
voici quelques extraits : « Quand viendra ce jour heureux, où je ferai et referai
l’irrévocable offrande de moi-même à mon Dieu ? (…) Jamais je n’eus des désirs ni
des affections si ardentes de la perfection évangélique ; (…) Hélas ! à mesure que je
me résous d’être bien fidèle à l’amour de ce divin Sauveur, il me semble que c’est
chose impossible de pouvoir correspondre à toute la grandeur de ce même amour.
Oh ! que c’est chose pénible en l’amour, que cette barrière de notre impuissance !
(…) ». (I, L.6, 54).
Elle savait conseiller ses sœurs en « l’oraison du simple regard » ou de
« simple remise en Dieu » ne se laissant jamais impressionner par les phénomènes
physiques d’un pseudo mysticisme. Au cours des dernières années cependant, doutant
plus encore de sa foi et de son amour en Dieu, elle confessera une torture intérieure
qu’elle nommera son « martyre d’amour ». (…) « Je sais une âme laquelle l’amour
l’a séparée des choses qui lui ont été les plus sensibles que si les tyrans eussent
séparé son corps de son âme par le tranchant de leurs épées » (Chaugy, Mémoires).
De toutes les crises traversées courageusement, la dernière, sa lancinante crise
mystique la montre sans cesse agenouillée en son for intérieur, en quête de la moindre
lueur qui eût pu atténuer ses angoisses. Elle se voudra alors docile en tout, rappelant
qu’une supérieure n’en demeure pas moins une simple fille de la Visitation entre les
mains du destin.
Contrairement à ce que lui avait ordonné François de Sales, la Mère de
Chantal s’occupera toujours de ses enfants, avec amour, attention, et stricte autorité
selon les circonstances. Les deuils éprouvants ne l’épargneront pas. Ses lettres seront
alors pathétiques de souffrance, d’espérance, et d’abandon en l’amour divin. Elle
perdra Charlotte peu avant de quitter la Bourgogne. Elle perdra ensuite, à Annecy,
son gendre Bernard de Thorens, frère cadet de François de Sales, et peu après sa chère
Marie-Aymée et leur fils nouveau-né en 1617. Celse-Bénigne, dernier baron de
Chantal installé à la Cour, trouvera la mort pendant la bataille de l’Ile de Ré, en 1626,
au terme d’une jeunesse dissolue qui la plongera dans des abîmes de prières et de
larmes. Elle lui avait trouvé une charmante épouse en la personne de Marie de
Coulanges, qui mourra peu après lui. Ils sont les parents de sa petite « Cantaline », la
future Marquise de Sévigné. Seule lui survivra Françoise. La jeune fille vivra
plusieurs années auprès d’elle, heureuse entre le couvent d’Annecy et le Château de
Thorens avec sa sœur.
Cependant, Françoise, séduisante et spirituelle, aime le luxe, l’argent et les
110
mondanités, comme son frère, de vrais Rabutin tous deux. Agacée, affligée mais
déterminée, Jeanne réussit du fond de son couvent à lui trouver un riche mari en la
personne du comte Antoine de Toulonjon, également de haute valeur morale et
religieuse selon les critères de sa future belle-mère. Françoise se fait prier puis
s’incline… Voici quelques extraits de la lettre de Jeanne écrite à Annecy le 7 avril
1620, à l’attention de Françoise alors à Dijon, où l’on note, une fois de plus, que
toute distance est abolie :
« Tenez, ma chère fille, voilà M de Toulonjon qui, se voyant huit ou dix jours
de libres, s’en va vous trouver en poste pour savoir de vous, dit-il, si vous ne le
trouverez point trop noir, car, pour son humeur, il espère qu’elle ne vous déplaira.
Pour moi, je vous le dis en vérité, je ne trouve non seulement rien à redire à ce parti
(…) Car je suis bien contente que ce soient vos parents et moi qui ayons fait ce
mariage sans vous. (…) M. de Toulonjon, il est vrai, a quelque quinze ans plus que
vous, mais, mon enfant, vous serez bien plus heureuse avec lui que d’avoir un jeune
fou, étourdi, débauché, comme le sont les jeunes d’aujourd’hui. Vous épouserez un
homme qui n’est rien de tout cela, qui n’est point joueur, qui a passé sa vie avec
honneur à la cour et à la guerre, qui a de grands appointements du roi. Vous n’auriez
pas le bon jugement que je vous crois, si vous ne le receviez avec cordialité et
franchise ».
N’est-ce pas, en creux, le portrait de son propre fils ? Et que dire de la
situation suivante : « Quant à vos bagues, M de Toulonjon s’en empresse et me veut
faire venir ici une grande partie des pierreries de Paris, pour vous acheter tout ce que
je voudrai, et je voudrais que vous n’en achetassiez point, car je vous dis simplement,
ma très chère fille, que les dames de qualité n’en portent plus en cette cour. Cela est
demeuré aux femmes de la ville (…) « Il vous envoie des perles, des pendants
d’oreilles et une boîte de peinture couverte de diamants qui est tout ce que les dames
portent maintenant devant leur robe. Seigneur Dieu ! ma très chère fille, il ne faudra
pas laisser aller Mr de Toulonjon en l’achat de tant de choses, selon son inclination,
car il a un désir si extrême de vous contenter en tout que c’est chose qui ne se peut ».
Et voici l’ultime trait de plume imparable d’une Mère de Chantal un peu dure tout de
même : « Pour moi, je ne désire nullement que ma Françon se laisse aller à cela. Il
irait de ma réputation encore, car, étant ma fille, vous êtes plus obligée à la discrétion
et modestie.
Après les parures, la robe de mariage, et l’on se prend de sympathie pour la
jeune fille : « Je vois bien que vous voilà dame et maîtresse du cœur et des biens de
notre cher et très aimable Mr. De Toulonjon (…) Au reste, il ne faut point faire de robe
de noce : l’on se moque de cela parmi les dames des champs et de la cour, et aussi je
désire de tout mon cœur que vous vous épousiez sans bruit, mais en cela je veux être
crue » (I, L 284, 445-453). Que fera la belle Françon des sévères recommandations
maternelles ? Elle sera une épouse et une mère comblées, mais elle ne changera pas,
et sa mère non plus, qui lui écrit en 1633 : « Que l’abondance des biens et honneurs
ne vous jette point dans une pompeuse gravité. L’on m’a dit que vous vous mettez sur
la raillerie (…) La raillerie n’est pas séante à celles de votre condition et de votre
âge » (IV, L 1630, 478).
111
Raillerie ! Quel savoureux clin d’œil ! Le temps s’accélère… : « Je vous le
donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent… » (La Marquise
de Sévigné à M. de Coulanges, Paris 15 décembre 1670). Certes, la grand-mère n’aura
jamais l’effervescence stylistique de sa petite-fille, mais elle l’annonce par une
succession de petits bonds inattendus et pétillants. Si écrire fut pour la Marquise de
Sévigné un jeu de l’esprit en lequel elle excella, écrire pour Jeanne, fut un
formidable instrument de communication et d’action, un dialogue ininterrompu avec
soi-même et les autres, un lieu privilégié d’expression des sentiments et des émotions,
brisant le silence et l’isolement imposés par la clôture. Ecrire dans ce contexte ne
répond pas à un art de vivre mais à un acte de vie. Mais alors, pourquoi notre
épistolière est-elle aussi méconnue ?
En guise de réponse, posons-nous cette question : Comment s’affranchir de
l’ombre magistrale d’un François de Sales, dont le moindre écrit enchante les esprits
et les âmes ? D’autant que cette correspondance d’apparence touffue, et parfois
rébarbative, n’incite pas spontanément à la lecture, et n’excite pas notre imaginaire
contemporain. Que de pépites cependant déposées çà et là ! Cette remarquable édition
donne enfin accès à une édifiante liasse d’informations sur la naissance et l’évolution
de cet ordre religieux, un ordre de l’écrit d’une certaine manière, - toujours présent
dans le monde entier - intrinsèque à la Réforme catholique, c’est-à-dire à l’histoire
religieuse de ce grand dix-septième siècle également appelé « siècle des saints ».
Mais encore… Quel est donc cet authentique talent qui pourrait apporter
l’ultime touche à ce portrait ? Jeanne dit « je », non avec le bec de sa plume mais
avec ses yeux et sa bouche. Elle dit « je » avec son corps de femme qui a tout connu
et presque tout perdu. Elle dit « je » à l’encre de son quotidien, avec son cœur, son
esprit et son âme.
Voyez-la qui vient à notre rencontre, le regard droit sous le voile noir
recousu, la silhouette alourdie par une vieille robe usée et rapiécée, parce que où
qu’elle aille, on l’appelle la sainte, et l’on cherche à se saisir d’un bout de ses
vêtements, ses reliques seront précieuses. Elle s’en émeut et elle s’en agace. Elle
longe souvent les murs, mais cela ne suffit pas. Elle a écrit au dernier monastère visité
peu avant sa mort, « voilà l’argent de la robe neuve que vous m’avez envoyée et je
vous supplie qu’à la première occasion l’on nous envoie l’usée que nos sœurs ont
gardée. Elles ne sauraient rien faire qui me touche tant le cœur que les signes
extérieurs d’une sainteté imaginaire en moi ». Elle marche lentement, elle souffre de
rhumatismes, elle a attaché ses chaussures au cuir blanchi par les chemins, avec des
bouts de ficelle, puisqu’on lui a volé ses lacets. Elle aime sa croix et son chapelet,
mais règle oblige, elle va les échanger avec ceux d’une autre sœur. Rien ne lui
appartient, tout est aux autres, tout est à Dieu, hormis un détail. Elle tient
précieusement entre ses mains déformées - la baronne avait de si belles mains ! - un
petit morceau de taffetas vert pour essuyer ses yeux larmoyants. Un morceau de
taffetas vert dans le clair obscur d’un sourire, c’est un Rembrandt qui nous regarde.
Marie-Claire Bussat-Enevoldsen
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Sources : Marie-Claire Bussat-Enevoldsen (Le voile et la plume. Paris, Bayard,
2010).
Ouvrages de référence cités : Jeanne de Chantal – Correspondance. Edition critique
par Sœur Marie-Patricia Burns. I-VI. (Cerf/ CEFI) - Saint François de Sales et
Sainte Jeanne de Chantal, Une extraordinaire correspondance, (Monastère de la
Visitation d’Annecy, 2010). - Françoise-Madeleine de Chaugy, Sainte JeanneFrançoise Frémyot de Chantal (Mémoires) Paris, Plon 1874.
113
Réponse de M. Joseph Ticon, membre titulaire
Monsieur le Président, chers confrères,
Mesdames, Messieurs, Chère Marie-Claire,
Il est d’usage que le futur académicien choisisse un parrain parmi les
membres de notre Compagnie pour l’accueillir en son sein. Vous avez souhaité,
Madame, que je remplisse ce rôle, j’en ai été très honoré mais à la réflexion, je me
suis trouvé quelque peu téméraire de l’avoir accepté avec, peut-être, cette part
d’inconscience qui s’empare volontiers des néophytes.
Nous nous étions brièvement entrevus en 2000 au château de Ripaille à
l’occasion du salon du livre savoyard et je n’avais lu de votre importante production,
et non sans intérêt, que les entretiens que vous avez eus avec notre confrère Paul
Guichonnet. C’était bien peu. Vous connaissiez mon attachement pour la grande
figure de saint François de Sales et je savais le votre pour la passionnante personnalité
de sainte Jeanne de Chantal, étaient-ce des arguments suffisants pour que
j’accomplisse cette tâche ? Vous l’avez pensé. J’ai eu la faiblesse de le croire !
Depuis, j’ai été amené à vous rencontrer, à lire vos travaux, à comprendre
votre démarche artistique. Sachez que je ne regrette en rien d’avoir cédé à vos
instances et c’est pour moi un plaisir tout particulier que de retracer votre biographie
et d’évoquer les travaux qui vous ont valu d’être admise à l’Académie de Savoie.
Votre ancrage familial se situe en Genevois, plus exactement à Neydens,
petite commune rurale qui occupe le piémont occidental du Salève, où vous résidez
dans l’ancestrale maison paternelle. Cette demeure, votre trisaïeul, militaire de
carrière sous le premier empire, va l’acquérir d’une manière peu ordinaire. La légende
familiale rapporte qu’en rentrant de Waterloo au pays, à pied, il fit un rêve
prémonitoire alors qu’il dormait à la belle étoile. Il devait jouer ses cent sous, toute sa
fortune du moment, afin de gagner une belle somme d’argent. Ce qu’il fit. Le présage
se réalisa. Muni de ce capital, une fois son engagement militaire rempli, il achète les
terres et la maison de maître de la famille Roch. Dès lors elle devient votre maison
familiale et sera désormais dénommée « la maison des Cent sous » . Doué d’un sens
certain du commerce, il y installe un fermier et part s’établir pour ses affaires à
Carouge. Ses trois fils, devenus cabinotiers à Genève, pratiqueront leur activité avec
une habileté reconnue. L’aîné, Hippolyte, votre arrière-grand-père, poursuit de
sérieuses études de dessin et de peinture dans la cité de Calvin avant de se
perfectionner à Rome. Devenu un artiste talentueux, il maîtrisera tout particulièrement
l’art de graver les boîtiers de montre.
En 1865 il épouse à Saint Ferréol, Cécile Tissot-Dupont, de Faverges, femme
très pieuse voire rigoureuse comme il se doit pour la nièce d’un jésuite. Cet oncle,
Joseph Dupont, missionnaire en Jamaïque, prêtre de la cathédrale de Kingston
pendant quarante ans, laissera un souvenir si marquant que cinq ans après sa mort, en
1892, la ville de Kingston élèvera une statue à celui qu’elle considérait comme « une
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épître vivante, un évangile de charité universelle ».
Les autres membres de votre famille paternelle plutôt bons vivants, croyants
et pratiquants tièdes, voire agnostiques pour certains et assurément rebutés par cette
atmosphère de sacristie, s’éloigneront quelque peu de la famille de votre arrière-grand
père.
Son fils, John Bussat, votre grand-père, suivra une toute autre destinée. Il
prendra en main la gestion du domaine familial. Participant activement à la vie
communale, il restera durant plus de quarante ans adjoint au maire, refusant le statut
de premier élu. Son épouse, Julia Tapponnier, la fille de l’épicier du village, lui
donnera deux enfants : Jeanne et Henri, votre père. Vous décrivez votre grand-père,
John Bussat, comme un homme convivial, vif et nerveux. Son goût le portait vers la
nature, la terre et les animaux mais il ne dédaignait pas l’opéra et même la lecture de
vos premières bandes dessinées. La vie s’écoulait paisiblement au rythme des saisons
dans cette grande ferme bruissante des cris d’animaux et des allers et venues des
employés occupés aux travaux des champs. Votre père Henri Bussat, bien qu’il fût
passionné de mécanique et excellent dessinateur, devra assurer contre son gré, la
poursuite de l’exploitation familiale.
Mobilisé durant la dernière guerre, il sert dans un régiment de chars d’assaut
sous les ordres du colonel Charles de Gaulle. Blessé, il est rapatrié à Neydens. Dès
son rétablissement, il s’engage dans un réseau de Résistance du Bas-Genevois. En
juin 1944, il épouse votre mère Simone Démolis, fille et petite-fille d’instituteurs
originaires de Chêne en Semine. Votre mère était, au contraire de votre père, très
catholique, pratiquante et pieuse. Ce couple que vous qualifiez volontiers
d’hétéroclite vous a inculqué ainsi qu’à votre frère Jean et à votre sœur Odile des
valeurs essentielles : l’amour du travail, de la famille, de la patrie, et le sens du devoir,
de l’honneur et de la solidarité. La branche maternelle de votre famille a exercé sur
vous une assez grande influence. Votre grand- père Louis Démolis, était selon votre
expression un conteur fantastique. Il vous a transmis le goût de la lecture et de la
nature. Votre grand-mère, femme énergique, naturellement douée pour soigner les
hommes et les animaux, vous impressionnait par sa prédisposition à comprendre,
conseiller et soigner ses nombreux visiteurs venus chercher auprès d’elle une guérison
tant espérée. Vous lui devez, sans aucun doute, votre aptitude à écouter votre
interlocuteur, à l’amener à se dévoiler, à l’immerger dans un climat de confiance.
Qualités qui vous seront précieuses dans l’avenir.
Votre enfance et votre adolescence ont été marquées par la maladie qui
nécessita un long séjour dans un centre hélio-marin, tenu par des religieuses, les Filles
de la Charité sur la presqu’île de Pen-Bron, face au Croisic. Cette rupture brutale avec
votre milieu familial au cours des années 1956-58 devait vous laisser une trace
profonde. Ne confiez- vous pas que « ces années de souffrance avaient fragilisé votre
nature déjà nerveuse et inquiète ». Mais la lecture et le dessin, vos deux grandes
passions, seront à la fois un refuge et un appui. Elles ne vous quitteront jamais.
Ce séjour perturbera votre scolarité et c’est sans grands regrets que vous
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quittez le lycée à la fin de la seconde moderne pour une école privée de secrétariat,
non sans avoir vainement tenté de convaincre vos parents de vous inscrire aux Beaux
Arts de Genève. Un prix d’honneur de la chambre de Commerce pour la Suisse
viendra couronner cette formation suivie avec beaucoup de sérieux sinon avec
passion. En quête d’une certaine émancipation, à l’âge de 18 ans, vous partez pour
Londres comme jeune fille au pair tout en suivant avec succès des cours à Cambridge.
De retour, vous entrez dans la célèbre étude d’avocats genevois Guinand. Après deux
années professionnelles intenses, vous la quitterez pour effectuer un séjour
linguistique à Cologne.
De 1969 à 1973, vous travaillez dans les services administratifs du Bureau
international du Travail et en dépit d’une rapide promotion professionnelle, cette
activité vous laisse une certaine insatisfaction intellectuelle et personnelle. Vous
entreprenez alors une préparation par correspondance qui vous ouvre la porte de
l’Université de Savoie où vous allez décrocher brillamment et successivement une
licence d’enseignement en Lettres Modernes en 1976, puis l’année suivante une
licence d’enseignement en Anglais ainsi qu’une maîtrise d’enseignement en Lettres
Moderne. Votre mémoire de maîtrise, « Pour une lecture d’Oiseaux, conquête
persienne de l’espace » sous la direction du professeur Jean Burgos est consacré au
poème de Saint John Perse Oiseaux. Il vous permet d’obtenir, auprès de l’université
de Genève, une licence ès-lettres délivrée par la commission des équivalences de
l’Université.
Ces succès vous poussent à poursuivre vos études supérieures en
entreprenant un diplôme d’études approfondies sur la Méthodologie de l’imaginaire
que vous réussissez avec la mention bien. Parallèlement, car il vous faut bien vivre,
vous réaliser plusieurs travaux de traduction mais aussi de rédaction et de recherche
pour le Bureau international du Travail dans le domaine de la coopération
économique et sociale entre pays développés et pays en voie de développement.
Portée volontiers au changement par une nature exigeante et curieuse vous vous
orientez alors vers un autre domaine, le journalisme, dans lequel vous allez exceller.
Durant trois ans, vous participerez activement à la vie du Courrier Savoyard,
hebdomadaire régional catholique pour qui vous mènerez, entre autres, des enquêtes,
traiterez des faits divers mais donnerez aussi des critiques de livres où des comptesrendus d’expositions d’art contemporain. Au sein du journal, Pierre Soudan, avec qui
vous vous lierez d’amitié, sera votre mentor et vous initiera aux arcanes du petit
monde annécien. En 1983, des raisons personnelles vous conduisent à quitter le
journal et à réintégrer le Bureau international du Travail pour occuper le poste de
responsable d’un service d’édition et de publication dans le domaine de la formation
professionnelle. Au cours de cette activité, vous rédigerez et corrigerez de nombreux
rapports de coopération technique, publierez un glossaire en anglais des termes
d’usage courant de la formation professionnelle. C’est à cette époque que vous
rencontrerez celui qui deviendra votre époux Niels Enevoldsen. Danois, originaire du
Jutland, il poursuivait au BIT sa carrière de syndicaliste en qualité de responsable de
formation syndicale dans les pays en développement. Avec lui, vous découvrirez et
116
apprécierez le Danemark qui deviendra votre patrie de cœur. En 1988, la naissance de
votre fils, John, sera une joie intense mais également une rupture avec votre milieu
professionnel.
Devenue mère au foyer, vous n’abandonnez ni l’écriture ni la peinture. Au
contraire, vous allez développer ces deux talents avec un véritable succès. Vos
ouvrages sont principalement constitués de biographies, d’itinéraires et de parcours.
Ce qui vous intéresse ce sont les vies consacrées à une œuvre qu’elle soit scientifique,
littéraire ou artistique.
Votre premier ouvrage « l’abbé Chabord ou la passion de guérir » est une
biographie suivie d’un entretien. Au fil des pages de ce livre, passionnant et profond,
se révèle l’extraordinaire personnalité de l’abbé Chabord. La sincère amitié qui s’est
construite et renforcée au cours de vos multiples rencontres a été le sésame qui vous a
permis d’aborder en profondeur son sacerdoce, son expérience de l’homéopathie et sa
vision de l’existence. Le plus beau compliment de vos lecteurs est certainement le
regret qu’ils éprouvent de ne pas avoir connu cet abbé guérisseur.
Fort du succès remporté par ce premier ouvrage, les éditions du Vieil Annecy, vous
proposent en 1994 d’introduire et de commenter les aquarelles de l’artiste annécien
Pierre Moênne-Loccoz. Il remportera un égal succès. Comment ne pas être séduit par
votre manière impressionniste d’aborder le portrait de cet artiste hors du commun, de
ce peintre-botaniste renommé dont la transparence et la légèreté des aquarelles
« apaise son esprit tourmenté » pour reprendre vos propres termes. Vous possédez une
manière très particulière de cerner une personnalité, de mêler l’anecdote et les traits
de caractère, avec tant justesse que votre lecteur, une fois le livre refermé, garde en lui
l’impression d’avoir partagé quelques instants privilégiés avec votre interlocuteur.
Cette approche si personnelle vous l’exercerez encore dans deux autres livres
consacrés à notre confrère Jean-Vincent Verdonnet. « Profil d’homme, regard de
poète » et « Regards en voyage. » qui constituent véritablement une introduction et
une très fine analyse de l’œuvre de « l’un de nos plus grands poètes lyriques de notre
temps » pour reprendre l’expression d’Yves-Alain Favre.
La rencontre avec un auteur ou un artiste vous passionne. De votre carrière
de journaliste vous avez gardé une impertinence ou plutôt une liberté de ton qui vous
conduit à poser des questions parfois surprenantes et à sans cesse relancer l’intérêt.
L’entretien avec Paul Guichonnet que vous publiez en octobre 2000, se termine par
cette question pour le moins inattendue et à vrai dire assez cocasse ? Auriez-vous
aimé être curé ? et sur cette autre interrogation : « Ne seriez-vous pas un peu
effronté ? » Ces exemples d’une liberté qui ravit vos lecteurs se retrouvent dans « Le
temps déployé », essai sur le peintre Yves Mairot publié à l’occasion d’une
rétrospective de son œuvre au Conservatoire d’art et d’histoire d’Annecy en 2001. Ce
livre s’inscrit là encore dans le cadre d’un dialogue, de la rencontre de deux créateurs.
Un dialogue cœur à cœur d’où ce sentiment d’osmose, de symbiose entre vous et Yves
Mairot ; avec parfois la singulière impression que ressent votre lecteur d’être un
117
intrus, de participer aux secrets d’une conversation intime. La plaquette consacrée à
Jo le sculpteur, sous-titrée « un itinéraire de Georges Brand » est d’une toute autre
tonalité. Dans ce texte vous cherchez à découvrir comment s’exprime l’humain.
N’écrivez-vous pas « c’est alors un peu de notre propre histoire qui nous est
conté ».Vous aimez chez Jo Brand (je vous cite) « Le personnage, c’est à dire
l’homme soudé à l’artiste. ».
En effet, votre autre manière d’appréhender la création, votre autre mode
d’expression est la peinture. Cet art, aujourd’hui si galvaudé, vous le pratiquez avec la
même rigueur et la même maîtrise que l’écriture. L’harmonie et un trait très personnel,
nerveux et sûr, président à chacune de vos œuvres, huiles, collages, ou encres. Vous
utilisez les supports les plus variés : kraft, papier de riz, ou tissé toilé. Votre peinture
invite celui qui la contemple à entrer dans un autre monde, celui de votre imaginaire.
Depuis 1998, vous présentez vos créations au cours d’expositions personnelles ou
collectives en Savoie et à Genève, concrétisant vos rêves et projets d’adolescente,
avec une préoccupation constante : répondre à ces questions : d’où vient l’image ?
Comment se forme-t-elle ? Quelles sont ces relations avec l’écriture ?
Avec raison, Carine Bel a souligné à votre propos que vous aviez une
urgence : « celle de donner corps aux mots pour activer les sens. »
La création contemporaine ne vous laisse pas indifférente. Vous avez
consacré plusieurs articles ou préfaces de catalogue à des créateurs, à des peintres
actuels. On ressent, au-delà de l’empathie qui vous lie aux artistes, que vous éprouvez
une véritable fascination pour l’acte de créer dans ce qu’il a de démiurgique. N’avezvous pas écrit : « l’aventure artistique côtoie l’expression métaphysique. »
Votre manière unique de présenter une œuvre poétique ou artistique vous fait
rechercher et l’on ne compte plus vos très nombreuses contributions, lectures critiques
d’œuvres poétiques et vos conférences.
Votre dernière production « Le voile et la plume », éditée à l’occasion du 4ème
centenaire de la fondation de l’Ordre de la Visitation Sainte-Marie, est consacrée à la
rencontre de Jeanne de Chantal et de François de Sales. Votre manière de vous
adresser à Jeanne de Chantal en un long monologue la rend singulièrement présente.
Sa rédaction doit beaucoup à votre amitié avec l’abbé Chabord, inconditionnel de la
sainte fondatrice de la Visitation et avec Sœur Marie Patricia Burns, la regrettée
archiviste de la Visitation d’Annecy qui publia sa correspondance. Il était naturel que
vous choisissiez d’évoquer le talent d’écrivain de Jeanne de Chantal pour votre
réception à l’Académie. Peut-être par solidarité féminine mais certainement avec la
ferme volonté de redonner la place qu’elle méritait à celle que la personnalité et le
talent du doux François de Sales a sans contredit occulté. En cela, vous avez contribué
à reconsidérer notre vision de Jeanne de Chantal. Ne serait-ce que pour cette
réhabilitation vous méritez amplement d’être reçu membre de l’Académie. Et sachez
qu’elle est heureuse de vous compter désormais parmi ses membres.
Joseph Ticon
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Discours de réception de M. Joseph Ruscon
16 décembre 2011
« Une surprenante figure savoyarde : Ernest Perrier de la Bâthie
Scientifique et musicien »
(1873-1932)
Monsieur le Président,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs et chers amis,
Prenez-en gré…
Ce petit don que je vous fais :
Je feray mieulx une autre fois,
S’il n’est tel qu’il vous appartient ;
Pourtant que je suis Savoisien,
S’il tient ung peu de mon patois, Prenez – en gré !
Cette citation de Claude de Seyssel (1450-1520), que j’emprunte à mon
tour aujourd’hui, fut celle introductive qu’Ernest Perrier de la Bâthie avait mise en
exergue à l’une de ses très originales publications sur laquelle nous reviendrons.
Pouvais-je espérer un jour prendre place dans cette illustre Compagnie
qu’est l’Académie de Savoie ? C’eut été bien téméraire de ma part.
La dignité, l’honneur qui me sont témoignés en ce jour me comblent, aussi
permettez-moi Monsieur le Président, ainsi qu’à vous, chers confrères, de vous
exprimer avec émotion mes remerciements et ma profonde gratitude.
Je tiens aussi à manifester une reconnaissance très particulière et très
cordiale à notre confrère Michel Dumont dont l’amitié, cimentée depuis plus de 45
ans, n’a jamais connu la moindre défaillance ; fort de cela, il a bien voulu accepter de
donner réponse à ce discours de réception et je l’en remercie.
Puisqu’il m’est imparti par l’usage académique de présenter un sujet ayant
trait aux Belles-Lettres, à la Science et aux Arts en Savoie, j’ai pensé tirer de l’oubli
un personnage étonnant, une figure peu commune issue d’une ancienne famille
savoyarde. Dans ma jeunesse j’avais lu quelques-uns de ses écrits autour de l’orgue,
mais mes connaissances s’arrêtaient là et c’est avec beaucoup de plaisir que je vais
tenter d’évoquer ce soir la personnalité singulière d’Ernest Perrier de la Bâthie.
Auparavant, qu’il me soit permis de remercier tous ceux qui m’ont aidé à
119
réunir une importante documentation sur le sujet, en particulier : Madame BisilliatDonnet, responsable des archives au Musée d’Ugine dont la disponibilité s’allie à son
extrême compétence, Messieurs Humbert et Dominique Chalmin, Uginois, qui ont
mis à ma disposition des documents de première main , Messieurs Bernard Premat et
Julien Coppier de l’Académie Florimontane.
J’ai aussi puisé dans le livre écrit par Claude Perrier de la Bâthie sur sa
famille, paru en 2004 : il est intitulé Histoire d’une famille de Savoie.
Pour les Chambériens, précisons ici que sur la commune de Barby siège un
magnifique château appartenant à la famille d’Oncieu de la Bâthie, Bâthie souvent
écrit avec ou sans ‘’h’’. Dès le moyen âge, il appartenait à la famille de Seyssel et en
1670 il fut vendu à François d’Oncieu, Président de la Chambre des Comptes, mais
cette famille n’a jamais appartenu à la branche de celle qui nous occupe présentement.
Les ancêtres.
Vers 1340, sous la forme latine de Perrerii, des habitants sont propriétaires
à Villard de Beaufort, aujourd’hui Villard-sur-Doron.
Au 16ème siècle, sous le duc de Savoie Charles III, des actes sont enregistrés
sous le nom de Perrier, car après l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, tous les
actes administratifs s’écrivent en français et non plus en latin. Et à partir du 17 ème
siècle les actes sont même orthographiés ‘’Perrier Bollet’’, pour différencier les
branches de Perrier déjà nombreuses au Villard de Beaufort.
L’un des descendants : Joseph Perrier-Bollet (1670-1731) a eu 8 enfants, il
est exploitant agricole et il pratique de façon intermittente le négoce de marchandjoaillier avec son 2ème fils Jean-Claude (1706-1749).
Claude, son 3ème fils (1710-1778), sans doute initié par son père et son frère
aîné, exerce le même négoce, il acquiert des biens, prête de l’argent et entre 1760 et
1775, il édifie une des plus grosses fortunes de la région.
L’anoblissement.
La Bâthie qui est aujourd’hui une petite commune de l’agglomération
d’Albertville, était au Moyen Age une résidence des archevêques de Tarentaise et le
chef-lieu d’un mandement archiépiscopal qui englobait Beaufort, Cléry, Saint Vital,
Blay et Saint Paul. En 1988, son château en ruines a été racheté et consolidé par le
département.
L’ancien fief de la Bâthie, était mis en vente depuis le 13 novembre 1771 ;
par Charles Emmanuel III duc de Savoie et roi de Sardaigne. En 1772, Claude
Perrier-Bollet, que nous venons de quitter, achetait le fief avec juridiction pour 4000
livres. Deux années plus tard il achetait la plus belle et grande maison de la
120
magnifique cité de Conflans que l’on peut voir encore aujourd’hui sur la grande place.
L’année suivante en 1775, Victor Amédée III régnant, Claude acquiert ses
lettres de noblesse avec le titre de baron pour 6000 livres. En 1777, il obtient enfin la
permission d’avoir des armoiries avec la devise ‘’non deficiam’’ (ne pas abandonner).
Ces armoiries sont visibles sur le retable de l’autel de Saint Pierre de Tarentaise dans
l’église de Conflans.
Claude devient donc le 1er baron de la Bâthie. Possédant des biens féodaux
à Grignon (près Conflans), dés 1776 il achète aussi l’ensemble des fiefs de la
seigneurie de ‘’la Cour, Grignon et Nevaux’’ et en obtient l’investiture. Sitôt son
anoblissement, comme il est accoutumé, il cesse son commerce et le cède à un neveu
de sa femme, Pierre Bochet, il est dés lors le personnage le plus important pour la
suite de la dynastie.
Le 3ème fils de Claude: Pierre-Antoine (1742-1816) parcourt de nombreux
pays pour le commerce familial d’orfèvrerie. Chef de famille au décès de son père en
1778, il est le 2ème baron Perrier de la Bâthie, il devient syndic de Conflans et en 1791,
il agrandit son patrimoine par l’acquisition du fief de Conflans pour 22.000 livres.
La Révolution atteint la Savoie en 1792 et le 12 avril 1794, Pierre-Antoine,
supposé contre-révolutionnaire, sera préventivement incarcéré à Moûtiers jusqu’au 15
/11/1794, après que la commune de Conflans lui ait établi un certificat de civisme et
sans avoir eu obligation de donner la moitié de ses biens.
A la mort de Pierre-Antoine (1816), Marie-Joseph Antoine (1785-1856) –
dit : Antoine, 6ème enfant et second fils vivant, est désigné comme légataire universel,
il devient le 3ème baron de la Bâthie. Militaire puis syndic de Conflans, c’est lui qui
acheta le Château-Rouge de Conflans, la belle demeure dans le style vénitien que l’on
peut encore admirer de nos jours. Il eut 13 enfants qui sont la 4 ème génération - dont
Joseph-Joachim-Théodore (1831-1885), dit Théodore, le père d’Ernest qui nous
occupe présentement.
Auparavant, il est intéressant de présenter: Pierre-Eugène (1825-1916) dit : Eugène, 4ème baron, l’illustre frère aîné de Théodore, qui à la mort de ce dernier
en 1856, sera le deuxième tuteur d’Ernest.
Après des études de médecine, de chirurgie, de pharmacie et de chimie
appliquée aux arts de l’agriculture, Eugène se passionne pour la botanique. À l’âge de
30 ans il publie son premier ouvrage avec les félicitations de l’Académie Royale des
Sciences. Il est reçu comme membre titulaire le 28 mai 1896 à l’Académie Royale de
Savoie, notre Académie actuelle et dans une multitude de sociétés savantes en France,
à Genève et en Italie. Monseigneur Billiet, archevêque de Chambéry, attentif au
mouvement scientifique, l’encourage à rédiger une étude sur la flore de Savoie. Grâce
à sa notoriété, la Société Botanique de France tient congrès à Chambéry après l’avoir
élu président à l’unanimité. En 1859, Eugène lutte pour l’annexion de la Savoie à la
France puis il s’essayera en politique mais sans succès.
121
En 1868 le phylloxéra ayant détruit la presque totalité du vignoble
savoyard. Eugène en sera l’un des sauveteurs. En reconnaissance, il est nommé
Professeur d’Agriculture à l’école Normale puis à l’école départementale de Savoie.
Tout au long de sa carrière il publiera de nombreux ouvrages, dont l’œuvre de sa vie
en deux volumes de 500 pages : ‘’Introduction à un Catalogue raisonné des plantes
vasculaires du district savoisien des Alpes’’. Cette parution de 1917 est toujours
d’actualité. Son herbier de 25 000 spécimens acheté par la ville de Genève est encore
en très bon état et il est régulièrement consulté par les botanistes, il l’était par le
défunt père Fritsch, notre éminent confrère botaniste. Eugène Perrier de la Bâthie
décédera à 91 ans en 1916.
Nous en arrivons enfin au père de notre Ernest : Théodore Perrier de la
Bâthie (1831-1885), il a 6 ans de moins que son frère Eugène. Entré dans
l’administration du Royaume de Sardaigne, il sera ‘’Insinuateur’’ c'est-à-dire :
Receveur de l’Enregistrement et Conservateur des Hypothèques, il exercera à Thônes
et dans le Piémont. A 41 ans, il fait un riche mariage avec Marie-Ernestine-Léontine
Delachenal, 21 ans, descendante des Comtes d’Outrechaise, une importante famille
qui marquera Ugine et la Savoie jusqu’à nos jours. Outrechaise fait aujourd’hui partie
de la commune d’Ugine.
Naissance, enfance, études.
L’année suivante, le 18 octobre 1873, naît à Ugine notre personnage :
Ernest-Joseph-Hyacinthe Perrier de la Bâthie, deux jours plus tard le 20, il est baptisé.
Il a 3 ans lorsque sa mère meurt à Mondovi dans le Piémont où devait travailler son
père. La privation précoce de l’affection maternelle sera certainement déterminante
pour sa sensibilité et son comportement.
Lorsqu’il a 12 ans, son père décède à son tour à Suze. Orphelin, Ernest est
alors recueilli par son oncle René de 2 ans le cadet de son père qui devient donc son
1er tuteur. Mais le sort s’acharne contre lui, car René meurt à son tour un an plus tard
en 1886. C’est alors que son oncle Eugène, le botaniste dont nous avons parlé, déjà
chargé de famille, il aura 10 enfants ; il le prend en charge et devient son deuxième
tuteur.
Le premier tuteur qui a recueilli l’enfant en bas âge, l’oncle René Perrier de
la Bâthie, a laissé le souvenir d’un brillant avocat, il fut quatre fois bâtonnier de
l’ordre des avocats chambériens entre 1862 et 1886.
J’emprunterai ici quelques propos à l’étude très intéressante de Louis Pfister,
organiste de la cathédrale d’Annecy et secrétaire perpétuel de l’Académie
Florimontane, parue dans la « Revue Savoisienne », 1er trimestre 1935. Il a bien
connu Ernest Perrier de la Bâthie dont il fut l’ami depuis le jour de Noël 1914 où il le
reçut à sa tribune, jusqu’à son décès en 1932. Son témoignage est des plus précieux et
122
il est digne de foi.
« Elevé d’abord en Italie puis à Monaco notamment, il sentit bientôt
s’éveiller en lui deux passions : la musique et les sciences naturelles. Les développant
toute deux de front, il devait diriger la première sur l’orgue qui fut la joie de sa vie, et
la seconde vers l’agriculture et l’entomologie. Le culte des sciences naturelles étaient
particulièrement en honneur dans sa famille…. Ernest Perrier de la Bâthie, suivant
ses dispositions naturelles, entra à l’Ecole Nationale d’Agriculture de Montpellier, en
1891, et en sortit en 1894 avec le diplôme d’Ingénieur Agricole, brillamment obtenu
et auquel il tenait particulièrement. C’était d’ailleurs l’unique titre dont il se
prévalait ».
Ce séjour à Montpellier lui fournit en même temps l’occasion de
développer ses aptitudes musicales, en devenant le suppléant bénévole de l’organiste
de la cathédrale.
Ugine. Le manoir.
Après quelques années à Albertville, à la mort de son oncle maternel dont il
hérite, Ernest Perrier de la Bâthie vient occuper la maison natale des Delachenal, le
manoir de Montmain à Ugine. Outre les biens venant de sa mère, il acquiert aussi par
héritage ceux d’une tante, Mme Dubois. Des Perrier de la Bâthie il recueille
également plusieurs terrains et immeubles sur la commune de Grignon, et il se
consacre dorénavant à l’administration et à l’exploitation intelligente de son riche
patrimoine.
123
L’orgue.
Je cite à nouveau Louis Pfister : « Sa première préoccupation fut
l’aménagement de sa demeure suivant ses goûts d’archéologue, de musicien et de
naturaliste. Ainsi toutes les pièces du vieil immeuble furent-elles transformées en une
sorte de musée.
La reconstitution d’une salle gothique terminée par un petit oratoire était
parfaitement réussie. Un laboratoire pour les travaux scientifiques, car il était aussi
chimiste, avait également trouvé place, mais surtout il fallait loger le grand orgue
qu’il voulait, et l’on suppose combien un tel instrument peut être encombrant dans un
appartement. Il eut tôt fait d’abattre un plafond et de se créer un magnifique salon de
musique dans lequel pouvaient vibrer à loisir les sonores tuyaux d’étain ; il y ajoute
un petit orgue américain, sorte d’harmonium avec de faux tuyaux en façade et enfin
un magnifique piano à queue Pleyel ».
Ce grand orgue de salon, qui tint une si grande place dans sa vie, fut
construit en 1906. Ernest Perrier de la Bâthie confie ce travail pour le prix de 3000
francs à Charles Michel-Merklin, une manufacture d’orgue lyonnaise. L’instrument
devait être livré pour Noël 1906. On trouve dans les archives la trace d’un litige avec
le facteur d’orgue, concernant les délais de livraison et la nourriture des ouvriers
monteurs. Il écrit à l’entrepreneur : « Monsieur, Il ne faut pas prendre la bonté pour
de l’idiotie et croire (me) balancer perpétuellement. Si l’orgue (le travail) n’est pas
repris immédiatement, (il souligne), et continué jusqu’à terminaison complète, Mr
Dunand, avoué agréé, a mission de vous poursuivre impitoyablement (et il souligne
encore)». Puis plus loin : « Je suis fatigué de nourrir vos ouvriers, Mr Genin a eu
l’indélicatesse de ne pas payer son hôtelier que j’ai dû régler… » L’homme a du
caractère, de la détermination : il est un expert en affaires !
L’artiste et le collectionneur.
Sa maison était un véritable musée. Des galeries faisaient le tour de la
grande salle jusqu’à la tribune de l’orgue. Le long de ces galeries, il avait réuni
diverses collections d’insectes, de papillons, d’oiseaux et bien d’autres…
Etabli par ses soins, nous avons un inventaire détaillé de ses œuvres d’art et
de son opulent ameublement qui pour beaucoup venaient de sa famille
maternelle ‘’les Delachenal’’. Une ancienne peinture provenait de l’habitation à Ugine
de Charlotte Galley de St Pierre épouse de noble Joseph Marie Delachenal, avocat au
Sénat de Savoie, elle était la nièce de Claudine, l’héroïne de l’Idylle des Cerises de
Jean Jacques Rousseau. Ce tableau sur bois peint à l’huile en 1790 et intitulé ‘’Les
Cerises’’, représente cet épisode. C’est une reproduction de la gouache de Baudoin,
gendre du grand peintre Boucher. Avec un portrait de Charlotte et une peinture
représentant le château de La Tour à Thônes, lieu où s’est déroulé cette idylle, il en
avait formé une petite salle délicieuse, la ‘’Chambre des Cerises’’ C’est cette pièce qui
faisait l’admiration de ses visiteurs et que notre collectionneur légua à l’Académie
124
Florimontane dont il fut membre depuis 1912, afin qu’elle soit reconstituée au château
de Montrottier.
Jean-Jacques Rousseau raconte cet épisode des Cerises dans ‘’Les
Confessions’’, livre IV. L'anecdote se passe en 1730 au château de la Tour à Thônes :
« …nous allâmes dans le verger achever notre dessert avec des cerises. Je
montai sur l’arbre, et je leur en jetai des bouquets dont elles me rendaient les noyaux
à travers les branches. Une fois, Melle Galley, avançant son tablier et reculant la tête,
se présentait si bien et je visai si juste, que je lui fis tomber un bouquet dans le sein ;
et de rire. Je me disais en moi-même : que mes lèvres ne sont-elles des cerises !
Comme je les leur jetterais ainsi de bon cœur ! » Ce fut pour Jean-Jacques un
précieux souvenir car il écrira bien plus tard : «… je sais que ma mémoire d’un si
beau jour me touche plus, me charme plus, me revient plus au cœur que celle
d’aucuns plaisirs que j’aie goûtés en ma vie. »
A l’aube de ce siècle de grands bouleversements se préparent. Paris vibre
au souffle des premières hélices, Blériot traverse la Manche. On se rue sur les
automobiles, le télégraphe apporte les nouvelles instantanément.
Ernest Perrier de la Bâthie fut de suite acquis à toutes ces innovations et il
vécut intensément les progrès de son temps, cet ingénieur fut un ingénieux ‘’touche-àtout’’.
Le photographe.
Ernest
aimait
beaucoup
photographier
ses amis et il le faisait avec
talent ; développant luimême ses clichés, il les
tirait
sur
papier
au
sélénium,
comme
en
témoignent bon nombre de
photos qui restent dans les
archives
du
musée
d’Ugine.
En 1921 il écrivait à Albert Bordeaux : « Apportez-moi les clichés d’Hauteluce que
je vous ai envoyés, j’ai installé un appareil d’agrandissement ».
125
Les véhicules.
Le 24 juillet 1900 E.P.B., il obtenait auprès du préfet de la Savoie, le
permis de conduire l’automobile système Audibert et Lavirotte type A. A cette époque
le permis était seulement délivré pour le véhicule nommément désigné, il fallait autant
de permis que de voitures. Notre automobiliste en faisait une sorte de commerce, il en
changeait souvent chaque fois avec de magnifiques avantages disait-il à Albert
Bordeaux.
Quand il se rendait en auto au lieu-dit ‘’le Château’’, la pente étant
relativement forte, il la montait en marche arrière, car rapportait-il : « cela fatigue
moins mon moteur ».
Il possédait aussi une motocyclette dont il se servait, entre autre, pour
inspecter ses montagnes et quand il visitait ses cousins Bordeaux à Hauteluce. La
machine devait être assez puissante car Albert Bordeaux le disait pansu et très
corpulent.
L’aviation.
Ernest fut aussi passionné d’aviation, mais doué d’un humour spécial, il
s’était photographié avec une auto camouflée en avion, avec un seau en guise de
casque, des amis autour de lui (A.Bordeaux). On dit aussi qu’il avait construit un
véritable appareil qui n’aurait volé que quelques mètres seulement. Il en reste l’hélice
au Musée d’Ugine.
Le scientifique, le musicien.
A l’affût des nouvelles technologies, Il fut séduit par la radiophonie et il
avait adapté une amplification sur certains de ses instruments. Pfister publie
encore: « d’une formation musicale solide, ses connaissances de l’harmonie étaient
très étendues, aussi était-ce un charme de l’entendre improviser soit au piano soit à
l’orgue… Le genre pastoral avec effets imitatifs avait sa préférence… Il était fin
connaisseur dans la facture des instruments… Dans le domaine scientifique, très
érudit, ses recherches de naturaliste le portaient plus spécialement vers les insectes …
Il fit une longue étude, consignée dans un volumineux manuscrit que la guerre et la
maladie l’ont empêché de publier…Naturaliste et musicien, il va diriger ses
recherches là où nul n’avait songé : dans les orgues… »
Je n’ai pas retrouvé le volumineux manuscrit mentionné ni d’autres textes
en préparation. De même, il n’y a aucune trace de la musique qu’il possédait ou qu’il
aurait pu avoir composé. Ces documents ont-ils été détruits dans l’incendie de la
bibliothèque du musée d’Ugine le 4 avril 1950 ?
Cependant la combinaison : musique et histoire naturelle lui permis
126
d’écrire de petits ouvrages curieux sur les insectes des orgues, la faune des orgues, les
orgues de carton, la flore des orgues et les orgues savoyardes. Certains seront connus
et appréciés dans le monde entier. En 1927, il avait en préparation un important
labeur : ‘’Curiosités du Grand Orgue’’, ‘’Derrière le ‘’Positif’’ et ‘’Variations sur le
Récit’’, grand-orgue, positif et récit sont les noms des trois claviers d’un grand
instrument.
Scrupuleusement et avec méthode, dans de multiples enveloppes, notre
érudit amasse les recherches de ses lectures et de sa considérable correspondance dans
tous les pays, puis il émaille ses observations de réflexions appropriées pleines
d’humour, puisées souvent dans les vieux dictons du patois savoyard, ce qui laisse à
penser qu’il pratiquait habilement ce dialecte franco-provençal cher à notre Président..
Il écrit ‘’E’vvô miu parlà la lènga dé stié nô, qe d’écortié la lénga dè stiè vô’’ !
Il vaut mieux parler la langue de chez nous, que d’écorcher la langue de chez vous !
On peut sourire, mais pour notre chercheur, tout est sujet d’étude pour qui
sait examiner le moindre repli de la nature : « de minimis non curat stultus », dit-il, le
sot ne se soucie pas des petites choses.
En 1922 est édité "Les Insectes des Orgues". Savant catalogue que cet
"Insectarium " où des arthropodes sont sensés fréquenter les tuyauteries et les
sommiers des orgues ‘’pour y trouver table toujours servie avec menu varié : bois,
peau, drap, papier et colle’’.
Il évoque ‘’ les processions de Fourmis s’ébranlant au fracas des Marches
Pontificales’’.Il ne cite pas moins d’une cinquantaine d’insectes indigènes, et il
termine : ’’si vous ne méprisez pas trop nos parasiticides conseils, Dame Expérience
vous chuchotera cet axiome consolant – pour les insectes – Qu’ils sont bien moins
nuisibles que le facteur-rebouteur qui estropie son tubifère client (comprendre : celui
qui commande des tuyaux) et l’organiste ignare qui bricole son instrument comme sa
musique’’. Notre savant utilisera toujours ce style cocasse, caricatural et
volontairement rabelaisien.
Amateur de bonne chère et de mets exotiques, il avait même commencé
une étude sur ‘’les insectes comestibles’’ : un drôle de livre qui ne verra pas le jour.
La faune des orgues paraît en 1925.Scientifiquement parlant, c’est là
l’ouvrage le plus important de la série, il est sous-titré : « Histoire anecdotique et
scientifique des organicoles et des organophages, tableaux de parasitologie, formules
d'insecticides et de raticides, florule cryptogamique », cet important travail est
dédicacé à un septuor d’amis organiers et organistes.
Déjà très malade à cette époque, Ernest met en exergue : «Talonné par la
strette de la Fugue irréparable du Temps, un Touche-à-tout Savoyard vous offre son
dernier souffle…organistique » et sur cette même page de garde il imprime:
AMOURS – S’envolent, DELICES – s’enfiellent, ORGUES – s’enrouent, et
127
en patois : « Mais le queure d’on viu ami rebiôlet ! » Mais le cœur d’un vieil ami
revivait !
Dans
l’introduction
on
trouve
aussi
d’abondantes
perles
comme : « organopathie parasitaire - entomologiste vétillard - ergoteur routinier - le
flegmatique mandataire de Dame Curiosité n’en exposera pas moins le sujet de sa
fugue faunesque ». Son imagination est étonnante !
Après avoir traité des mammifères organicoles comme les différents rats et
chauves-souris, des mammifères organophiles comme ce’’ Raminagrobis, évidemment
cardinalice’’, il énumère : les Mammifères organophobes, organistes, organotracteur,
organisés, organoclastes. Puis les registres mammologiques ou ornithologiques,
comme jeu d’ours, cor de chamois ou rossignols, les oiseaux, les turricoles, chouettes
et autres pigeons, les nicheurs, les claquebecs. Il mentionne encore : poissons,
batraciens, reptiles et surtout les insectes, ‘’notoires mélomanes’’, organophages,
orthoptères, névroptères, hyménoptères, lépidoptères, ajoutant tout un catalogue de
moyens préventifs et curatifs.
Et de citer Henri Second, (poète gastronome) :
« Mon vieux…, ça te la coupe
Comme dirait Nini Buffet, (Chanteuse de café-concert – 1866 -1934)
Tu vas donc te passer de soupe
Et danser devant le buffet !
Buffet qui ne sera pas d’orgue
Ne t’en déplaise, o Maestro !
C’est pour rabattre ta morgue
Et t’apprendre à jacasser trop »
"Les orgues de carton "paraissent en 1926. Ces 4 feuillets documentés
traitent seulement des orgues faites en carton-pâte en Italie. On peut en voir un au
musée Correr à Venise. Notre amateur conclut : « qu’elles ne prétendirent pas
révolutionner la facture, mais simplement qu’on rêva, pour l’économique et légère
matière, une plus noble mission que celle de procréer d’éphémères poupées !
"La flore des orgues" est imprimé en 1927. Cette 3ème brochure terminée
le jour de Noël précédent, fut dédiée à deux amis par les lignes affectueuses et
mélancoliques que voici, ornées de ses armes : « Fidèle à l’ancestrale devise,
l’égrotant organiste se traîne encore sur son raidillon de misère, guidé par la plus
sûre des étoiles : l’étincelle de l’étude consolatrice. Et sous la glace de sa géhenne,
fondue par le soleil de l’amitié, il cueille pour vous ces roses de Noël.» Cette
dédicace, c’est bien le portrait d’Ernest Perrier de la Bâthie.
Puis il présente ainsi son opuscule: « Ce titre de pindarique tournure, n’est
point, hélas ! Une métaphore. Trop souvent, plantes autant que bêtes ont été surpris
en flagrant délit ‘’d’organicide’’ par les perspicaces détectives de la parasitologie ».
Ces lignes également ne manquent pas d’allure !
128
L’auteur expose la florule parasitaire et les champignons, il prône des
traitements préventifs et curatifs, il use toujours d’un langage où foisonne
l’inventivité, parlant de ‘’savanterie’’, de ‘’savantasses descriptions’’, de musicâtre,
d’organier progressiste, de grimaud savoyard.
"Les Orgues Savoyardes datent de 1930".
C’est avec la citation de Claude de Seyssel mentionnée au début de cet
exposé qu’Ernest Perrier de la Bâthie introduit cette parution. Précurseur d’un demisiècle sur le nôtre, il se mit à l’ouvrage pour réaliser un inventaire des orgues de
Savoie. Travail énorme qu’il mena à bien par l’intermédiaire des organistes et curés
de chaque paroisse auxquels il écrivait, les sollicitant de répondre à un questionnaire
très précisément établi par ses soins, et qui reprenait toutes les caractéristiques de
l’instrument : son origine, le style du buffet, sa situation dans l’église, le nombre de
claviers, pédalier, leur traction, le nombre de jeux, les organistes qui se succédaient à
la tribune, etc.… Il classa ses fiches et en fit un opuscule dûment documenté: le 1 er
inventaire était né !
Il présente ainsi un catalogue inédit des plus anciens instruments : « ils sont
variés, caractéristiques des différentes époques de la facture et jouent tous ensemble
leur rôle :
« Grou ou petiou, nieuve ou viu, e’ stantan tô pè lbon Diu ! »
« Grands ou petits, neufs ou vieux, ils chantaient tous pour le Bon Dieu ».
Sa riche documentation lui fait dire que d’aimables correspondants lui ont
évité maintes recherches longues et fastidieuses : « Can tô l’monde sé âdé nion se
crévè ! » « Quand tout le monde s’aide, personne ne se crève ». Cet opuscule de 45
pages est dédicacé à Louis Bonnel, organiste de la cathédrale de Chambéry et à Louis
Pfister, organiste de la cathédrale d’Annecy.
Savant et lettré, d’une grande autorité en la matière, Ernest nous apprend
une foule de choses qui intéressent l’histoire anecdotique de notre province. Il émaille
son ouvrage de réflexions spirituelles, pleines de sel et de gaieté ; il truffe ses propos
de remarques judicieuses parfois imprévues, où la science technique, sans aridité,
devient jubilation savoureuse et attrayante… Et Pfister de souligner : « …le bonheur
de cet homme qui vivait cependant éloigné de l’église, était de rendre service aux
gens d’église ».
Le citoyen.
Célibataire endurci, Ernest vivait avec une fidèle et dévouée servante, dont
il se disait que… ? Et des hommes de peine pour l’entretien de son domaine. Pourtant,
issu de familles très catholiques, à cette époque d’Emile Combe, il s’affichait
farouchement anticlérical. Être étrange, ses sentiments intimes étaient généralement
en contradiction avec ceux qu’il se plaisait à afficher. S’il voyageait peu, il recevait
néanmoins beaucoup d’amis, son accueil était cordial et son tour d’esprit rendait sa
129
conversation amusante.
D’après Pfister : « …Cette amitié, une fois donnée, ni le temps, ni
l'éloignement, ni la maladie, ni même les divergences d'opinions ne pouvaient
I‘altérer ».
Comme il entretenait de très bonnes relations avec Paul Girod le fondateur
des célèbres aciéries d’Ugine, en 1912, il céda des terrains pour la construction de
logements destinés aux ingénieurs et aux ouvriers.
Pendant la guerre 14-18 il sera Président de la Commission de Réception
ayant pour mission d’acquérir dans la région marchandises, animaux et récoltes
nécessaires à l’Intendance militaire et à la survie des habitants d’Ugine et du Val
d’Arly, il s’acquittera de cette tâche d’une manière désintéressée avec tact et
diplomatie comme en témoignent les nombreux courriers qui restent dans les archives
du musée d’Ugine. On peut présumer que sa grande connaissance du patois lui ait
amplement facilité la tâche.
Après la guerre, il se met encore au service de ses concitoyens en devenant
Président de la section cantonale des Pupilles de la Nation, il s’occupe alors de
l’attribution des secours et des pensions dues aux veuves et aux orphelins de guerre.
Pendant quelques années il sera conseiller municipal.
L’académicien
Ernest Perrier de la Bâthie fut membre de l’Académie Florimontane depuis
le 10 juillet 1912. Un mois auparavant le 9 juin, il fut invité à la sortie annuelle et à la
séance extraordinaire qui se tint sur la terrasse ombragée du château féodal de
Miolans. Cette journée académique fut, comme toujours, suivie d’un copieux
banquet, qui eut lieu à l’Hôtel Central de St Pierre d’Albigny. A l’heure des toasts M.
Nanche, Vice-président, leva notamment son verre à M. Perrier de la Bâthie « le
cicérone aimable et empressé, rendant notre visite plus complète et plus riche de
souvenirs » !
Pour ne pas mutiler la pensée de notre convive, je ne peux m’empêcher de
citer intégralement la lettre de remerciement qu’il adressa le lendemain de cette sortie:
E. PERRIER DE LA BATHIE
Ingénieur Agricole E.N.A.
Ugine. (Savoie)
10 juin 1912
Madame l’Académie,
Faisant téméraire crédit de sagesse à un enfant terrible dont ils
connaissent toute l’affection, Messieurs Le Roux, Martin et Bi–Serand (les deux frères
François et Joseph Serand) ont eu la délicate pensée de l’associer à l’excursion d’une
très docte assemblée.
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Pour faire honneur à ses créanciers, l’intrus, ébaudi de se voir en si bonne
compagnie, n’a été que trop sage, écoutant et regardant, sans toucher à rien- et ainsi
parfaitement inopérant !
Au banquet, surpris par des remerciements aussi inopinés qu’immérités, il
a jugé trop cynique de vous en rendre grâce sur le champ……d’Epicure.
D’ailleurs, l’invité inutile, n’étant même pas politicien, n’a jamais vaticiné
en public, et n’a pas osé s’exposer à une défloration oratoire, trop cruelle en pleine
académie.
Aussi, la trop grosse mouche du coche, celle que l’on fait descendre pour
décongestionner les chevaux, dans les raidillons de Miolans, ne peut que vrombir ici
toute sa reconnaissance à ces Messieurs de l’académie, à Monsieur Nanche, bon
jardinier de la symbolique Gentiane, dont il sait si bien édulcorer les sucs austères
mais toniques.
Pour faire acte d’académicien - d’un jour ! - le moucheron se remémore le
charabia qui fit la désolation de sa jeunesse (le latin), en clamant à la Florimontane :
- Crescat, vivat, floreat - !
Et ces souhaits de fécondité, maladroitement déclinés par l’inexpérience
d’un vieux garçon, ne pourront que porter bonheur à cette très accueillante société.A vos pieds, ci-gisent, belle Madame l’Académie, les vœux et les
remerciements qu’avec plus de cœur que d’esprit, vous adresse votre très dévoué
serviteur ! (Signature!
Ces lignes pittoresques à souhait montrent encore l’imagination fertile, la
fantaisie et l’érudition de notre homme en toutes circonstances.
Comme nous l’avons dit, par testament Ernest Perrier de la Bâthie a fait
don de ses collections et œuvres d’art de la ‘’Chambre des Cerises’’ à l’Académie
Florimontane pour être reconstituées au château de Montrottier. Ce legs avait été fait à
la condition que ces souvenirs ne soient ni vendus ni cédés à titre gratuit par
l’Académie, avant 50 ans comptés à partir de la date du décès du testateur. En 1934,
les plus beaux meubles et tableaux de ce legs avaient pris place dans la salle des
gardes du Château de Montrottier, ils sont visibles aujourd’hui dans différentes pièces.
Né en 1865, décédé en 1937 et souvent cité dans cette étude, Albert
Bordeaux était très ami et il eut une nombreuse correspondance avec Ernest dont il
avait épousé la cousine : Augusta Perrier de la Bâthie, fille de son premier tuteur, le
bâtonnier René Perrier de la Bâthie.
Albert était le frère aîné d’Henry Bordeaux (1870-1963), l’éminent
académicien savoyard. Non moins remarquable que son cadet, il fut sans aucun doute
le plus doué des 8 frères et sœurs Bordeaux. Reçu à l'Ecole des Mines de Paris, il
obtient brillamment son diplôme d’ingénieur. Jusqu’à l’âge de 65 ans, il fit de la
prospection minière dans toutes les parties du monde : au Transvaal, en France et en
Europe centrale, en Californie, au Mexique, Indochine, Madagascar, Sibérie, etc.
Capable de discourir en latin, il parlait couramment plus de 8 langues, il a traduit
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beaucoup d’ouvrages dont un roman de Stevenson, Hermiston, le juge-pendeur et
publié de nombreux livres professionnels et traités géographiques.
Auteur de « La Géologie et les Mines de la Savoie et des régions
environnantes », Raoul Blanchard lui a consacré des lignes élogieuses. Il a laissé
dans ses mémoires des lignes fortes intéressantes sur les Perrier et en particuliers sur
Ernest.
Ernest lui écrit : « Merci mon cher Albert, de votre très intéressante
géologie de le Savoie. J’y ai appris beaucoup de choses et regrette qu’il n’y ait point
de mines d’or dans un jardin : sinon malgré mon état de ‘’malfoutisme’’ progressif,
j’aurai pris la pioche !.....»
Une autre fois s’agissant de l’orgue de Thonon : « Merci, mon cher Albert
de vos démarches organistiques (pour cet instrument) qui a été intelligemment
restauré ».
Dans le courrier en notre possession, il est souvent question des visites du
couple Bordeaux à Ugine.
Je remercie tout particulièrement Monsieur Jean-Luc Chatain, l’un des
petits fils d’Albert Bordeaux de m’avoir procuré de précieux écrits et renseignements
sur son grand-père.
Sa maladie. Son décès.
Pfister relève les misères et les atroces souffrances qui torturaient Ernest.
De longue date notre patient s’est plaint de sa santé auprès de ses nombreux
correspondants et nous l’avons vu plus haut dans plusieurs de ses préambules de la
faune et la flore des orgues.
Le 20 octobre 1921, 11 ans avant son décès, dans une carte à Albert
Bordeaux, il note : « J’ai rapporté de Brides une manifestation pulmonaire qui ne me
quittera peut-être point. Mon cousin Guiter (médecin), qui m’a sondé et ressondé, m’a
bien rassuré quant à la tuberculose que je craignais, mais je n’en suis pas moins mal
fichu ».
En 1922, pour ses vœux au même A.B. « Je suis vermoulu, malfoutu….
Jamais sûr d’arriver à une autre année….je passe un hiver plus dégoûtant que jamais
et ne souhaite plus que d’être aussi promptement que complètement abruti, pour ne
plus penser à rien ! La pipe même, consolation des mêmes abrutis, ne me dit plus
grand-chose ! »
A une date inconnue, à Albert Bordeaux encore, il fait état de
« malfoutisme progressif… Je ne puis faire 1 kilomètre à pied, sans être couché le
lendemain et ne puis rendre mes douleurs supportables qu’à grand coups
d’électricité…. » Ernest était conscient de la gravité de son état, mais s’il avait de
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l’amertume il n’en conservait pas moins un humour courageux et sa vivacité
épistolaire. Son ami l’organiste Alexandre Cellier écrivait le 12 avril 1927 : « la verve
de vos lettres n’en témoigne toujours rien ! »
Quinze jours avant sa mort, dans sa probable dernière lettre écrite le 29
avril 1932 à Maurice, le fils de son cher cousin Louis, il s’exprimait ainsi : « Mon
cher Maurice, je ne t’ai pas remercié plus tôt de ta belle aquarelle. Au lit depuis deux
mois, mon cancer se manifeste à nouveau, je ne meurs que trop lentement au comptegoutte, hélas ! Lundi, je pars emballé dans une caisse pour Lyon pour me faire
respirer et n’en reviendrai peut-être que dans une boite de conserve. Mais je filerai
sans regret, après deux mois de souffrances surhumaines, bourrant ma valise de mes
bons souvenirs de vraies amitiés, et crachant par la portière sur les mufles des
grenouilles uginoises. De tout cœur et peut-être adieu ».
La susdite caisse, était-elle un poumon artificiel ? Il est sûr qu’il eut du
diabète et un cancer de la gorge. Durant de nombreuses années il a donc atrocement
souffert jusqu’à son décès survenu le 15 mai 1932 à Ugine, il n’avait que 59 ans.
Bénéficiaire principale de ses legs, la municipalité lui fit des obsèques
solennelles et dans les éloges il fut qualifié de Baron, bien que l’on soit en
République !
Son testament et ses dons.
Déposé le 5 mai 1929 dans l’étude de maître Jaquin, notaire à Albertville,
E.P.B. fait de son ami André Pringolliet, Maire d’Ugine, son exécuteur testamentaire.
Voici quelques extraits de son testament:
Ma volonté formelle est d’être enterré civilement avec mes noms et
prénoms et l’inscription très apparente en lettres rouges de 10 centimètres de haut :
LIBRE PENSEUR.
Au maire d’Ugine 10 000 francs… (Suit le détail du legs de ses propriétés,
terrains, alpages à la Caisse des Ecoles d’Ugine à condition qu’elles profitent à la
Culture et à la Jeunesse et que toutes les activités soient laïques).
Je déshérite de la façon la plus absolue mes parents de Conflans ci-après…
(Il y avait eu de profonds désaccords dans la famille.)
Il fait des dons à sa domestique à des amis et à certains parents.
Puis : A l’Académie Florimontane d’Annecy : mes collections, y compris
les armoiries fixées au plafond du salon….
A Mlle Guérin (la fille de son notaire) : mon piano à queue Pleyel.
A la ville d’Ugine : Mon grand orgue à condition qu’elle ne le donne ni ne
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le vende. Cet instrument ne devra jamais servir à une fête religieuse quelconque…
Tout le reste des meubles non-cités sera partagé en parts égales entre mes
parents ci-après… Suivent les noms des dits ‘’Perrier de la Bâthie’’.
Conclusion
Si aujourd’hui la belle et majestueuse demeure ‘’ le Manoir de Montmain’’,
propriété d’Ernest, est toujours là, il ne reste alentour qu’un portail et 2 piliers près
desquels furent enterrés ses chiens. C’est maintenant : ‘’la maison des associations’’,
l’intérieur a été entièrement transformé et il ne subsiste rien du beau mobilier et des
œuvres d’art. Nous n’avons trouvé aucune trace sur ce qu’est devenu son orgue, dans
les délibérations municipales, c’est pour le moins curieux, il aurait été vendu à Fez
paraît-il ? L’harmonium amplifié aurait été légué à son ami Louis Pfister écrira: «Cet
homme très simple, vivant retiré derrière les fenêtres mi-closes de sa
gentilhommière…n’était pas un égoïste ».
Sans descendance, Ernest Perrier de la Bâthie fut soucieux de l’instruction
et de l’éducation de la jeunesse de ses concitoyens, pour cette raison il a richement
doté sa commune uginoise. Sur ses terrains, ont été construit : un cinéma, un collège
qui portent son nom, un stade et un lotissement. Une avenue importante porte
également son nom. Il a assurément bien mérité que son souvenir soit ainsi
sauvegardé dans sa petite patrie.
Sa tombe se trouve tout de suite à droite dès l’entrée du cimetière d’Ugine,
c’est un monument massif en granit avec un bandeau rouge de 10 cm de haut tel qu’il
l’avait exigé et qui mentionne « libre penseur » !
Permettez-moi, chers amis, de penser bien sincèrement que notre Académie
s’honore d’avoir évoqué aujourd’hui ce personnage hors du commun, curieux,
original, surprenant sans aucun doute, mais attachant et d’une grande culture. Nous
retiendrons ainsi la mémoire de cet extraordinaire Savoyard que fut Ernest Perrier de
la Bâthie.
« Preux dès ! ». J’en ai assez dit !
Et, comme notre héros l’écrit en terminant sa brochure sur les orgues
savoyardes : «Il ne nous reste plus, cher patient, qu’à vous patoiser de tout cœur :
« Gran marçi ! Portà-vo bien ! ». Grand merci, et portez-vous bien !
À la sortie de cette séance je vous invite à faire nôtre cette recommandation
relevée chez Ernest Perrier de la Bâthie:
« Lou’ Savoyar son pâ ch’ fou
Dès sé quitâ sên bâr on cou ! »
134
Réponse de M. Michel Dumont-Mollard, membre titulaire
Monsieur,
A vous entendre, on doute presque que vous ne soyez historien plutôt que
musicien, tant vos propos font preuve d’une maîtrise dans la pratique de l’histoire ;
aucun doute Clio vous a pris par la main ! L’argumentaire s’étaye sur des sources
tangibles, vous avez le goût de la recherche et vous communiquez aisément le fil
d’une passion, celle de faire partager aux autres le fruit de vos investigations, en un
mot : votre savoir, votre érudition.
Le mot est prononcé : passion, oui, Monsieur, vous êtes un homme
passionné, - tout comme Monsieur de Sainte-Colombe dans le très beau film d’Alain
Corneau « Tous les matins du Monde ».
Vous œuvrez avec passion, c’est un élément incontournable de votre
tempérament car, quoique vous entrepreniez, vous conduisez votre travail fermement,
esquivant les embûches,- même celles de l’âge,- irréductiblement jusqu’à la phase
finale, celle de la réussite, celle qui avant tout vous satisfera et vous apportera le
plaisir, et peut-être, plus difficilement accessible : la paix intérieure. Votre démarche
est cependant monolithique. Vous fûtes ainsi durant votre vie active : commercial,
musicien, organiste, enseignant, organisateur, coopérant auprès des associations
culturelles, et j’en sais quelque chose…
Nul doute qu’en vous invitant à siéger en son sein, l’Académie de Savoie ait
reconnu en vous une personnalité rayonnante dans le domaine des arts, celui de la
musique en particulier. Elle découvre subsidiairement, comme nous aujourd’hui, vos
talents d’historien et de musicologue esquissés déjà par l’étude que vous consacrâtes à
Georg Muffat, organiste et compositeur allemand, pourtant né à Megève.
Aujourd’hui vous venez de faire découvrir à beaucoup d’entre nous, je crois,
la personnalité hors du commun du baron Ernest Perrier de la Bâthie. Ce scientifique
érudit, musicien épris d’orgues, produit distingué du terroir savoyard qui comme ses
devanciers emploie communément le patois pour échanger quelques ironies. Tout
comme dans les campagnes, l’usage du patois dans les villes ne fait aucun doute. Au
XIXème siècle les notaires d’Annecy devaient encore expliquer les actes en idiome
du pays ! On peut donc en conclure, même si Montaigne en atteste l’usage en 1581,
que la diffusion du français en Savoie a été plus lente que celle de la pomme de terre !
Vous venez de nous en donner maints exemples.
Mais au fait, Monsieur, qui êtes-vous ?
135
Je répondrai simplement à la manière d’André Suarès : « Voici l’homme…
une force de la nature ! »
L’homme
Vous naissez le 19 mars 1921 à Annecy, de Charles Ruscon et d’Eudoxie
Boyé. Vous êtes l’aîné d’une famille de 7 enfants et vous perdez votre mère à l’âge de
9 ans ; deux faits qui marquent à vie une existence. Vous êtes scolarisé au collège
Sainte-Marie de La Roche sur Foron, études classiques latin, grec, et premier contact
avec la musique : vous découvrez là le chant choral. Toute votre scolarité s’émaillera
désormais d’une pratique musicale très diversifiée : chorale, fanfare, trombone à
piston etc… Je passe rapidement sur vos honnêtes études secondaires car plus
surprenant, vous fréquentez pour finir l’Ecole d’Apprentissage Supérieure de Lyon,
section « mécanique générale », aussi logique oblige, vous retrouvera-t-on comme
tourneur outilleur à l’usine SRO à Annecy, cependant votre attirance vers la musique
est plus forte que le décolletage.
Il est vrai que votre père œuvrait chez Bildé, facteur renommé de pianos et
d’harmoniums à Annecy. Il était musicien, en autodidacte je crois, il jouait souvent
du piano et conviait sa famille le dimanche autour de l’instrument pour chanter avec
lui les airs à la mode tirés d’opéras ou d’opérettes. Sans s’en douter, il faisait régner à
la maison un climat propice à l’éveil musical, tout comme le bon « Père Bach » ;
allez, toute proportion gardée ! Mais il avait introduit le ver dans le fruit, car déjà lors
de votre séjour à Lyon, vous débutiez des études d’orgue auprès d’une élève de
Joseph Bonnet : Melle Defay, tout en vous familiarisant avec le piano chez Jean
Thévenin, un ami de famille. En 1939, vous avez 18 ans et vous jouez votre première
messe de minuit en l’église Saint-Etienne à Annecy avant de devenir dès lors
organiste de cette paroisse.
En 1941, incorporé aux Chantiers de Jeunesse, puis à la prestigieuse
« Musique Nationale des Chantiers de Jeunesse », à Châtel-Guyon, vous côtoyez là
des musiciens professionnels, premier prix de conservatoire qui vous honoreront toute
votre vie de leur amitié ; vous y jouez de l’orgue dans les grandes festivités musicales,
mais plus cocasse, vous y apprenez le cor alto ! Passion ? Curiosité ? Mystère ! Votre
vie sera ainsi faite de découvertes et d’engagements portés sans cesse vers de
nouveaux horizons ! Une preuve ? Vous serez nommé en 1942, Directeur de
l’Harmonie Chorale d’Annecy, chœur mixte porté sous votre direction à 80
exécutants.
Pour être succinct… Vous vous mariez et aurez quatre enfants, trois garçons,
une fille : Jacky, Bernard, Chantal, Michel. Tous s’initieront à la musique.
136
Dans l’intervalle vous confortez vos études de piano, et d’harmonie sans
négliger l’orgue alors que votre nouvelle vie professionnelle devient plus intense au
sein des Fromageries Bouchet d’Annecy où vous devenez « acheteur en gruyère » et
directeur commercial. Serait-ce déjà à cette époque que vous jumelâtes la sensibilité
des saveurs gustatives à celles tout aussi subtiles des sonorités des registrations de
l’orgue ? Fut-ce un défi ? Votre épicurisme y répondra : De natura rerum, chez vous,
une maxime de vie !
En 1953, un premier prix d’orgue à l’unanimité au Conservatoire de
Chambéry dans la classe de Jean Giroud, va vous engager dans la poursuite
simultanée de deux carrières : l’une commerciale assurant le quotidien de la famille,
l’autre artistique, vous nourrissant pourrait-on dire de musique…il s’ensuivit ainsi
divers postes d’enseignant pour finir professeur titulaire au Conservatoire National d’
Annecy.
1971, voit naître votre cinquième enfant, Laurent qui délibérément prit le
nom de sa mère : Mme José Vannini. Comme votre fils ainé Jacques, pianiste &
organiste, Laurent est musicien ; ses deux enfants : Romane et Bastien encore jeunes
font aussi des études musicales engageantes. Le fil n’est pas rompu !
Puis vint la période où la pédagogie triomphe en notre homme.
En 1970, vous abandonnez toute autre activité étrangère à la musique pour
vous consacrer exclusivement à l’enseignement du piano et de l’orgue au sein du
conservatoire d’Annecy que dirigeait Mme Gaillard. Vous enseignez également la
musique pendant plusieurs années au Grand Séminaire.
En 1972, vous parvenez à ce que se réalise le vœu le plus cher à tout
organiste : posséder chez soi son propre instrument. La disposition de votre
appartement s’y prêtant, vous aménagez une salle de musique destinée à recevoir non
seulement un piano à queue, mais surtout un magnifique orgue à 3 claviers et pédalier,
9 jeux réels, traction mécanique comme au XVIIIème siècle, construit par l’un des
meilleurs facteurs d’alors : Kurt Schwenkedel, de Strasbourg. Disons pour ne trahir en
rien l’ambiance du moment, que le jeu de piccolo vous avait été offert par vos
enfants !
Dorénavant vous dispensez votre enseignement chez vous, comme tout
organiste professionnel qui se respecte.
Permettez-moi une confidence, j’ai personnellement toujours été ébloui par
la densité et l’éclectisme de votre bibliothèque musicale. Quelques centaines de
partitions siégeaient là scrupuleusement ordonnées sur les rayonnages de cette salle
d’orgue. Tout désir de vos visiteurs pouvait être comblé, car vous vous mettiez
aussitôt aux claviers pour donner un aperçu du texte musical recherché.
Au nombre de vos élèves, et ils furent nombreux, une mention particulière
revient à François-René Duchâble, concertiste de renommée mondiale qui vous garde
137
un attachement quasi filial.
En 1986, après 40 ans de sacerdoce professoral, vous décidez de cesser ces
activités pourtant si riches de souvenirs et de vaquer librement selon de nouveaux
instincts.
Les choses de l’esprit / l’intellectuel
Jeune retraité, si l’on peut dire, sur le champ vous reprenez intensément
l’étude de l’allemand, cette langue si précieuse pour entrer dans le monde des
organistes germaniques: Buxtehude, Böhm, Bach, Reincken, Muffat, …et tant
d’autres.
Vous mobilisez le nouveau temps disponible pour vous occuper des choses
de l’esprit, vous devenez membre correspondant, puis membre associé et depuis
1985, membre effectif de l’Académie Florimontane. Pour l’ouverture solennelle de
l’année académique en 2002, vous prononcez au Château de Montrottier une
conférence sur Georg Muffat. Prestation remarquée qui fait lumière sur la personnalité
de ce compositeur lequel entreprit, avant même Couperin et Telemann de réunir les
goûts dominants du Grand Siècle : allemands, italiens, français. Votre étude,
Monsieur, est parmi les premières du genre consacrée à ce natif de Megève.
En 2001, reconnaissant l’attachement fidèle à votre province natale, et les
engagements qui furent les vôtres sur le plan culturel et artistique, l’Académie de
Savoie vous accueillait au titre de « membre associé » ; première étape à l’élection
manifeste de ce jour.
L’organiste, le concertiste,
Mes propos n’ont cependant pas encore fait le tour de votre personne ; des
zones d’ombre subsistent, si le professeur s’entrevoit, l’organiste- concertiste reste
encore perché tout en haut de sa tribune … S’il vous plaît, Monsieur, descendez vers
nous pour quelques instants.
Citons un point culminant pour un organiste savoyard : celui d’avoir été
l’invité de Pierre Cochereau, organiste titulaire de la tribune de Notre-Dame de Paris,
pour la messe commémorative du centenaire du rattachement de la Savoie à la France
en 1960. « J’étais, avez-vous dit, mort de peur en ouvrant la porte de cette illustre
tribune » L’instant d’après vous vous trouviez à la console de l’un des plus prestigieux
orgues de France. Devant vous, s’épanouissaient cinq claviers et pédalier, cent tirants
de jeux dont un pour le Grand Plein Jeu de 32 pieds, à la pédale : la Bombarde de 32’,
dont les basses ont plus de 10 mètres de hauteur… ces jeux développant une
138
puissance sonore qui vous gagne, vous envahit, vous étreint jusqu’à vous faire perdre
toute maîtrise, … mais non, Monsieur, il ne faudrait pas vous connaître, votre ami
Pierre à vos côtés, vous dominâtes cette situation d’exception. Episode illustre de nos
jours que cet « In Memoriam » de Léonce de Saint-Martin, que vous fîtes sonner à
l’orgue, jouant de concert avec 3 trompettes, 3 trombones de la Garde Républicaine.
Des Savoyards présents dans l’assistance témoignent encore aujourd’hui de l’émotion
qu’ils ressentirent.
Mai 68, vous fûtes à Paris, et dans le Quartier latin SVP, à la tribune de
l’orgue de l’église Saint-Séverin où Francis Chapelet vous accueillit. Ah ! quel bel
orgue français Louis Quinzième avez-vous reconnu, et quel beau récital y donnâtes vous.
En 1969, c’est au tour de la cathédrale d’Albi de vous prêter le temps d’un
récital son célèbre « Moucherel de 1734 », puis ce sont des concerts à Francfort, à
Marienthal en Alsace, à Saint-Donat, lieu d’un festival renommé où s’illustrait chaque
année au mois d’août Mme Marie-Claire Alain, une amie commune.
Il ne me faut pas laisser sous silence le rôle important que vous avez joué en
Savoie et plus particulièrement dans votre fief : la Haute-Savoie, comme conseiller et
expert organologue lors de reconstructions, relevages & créations d’orgues neufs. La
facture d’orgue vivait à cette époque une mutation dans sa traction électrique et
mécanique, comme dans son retour à une esthétique dite « classique ». Vous fûtes
alors un élément précieux et écouté par vos conseils fondés sur une parfaite
connaissance de l’historique de cet instrument. Vos actions se manifestèrent en
particulier auprès des manufactures Schwenkedel de Strasbourg pour les orgues: du
Petit séminaire de Thonon, de Thônes, surtout St Louis de Novel à Annecy ; et celle
de Merklin à Lyon : plusieurs positifs d’un clavier, puis les instruments de Montriond,
Samoëns, Megève.
1975, Inauguration de l’orgue de la Sainte-Chapelle du Château des ducs de
Savoie. Un évènement dans les activités culturelles de la ville que la reconstitution de
l’instrument de 1675 d’Etienne Senot confiée au facteur Haerpfer-Erman de Boulay
(Moselle). Votre engagement auprès de l’Association des Amis de la Sainte-Chapelle
fut total, vous en fûtes le conseiller artistique et le vigilant organologue durant toute
son installation. Vous fûtes aussi le premier organiste à faire sonner cet instrument, à
faire résonner sous ses voûtes ancestrales de pleines et fastueuses harmonies ; vous
fûtes, Monsieur, le premier, depuis cette tribune, à rompre ainsi le fâcheux silence que
trois siècles d’inconséquences avaient imposé.
Votre attachement amical envers ce noyau d’organophiles de la SainteChapelle, fut sans limite ; vous arriviez le samedi vers 11h au magasin photo de la rue
Favre pour projeter avec moi : récitals, concerts, voyages culturels, auditions,
rencontres pédagogiques etc. Une facette de plus à ajouter au miroir de votre
personnalité !
Par ailleurs, le musicien avenant que vous êtes cédait aux sollicitations
139
diverses : récitals à Sion sur orgue de Valère (1435), à Châtel, Grenoble, Nice, de
nouveau Notre-Dame de Paris, en la cathédrale d’Alger, la Vallée de la Roya et ses
orgues italiennes, Venise, Dresde, Francfort, Megève . Et puis il y eut aussi des
tournées récitals avec des solistes comme Jacques Jarmasson - trompette, Philippe
Delzant- hautbois, Christine Devouassoux & Claude Langain – clavecin etc.
Dût votre humilité en souffrir, cette énumération voulue pourtant succincte
peut en dire long sur la densité de vos activités, comme elle révèle à chacun de nous,
la polyvalence de vos engagements et l’éclectisme de votre culture musicale.
Megève.
L’orgue de l’église Saint-Jean-Baptiste de Megève vous a souvent interpellé.
Il s’agit d’un orgue historique construit en 1842 par Joseph Callinet, illustre facteur
d’orgue alsacien. Vous avez eu de multiples occasions de l’approcher, soit pour y
donner des concerts, soit pour être retenu comme expert lors de diverses opérations de
relevage, en particulier en 1957. C’est dire la place de choix qu’il occupe en votre
esprit et particulièrement depuis sa dernière rénovation en 2002 ; mais là, je vous
laisse vous exprimer, Monsieur :
« Le 20 février 2005, j’ai eu l’avantage et le plaisir de jouer sur le nouvel
orgue de Megève avec au programme des œuvres de G. Muffat. Ma famille et
beaucoup d’amis m’ont donné la joie de venir m’entendre, ils étaient loin de se douter
qu’ils assistaient à mon dernier récital. »
La préparation de ce concert vous avait demandé un travail important. Vous
aviez, comme il se dit : Muffat dans les doigts, il eût été regrettable que votre
interprétation de certaines œuvres de ce compositeur restât l’apanage d’une soirée.
Pour matérialiser musicalement l’intérêt que vous aviez porté à Muffat, je
vous ai, après maintes conversations, décidé à réaliser une prise de son. Nous avons
ensemble procédé à un enregistrement de quelques-unes de ses œuvres sur l’orgue de
la Sainte-Chapelle du Château des Ducs de Savoie. Instrument dont les dimensions,
l’esthétique sonore entraient en parfaite adéquation avec les œuvres de ce
compositeur. Ce CD réalisé a fait, entre autre, l’objet par le Conseil Général de la
Savoie d’une diffusion auprès des visiteurs de marque de notre département.
Mais chez vous, la passion ne saurait altérer la raison, vous avez voulu ainsi
signer par ce disque votre dernière activité musicale.
A l’aube de vos quatre-vingt-cinq ans, vous mettiez de fait sur ce support
tangible, la marque d’une carrière vouée primordialement à la musique, une carrière
vouée à cet art, cet art dont l’expression jamais pleinement satisfaisante à vos oreilles,
fut pour vous plus qu’une passion : mieux, une raison de vivre.
140
La raison engage aussi en votre endroit une source de générosité : depuis
l’année 2008, ne jouant plus votre orgue personnel, et après de longues réflexions
partagées en famille, vous avez décidé de vous séparer de lui et de donner une
nouvelle vie. Ce fut, avez-vous dit : « un dur déchirement après trente-six ans d’un
attachement quasi viscéral. »
Je ne puis en cet instant m’empêcher de songer à André Gide qui écrivait en
ses mémoires :
« Quand je pense à cet adieu que j’ai dit à la musique. A peu que le cœur ne me fend
et il ne me paraît pas que la mort puisse m’enlever rien, à présent, à quoi j’aurai tenu
davantage. »
Mais, cher Monsieur, quelle n’est tout de même pas aujourd’hui votre
satisfaction, de voir votre instrument et de l’entendre souvent à la Maîtrise des
« Petits Chanteurs de la Primatiale Saint-Jean Baptiste de Lyon » à qui vous en avez
fait don. Un geste magnanime qui certes honore votre personne et flattera pour
longtemps encore votre mémoire.
Reste à dire, Monsieur, l’humaniste qui sommeille en vous, car non satisfait
d’avoir acquis une vaste connaissance musicale, vous vous êtes toujours ouvert au
monde des arts, à l’étude des Beaux-arts, celle des pays et de leurs civilisations ; que
de voyages n’ont-ils pas favorisé votre éclectisme de vue : l’Europe naturellement,
avec une préférence avouée pour l’Italie : cette patrie en laquelle tant de génies ont vu
le jour et qui reste pour la musique, en tout cas, un creuset insurpassable
d’inspirations. Puis la Turquie, la Jordanie, la Russie, l’Indochine, le Pakistan… et
j’en passe.
Comment ne pas être séduit par l’homme que vous êtes ?
L’Académie de Savoie a succombé à la tentation de vous compter un jour
parmi ses membres effectifs. Ce jour est arrivé, j’ai l’honneur, Monsieur et cher ami,
d’être le premier à vous saluer en tant qu’Académicien; je sais que cette distinction
ne restera pas vaine, l’Académie accueillera avec bonheur les fruits de vos passions.
Mais avant que ne s’estompe ce portrait parlé de votre personnalité,
permettez-moi, Monsieur, d’évoquer en quelques lignes le musicien secret, le
musicien intime que vous êtes. Vous m’avez souvent confié le plaisir indicible que
vous procurait la pratique du piano, l’étude d’œuvres du grand répertoire pianistique :
Debussy, Schumann, Mozart et surtout Chopin.
Je sais que souvent chez vous à Annecy, vous vous accordiez le plaisir de
vous assoir devant votre célèbre piano, votre célèbre double piano à queue, celui
même qui appartint au comte Léonce de Saint-Martin, -organiste de Notre de Paris- et
qui aujourd’hui fait la joie de M. François-René Duchâble. Vous pénétriez dans
l’intimité de l’œuvre, seul, sans témoin, rien que pour vous, vous vous engagiez en un
face à face avec Chopin par exemple ; en un moment de jubilation, d’extase parfois,
141
où votre sensibilité, vos propres émotions se mettaient à nu.
Heureux homme que celui qui sait percevoir jusqu’aux vibrations profondes
de l’âme humaine, les comprendre et les faire aimer !
Michel Dumond Mollard
142
Eloge funèbre
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Éloge funèbre de M. Louis Rey
Par M. Jean Burgos, membre titulaire
Allocution liminaire de M. Louis Terreaux, président de l’Académie
Mes chers confrères, Mesdames, Messieurs,
La rentrée de l'année académique s'est faite sous le signe du deuil. Nous
apprenions la semaine passée la mort imprévisible et brutale d'André Laronde. Elle
succédait au décès de Louis Rey, victime d'un mal impitoyable.
Jean Burgos évoquera dans un instant la personnalité exceptionnelle de Louis
Rey, son ami de toujours. Je ne puis que rappeler préalablement à son propos, le nom
d'André Laronde, celui d'un confrère qui parvenu à de hautes destinées n'en put
apprécier les heureux effets. Rupture subite dans la trame humaine. Nous n'avons pas
pu recevoir au titre de membre titulaire un membre qui avait été élu à l'unanimité.
Il était loin d'avoir pu donner toute sa mesure dans ses fonctions officielles.
Membre de l'Institut, il représentait brillamment l'archéologie française en Libye. Son
programme y est suspendu.
Sur un plan plus proche de nous, nous le connaissions comme président
144
national de la Conférence nationale des Académies. Il présidait l'Académie
delphinale, il se disait heureux quand il était à l'Académie de Savoie. Brillant
helléniste, il rappelait avec plaisir qu'il avait enseigné le grec à l'Université de Savoie,
où nous avons été collègues.
Il était constellé de distinctions : officier de la Légion d'honneur, de l'Ordre
national du Mérite, commandeur des Palmes académiques, chevalier des Arts et des
Lettres. Au demeurant, un savant modeste et fort aimable, sans la moindre prétention.
Un humaniste par sa formation : il était agrégé de lettres classiques. Un humaniste au
plein sens du terme dans ses attitudes et sa conception de la vie.
Je ne saurais m'étendre davantage, le règlement de l'Académie ne permettant
pas de transformer de libres propos en "éloge funèbre", s'agissant d'un membre élu
mais non reçu. Que cette rigueur, ne nous empêche pas de respecter une minute de
silence en souvenir de notre éminent collègue.
La parole est à notre confrère Jean Burgos pour l’éloge funèbre de Louis Rey.
--------------------------« Tout voyage se déploie nécessairement dans l’espace et s’accomplit dans
le temps », disait-il au cœur de son magnifique discours de réception en notre
Académie – c’était le 31 octobre 1980 –, un discours qu’il serait bon à cette heure de
relire tout entier. Car c’est bien à ce déploiement dans l’espace d’une vie, à cet
accomplissement dans le temps d’une vie qu’il nous faut songer aujourd’hui, quand
l’auteur de ce Voyage aux sources, notre ami Louis Rey, notre confrère le Professeur
Rey, s’en est allé pour un autre voyage, trente ans après, presque jour pour jour, le 26
octobre dernier.
Nous a-t-il quittés ? Il n’est rien de moins sûr. Dans sa dernière lettre, ne
disait-il pas qu’il réapprenait à marcher, soucieux déjà sans doute d’un nouveau départ
vers un autre ailleurs ? Car il était, je me souviens, à peine arrivé déjà prêt à partir,
poussé par une insatiable curiosité depuis sa prime jeunesse – une curiosité sur
laquelle il devait construire une carrière exceptionnelle de chercheur jamais satisfait
de sa part de connaissance, toujours avide d’aller plus loin pour trouver du nouveau.
Cette avidité, chose merveilleuse, ne l’a guère quitté, en effet, tout au long de sa vie,
une vie s’accomplissant à mesure dans le temps de ses recherches comme dans le
temps de ses rencontres. Car l’homme de laboratoire qu’il fut, cet inlassable
observateur, cet audacieux expérimentateur qui savait aussi en silence se mettre à
distance du sens même de ses recherches, authentique philosophe en cela, l’homme de
laboratoire en lui se doublait d’un homme largement ouvert sur le monde alentour et
toujours accueillant, soucieux de chacun, sachant écouter, rompre les solitudes, un
homme d’une fidélité rare dont plus d’un pourrait témoigner.
Certes, cela ne s’improvise pas. Et quels qu’aient été ses dons naturels – à
coup sûr étonnamment grands –, c’est bien à force de travail qu’il devint celui qu’il
145
restera pour nous. Car Louis Rey fut un travailleur acharné, un travailleur heureux
dans cet acharnement, je crois pouvoir le dire. Né à la Tronche mais bien vite venu à
Aix-les-Bains où son père, médecin-chef des hôpitaux et phtisiologue réputé, devait
exercer pendant un demi-siècle, c’est au Lycée Vaugelas, à Chambéry, qu’il allait faire
ses études secondaires. Des études littéraires d’authentique humaniste familier du
latin et du grec, des études couronnées par un baccalauréat de lettres suivi, mais oui,
par un baccalauréat de sciences expérimentales obtenu avec la mention la plus haute,
digne de celui qui venait d’être lauréat du Concours général en sciences naturelles
précisément. Voilà qui déjà laissait bien augurer de la suite laquelle, après cette
soudaine orientation vers la biologie, le voyait bientôt entrer tout droit par la grande
porte à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm – reçu premier au premier
concours –, de là à la licence, au diplôme d’Études Supérieures puis à l’Agrégation de
sciences naturelles où tout naturellement il est encore reçu premier. Bientôt Docteur
d’État en biologie, il est chargé de recherches au CNRS pendant trois ans avant que
d’être recruté comme Maître de Conférences à l’Université de Dijon où il ne tarde pas
à être nommé Professeur, en biologie physico-chimique.
Déjà, et cela dès ses années d’agrégé-répétiteur à l’École Normale
Supérieure, à l’heure où il s’attelait à sa thèse, ses préoccupations se sont portées sur
le problème de la banque de tissus. Ne se souvient-il pas de la conférence qu’Alexis
Carrel prononça en 1912 devant la section de chirurgie de l’American Medical
Association à Atlantic City, une conférence qui fit grand bruit quand elle montrait,
pour la première fois, combien il serait important pour les chirurgiens de pouvoir
disposer d’un stock de tissus et de greffons conservés, utilisables dans tous les cas
d’urgence ? Un des tout premiers articles de Louis Rey, publié en 1957, va s’attacher
à cette question, qui conclut à la possibilité de conserver pendant très longtemps, à
l’état congelé ou déshydraté, des fragments importants de divers tissus, préservant
intactes leurs propriétés biochimiques et biophysiques. Orientant ses recherches dans
ce sens, il en vient alors à envisager diverses solutions possibles pour protéger les
cellules vivantes au cours de la congélation.
C’est dans un second article publié peu après par l’Institut international du
froid (cet Institut dont il allait plus tard devenir vice-président, et cela pendant douze
ans) qu’il en vient à parler de la méthode privilégiée pour conserver divers organes, la
cryodessiccation, qui seule garantit l’intégrité structurale et physico-chimique des
tissus. Ainsi le retient bientôt la technique de lyophilisation, une technique qu’il est le
premier à enseigner à la Faculté des Sciences de Dijon et dont il ne va cesser
désormais de s’occuper, poursuivant avec obstination ses recherches sur le
comportement des liquides organiques à basse température. Il saura d’ailleurs s’en
souvenir, quelques années plus tard, lorsque, quittant l’Université pour entrer dans
l’industrie, il en proposera aussitôt quelque nouvelle application.
De cette entrée dans le monde de l’industrie, il est certain que Louis Rey
attendait beaucoup, et d’abord la mise en application de ses premières recherches, si
neuves en France, l’utilisation concrète et généreuse de ses travaux qu’il voulait voir
sortir des amphithéâtres et des comptes rendus de laboratoires. Aussi bien,
146
l’opportunité s’en présentant, quittant l’Université de Dijon et s’installant en Suisse,
va-t-il se lancer à fond dans cette aventure industrielle et s’y donner tout entier
comme il le faisait toujours. Il accepte ainsi le poste important de Chef du
département Recherche et Développement du groupe Nestlé, à Vevey, un poste qu’il
occupera pendant dix ans avant de devenir, pour six autres années, conseiller
scientifique, membre du Comité de direction de ce même groupe et délégué aux
affaires scientifique et culturelles.
C’est là, on le sait, qu’il mettra notamment au point un procédé de
lyophilisation qui sera bientôt connu du grand public puisqu’il aboutira à la
fabrication du désormais célèbre Nescafé, connu dans le monde entier. Mais c’est là
qu’il découvre aussi combien le monde de l’industrie est loin, bien loin parfois, du
monde humaniste qui l’avait nourri et auquel il n’avait cessé de rêver. Le temps de la
recherche appliquée ne lui permettant plus, semble-t-il, de s’accomplir ainsi qu’il
l’avait espéré, c’est dans l’espace qu’il va chercher alors compensation, c’est à
l’espace découvert et conquis de diverses façons et dans toutes ses directions qu’il va
demander d’être pleinement lui, s’échappant de quelque façon pour mieux se
retrouver.
Il est vrai que, parallèlement à ses recherches appliquées, dans un monde
industriel qui ne le comblait guère, Louis Rey poursuivait en solitaire, dans son
laboratoire privé qu’il avait mis en place dès 1980, des recherches plus conformes à
ses propres préoccupations sinon à ses aspirations profondes. Aussi bien, à côté de
tous ses travaux sur le froid, la lyophilisation, ses implications et ses applications qu’il
publiait tour à tour (rappelons qu’outre plusieurs centaines d’articles et de conférences
il a fait paraître une vingtaine d’ouvrages tant en France qu’à l’étranger), à côté mais
à partir de ses recherches que ces écrits à leur tour appelaient, c’est sur l’eau qu’il va
plus particulièrement se pencher désormais. L’eau, ce support de toute activité vitale,
disait-il, « une espèce chimique simple, au caractère universel mais aux propriétés
étranges, anormales »… Reprenant à son compte le fameux débat sur la mémoire de
l’eau qui avait tant agité la communauté scientifique quelques années auparavant, on
s’en souvient, et procédant à l’analyse de hautes dilutions par thermoluminescence, il
en vient bientôt, tout naturellement, à s’intéresser de près aux bases physiques de
l’homéopathie dont il n’envisage alors que les seuls aspects théoriques.
Ce n’est que plus tard qu’il s’intéressera à l’effet thérapeutique des
dilutions progressivement obtenues, et donc à la mise au point de remèdes
thérapeutiques. Il s’en expliquera plus récemment, dans une notice où il revient sur
son parcours de chercheur et les hasards qui l’ont conduit ou poussé à emprunter des
voies qu’il ne songeait pas d’abord à emprunter, loin des sentiers battus :
« Assez curieusement, au départ je ne voulus pas approfondir l’aspect thérapeutique
de l’homéopathie, écrit-il. A ce stade, je préférais la considérer comme une donnée
acquise, qui avait d’ailleurs justifié le maintien de cette discipline depuis le XVIIIe
siècle. Je me proposais d’y revenir plus tard. Ce qui me fascinait le plus était de voir
que les homéopathes semblaient utiliser avec succès de très hautes dilutions où
147
l’analyse chimique perdait toute trace du produit de départ. Cela, incontestablement,
choquait mes convictions car la rigueur scientifique, qui avait toujours été à la base
de toutes mes recherches jusqu’alors, s’accommodait mal du fait que, par le jeu de
dilutions centésimales successives, la préparation ait fini par se jouer du nombre
d’Avogadro et que l’on aurait cherché en vain une molécule résiduelle dans la
solution finale. Or, elle était active physiologiquement et non seulement active mais
spécifique […] Ceci fut pour moi, un défi intellectuel et technologique à la fois. Étaitil possible d’identifier cette spécificité ? »
C’était là sans doute se situer à contre-courant des sphères officielles, ce
qui n’était pas fait d’ailleurs pour lui déplaire, je crois pouvoir le dire ; mais cela ne
suffisait pas encore à qui gardait en lui, profondément, le besoin de partager et de
faire partager à mesure une avidité de savoir qui ne devait jamais le quitter. Voilà qui
allait le conduire, après son expérience de l’industrie, à se lancer dans l’aventure
libérale d’un Conseiller scientifique et à renouer pour partie avec l’enseignement : à
l’École des Mines de Paris, tout d’abord, et après quelque détour par l’Université
d’Alaska à Fairbanks, à l’Université de Californie puis à l’École polytechnique
fédérale de Zurich, enfin à l’Université de Savoie qui allait le retenir pendant cinq
années – juste retour aux sources dont chacun n’allait pas tarder à se féliciter.
Il reste que cette pleine occupation du temps donné à l’enseignement et à la
recherche (il faudrait mentionner encore son laboratoire de lyophilisation
expérimentale solennellement inauguré au parc d’innovation d’Illkirch, près de
Strasbourg, en juin 2005, et qui devait couronner sa carrière de chercheur), ce plein
accomplissement dans le temps appelait pour lui, en corollaire, et comme en
complément de sa respiration du monde, une sorte de prise de possession de l’espace
où se déployer tout entier. De ce point de vue, l’incessant voyageur qu’il était fut aussi
un voyageur exemplaire à n’en pas douter. Outre les voyages officiels qu’il fit en tant
que chercheur invité – à travers l’Europe, sans doute, mais aussi en Amérique latine,
en Afrique du nord comme aux États-Unis, au Canada ou en Alaska – ne donna-t-il
pas une multiplicité de conférences un peu partout dans le monde, mais tout
particulièrement dans les contrées du Grand Nord – île de Melville, archipel Arctique,
Terre-neuve, Islande, Groenland – et plus tardivement dans l’hémisphère sud,
dirigeant plusieurs croisières depuis la Patagonie jusqu’au continent antarctique en
donnant à bord des conférences sur les paysages polaires comme sur les propriétés de
la glace ? C’était là, sans doute, prolonger sur le terrain le fruit de ses recherches et
mettre celles-ci à l’épreuve de nouveaux publics, mais c’était pour lui plus encore, se
donner l’opportunité de renouveler son champ de réflexion auquel il octroyait de
nouvelles dimensions.
N’est-ce-pas d’ailleurs à une authentique célébration du voyage qu’il se
livrait dans ce Voyage aux sources que j’évoquais tout à l’heure, lequel devait
marquer de façon magistrale son entrée dans notre Compagnie ? Il y voyait « la
source de toute connaissance » quand, lors de la prise de contact avec le monde,
disait-il, « l’âme veille derrière le réseau vigilant des détecteurs sensoriels […] prête à
faire surgir, dans l’extase même de la nouveauté, une émotion naissante, créatrice de
148
biens affectifs singuliers, imprévisibles ».
Ces multiples voyages, dont certains – surtout ceux entrepris dans le Grand
Nord, jusqu’à l’archipel du Spitzberg et la petite île Jan Mayen perdue au milieu des
glaces sur le cercle polaire – ces multiples voyages qui prenaient forme parfois
d’authentiques expéditions le mettaient donc à l’épreuve de nouveaux publics, mais à
l’épreuve aussi de lui-même, c’est certain. Ne reculant devant rien pour parvenir à ses
fins, comme toujours, n’avait-il pas entrepris, malgré toutes ses charges, d’apprendre
à piloter, d’affronter pour cela cours, stages et examens jusqu’à obtenir le brevet de
pilote de ligne ? C’était tout à la fois mesurer ses limites, et je crois qu’il aimait cela,
mais aussi s’assurer pour lui-même, devant lui-même, certaine autonomie d’action
toute semblable à l’autonomie qu’il avait conquise, et à quel point, dans le domaine
de la réflexion.
Peut-être faut-il donner à ces voyages lointains d’autres fonctions encore
quand notre voyageur va livrer de quelques-uns d’entre eux des récits qui ne sont pas,
loin s’en faut, simples comptes rendus de missions ni les états des lieux d’un
spécialiste confirmé. Magnifiques récits que ceux que nous laisse Louis Rey, tel son
ouvrage sur le Groenland – Groenland, univers de cristal, qui devait être couronné par
l’Académie française avant d’être traduit dans plusieurs langues. L’humaniste, en lui,
ne tardait pas ainsi à refaire surface, celui qui savait déchiffrer, dans des cultures et
des milieux si différents et surprenants, des attentes et des inquiétudes, des aspirations
profondes bien proches des nôtres – et c’était l’homme même qu’il avait plaisir ainsi à
retrouver. Mais un homme qui partout était indissociable du milieu qui était le sien, un
homme solidaire à tous égards de son environnement, un environnement qui n’était
autre, somme toute, que le prolongement même de sa nature d’homme et qu’il fallait à
tous prix protéger et sauvegarder.
On comprend mieux, dès lors, pourquoi le biologiste impénitent, le
chercheur assoiffé qu’était Louis Rey devait se faire en toute occasion l’ardent
défenseur de l’environnement ; un environnement qui était pour lui bien davantage
qu’un plantureux décor inséparable de ses acteurs ou que l’unique gage de survie
d’une humanité bien peu portée à penser au-delà de son seul présent. C’est à une
véritable éthique de l’environnement qu’il songeait, une éthique qu’il lui semblait
grand temps de promulguer et de défendre, mettant au jour ses fondements et
garantissant ses principes afin de sauver l’humanité d’elle-même. Après avoir très tôt
fondé un Institut de l’environnement international, il devait faire une première mise
au point, alors qu’il enseignait à l’Université de Savoie, dans une conférence à la
Fondation del Duca, à Paris, conférence qu’il avait intitulée « Pour une dialectique de
l’environnement : éthique, responsabilité et confiance ».
Plusieurs autres conférences allaient suivre, qui traitaient justement du
devoir pour l’homme de conclure avec le monde – « cette terre redoutable et
accueillante, immuable à notre échelle humaine mais en perpétuelle mutation au
rythme du temps, cette terre refuge et ressource tout à la fois » – un Pacte de
Confiance. Mais à cette éthique, dont il tenait à assurer la promotion, c’est tout un
149
colloque qu’il allait bientôt consacrer, un colloque international minutieusement
organisé par ses soins, à Rabat, en avril 1992, qui devait connaître, de par ses visées
mêmes, une très large audience : n’avait-il pas pris soin de l’intituler « Éthique et
Spiritualité de l’environnement » ? Deux ans plus tard, dans un autre colloque
prolongeant celui-ci et qui se tenait cette fois à l’Université de Savoie, sous la houlette
du Docteur André Gilbertas, il allait donner dans sa communication inaugurale les
justes mesures qu’il entendait donner à cette éthique : « Les dimensions de
l’environnement : de la technique à la spiritualité ».
Voilà bien, en effet, ce qui d’abord lui importait, ce sur quoi il allait
plusieurs fois revenir : le prolongement nécessaire de cette éthique de
l’environnement qu’il avait si bien défendue à Rabat :
« Les rapports de l’homme et de la nature datent de la nuit des temps. Tout à la fois
conflictuels et passionnés, ils ont constitué le cadre permanent de l’aventure humaine
tout au long de sa conquête du monde. Cependant, dès les époques les plus reculées,
ces relations se sont inscrites dans un contexte plus large faisant appel aux traditions
et aux mythes, et pénétrant profondément le domaine de l’au-delà où se cachent les
dynamiques secrètes qui dirigent nos vies quotidiennes.
La réflexion environnementale se prolonge donc inévitablement dans la spiritualité,
qu’elle soit diffuse comme dans les civilisations premières ou manifestée comme dans
les religions du Livre. Le comportement des hommes à l’égard du milieu naturel qui
les enveloppe présente donc toujours des dimensions affectives, culturelles et morales,
car il leur faut établir avec la nature un partenariat conscient et faire preuve à son
égard d’une éthique de responsabilités qui se double d’une éthique de conviction dans
les familles religieuses ».
Voilà qui est clair et montre à l’évidence, il le redira souvent, qu’une éthique,
pour lui, quel que soit son domaine d’application, appelle son prolongement dans une
spiritualité propre à franchir les bornes de notre monde fini, à conférer à celui-ci une
dimension supplémentaire.
C’est bien, au demeurant, cette continuelle quête, en toute recherche
comme en toute rencontre, d’une dimension supplémentaire qui reste à jamais
attachée à Louis Rey. Il en donnera lui-même une ultime preuve en organisant à
Rome, au palais de la Cancelleria, en octobre 2009, et donc un an tout juste avant son
dernier départ, un colloque consacré à « Éthique et Spiritualité de la santé ».
Pressentait-il alors que ce colloque, à la préparation duquel il devait se donner tout
entier comme il savait le faire, serait pour lui le dernier ? C’est bien en tout cas une
orientation toute semblable à celle qu’il avait donnée au colloque de Rabat, mais
d’une autre portée, qu’il allait conférer à cette rencontre internationale, d’une tenue
exceptionnelle, où s’éclairait à chaque instant davantage une éthique du vivant
appelant son prolongement dans un supplément d’être qui réfute à jamais toute
finitude.
150
Déjà le magnifique finale de son Voyage aux sources, qui fut révélé icimême, évoquant « un certain matin de lumière sur les bords du lac du Bourget »,
nous faisait passer insensiblement des premières lueurs rougeâtres du lever du jour à
la clarté diffuse du ciel sur laquelle se détachaient les pentes boisées des montagnes,
puis aux premiers chants d’oiseaux et à une cloche tintant dans le demi-jour, de là aux
moines de la Communauté d’Hautecombe chantant les laudes, enfin à l’expression
lumineuse de la force tranquille qui bientôt s’en dégageait pour se répandre alentour :
« Une étrange sérénité avait envahi l’espace et lui donnait des dimensions
universelles, tandis que le déroulement rythmé du chant, plongeant ses racines dans
les siècles passés, semblait vouloir se prolonger à l’infini, vers un avenir paisible,
déjà empreint d’éternité. »
Ce déploiement dans l’espace et cet accomplissement dans le temps qui si
bien se conjuguent dans le parcours de Louis Rey, ou qu’il a su si bien conjuguer, on
le voit désormais, allaient le conduire non seulement à vivre une vie bien plus pleine
qu’on ne saurait l’imaginer, mais aussi à faire se confondre en lui d’étonnante façon
l’homme si proche et fraternel et le chercheur toujours en quête d’un supplément
d’être et de savoir. Et c’est merveille que de voir l’un et l’autre se tendre la main mais
aussi se rejoindre d’étonnante façon dans un court texte, écrit il y a moins de deux
ans, et qu’il avait bien voulu me confier : « La vie et le vivant au-delà de l’espace et
du temps ». Dans ce texte, je crois qu’il s’est mis tout entier, et je suis sûr qu’il ne
m’en voudra pas de vous en faire partager les dernières lignes :
« Ainsi, grâce à l’emploi mesuré des froids extrêmes peut-on espérer voir, un jour,
émerger une vie naissante de ce carcan rigide de l’organique minéralisé et, par la
corolle entrouverte d’un être qui s’accomplit, saisir les premières ébauches de la
pensée et capter les mystères de l’âme en suivant l’imprégnation du biologique par le
spirituel. Sans doute découvrira-t-on alors le principe essentiel de toute création, cet
immuable non manifesté qui conditionne nos destinées : la Présence Divine. »
Oserai-je ajouter quelque chose après tel éloge de la vie sans bornes où le retrouver
toujours ? Non, sans doute, sinon que Louis Rey, notre confrère, l’ami si proche,
l’homme si rare, est encore avec nous.
Jean Burgos
151
COMMUNICATIONS
152
Le prêtre et l’ethnologue
Leur regard sur la Savoie du XIXe siècle
Mme Michèle Brocard
Membre associée
Communication du 16 février 2011
Mon propos est d’essayer de vous montrer comment le regard du clergé et
celui du fondateur de l’ethnographie française ou folklore, Arnold Van Gennep, sur la
Savoie au XIXe siècle arrivent à se croiser sinon se compléter. Car si le clergé se
préoccupe avant tout de la reprise en main morale et matérielle des communautés,
nous voyons apparaître dans les procès-verbaux des visites pastorales tout l’éventail
de la vie paysanne ou citadine, les us et coutumes, l’évolution des mœurs, les progrès
techniques et les éventuels changements de mentalité.
Mes sources sont de deux types, imprimées et manuscrites.
Les sources imprimées, distantes de près d’un demi-siècle, proposent
cependant des questionnaires relativement similaires. La première est l'enquête de
1845 de Mgr Rendu, titulaire du siège d’Annecy de 1842 (Charles-Albert) à sa mort
en 1859, à la veille de l’Annexion. Avec l’appui de son ami le comte Pillet-Will, il
encouragea la reconstruction des églises de son diocèse. 1845 semble une année
charnière entre la civilisation rurale traditionnelle encore intacte et le modeste
avènement du monde industriel. L’accroissement démographique atteint son apogée
conduisant à une nécessaire émigration. Cette enquête fut publiée dans le cadre de
l’Académie salésienne en 1978 par MM. Devos et Joisten.
La seconde source imprimée est l’énorme Manuel de Folklore français
d’Arnold Van Gennep (Picard). En 1909, il formule la théorie des rites de passage qui
établit la cohérence de sa recherche. Pour étayer sa théorie, il diffuse son
questionnaire vers 550 communes des deux Savoie par le biais des instituteurs, des
maires mais aussi des curés. Ce descendant d’émigrés français et de patriciens
hollandais vécut son enfance à Challes-les-Eaux dont son beau-père, le docteur Paul
Raugé qui dirigeait l’établissement thermal, fut maire durant 35 ans. Il fit sa philo au
lycée de Chambéry. Ses premiers articles, en 1884, portent sur la Savoie.
L’incorrigible Louis Dimier le tourne en ridicule dans son roman de 1940 Le roi
Cottius. Il en fait le sociologue « Van Schendel dit “ Chandelle” », dont les étudiants
demandent aux instituteurs s’il y a des innocents dans leur commune… (pour des
précisions, voir le premier texte)
153
Les sources manuscrites, plus originales parce qu’assez peu exploitées, sont les
procès-verbaux des visites pastorales de Savoie, dont j’ai tiré bien des
renseignements. Le soin des évêques est d’encadrer des paroissiens déchristianisés ou
à tout le moins livrés à eux-mêmes durant la période révolutionnaire. Mais il faut
aussi restaurer ou reconstruire des églises qui, si elles n’ont pas subi d’énormes
dégâts, mis à part les clochers arasés et les cloches fondues, sont plutôt délabrées.
Trois grandes périodes et leurs évêques. Qui sont ces prélats?
De 1779, date de la création du nouvel évêché de Chambéry à la guerre de
1914-1918, car le XIXe siècle n’obéit pas forcément au calendrier, je dirais que la
Savoie au sens large a traversé trois périodes:
- de 1779 création de l’évêché de Chambéry à 1815, lors de la restauration
sarde, couvrant la Révolution en 1792, et la création des départements du Léman et du
Mont-Blanc de 1800 à 1815, et le Concordat religieux de 1803 ;
- de 1815 à 1860, date de l’Annexion de la Savoie à la France ;
- de 1860 à la grande guerre de 1914.
1. En 1779 à Chambéry, Mgr Michel Conseil est le premier évêque de ce petit
diocèse de 60 paroisses. Cet excellent administrateur est balayé par la Révolution.
Son successeur Mgr Panisset, évêque constitutionnel de l’unique diocèse du MontBlanc, reste en poste jusqu’en 1796. En 1803 arrive Mgr Desmonstiers de Merinville,
un Versaillais qui fut l’aumônier de la reine Marie-Antoinette. Il va négocier des mois
durant avec le Préfet Verneilh pour faciliter la réintégration des prêtres assermentés,
mais, malade et mal perçu par les Savoyards, il démissionne en 1805. A cheval sur la
Restauration sarde, Mgr Yves-Irénée de Solle (1805-1823) subit en 1822 le
démantèlement de son diocèse par la reconstitution du grand diocèse d’Annecy.
2. Après cette nécessaire reconstitution administrative, la Savoie hérite d’une
série de prélats savoyards, parfois d’extraction modeste, tous guidés par le souci de la
restauration morale et matérielle d’une Église en perpétuel danger.
Je passe rapidement sur Mgr Bigex (Chambéry 1824-1828) qui voit restaurer
en 1825 les diocèses de Maurienne et de Tarentaise. Puis sur Mgr Martinet, un
paysan tarin né à Queige (1828-1839), un grand constructeur d’églises. On lui doit
une quarantaine d’édifices construits dans ce style grec à coupole, autrement dit
néoclassique, que nous avons rebaptisé sarde. Il fit édifier son monument funéraire en
1839 à Chambéry: le calvaire de Lémenc.
Par contre, je me fais un plaisir d’insister sur son successeur jusqu’en 1873,
Mgr Alexis Billiet, dont vous pouvez admirer ici-même le portrait. Il siège à cheval
sur la période du Rattachement en 1860, et régnera un bon demi-siècle sur les
paroisses savoyardes. C’est aussi un Tarin, doué d’une très forte personnalité. Né le
28 février 1783 aux Chapelles dans une famille paysanne de 9 enfants, il est berger
jusqu’à l’âge de 9 ans. Ayant appris à lire grâce à l’ancien curé, il se forme avec
quelques vieux ouvrages dont une Bible illustrée, et au passage de prêtres réfractaires,
154
jusqu’à sa rencontre décisive en 1798 avec l’abbé Péronnier qui se charge de
compléter sa culture. A 20 ans, il se présente au Grand Séminaire de Chambéry, où,
grâce à sa grande intelligence, il est pourvu en 1808 de la chaire de théologie.
D’un esprit froid, porté à l’analyse, autoritaire et méthodique, il gravit
rapidement les échelons : évêque de Maurienne de 1825 à 1840, puis archevêque de
Chambéry de 1840 à son décès en 1873. Homme de sciences, Mgr Billiet participe en
1819 à la fondation de l’Académie de Savoie. Il s’intéresse à l’instruction primaire.
Son mémoire de 1845 révèle que sur 100 enfants catéchisés, 87 savent lire en
Tarentaise, 83 en Maurienne, 58 à Annecy et 50 à Chambéry, révélant que cette
différence de niveau d’alphabétisation entre plaine et montagne provient de la
différence de richesse entre une plaine où la terre n’appartient pas au paysan et la
relative aisance du montagnard. Très en cour, il est fait sénateur du royaume en 1848
et inaugure la 3ème période en 1860.
3. Mgr Billiet s’est associé de manière discrète au processus d’Annexion "par
raison et par réflexion". Il en est récompensé en 1861 par le chapeau de cardinal au
titre de Saint Alexis sur présentation de Napoléon III, après que l’empereur ait divisé
la Savoie entre les deux départements actuels. Ses successeurs seront : de 1873 à
1880, Mgr Pichenot. Ancien évêque de Tarbes, c’est lui qui a béni, le 15 août 1871, la
chapelle édifiée sur le lieu des apparitions mariales de Lourdes, où la Vierge de
l’Immaculée Conception apparut le 11 février 1858 sous le titre du dogme proclamé
en 1854 par le pape Pie IX. Ici, il est assez mal accueilli par une province qu’il
qualifie de "noire tribu de petits montagnards"…Arrive en 1880 un sulpicien
ultramontain, Mgr Leuillieux, très marqué par la spiritualité salésienne, très
charitable. Il subit de plein fouet l’institution par Jules Ferry de l’enseignement laïque
et obligatoire. L’enseignement devient l’enjeu par excellence. On peut rattacher son
souvenir à la grande souscription lancée en Savoie en faveur du bourdon de la
basilique du Sacré Cœur de Montmartre, la Savoyarde. Il meurt en 1891.
Après lui Mgr Hautin, 1893-1907, qui fait restaurer en 1895 la façade de la
cathédrale de Chambéry par le sculpteur Calsani et édifier le portail en gothique
flamboyant adjacent. Enfin, Mgr de Pelacot 1908 et le Cardinal Dubillard 1908-1914.
La reprise en mains spirituelle
Il est impératif de reprendre en mains des populations livrées à elles-mêmes,
avec ce que cela comporte de déviances, de retour aux superstitions et de mœurs
relâchées. On va donc réanimer les anciennes confréries, immémoriales ou post
tridentines, et favoriser les cultes nouveaux.
La confrérie du Saint Esprit, la plus ancienne, distribue une aumône aux
pauvres le jour de la Pentecôte, nous renseignant sur les productions locales (soupe de
fèves et lard, pain noir et viande). A Morzine, où elle est antérieure à 1498, elle est
toujours active en 1845. À Abondance, elle est active jusqu’en 1914, mais considérée
dès 1845 comme source d’abus, et cause d’ivrognerie et danses. Les confrères avaient
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fort bien compris que charité bien ordonnée commence par soi-même. On trouve
encore deux confréries de la Sainte Croix, en 1804 à Saint Jean de Couz qui possède
une relique, et en 1810 dans l’église Saint Pierre de Maché à Chambéry, où elle œuvre
pour le soulagement des âmes du Purgatoire.
A Saint Nicolas la Chapelle, à La Giettaz et aux Houches perdurent des
confréries du Saint Nom de Jésus composées de 84 confrères (72 disciples et 12
apôtres), réservées aux plus âgés et au clergé. Ils offrent chaque année un grand
« gueuleton » à 84 pauvres. A La Giettaz, on l’appelle la fête des Matafans et elle a
lieu le 2ème vendredi de juillet.
La confrérie de Saint Nicolas de Samoëns, très ancienne, est réservée aux
bourgeois. En 1845 son but est de <<maintenir l’union dans la haute classe>> de
cette bourgade de 3 800 habitants.
La Confrérie des Quatre Couronnés pour les maçons, est spécifique du Giffre.
Elle protège les 500 maçons de Morzine contraints de s’expatrier en 1845, et celle de
Morillon a subsisté jusqu’en 1978. Les photos montrent le pain bénit de 15 kilos
composé de 4 couronnes surmontées d’une croix.
La curieuse Boîte des Âmes d’Abondance est spécialisée dans l’offrande de
souliers aux pauvres de la paroisse (jusqu’à 70 paires en 1845).
Nous avons vu ces confréries portées sur l’entraide par le biais de l’aumône ou
du métier. Les confréries de l’après Concile de Trente, Saint Sacrement et Rosaire,
sont des confréries de dévotion pure, au départ tout au moins.
Le Très Saint Sacrement de l’Autel a été établi à Rome dans l’église de la
Minerve par bulle du pape Paul III du 30 novembre 1539 afin de rendre au sacrement
de l’Eucharistie le respect qui lui était dû. La confrérie de Chambéry dans l’église
Saint Léger remonte à 1598. Jusqu’à la Révolution, en faire partie est signe de
notabilité. La confrérie s’adresse aux "plus apparents", d’ailleurs l’achat du Livre
d’Heures et du sac ou habit blanc coûte cher. Outre l’adoration du Saint Sacrement,
les confrères font œuvre de bienfaisance.
En effet, les funérailles sont réglementées par le corps spécial des Pénitents
Blancs du Saint Sacrement. Les obsèques sont fixées au 3 e jour suivant le décès, car
on est pressé de se débarrasser d’un hôte encombrant, cousu ou épinglé dans son
linceul, un grand drap de toile neuve qui ne disparaîtra qu’entre 1820 et 1900, selon
les paroisses, en fonction de l’apparition des Pompes funèbres. Le défunt doit sortir de
la maison sur sa planche par la grand’ porte, les pieds devant, sinon il y aura un autre
décès dans l’année. Les bruyantes lamentations collectives ne semblent de mise qu’en
Chablais ou en Tarentaise. A Villaroger, chaque famille a son propre tombeau dans
l’église ou le cimetière, appelé "va de famille" (de vasum). En Maurienne, le deuil se
porte en bleu. Partout on ôte clarines et clochettes au cou du cheptel.
Au fil des années, les hommes répugnent à revêtir l’habit blanc. L’innocent
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Mgr Leuillieux prêche dans le vide lorsqu’en 1890 il exhorte les jeunes gens en ces
termes : "pourquoi rougir de porter à présent le bel habit blanc qu’ils doivent un jour
porter au ciel ?"
Les femmes s’engouffrent dans un Saint Sacrement que les hommes
abandonnent par respect humain et dont ils jugent désormais l’appartenance
insignifiante. Elles laissent la confrérie du Rosaire aux jeunes filles de plus de 16 ans.
La confrérie du Saint Rosaire
Après la victoire de Lépante de 1573, un diplôme de Pie V accorde en 1579 au
seul maître de l’ordre des dominicains le pouvoir d’ériger des confréries du Rosaire,
agrégées à celle de la Minerve à Rome. En Savoie, les plus anciennes mentions
relèvent de la fin du XVIe s et du tout début du XVII e. Qu’en est-il après 1803 ? La
confrérie strictement féminine fonctionne bien, sous l’égide du curé. Mais les temps
changent. L’appartenance ou non à la confrérie devient peu à peu une mesure de
rétorsion entre les mains du clergé. De culte purement marial, voué à la récitation du
chapelet, le Rosaire devient le garant de la virginité de ces demoiselles. Vers 1845, à
Douvaine, les filles qui vont danser à la vogue d’août, au Lion d’or ou à l’hôtel de la
Poste, sont privées de voile pour un an. A Vallorcine où, grâce à Dieu et au curé, les
danses sont tombées en désuétude, trois individus ; "écume de Paris", les ont
ressuscitées et "les 5 femelles qui sont allées danser dans la caserne des préposés aux
Douanes n’ont plus rien eu à perdre en bonne réputation". On n’a pas hésité à
suspendre des filles des meilleures familles.
Cependant une nouvelle dévotion apparaît timidement au milieu du siècle:
L’Immaculée Conception ou la Vierge de Lourdes
En 1855, Mgr Billiet lui consacre l’église neuve de Jacob Bellecombette,
tandis qu’à Saint Pierre d’Albigny une confrérie de ce nom regroupe en 1884 la
presque totalité des jeunes filles du cru.
La reprise en mains matérielle
S’agissant de l’état des édifices, si Mgr de Solle se désole des dégradations
qu’il constate, on le voit en 1808 apprécier la beauté de l’église "autrefois cathédrale"
de Saint Jean de Maurienne, remarquer le "travail antique et très beau des stalles"
ainsi que la voûte gothique en bois de 1452 (d’Estouteville). Il est le premier à faire
travailler le beau-frère du général de Boigne, Bernard Trivelli, l’ancien démolisseur
de clochers du temps d’Albitte à qui l’on doit entre autres l’église des Marches de
1827.
Mgr Martinet (1828-1839) s’attaque sérieusement aux reconstructions, avec les
architectes Trivelli, Justin ou Ruphy, tous partisans du style grec à coupole, alors que
pisé et chaume sont encore de mise dans la région du Pont de Beauvoisin. Quand le
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clocher de l’ancienne église de Fréterive est reconstruit en 1828, on s’aperçoit que sa
base repose sur une mosaïque gallo-romaine.
Mgr Billiet se distingue par son goût pour l’architecture et sa fermeté. Son
épiscopat voit apparaître le style ogival avec deux édifices. Le premier est l’église de
Lucey, financée en totalité en 1847-1850 par le fils du général de Boigne, CharlesAlexandre, qui a passé sa jeunesse en Angleterre et introduit cette nouveauté en
Savoie, en s’adressant à Bagutti, le neveu de Trivelli. Un gothique modeste,
cependant.
Suivra l’église de Jacob Bellecombette, vouée à l’Immaculée Conception, dont
la première pierre est posée par le prince de Piémont accompagné de sa mère, la reine
Marie-Adélaïde, le 29 mai 1850.
Le cas de Flumet est intéressant, car il nous dévoile l’organisation de l’espace
sacré dans une église de campagne en 1845. Selon un usage très ancien, on installe
autour du maître-autel la jeunesse et les petits garçons, A droite, dans le chœur, de
hautes stalles réservées aux autorités locales, avec les chantres et les clercs. Le centre
est occupé par le "sexe", autrement dit les femmes. Chaque famille a sa place distincte
qui forme un carré appelé "vouâre", sous lequel se trouve le caveau de famille. Il s’en
trouve encore sept de nos jours, ceux des prêtres, des familles de Riddes et des Bieux,
de bourgeois, et de l’historien du XVIIIe s Joseph Antoine Besson. Un grand carré est
réservé aux étrangères, nombreuses à Flumet, tandis que le fond de la nef et la tribune
sont occupés par les hommes et les confrères.
Les procès-verbaux du clergé comme les enquêtes de Van Gennep, donnent un
coup de projecteur sur la vie de tous les jours et, malgré la distance dans le temps, on
s’aperçoit que les choses sont assez proches. L’évêque note au passage, Van Gennep
approfondit.
La vie à la campagne
On voit apparaître le phylloxera dès les années 1875. Il culmine en 1890 et il
faut attendre dix ans pour reconstituer le vignoble avec des ceps américains (VIllardSallet 1891). Mgr Leuillieux tonne: ces mauvaises années sont dues à leur impiété, les
hommes ne communient plus et on ne fait aucun effort pour reconstruire l’église à
Cruet.
Les habitants de Flumet font vacciner les enfants contre la variole dès 1845,
avec toutefois un bémol. Cela coûte cher, les rend malades pour peu d’effet, et ceux
qui s’en sont sortis n’en sont que plus robustes…Fumer la pipe est considéré à
Vallorcine comme un excellent antidote contre les maladies, en particulier la
typhoïde.
L’enquête de Mgr Rendu analyse les procédés agricoles. Van gennep les affine.
On ne doit pas labourer avant que n’éclosent les feuilles de hêtre, car les mauvaises
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herbes n’ayant pas encore poussé, la charrue ne peut les déraciner et elles étoufferont
les bons grains. On observe les phases de la lune. Quand arrive le temps des
moissons, les ouvriers arrivent en bande des paroisses voisines avec leurs faucilles en
chantant de vieux refrains peu recommandables. A la fin des moissons, on fait le
"feufeliège" qui consiste à lier la lame d’une faux avec le manche, mais c’est aussi le
nom du repas offert aux faucheurs en fin de saison.
Van Gennep précise que les faucilles furent remplacées par des faux sous la
Restauration, et à la fin du XIXe par les faucheuses mécaniques.
On retrouve dans les deux types d’enquêtes le rituel de la bénédiction des
tèches et des granges. Elle remonte au XVIIe s et ne disparaîtra qu’après 1914 et
même 1930. Les tèches ce sont les gerbes entassées au grenier et, par extension, toute
la récolte. Le prêtre est rétribué en tome, beurre ou œufs.
On protège bétail et récoltes en s’adressant à de grands saints, Antoine abbé,
protecteur des mulets, chevaux et ânes le 17 janvier, Guérin qui s’occupe des bovins,
richesse de la Savoie, et Grat, spécialisé dans les infestations de rongeurs dans les
cultures et les prés. Le prêtre bénissait l’eau de saint Grat selon une formule que Van
Gennep cite in extenso. Elle est également valable pour les taupes, sauterelles,
chenilles, serpents et autres "immundis spiritibus".
Toutefois, Hautecour trouve mieux que l’eau de Saint Grat en 1815. Les taupes ayant
causé de grands ravages, le conseil syndical prévoit un budget de 50 Fr à raison de 5
centimes par bête détruite. Chaque dimanche à l’issue de la messe, les particuliers
apporteront leur chasse de la semaine. On coupera une patte à la taupe et on paiera. Le
budget fut dépassé, car on tua 1 958 taupes pour 76 Fr et 90 centimes.
On taille la vigne et on plante les pommes de terre à la lune dure ( première
partie du dernier quartier ). Le premier travail de la vigne doit être terminé pour
l’Ascension. Mais qui dit vigne dit aussi cabaret, et les cabarets du XIX e siècle sont
l’une des croix des curés de campagne. Ils sont la ruine de la moralité et de la fortune.
Chindrieux compte 6 cabarets en 1803. Lorsque Mgr Billiet visite l’église en
construction du Pontet en 1831, il dénonce le syndic Pierron à l’Intendant de
Maurienne, car celui-ci tient cabaret, vend du vin dimanches et fêtes "tard dans la
nuit", et même aux enfants qui dérobent pour ce faire de l’argent aux parents. En
1845, Sixt compte 5 cabarets autorisés, 2 de contrebande, et 7 vendeurs d’eau de vie,
dans un coin reculé de montagne où il n’y a point de passage. Tous boivent, tant
femelles que mâles ! L’ivrognerie est générale à Veyrier du Lac, où, Dieu merci, la
pauvreté "met un frein plus puissant que celui de la religion".
Le problème des veillées se pose aux curés. Ils les trouvent dangereuses. "Ce
n’est pas pour dire leur chapelet que filles et garçons s’y réunissent". Mgr Rendu
évoque ces veillées au clair de lune pour teiller le chanvre ou le lin, nailler les noix
(écales ou mandaisons). Ah..... "quand il y a de jolies teilleuses, les garçons arrivent
de loin... les suites sont le péché pour ces jeunes dissipées ".
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L’ethnologue s’intéresse aux techniques: avant les importations de coton du
Brésil, le chanvre se cueillait en deux temps, le mâle en premier, le femelle fin août.
Après la trempée ou rouissage dans l’eau (8 à 15 jours) on étendait les bottes sur le
pré pour les sécher, on faisait de petits fagots de 5-6 tiges qu’on tillait ou teillait en
détachant de la tige ligneuse de longues fibres que l’on entortillait sur le majeur. On
en faisait une tresse, pilon ou rite, et la tige dépouillée servait d’allume-feu.
L’agriculture de montagne
Le cas de Vallorcine en 1845 mérite un détour. C’est le village le plus à l’est de
la Haute Savoie, plus haut que Chamonix. La pente y est telle et le parcellaire si
lamellaire que ‘il n’y a aucune bête de trait ou de somme et la charrue ne pourrait
jouer à cause de l’étroitesse des champs encombrés de monceaux de pierres. On se
sert pour labourer d’une bêche en forme d’herminette dont le manche a un pied de
long. La tête au niveau des genoux, le laboureur remue sa terre avec une dextérité et
une promptitude remarquables, après l’avoir ameublée avec un bident appelé
soulevio, dont l’emploi est le partage des enfants déjà forts, des femmes faibles et des
vieillards encore vigoureux".
Une grande entraide règne au moment de l’édification des chalets. Tout le
monde participe, d’autant que tout est transporté à dos d’homme. On ne divise pas les
héritages, on fait bourse commune, car la vie communautaire est leur chance de
survie.
Les temps ont bien changé: aujourd’hui Vallorcine se décrit comme "un petit
havre de tranquillité au cœur du massif du Mont Blanc, un petit village de montagne
authentique, qui a su conserver son cadre naturel et ses traditions savoyardes." Pour
preuve, on y trouve un sentier des diligences et trois golfs dans un rayon de 20 Km…
Les dangers inhérents à l’émigration
La Savoie a connu deux grandes crises de subsistance, en 1816-1817 et 18461847, assorties d’un pic démographique. La nécessité et le goût de l’aventure
poussèrent les populations à émigrer. La Révolution ayant fermé les frontières vers les
pays alémaniques, on se rabattit vers Genève et le canton de Vaud pour les
Chablaisiens, Turin pour les Mauriennais et les Tarins, aussi vers de grands centres
urbains, Lyon, Paris, tout le sud de la France, puis l’Algérie et l’Argentine.
Le ramonage est souvent lié au colportage dans les villages d’altitude. Il existe
des spécialités : maçons du Giffre, hongreurs de chevaux à Arith, rémouleurs des
Belleville, décrotteurs à Bozel. Mieussy est la patrie des aiguiseurs, qui réparent aussi
les parapluies et vendent de la lunetterie.
Le Chablaisien va travailler la vigne au canton de Vaud. Non seulement il
dissipe son salaire en luxe et en débauche, mais il est soumis "au vent glacé de la
Réforme protestante.... véritable déluge d’immoralité" et tend à se libérer du joug
160
clérical.
Le peignage du chanvre dans le Valais permet à d’aucuns de humer « les
doctrines de la Jeune Suisse libérale sur l’insoumission à l’Église ». Cette société
révolutionnaire fondée en 1835 par Mazzini causa des troubles importants de 1840 à
1844 (dissolution). A Paris les Mégevans qui émigrent en foule avec femmes et
enfants n’y font que "des damoiseaux et non plus de riches commerçants". Les Baujus
en reviennent mauvais. Fin XIX e ils expédient au pays des journaux et brochures de
mauvais aloi. Mgr Leuillieux est affolé par les funestes conséquences et les dangers
de la lecture sur ses ouailles.
La Franc- Maçonnerie renaît en Savoie en 1856 sous Victor-Emmanuel II,
avec la création de la Loge d’Annecy. Les évêques multiplient mises en garde et
menaces d’excommunication. La paroisse des Echelles n’est plus qu’un mélange
d’indifférents et de francs -maçons en 1874. Ces "agents du mal" détournent les
chrétiens de la religion à Grésy sur Isère en 1886. Et ne parlons pas de Cognin...Une
autre conséquence désastreuse de l’émigration chez les plus jeunes est la "production
de bâtards". Les filles placées comme domestiques à 12-14 ans "perdent leur honneur"
et retournent se placer comme nourrices. Le prêtre précise que si les enfants légitimes
sont portés au baptême dans leur berceau avec tir de salves, les bâtards le sont dans le
tablier de la nourrice et n’ont pas droit aux sonneries de carillon.
Van Gennep décrit dans les moindres détails les variations sur la personne qui
porte l’enfant, les signes qu’elle arbore, les sonneries de cloches. Tout est ritualisé.
Les étapes de la première enfance sont aussi symbolisées par le changement de
coiffure, comme le montrent les dessins d’Estella Canziani en 1905. On passe du petit
bonnet du nourrisson au bonnet de couleur orné de rubans puis au chapeau du
garçonnet ou au bonnet de dentelles de la fillette. Tout est signe et Van Gennep
analyse finement ces rites de passage.
L’éducation des enfants et les comportements en général sont parfaitement
étudiés. Van Gennep détaille tous les jeux cités par Mgr Rendu: gobilles, palets et
truie pour les petits, quilles en été, cartes en hiver pour les hommes, mais aussi
boules, dominos, billard, tarots et lotos (Saint Gervais ), tir à l’oiseau sur les rives du
lac de Genève.
On constate la maintenance des charivaris, malgré une interdiction datant de
1430, dans les Statuta Sabaudiae. L'asouade, citée par Van Gennep, remonte au haut
Moyen-Âge. Les violences conjugales étant à deux vitesses, si une malheureuse avait
le front de lever la main ou le pied sur son époux, ou de lui confier le soin du ménage,
le village se déchaînait. Pour leur apprendre les bonnes manières, un voisin
représentant le battu montait un âne à reculons, un autre, enjuponné, le frappait à
coups redoublés. La jeunesse suivait en demandant à boire dans toutes les maisons.
Les filles des coupables y gagnaient une réputation de mégères. Le plus raisonnable
était encore le baudet.
161
Les parents sont soit des exploiteurs, soit trop laxistes. En 1845, dans tout le
secteur de Cruseilles, Douvaine et Thorens, dont les habitants ont une réputation de
contrebandiers, les familles expédient les enfants et les jeunes filles chercher du sel et
du tabac dans la petite zone sarde, établie en 1815 en vertu du traité de Vienne
reprenant le traité de Turin de 1754. Le commerce des denrées restait libre de droits
entre le Duché et la ville de Genève, la ligne de douane étant fixée à l’intérieur du
territoire savoyard. Napoléon III l’étendit en 1860 : cela devint la grande zone ou
zone d’annexion, qui fut supprimée par le traité de Versailles en 1919, et rétablie en
1934 dans la limite de la zone de 1815.
Les enfants de Flumet, par contre, sont tellement gâtés qu’il faut les ménager à
l’école comme au catéchisme. Les garçons sont fiers comme des pompons. A Saint
Nicolas la Chapelle, les filles s’habillent du produit de leurs dentelles et le dimanche
elles s’accoutrent comme des princesses, enragées qu’elles sont de copier les
costumes qu’elles observent dans les bourgs voisins.
Les pires, ce sont les gamins de Veyrier du Lac. Ils se baignent tout nus dans le
lac et sont habitués très tôt à boire du vin et de l’eau de vie. Ils sont "malsains,
estropiés, atteints de crétinisme ou d’imbécillité".
L’émergence de la bourgeoisie et les innovations techniques
La noblesse savoyarde a perdu du terrain depuis l’Annexion. Il est loin le
temps où l’évêque détaillait complaisamment l’accueil des notables à son encontre.
En l’absence d’une classe ouvrière intermédiaire, car le travailleur manuel est
souvent un paysan contraint à la double activité, la bourgeoisie naissante se recrute
chez les notaires et ruraux aisés ayant bénéficié de la vente des biens nationaux, qui
concentrent les propriétés dans l’Avant pays savoyard et la Combe de Savoie. On peut
ainsi suivre le parcours des descendants d’un Joseph Dullin, secrétaire de
l’administration municipale du canton d’Yenne, superviseur de l’achat des biens
nationaux dans le secteur de Saint Jean de Chevelu en l’an VI (1797).
Ces familles terriennes visent à l’aristocratie par leur maintien irréprochable en
guise de lignage, et l’atavisme juridique joue un grand rôle dans le processus
d’embourgeoisement. On en voit certains participer activement au financement des
reconstructions d’églises ou offrir des ornements, en quémandant parfois un droit de
banc, à l’imitation de la noblesse. L’évêque le note…
Aisée ou pas, la jeunesse envie et imite les mœurs citadines, car il existe
quelques grosses bourgades en dehors d’Annecy (9 000 habitants) ou de Chambéry
(16 000).
C’est le cas de Bonneville au milieu du XIXe siècle. Cette ville militarobourgeoise de 2 168 habitants éblouit le curé, bien que ces Messieurs et Dames
assistent plutôt à la messe militaire qu’à la sienne. Ils ont de bonnes cuisinières,
invitent beaucoup au temps du Carnaval, car c’est le temps des chapons. En hiver, ils
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se donnent soirée, on "y fait la partie" et l’on y danse, avec sa bénédiction, sans
compter quatre ou cinq bals pour les notabilités durant le Carnaval, un autre pour les
ouvrières et celui de la Compagnie des Pompiers. Les hommes d’affaires passent
l’après-dîner au café pour jouer aux cartes, aux dominos, au billard. Rien à voir avec
les infects cabarets de village. Il déplore toutefois que les tentatives d’association des
Dames de Charité échouent rapidement car "les petits amours propres en détruisent
bientôt le lien".
Une redistribution foncière s’est faite, et, avec les innovations techniques, le
profil de la société évolue encore.
A côté des anciennes filatures locales de laine et de soierie, le Mauriennais
Jean-Pierre Duport installe une véritable industrie à base du coton importé du Brésil à
Annecy, Chambéry, puis Faverges où la manufacture comporte en 1829, sous le
direction de son gendre le baron Blanc, deux grands corps de bâtiments où travaillent
850 ouvriers des deux sexes sur 500 métiers.
Dans les procès-verbaux des visites pastorales, on trouve les verreries de
Thorens, crées par le marquis de Sales à Ussillon en 1775 (300 ouvriers), les mines
d’anthracite et ardoisières de Maurienne, les conséquences du diguement de l’Isère à
Francin ou Fréterive (terminé vers 1856). Les dettes afférentes obèrent tellement les
budgets que cela retarde la reconstruction des églises.
Aucune allusion au développement du tourisme, mis à part la naissance du
thermalisme à Challes les Eaux vers 1876, bien que Mgr Leuillieux, toujours
optimiste, craigne qu’un avenir de prospérité n’entraîne des dangers pour la morale et
la foi.
L’installation de la Compagnie du chemin de fer Victor-Emmanuel TurinCuloz et ses prolongements se traduisent vers 1885 par une augmentation de
population due à la présence d’ouvriers et terrassiers étrangers qui posent problème
(Saint Béron, Saint Cassin).
C’est grâce au chemin de fer que nous devons dès 1860 la prolifération des
autels en marbre dans nos églises, car on peut les commander sur catalogue (naissance
de la publicité) aux grandes maisons de Lyon ou Paris.
L’extension du réseau ferré joue en faveur des grands pélerinages modernes de
la seconde moitié du XIXe siècle. Les vieux curés se méfient encore des pèlerinages
locaux, sources de débauche, d’impiété, qualifiées de "dévotions à saint Trottin ",
malgré un certain renouveau: Notre Dame de l’Aumône à Rumilly grâce à la famille
de Pingon en 1823, Saint François de Sales aux Allinges, où le nouveau sanctuaire fut
inauguré le 14 septembre 1836, Notre Dame de la Gorge et sa source miraculeuse aux
Contamines en 1838. Le dernier est celui de la sainte Fontaine de Bellevaux à Ecole
en Bauges, instauré en 1839, et qui connut une belle affluence en 1870, après "les
malheurs qui frappèrent la France". Le clergé avait intégré le rattachement.
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Certains de ces pèlerinages sont tombés en désuétude, mais les grands
sanctuaires mariaux de Savoie sont toujours aussi vénérés de nos jours: Myans, le
Charmaix à Modane, Beaurevers à Montaimont, Notre Dame de la vie à Saint Martin
de Belleville.
Face à ce regain de dévotion, les vieilles superstitions n’ont pas dit leur dernier
mot. En 1845, toutes les paroisses de Haute-Savoie croient dur comme fer à la
sorcellerie, consultent devins et sorciers des cantons de Vaud et de Genève. Les
familles de Passy ont la réputation d’être des sorciers, quoique "cas de plus en plus
rare à cause de l’instruction, mais leurs filles sont toujours difficiles à marier". On cite
quelques curés aux pouvoirs merveilleux. Celui de Saint Pierre en Faucigny charme le
feu, conjure la tempête et ôte le mal de tête. Par contre, pas une allusion dans les
visites à ces nombreux prêtres faiseurs de physique que l’on retrouve dans la série B
des Archives.
L’intérêt du cas des 130 possédées de Morzine entre 1856 et 1873, c’est qu’il
est à cheval sur l’Annexion, et marque en quelque sorte un tournant dans les
mentalités. Si les habitants et le clergé local y ont vu d’emblée un cas de possession
démoniaque, Mgr Magnin se refusa à les exorciser, et le clergé céda la place aux
médecins, pour qui ces femmes étaient atteintes d’hystéro- démonopathie endémique
(Charcot). En 1864 le nouveau gouvernement entra en scène avec ses gendarmes pour
leur appliquer un programme éducatif destiné à calmer les esprits débiles.
L’éducation, l’acculturation, prenait le pas sur la civilisation paysanne.
Qu’en conclure ?
Sur un laps de temps de 70 à 80 ans, le prêtre et l’ethnologue enquêtent sur les
mêmes sujets: coutumes, dévotions, superstitions. La différence tient peut-être au fait
que le clergé parle du vécu immédiat de ses paroissiens, alors que l’ethnologue lâche
sur le terrain des enquêteurs se voulant proches des mentalités rurales, mais qui sont
en fait téléguidés par des questionnaires soigneusement établis. Et l’ethnologue a
parfois plus le sentiment du religieux que le prêtre qui agit d’abord en administrateur
et en garant des mœurs.
Alors, que dire des anciennes coutumes de Savoie ? Les anciennes structures
culturelles dégagées de leur glacis ancien ont-elles disparu ? Je n’en serais pas si sûre.
Il y a des rémanences qui n’ont rien de folklorique. On fête toujours saint Antoine et
j’ai vu comme autrefois au XVIIe siècle offrir à Montgellafrey un verre de bon vin
rouge à saint Théodule pour qu’il protège le village de la foudre et de la grêle.
Michèle Brocard
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Victor Bérard : de l’hellénisme à la suppression
des zones limitrophes de la Suisse
Rémi Mogenet
Membre correspondant
Communication du 16 mars 2011
La figure de Victor Bérard n’est liée à la Savoie que par la partie la moins
connue de son œuvre : son rôle, en tant que Sénateur, dans la suppression des zones,
neutre et franche, en Haute-Savoie au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Lui-même originaire du département du Jura, il n’avait pas, vis-à-vis de la Savoie, de
lien particulier, pas même d’un point de vue culturel : lorsqu’il se référait à une
tradition régionale spécifique, il évoquait des éléments liés à la Franche-Comté.
Mais c’est précisément par ce biais qu’il entretenait un lien au moins avec la
Savoie du Nord : au travers du caractère frontalier limitrophe de la Suisse de la
Franche-Comté. On aura en effet l’occasion de constater que, d’un point de vue
psychologique, la position de ce Jurassien né près de la frontière suisse, à Morez, visà-vis précisément de la Suisse en général et de Genève en particulier, offre un
éclairage particulier sur ce qui peut s’observer en Savoie du Nord. Un début de preuve
en sera donné à travers la façon dont il s’est senti solidaire des populations
catholiques des Communes réunies à la république de Genève en 1816 : nous y
reviendrons.
Cependant, Victor Bérard est connu principalement, y compris en Savoie,
pour ses travaux de spécialiste de l’Antiquité grecque, le rôle qu’il a joué dans
l’évolution de la philologie historique et de la critique littéraire notamment par ses
études sur l’Odyssée d’Homère, auxquelles il consacra la première partie de sa vie, et
qui le rendirent partout célèbre. Il appliquait, en leur sein, les acquis nouveaux de
l’archéologie, d’une part, les principes positifs de la science moderne, d’autre part, et
cela donna des résultats eux-mêmes originaux, qui frappèrent durablement le public
du temps. Aujourd’hui, pourtant, ces résultats sont très contestés, et les principes qui
ont dirigé sa réflexion, battus en brèche ; mais on conserve à son égard une gratitude
profonde pour les progrès qu’il a fait faire à la connaissance dans ce domaine.
Inséré dans la vie intellectuelle de la France d’avant 1914, il est parfois
connu, également, pour avoir évoqué la situation internationale, notamment dans les
Balkans, en Grèce, et dans l’Empire ottoman, mais aussi pour s’en être pris
violemment à l’Allemagne, tant sur le plan politique que sur le plan scientifique, et
pour avoir été, par conséquent, un ardent patriote, qui se faisait une haute idée de la
mission de la France dans le monde.
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On pressent, peut-être, ce qui l’amena à se pencher de près sur les zones
franche et neutre limitrophes de la Suisse dans le Pays de Gex et en Haute-Savoie : si
on synthétise les informations que je viens de donner, ses motivations et son
cheminement apparaissent. Mais il fut lié, à cet égard, à une politique du
gouvernement français qu’il nous faudra retracer précisément. Nous verrons
également quels furent les arguments qu’il avança contre la Suisse, qu’il détestait, et
tenterons de comprendre sur quelle base psychologique fondamentale ses actions
s’appuyaient.
Ce sont en tout cas les questions que je me suis posées et auxquelles je me
suis efforcé de répondre dans mon petit livre intitulé Victor Bérard, et sous titré
« Helléniste et, face au ‘danger suisse’, pourfendeur de la zone neutre de 1815 et de la
zone franche de 1860 en Haute-Savoie », sur la suggestion et sous la direction de M.
Paul Guichonnet. Il avait, dans l’hebdomadaire de Haute-Savoie Le Messager, publié
quelques articles justement sur l’action de Victor Bérard vis-à-vis des zones franche et
neutre de Haute-Savoie, et comme je connaissais déjà ce personnage par ses travaux
sur l’Odyssée, sa traduction et ses commentaires se trouvant dans la bibliothèque de
mon grand-père, cela m’a surpris, voyant difficilement le rapport entre ces deux
domaines qu’il aborda, et en même temps, cela a éveillé mon attention. Je dois dire,
également, que j’ai enseigné trois ans au lycée Victor Bérard, à Morez, dans le Jura,
que Bérard lui-même avait fait fonder, et que cela a encore contribué à ma motivation.
Victor Bérard est donc né à Morez le 28 août 1864, et la connaissance de ce
lieu et de cette date n’a absolument rien de superfétatoire pour saisir ce qui motiva ce
personnage à agir dans le sens qui fut le sien au cours de sa carrière politique et en
particulier lors du débat avec la Suisse sur la question des zones : cet élément
biographique et ceux qui vont suivre éclairent les racines de sa position.
Après de brillantes études à Morez, puis au lycée de Lons-le-Saunier, ce fils
de pharmacien intègre le lycée Louis-le-Grand, à Paris, pour y préparer l’entrée à
l’École Normale Supérieure, où il sera reçu en 1884. Il ne tarde pas à être reçu
également à l’Agrégation d’Histoire, et il devient rapidement membre titulaire de
l’École Française d’Athènes, trouvant ainsi le moyen d’assouvir une passion pour
l’archéologie et la Grèce antique qui l’étreignait depuis de nombreuses années. Il se
consacre alors à ces recherches, et il a la satisfaction de parvenir à dégager le mur
d’enceinte de Thésée, le légendaire roi !
Il amasse également un grand nombre d’informations afin de préparer sa
thèse, consacrée à l’Origine des cultes arcadiens, qu’il publiera, une fois revenu en
France, en 1894 : il y défend l’idée que ces cultes sont d’origine phénicienne. Cela se
retrouvera dans ses conceptions sur l’Odyssée, dont il pensait qu’elle retraçait, au
départ, les Instructions nautiques des Phéniciens, destinées aux marchands : il
développera à ce sujet son idée dans l’ouvrage Les Phéniciens et l’Odyssée, paru en
deux volumes en 1902 et 1903. Sa réflexion est donc orientée essentiellement vers des
faits positifs.
Entre-temps, cependant, il est nommé Maître de Conférences puis Professeur
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à l’École Pratique des Hautes Études, où il donne un cours sur la géographie antique.
Or, il y traite fréquemment des questions liées à Homère et à l’épopée d’Ulysse,
laquelle va bientôt occuper une part prépondérante dans ses travaux. Il publiera une
traduction de l’Odyssée et quasiment au même moment une Introduction à l’Odyssée,
en 1924, ouvrages enrichis par Les Navigations d’Ulysse, en quatre volumes parus de
1927 à 1929. Ces publications lui assureront une gloire durable. Cependant, les idées
qu’il y développe ou y applique de la façon qu’on va voir, font aujourd’hui l’objet de
contestations voire de réfutations assez vives.
On sait que le grand apport de Bérard fut d’avoir situé physiquement les
différents lieux mentionnés par Homère. Puisque l’Odyssée était censée s’appuyer sur
les indications nautiques des marchands phéniciens, il était logique qu’on pût y
retrouver chaque endroit parcouru par Ulysse. Mais on doute à présent de la validité
de ces observations, et on est même sceptique sur la démarche qui consiste à chercher
à situer physiquement les lieux évoqués par Homère. Sans doute, s’il s’agit de
chercher ces lieux, il est difficile d’être plus convaincant que Victor Bérard ne le fut ;
mais on considère qu’en réalité, les lieux nommés dans le poème épique d’Homère
n’ont pas forcément à être cherchés, parce qu’ils constituent plus un espace intérieur,
spirituel, ou imaginaire, de l’ordre de la fiction, qu’un espace réel, matériel. Aux yeux
de la critique, notamment littéraire, il apparaît que chercher des lieux trop précis nie la
poésie et la dimension essentiellement initiatique du texte homérique. Bérard, estimet-on, a trop pensé les choses en géographe et en archéologue, et trop peu en spécialiste
de la littérature. Ses souvenirs de la Grèce physique l’ont, à cet égard, influencé d’une
façon malheureuse.
De fait, dans sa traduction, il a souvent réécrit le texte grec pour le
rationaliser, le rendre plus réaliste, estimant que les affabulations de l’épopée venaient
de poètes postérieurs au véritable auteur de l’Odyssée, poètes qui avaient voulu plaire
à un public avide de spectaculaire, de sensation, d’images frappantes. Il compare ainsi
le palais du roi Alkinoos, tel qu’Homère l’évoque, avec les palais contemporains de la
guerre de Troie que l’archéologie a pu découvrir, et il rejette le caractère éminemment
fabuleux du texte tel qu’il nous est parvenu, qui parle d’une demeure gigantesque,
pour ramener le palais à des dimensions plus réalistes. Mais il n’a pas été difficile de
faire remarquer que le palais d’Alkinoos était à demi, voire complètement fabuleux,
ce roi étant présenté comme descendant des Géants, et que Bérard a simplement
méconnu le caractère nécessaire, au sein de l’épopée, de la fable ; il a purement et
simplement inventé que la poésie homérique était à l’origine réaliste : en fait, elle ne
l’a jamais été !
Mais le reproche le plus acerbe qui lui ait été fait concerne ses idées sur la
division du poème en vingt-quatre chants, qu’il juge fausse et artificielle, imposée par
des scribes très postérieurs à l’écriture des textes originaux. De fait, à ses yeux, il n’y
a pas, au départ, vingt-quatre chants, mais trois poèmes différents, fallacieusement
mis ensemble par la suite. Ces trois poèmes sont même de trois auteurs différents, et
de talent inégal, dit-il. Il leur donne, à chacun, un nouveau titre : 1°, Les Récits chez
Alkinoos, 2°, Le Voyage de Télémaque, 3°, La Vengeance d’Ulysse. Avec une certaine
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dose d’orgueil, il pensait révolutionner, ainsi, la perception qu’on avait de l’épopée
d’Ulysse, ouvrir une nouvelle ère, après des centaines d’années d’erreur ! Mais à
présent, comme sa division n’a convaincu personne, surtout pas à l’étranger, on ne
l’admet plus du tout : on la juge arbitraire, et les principes qui l’ont motivée, erronés.
Ils ne répondaient qu’à des goûts personnels, à des critères esthétiques discutables,
qui ne valent aucunement pour Homère et plus généralement la poésie antique.
En scrutant en détail sa méthode et ses idées, il apparaît, de fait, qu’il prend
inconsciemment pour modèle les tragédies de Racine et les conditions d’écriture de
ses pièces : il les transpose dans l’Antiquité, jusque dans l’époque d’Homère, qu’il
veut, somme toute, rendre classique. Retournement surprenant, qui vient peut-être de
ce qu’on pensait que Racine avait restitué de la façon la plus pure qui fût la poésie
d’Homère : à présent, mécaniquement, Bérard pensait que le véritable auteur des
poésies homériques devait être semblable à Racine jusque dans le cadre institutionnel
qui lui était spécifique : il évoque ce qui ressemble étonnamment à une académie
française du temps de Vaugelas, mais dans la Grèce archaïque !
Là où Victor Bérard a cependant encore des admirateurs, c’est comme
traducteur : non qu’on approuve forcément le reflet de ses conceptions dans la version
qu’il a composée, ainsi que je l’ai dit à propos du palais d’Alkinoos, mais qu’on
admire la manière dont, stylistiquement, il a rendu le langage d’Homère. Car il faut
dire que Bérard était un bon écrivain, qu’il avait le sens du grandiose et de la formule,
et celui, aussi, du rythme. Sa traduction, réalisée en alexandrins blancs, a certainement
eu une grande influence sur la poésie française. C’est bien sa version, en tout cas, qui
fut conservée dans l’édition de référence de La Pléiade, après toutefois qu’on l’eût
réorganisée en vingt-quatre chants, selon la division traditionnelle.
D’autres critères que celui de la vérité archéologique ont pourtant pu fausser
la perception du texte homérique, au sein de sa traduction. Le bon goût en était un. Et
s’il trouvait choquante telle attitude peu digne, à ses yeux, de Pénélope, il supprimait
le passage, comme ajouté au texte initial par un scribe de bas étage ; tel morceau de
magie, ou de sorcellerie, était également édulcoré, comme manquant de gravité ; telle
évocation d’un dieu trop burlesque, comme les amours entre Arès et Aphrodite et les
rires des Immortels, au moins signalée comme étant évidemment un ajout ; tel mode
oratoire un peu trop répétitif, supprimé, comme étant le fruit de scribes dénués esprit ;
telle métaphore un peu trop colorée pour pouvoir, je dirais, figurer dans une pièce de
Racine, ramenée à des proportions plus appropriées, et atténuée dans son coloris. Et le
reste à l’avenant.
De nos jours, à l’Université, on préfère utiliser la traduction du poète
Philippe Jaccottet, qui était conscient de ces tendances propres à Bérard, mais qui lui
est resté reconnaissant d’avoir donné à sa traduction son caractère de prose rythmée et
son style digne et pur. Les éditions populaires de l’Odyssée tablent cependant sur la
traduction de Leconte de Lisle, très colorée et orientée vers le mythologique.
Mais Bérard rejetait l’image que le poète parnassien voulait donner de la
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littérature antique, finalement plutôt barbare, et reliant Homère non pas tant à Racine
qu’aux textes épiques de l’Inde ou même de la Germanie médiévale. Il fulmina contre
l’université allemande parce qu’elle aussi rattachait Homère à la littérature médiévale,
au cycle d’Arthur ou à celui des Nibelungen. Cela l’indignait profondément et, à ses
yeux, c’était la marque certaine de la barbarie de l’Allemagne même. Or, on se
souvient peut-être que l’Allemagne a pris son indépendance culturelle, vis-à-vis de la
France, au début du XIXe siècle, justement en attaquant le modèle classique, tel que
les tragédies de Racine le véhiculaient, et en lui préférant Shakespeare et la poésie
épique médiévale.
Une logique totalement différente opposait désormais les cultures française
et allemande, Bérard n’étant évidemment pas l’héritier des Romantiques, mais
figurant plutôt une forme de néoclassicisme par exemple illustré, en son temps, par
Paul Valéry : plus que l’inspiration primitive des peuples à l’état de nature, pour ainsi
dire, il avait, en point de mire, ce qu’on appelle encore le « miracle grec », tel que le
concevait il y a encore peu feu Jacqueline de Romilly…
On saisit donc dans quel courant d’idées se trouvait Bérard. Or, il était le
reflet de son temps, et il en reste une image marquante et profondément significative.
Il était aussi le produit des institutions d’instruction les plus prestigieuses, qu’il avait
fréquentées. Je crois qu’aujourd’hui, ce qu’il représentait résonne toujours d’une
manière forte, en France, continue de renvoyer à l’image d’une élite, d’une forme
d’excellence, à quelque chose qui sert encore de modèle.
Je voudrais à présent orienter cet exposé davantage vers les questions
politiques et la manière dont Bérard s’y est fait un nom.
A son retour d’Athènes, en 1890, il ne se contenta pas, en réalité, de travailler
à des études universitaires sur la Grèce antique : dès les premières années, il publia
également des livres nourris de ce qu’il avait vu durant son séjour en Grèce, et portant
en général sur les relations de celle-ci avec les nations et empires voisins ; ses
préoccupations s’étendaient, au fond, sur tout ce qui avait été hellénisé dans
l’Antiquité : elles allaient jusqu’en Asie mineure.
On peut citer La Macédoine, dès 1893, et Pro Macedonia, en 1904 : on sait
que cette ancienne province grecque n’est pas considérée comme complètement
grecque par tout le monde - qu’à cet égard il y a débat. Citons aussi La Politique du
sultan, en 1897, qui, comme La Turquie et l’hellénisme contemporain, en 1904, La
Révolution turque, en 1909, La Mort de Stamboul, en 1913, portent sur l’Empire
ottoman : on y trouve l’une des plus anciennes dénonciations des persécutions dont
les Arméniens faisaient l’objet de la part du pouvoir turc. Victor Bérard fut un
écrivain très prolifique. Beaucoup d’autres titres existent, évoquant surtout les affaires
de la Méditerranée, parfois sous l’angle de l’empire britannique, mais aussi, à
l’approche de la guerre, l’Allemagne, qu’il attaquait vigoureusement, à un tel point
qu’il sera placé, par les Allemands, sur une liste d’hommes à abattre ou au moins à
jeter en prison au cas où l’armée allemande parviendrait à prendre Paris, en 1914 : il
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était regardé comme un ennemi viscéral de la nation allemande.
Ces publications lui permirent de devenir secrétaire de la Revue de Paris, dès
sa création en 1904 : il fut appelé à ce poste par le fondateur et directeur, Lavisse ; il
s’y occupait de politique extérieure. Bérard disposait ainsi d’une audience large, et il
fréquentait les écrivains et les intellectuels importants du temps : on lui rendait visite,
et les beaux esprits se flattaient de le connaître et de faire de lui l’un des leurs. C’était
un de ces intellectuels phares de la nation comme la France en produit
institutionnellement, si je puis dire, depuis l’instauration de la III e République.
La victoire de la France, en 1918, le traité de Versailles, en 1919, devaient
mécaniquement le placer au premier plan aussi dans la vie politique, et il fut élu
sénateur du Jura en 1920, dans les rangs de la gauche démocratique. Il s’occupa
d’instruction publique, défendant par exemple l’enseignement technique, ou
déconseillant l’installation de l’Institut du monde musulman (aujourd’hui du monde
arabe) à Paris, estimant d’une part que Paris était déjà trop rempli d’institutions en
tout genre, d’autre part que les musulmans devaient d’abord s’acclimater aux « idées
françaises », et recommandant, par conséquent, l’installation de cet institut à
Marseille ou à Aix-en-Provence ! On voulait créer cet institut par reconnaissance pour
la part prise par les musulmans d’Afrique du Nord dans l’effort de guerre, et Bérard
ne pouvait pas s’y opposer sur le fond. Certains assurèrent, à sa mort, qu’il défendit
vigoureusement la création de cet institut ! On voulait donner de lui une image
flatteuse…
Mais le domaine qui occupa le plus Victor Bérard, ce fut les Affaires
étrangères. On se souvient, peut-être, que le Traité de Versailles contenait un article
435 dont l’alinéa 1er stipulait l’abrogation de la zone neutre de Haute-Savoie, et le
deuxième alinéa, la suppression de la zone franche de Haute-Savoie et du Pays de
Gex. Dans un premier temps, la Suisse accepta en principe la totalité de cet article
435, en échange de l’appui de la France pour son entrée dans la Société des Nations et
l’installation des bureaux de celle-ci sur son territoire, à Genève. Mais l’accord
n’avait pas été formalisé d’une façon claire.
En 1923, peut-être pour clarifier la situation, Raymond Poincaré décide
d’entériner la suppression de la zone franche en déplaçant les bureaux de douane
jusqu’à la frontière. Cela apparaît comme un coup de force, en particulier aux
Genevois et aux Français frontaliers, qui n’étaient évidemment pas au fait de tout ce
qui s’était dit en coulisse entre Paris et Berne à propos de cette zone. Les Genevois
réagissent et Berne est contrainte de lui emboîter le pas. De part et d’autre, on décide
finalement de s’en remettre à la Cour permanente de Justice internationale de La
Haye, et Paris et Berne signent un compromis d’arbitrage le 24 octobre 1924 donnant
à ladite Cour la mission d’interpréter et d’exécuter l’alinéa 2 de l’article 435 du Traité
de Versailles. Il ne reste plus qu’à le faire ratifier par les chambres des deux pays.
Les chambres fédérales l’approuvèrent dès 1925, et l’Assemblée nationale
les imita en 1926. Mais le Sénat effectua une forme de blocage auquel Victor Bérard
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n’est naturellement pas étranger. En effet, en novembre 1926, la commission des
Affaires étrangères du Sénat le chargea de rédiger le rapport sur le compromis
d’arbitrage de 1924. Il se mit aussitôt à l’œuvre avec une énergie farouche, et posa au
gouvernement des questions embarrassantes sur l’adhésion formelle de la Suisse à
l’article 435 du traité de Versailles. Il fit bientôt ressortir que l’abandon, par la
Confédération, de ses droits à la neutralité de la Savoie du Nord n’était pas
définitivement acquis. Son intervention amena alors Berne à donner, par un arrêté
fédéral du 25 juin 1927, son consentement à la suppression définitive de cette zone de
neutralité.
Son mémoire sur les zones franches fut, à son tour, d’une épaisseur
impressionnante. Il formait quatre volumes in-4° d’un total de 2021 pages, bientôt
tirés à part sous le titre Genève, la France et la Suisse, édité en 1927. Il publiait ainsi
toutes les pièces d’un dossier patiemment constitué : compilation énorme
accompagnée de commentaires vigoureux dans lesquels Bérard évoque, en réalité, les
relations entre la France et la Suisse, d’une part, les relations entre la France (et,
accessoirement, la Savoie) et Genève, d’autre part, depuis l’époque du roi Henri IV !
Naturellement, il s’efforce d’accabler la Suisse et Genève du poids de leurs
innombrables iniquités avérées.
Selon l’historien genevois Paul-Edmond Martin, il se crut bien inspiré
d’accumuler contre la Suisse, de cette façon, un nombre important de griefs et
d’accusations qui ressortissaient en vérité fréquemment à l’injure, parce qu’il pensait,
à lui seul, humilier assez la Suisse pour qu’elle renonce à aller défendre sa cause à la
Cour de La Haye, et accepte de reprendre des négociations directes, dans lesquelles
entrerait aussi la question des chemins de fer. Il n’en dut pas moins feindre d’accepter
en principe la ratification du compromis d’arbitrage, pour montrer sa bonne volonté ;
cependant, au Sénat, il cherchait constamment à retarder cette ratification.
Le dénouement politique de cette affaire advint précisément lors du débat, à
la haute assemblée, sur la ratification du compromis de 1924, les 13 et 14 mars 1928.
Le discours de Bérard dura une journée et demie. Il y résuma le rapport en quatre
volumes publié l’année précédente.
En bon orateur, il commence par chercher à émouvoir l’assemblée par une
information propre à faire vibrer en elle le sentiment de l’honneur de la patrie. Il
raconte dans quelles conditions, selon lui, on a pensé devoir supprimer la zone de
neutralité suisse. En effet, en 1915, la France eût décidé de placer des blessés français
à Evian, et Berne eût exigé, alors, de pouvoir contrôler les hôpitaux et les personnes
qu’on y mettait, au motif qu’Evian était située dans la zone neutre. Naturellement, le
scandale est grand : l’honneur de la France et de sa souveraineté est en jeu. Mais j’ai
pu personnellement consulter les Archives diplomatiques, et la vérité est bien sûr
légèrement différente : la Suisse n’a pas été aussi arrogante qu’on a voulu le faire
croire. Car dans les faits, l’idée du Ministère des Affaires étrangères, en 1915, était de
placer non des blessés français, à Evian, mais des blessés allemands, précisément
parce qu’Evian était en zone neutre : c’était la France elle-même qui avait pris
171
l’initiative de tenir compte de ce statut de la Savoie du Nord.
Les blessés français, eux, devaient être placés à Aix-les-Bains. Or, un
fonctionnaire du Quai d’Orsay prit alors l’initiative, de nouveau, de demander
l’autorisation à la Suisse de placer ces blessés allemands dans sa zone de neutralité ;
et Berne, voulant sans doute faire valoir que cette neutralité était un gage de probité,
demanda qu’en contrepartie, la Suisse pût vérifier qu’il s’agissait bien de blessés
allemands, et aussi, qu’ils étaient traités conformément aux conventions
internationales. Face à cette attitude, qui certes contient sa dose de fierté, la France se
cabra, et se promit de faire supprimer la zone neutre dès la sortie de la guerre !
L’essentiel du discours de Bérard, néanmoins, portait évidemment sur la
question des zones franches. Il rappela mille faits intéressants et mal connus, à
commencer par la promesse faite par le roi Henri IV aux Genevois de leur permettre
de gouverner le diocèse de Genève, considérant, au fond, que Calvin était le
successeur des princes-évêques. Mais Bérard estime que cette promesse n’a plus
cours, pour trois raisons. La première est que la France n’a cessé de soutenir
militairement Genève aux XVIIe et XVIIIe siècles, dépensant sans compter pour sa
protection ; la deuxième est que les territoires cédés en 1816 pour permettre à Genève
d’intégrer la Suisse faisaient aussi partie de l’exécution de cette promesse ; la
troisième est que la République n’est nullement engagée par la promesse d’un Roi :
raisonnement tenu, à la même époque, par l’Union soviétique avec l’emprunt russe,
comme on s’en souvient ! Ainsi, puisque la zone franche a pu être considérée comme
le prolongement de cette promesse, comme une forme de compensation à sa non
exécution, elle n’est pas, elle-même, obligatoire, et peut être supprimée.
Bérard évoque également la façon honteuse dont la Suisse s’est, selon lui,
conduite, lorsqu’elle s’est posée comme gardienne des droits de ses voisins
immédiats. Il cite l’exemple de la Franche-Comté, dont il connaît bien l’histoire. Il
décrit, notamment, le régime de neutralité suisse auquel fut également soumise la
Franche-Comté, avant son intégration à la France, de force, par Louis XIV : il
rappelle que la Suisse n’a aucunement secouru la Franche-Comté quand elle était
attaquée par Louis XIV et son prédécesseur Louis XIII ; et il cite le nom d’un
capitaine célèbre de l’armée comtoise, originaire des environs de Morez, le célèbre
Lacuson. La Suisse fait peu de cas de ses propres engagements : quand il s’agit de
défendre ses prérogatives contre des princes puissants, elle ne se manifeste pas avec
trop de virulence !
Bérard raconte un autre épisode de l’histoire comtoise : celui de Jean de
Watteville, célèbre aventurier suisse qui promit aux Francs-Comtois de les aider à
rejoindre la Confédération helvétique, comme ils en avaient le désir. Il leur prit
beaucoup d’argent pour leur servir d’émissaire auprès de Berne, mais il disparut
finalement sans laisser de trace, emportant l’argent avec lui. La période de 1815 est
également remémorée : la défection des Genevois, quand ils préférèrent rejoindre la
Suisse plutôt que la France, et qu’ils furent aidés par les Autrichiens, qui pendant ce
temps occupaient justement le Haut-Jura, laissant nombre de souvenirs affreux à la
172
population locale. L’affaire de la vallée des Dappes a créé à ce moment un
contentieux : il s’agissait d’effectuer un échange de territoire avec la Suisse, parce que
Napoléon avait tracé la Route Nationale 5 sur l’ancien territoire de la Confédération,
et qu’il fallait la conserver en France ; on échangea donc la bande de territoire
traversée par cette route contre une superficie équivalente anciennement franccomtoise : souvenir douloureux pour Bérard et, probablement, pour beaucoup de
Hauts-Jurassiens de son entourage ! Genève était accusée de collusion avec Vienne
pour des motifs foncièrement égoïstes, et même nourris de sectarisme religieux.
Il s’efforce en effet de montrer que, en profondeur, il existe une sorte
d’entente protestante, en Occident, pour asservir les populations catholiques. Il
affirme que si Woodrow Wilson a tenu à ce que la Société des Nations ait son siège à
Genève (alors que la France réclamait que celui-ci fût à Bruxelles), ce n’est pas pour
une autre raison que son appartenance au protestantisme calviniste. D’ailleurs,
Genève a traité, toujours selon Bérard, les populations catholiques rattachées à sa
république en 1816 d’une façon inique : le Conseil d’État n’a cessé de réorganiser la
carte électorale pour diviser le vote des catholiques et s’assurer de la conservation du
gouvernement.
Bérard reste toutefois conscient que les Savoyards concernés regrettent la
zone franche, et qu’ils sont opposés à sa suppression. Mais il rappelle que les
Genevois en profitent plus qu’eux, d’une part, et que, d’autre part, les produits
savoyards n’ont plus désormais à être écoulés à Genève, puisque la construction du
chemin de fer leur permet de les écouler à Lyon.
Dans ce flot de reproches et d’accusations assez graves, il effectue
néanmoins une concession. Il admet que la démocratie suisse est bien plus
transparente que la République française. Il se plaint, en effet, de l’opacité des
négociations diplomatiques du côté français. Beaucoup de faits importants lui ont été
communiqués en réalité par les Genevois ! Et notamment, que les négociations pour
la suppression de la zone franche du Pays de Gex et de Haute-Savoie auraient débuté
dès 1909. Je n’ai pas pu le constater, pour ma part, aux Archives diplomatiques, le
plus ancien document que j’aie pu trouver à cet égard datant de 1912 : une note
exprime le désir de la France de supprimer le plus tôt possible cette zone franche,
notamment parce qu’elle offre un chemin libre aux produits allemands. Cette
suppression était bien dans la logique de la guerre contre l’Allemagne. Un fait le
manifeste clairement, datant de 1915 : il est certainement le plus significatif de ceux
que j’ai pu trouver. Une note ministérielle fait apparaître que la population du
Chablais commence à se plaindre ouvertement de la guerre, et qu’un défaut de
patriotisme se fait jour en son sein. L’auteur de la note en donne deux causes : en
premier lieu, le grand nombre de morts parmi les soldats de cette population, en
second lieu, la zone franche, qui rapproche psychologiquement le Chablais de la
Suisse ; il est alors redit que la suppression de la zone, après la guerre, est une
nécessité absolue…
Victor Bérard n’en parlera pas : il veut au contraire démontrer que la Suisse
173
et la France sont deux pays opposés, qui n’ont rien en commun. Il continue pourtant
son intervention en annonçant qu’il a mis à jour des secrets de la diplomatie suisse
que même le gouvernement français ne connaît pas. Mais en réalité, il fait remonter
ces mystères un peu trop loin dans l’histoire pour réellement saisir ce qui était en jeu :
il affirme, en effet, qu’il a découvert pourquoi les Genevois refusent absolument que
soit supprimée la zone franche : il en a trouvé la raison ultime en lisant la
correspondance de Pictet de Rochemont, le négociateur genevois au Congrès de
Vienne de 1815, laquelle correspondance remplissait de ses nombreux volumes la
bibliothèque du Ministère des Affaires étrangères. Et il est certain d’être le seul à
avoir percé ce mystère, car les pages de ces volumes n’ont été découpées que par lui ;
personne, en France, ne les avait lues jusque-là. Il y aurait donc appris que les
Genevois craignaient que, dans la foulée de la suppression de la zone franche, on leur
redemande les territoires cédés en 1816. Et de conclure son discours par cette
révélation !
Un homme politique savoyard bien connu va alors prendre la parole : le
Sénateur Fernand David, élu de Saint-Julien-en-Genevois. Or, il va contredire Victor
Bérard au sujet des relations entre les Savoyards et les Genevois, qui n’ont rien
d’aussi conflictuel que le dit indirectement son prédécesseur à la tribune. Il rappelle
au contraire leurs liens profonds, qu’il rapproche de ceux qui unissent un couple, qui
souvent se sépare, mais jamais ne divorce. Même s’il reconnaît que la balance
commerciale, au sein de la zone, est en faveur des Genevois, il réaffirme
l’attachement des Savoyards concernés à cette zone, qui les enrichit aussi.
Le dernier orateur de cette journée du 14 mars 1928 sera le Ministre des
Affaires étrangères Aristide Briand. Il reproche en réalité à Victor Bérard ses paroles
acerbes contre la Suisse, un pays ami qui a rendu tant de services à la France durant la
guerre… On appréciera le style tout diplomatique par lequel Aristide Briand s’était
déjà signalé avec un certain éclat lors du vote sur la laïcité de l’État, en 1905. Il était
certainement un homme de compromis, en tout cas, l’enjeu étant ici de faire accepter
la ratification, par le Sénat, du compromis d’arbitrage de 1924. Naturellement, après
le discours du Ministre, ce fut fait.
On sait ce qui s’en suivit : en 1932, la Cour permanente de justice
internationale de La Haye exigea que soit rétablie la zone franche de 1815, appelée
communément petite zone franche. L’esprit de compromis, entre la volonté de la
France et la résistance des Genevois soutenus au fond par les Savoyards et les
Gessiens, s’est bien imposé : la grande zone de 1860 avait été supprimée, et, pour le
gouvernement français, cela restait une victoire ; notons, en effet, que le Chablais,
désormais, n’était plus en zone franche ! Le gouvernement pouvait donc s’estimer
satisfait.
Hélas, Victor Bérard ne put jamais voir de quelle façon ce compromis avait
abouti, car il est mort en 1931, des suites d’une longue maladie. Il faut toutefois
signaler qu’il ne voulut pas en rester là, après la ratification de 1928. Un certain Paul
Pictet, genevois, pensa devoir répondre aux nombreuses attaques qu’il avait publiées
174
et prononcées à la tribune de l’Assemblée haute, dans un livre dont je ne suis pas
parvenu à retrouver le titre. A son tour, Victor Bérard répliqua par un ultime ouvrage,
paru en deux volumes en 1930 sous le titre : Genève et les traités. Le texte est peu
chargé en documents, et le style est énergique, enflammé, plein de rythme et
d’envolées, comme d’habitude chez Bérard.
Outre l’histoire de la promesse faite par Henri IV aux Genevois, qu’il
reprend en détail, on y trouve des nouveautés, si l’on peut dire : elles explicitent
pleinement sa pensée. Il accuse les Genevois de vouloir coloniser la France voisine
sans avoir à supporter la charge politique d’une population qui pourrait parvenir à
diriger la république de Genève si elle y était intégrée. Il fait des membres de
l’aristocratie genevoise des hommes pleins d’orgueil et de conceptions inavouables
sur eux-mêmes et le reste de l’humanité : car, à ses yeux, ils se considèrent comme
une race supérieure, qui doit diriger les autres, ou du moins rester à l’abri de leurs
prérogatives, s’ils ne peuvent les diriger à leur guise. La source de leur sentiment de
supériorité est bien sûr leur appartenance au protestantisme calviniste, et
l’enracinement de leur autorité dans la république créée sous l’autorité religieuse et
morale de Calvin.
Il leur reproche également d’avoir, au bout du compte, trahi la nation dont ils
sont réellement issus, celle des Gaulois, c’est-à-dire des Français, en rappelant que
Genève était dans l’Antiquité une cité allobroge, mais qui s’est séparée des autres
Allobroges, les Savoyards, par sectarisme religieux et égoïsme commercial : il estime
qu’en 1815, les Genevois auraient dû demander à rester en France. Ce combat, qui fut
le dernier, apparut à plus d’un comme celui qui fut aussi de trop : parvenu au faîte de
sa gloire et au soir de sa vie, il s’exprimait désormais sans frein.
Victor Bérard fut une de ces personnalités fortes qui marquèrent leur époque
et qui, dans le même temps, semblent en être le reflet, paraissent la concentrer. Car à
maints égards, il apparaît aussi comme le pur produit de son temps ; ses pensées,
notamment, semblent simplement correspondre, il faut l’admettre, à ce qui avait cours
alors, à ce qui était pour ainsi dire dans l’air. La force de sa personnalité ne vient pas
du tout, je crois, de sa capacité à penser d’une façon originale et novatrice. Elle était
bien plutôt dans sa capacité à appliquer, spécifiquement aux domaines qui étaient les
siens, les pensées qui prévalaient, la philosophie qui dominait. Il avait un certain don
pour particulariser le système de pensée de son siècle en l’imprimant sur ce que les
circonstances de l’existence l’ont amené à rencontrer. Sa force ne fut pas tant dans la
nouveauté de ses idées que dans ce qu’on pourrait nommer son tempérament, sa
volonté. A cet égard, une sorte de feu certainement l’habita. Il est d’ailleurs
perceptible quand on lit ses livres.
Il est donc un homme important en ce que c’est par lui que les tendances
fortes de son siècle se matérialisèrent dans plusieurs sphères d’activité. Pour dire les
choses encore plus simplement, il joua un rôle décisif dans les domaines où il put
exercer son action !
On s’étonna néanmoins de ce que ce champion du rationalisme, cet adepte de
175
ce qu’on a souvent appelé le miracle grec, s’est adonné, lorsqu’il s’est consacré aux
relations avec la Suisse, à une forme de passion qui faussa à plusieurs égards son
jugement. Mais il ne faut pas voir, ici, les choses de façon simpliste. Nous venons de
le dire, il n’avait pas de faculté particulière, à nos yeux, à utiliser activement la raison,
la pensée : il admirait cette faculté avec feu, il s’enthousiasmait pour elle, il aimait
passionnément ce qui pouvait la refléter, mais en rien, cela ne prouve qu’il la
possédait lui-même à un degré élevé. Selon la psychologie la plus avertie, cela peut
tendre même à prouver que c’est précisément parce qu’il sentait, plus ou moins
confusément, qu’il ne possédait pas lui-même cette faculté, qu’il l’aimait avec ferveur
chez les autres.
Quoi qu’il en soit, dans ce qu’on peut appeler sa passion pour la raison, il a
souvent dépassé les limites de ce qui était raisonnable. Et pourtant, c’est par là que
son action est révélatrice de ce qui s’élaborait, au sein des officines
gouvernementales, lorsqu’il s’agissait de se pencher sur les dispositions existant entre
les Genevois et leurs voisins français. Je crois qu’évoquer Bérard, c’est mettre à jour
un pan important de notre histoire.
Rémi Mogenet
176
Face à la société -monde, le savoir économique
au défi de la raison
Bernard Carrère
Communication du 18 mai 2011
Transformations du monde ? Mutations ? On est plutôt sous le signe d’une
reconfiguration du système-monde. Pour éclairer ce phénomène, je partirai de deux
évènements charnières:
1989 : chute du Mur de Berlin. Fin de la Guerre froide. L’implosion du camp
socialiste fait penser que le capitalisme, ayant désormais le champ libre, va s’imposer
comme modèle d’organisation du monde, avec l’économie de marché entraînant avec
elle la démocratie.
On serait à une fin de l’histoire, thèse abondamment commentée de Francis
Fukuyama. Elle se vérifiera quelque temps avec la démocratisation dans les pays de
l’Est, et dans plusieurs pays d’Amérique Latine, et le succès de la mondialisation
économique.
Il faudra à peine plus de dix années pour que cette illusion se fracasse sur la
tragédie du 11 septembre; nous nous trouvons au bord d’un abîme…. C’est ainsi que
quelques jours après, le chroniqueur du Monde, Éric Le Boucher commente ainsi la
catastrophe: “le 11 septembre a tout changé ; l’économie tombe de haut : voilà que la
religion compte, et la géographie, et l’histoire »; phrase elliptique suggérant que la
globalisation économique n’était plus une lecture suffisante des transformations du
monde; que d’autres ressorts profonds, complexes, imprévisibles sont à l’œuvre. Et
effectivement nous allions être témoins d’une montée des revendications identitaires
et d’un regain des pulsions nationalistes…C’est alors la thèse tout aussi simpliste de
Huntington du « clash des civilisations » qui prime…
Autre jugement: quelques mois plus tard, le philosophe Jacques Derrida
recevait à Francfort le prix Goethe; il terminait son allocution par cette réflexion: “Ma
compassion absolue pour les victimes de 11 septembre ne m’empêchera pas de le
dire : je ne crois à l’innocence politique de personne dans ce crime »… On peut
récuser la violence du propos. Mais il y a là une façon de dire que nous avons
désormais une responsabilité, personnelle et collective, sur la manière dont le monde
se fait, ou se défait.
Je situerai entre ces deux points de vue ma présentation, selon deux parties :
Comment comprendre les mutations du monde ? Peut-on, et ce sera le deuxième
point, assurer un fonctionnement plus responsable de l’économie ?
Premier terme de l’interrogation: « En quoi allons-nous vers une société-
177
monde » pour reprendre le concept d’Edgar Morin. Pour éclairer cette question, nous
nous ferons aider d’abord par un économiste britannique, Angus Maddison, pionnier
de la longue durée dans l’économie ; Angus Maddison a notamment travaillé sur
l’histoire de la Chine au cours des deux derniers millénaires ; la Chine, cas
emblématique aujourd’hui, pays lointain, mais tout autant pays voisin avec lequel la
Savoie a désormais d’une certaine manière une frontière commune… Ce graphique
esquisse le partage de la richesse mondiale entre les grandes aires de civilisations.
Que nous enseigne-t-il ? Que la domination économique de l’Occident est un
phénomène récent, historiquement court, et peut-être passager. C’est la Chine qui,
avant et peut-être après la séquence de deux cent années 1750-1950, est une puissance
dominante. Veut-on aller plus loin dans le passé ; cette dominance date dès le X ème
siècle. D’où le constat saisissant de Chris Patten : « La Chine a été la première
puissance scientifique et économique du monde sur 18 des 20 derniers siècles »…
Opérant une révolution de techniques agricoles déjà au premier millénaire AC,
inventant l’imprimerie six siècles avant Gutenberg, concevant très tôt une fonction
publique fondée sur une méritocratie… Ceci n’a pas été sans laisser des traces, quand
on voit la rapidité avec laquelle la Chine a constitué sur la période récente une base
avancée en informatique, dans le spatial, l’aéronautique, le génie civil… Et
finalement, ce sont les pays européens qui apparaissent ici comme pays
« émergents » …
Ces deux siècles où la Chine a quasiment disparu de la scène, cet effacement
de la Chine seraient donc la vraie anomalie…, les Chinois les appellent les siècles de
l’humiliation : c’est l’époque de la guerre des boxers, des concessions européennes à
Shanghai, du sac de Pékin, des massacres de Nankin... On a là un trait que l’on
retrouve chez tous les pays dits aujourd’hui émergents : la volonté de retrouver leur
profondeur historique, et donc, entre autres manifestations, de remettre à jour les
« traités inégaux ». En sont des signes pas si anecdotiques, les revendications sur les
œuvres d’art emportées par les Européens : Néfertiti par l’Égypte, les manuscrits
royaux par la Corée du sud, les têtes des statues par la Chine, les sculptures précolombiennes…. Cela devient plus sérieux lorsqu’il s’agit de revendications sur des
territoires et des frontières. L’histoire reste un terrain de contentieux multiples nourris
par des contrats léonins.
Ce que tout ceci suggère, nous le comprenons mieux aujourd’hui: une
redistribution des puissances à l’échelle du globe. Plusieurs moteurs y poussent : il y a
d’abord le facteur démographique ; avec ces perspectives que Maddison reprend à son
compte.
Cette redistribution de la puissance se manifeste d’abord dans l’industrie et le
commerce mondial : Le grand tournant est l’extension de la base productive mondiale
à partir de l’entrée sur le marché du travail d’un milliard de nouveaux travailleurs
depuis les années 90. La révolution des TIC active évidemment ce processus avec la
circulation accélérée des informations, des connaissances, des images, des idées. Ce
graphique montre que depuis déjà dix ans, les échanges transatlantiques – cœur du
commerce mondial depuis plusieurs siècles - sont dépassés par les échanges transpacifiques.
178
Elle se constate dans le domaine des connaissances, avec un investissement intense
dans l’éducation, la recherche. La Corée du Sud s’étant montré la maquette d’un
développement endogène combinant éducation, appropriation des technologies,
épargne et investissement productif intensif… avec en toile de fond évidemment un
dirigisme d’État et une forte contrainte sociale. Pierre-Noël Giraud a proposé le sigle
de PBSCT pour qualifier, en suggérant leurs atouts, ces nouveaux acteurs de
l’échange mondial.
Elle est aussi dans la finance : en est illustration la montée des fonds souverains,
avec une Chine détenant 3000 milliards de réserve de change et dont la monnaie et
son taux de change sont une ombre portée sur l’ensemble de l’économie mondiale.
Elle a évidemment sa traduction dans le champs du politique, de nouveaux pays
revendiquant un droit de parole sur les affaires du monde : comme le montre la
récente réunion en avril dernier dans l’île chinoise de Hainan d’un G5, représentant
pas moins de trois milliards d’habitants de la planète ; ou la mise en cause du format
du G8, du Conseil de Sécurité, de celui du FMI, un FMI où la Chine ne détient que
3% des droits de vote, à peine plus que la Belgique…
Résumons : le monde est en marche vers une profonde reconfiguration (les
anglo-saxons n’emploient plus le terme de reshaping comme auparavant, mais
remaking plus suggestif…). Ce sera un monde unique, mais un monde unique
d’acteurs multiples qui devra trouver des interdépendances vivables et des régulations
efficaces, maintenant que se sont effacés les deux tuteurs qui disciplinaient à leur
façon le globe…
On est bien à un passage où la dominance économique et politique de
l’Occident est confrontée aux nouveaux ayant-droits de la planète.
Il n’y a pas lieu de le déplorer. Les pays émergents ont apporté un
doublement de la force de travail dans le monde ; c’est quand même mieux que
l’inverse ; de même que 500 millions d’habitants qui sont sortis de la pauvreté (au
sens de la Banque Mondiale)…Tout ceci est une bonne nouvelle, même si je vais
maintenant poursuivre par un vrai sujet de préoccupation.
Reprenons la scène : un resserrement planétaire, mettant en face à face des
pays aux intérêts et ambitions propres : il ne s’agit plus seulement de coexister
pacifiquement, mais de cohabiter. Or c’est le moment où le monde découvre comme
jamais ses finitudes…
Voila le deuxième basculement de la société-monde : la découverte des limites des
ressources, et d’abord de ces trois piliers de l’histoire de l’humanité depuis le
néolithique : la terre, l’eau et l’énergie, devenus des biens limités, et donc des enjeux
vitaux...
Les termes de la dramaturgie sont désormais en place : face à ces limites, des
179
sociétés aux appétits propres, pressés d’entrer dans une forme de modernité qui on le
sait est dévoreuse de ressources. Comme on l’exprime de façon imagée : « Si l’on
veut mettre la Chine sur 4 roues, il faudra 5 planètes ».
Autant de matrices de conflits comme en sont illustrations les revendications
sur les eaux du Nil, de l’Euphrate ou de l’Indus ; les stratégies d’appropriations sur les
gisements de terres rares, et sur les sites potentiels de gaz et de pétrole.C’est un
changement de monde.
Le temps du capitalisme naissant était un monde ouvert à l’abondance ; nous
étions dans une économie de cueillette : autrefois, ce dont on avait besoin, on le
prenait, ou on l’inventait, et on le fabriquait. Malthus, ce penseur des limites,
n’hésitait pas à écrire : « Dans ce vaste dépôt de toutes les richesses, le moi gouverne
le monde » : le terme-clef est « le moi » : l’individu, avec ses désirs et ses intérêts était
au centre, exerçant sans contrainte son libre choix…
Le monde n’est plus cela. L’écologie réinstalle le tragique dans l’économie.
Tragique déjà parce que nous allons être amenés à faire des choix allant contre notre
intérêt ressenti. Tragique bien davantage car nous entrons dans un monde dont le sens
n’est plus désigné – que ce soit par Marx, ou par Fukuyama - un monde indéterminé,
sans empire dominateur, sans idéologies unificatrices, sans assurances de progrès…
Voila notre société-monde prise entre deux murs qui se resserrent : celui
d’une compression du monde habité, et celui de l’épuisement de nombre de
ressources… Nous sentons qu’un nombre croissant de ressources, qui ont un caractère
vital alors que leur disponibilité décroît, devront être régis par une autre économie que
celle du laissez faire qui est devenue trop prédatrice.
Mais comment reprendre le contrôle d’une machine économique qui par
beaucoup de côtés n’est plus maîtrisée ? Et suscite des violences et des injustices qui
mettent en danger l’humanité ? Davantage même : comment refonder notre
conception de l’économique ?
Car la sphère de l’économie a fini par conquérir en un demi millénaire une
triple émancipation : par rapport à la religion et son principe d’autorité (Le royaume
de César est à César); par rapport aux Princes, à leurs caprices, leur goût du faste et
leurs guerres ruineuses (au contraire, soutenait Montesquieu, le doux commerce allait
domestiquer les passions et assurer la paix); enfin par rapport à la morale et ses
prescriptions. Samuel Johnson en 1775 : « il n’est pas de passion plus innocente que
de passer son temps à gagner de l’argent ».
A partir de là, tout est alors en place pour le dogme libéral qui met l’intérêt
personnel comme seul guide des comportements (Smith : « Ce n’est pas de la
bienveillance du boucher ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de
l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt ») ; cette distance avec la morale avait
inspiré à Bernard Mandeville dés 1705 sa célèbre fable de la ruche murmurante, ou
les fripons devenus honnêtes gens : tant que les abeilles s’adonnaient à l’avidité et au
180
luxe, la ruche prospérait… mais le jour où elles s’avisèrent d’être économes et
vertueuses, la ruche périclita, plus de luxe, plus d’art, plus de commerce ; et donc il
n’était plus besoin de comptables ni de médecins, de juges ni d’avocats, de gendarmes
... La désolation fut générale. Fuyant leur ruche dévastée, il ne resta plus aux abeilles
qu’à s’envoler dignement sur les ailes de la vertu et du malheur…(Paul Hazard). D’où
l’adage : « vices privés, vertus publiques ». L’apologue visait à montrer l’harmonie
naturelle des intérêts particuliers…
Cette philosophie a sa correspondance anthropologique : dans la dogmatique
libérale, l’homme est un être de calcul cherchant à maximiser son utilité, s’abstrayant
de son environnement social. Thatcher disait :« il n’y a pas de société, il n’y a que des
hommes et des femmes ». Point de lien social, donc, mais des contrats et des
transactions entre individus, chacun calculant son avantage…L’économiste américain
Gary Becker en a fait le principe général de la société, s’appliquant à tous les
domaines, et notamment pour des choix privés comme le mariage, le nombre
d’enfants, leurs études, les soins médicaux… choix où tout se ramenait selon lui à un
prix, et à partir de là à un calcul avantages/coûts. Délire de rationalité, qui valut tout
de même à Gary Becker le prix Nobel d’économie…Signe d’une époque…
On reconnaît à travers tout cela la figure de l’homo œconomicus ; est-ce si
dépassé ? On en a eu récemment l’illustration caricaturale et paroxystique avec le
trader de salle de marchés. Avidité et cupidité se sont alors déchaînés dans l’industrie
financière : avec la croissance cassée, la confiance détruite, le chômage augmenté, les
spéculations sur les prix et les émeutes de la faim, on est loin de l’adage « vices
privés, vertus publiques »…
Où est la place du politique dans tout cela ? C’est au marché qu’il revient
d’organiser la société. Hayek, penseur du primat du marché, soutenant même que le
marché doit ignorer tout but social ou de justice. Le politique n’est pas au dessus du
marché. L’Etat doit rester au mieux neutre ; les règlementations aussi légères que
possible ; les corps intermédiaires absents ; la finance libre de tout contrôle… Tel fut
le programme de la Révolution Conservatrice néo-libérale des années 1970. On n’y
échappe pas, il n’y a pas à discuter : « TINA » comme le répétait Margaret Thatcher…
Voilà le courant de pensée - et derrière le système d’intérêts et de pouvoirs –
qui a marqué le temps du fondamentalisme libéral. Elle est critiquée d’abord pour son
inspiration « historiciste » (donnant le sens de l’histoire). Or le dogme libéral n’est
pas un absolu de tous les temps ; il correspond à un moment – intellectuellement très
vigoureux – de notre histoire, le 18ème siècle des Lumières, et que, aujourd’hui, loin
d’une fin de l’histoire, nous sommes dans une nouvelle fabrique de l’histoire.
L’économiste américain Paul Krugman montre que, loin d’un sens de
l’histoire, il y a derrière l’économie un jeu parfaitement concret d’intérêts, de normes
sociales, de maniement du politique. Krugman illustre par là le caractère contingent
de l’état de l’économie et des forces qui la modèlent.
Cette philosophie est aussi critiquée sous ses trois présupposés principaux :
181
Rationalité définie comme la maximisation de l’intérêt à court terme. La
pluralité des parties prenantes aux choses de la planète, et la finitude de nos
ressources obligent à davantage de démarches coopératives, inscrites dans la longue
durée. Comment donner la parole aux « sujets à naître » ? Car « on ne peut légiférer à
partir de seuls vivants pour les seuls vivants » (K. Popper).
Bien-être de la collectivité résultat de l’égoïsme des individus ? Le grand Adam
Smith avait déjà prophétisé : « L’homme devrait se considérer non pas comme séparé
de tout, mais comme un citoyen du monde…Il devrait à tout instant être prêt à
sacrifier son propre petit intérêt ». Il pressentait sans doute « les eaux glacées du
calcul égoïste » selon la formule marxiste employée plus tard.
Marché auto-régulateur, car parfait, sans intervention de l’État ? On constate que
l’économie ne peut vivre du seul échange marchand, mais qu’il combine aussi de la
réciprocité, et de la redistribution. Cependant, Fukuyama lui-même, après le désastre
de la finance en 2008, devait avouer : « le coupable est le modèle américain luimême, obsédé par la mantra du toujours moins de gouvernement ». Et aujourd’hui on
parle de plus en plus de droit mondial, de régulations à caractère universel…
Pourtant, reconnaissons-le aussi : nous sommes tous un peu homo
oeconomicus ; mais nous ne sommes pas que cela ; et surtout, nous pourrons être de
moins en moins cela. Aujourd’hui, le double basculement du monde nous remet dans
un univers de devoirs et non seulement de droits ; où les urgences de la paix et de la
perpétuation de l’espèce imposeront de nouvelles conduites, individuelles et
collectives.
Essayons d’évoquer quelques principes nouveaux capables de remettre de la
raison dans l’économie.
Il faudra admettre que certains biens dits marchands seront de plus en plus
soumis à des conditions de protection, d’économie, de renouvellement, d’accès
équitable. Ils devront recevoir le statut de ce que l’on appelle des biens publics, c’est à
dire des biens tels que la consommation par un individu ne doit pas réduire la quantité
pour un autre ; et qui doivent être d’accès libre sans appropriation ; ces biens sont
d’une certaine façon « hors-marché » : ainsi, Thalès et Archimède, en ne brevetant pas
leur découverte, ont contribué à innerver les sciences exactes pour des
millénaires...L’éventail de ces biens publics mondiaux doit donc s’élargir : l’eau,
l’énergie, la santé, l’éducation ; mais aussi des biens conditionnant une
interdépendance mondiale pacifiée : la stabilité financière, la sécurité des voies de
communication, les réseaux d’information et communication…
Nos sociétés seront de plus en plus soumises à un principe de responsabilité
– on ne peut plus se dispenser de réfléchir aux « externalités » de nos actes
économiques - et à une exigence de solidarité : peut-on sans égard à autrui prélever
sur les eaux de tel fleuve, disperser des pollutions, ou brûler des barils de pétrole que
la nature a mis des millions d’années à produire, sans égard pour les besoins des
générations à venir… (Ou Benoît XVI : la « destination universelle des biens ».
182
Cela implique des politiques plus coopératives pour prévenir prédations et
conflictualités. C’est tout le domaine de nouvelles règles de droits et de régulations
pour les mettre en application. Exemple de l’énergie notamment : depuis 1980, les
Etats-Unis ont accru leur consommation de pétrole de 21 %, quand l’Europe
diminuait la sienne de 15 %... « Le mode de vie américain est non négociable »
déclaraient alors les responsables américains.
Et des dispositifs de solidarité. Car le règne tout-puissant du marché soitdisant autorégulé entraîne des effets dévastateurs, générateurs d’inégalités,
d’injustices, de rationnements dont souffriront évidemment les plus pauvres... Or le
marché ne peut fonctionner sans un minimum d’équilibre juste, non seulement entre
intérêts privés – sinon c’est de l’exploitation-, mais aussi entre intérêts privés et bienêtre général – sinon on est dans l’accaparement - « L’inégalité, grand risque
systémique mondial », disait récemment Angel Gurria, Secrétaire général de l’OCDE.
Puisque nombre de ressources sont épuisables, il faudra développer les biens
qui se multiplient en se partageant (Pierre Calame) : information, savoirs,
connaissances. On entre là dans un type d’économie à rendements croissants, basée
sur de l’immatériel peu consommateur de matières premières, qui permettra de mettre
en échec la malédiction de Malthus. Quitter donc une économie où la nature est une
proie, pour ce qu’on pourrait appeler une économie de biens « végétalisés », une
économie sous le signe de la déesse Démeter nous rapprochant du monde agraire de
notre lointain passé, sans nécessairement l’intervention restrictive d’un marché.
Appelons Raison ce corps de principes nouveaux qui devra s’imposer aux
rationalités purement utilitaristes.
En commençant, j’ai évoqué la tragédie du 11 septembre, suivie de peu par le
désastre de la finance. Et j’ai poursuivi en parlant du retour du tragique dans
l’économie. Il y a certes de quoi s’inquiéter. Mais tout ceci peut être surmonté par un
principe d’espérance dont l’économie elle-même fournit des éléments. On me
pardonnera de terminer par un hymne aux productions de l’économie.
Jamais tout d’abord l’économie du monde n’a produit autant de biens pour
un nombre aussi grands d’individus; biens parfois superflus, inutiles, voire nocifs;
mais qui montrent l’extraordinaire capacité de création d’objets de l’humanité. A la
seconde où je parle, la planète n’a jamais été aussi « riche » – en termes de PIB je
l’admets – et elle le sera encore plus lorsque nous nous quitterons.
Nous restons en effet sur une dynamique de croissance. Les dernières prévisions du
FMI sont loin d’un certain pessimisme européen : 4 % pour l’économie mondiale (2
% pour PI, 6 % pour nombre d’émergents). Cette croissance continue pose certes
question ; mais il faut la comprendre d’abord pour ce qu’elle est : le signe que des
besoins poussent à la production de biens, et que celle-ci est preuve d’une grande
efficacité des sociétés humaines.
Cette croissance productive s’accompagne de réels progrès humains, avec la
sortie de la pauvreté de 500 millions d’individus en 20 ans, la progression de
183
l’espérance de vie de 45 à 65 ans dans les PVD (avec un recul en Russie et aux ÉtatsUnis…) ; une augmentation des taux d’alphabétisation et de scolarisation…D’un
autre côté, les géopoliticiens nous disent que le nombre de pays démocratiques s’est
accru depuis la fin de la guerre froide. Et que le besoin d’un ordre de droit mondial
entre nations est de plus en plus ressenti.
L’humanité enfin s’est constituée un formidable réservoir de savoirs et de
techniques. On estime que le stock de connaissances scientifiques double en cinq ans ;
et que, en 2020, le doublement se fera en moins de trois mois.Terminons par un
portrait de groupe. Au début du siècle dernier, la société chimique Solvay avait
l’habitude de réunir chaque année un Conseil scientifique de haut niveau. Si vous
descendez à l’Hôtel Métropole à Bruxelles, vous pourrez voir une immense
photographie du Conseil de Physique Solvay de 1905. La voici…
184
Voilà les producteurs de biens publics dont nous avons besoin : des savants,
dont les savoirs se sont accrus en se partageant, une sorte de « multiplication des
pains » dont ont bénéficié nos sociétés…
Tous constats qui font penser que l’humanité a toutes les ressources pour
affronter les défis à venir. Pour peu qu’elle ait aussi la sagesse d’aller davantage vers
une économie de sympathie, pour reprendre une suggestion d’Adam Smith luimême….
Mais là c’est affaire ni d’optimisme, ou de pessimisme, ni de ressources matérielles. Il
nous faudra voir…
Bernard Carrère
185
La Savoie d’Amédée V à Amédée VIII (1285-1451)
Jean-Jacques Tijet
Communication du 15 juin 2011
« … Qu’ils soient droits en justice, constants et modérés dans la sévérité, retenant les
mouvements de vengeance, modestes dans les exactions, aimant leurs sujets,
soutenant les bons, corrigeant les méchants, méprisant les cupides, fuyant l’orgueil,
l’avarice, la luxure, la gourmandise et les souillures des autres vices, fervents de la
paix, détestant les guerres injustes et veillant, par-dessus tout, à la sécurité
perpétuelle de tous… »
Tels sont les conseils que le duc de Savoie Amédée VIII propose à ses
successeurs (ainsi débute le Livre 3 de ses Statuts de 1430) 1… mais toutes ces vertus
et qualités ont été, il me semble, déjà pratiquées par ses prédécesseurs et ne le seront
pas, curieuse étrangeté de l’Histoire, par ses descendants ! Ce texte présente la vie
politique de ces chevaleresques et habiles souverains savoyards de la fin du XIII e
siècle au milieu du XVe siècle.
Ces princes qui régnèrent à l’automne d’un Moyen Âge difficile et sombre –
époque misérable et calamiteuse où se côtoient épidémies de peste, famines et guerres
– acheminent, avec prudence et opiniâtreté, leur État, la paisible Savoie, vers une
certaine renommée. Aux territoires disséminés entre Rhône et Alpes acquis par le
fondateur de la dynastie, Humbert « aux Blanches-Mains » au début du XIe siècle, ils
vont poursuivre l’œuvre de leurs prédécesseurs, les unir et les augmenter de domaines
au-delà de leurs frontières originelles par leur autorité, leur ténacité, leur valeur et leur
savoir-faire.
Remarquables aussi furent leur adresse et leur modération pour contenir et
contrebalancer la volonté d’hégémonie de leur puissant voisin capétien par une
suzeraineté lointaine et lâche de l’empereur germanique. Amédée VIII – comte puis
duc puis pape - sera le dernier des « illustres Amédée », succession de princes
savoyards dont l’existence est digne d’intérêt. Chacun, à sa façon, fixera d’une
manière définitive le rôle de la Savoie comme État et consolidera cette dynastie
souveraine…....la plus longue, la plus ancienne et la plus noble du monde 2. Son
1 Amédée VIII va dans le même sens que Cicéron qui a brossé le portrait du chef
idéal « bon, sage, capable de veiller sur les intérêts et la dignité des citoyens, tuteur et
défenseur de l’Etat » (dans son traité sur La République) mais il est plus précis.
2 Citation de Paul Guiton (1882-1944) parue dans son livre Au cœur de la Savoie.
Aujourd’hui au début du XXIe siècle elle n’est plus la plus longue car le roi
d’Espagne actuel, Juan Carlos, est un descendant d’Hugues Capet alors que les
186
règne marque aussi la fin de son apogée médiévale tant par son influence politique
que par son expansion géographique.
Amédée V qui sera, plus tard, qualifié de « Grand » a été comte de Savoie,
d’Aoste et de Maurienne de 1285 à 1323. Il épouse le 5 juillet 1272 Sybille de Baugé
(fille posthume et seul enfant du dernier sire de Baugé, Guy II) qui lui apporte en dot
une partie de la Bresse et du Bugey.
C’est l’origine d’une contrée, au nord-est de Lyon entre Saône et Rhône, qui
grandira par acquisition et grignotage et qui deviendra «… une des richesses et forces
de la Savoie » (jusque en 1601). C’est un homme mûr (il a 36 ans) lorsqu’il succède à
son oncle Philippe Ier (3e fils du comte Thomas Ier qui a régné sur la Savoie après ses
frères Amédée IV et Pierre II) qui, sans héritier direct, l’a choisi comme successeur,
l’estimant le plus capable de ses 3 neveux, fils de son frère le comte de Piémont
Thomas II 3 … alors qu’il n’est pas l’aîné. C’est la raison pour laquelle il donne
d’importants apanages 4 à son frère cadet Louis, le pays de Vaud et à son neveu
Philippe (fils aîné de son frère aîné Thomas III qui s’est installé à Turin), le Piémont
(sauf Aoste, Suse et le Canavais pour conserver une certaine maîtrise dans le passage
des Alpes) afin de satisfaire et de calmer leurs ambitions !
Le 8 novembre 1288, il est à Pont-de-Beauvoisin et promulgue une charte
composée de 69 articles qui récapitule les coutumes locales et accorde de nouvelles
franchises aux bourgeois et habitants de la cité ; il permet également à ceux-ci
d’organiser deux foires annuelles, l’une après Pâques et l’autre lors de la saint Martin
d’hiver (11 novembre) afin d’accroître la prospérité de leur village.
Il passa une grande partie de son règne à combattre ou à contenir ses
encombrants voisins, le comte de Genève, le dauphin de Viennois et les marquis de
Montferrat et de Saluces. Il lui a fallu aussi beaucoup d’habilité pour avoir de bonnes
relations avec le puissant roi de France, Philippe IV le Bel jusqu’à fin 1314, sans
détériorer ses rapports avec l’empereur germanique, son suzerain. En particulier lors
de l’acquisition de la ville métropole de Lyon par Philippe IV dans laquelle il prit une
grande part en soutenant le roi alors que la cité « appartenait » - théoriquement du
moins - à l’empire ! On raconte que c’est à lui, et non pas au fils du roi, que
descendants d’Humbert aux Blanches-Mains ne règnent plus sur l’Italie depuis 1946 !
3 Il est connu comme étant à l’origine de la construction du château du Bourget au
bord du lac de même nom en 1248 dont il ne reste que des ruines aujourd’hui. Il a été,
de 1237 à 1244, comte de Flandres et de Hainaut, par son mariage avec Jeanne de
Constantinople héritière de ce comté. Veuf il se remarie avec Béatrice Fieschi – d’une
illustre famille de Gênes - nièce du pape Innocent IV qui sera la mère d’Amédée V.
Son frère le comte Amédée IV l’avait nommé comte de Piémont en 1245.
4 Un apanage est une concession de terres données à un prince mais, à la mort - sans
héritier direct - de celui-ci ou de son successeur, elles doivent revenir à la famille du
donateur (roi ou souverain chef d’une famille régnante).
187
l’archevêque Pierre de Savoie, son neveu 5, se rend en juillet 1310 …qui, de son
château imprenable de Pierre-Scize, bravait les chevaliers du roi de son air
inaccessible 6(En effet Philippe le Bel avait envoyé son fils aîné Louis - le futur Louis
X le Hutin - pour réprimer la fronde de l’Eglise et des bourgeois de Lyon qui
renâclaient à prêter le serment de fidélité prévu par les chartes de 1307 – qu’ils
avaient pourtant signées - passées à la postérité sous le nom de Philippines).
Au nord, la Savoie était bordée par le Genevois, territoire en forme de boule
au sud de Genève coincé entre le Bugey à l’ouest, le Faucigny à l’est et la Savoie
propre au sud et dont les principales cités sont St Julien, Seyssel et Annecy (ainsi
qu’Aix-les-Bains jusqu’au XIVe siècle ?). Les comtes de Genève et de Savoie ont
souvent été en lutte (et ce, malgré des alliances matrimoniales entre les deux familles
depuis le XIIe siècle) d’autant plus que le premier se prétendait d’une maison la plus
ancienne de la région 7 !
Amédée V essaie de réduire l’influence de son rival en s’introduisant dans
Genève par une alliance avec ses bourgeois. En réalité il biaise car la cité appartient à
son évêque qui y possède tous les droits seigneuriaux depuis 1124, confirmés ensuite
par Frédéric Barberousse en 1162 (c’est la raison pour laquelle les comtes résident,
depuis cette époque, à Annecy). Néanmoins en octobre 1285 il soutient la première
commune de la ville puis s’empare du petit château fort - appartenant à l’évêque situé sur l’île qui fait face à la cité, appelé la Tour de l’Ile. En 1290 l’évêque lui
accorde l’office judiciaire du vidomnat… qui est, comme chacun sait, la charge de
l’officier qui rend la justice en lieu et place de l’évêque. Cette charge est en réalité un
fief accordé moyennant un hommage féodal rendu par le vassal - le comte de Savoie au seigneur - l'évêque ; mais comme elle était réservée, par coutume, au comte de
Genève c’est un succès pour Amédée dont l’objectif est de réduire la puissance de son
voisin.
Ayant accompagné l'empereur germanique Henri VII – son suzerain – dans
une expédition militaire en Italie (1311-1312) il reçoit les seigneuries d'Asti 8 et
d'Ivrée et le titre de Prince de l’Empire. Cependant, sans vouloir dénigrer sa valeur, il
faut signaler que comte et empereur étaient beaux-frères, l’un ayant épousé Marie de
Brabant en 1297 (après le décès de Sybille en 1294), l’autre Marguerite de Brabant,
5 C’est le 2e fils de son frère aîné Thomas III.
6 D’après André Steyert dans son admirable Nouvelle Histoire de Lyon.
7 En plus leur territoire comprenait, à l’origine, une partie du pays de Gex, du pays
de Vaud, du Chablais et le Grésivaudan.
8 Cette cession ne semble pas avoir été effective car on retrouve cette seigneurie
dans la dot de Valentine Visconti, fille du duc de Milan lors de son mariage avec le
duc d’Orléans en 1389 !
188
toutes deux, filles du duc Jean Ier !
Cousin et du roi d’Angleterre Edouard I er et du roi de France Philippe IV le
Bel, il réussit à les réconcilier et assiste au mariage de leurs enfants, Isabelle de
France avec le prince de Galles Edouard en 1308. Il avait combattu auparavant auprès
de Philippe en prenant part glorieusement à la victoire en août 1304 de Mons-enPévèle aux dépens des Flamands révoltés.
Il acquiert une grande renommée lorsqu’en 1315 il va secourir, à Rhodes 9,
les Hospitaliers de St-Jean-de-Jérusalem assiégés par une forte armée du sultan turc
qui essaie de reconquérir l’île… « mais les chevaliers s’y maintinrent vaillamment,
avec l’aide du comte Amédée de Savoie qui amena une flotte à leur secours et les
sauva10 » .
C’est lui qui, en 1295, achète le château de Chambéry et ses dépendances au
successeur de Berlion - qui avait, lors de la vente de la cité en 1232 au comte Thomas
Ier, conservé cette vieille forteresse – et commence alors sa rénovation pour en faire
une demeure digne d’un grand seigneur mais sans le faste des châteaux du duché de
Bourgogne ou du royaume de France. C’est ainsi que, peu à peu, les comtes feront de
Chambéry leur résidence principale11.
Il meurt en Avignon en octobre 1323 (à près de 75 ans) auprès du pape Jean
XXII à qui il était venu demander de prêcher une croisade pour aider les Byzantins
dans leur lutte contre les Turcs ; il y est intéressé car Jeanne, une de ses filles dont la
mère est Marie de Brabant, est mariée à l’empereur Andronic III Paléologue. D’après
l’historien et humaniste du XVIe siècle, Papyre Masson « il avait le visage royal, la
taille belle et le jugement merveilleux12 ». Lui succèdent ses 2 fils.
Edouard l’aîné – fait chevalier par Philippe IV le Bel à Mons-en-Pévèle surnommé le Libéral (à cause des franchises qu’il accorda à de nombreuses
communes ou à cause de son extrême générosité ou encore de sa prodigalité, c’est
selon…) est, à 40 ans, un homme de guerre aguerri. Cependant trop confiant (et un
9 Après la perte de St Jean d’Acre en 1291 les Hospitaliers se sont repliés à Chypre
puis à Rhodes en 1307… ils y resteront jusqu’en 1523.
10 D’après une chronique ancienne citée par Armand Le Gallais dans son Histoire de
la Savoie et du Piémont (1864).
11 Pour le moins Chambéry sera le siège de leur administration. Auparavant ils
séjournaient dans leurs
différents châteaux comme ceux de Charbonnières (qui
dominait Aiguebelle), de Montmélian et à partir de 1248 du Bourget… où Amédée
V est né en 1249.
12 Cité par Armand Le Gallais.
189
brin désinvolte13 ?) par ses succès en Faucigny en 1324 il se fait piéger et battre
sévèrement, en défendant les intérêts d’un vassal Guichard VI de Beaujeu (mais aussi
en convoitant une seigneurie qui lui aurait permis de relier deux territoires lui
appartenant) à Varey (près de Pont-d’Ain) le 7 août 1325 par une troupe hétéroclite
d’aventuriers emmenée par les « vieux » rivaux de la Savoie, le dauphin Guigues VIII
de Viennois et le comte de Genève Amédée III. Sans aucune conséquence d’ailleurs
(sauf pour le prestige car chaque protagoniste conserve ses territoires excepté le sire
de Beaujeu) même si ce fait d’armes est une des rares véritables batailles d’une
époque plus habituée aux coups de mains et aux escarmouches entre quelques
dizaines de chevaliers et de leurs servants.
Dans les deux années suivantes il secourt le seigneur-évêque de Maurienne
en proie à une révolte de montagnards en provenance de villages des Arves et de la
rive gauche de l’Arc, accablés de taxes et las des méthodes des représentants de
l’évêque. Il en profite pour s’approprier le pouvoir temporel (et ses revenus) aux
mains de l’Église depuis toujours …ce versant des Alpes était moins Savoie que
Chrétienté… Il accompagne Philippe VI de Valois en Flandres pour réprimer une
révolte des bourgeois de Bruges et de Courtrai contre leur seigneur et participe avec
panache à la victoire française de Cassel (août 1328). Il décède dans son château de
Gentilly près de Paris en novembre 1329.
Aymon, le cadet, remplace son frère alors qu’il était destiné à l’Église. Marie
José de Belgique 14 dans un des trois tomes de son livre passionnant La Maison de
Savoie assure que les Etats Généraux de la Savoie (à l’époque, simple assemblée des
principaux seigneurs du comté) écartèrent la fille d’Edouard, Jeanne (épouse du duc
de Bretagne Jean III) afin « que les Etats de Savoie ne tombent pas de lance en
quenouilles15». Dans la continuité de son frère il profite d’un conflit dans l’évêché de
Tarentaise à Moutiers, en 1332, pour récupérer le pouvoir temporel et limiter le
pouvoir épiscopal.
Il a été surnommé le Pacifique mais cependant il a bien été obligé de
guerroyer (il n’est pas possible de faire autrement à cette époque) contre le dauphin
Guigues VIII qui trouve la mort lors d’une attaque du château savoyard de La
Perrière en Chartreuse à proximité du col de la Placette qui contrôlait un passage
stratégique entre Dauphiné et Savoie (en août 1333, ainsi commence le déclin de
cette famille) et contre les Flamands alliés aux Anglais du roi Edouard III dans les
13 Il faisait le siège de la forteresse de Varey et a été surpris par l’arrivée des troupes
dauphinoises : trop sûr de lui-même, il n’aurait pas activé son réseau d’éclaireurs pour
les envoyer, en direction du Dauphiné, espionner les mouvements de l’armée adverse.
14 Née en 1906 elle est la fille du roi de Belgique Albert I er ; elle se marie en 1930
avec Humbert de Savoie qui sera un éphémère roi d’Italie (du 9 mai au 5 juin 1946) ;
elle meurt en janvier 2001 et repose à Hautecombe.
15 Elle rapporte une chronique du XVe. En réalité la Savoie copie la France qui, en
1317, n’a pas accordé le trône à Jeanne la fille aînée de Louis X le Hutin après la mort
de son demi-frère Jean Ier.
190
premières escarmouches d’un conflit qui s’avèrera d’envergure (la tristement célèbre
guerre de Cent Ans) en 1339-1340 et 1342 pour plaire au roi de France.
Mais cette dernière participation a posé problème à notre scrupuleux comte
car la Savoie entretenait d’excellentes relations avec l’Angleterre depuis le XIIIe
siècle suite au mariage d’Eléonore de Provence – une petite-fille de Thomas Ier, comte
de 1188 à 1233 – avec le roi Henri III 16. Il épouse en 1330 Yolande de Montferrat :
rare exemple d’un mariage d’État – on essaie de contenir et d’affaiblir la puissance
d’un voisin récalcitrant - qui se transforme en mariage d’amour mais il est vrai que le
prince était honnête, vaillant et vertueux et la princesse charmante, pieuse et
charitable. Ainsi naît le 4 janvier 1334 Amédée, premier prince de la dynastie venu au
monde dans le château de Chambéry.
Il devient Amédée VI à la mort d’Aymon le 22 juin 1343 ; il a 9 ans et
règnera jusqu’à sa majorité (14 ans) avec l’aide de deux tuteurs, ses cousins Amédée
III de Genève et Louis II de Vaud, selon les dernières volontés de son père 17. Choix
bizarre mais qui s’avèrera judicieux. Ces deux remarquables princes, valeureux et
sages, vont former le jeune Amédée et l’aider à diriger avec succès la politique de
l’Etat durant sa minorité.
Amédée III de Genève, on l’a vu à Varey, était un ennemi déterminé de la
Savoie mais, en tant que tuteur, il sera obligé de modérer ses ambitions et de respecter
l’intégrité du territoire de son protégé18. Quant à Louis II de Vaud (c’est le fils du
frère cadet d’Amédée V qui a « récupéré » le pays de Vaud en apanage en 1285) c’est
un grand seigneur respecté de tous les princes et souverains de son temps. Il avait été
élu en 1310 par le peuple romain Sénateur de Rome. Si c’était une survivance de
l’antique Sénat de Rome la charge n’était pas honorifique puisqu’elle comprenait la
sécurité publique de la ville encore déchirée par la lutte entre Gibelins et Guelfes 19 !
Par son autorité et sa souplesse il réussit à contenir les forces des Guelfes de Rome
pour faire couronner empereur, Henri VII, en juin 1312.
Selon Marie José il aurait participé, en tant que représentant de la Savoie, du
côté de la France, à la désastreuse défaite de Crécy le 26 août 1346. Mais d’après Jean
Favier dans son célèbre ouvrage La guerre de Cent Ans, c’est Amédée VI lui-même
16 On est encore en pleine féodalité. Les soucis d’Aymon étaient que lui-même et ses
prédécesseurs avaient prêté hommage aux rois d’Angleterre pour des fiefs que ceuxci leur avaient donnés. Les conseillers du roi de France lui démontrent qu’il n’est pas
« l’homme-lige » du roi d’Angleterre et donc qu’il peut se battre contre lui.
17 Sa mère était décédée à Noël 1342.
18 Dès l’avènement d’Aymon sa politique était devenue moins vindicative à l’égard
de la Savoie.
19 Ce sont 2 factions de l’Italie moyenâgeuse, les Guelfes soutiennent la papauté, les
Gibelins l’empire germanique.
191
qui aurait rejoint – accompagné de 1000 lances 20 - le champ de bataille de Crécy le
lendemain de la bataille soit le dimanche 27 août 1346 ! Qui croire ? Je pense que
c’est sa jeunesse (12 ans et demi) qui a préservé Amédée « d’aller à la guerre ». Quant
à Louis II, c’est sa vieillesse (près de 80 ans) qui me fait penser qu’il n’a pas participé
à la bataille, sinon il aurait – très certainement - figuré parmi les quelques centaines
de victimes de la noblesse française à proximité du bois de Crécy. Alors concluons –
avec les précautions d’usage - que l’armée savoyarde, commandée par Louis II, est
arrivée « après la bataille 21 » !
La tutelle et le début d’Amédée dans les affaires politiques ont été marqués
par deux évènements d’importance, la cession du Dauphiné à la France et son
mariage. On a vu que le comte de Viennois décède en 1333. Il est remplacé par son
frère Humbert II qui perd son fils unique en 1337 puis se ruine dans une croisade
chimérique et aventureuse en Orient. Il n’a d’autre solution que de mettre son Etat en
vente et c’est – après d’innombrables tractations - le roi de France Philippe VI de
Valois qui l’acquiert, soucieux de « redorer son blason » - durant une pause avec
l’Angleterre - après la déroute de Crécy et la perte de Calais.
Humbert se dessaisit solennellement du Dauphiné et des attributs de sa
souveraineté le 16 juillet 1349 à Lyon au couvent des Cordeliers… puis rentre dans
les ordres.
Charles V (il a 11 ans) accompagné de son père Jean de France (le futur roi
Jean II le Bon) devient ainsi le premier capétien dauphin de Viennois 22. Mais
maintenant la France est « aux portes » du comté ! L’affrontement quasi permanent
entre Savoie et Dauphiné pour des différends territoriaux et pour la prédominance
temporelle entre Rhône et Alpes n’en est pas pour autant terminé puisque le seigneur
de Gex et lieutenant général du Faucigny, Hugues de Genève, vassal du dauphin
attaque les terres savoyardes à l’automne 1352. Il est battu sévèrement en avril 1354
aux Abrets par les troupes savoyardes commandées par leur jeune comte et le mentor
militaire de ce dernier, Guillaume de la Baume.
Ainsi prend fin ce conflit séculaire entre ces deux seigneuries comtales !
Après un armistice signé à Grenoble en octobre 1354, Amédée obtient des garanties
par le traité de Paris signé le 5 janvier 1355 avec le roi Jean II le Bon et le dauphin
Charles qui renforce l’amitié franco-savoyarde et supprime l’imbroglio des entraves
et des enchevêtrements territoriaux entre Dauphiné et Savoie en fixant définitivement
les limites entre les deux pays. C’est ainsi que la rivière Guiers devient frontière
(comme on peut s’en douter, cela posa quelques problèmes comme à Entre-deux20 Soit environ 6 000 hommes, cavalier, écuyer, archers et des coutiliers.
21 C’est aussi l’avis de Jean Cordey, auteur de Les comtes de Savoie et les rois de
France pendant la guerre de Cent Ans.
22 Amédée a-t-il obtenu que le seigneur du Dauphiné ne soit pas le roi lui-même
mais son fils aîné ?
192
Guiers revendiqué par les deux États jusqu’en 1760 et à Pont-de-Beauvoisin où la cité
fut divisée en deux parties ; chacune d’elles obtint des faveurs de leur prince ce qui,
d’après les chroniques anciennes, éveilla chez les Pontois un esprit de jalousie et de
discorde qui fut très long à se dissiper23; le Guiers découpe aujourd’hui encore les
départements de la Savoie et de l’Isère et que quelques domaines et seigneuries
proches de Lyon sont récupérés par le Dauphiné comme Jonage, Fallavier et La
Verpillière.
Mais c’est surtout le retour dans le giron de la Savoie du Faucigny 24 et
l’acquisition du pays de Gex, de la seigneurie de Montluel et du Valromey 25 que
l’Histoire a retenus. A cette époque un « bon » traité se terminait le plus souvent par
un mariage ! Ce fut le cas pour celui-ci puisqu’une princesse française est promise à
notre comte 26. Ainsi Bonne de Bourbon devient comtesse de Savoie en octobre 1355
(le mariage par procuration a eu lieu à Paris en l’hôtel Saint-Pol) ; elle a 14 ans et
c’est la fille de Pierre Ier de Bourbon et d’Isabelle de Valois, sœur de Philippe VI de
Valois ; elle a la réputation d’avoir été une princesse habile et intelligente qui sera une
aide précieuse à son mari… qui devient ainsi le beau-frère de Charles, fils aîné de
Jean II Bon (il avait épousé Jeanne, la sœur de Bonne) qui sera roi de France sous le
nom de Charles V en mai 1364.
Il a été surnommé le Comte Vert, non pas pour ses idées écologiques – il
passe pour avoir été un homme valeureux, sage et sensé – mais parce qu’il s’est
présenté, lors d’un tournoi à Chambéry en 1348 « avec une armure et une livrée
entièrement verte »… à moins que ce soit à Bourg-en-Bresse en 1353 ! De toute
manière il me semble que le terme « tournoi » qui est le plus souvent utilisé par les
historiens n’est pas juste, « joute » serait le plus approprié car, à cette époque, il s’agit
d’une lutte entre deux cavaliers qui, lance au poing mais protégés d’une armure sur le
corps et d’un heaume sur la tête, s’élancent l’un contre l’autre de part et d’autre d’une
palissade devant un parterre de seigneurs et de belles dames installés dans une
tribune. Il se déroule à l'intérieur d'un champ clos contrairement aux tournois du XIIe
siècle qui étaient des combats entre deux « équipes » de cavaliers dans une aire très
vaste et pratiquement sans limite dont le but était de capturer les adversaires et leurs
équipements afin de les soumettre à rançons. Lors de ces rudes et virils
23 Citation empruntée à Philippe Charat dans son opuscule Le Pont-de-Beauvoisin
paru en 1956.
24 Le Faucigny (Bonneville, Sallanches,…) avait appartenu à la Savoie après le
mariage du comte Pierre II avec Agnès de Faucigny en 1234. Leur fille Béatrice en
épousant le dauphin Guigues VII – en 1253 - avait apporté en dot cette belle province.
25 Ainsi est dénommée la vallée de la rivière Séran (dans le Bugey) qui se jette dans
le Rhône à Cressin-Rochefort.
26 Il est obligé de rompre ses fiançailles avec Jeanne, sœur du duc de Bourgogne
Philippe dit de Rouvre.
193
divertissements il s’agissait de montrer son courage mais le tournoi a été aussi un
entrainement à la « vraie guerre » !
En mai 1365 l’empereur Charles IV de passage à Chambéry (il se rend en
Avignon auprès du pape Urbain V pour essayer de lutter contre « les Grandes
Compagnies », évoquer le retour du Saint-Siège à Rome et d’envisager - éternel sujet
- une croisade contre les Infidèles…) le nomme vicaire perpétuel et héréditaire de
l’Empire… ce qui lui permet d’exiger l’hommage des évêques de Genève, Lausanne,
Tarentaise, Maurienne, Grenoble, Belley, Aoste, Turin et Sion entre autres. Mais les
protestations de certains d’entre eux seront écoutées par l’empereur qui révoque en
février 1367 le vicariat pour Genève et Lausanne 27!
Avec les apanages de son grandpère, Amédée VI va connaître des
fortunes diverses. Les velléités
d’indépendance et l’insubordination
des princes du Piémont (Jacques et
son fils Philippe) vont l’obliger à
passer les Alpes et à leur livrer
bataille. S’emparant de Turin et
Pignerol il les soumet non sans
difficultés en 1362. C’est son petitfils Amédée VIII qui incorporera
définitivement le Piémont à la
Savoie. Par contre c’est avec
dextérité
qu’il
récupère
la
principauté de Vaud qui, on l’a vu,
avait été donnée en apanage à un
frère d’Amédée V, Louis.
Sceau d’Amédée VI
Lorsque son fils Louis II – un des tuteurs du comte – meurt en 1349 ce sont
sa femme, Isabelle et sa fille, Catherine qui administrent la seigneurie. Cette dernière,
devenue veuve en 1352, épouse le comte Guillaume de Namur, se désintéresse
complètement de Vaud et accepte l’offre d’achat d’Amédée 28 (janvier 1359).
27 Il semble que Charles IV soit coutumier du fait : pour s’assurer des revenus il
concédait des privilèges… qu’il retirait par la suite !
28 L’achat aurait été de 160 000 florins d’or, à comparer avec les 200 000 florins pour
l’achat du Dauphiné par la France. Personne n’est capable de faire un rapprochement
avec nos euros actuels… qui ne voudrait rien dire d’ailleurs tant les conditions de vie
sont différentes. Pour avoir une idée de l’importance de ces valeurs il faudrait les
comparer avec les revenus annuels en impôts et taxes de ces régions. Paul Guichonnet
194
S’il est réputé pour être un sage administrateur il a été aussi un guerrier
courageux et habile. L’exploit qui l’a grandi auprès de ses pairs est celui de la
croisade qu’il a entreprise entre février 1366 et juillet 1367 pour lutter contre les
Turcs qui envahissent peu à peu les territoires de l’empire de Byzance. Depuis
plusieurs années l’empereur d’Orient demande une aide de l’Occident pour contrer le
formidable élan des Ottomans qui s’étaient emparés à la fin du XIII e siècle de toutes
les provinces de l’empire en Europe puis de Nicée (Iznik), Nicomédie (Izmit) et
d’Andrinople (Edirne) en début de XIVe. L’empereur Jean V Paléologue, en
promettant de se rapprocher de l’Eglise romaine, obtient du pape Urbain V de prêcher
une croisade. Notre comte de Savoie est le seul prince d’importance qui répond à cet
appel 29.
Après avoir confié la régence de son comté à sa femme Bonne de Bourbon il
s’embarque à Venise à la tête d’une flotte de 12 galères. Il assiège et s’empare de
Gallipoli, port stratégique turc du détroit des Dardanelles à l’entrée de la mer de
Marmara (août 1366). Apprenant que son cousin l’empereur byzantin Jean V (il est le
fils de Jeanne – ou Anne - de Savoie, fille d’Amédée V) est prisonnier des Bulgares il
se dirige vers le nord et, avec sa flotte remise en état à Constantinople, longe la côte
occidentale de la mer Noire. Il prend d’assaut Mesembrie et passe l’hiver devant
Varna la capitale de la Bulgarie. Fin janvier 1367 le tsar bulgare libère le basileus : la
tâche d’Amédée est terminée. Sur cette opération militaire si brillamment conduite on
ne peut pas mieux conclure qu’Henri Ménabréa : Il revint paré de gloire et béni par le
pape, car il avait obtenu de l’empereur, délivré par ses soins, qu’il abjurât le schisme.
Ce qui eut lieu à Rome au cours d’une magnifique cérémonie dont les résultats réels
s’évanouirent presque aussi vite que les nuages de l’encens pontifical.
Effectivement Jean V est venu à Rome en 1369, s’est agenouillé devant le
pape et s’est converti au catholicisme mais, de retour à Constantinople, ses sujets
réagirent violemment et n’acceptèrent pas la soumission de leur basileus, chef
temporel et chef suprême de leur clergé et de leur foi ! Chacun sait que le conflit entre
« Grecs » et « Latins » dure depuis le Ve siècle et perdure encore aujourd’hui et…
qu’il est, autant un problème religieux qu’une opposition de tempérament et de
culture entre deux populations totalement différentes30. Au moins la « belle croisade »
d’Amédée VI a donné, quelque temps, l’espoir d’une réconciliation !
dans son Histoire de la Savoie fait mention d’un texte (page 212) sans indiquer le
nom de l’auteur qui dit qu’en 1436 toutes les recettes cumulées de la Savoie
s’élevaient à 153 690 florins et les dépenses à 194 202 et qu’il fallut par conséquent
emprunter près du quart des ressources pour équilibre le budget.
29 Le roi de France Jean II est mort en 1364, le roi de Chypre se fait battre à
Alexandrie et le roi de Hongrie s’est dérobé !
30 Consulter le chapitre sur l’empire romain d’Orient du livre de l’auteur Les grandes
Heures du beau XIIe siècle.
195
Son prestige est tel que les deux républiques maritimes de l’Italie, Gênes et
Venise, qui sont en conflit depuis trois ans (appelé guerre de Chioggia, pour la
maîtrise de la Méditerranée) font appel à Amédée pour arbitrer leur querelle : il rédige
un traité qu’elles signent à Turin le 8 août 1381.
Il crée la Chambre des Comptes (organisme de contrôle des finances) et le
Conseil judiciaire (ou Conseil résident) pour juger souverainement tous les procès
civils et militaires. C’est durant son règne que les historiens rattachent l’institution
caractéristique de la Savoie médiévale, les Trois Etats, réunion des nobles, des
ecclésiastiques et des représentants des communes (c’est, semble t-il, la mode car
l’équivalent en France, les Etats généraux, a été créé par Philippe IV le Bel au début
du XIVe siècle 31).
D’après la linguiste Henriette Walter32, il aurait « imposé le français [à la
place du latin] dans tous les actes officiels et administratifs de son domaine » ce qui
paraît étonnant car, en France, c’est seulement en août 1539 que François Ier, par son
ordonnance signée à Villers-Cotterêts, oblige les curés de paroisse et les notaires à
rédiger tous leurs actes légaux en français 33 !
Il se laisse convaincre – non sans réticences mais avec des promesses de
terres en Piémont… - par son cousin Louis Ier d’Anjou (frère de Charles V) de
participer à une campagne militaire dans le sud de l’Italie pour conquérir le royaume
de Naples. Louis avait été adopté par la reine Jeanne I re de Naples puis désigné
comme héritier de la couronne et reconnu comme tel par le pape d’Avignon Clément
VII. Elle meurt assassinée en juillet 1382 par un autre prétendant, son cousin Charles
III de Duras reconnu roi de Naples lui, par le pape de Rome Urbain VI. Ainsi prit fin
la branche aînée de la première Maison d’Anjou de Naples issue de Charles, frère de
Louis IX. Mal préparées et surtout mal dirigées par Louis, prince désinvolte et léger
34
, les troupes franco-savoyardes peinent dans les Pouilles, harcelées qu’elles sont par
31 Les souverains ont constaté qu’ils avaient besoin de l’assentiment de leur peuple
avant de lever des impôts exceptionnels.
32 Dans son livre Le français d’ici, de là, de là-bas paru chez JC Lattès en 1998. Ni
Ménabréa ni Marie-José ni Le Gallais ne mentionnent ce fait. Par contre j’ai lu que le
français était le langage utilisé à la cour de Savoie alors que les Savoyards parlaient
un dialecte franco-provençal.
33 La volonté de ce précurseur a-t-elle été réellement appliquée ? Ce n'est pas sur, par
exemple, les fameux Statuts de la Savoie de 1430 (que nous détaillerons) ont été écrits
en latin.
34 C’est l’un des 4 fils du roi Jean II le Bon ; c’est lui qui, otage des Anglais à la
place de son père, s’évade de la Tour de Londres, obligeant ainsi le roi à revenir se
constituer prisonnier et à y mourir. Ses frères sont Charles V, Philippe le Hardi duc de
196
des bandes de Napolitains et de mercenaires germaniques au service de Charles. Elles
sont obligées de passer l’hiver dans les montagnes des Apennins du Sud et c’est dans
un petit village des Abruzzes, Campobasso, qu’Amédée meurt de la peste en mars
1383.
Selon Cabaret dans sa Chronique de Savoie traduite et adaptée excellemment
par Daniel Chaubet … le duc d’Anjou 35, très ému par la mort du comte se mit à
pleurer, se rappelant le bon sens, les prouesses, la loyauté, la hardiesse, la vigueur, la
générosité, l’honneur, la courtoisie, la bienveillance et toutes les vertus dont le défunt
avait fait preuve. Sa dépouille connaîtra beaucoup de vicissitudes avant de rejoindre
Hautecombe. Dans son dernier testament il donne à sa chère femme dame comtesse
Bonne de Bourbon la gouvernance des Etats de Savoie et ordonne la construction d’un
monastère en l’honneur des chevaliers de l’Ordre du Collier (qu’il avait fondé en
1364). Ce sera la chartreuse de Pierre-Châtel qui domine le Rhône à quelques
kilomètres en aval de Yenne qui deviendra une forteresse en 1791 (elle se situe
aujourd’hui dans un domaine privé).
A Chambéry son souvenir est maintenu par le nom d’une belle et grande avenue qui,
dit-on, aurait été l’endroit où vers quinze ans, dans son premier tournoi, il aurait
charmé ses tuteurs et le populaire par sa hardiesse et sa bonne mine 36.
Son fils, qu’on dénomme Amédée Monseigneur, apprend qu’il est devenu
Amédée VII à l’automne 1383 alors qu’il est en Flandres à la tête d’une armée pour
contenir les Anglais d’Henri Despencer, fraîchement débarqués et qui s’étaient
emparés de Bourbourg, Cassel et Ypres. Il se vêt alors tout en noir et est vite
surnommé par les belles dames du pays, surprises par sa beauté [il a 23 ans], le
Comte Noir. Il apprend aussi la naissance de son fils Amédée (le futur Amédée VIII).
Il avait épousé Bonne de Berry, fille du duc Jean de Berry, frère du roi Charles V,
oncle et futur régent de Charles VI, en janvier 1377 à Paris, à l’hôtel SaintPol…comme ses parents. De retour à Paris lors d’une trêve conclue avec les Anglais,
le roi Charles VI (depuis 1380) l’invite a quitter ses habits noirs pour en mettre des
rouges car … pendant toute la guerre, un noble feu a excité son courage : la couleur
de feu doit être la sienne. C’est ainsi, d’après la chronique écrite par Perrinet Dupin
en 1477, qu’il est devenu le Comte Rouge.
Il passa une grande partie de l’automne 1386 près de l’Ecluse 37 (à proximité
de Bruges), en compagnie de nombreux seigneurs de France, petits et grands,
Bourgogne et Jean duc de Berry.
35 Il mourra également de la peste en septembre 1384.
36 D’après Henri Ménabréa (1882-1968) dans son Histoire de la Savoie.
37 C’est au large de ce même port qu’en juin 1340 la flotte du roi Philippe VI de
Valois est complètement détruite par celle du roi Edouard III.
197
commandés par le duc de Bourgogne. Ils attendaient avec impatience de traverser la
Manche pour envahir l’Angleterre à bord d’une multitude de navires, galions et autres
embarcations réunies dans le port. Malheureusement les vents furent contraires
(version officielle) mais c’est surtout la mésentente et les dissensions entre les deux
frères (Berry et Bourgogne), oncles du roi et régents, qui fit que la flotte resta à quai
et puis… n’est pas Jules César ou Guillaume le Bâtard qui veut ! Il paraît toutefois
qu’il se fit remarquer par sa belle prestance dans les nombreuses joutes organisées
pour occuper tous ces vaillants chevaliers. De toute manière c’est la dernière
participation d’un prince savoyard à la guerre de Cent Ans. On dit aussi qu’il profita
de ce séjour en Flandre pour négocier le mariage de son fils Amédée (3 ans) avec
Marie (6 ans) la fille du duc de Bourgogne Philippe le Hardi. Le mariage aura lieu
effectivement le 30 octobre 1393 à Chalon sur Saône mais Marie ne rejoindra son
mari en Savoie que dix ans plus tard !
La grande affaire de son court règne c’est, bien sûr, l’acquisition du pays de
Nice… même s’ il a bénéficié de conditions favorables. A cette époque le royaume de
Naples et le comté de Provence (qui comprend Nice) sont disputés par les deux
héritiers de Jeanne de Naples décédée en mai 1382, Ladislas de Duras et Louis II
d’Anjou 38. En réalité, à cause de leur jeunesse, ce sont leurs mères qui s’affrontent,
Marguerite de Duras (veuve de Charles de Duras) et Marie de Blois (veuve de Louis
Ier d’Anjou). Les deux parties négligent leurs possessions françaises dont les
populations, lassées par les méthodes souvent brutales et violentes des gouverneurs,
se révoltaient continuellement créant un état permanent de désordre et d’agitation. La
diplomatie savoyarde, la complicité du seigneur local Grimaldi de Beuil, la bonne
réputation du comte… et son apparition dans les environs de Nice font que les Niçois
39
le choisissent comme protecteur.
Le 28 septembre 1388, est rédigé et signé officiellement un acte - appelé «
pacte de dédition 40 » - par lequel le comte de Savoie s’engage à gouverner et protéger
Nice (en réalité un territoire de 50 km de côté est-ouest environ qui va de
Barcelonnette au nord jusqu’à Nice au sud mais qui n’inclut pas Tende et son col –
voir la carte à la fin du document) ; la cession sera définitive si, au terme de trois ans,
aucun des prétendants au comté de Provence – Anjou ou Duras – ne rembourse les
sommes engagées par le comte dans cette opération. Beau succès du savoir-faire
savoyard car, du lac de Genève à la Méditerranée, personne ne peut maintenant
franchir les Alpes sans passer sur une terre savoyarde… et la Savoie possède
38 En 1246, à la mort du comte Raimond-Berenger V, c’est sa fille Béatrice qui hérite
du comté. Elle est mariée à Charles d’Anjou, le propre frère de Saint Louis, qui sera
investi du royaume de Sicile en 1266 et de Naples en 1282.
39 En réalité, quelques personnages influents ont dû décider même si Henri Ménabréa
parle d’une assemblée populaire.
40 Terme par lequel un peuple se soumet volontairement à un maître ou un
souverain… c’est le contraire d’une annexion !
198
dorénavant un port, la rade de Villefranche-sur-Mer. Signalons qu’elle conservera ce
territoire jusqu’en 1860 ! Elle s’est ainsi agrandie au sud, enserrée qu’elle est à l’est et
l’ouest, par 2 puissants Etats, le royaume de France et le duché de Milan.
Ce dernier territoire – Milan - est un pion important dans l’Italie médiévale
fractionnée - sur le plan institutionnel - en cités Etats comme Sienne, Lucques,
Mantoue, en républiques comme Florence, Gênes et Venise, en principautés comme
Milan, Montferrat et en un royaume Naples sans oublier les Etats pontificaux en plein
milieu de la Péninsule. Il « appartient » à la redoutable famille des Visconti implantée
dans cette vaste et riche contrée de la vallée du Pô depuis le XIII e siècle. Les rapports
entre les princes de ces deux dynasties – Savoie et Milan - si dissemblables, seront
toujours difficiles, tantôt alliés tantôt adversaires. Leur point commun était leur
volonté d’expansion qui les animait mais, vu les positions de leurs territoires, c’était,
bien souvent, aux dépens de l’autre. D’ailleurs ils n’utilisaient pas les mêmes
procédés, les Visconti souvent perfides et très peu chevaleresques n’hésitaient pas à
engager mercenaires et condottieri alors que nos comtes, bien qu’aimant le panache,
avaient une mentalité toute différente, basée sur leur conception d’une bonne
administration et d’une justice équitable à l’égard de leur peuple qui les estimait.
Les uns étaient - encore - princes du Moyen Âge, courtois, chevaleresques et
pieux, les autres – déjà – princes de la Renaissance italienne, libertins, cultivés et
cruels. Cependant à cette époque la tendance est plutôt à l’amitié, scellée par un traité
en 1385, entre le Comte Rouge et Jean-Galéas Visconti alors seigneur de Milan
(l’empereur Wenceslas le nommera duc et prince de Lombardie en 1395). Même si la
Maison de Savoie n’en tire aucun profit il nous faut mentionner l’union en 1389 de la
fille ainée (et donc héritière) de Jean-Galéas, Valentine, avec Louis (futur duc
d’Orléans) seul frère du roi de France Charles VI (elle est même lésée par la perte
d’Asti qui se retrouve dans la corbeille de mariage !). C’est un évènement important
pour l’Italie et la France car elle contient, en germe, les fameuses et tristes guerres
d’Italie menées par les rois de France du début de la Renaissance 41 ; important
également pour la Savoie qui se verra envahie et dévastée par les troupes françaises.
L’attitude de notre comte devant cette alliance entre ses deux voisins, France et
Milanais, qui d’ailleurs n’est pas la première puisque la mère de Valentine est une fille
de Jean II le Bon, n’est pas connue. De toute manière personne ne pouvait prévoir ce
qui allait se passer quelque cent ans plus tard.
La mort d’Amédée VII, son agonie qui la précède et les troubles qui lui
succèdent, sont à relater car ils ont eu très certainement une influence considérable sur
le caractère de son fils. Le 10 octobre 1391, dans une forêt proche de son château de
Ripaille il poursuit un sanglier mais son cheval trébuche sur une racine et se renverse
sur son cavalier ; Amédée est blessé sérieusement au tibia droit. Un « médecin41 Louis XII est le petit-fils de Louis et de Valentine et François I er leur arrière-petitfils. Ils revendiqueront l’un et l’autre le duché de Milan comme héritage de leur
aïeule.
199
apothicaire-guérisseur », dénommé Granville qui avait pris, depuis peu une grande
importance dans l’entourage princier 42 lui concocte des remèdes bizarres dans
lesquels il mêle divers traitements non seulement pour cicatriser sa plaie mais
également pour enrayer sa calvitie !
Toute la pharmacopée médiévale, à base d’aloès, de poix grecque (obtenue
par cuisson de résine de conifères), de sang de dragon (en réalité substance à base de
végétaux), d’huile et de cire sans oublier quelques aphrodisiaques (sa fille posthume
Jeanne naît le 26 juillet 1392 soit 8 mois et 26 jours après sa mort…) lui est prescrite
soit sous forme de potions soit sous forme d’onguents ! Le résultat est qu’il meurt
dans d’atroces souffrances le 2 novembre 1391 après avoir bu une boisson à base de
poudre de licorne43 dissoute dans du vin. Je fais mienne la conclusion d’Henri
Ménabréa « …On lui prédit un beau règne mais il tomba de cheval et son médecin, ou
simplement la médecine, l’acheva promptement44 ! ».
Amédée VIII n’a que 8 ans45 lorsque la disparition de son père lui transmet le
comté. Si son enfance a été paisible (il a comme « camarade de jeux », son demi-frère
Humbert dit le Bâtard46 qui sera plus tard son ami, confident et homme de confiance),
son adolescence sera mouvementée puisque sa grand-mère est suspectée d’avoir fait
assassiner son père par l’intermédiaire du guérisseur, Granville ! La Savoie est au
bord de la guerre civile car la disparition brutale et, à certains égards, mystérieuse
d’Amédée VII à 31 ans, provoque une atmosphère pesante à la cour comtale. Celui-ci
avait désigné, non pas sa femme Bonne de Berry – cultivée mais romanesque et peu
encline aux affaires de gouvernement - mais sa mère Bonne de Bourbon comme
régente. Il faut croire que cette femme avait une forte personnalité (n’est-elle pas
nommée de son vivant Madame la Grande ?) et un excellent jugement reconnu
comme tel car Amédée VI, son mari, avant de mourir lui avait aussi… confié la
continuation de son œuvre plutôt qu’à son fils, plus attiré par le maniement des armes
que par l’art de gouverner47. S’appuyant sur de nombreux actes qu’elle a signés
42 D’après Max Bruchet, c’est à Moutiers dans l’été 1391 que Granville s’était
présenté devant Amédée avec des recommandations, notamment celle du duc de
Bourbon ; d’après Paul Guichonnet dans son Histoire de la Savoie, …il avait surpris
la confiance de Bonne de Bourbon.
43 La licorne est un animal symbolique. La poudre de licorne est obtenue avec une
dent de narval…
44 En réalité il a dû mourir tout simplement du tétanos.
45 Il est né le 4 septembre 1383 à Chambéry.
46 Né des amours d’Amédée VII avec une bourgeoise de Bourg en Bresse.
47 Marie José de Belgique.
200
durant le règne de son fils, Max Bruchet n’hésite pas à écrire (dans son célèbre
ouvrage Le Château de Ripaille) la princesse partagea le pouvoir ou plutôt continua
à régner sans opposition.
La régence et la tutelle du jeune comte sont donc revendiquées et par sa
grand-mère et par sa mère. On convoqua les Trois Etats pour demander leur avis, le
roi de France (Charles VI, alors en bonne santé) s’y mêla comme ses oncles, les ducs
de Bourgogne Philippe le Hardi (sa fille Marie est promise au nouveau comte) et de
Berry Jean (le père de Bonne de Berry) ; en définitive on accorde la régence à la
grand-mère Bonne de Bourbon en mai 1393 (qui est officiellement dégagée de tout
soupçon d’empoisonnement de son fils) mais avec une composition du Conseil de
régence très bourguignonne. Dépitée, la mère, Bonne de Berry quitte la Savoie, rentre
en France et épouse Bernard VII d’Armagnac ; on ignore si elle a revu son fils par la
suite. Cependant sous la pression du duc de Bourgogne, Bonne de Bourbon est
obligée d’abandonner la régence et même de quitter la Savoie en mai 1395 ; elle se
retire alors à Mâcon et s’éteint en janvier 1403.
Devenu adulte Amédée sera réputé pour son habileté et sa sage diplomatie ;
on peut croire qu’il fit son éducation durant son adolescence en apprenant à louvoyer
entre les différents clans de son entourage et à contenir l’influence et l’autorité de son
imposant beau-père le duc de Bourgogne (depuis octobre 1393, on l’a vu). Il a été
aidé en cela par un sage mentor, Odon de Thoire-Villars qui est à la tête de son
Conseil. D’une noble et très ancienne famille originaire de la Dombes et du Bugey48,
neveu d’Humbert VI de Thoire-Villars, il a joué un rôle prépondérant durant toute la
jeunesse de notre comte.
L’épisode tragique de Bourg en Bresse du 7 août 1397 clôt, d’une certaine
manière, le drame de Ripaille : on oblige Amédée à assister à un jugement de Dieu
entre deux seigneurs dont l’un est accusé d’avoir protégé l’apothicaire Granville49
soupçonné d’avoir empoisonné son père ! Ce simulacre de justice - féroce (pourtant
officiellement interdit depuis le concile de Latran IV en 1215) - d’une époque féodale
sur le déclin, remplace le seigneur-juge qui, au lieu de trancher entre le plaignant et
l'accusé, organise un combat contrôlé mettant aux prises les deux adversaires et à
l'issue de celui-ci, censée dépendre de Dieu, le vainqueur est déclaré innocent ! Dans
ce cas, les 60 ans de l’accusé (Othon de Granson, un preux et vaillant chevalier-poète
du pays de Vaud, autrefois homme de confiance de Bonne de Bourbon est accusé
d’avoir pris part à « l’assassinat » du Comte Rouge ; en réalité il aurait facilité la fuite
du guérisseur et l’aurait recueilli quelque temps) ne peuvent résister à la jeunesse de
son accusateur (le seigneur Gérard d’Estavayer, plein de convoitises et faiblement
avisé) et le premier sera mortellement blessé mais devant la mort, il maintint avec
hauteur l’affirmation de son innocence et de sa loyauté.
48 Pour plus de détail consulter l’Histoire du Franc-Lyonnais.
49 Un temps emprisonné il fut relâché et mourut dans son lit à Montbrison (cité
appartenant au duc de Bourbon) en septembre 1395.
201
Enfin en 1399, Amédée VIII devient majeur et peut gouverner à sa guise. Il a
16 ans et sa jeunesse difficile semble l’avoir mûri précocement.
Son premier succès fut l’achat
du Genevois. On a déjà signalé la
volonté des comtes savoyards de
s’approprier le comté de Genevois, en
particulier sous Amédée V et évoqué,
comme tuteur du jeune Amédée VI de
Savoie, son comte Amédée III de
Genève. La succession de celui-ci a
posé problème ; décédé en 1367 lui
succèdent ses fils Amédée, Jean, Pierre
et Robert, pape en Avignon sous le
nom de Clément VII. A la mort de ce
dernier le comté échoit à Humbert VIII
de Thoire-Villars, fils de Marie, la
dernière fille d’Amédée III, mariée en
2e noce à Humbert VII de ThoireVillars… au grand déplaisir des autres
possibles héritiers, enfants des filles
d’Amédée III ! La mort brutale
d’Humbert VIII en mars 1400
complique encore l’affaire puisque
c’est l’ancien tuteur du jeune Amédée VIII, Odon de Villars - il avait été désigné
comme légataire universel par son oncle Humbert VIII – qui récupère le comté. Sans
enfant et âgé – pour l’époque, il a 47 ans - il cède à Amédée VIII, par un contrat signé
à Paris en août 1401 et en échange de 45 000 florins d’or, tous ses droits sur le comté
(il n’y a pas consensus sur les motivations d’Odon ; pour certains historiens il est
excédé d’être la cible de critiques des autres héritiers, pour d’autres il n’y trouve
aucun intérêt puisque sans descendance et encore pour d’autres il cherche à se
réconcilier avec Amédée…). Celui-ci a, par la suite, en homme habile et prudent, le
mérite de se concilier et les seigneurs et les habitants de cette contrée voisine de la
sienne dont le passé est chargé d’un vieil antagonisme envers les Savoyards50.
Mais la ville de Genève n’est pas incluse dans le traité car son pouvoir
temporel reste dévolu à son évêque… et tous les efforts d’Amédée VIII - durant son
règne - pour récupérer la cité seront vains ; il a dû se contenter du seul vidomnat… La
convoitise des princes savoyards à l’égard de cette métropole a été constante durant
les XIVe et XVe siècles (rappelez-vous aussi la tentative d’Amédée V à la fin du
XIIIe). Pour quelles raisons ? Ce ne sont pas l’amertume de ne pas avoir une cité
d’envergure sur leurs propres terres et l’envie d’en posséder une puisque, à la fin du
50 Il faut attendre le traité de Morges, en 1424, pour que le dernier prétendant au
comté de Genève, Louis de Chalon, accepte la succession !
202
XIVe, Chambéry, Turin et Genève ont des populations à peu près comparables,
environ 3 à 4 000 habitants. Celles-ci chutent (d’une façon à peu près identique de
30%) durant le siècle suivant à cause des épidémies de peste. Mais Genève est devenu
le pôle économique le plus important de l’Occident par ses foires qui furent, durant la
guerre de Cent Ans et la récession qu’elle provoque en France et en Angleterre, le
rendez-vous des hommes d’affaire et des marchands de toute nationalité51. La
prospérité de la ville et ses richesses qui en découlent expliquent l’attirance des
princes savoyards envers la cité genevoise.
En 1402 il convainc Humbert VII de Thoire-Villars (son fils unique – le
comte de Genève Humbert VIII - est décédé) de lui vendre une partie de sa seigneurie,
celle située en Dombes et Bugey (les châtellenies de Matafelon, Villars, Montribloud
et Nantua en particulier). La Maison de Savoie possède ainsi une grande partie du
département actuel de l’Ain, sauf les terres qui longent la Saône qui deviendront par
la suite le Franc-Lyonnais et la principauté de Dombes52 qui dépendent, à cette
époque, de l’abbaye de l’Île-Barbe pour le premier territoire et du duc Louis II de
Bourbon pour le second (ce dernier avait aussi acheté – en 1402 - à Humbert VII non
seulement Trévoux mais également Ambérieux-en-Dombes et Le Châtelard).
Lyon - comme Genève, on l’a vu – qui était la métropole la plus grande et la
plus proche de la Savoie, a souvent été un objectif de conquête des princes savoyards.
Ils s’en étaient approchés puisque, jusqu’en 1355 ils possédaient une grande partie des
terres situées à l’est de Lyon comme la seigneurie de Vénissieux par exemple (le traité
de Paris, voir Amédée VI, les inclut dans le Dauphiné). Mais leur rêve n’a jamais été
concrétisé et ils se sont contentés de visites comme celle qu’a effectuée Amédée VIII
accompagné de l’empereur Sigismond, à la fin de 1415 (de Seyssel ils avaient
descendu le Rhône en bateau ; l’empereur se rendait à Perpignan pour essayer de
convaincre Benoit XIII, l’un des trois papes de la chrétienté, de rendre sa tiare, en
vain ! Au retour il investira Amédée, duc de Savoie).
Cependant Amédée a peut-être eu plus d’affinités avec Lyon car on prétend
qu’il est à l’origine de la fondation du couvent des Célestins édifié en 1407, situé de la
Saône à la place du même nom aujourd’hui : il aurait fait don du terrain – où se
trouvait une commanderie des Templiers – aux religieux de l’ordre des Célestins53
après l’avoir acquis des Hospitaliers, bénéficiaires des biens de l’ordre du Temple.
Selon L’histoire des églises et chapelles de Lyon il aurait demandé en échange un
logement à perpétuité dans le couvent. Peut-être est-ce la raison pour laquelle
l’historien lyonnais André Steyert (1830-1904) est persuadé que notre comte s’était
fait réserver une sépulture dans la chapelle54… qu’il n’a jamais occupée ! Par contre
le cœur de son fils Louis Ier y a été déposé peu après sa mort survenue à Lyon le 29
51
52
53
54
Réjane Brondy dans Chambéry, histoire d’une capitale.
Cf site jjtijet.perso.neuf.fr.
Ordre bénédictin créé en mémoire du pape Célestin V au XIII e siècle.
Page 231 du tome III de sa Nouvelle histoire de Lyon.
203
janvier 1465. En 1779, à la dissolution de l’ordre des Célestins – à cause, dit-on, de la
vie dissolue des moines - le roi de Sardaigne Victor-Amédée III (successeur et
descendant des ducs de Savoie) a été reconnu – après un long procès - comme
propriétaire du monastère ; il l’a vendu à un promoteur immobilier qui l’a démoli et
fait construire ce que nous voyons aujourd’hui (le théâtre et les immeubles
environnants).
Entre les marquis de Saluces et les comtes de Savoie un vieil antagonisme
existait. Le problème était que les premiers tenaient fermement à leur indépendance et
s’alliaient systématiquement avec les adversaires des seconds. Le territoire du
marquisat – les hautes vallées du Pô, de la Maira, de la Stura et de la Grana –
représentait comme une enclave dans le domaine savoyard et le coupait en deux,
coincé qu’il était entre le sud-ouest du Piémont et le nord du pays de Nice. Amédée
VI avait déjà essayé de le conquérir. En vain car alors le marquis Frédéric II s’était
réfugié dans le giron de la France en prêtant hommage à Charles V en 1375 ! Et
pourtant le roi de France et le comte de Savoie étaient beaux-frères (ils avaient épousé
les deux filles du duc de Bourbon, Pierre I er) mais l’intérêt pour la France de posséder
un passage par les Alpes, tenu par un fidèle vassal (le Dauphiné et le marquisat
avaient une frontière commune) pour éventuellement se rendre en Italie, primait sur
de bonnes relations familiales !
En 1413 Amédée VIII profite et des désordres dans le gouvernement de la
France et des continuelles incursions en Piémont savoyard du marquis Thomas III : à
la suite d’une grande opération militaire en juin il obtient l’hommage du marquis et sa
fidélité. C’est la fin d’une lutte féodale ancestrale et a priori la diplomatie française ne
s’est pas manifestée… mais, au siècle suivant, le marquisat de Saluces sera de
nouveau un enjeu entre la France et la Savoie !
En 1418, le retour de l’apanage de la principauté du Piémont dans les Etats
de Savoie permet à ceux-ci de prendre leur caractère définitif franco-piémontais. On
sait qu’Amédée V avait donné à son neveu Philippe l’apanage de tout ce que la
Savoie possédait au-delà des Alpes sauf Aoste, Suse et Ivrée. Ce Philippe était
devenu, en se mariant avec Isabelle de Villehardouin, prince d’Achaïe (l’Achaïe est
une seigneurie « plus ou moins virtuelle » du Péloponnèse, créée à la suite de la 4e
croisade en 1204 et vassale de l’éphémère empire latin d’Orient. Un neveu du célèbre
chroniqueur champenois Geoffroy de Villehardouin55, qui porte les mêmes nom et
prénom, en hérite en 1209. Isabelle est sa descendante).
Louis, le dernier des Achaïe, n’a pas d’enfants de Bonne, la propre sœur
d’Amédée. A sa mort en décembre 1418 les Piémontais acceptent la souveraineté
d’Amédée VIII qui leur promet, en retour, de respecter leurs franchises, usages et
autres particularités locales. Selon le vœu de Louis il confirme la création de
55 Geoffroy de Villehardouin, maréchal de Champagne, a participé à la 4 e croisade et
l’a racontée dans La conquête de Constantinople. Il a reçu, en remerciements de ses
services, 4 fiefs en Thrace mais ses fils les abandonnèrent.
204
l’université de Turin et donne à son fils aîné le titre de Prince de Piémont… mais sans
apanage ! Encore une réussite à mettre sur le compte de notre… duc !
Le comté de Savoie était depuis 1032 (fin du royaume indépendant de
Bourgogne et d’Arles dont il faisait partie) un fief du Saint Empire romain
germanique. Celui-ci, au début du XVe siècle, avait perdu de sa splendeur. N’oublions
pas qu’il n'a jamais été une monarchie centralisée mais seulement un conglomérat de
petits royaumes, de duchés, de comtés, d’évêchés et de villes libres ; il en résultait que
son pouvoir - et par conséquent son autorité - dépendait en grande partie de celui qui
en occupait le trône… or depuis la fin de la première partie du XIIIe siècle avec
Frédéric II de Hohenstaufen, la Splendeur du monde, aucun souverain n’a réussi à
s’imposer. Mais il avait encore quelque prestige auprès des peuples. Toujours est-il
que l’empereur – et selon les usages de l’époque il est le seul à en avoir le droit Sigismond Ier de Luxembourg, de retour de Perpignan où il a essayé de convaincre le
pape Benoit XIII de se démettre56 de son propre chef – en vain - confère le 19 février
1416 à Amédée VIII et à ses successeurs, à perpétuité, le titre de duc de Savoie.
C’est, en définitive, la reconnaissance de la puissance d’une Maison de
Savoie, forte de ses alliances avec toutes les familles régnantes, prenant appui sur un
Etat disposant d’une bonne administration et sur un pays jouissant d’une certaine
prospérité et d’un équilibre social enviable à une époque où une bonne partie de
l’Europe est ravagée par les guerres. Ne doutons pas aussi que l’autorité et l’intégrité
morale de son prince, qui lui permettent d’exercer son influence sur des monarques de
pays beaucoup plus importants que le sien, ont joué en sa faveur. C’est le triomphe
d’Amédée VIII et le titre ducal a été fêté dans la liesse à Chambéry. Je n’ose pas dire
que les « anciens » s’en souviennent encore mais il est sûr que des festins, servis pour
l’occasion, sont restés légendaires comme celui où on présenta un colossal gâteau –
ou un pâté, la chose se discute… - sur lequel figurait, en relief, la carte des États de
Savoie57!
Contrairement à ses prédécesseurs, Amédée VIII n’est pas un princechevalier (il a été surnommé par certains, le Pacifique), c’est un clerc et il aime
légiférer. Son œuvre peut-être la plus importante est, en définitive, la promulgation
des Statuta Sabaudiæ (Les Statuts de Savoie) en juin 1430. C’est une énorme mise à
jour de tous les statuts, codes, procédures et coutumes de l’administration et de la
justice savoyardes. C’est un essai de rationalisation des lois du pays mais, en aucune
sorte une constitution, terme inconnu à l’époque et aussi saugrenu que la démocratie
dans un univers communiste ! Ils codifient l'exercice du culte, l'administration du
pouvoir et de la justice et… la réglementation vestimentaire.
Dans le domaine de la gouvernance le point le plus important est la création
d’un chancelier de Savoie, 2e personnage de l’État après le duc ; choisi dans une des
56 On est en plein schisme de l’Eglise. Voir plus loin dans l’article.
57 Selon Paul Guiton et Marie José, c’est un gâteau devenu « de Savoie » mais selon
Bernard Sache, plutôt un pâté… plus dans les goûts de l’époque !
205
familles les plus anciennes de la Savoie, il préside un Conseil dit itinérant58 ou privé
qui règle les affaires diplomatiques, financières et judiciaires dont les membres sont
choisis et nommés à vie par le duc. Les Statuts précisent également le rôle de
l’assemblée des Trois États qui réunissait les représentants de la noblesse, du clergé et
des cités, intermédiaire entre le duc et le peuple, réunie selon le bon vouloir du prince
et chargée essentiellement de voter les impôts directs qui, à cette époque, n’ont pas –
encore – le caractère permanent d’aujourd’hui, en réalité subsides nécessaires à la
politique du prince 59!
Dans le domaine de l’administration du duché ils établissent le plus
clairement possible non seulement les attributions des baillis et des châtelains,
véritables représentants du duc dans sa province mais également le choix de ceux-ci
hommes énergiques, prudents, honnêtes et justes. Le bailli transmet les ordres ducaux
et contrôle l’activité des châtelains ; il y avait, en 1430, 14 bailliages dans les Etats de
Savoie qui, eux-mêmes étaient divisés en châtellenies (véritable cellule de base du
pouvoir central, il y en avait une centaine au total) à la tête desquelles le châtelain est
responsable de la perception des revenus ordinaires (redevances en nature ou en
argent), extraordinaires (après accord de l’assemblée des Trois Etats) et affermés
(pour les terres princières mises en « fermage », l’exploitant versait une fois par an
une somme convenue, l’équivalent d’une location de nos jours) et de l’entretien des
châteaux et des routes ; leur incombaient également le domaine de la basse police
(maintien de l’ordre public) et la charge d’arrêter les coupables. Les Statuts vont
jusqu’à préciser que les châtelains ont obligation d’habiter dans leur château, situé au
chef-lieu de la châtellenie, et de ne pas être originaires de la région dont ils ont la
charge ! Il va sans dire que baillis et châtelains sont nommés et rétribués par le duc.
Dans le domaine judiciaire ils confirment le statut de « l’avocat des
pauvres » - créé en 1379 par Amédée VI - dont la charge est de plaider à titre gratuit
les causes des indigents. Ils améliorent le Conseil résident – qui siège à Chambéry créé par Amédée VI, sensé représenter la fonction la plus haute de la justice savoyarde
et de défendre les droits du duc, tout en permettant à tous les sujets de la principauté
de faire appel contre les décisions des cours locales ; ces dernières – qui sont prévues
itinérantes afin qu’elles soient au plus près des administrés – sont présidées par les
fameux Juges Mages (assistés par un procureur fiscal, ils sont au nombre de 7, le
Piémont, le Val d’Aoste, le pays de Vaud et celui de Nice conservaient leurs coutumes
judiciaires) ou par les châtelains pour les affaires de moindre importance. Il sera
remplacé, au début du XVIe siècle, par le Parlement de Chambéry mis en place par
58 Nommé ainsi car il suit la Cour qui, à cette époque, voyageait beaucoup,
Chambéry, Le Bourget, Ripaille, Chillon, Turin,…
59 D’après l’étude de Réjane Brondy Chambéry, histoire d’une capitale ; elle a
recensé 158 réunions de cette assemblée entre 1368 et 1483 dont seulement 60 à
Chambéry. C’est en 1388 que, pour la première fois la levée d’un subside pour
l’ensemble du comté selon les mêmes modalités, est votée. On en comptera 36 de
1372 à 1486 (1 tous les 3 ans environ).
206
François Ier (sur le modèle de celui de Paris : cour de Justice et chambre
d’enregistrement des actes princiers) transformé en Sénat de Savoie lorsque les
Savoyards reprendront le contrôle de leur Etat60.
Dans le domaine des finances ils réglementent et structurent la Cour (ou
Chambre) des Comptes créée par Amédée VI. Ils perfectionnent le système budgétaire
de l’Etat en donnant à cet organisme le contrôle systématique des entrées et sorties
d’argent et instaurent la fonction de trésorier-général qui a la charge de centraliser
toutes les recettes et les dépenses à partir des comptes des châtelains et de tous les
officiers qui étaient amenés, par leurs fonctions, à manipuler les deniers du duché.
C’est cet organisme qui est responsable du contrôle des espèces et de la dizaine
d’ateliers qui frappaient la monnaie ducale. Il semble que, durant le règne d’Amédée
VIII, d’après Réjane Brondy, la monnaie savoyarde – et particulièrement l’écu d’or
qui servait d’étalon aux foires de Genève – jouissaient alors d’une grande réputation
dans le monde des marchands.
Dans le domaine militaire ils créent la fonction de maréchal, commandant
général de l’armée qu’ils rendent inamovible (nommé par le duc, ai-je besoin de le
dire ?)
Dans le domaine des cultes, ils s’appliquent à défendre la religion catholique
et préconisent les châtiments contre les hérétiques, sorciers et autre scélérats ! C’est
dans l’ordre des choses à cette époque car toute justice vient de Dieu et… du prince
qui le représente sur terre. Est-il besoin de préciser qu’ils établissent clairement la
place des Juifs dans la société ; considérés comme des « étrangers » dans la
communauté chrétienne ils se doivent de porter un vêtement particulier et d’habiter un
quartier spécial dans les cités. En définitive Amédée veut les isoler afin qu’ils ne
corrompent pas les chrétiens ! Dans toutes les époques difficiles – et la fin du Moyen
Âge en est une – les Juifs sont ainsi traités. Au moins en Savoie on ne les expulse
pas !
Dans le domaine de la « vie courante » Amédée n’a pas pu s’empêcher de
codifier la plupart des professions d’alors, comme les notaires, médecins, chirurgiens,
apothicaires, aubergistes, commerçants et artisans. Il agit, non pas dans le domaine
des règlements des métiers – c’est le rôle des corporations d’alors – mais dans le
domaine des conditions morales de l’exercice desdits métiers. Puisque les Statuts
contiennent un « code de bonne conduite » applicable aux activités de tous les
artisans, ceux-ci sont soumis à une certaine surveillance afin, par exemple de
contrôler l’emploi de mauvaises matières et qu’ils n’utilisent pas des procédés
frauduleux ; l’entente possible entre gens de même profession est, bien entendu,
60 Présumée adversaire, François Ier envahit et occupe la Savoie à partir de 1536 pour
s’assurer d’une base militaire pour ses campagnes italiennes (et non pas dans le but de
l’annexer). Le traité de Cateau-Cambrésis signé en avril 1559 rend la Savoie à son
duc Emmanuel-Philibert.
207
strictement défendue et sévèrement punie. Amédée, en définitive, veut protéger les
« consommateurs » afin qu’ils aient à leur disposition des produits de qualité à des
prix raisonnables. Ce qui m’étonne le plus dans ce domaine est l’apparition, dès cette
époque, d’un essai de règlementation des salaires des ouvriers par une commission
réunissant les principaux acteurs du monde du travail et des représentants du pouvoir.
On ne connaît pas, en réalité, si ces commissions se sont réunies et encore moins leurs
résultats mais apprécions ce « premier pas » vers les conventions collectives !
Dans le domaine vestimentaire ils prescrivent ce que chacun (chaque
catégorie sociale, bien entendu) doit porter comme costume ! Passons sur le détail
(qualité de l’étoffe ou de la fourrure – l’hermine est réservée à la famille ducale, les
bourgeois se contenteront du putois et les artisans de l’agneau61… - longueur des
traînes, bijoux, coiffures, ornement,…) mais à la question, pour quelles raisons
Amédée VIII fixe ainsi ce type de règles, Henri Ménabréa et Marie José répondent en
invoquant un simple et élémentaire protectionnisme économique mais cette dernière
rajoute, à juste titre me semble-t-il, …ne devait-il pas défendre l’économe contre le
prodigue, libérer les petites gens de la ruine où les entraînait la servitude de la mode,
encourager la modestie et la sobriété des parures…et elle conclut en précisant
…s’ajoutait aussi un désir d’ordre et de précaution, tendant à maintenir la hiérarchie
des différentes classes sociales. On a compris qu’Amédée voulait établir une société
modérée dans l’usage du luxe et rigoureusement hiérarchisée, mais… ces règlements
ont-ils été réellement appliqués ?
Ne jugeons pas ces Statuts avec nos yeux du XXIe siècle ! Par ceux-ci
Amédée fixe les institutions et les mœurs de la société savoyarde – de son temps qu’il croit immuable. Saluons la volonté du prince de vouloir faire de son Etat, un
pays de droit avec une justice – pour tous – ferme mais humaine et une gestion
administrative rigoureuse. Ils ne visent pas à établir un dialogue entre le prince et le
peuple et encore moins une démocratie. N’oublions pas que nous sommes encore au
Moyen Âge : personne ne met en doute les vérités de la religion que chacun sert avec
ferveur et personne ne conteste l'organisation sociale dans laquelle il vit et qui fixe les
rapports entre les hommes (les fameux trois ordres). Cependant cette société est en
train de changer par les bouleversements, les désordres et la grande détresse des
individus, conséquence de la guerre, des épidémies de peste et des trop nombreuses
famines qui ont eu lieu durant le XIVe siècle.
En France, les nobles (ceux qui combattent) ont perdu de leur aura et on ne
leur fait plus confiance pour protéger ceux qui prient et ceux qui travaillent après les
déroutes de Poitiers, Crécy et Azincourt ; d’ailleurs les vieilles familles sont décimées
par les combats et celles qui restent et les nouvelles vont abandonner peu à peu le
métier des armes pour rechercher des fonctions et charges au service de leur roi. Une
nouvelle classe sociale prend son essor, la bourgeoisie qui acquiert une place
prépondérante dans l’économie mais sans obtenir un rôle politique majeur… ce qui
posera, à terme, problème.
61 D’après Bernard Sache dans son livre Le siècle de Ripaille.
208
En Savoie, pays prospère car en paix durant la première partie du XV e siècle,
cette évolution sera plus tardive et Amédée peut encore proclamer selon Henri
Ménabréa « Paysans, paysannes vous êtes, paysans, paysannes vous resterez. Et voilà
le costume qui vous convient » ! S’il ne l’a pas dit réellement, on peut croire qu’il l’a
pensé.
Amédée VIII a été surnommé le « Salomon de son siècle ». Ce compliment
provient de Silvio Piccolomini (son secrétaire lorsqu’il est devenu Félix V et qui sera
lui-même pape sous le nom de Pie II) qui a écrit62 «… Amédée, régnant dans les
montagnes, loin des armées, était élu comme arbitre, tantôt par les uns, tantôt par les
autres, et l’on estimait qu’il était le seul dont les conseils fussent désintéressés.
Longtemps l’on recourut à lui dans les affaires difficiles, comme à un second
Salomon, tant en France qu’en Italie. »
On peut supposer qu’il avait un certain entregent et de réelles qualités de
conciliateur. Dans quelles circonstances les a-t-il employées ? Bien sûr dans le cadre
de l’interminable conflit entre la France et l’Angleterre (qui a duré à peu près cent ans
de 1337 à 1453) en essayant de jouer un rôle de médiateur, essentiellement entre
Charles VII et le duc de Bourgogne Philippe le Bon, allié du roi d’Angleterre. Ces
deux personnages, complexés à leur manière, l’un par une allure disgracieuse et
l’incertitude de ses origines63, l’autre par un besoin de puissance et une ambition
effrénée (…qui fait dire à Michelet « lutte entre un roi et un duc ? entre deux rois
plutôt et Philippe n’est pas le moins roi des deux ») semblent irréconciliables tant le
contentieux entre leurs familles issues du roi Jean II le Bon, l’aînée et la cadette, est
lourd : après l’assassinat de Louis d’Orléans le 23 novembre 1407 - fils du roi Charles
V – organisé par son cousin le duc de Bourgogne Jean sans Peur (fils de Philippe le
Hardi, frère de Charles V), lui-même assassiné le 10 septembre 1419 par les
« Armagnacs64 » parti lié à Charles VII et ennemi des « Bourguignons » ! En dehors
de ses grandes qualités de diplomate, le fait d’être uni avec une grande partie des
familles régnantes en Europe l’a probablement servi.
En tant que mari de Marie de Bourgogne, fille du duc Philippe le Hardi, frère
du roi de France Charles V, il est le beau-frère de Jean sans Peur et l’oncle de Philippe
le Bon qui sera le duc de Bourgogne de 1419 à 1467.
Sa mère Bonne de Berry est la fille d’un frère du roi de France Jean II le Bon,
Jean Ier de Berry qui, avec son frère Philippe le Hardi et son cousin Louis d’Orléans
sont en compétition pour le gouvernement de la France durant la minorité de Charles
VI et durant ses moments de démence à partir de 1392 ! De plus, en 1393 elle a
62 Citation rapportée par Max Bruchet dans son livre Le château de Ripaille.
63 Est-il vraiment « le fils de son père » … ?
64 Ainsi nommé car leur chef est Bernard VII d’Armagnac, beau-père de Charles, fils
de Louis d’Orléans. Charles avait épousé la demi-sœur d’Amédée VIII puisque Bonne
de Berry est devenue après la mort d’Amédée VII l’épouse de Bernard !
209
épousé en secondes noces Bernard VII d’Armagnac qui deviendra le chef du parti des
« Armagnacs ».
Sa grand-mère Bonne de Bourbon, descendante de Saint Louis, était la fille
d’une sœur du roi Philippe VI de Valois.
Pour terminer ce panorama, un de ses gendres Philippe-Marie Visconti est
duc de Milan en 1412 dont la demi-sœur Valentine est l’épouse de Louis d’Orléans.
Enfin bref, vous avez compris que, par son environnement familial, il a un
pied dans chaque camp, celui des Bourguignons alliés aux Anglais, soutenant le roi
d’Angleterre et de France Henri VI65 âgé de quelques mois et celui du « dauphin66 »
qui se proclame roi de France sous le nom de Charles VII.
Comme en plus il est resté neutre, a la réputation d’un sage et qu’il est admis
que son État, bien administré, est une « oasis de paix » comme le souligne si bien
Olivier de la Marche (1426-1502) diplomate et chroniqueur attaché à la cour
bourguignonne… sous ses sages lois, la Savoie devint le pays le plus riche, le plus sûr
et le plus plantureux du voisinage67 ! Il semble avoir tous les atouts entre les mains
pour obtenir la réconciliation entre les deux ennemis et ainsi retirer la Bourgogne du
camp anglais68.
Cependant après maintes lectures de l’excellent article d’Henri Baud paru
dans Visages de l’Ain de juin 1974 intitulé La Bresse et les négociations d’Amédée
VIII dans la guerre de Cent Ans je ne vois guère le succès de son intervention.
Ce que l’on peut affirmer, par contre, c’est qu’il n’a pas ménagé sa peine de
1423 à 1434 avec l’organisation de conférences entre diplomates français et
bourguignons pour maintenir envers et contre tous l’arrêt des hostilités entre Charles
VII et Philippe, à Bourg, Chalon, Montluel, Bâgé, Chambéry, Yenne… Des trêves ont
même été signées à Chambéry en 142469, à Autun en 1425, à Annecy en 1428, à
Morges en 1429. Mais Charles VII, à cette époque, n’est pas très bien conseillé et le
duc de Bourgogne, aidé par son terrible chancelier Rollin70 manie la duplicité avec
aisance ; ainsi les trêves ne sont guère respectées bien longtemps.
65 Le traité de Troyes prévoit le mariage du roi d’Angleterre Henri V avec la fille de
Charles VI, Catherine, Henri VI est leur fils.
66 C’est ainsi que les Bourguignons l’appellent.
67 plus sûr sans aucun doute mais pas plus riche et plus plantureux.
68 Il n’a jamais traité directement avec les Anglais. L’influence savoyarde en
Angleterre est nulle à cette époque… on n’est plus au XIII e siècle !
69 C’est la seule suspension d’hostilité, avec évocation d’Amédée VIII, dont Jean
Favier fait mention dans son livre La Guerre de cent ans…
70 Il suffit de voir son portrait peint par Jean van Eyck !
210
Tout change après les succès de Jeanne d’Arc et le sacre de Charles VII à
Reims le 17 juillet 1429. La réconciliation aurait abouti, selon Henri Baud, à
Chambéry en février 1434, lors du mariage – grandiose paraît-il – du fils d’Amédée,
Louis avec Anne de Lusignan (et de Chypre71). Mais il faut attendre le 16 septembre
1435 avec la conférence d’Arras (où aucun diplomate savoyard n’était présent…)
pour qu’un traité officiel, scellant véritablement la paix, soit signé entre les deux
belligérants. On peut quand même attribuer à notre duc Amédée, une partie de la
gloire de cette célèbre paix d’Arras qui, en calmant les tempêtes entre les Maisons de
France et de Bourgogne, retira la France du précipice où les fatales divisions
l’avaient jetée… C’est l’avis de Samuel Guichenon, historien et généalogiste de la
Savoie qui a vécu au XVIIe siècle.
Cependant on peut légitimement se poser la question de la raison de
l’absence de la Savoie durant les ultimes négociations ! Amédée a-t-il essayé de
monnayer son intervention en obtenant des compensations territoriales ou faut-il
croire comme Marie José que… certains, maintenant, de la réussite, les deux
adversaires préféraient se passer de leur médiateur, afin de ne rien lui devoir ? Et
puis il faut signaler l’affaire d’Anthon qui a révélé une certaine duplicité de la part de
notre cher duc !
Lors de la défaite française – encore une – de Verneuil-sur-Avre en
Normandie le 17 août 1434 meurt Bernard de Saluces, seigneur d’Anthon. Situé sur la
rive gauche du Rhône, à proximité de la confluence du fleuve avec l’Ain, Anthon est
une petite place-forte dauphinoise qui contrôle, domine et commande un port et les
rives du Rhône, véritable route commerciale entre Genève et Lyon72. Par testament –
car sans héritier direct - il laisse ses domaines à sa femme puis, à la mort de celle-ci, à
son cousin Louis de Saluces. Bien évidemment ledit cousin ne veut pas attendre,
intente un procès à sa cousine qui, de dépit, vend tous ses droits sur la seigneurie
d’Anthon à Louis de Chalon-Arlay, prince d’Orange.
Cette querelle d’héritage qui oppose deux personnages, l’un dauphinois donc
français et l’autre bourguignon (Arlay se situe dans le Jura, territoire du comté de
Bourgogne réuni au duché par le mariage de Marguerite de Flandre avec Philippe le
Hardi en 1369) se termine le 11 juin 1430 par la mémorable bataille dite d’Anthon (en
réalité à proximité de Janneyrias) dont le vainqueur est Louis de Saluces. Bien
entendu Amédée VIII avait été désigné par les deux parties comme arbitre ! Etrange
décision quand même car ce prince avait toujours été impliqué dans les affaires du
Dauphiné (les luttes ancestrales entre Savoie et Dauphiné ne sont pas encore
complètement oubliées) et avait été opposé au prince d’Orange lors de l’achat du
Genevois (car c’est un descendant d’une fille d’Amédée III). Mais contre toute attente
– dû à l’entregent remarquable du duc ? – Louis de Chalon et Amédée s’accordent et
certains prétendent même qu’ils auraient signé un traité secret pour se partager le
71 L’île de Chypre est à la famille de Lusignan (originaire du Poitou) depuis 1192 et
le restera jusqu’en 1489.
72 En vérité on ne connait pas avec exactitude l’activité du trafic fluvial sur le Rhône
durant le Moyen Âge.
211
Dauphiné73 ! Ainsi Amédée a tardé à départager les plaignants, a fait traîner l’affaire
et en plus, n’a pas empêché l’engagement de quelques seigneurs savoyards et bressans
dans l’armée bourguignonne ! Cet épisode de la lutte franco-bourguignonne, dans
laquelle Amédée s’était engagé en tant que « juge et partie » (certes « sur la pointe des
pieds » mais cela montre aussi une certaine duplicité) avec l’espoir de s’approprier
une partie du Dauphiné, n’est pas à mettre à son actif, lui qui passe pour un « apôtre
de la paix » !
Durant les années 1420-1434 Amédée a exercé ses talents de diplomate, non
seulement dans les affaires françaises - le rapprochement franco-bourguignon – mais
également dans celles, toujours compliquées, de l’Italie. Il est peu de dire que le jeu
politique dans l’Italie du Nord est complexe avec de nombreuses intrigues et des
alliances qui ne durent qu’un temps entre les principaux protagonistes que sont la
Savoie, Milan, Saluces, Montferrat, Gênes, Florence, Venise sans oublier l’Empire
germanique et parfois la France !
La succession du duc de Milan Jean-Galéas Visconti (décédé en 1402) a été
tumultueuse mais son deuxième fils74, Philippe-Marie, dès 1412 reprend à son compte
la politique expansionniste traditionnelle de la famille. Il se heurte ainsi non
seulement à la Savoie mais aussi à la République de Venise et à la ville de Florence
sous l’arbitrage plus ou moins intéressé de l’empereur germanique Sigismond qui, lui,
convoite Gênes – pour en faire un port impérial - mais sous la suzeraineté de Milan
depuis 1421. Dans un premier temps la diplomatie secrète d’Amédée est d’isoler
Milan en tissant un incroyable réseau d’intrigues camouflé sous des dehors de tacite
entente75. Venise, se sentant menacée et Florence plusieurs fois défaite par les troupes
milanaises signent un traité pour s’opposer à Philippe-Marie en décembre 1425
valable 10 ans (passée à la postérité sous le nom de Ligue Florence-Venise). Amédée
– après avoir adhéré à la Ligue - déclare la guerre à Milan au printemps 1426 et prend
part à la campagne militaire à la tête de ses troupes (ce sera la seule fois). Il occupe
ainsi la région de Verceil et la vallée de la Sesia, territoire perpétuellement disputé par
Milan, la Savoie et le marquisat de Montferrat. Philippe-Marie et Amédée traitent
ensemble mais secrètement en essayant de se berner l’un l’autre mais en définitive le
duc de Milan après avoir été défait par les troupes de la Ligue près de Brescia en
octobre 1427 accepte les conditions d’Amédée : il cède le territoire de Verceil conquis
par le duc de Savoie et accepte la main de Marie la fille aînée d’Amédée76 !
Celui-ci profitant de son succès veut s’emparer du marquisat de Montferrat
dont une partie du territoire est enclavée dans le Piémont savoyard (entre Turin et
Verceil). En réalité il veut, au minimum, empêcher cette principauté de tomber dans
73 Amédée récupèrerait le pays de Viennois (cédé au Dauphiné par le traité de 1355)
et le prince d’Orange, le pays de Grenoble et les montagnes.
74 L’aîné Jean-Marie a été assassiné en 1412.
75 Marie José.
76 Ce mariage ne sera jamais consommé et Marie ne se plaindra jamais sachant le
sort de celle qui l’a précédée (Béatrice de Tende accusée d’adultère a été assassinée
par Philippe-Marie).
212
l’influence milanaise. Ses intrigues réussissent et obligent le marquis Jean-Jacques
Paléologue – son beau-frère puisque mari de sa sœur Jeanne, la fille posthume
d’Amédée VII – à signer un traité à Thonon en février 1432 très favorable à la
Savoie : la ville de Chivasso devient savoyarde et le marquis accepte la suzeraineté du
duc… pour respecter et garantir l’indépendance de son territoire !
A la suite du mariage de son fils, en 1434 donc, et veuf depuis plusieurs
années, Amédée VIII se retire, le 8 octobre, dans un château-prieuré flanqué de sept
tours qu’il fait construire – sans faste - dans son domaine de Ripaille près de Thonon
dans le Chablais à proximité du château - où est mort son père - construit par Bonne
de Bourbon puis aménagé par Bonne de Berry et du prieuré voué à saint Maurice qu’il
avait fondé en 1410 selon la règle de saint Augustin77 ; il crée le même jour l’Ordre de
Saint Maurice, mi-religieux, mi-laïc réservé à sept chevaliers (dont lui-même en tant
que doyen ; c’est la raison des sept tours de la demeure qui abritent leurs
appartements respectifs) dont la valeur personnelle devait primer sur la naissance.
Sans abdiquer cependant, il nomme Louis lieutenant général de ses Etats et le laisse
gouverner son duché… mais en se réservant la superintendance !
Comme aucun chroniqueur, témoin de son époque, n’a laissé un récit de sa
vie, comme un Joinville pour Louis IX ou un Commynes pour Louis XI, il nous faut
croire les Chroniques de Savoye écrites un siècle après sa mort par le Bressan et
chanoine de Beaujeu, Guillaume Paradin (1510-1590) : une grande lassitude après
une quarantaine d’années de règne, un besoin de se tenir éloigné d’une vie de cour qui
lui répugne de plus en plus - qu’il compare à une grande servitude - et enfin une envie
de solitude mais agrémentée des liens d’amitié ; peut-être aussi est-il profondément
marqué par des absences irrémédiables comme celle de sa bien-aimée Marie en
octobre 1422, la seule et unique femme de sa vie avec qui il formait un couple
exemplaire et uni, comme celle aussi de son fils aîné Amédée mort en août 1431
« pétri de toutes les qualités et porteur de tous les espoirs78 » suivie par une de ses
filles Bonne l’année suivante ? Mais comme le constate Henri Ménabréa, curieuse
décision !
Cependant et, puisque nous connaissons la suite, on peut envisager aussi
qu’il pensait déjà au pontificat en s’imposant une vie semi-monacale et en
s’immisçant, comme médiateur, dans les affaires perturbées de l’Eglise de cette
époque ! Mais rien, en définitive, ne nous permet de remettre en cause la sincérité de
notre duc et seuls ses adversaires et opposants l’ont fait… après coup !
Il se consacre à la dévotion (deux jours étaient, paraît-il, consacrés au jeûne
et aux exercices de piété), aux offices divins, à la conversation mais n’en oublie pas
pour autant la vie politique en recevant ambassadeurs et hôtes de marque avec
lesquels il s’entretient des « affaires du monde » ; cette vie d’ermite plus ou moins
77 A la différence des bénédictins les chanoines de saint Augustin ont une activité
pastorale (voir le livre de l’auteur).
78 D’après Bernard Sache dans son livre Le siècle de Ripaille.
213
double, séculière et temporelle, qui fait dire à Marie José « le souverain restait caché
sous le froc de bure », est partagée car… vingt-deux seigneurs de sa cour [en réalité
six, on l’a vu] imitant sa retraite volontaire, vinrent près de lui goûter les charmes
d’une vie tranquille et prendre l’habit monastique… leur règle n’avait rien de sévère
car des mets d’une délicatesse extrême leur étaient servis et leurs demeures
remplissaient toutes les conditions qui font l’existence douce et facile (selon Armand
le Gallais) ; et c’est ainsi que la légende s’est construite accompagnée d’un dicton
populaire, connu encore aujourd’hui « faire ripaille » dont l’interprétation actuelle
serait due à la « mauvaise langue » de Voltaire. Mais on sait ce que valent les propos
et l’avis d’un philosophe lorsqu’il sort de son domaine de compétence 79 ! D’ailleurs
pouvait-il comprendre, lui un athée désabusé, la foi d’un personnage aussi vertueux ?
Sa vie bascule – de nouveau - lorsque, cinq ans plus tard, on lui propose la
tiare pontificale ! Pour comprendre cette affaire il nous faut remonter le temps et
expliquer les difficultés de l’Eglise catholique médiévale à la fin du XIV e siècle et au
début du siècle suivant.
Elle est en pleine déliquescence (ou, selon l’avis de Daniel-Rops, dans un
état de « prodigieux désordre ») à tel point que cette crise d’importance est connue
sous le terme de grand schisme d’Occident (1378-1417). Elle oppose un pape
avignonnais - le premier est Clément VII - à un pape romain - le premier est Urbain
VI. Ce n’est pas la première division que connait l’Église médiévale car il y a eu
quelques « doubles élections » avec, par exemple, les antipapes du XII e siècle
soutenus – seulement - par les empereurs germaniques80. Mais celle-ci dure (près de
40 ans) et concerne les souverains de l’Europe entière qui prennent partie pour l’une
ou l’autre obédience.
C’est, au départ, une crise de la papauté car elle débute par des tensions dans
la Curie romaine avec un pape qui se veut de plus en plus autoritaire et monarchique
et des cardinaux qui revendiquent de plus en plus une participation au pouvoir
pontifical ! Elle survient aussi après les troubles de près d’un siècle dus au « séjour
sur les bords du Rhône » d’une papauté qui en profite pour renforcer sa centralisation,
son administration et sa fiscalité au grand dam de ceux qui aspirent à des réformes.
Elle intervient également dans un contexte politique de division puisque la
Guerre de Cent Ans oppose la France et l’Angleterre ; bien évidemment, il va
s’ensuivre une répartition presque systématique des monarchies européennes dans les
« deux camps » pontificaux : celles alliées à la France sont favorables au pape
avignonnais Clément VII puis à ses successeurs81 et les autres, alliées à l’Angleterre
79 Apôtre des « Lumières » c’est à dire de la liberté et de l’émancipation de
l’individu, Voltaire a recherché, durant une grande partie de sa vie, l’amitié et les
faveurs de Frédéric II de Prusse, l’un des plus grands despotes de tous les temps (et
misanthrope de surcroit) à côté de qui Louis XIV fait figure d’enfant de cœur !
80 Se reporter au livre de l’auteur… Les grandes heures du beau XIIe siècle.
81 La Savoie est favorable au pape avignonnais mais n’est pas une alliée de la France
214
au pape romain Urbain VI puis à ses successeurs !
Le concile de Pise en 1409 est un essai de réconciliation : il désigne un
troisième pape (Alexandre V) sans que les deux autres se retirent ! Il faut attendre le
concile de Constance (1414-1417), sous l’autorité de l’empereur germanique
Sigismond, pour que les trois papes se démettent (ou sont déposés) après l’élection de
Martin V… qui s’installe à Rome en mai 1418. Mais ce concile proclame sa
supériorité sur le pape : les tenants du conciliarisme ont gagné c'est-à-dire ceux qui
veulent un gouvernement pontifical dirigé par une assemblée et non plus par le pape
seul. En théorie le grand schisme est terminé… mais les querelles continuent !
Juste avant sa mort, Martin V a convoqué un concile ; il se réunit à Bâle en
1431. L’opposition entre les pères conciliaires et le nouveau pape, Eugène IV, est telle
que celui-ci décide alors de transférer l’assemblée à Ferrare (qui aura lieu en
définitive à Florence en janvier 1438 à cause de la peste) en prétextant vouloir tenir
un concile œcuménique avec l’Eglise orthodoxe, fragilisée par la menace turque
(septembre 1437). C’est durant cette époque qu’Amédée aurait joué un rôle de
médiateur entre le concile de Bâle et Innocent IV.
Les plus virulents opposants à Eugène IV restent à Bâle, le démettent,
proposent et élisent notre duc Amédée comme pape (5 novembre 1439) ou plutôt
antipape (puisque l’autre pape est bien vivant et ne rend pas sa tiare). Il est ordonné
prêtre, prend le nom de Félix V et intronisé le 24 juillet 1440 dans la cathédrale de
Bâle après avoir – cette fois il est obligé – abdiqué de ses fonctions ducales au profit
de son fils Louis, le 6 janvier 144082.
On peut proposer quelques raisons de ce choix : sans doute sa réputation de
sage et pieux, son humanité, son intégrité morale, son talent de conciliateur (pour
rassembler l’ensemble de la chrétienté traumatisée après le schisme et/ou pour
amadouer le « vrai » pape ?) ont-ils joué en sa faveur mais, comme le signale Henri
Ménabréa, il n’a pas pu et voulu refuser cette offre car il avait acquis, au fil des ans,
un certain goût pour les honneurs ! Il faut aussi signaler cependant, qu’il était partisan
très sincèrement d’une réforme de l’Eglise avec une papauté dont le principe
monarchique serait tempéré par une assemblée représentative83. A-t-il eu l’ambition
de refonder l’Eglise non pas par la violence et l’affrontement mais par la raison et la
concertation et en faire une Eglise universelle ? Certains le prétendent mais
malheureusement il ne réussira pas.
Quel a été son bilan ? Continuellement en lutte avec les pères du Concile –
ceux-là mêmes qui l’avaient désigné – en réalité assemblée de clercs mineurs et de
puisqu’elle est neutre.
82 On peut supposer qu’il a reçu de son père, l’anneau de Saint Maurice, symbole de
la Maison de Savoie (donné par l’abbé de St Maurice d’Agaune à Pierre II).
83 C’est la grande idée que défend la puissante Université de Paris.
215
mendiants ou selon Marie José masse vulgaire et ignorante de clercs inférieurs (la
plupart des grands prélats de la chrétienté ont rallié le pape de Rome84), franchement
hostiles à une autorité susceptible de les contrarier, Félix V s’est borné – dans ses
3000 bulles qu’il a promulguées - à rester dans des domaines qu’il connaissait
parfaitement, l’administration et le bien-être des hommes comme la création et
l’entretien d’hôpitaux et n’a jamais abordé des problèmes de dogme.
Rejetant les solliciteurs lui demandant de l’argent pour le reconnaître
(comme son gendre, le duc de Milan et le roi d’Aragon) puis privé d’une adhésion de
la plupart des princes de la chrétienté (son neveu le duc de Bourgogne Philippe le Bon
et le roi de France Charles VII restent fidèles à Rome) et, peu à peu, du soutien des
pères conciliaires de Bâle qui se sont déconsidérés par leurs excès, reconnu seulement
par quelques contrées en Germanie, par les cantons suisses et la Savoie, il renonce à la
papauté le 7 avril 1449 et se soumet au successeur d’Eugène IV, Nicolas V qui lui
reconnaît le deuxième rang dans l’Église après lui en le nommant légat et vicaire
perpétuel du Saint-Siège en Savoie, Suisse et certaines provinces d’Italie et
d’Allemagne ; il reçoit aussi le titre de cardinal de Sabine et devient l’administrateur
du diocèse de Genève (car un ancien pape ne peut pas déchoir en devenant évêque !
En réalité on lui confirme le titre « d’évêque de Genève » qu’il s’était adjugé en 1444
à la mort du titulaire, François de Metz). Bien entendu les excommunications contre
lui et ses partisans sont levées et ses actes pontificaux confirmés. Son honneur est sauf
mais sa réputation sera un peu « écornée » car on chuchotera que ce prince aurait pu
être considéré comme un sage s’il n’avait, dans sa vieillesse, ambitionné la tiare85.
Il sera le dernier antipape officiellement reconnu comme tel par l’Église
catholique. Le mouvement conciliariste est abandonné et la restauration du pouvoir
monarchique pontifical est en cours. Cette fois le schisme est bien terminé.
Notre vieux duc (il a 66 ans, vieux pour l’époque il va sans dire…) va vivre
le reste de sa vie sur les bords du Léman, à Genève. Mais il va, encore et une dernière
fois, s’impliquer dans les affaires de son ancien duché ! Après la mort – en août 1447
- du dernier Visconti, Philippe-Marie, marié à Marie une fille d’Amédée mais sans
descendant légitime, le duché de Milan dont le territoire est convoité par les Etats
voisins qui veulent s’agrandir en profitant des circonstances, a de nombreux
prétendants dont le fameux condottiere, François Sforza, qui avait épousé une fille
naturelle de Philippe-Marie. Le duc Louis aurait pu profiter de l’occasion pour
affirmer sa puissance dans cette partie de l’Italie mais il louvoie, hésite et ne sut faire
ni la paix ni la guerre ! Ayant déclaré la guerre à Sforza il se fait battre plusieurs fois
durant le printemps 1449 ; Amédée décide alors, devant la gravité de la situation, de
se rendre en Piémont pour obliger son fils à faire la paix et de sauver au mieux les
diverses possessions de la Savoie dans cette partie de l’Italie.
84 Sauf le cardinal d’Arles, Louis Aleman, le seul ecclésiastique d’envergure qui
soutenait Félix V.
85 Ce diocèse d’Italie n’existe plus ; il comprenait une partie du Latium, de l’Ombrie
et des Abruzzes.
216
Ce sera chose faite en février 1450 et le 26, François Sforza pourra faire une
entrée triomphale dans la ville de Milan en tant que duc, renversant du même coup la
République ambroisienne86 mise en place (à la disparition de Philippe-Marie) par
quelques idéalistes qui voulaient restaurer la Rome républicaine ! Etrange et
singulière situation que celle de ce père qui, sans aucun pouvoir politique légitime
mais ancien duc et ancien pape, traverse les Alpes pour réparer les errements de son
fils ! Sans aucun doute il aura toujours été, dès l’âge de 8 ans et jusqu’à sa mort,
quelque soient son titre et sa situation, un homme d’État soucieux des intérêts de son
« cher » duché.
Il meurt le 7 janvier 1451 à Genève d’une crise cardiaque. Sa dépouille se
trouve aujourd’hui à Turin dans la chapelle du Saint Suaire de la cathédrale Saint
Jean-Baptiste.
Terminons par quelques symboles et considérations.
Rares ont été les princes qui ont abdiqué de leur plein gré. C’est la raison
pour laquelle je suis étonné qu’aucun historien – à ma connaissance - n’ait comparé
les destins de Charles Quint et d’Amédée VIII. Et pourtant, l’un et l’autre ont quitté le
pouvoir en pleine gloire, ont confié les rênes de leurs gouvernements à leurs fils qu’ils
surveillaient « de loin » et à qui ils avaient écrit leurs instructions, enfin l’un et l’autre
se sont retirés dans un monastère isolé sans être toutefois coupés du monde
extérieur… mais l’un était empereur et roi, l’autre simple duc 87 !
L’apogée de la Savoie médiévale se situe entre 1416 et 1434 c'est-à-dire entre
les festivités grandioses en l’honneur de l’érection du comté en duché et celles
accompagnant le mariage de Louis avec la belle Anne de Chypre-Lusignan, issue
d’une famille des plus prestigieuses d’Europe (puisque régnant sur Chypre… sous la
souveraineté de sultan et, en théorie, sur Jérusalem) par le nom mais sans aucune
influence dans les grandes destinées de l’époque. Cette dernière cérémonie réunit tous
les princes d’importance du duc de Milan au duc de Bourgogne sans oublier le roi
« titulaire » de Naples, Louis III d’Anjou88, le propre beau-frère du marié (puisque sa
femme, Marguerite est une des sœurs de Louis) et son successeur (il décède en
novembre) sur ce mythique trône, son frère René d’Anjou. Aujourd’hui on évoquerait
un mélange de genres, avec un parterre de « décideurs », d’hommes d’influence mais
aussi de « has been » !
86 Ambroise est le saint patron de Milan. Evêque de la ville à la fin du IV e siècle, il
est connu pour s’être opposé à l’empereur romain d’Orient Théodose le Grand.
87 Charles Quint a abdiqué en octobre 1555. Il était empereur du Saint empire
germanique et rois de Castille, d’Aragon et de Sicile entre autres. Il décède en
septembre 1558 dans le monastère de Yuste situé dans la province d’Estrémadure.
88 La famille d’Anjou a passé une grande partie de son temps et dépensé une partie
de sa fortune à essayer de reconquérir « son » royaume de Naples !
217
Dans le domaine des Arts on dit qu’Amédée VIII a beaucoup copié sur la
Bourgogne. C’est effectivement vrai en ce qui concerne l’édification de la chapelle de
son château, connue aujourd’hui sous le vocable de Sainte-Chapelle (puisqu’ayant
abrité au XVIe siècle le Saint Suaire89). Commencée en 1408 (sous la direction de
l’architecte-maître maçon, Nicolas Robert ?) il a fait appel à un sculpteur qui a
beaucoup œuvré en Bourgogne, Claus de Werve. Elle est de style gothique et ses
vitraux sont remarquables mais sa façade, qui date du XVII e siècle, est baroque90.
Cependant son bilan, dans ce domaine, est relativement modeste : ce n’est
pas un « bâtisseur » car homme du Moyen Âge et non pas de la Renaissance. Il faut
aussi mentionner à son actif la volonté de construire une église à Ripaille ; ses
fondations – que l’on peut voir encore aujourd’hui - débutent en 1436 mais
malheureusement, l’édification de celle qui devait s’intituler Notre-Dame fut
interrompue par manque d’argent ; elle devait être de style gothique flamboyant et
avait pour architecte, selon Marie José, Matheus Ensinger 91 dont l’œuvre principale
est la cathédrale de Berne.
Selon la légende il aurait posé – en 1430 - la première pierre de l’église des
Franciscains (consacrée en juin 1488) qui deviendra cathédrale en 1779 lors de la
création de l’évêché de Chambéry (puis mise sous le patronage de St François-deSalles en 1801). Par contre il consacrait, dans sa solitude, beaucoup de temps à la
lecture et on lui accorde la possession d’une riche et intéressante bibliothèque dont les
manuscrits – aujourd’hui dispersés – contenaient aussi bien des romans de chevalerie
que des traités de théologie, de droit ou d’histoire sans oublier quelques textes de la
littérature contemporaine comme ceux de Christine de Pisan.
On dit aussi qu’il entretenait une école d’enlumineurs dont est issu très
certainement Jean Bapteur, auteur de splendides miniatures comme celle qui montre
Amédée VIII, affublé d’une longue barbe, habillé de sa tenue rouge ducale brodée
d’hermine et tenant une épée symbole de son pouvoir, recevoir de son auteur une
traduction du célèbre ouvrage du moraliste du XIII e siècle, Albertano de Brescia.
J’apprécie particulièrement cette réflexion de Marie José sur Amédée VIII :
« Dans une période aussi sombre de l’Histoire, où les consciences affaiblies allaient
jusqu’à justifier le crime, dans ce siècle où les individus ne maîtrisaient guère leurs
89 Le saint Suaire - linceul qui aurait enveloppé le Christ après sa descente de Croix
– était en possession des empereurs byzantins. Il a été volé par les croisés durant le
pillage de Constantinople lors de la 4e croisade en avril 1204. Il réapparaît vers les
années 1350 dans l'église-collégiale de Lirey, petit village de Champagne à 20 km au
sud de Troyes - le seigneur du lieu et sa femme sont des descendants de croisés et
Templiers. Il est vendu à la famille de Savoie en 1453 qui l'expose dans la chapelle de
leur château de Chambéry. Il est ensuite transféré définitivement à Turin en septembre
1578.
90 Elle a été le lieu privilégié de mariages de quelques princes savoyards mais aussi
du futur Louis XI et de Lamartine.
91 Il est le fils du célèbre architecte de la cathédrale de Strasbourg, Ulrich Ensinger.
218
passions, dans ce monde désaxé, Amédée, souverain très chrétien, fut un guide
éclairé, bien que, finalement, pris de ce vertige qui guette ceux qui ont réussi, il se
soit laissé entraîner par un rêve plus utopique que réalisable, qui fera de lui non un
César mais un pape. »
Dans ces temps anciens où les individus n’avaient pas la possibilité de
s’exprimer, la stature et la puissance d’un pays étaient intimement liées à la
personnalité de son prince. Cela s’est particulièrement vérifié avec notre province :
avec leurs qualités reconnues – sagesse, autorité naturelle et jugement sûr - les
illustres Amédée ont mis la Savoie sur un piédestal et l’ont élevée à un haut degré de
splendeur. Mais il y a dans la vie des peuples des époques de sommeil où la sève
semble s’arrêter (Armand Le Gallais) ; ce sera le cas de la Savoie durant la deuxième
partie du XVe et la première partie du siècle suivant avec des ducs faibles,
imprévoyants et pas assez énergiques. Les conséquences sont prévisibles : désordres
dans l’administration, arrogance de la noblesse qui se croit tout permis et difficultés
en politique étrangère. Prenons l’exemple – 3 ans seulement après la disparition
d’Amédée, en 1454 – de l’important traité de Lodi, conclu par les principaux Etats de
l’Italie qui met en place une sorte d’équilibre entre eux (puisqu’ils s’accordent à
neutraliser leurs ambitions) ; il sera complété ensuite par la constitution d’une Ligue
italienne pour la paix et la tranquillité de l’Italie: la Savoie n’est ni signataire ni
participante, elle ne compte déjà plus dans cette partie de l’Europe où pourtant elle
dispose de territoires. Elle devient un Etat subalterne et gageons que la personnalité
de Louis en est responsable, son père aurait-il admis d’en être exclus ?
Un fait particulier de politique fournit un autre exemple : dès février 1451 le
duc Louis accepte de donner en mariage sa fille Charlotte au dauphin Louis (le futur
Louis XI) alors que celui-ci est en conflit avec son père Charles VII qui, comme il se
doit, refuse de donner son consentement ! Il sera obligé de faire amende honorable et
de signer un traité pour le moins désobligeant pour la Savoie par lequel il se met sous
la protection de la France et se désolidarise du dauphin92 à Cleppé en Forez en
octobre 1452 !
Plus tard la France, auréolée de sa victoire sur l’Angleterre et malgré ses
alliances matrimoniales, fera peu de cas, malgré tout, de la Savoie pour l’occuper et
s’en servir comme base de lancement de ses aventures italiennes (du genre chimères)
au nom de droits plus ou moins « virtuels » (et on reparle des héritages angevin sur
Naples et valoisien sur Milan) !
Mais ce sont, peut-être, la « bonne assise » et la solidité de l’État savoyard
engendrées par les illustres Amédée qui ont permis à la Maison de Savoie de survivre
– malgré les défaillances internes et les difficultés extérieures - et de devenir ce
qu’elle sera au début du XVIIIe siècle, une monarchie ? L’arbre a été fortement
secoué par la tempête ; la force des racines n’en est apparue que plus clairement.
92 D’après Paul Murray Kendall dans son prodigieux Louis XI
219
Dans cette période où le Moyen Âge et la guerre de Cent Ans ne semblent
jamais vouloir se terminer, où les épidémies de peste, la famine, la misère du peuple
qui commence à se révolter, l’insécurité permanente, les divisions de l’Église, la
déliquescence du rôle protecteur de la noblesse auxquelles se mêlent une faible
activité économique et un climat exécrable93, provoquent le désarroi dans toutes les
classes de cette société médiévale pourtant si bien hiérarchisée, la Savoie paraît un
îlot de paix et de calme… ce qui me permet de compléter ma formule favorite :
« Afin de mener une existence paisible et agréable il fallait vivre, au XII e siècle en
Champagne, au XIIIe en Île de France, au XIVe nulle part »… maintenant je peux
rajouter « dans la première moitié du XVe en Savoie »94 !
Cependant j’ai bien conscience de contredire Michelet qui, avec lucidité,
exprime sa perception de ce XVe siècle, sombre et misérable : L'histoire du XVe siècle
est une longue histoire, longues en sont les années, longues les heures. Elles furent
telles pour ceux qui les vécurent, elles le sont pour celui qui est obligé de les
recommencer et de les revivre. Je veux dire pour l'historien, qui, ne faisant pas un jeu
de l'histoire, s'associerait de bonne foi à la vie des temps écoulés… Ici, où est la vie ?
Qui dira où sont les vivants et où sont les morts ?
On peut tout simplement croire qu’il n’a pas vraiment étudié l’histoire de la
Savoie ou qu’il n’a pas voulu constater qu’un petit État rural et montagnard - mais
grand par son territoire, sa renommée et son administration, voisin du royaume de
France dont les désordres l’accaparent - atteignait le sommet de sa puissance et portait
le nom de Savoie au faîte de son éclat !
Jean-Jacques Tijet
93 Selon Le Roy Ladurie c’est à la fin du XIVe que débute le petit âge glaciaire, avec
des hivers rigoureux et des étés pourris.
94 C’est relatif bien entendu. La Savoie n’a pas été épargnée par la peste et a connu
quelques périodes de disette.
220
Livres consultés :
Histoire de la Savoie et du Piémont (1864) d’Armand le Gallais.
Histoire de la Savoie celle d’Henri Ménabréa et celle de Paul Guichonnet.
La Maison de Savoie (3 vol.) de Marie-José (la carte de la 1ère page provient du 2e
volume).
Le siècle de Ripaille de Bernard Sache.
Le château de Ripaille de Max Bruchet.
La chronique de Savoie de Cabaret revue, annotée et traduite par Daniel Chaubet.
Chambéry, histoire d’une capitale de Réjane Brondy.
Et les livres de Jean Favier, André Steyert, Paul Murray Kendall, Jules Michelet, Le
Roy Ladurie…
221
Chamonix et l’annexion de la Savoie à la France
Daniel Chaubet
Membre titulaire
Par leur vote du 22 avril 1860, les habitants du duché de Savoie (soit nos
deux départements de la Savoie et de la Haute-Savoie) ont massivement approuvé
l'annexion à la France négociée par Napoléon III et Cavour.
Cette intégration dans la nation française faisait suite à près de neuf siècles
d’indépendance, pendant lesquels une seule et même dynastie réussit à préserver ses
États de la convoitise de ses voisins, parmi lesquels figuraient en premier lieu la
France et l’Empire ; un Empire qui, depuis sa fondation en 962 par Othon I er subsista
jusqu’en 1806. Certes, ce n’était plus alors qu’une coquille vide, mais il fut un temps
où les deux puissances qui comptaient réellement étaient celles du Pape et de
l’Empereur. Et la Savoie, qui arbora longtemps les armoiries à l’aigle montra qu’elle
se situait alors nettement dans la mouvance de l’Empire.
Cette indépendance maintenue, la Maison de Savoie la doit beaucoup à ses
princes, nombre d’entre eux ayant été des hommes remarquables, à sa position
géographique de gardienne des cols, à une continuité dynastique et à une politique
prudente pratiquant au besoin les renversements d’alliance ; au XVIIe siècle , on
disait souvent dans les chancelleries (remarque un peu méchante, reconnaissons-le)
que « Si Monsieur de Savoie termine une guerre dans le même camp que celui où il
l’a commencée, c’est qu’il a changé un nombre pair de fois ! ».
Quoiqu’il en soit, en 1860 et sans doute assez logiquement, les Savoyards et avec eux
les Chamoniards choisirent de s’intégrer à la nation française.
C’était malgré l’opposition de l’Angleterre et de la Suisse 1, dont les
1 La politique de l’Angleterre a toujours été de s’opposer à l’émergence d’une
puissance prépondérante sur le continent ; elle était ainsi hostile à la politique
italienne de la France, dont elle craignait l’expansionnisme. Quant à la Suisse, elle
multiplia ses efforts pour tenter d’acquérir les territoires de la Savoie du Nord,
développant toute une argumentation, basée notamment sur le traité de Lausanne du
30 octobre 1564 entre Berne et Emmanuel-Philibert ; un traité tombé en désuétude
selon notre ministre des Affaires Etrangères Edouard Thouvenel, mais toujours
222
diplomates essayèrent vainement de revenir aux solutions envisagées lors des traités
de Vienne de 1814/1815. Des partisans du maintien au sein du royaume de Sardaigne
organisèrent même de grandes manifestations, comme celle qui réunit 3.000
personnes à Chambéry le 29 janvier 1860, proclamant un attachement indéfectible à
Victor-Emmanuel II. Mais rien ne pouvait arrêter le courant qui portait naturellement
les Savoyards vers la France.
Beaucoup d’études générales ont déjà été publiées sur ces questions et,
notamment, le tout récent Dictionnaire de l’Annexion, ouvrage considérable et qui fait
honneur à ceux qui l’ont rédigé 2
Mon approche, aujourd’hui, qui se veut beaucoup plus modeste, se situera au niveau
communal et concernera essentiellement Chamonix, une région que je connais bien.
Mon but, ici, est de réunir un certain nombre d’éléments et de pièces inédites ou peu
diffusées, constituant un ensemble auquel toute personne intéressée par ce qui s’est
passé à Chamonix au moment de l’Annexion pourra se référer, en se reportant aux
Mémoires de cette année de l’Académie.
La vallée de Chamonix, à strictement parler, comprend la commune des
Houches et celle de Chamonix avec ses différents hameaux (les Praz, les Tines,
Argentière, Montroc, le Tour, pour ne citer que les principaux). On peut y ajouter
Vallorcine, bien que dans cette commune située derrière le col des Montets (1462 m.),
les eaux, par l'intermédiaire du torrent de l'Eau Noire, s'écoulent sur un autre versant,
en direction du Valais.
Dans une plus grande extension, on pourrait encore ajouter Servoz, SaintGervais, Saint-Nicolas de Véroce et les Contamines. Cette dernière se trouve dans
une vallée qui enserre le massif du Mont-Blanc côté ouest, la vallée de Chamonix
proprement dite bordant plutôt le flanc nord. La vallée des Contamines a d'ailleurs été
de tout temps le meilleur et le seul point d'accès relativement accessible pour aller de
Chamonix au Val d'Aoste, par le col du Bonhomme (2.329 m.) ; sinon, il n'y avait
qu'une route glaciaire (franchie pour la première fois par Jean-Michel Cachat et A.
Tournier en 1787), en remontant la Mer de Glace et en passant le col du Géant à 3.365
m d'altitude.
Toutes ces communes faisaient partie du mandement de Saint-Gervais et on
valable suivant les Suisses.
2 On trouve, certes, dans cet ouvrage des allusions à Chamonix à propos du voyage
de l’Empereur dans ses nouvelles provinces, mais uniquement sous forme
iconographique.
223
trouvera en Annexe I le résultat des votes, tel qu’il figure aux Archives de la HauteSavoie à Annecy 3.
On notera que si, en Savoie, le oui l’a emporté plus que largement, à Chamonix
(comme dans le mandement de Saint-Gervais et dans tout le Faucigny) la quasitotalité de la population a voté « oui et zone » , le « oui » tout court étant inexistant.
C’est un fait important que je tenais à souligner ici, sans m’étendre bien entendu sur
l’affaire des zones franches, une question déjà débattue et rebattue par de multiples
commentateurs.
Il faut bien reconnaître que les traces laissées à Chamonix par l’annexion ne
sont pas nombreuses. Chronologiquement parlant, le premier événement que j'ai
trouvé une relation est l’arrivée au sommet du Mont-Blanc d’un groupe de guides
venus célébrer l’annexion en y plantant le drapeau tricolore 4.
Voici comment l’événement fut rapporté à l’époque (extrait de la revue La
Montagne du 20 août 1860), un récit qui n’a certainement pas été beaucoup diffusé 5 :
« Au moment où le Président de la République va assister aux fêtes du
cinquantenaire de la réunion de la Savoie à la France, il nous parait curieux de
rappeler l’imposante cérémonie imaginée par la Compagnie des Guides de Chamonix
et dont un procès-verbal, portant bien le cachet de son époque, existe à Chamonix.
Onze guides, tirés au sort sur un nombre considérable d’inscrits, prirent part à cette
manifestation : En conséquence de ces dispositions, le 5 juillet courant, à 7 heures du
matin, la caravane, précédée de plusieurs membres de l’administration, ayant M. le
Syndic en tête, porteur du drapeau, partit de Chamonix, accompagnée pendant
quelques minutes d’une foule nombreuse, avide de ce spectacle noble et imposant et
au bruit répété de la détonation des boîtes. A 2 heures après-midi le public était
informé de son arrivée sans accidents à la station des Grands-Mulets, par une
nouvelle détonation de boîtes.
Après s’y être reposée, rafraîchie et avoir passé une partie de la nuit, la
caravane partit à minuit pour achever son ascension et, fait inouï et fort remarquable,
à 6 heures et demie du matin, le 6 juillet 1860, le premier drapeau du monde flottait
sur la cime altière du Mont Blanc, aux cris mille fois répétés par la caravane de
« Vive l’Empereur ! Vive la Famille Impériale ! Vive la France ! Vive la Savoie
Française !
Après une halte aussi prolongée que pouvait le permettre la rigueur du froid
qui était excessif, la caravane se remit en marche pour Chamonix. A 9 heures du
matin, la détonation des boîtes annonçait son arrivée aux Grands-Mulets et à 2
3 Cf. Tableau des votes (Document 1).
4 Une gravure d’époque fait allusion à cette ascension.
5 Ce document a également été publié dans le Savoyard de Paris en 1910, dans le
numéro du cinquantenaire.
224
heures de relevée, une foule nombreuse de voyageurs et la population avait le
bonheur de la voir arriver saine et sans accidents à Chamonix, où elle fut reçue avec
tous les applaudissements et la joie qu’inspire le retour heureux d’une ascension
aussi périlleuse et au bruit répété de la détonation des boîtes. A 3 heures toute la
caravane prenait part à un gala offert par l’administration.
Aujourd’hui, 7 juillet, à la faveur de la pureté de l’atmosphère, le drapeau
était très visible depuis Chamonix ».
Avant de faire quelques commentaires sur ce récit, je voudrais rappeler ici
que la Compagnie des Guides de Chamonix est la plus ancienne Compagnie de
Guides de montagne encore en exercice ; elle a été fondée le 24 juillet 1821 par une
décision du Conseil communal de Chamonix et officialisée par un Manifeste de la
Chambre des Comptes du royaume de Sardaigne du 9 mai 1823.
Le premier commentaire sera que les guides montèrent droit depuis
Chamonix même, en passant par les Grands Mulets, deux petites pointes rocheuses
qui émergent du glacier à 3050 m. d’altitude.
C’était la « voie des Chamoniards » et, pendant longtemps, la « voie
normale » d’accès au Mont-Blanc ; ceci par opposition aux gens de Saint-Gervais qui,
eux, tenaient pour une voie passant par l’Aiguille et le Dôme du Goûter. A l’origine,
on montait presque tout droit depuis le Grand Plateau situé à 4.000 m. ; en raison des
risques de chute de séracs, on emprunta ensuite la voie du « Corridor » et du « Mur de
la Côte », en obliquant à gauche. C’est très vraisemblablement cette voie que prirent
les guides en 1860. La première de la « route » du Goûter n’eut d’ailleurs lieu qu’en
1861 et elle était considérée comme risquée, en raison d’un parcours d’arête
effectivement assez étroit à partir de 4400 m ; c’est aujourd’hui la voie normale 6 et
elle permet de n’avoir que 1.000 m à grimper le second jour (1500 m. et environ 4
heures le premier jour).
Ensuite, il s’agissait d’une manifestation patriotique, certes « nationale »,
montrant qu’à Chamonix on adhérait à l’Annexion, pour autant naturellement qu’il y
ait une zone franche du côté de la Suisse, comme le montrent les détails du vote du 22
avril. Mais aussi de patriotisme local, montrant une appropriation du Mont-Blanc ; les
Chamoniards aimaient à dire (et disent encore parfois) que Dieu l’avait mis au dessus
du village pour le plus grand profit de ses habitants. Ce patriotisme local a pendant
longtemps extrêmement étroit ; le montre, par exemple, le refus persistant de
permettre aux natifs du hameau d’Argentière (à 6 km), ou de la commune des
Houches (à 3 km) de faire partie de la Compagnie des Guides qui avait été créée en
1821.
6 La « route des 3 Monts Blancs », à partir du téléphérique de l’Aiguille du Midi et
du refuge des Cosmiques (3613 m ; refuge créé sous l’impulsion du physicien
Leprince-Ringuet) est aussi assez utilisée aujourd’hui, en raison du très court parcours
du premier jour Aiguille-Cosmiques ; mais le second jour est plus long.
225
Je laisse bien entendu au rédacteur la responsabilité des horaires, mais être de
retour aux Grands-Mulets à 9 heures après être arrivé en haut à 6 heures et demie et
un arrêt convenable au sommet me paraît rapide 7, surtout pour l’époque ! L’horaire
de montée (six heures et demie) me semble aussi un peu court pour des grimpeurs qui
ne disposaient pas de l’équipement moderne (cordes, vêtements, etc.) et surtout des
crampons à pointes avant, ce qui leurs imposaient de tailler de nombreuses marches.
Sans faire pour autant appel aux revues spécialisées (les Annuaires de C.A.F. ne
démarrent de toute façon qu’après la fondation du club en 1874), on pourra, par
exemple, lire dans la collection des Jules Verne le récit de l’ascension du Mont-Blanc
fait en 1871 par Paul, le frère du grand romancier, où l’on voit les guides tailler de
nombreuses marches.
Redescendons à Chamonix et voyons maintenant ce que l’on peut trouver
dans les comptes-rendus des Conseils municipaux. En parcourant ceux qui suivent la
notification des résultats du plébiscite, on constate que, curieusement, on ne parle pas
du vote d’avril ; simplement «syndic» sera remplacé par «maire». Il est question
d'une pâture pour les chèvres, de travaux pour réparer le refuge du Montenvers, d'une
fontaine, etc. mais rien concernant le changement de régime ! Chamonix n’est pas
d’ailleurs la seule commune où l’on peut constater cette curieuse absence. On aura pu
d’ailleurs remarquer que dans le procès-verbal de la montée des guides au MontBlanc du 5 juillet, le terme de syndic subsistait encore...
Le seul événement qui semble avoir fait quelque impression, c'est la visite de
Napoléon III.
Quatre mois après l’annexion l’Empereur avait en effet tenu à se rendre dans
ses nouvelles provinces. Parti de Paris le 23 août, passant par Lyon, Chambéry,
Annecy et Thonon, il était arrivé à Sallanches le 1 er septembre, où il avait dîné et
passé la nuit du 1er au 2. Le 2 il avait quitté cette ville de bonne heure pour
Chamonix, où il avait été reçu par les autorités municipales et la Compagnie de
Guides ; celle-ci, fondée en 1821 à l’initiative de la commune, était en effet partie
intégrante des institutions locales. Après avoir entendu une messe basse, il y passa la
nuit du 2 au 3, logeant à l’hôtel Royal, un très bel établissement fondé par le célèbre
hôtelier Ferdinand Eisenkrämer.
Le lendemain, il était prévu une excursion au Montenvers.
Un beau livret relié, retraçant le « Voyage de leurs Majestés dans le Sud-Est
de la France», avec le détail des différentes étapes, a été édité par les services du
« Grand Ecuyer » en 1860 ; on peut en trouver un exemplaire dans la bibliothèque des
7 Le procès-verbal publié dans la revue ne mentionne pas le nom des guides ; je n’en
ai pas trouvé ailleurs, sauf dans la Grande et petite histoire du rattachement de
Jacques Lovie où il est indiqué que le chef des guides se nommait Pierre-Edouard
Simond, une simple précision, car l’ouvrage ne donne pas le récit de l’expédition. A
noter que Lovie donne la date du 7 juillet, alors que le procès-verbal publié par La
Montagne précise que la montée s’est effectuée les 5 et 6 juillet.
226
« Amis du Vieux Chamonix ».
Dans le registre des Conseils municipaux, on trouve, inséré entre les
comptes-rendus des Conseils du 30 mai et du 12 juillet une Adresse, non datée,
évidemment préparée pour la visite prochaine (Document 3). Dans le compte-rendu
du Conseil municipal daté du 2 août 1860 (Document 2), il est fait aussi référence à
cette visite, précisant que les conseillers municipaux et les guides se porteront au
devant de Leurs Majestés, donnant des détails sur les décorations, sur l'arc de
triomphe qui sera installé à l’entrée du bourg, sur les illuminations et sur le feu
d’artifice prévu le soir de leur arrivée, etc. Ces documents sont évidemment
consultables à la Mairie de Chamonix.
Enfin, est-il dit, si l'Empereur veut aller à la Mer de Glace, le Conseil s'offre
à l'accompagner. Cette expédition eut effectivement lieu et une gravure d'époque de
cette course a été éditée.
En ce qui concerne cette
excursion, il se trouve qu’un journaliste,
Auguste Marc, accompagnait la caravane
de l’Empereur et qu’il en a fait une
relation détaillée (Document 4) dans un
numéro de l’Illustration. Je résume cette
relation, certainement peu connue.
A 6 heures moins un quart, le 3
septembre, le beau temps étant
heureusement revenu, la caravane
impériale se mit en marche, l’Empereur,
son premier aide de camp, le général
Fleury8, l’Impératrice, leur suite, les
journalistes, tous juchés sur des mules.
Après deux heures et demie de marche,
on arriva sur le plateau du Montanvers
(sic), un promontoire herbeux et rocheux,
situé à 1900 m. d’altitude sur la rive
gauche de la Mer de Glace. Une première
cabane y avait été construite en 1779,
cabane transformée en auberge en 1840,
où les souverains purent alors se
réchauffer. A cet endroit existe
maintenant un véritable hôtel-restaurant,
situé tout à côté de la gare d’arrivée du chemin de fer à crémaillère 9, qui, depuis 1909
8 On sait que celui-ci joua un rôle diplomatique important, notamment en 1859 à
Villafranca.
9 Inauguré en 1910 par le président Armand Fallières, venu alors pour célébrer le
227
et malgré les réticences locales qui se révélèrent nombreuses à l’époque, transporte les
voyageurs jusqu’aux portes de la haute montagne.
Là, les excursionnistes mirent pied à terre et contemplèrent le paysage,
effectivement magnifique ; le journaliste nous fait une description poétique et
dithyrambique de la Mer de Glace « aux vagues immobiles », où le soleil, « s’élevant
doucement d’un océan de vapeurs teintait de rose pourpre le sommet des pics, dont la
base flottait dans le brouillard : l’aiguille du Dru, que M. Joanne dans son Guide de la
Savoie compare à un obélisque… ». Il y avait des crevasses insondables, « dont la
couleur allait du bleu pâle au noir absolu, à mesure que l’on s’enfonçait dans les
profondeurs…L’œil, ne percevant plus [rien], l’oreille parle alors à l’imagination, qui
entend retentir au fond de ces abîmes insondables, comme la voix formidable d’un
torrent 10». A cette époque le glacier était presque de plain pied, beaucoup plus large
et moins tourmenté, ce qui en facilitait l’accès. Mais dire, comme le fait Auguste
Marc, que sa largeur était telle qu’il fallait trois heures un quart pour la traverser me
semble très exagéré !
Quoiqu’il en soit, il fallut faire un tour sur la Mer de Glace et la caravane,
l’Empereur et l’Impératrice en tête, s’aventura sur le glacier. Bien entendu les guides
locaux étaient là pour prêter main forte aux touristes.
L’impératrice Eugénie à
la Mer de Glace (gravure de
l’Illustration)
Après avoir fait, paraît-il,
le tiers de la traversée, on se
groupa pour la photo souvenir aux
cris de Vive l’Empereur ! Vive
l’Impératrice, puis la caravane revint sur ses pas vers 9 heures et demie. Les mules
étaient toujours là et, « après avoir jeté un dernier regard sur ce magnifique fond de
tableau dont, un instant auparavant, les premiers plans avaient été animés par la grâce,
la beauté et l’intrépidité d’une souveraine », nous dit le narrateur, tout le monde
regagna la vallée. Puis Napoléon III quitta Chamonix, continuant sa tournée dans ses
nouvelles provinces, vers Bonneville, Chambéry, Grenoble, etc.
cinquantenaire de l’annexion.
10 Il est évidemment inutile de faire appel à l’imagination ; il s’agit simplement ici
des torrents, de surface et sous-glaciaires, les bédières, qui, à travers les « moulins »
arrivent à pénétrer profondément dans les glaciers et circulent au fond des crevasses .
228
Tel est la teneur du pittoresque récit que l’on peut lire dans l’Illustration, un
récit dont il ne faut pas, bien entendu, prendre tous les termes pour argent comptant.
Certes, l’Empereur et sa suite prirent effectivement pied sur le glacier, mais
nous montrer, comme le fait Auguste Marc, une impératrice grimpant allègrement
« sur les crêtes les plus élevées » et refusant l’aide des guides qui voulaient lui tailler
des marches, n’était qu’une simple flagornerie vis-à-vis du pouvoir ; ou bien le glacier
devait être vraiment plat et non crevassé à cet endroit !
Quant au fait que la caravane avait déjà franchi le tiers de la Mer de Glace,
comme nous le dit le journaliste, même si sa largeur était certainement beaucoup plus
grande que de nos jours, considérons cela comme une simple exagération.
Un dernier mot sur les horaires. Aujourd’hui, au bas de la montée, un poteau
indicateur indique 2 :30 heures pour la montée 11 (puis le même chiffre un quart
d’heure plus haut !), et le sentier est certainement meilleur qu’il y a 150 ans. On peut
donc être sceptique sur les assertions du journaliste de l’Illustration, qui indique le
même temps … à moins que l’on ait fait galoper les mulets !
Les traces de la visite de l’Empereur à Chamonix ne se limitent pas,
heureusement, à l’excursion au Montenvers, au texte d’une Adresse non datée insérée
entre deux Conseils municipaux et à une allusion lors d’un autre Conseil. On trouve
aux Archives de la Haute-Savoie plusieurs documents concernant la préparation de
cette visite et, surtout, le problème des frais que cela aura occasionné.
Comme le signale une lettre du cabinet du préfet au ministre de l’Intérieur,
«Le voyage de LL. M.M. dans la Haute-Savoie a eu des résultats politiques et
généraux que je n’ai pas besoin de faire remarquer à Votre Excellence…. mais ce
voyage a entraîné plusieurs localités dans des dépenses extraordinaires ». Le chiffre
cité est de 148.350, soit :
Annecy
60.000
Thonon
35.000
Bonneville
28.000
Sallanches
18.350
Chamonix
7.000
Il n’était évidemment pas dans l’intention des édiles chamoniards de passer
ces dépenses par profits et pertes ! Peut-être trouvera-t-on que les Chamoniards de
l’époque étaient un peu « serrés ? Mais il ne faut pas oublier que la vie de ces
populations, obligées de vivre sur des terres peu fertiles, soumis aux aléas climatiques
et aux catastrophes (avalanches, inondations, incendies, etc.) dont ils étaient peu
protégés était difficile.
On trouvera dans le document 5, le détail de ces 7.000 francs (exactement 7.106,73),
dont la commune de Chamonix demande le remboursement, pièce qui était jointe à la
11 A pied, bien entendu, mais pas à mulets !
229
lettre que M. Ducroz, maire de Chamonix, avait envoyée le 7 septembre 1860 au
préfet. On trouve même dans ces Archives des traces de discussions mesquines entre
la commune et le préfet, celui-ci menaçant de faire payer à celle-là le prix de deux
paires de draps disparus appartenant à l’Empereur ! On remarquera que les frais pour
l’expédition au Montenvers (guides, mulets, etc.) ne sont pas inclus ; ils devraient
donc normalement avoir été réglés directement à part ; sinon la municipalité n’aurait
pas manqué d’en réclamer aussi le remboursement.
Il faut également noter que cette visite de Napoléon III, conséquence de
l'annexion, aura des répercussions importantes pour Chamonix et dans un sens
favorable. D'abord, s'étant rendu compte de l'état des voies d'accès12, il fut décidé de
construire une vraie route pour arriver à Chamonix, ce qui fut réalisé en 1866 ; cet
accès plus facile ne put que contribuer à augmenter le nombre des touristes qui se
rendaient dans la vallée.
J'ai souligné dans une communication présentée au XVe Congrès des
Sociétés Savantes de Savoie d'Albertville, que le tourisme et la construction
d'établissements aptes à accueillir les voyageurs avait commencé dès les années
1840/1850, avec la construction des premiers grands hôtels 13.
Mais il est évident que la visite de l'Empereur et de l'Impératrice contribua
beaucoup à mettre la vallée à la mode. Petit à petit et sans avoir pour autant la
réputation de villes comme Biarritz ou Vichy, Chamonix va devenir une station dans
le vent, une station in ; avec la venue de personnalités, l’idée va se répandre que « le
meilleur monde est à Chamonix » et que, là, la haute société peut et doit se réunir et
se divertir. Ceci d’autant plus que le thermalisme se développant, les Bains de SaintGervais étaient à proximité. Et ce ne sera pas là la moindre des conséquences de
l’annexion.
L’amélioration des accès à Chamonix était d’une grande importance pour la
population et ceci se reflète dans des documents locaux, comme les Mémoires du
Chamoniard Joseph-Ambroise Couttet (1867-1942) 14 ; pas plus que le Conseil
12 Le récit du journaliste qui accompagnait l’Empereur, un récit que l’on peut lire
dans le n° 916 du 15 septembre 1860 de l’Illustration est éloquent ; ravagée par un
orage de la veille, la route était complètement défoncée et le voiture du narrateur
manqua plusieurs fois de verser.
13 Sur le développement de l’urbanisme à Chamonix, voir la thèse de IIIème cycle
d’Isabelle Madesclaire.
14 Joseph-Ambroise Couttet était l’oncle par alliance de Jacques-René Burnet,
représenté par Frison-Roche dans Premier de Cordée sous le nom de Jacques à
Batioret. Il a écrit ses Mémoires sous le nom des Cahiers de l'oncle Ambroise, où sont
relatés les principaux événements qui se sont déroulés à Chamonix entre le milieu du
XIXe siècle et l’entre deux guerres. Jean-Luc Burnet (le fils de Jacques-René), un de
230
municipal dans le registre de ses délibérations, celui-ci ne fait pas d’allusions au vote
d'avril, mais se réfère nommément à des écrits relatant la visite de l’empereur
Napoléon III, qui aurait trouve « très inconfortable » la route de Sallanches à
Chamonix, d'où la décision d'en construire une digne de ce nom ; ce qui fut
évidemment très favorable au tourisme chamoniard. Mêmes remarques concernant le
sentier du Montenvers, que « Leurs Majestés » n’avaient également pas trouvé
« confortable ». On améliora alors beaucoup le parcours et cette course fut d’une
grande profitabilité pour les guides locaux et l’élevage des mulets jusqu’à
l’inauguration du chemin de fer de 1909.
En conclusion, on voit que les Chamoniards se sont comportés au moment de
l’annexion comme beaucoup d’autres Savoyards, accueillant notamment l’Empereur
avec enthousiasme (mais insistant pour que les frais leurs soient remboursés) et ne
faisant pas spécialement attention aux changements administratifs que cela entraînait.
Les documents joints à ce dossier devraient permettre d’avoir une connaissance assez
précise de la manière avec laquelle les choses se sont passées, ceci compte tenu de
leurs spécificités propres, soit :
- de leur situation au pied des montagnes de renommées particulière : on ne voit pas
les Chambériens aller planter un drapeau sur la colline des Monts, voire au Nivolet !
- de leur situation géographique générale, c’est à dire de leur appartenance à la Savoie
du Nord, dont les liens avec la Suisse les conduisirent à voter en très grande majorité
pour un oui et zone.
Daniel Chaubet
mes anciens guides, m’a passé le manuscrit de son grand-oncle et j’en ai fait le sujet
d’un exposé lors du 134ème Congrès du CTHS (Bordeaux 2009) ; une traduction
partielle en italien de cet exposé paraîtra très prochainement dans la revue Panorami
et les Cahiers eux-mêmes devraient être prochainement publiés in extenso.
231
DOCUMENTS
1 - Votes du 22 avril 1860 (Archives de la Haute-Savoie)
Mandement de Saint-Gervais
oui Oui
et
zone
non
Nuls
votants
Électeurs
inscrits
Abstentions
Saint
Gervais
_
340
16
-
356
396
40
Chamonix
7
601
-
1
609
620
11
Les Con- - _
tamines
134
-
-
134
147
13
Passy
269
-
-
281
309
28
Les Houches _
266
-
_
266
266
_
St Nicolas
de Véroce
_
73
-
1
74
74
_
Servoz
_
94
1
-
95
97
2
12
Provinces
En Haute-Savoie, les résultats globaux ci-après du Chablais et du Faucigny
confirment la domination écrasante du « oui et zone »
oui
Oui et
zone
non Nuls votants
électeurs
inscrits
abstentio
ns
Genevois
14.201
11.263
44
14
25.522
26.432
910
Chablais
69
14.688
28
3
14.788
16.172
1.384
Faucigny
84
21.125
88
32
21.329
22.882
1.553
TOTAL
14.354
47.076
160 49
61.639
65.486
3.847
232
2 - Procès-verbal de la réunion du Conseil municipal de Chamonix du 2 août
1860
(Archives de la mairie de Chamonix)
L’an dix-huit cent soixante et le deux du mois d’août à Chamonix, au lieu ordinaire
des séances, le Conseil municipal de Chamonix s’est réuni aux personnes de M.M.
Ducroz Alexandre, maire et président, Tissay Joseph-Victor, Payot Louis,
Devouassoud Ambroise, Tournier Alexandre, Tournier François, Cachat François,
Ducroz Jérémie, Simond Mathieu, Tissay Jean, assistés de Desailloud, secrétaire.
Vu la lettre de M. le sous-préfet de l’arrondissement de Bonneville par laquelle il
demande le programme de meilleur emploi de leurs Majestés pendant leur séjour à
Chamonix. Ouïe la lecture de ladite lettre, attendu qu’il importe surtout à la commune
de Chamonix de faire leurs préparatifs imaginables pour mieux recevoir leurs
Majestés, le Conseil arrête :
Le Conseil municipal et la Compagnie des Guides se transporteront jusqu’au pied de
l’érection, si le Conseil de la dite commune ne s’y oppose *; dans ce dernier cas, il
n’ira que jusqu’à la frontière ** et le Conseil sera en voiture, laquelle devra être
décorée de drapeaux impériaux et les montures d’une cocarde uniforme ; les guides au
nombre de cent au moins seront à cheval marchant sur deux lignes, chacun sera
porteur d’un drapeau et chaque mulet d’une cocarde.
Le Conseil d’administration des guides sera chargé de faire l’acquisition des drapeaux
et rubans nécessaires pour la cocarde.
Cette cavalcade sera guidée et accompagnée de la musique locale, qui devra prêter
son concours pendant le séjour de leurs Majestés à Chamonix. A l’entrée du bourg, on
fixera un arc de triomphe portant l’inscription convenable. Là, la municipalité
présentera ses hommages à leurs Majestés, puis les accompagnera jusqu’à leur
descente à l’hôtel.
Si leurs Majestés veulent faire une course à la Mer de Glace, le Conseil se charge de
les accompagner.
Le soir de leur séjour, il y aura une illumination générale à Chamonix, feu d’artifice et
feu d’écobuage sur la montagne. Un arc de triomphe sera élevé sur la place publique
et deux rangées d’arbres partant de l’angle sud de l’hôtel de la Couronne jusqu’au
marchepied de la devanture de l’église.
Seront nommés commissaires et chargés de l’exécution du présent programme les
sieurs Tissay Joseph-Victor et Payot Louis, membres du Conseil d’administration. Les
fonds seront mis à la disposition de M. le maire et à la charge et frais de la commune.
Ainsi arrêté à Chamonix.
Ducroz
Cachat François-Xavier
Tournier François
 Phrase pas très compréhensible ; il pourrait s’agir d’un monument érigé…
** On lit bien le mot « frontière », mais évidemment pas la vraie frontière, celle qui
sépare la France de la Suisse. Il pourrait s’agir de la limite de la commune de
Chamonix.
233
Tissay Joseph-Victor
Simond Mathieu
Devouassoud Ambroise
Tournier Alexandre
Tissay Jean
3 - Adresse de la municipalité de Chamonix à Napoléon III (Archives de la mairie
de Chamonix ; S.D.)
«Il n'y a que quelques jours que la Savoie fêtait son heureux retour à la mère patrie,
cette France chérie que vous avez fait si grande et déjà vous l'honorez de votre
auguste présence jusqu'aux extrémités des nouvelles provinces que les suffrages
unanimes des populations vous a donné et avec quelle sollicitude vous vous occupez
de nos besoins et des moyens de les satisfaire.
Permettez, sire, que je dépose à vos pieds les voeux de ce peuple que vous adoptez et
qui, en vous témoignant toute sa reconnaissance, vous jure fidélité, amour et
confiance.
Et vous, Madame, la digne compagne du grand monarque que vous accompagnez,
agréez les hommages de vos nouveaux enfants, ils seront à jamais vos défenseurs et
ceux du noble rejeton que vous avez donné à la France.
Vive l'Empereur ! Vive l'impératrice ! Vive le prince impérial !»
4 - Excursion de l’Empereur Napoléon III au Montenvers et à la Mer de Glace le
3 septembre 1860.
(l’Illustration, n°916, vol.XXXVI, 15 septembre 1860 ;
bibl. des « Amis du Vieux Chamonix »)
« Le lendemain 2 septembre, nous partions de bonne heure pour Chamonix. La pluie
avait cessé, le tonnerre était rentré dans la coulisse, mais des nuages très lourds,
roulant dans les vallées leurs ondes vaporeuses, semblaient couper les montagnes par
tranches étagées. La route avait souffert de l’orage de la veille et, de distances en
distances, elle disparaissait presque entièrement, malgré les compagnies d’ouvriers
recrutées en toute hâte par les ingénieurs pour la rétablir tant bien que mal ; le temps
manquait, sinon les bras. Deux fois notre voiture due être soutenue par douze hommes
vigoureux, pour l’empêcher de verser dans ces chemins défoncés. Après quatre heures
de marche, nous arrivions à Chamonix.
A Chamonix, l’air est vif et il pleut encore. J’apprends que l’Empereur a remis au
lendemain l’excursion à la mer de Glace. Malgré le mauvais temps, l’Impératrice
monte sur une très belle mule et va jusqu’au glacier des Bossons. N’ayant rien de
mieux à faire, j’entre, comme tous mes compagnons de voyage dans un magasin de
souvenirs et fais mon choix parmi tous ces objets en corne ou en bois sculptés et
taillés ; en pierres d’onyx, d’agate, de cristal et en pierres du pays, travaillées en
Allemagne et dans les Pyrénées. J’entre aussi chez le photographe Billon, qui, au
risque de sa vie, a parcouru toutes les voies frayées et non frayées du mont Blanc,
234
pour y prendre les clichés de ces magnifiques vues que les amateurs lui achètent et
qu’il vend, lui à trop bon marché, quand on songe à tous les dangers auxquels il
s’expose. Entre temps et pendant une promenade aux environs, je fais quelques
croquis.
Le lendemain, à l’aube, changement de décoration. Le ciel est pur, le soleil radieux ;
nous saluons par des hourras cette splendide aurore. Nos montures sont sellées,
harnachées, bridées et, à six heures moins le quart, la caravane impériale se met en
marche. Un quart d’heure suffit pour traverser l’Arve, suivre sur sa rive gauche le
fond de la vallée au milieu des prairies et des champs cultivés et arriver au sentier
mille fois replié sur lui-même et par lequel on gravit le Montanvers. Ce sentier, assez
praticable pour le piéton et la mule n’offre que des aspects pittoresques. Partout des
roches menaçantes, des sapins, des mélèzes, des bouleaux, une superbe bruyère à
large feuille et à fleur rose, de rares oliviers de Bohême, le tout séparé par éclaircies
de rares pâturages. Quoiqu’elle soit encombrée de blocs épars et d’arbres renversés,
j’étais si ravi de cette étrange route, que je me confiais entièrement à ma mule et que
je dessinais à califourchon tout ce qui me frappais au dessus et au dessous de moi,
pendant que là me cheminais à la grâce de Dieu et la bride sur le cou. J’ai tâché de
reproduire, dans le premier dessin que je vous envoie, l’effet de cette longue file de
mulets, marchant l’un après l’autre et presque tous conduits par des guides.
Arrivés sur le plateau arrondi du Montanvers après deux heures et demie, tout le
monde saute avec plaisir à bas de sa mule pour se réchauffer, les uns au grand feu de
l’auberge, les autres en trépignant. De ce plateau on domine le mer de Glace, dont
l’immense étendue ne frappe pas tout d’abord ceux mêmes qui, habitués aux
perspectives qu’offrent les pays de hautes montagnes, en savent apprécier les
distances. Quelques personnes, même, ont un petit air désappointé et contestent la
durée de trois heures un quart nécessaire à la traversée du glacier. Cependant, elles
aperçoivent sur la rive opposée des hommes dont on leur a signalé la présence et qui
ont en volume l’apparence de mouches ; elles commencent à être moins incrédules.
Du point où nous sommes, le spectacle est superbe. En face de nous, la mer de Glace
aux vagues immobiles ; le soleil, s’élevant doucement d’un océan de vapeurs, teint
d’un rose pourpre le sommet des pics, dont la base flotte dans le brouillard : l’aiguille
du Dru, que M. Joanne dans son Guide de la Savoie compare à un obélisque, mais
quel obélisque ! l’Aiguille Verte, au second plan, puis l’aiguille du Moine, celle de
Bochard, les aiguilles Rouges et le Brévent ; puis la Dent du Midi, la pointe de
Tennrouges au nord, au sud l’aiguille des Charmoz. Au dessus de ce grand lac
découpé en miroir, les nuages se condensent en flocons d’écume et produisent l’effet
d’un lac aérien, dont le lac terrestre semble le reflet. La vallée n’est plus qu’une
surface plane et unie, coupée de loin en loin par quelques rugosités insignifiantes
formées par les villages. Quant aux maisons, elles apparaissent tout au plus comme
des joujoux de Nuremberg rangés sur un tout petit espace par la main d’un enfant. Je
n’insiste pas sur la magnificence de ce panorama, j’ai trop le sentiment de mon
impuissance ; je ne crois pas, d’ailleurs, que la plume ni le crayon puissent rendre
avec exactitude ce grand tableau, dans lequel l’homme et ses œuvres disparaissent
235
complètement pour céder toute la place à la nature.
Cependant l’Empereur s’arme d’un bâton à pointe d’acier terminé à son extrémité
supérieure par une corne de chamois et, donnant le signal de la descente, marche le
premier, suivi de l’Impératrice aidée d’un guide qui lui donne la main ; les dames
d’honneur, les officiers de la maison viennent ensuite, également aidés de leurs
guides. Je prends mon rang, je veux dire la queue et nous voilà dessinant un long lacet
sur le plan peu élevé, mais rocheux, que présente le Montanvers du côté de la mer de
Glace. L’Empereur, en tête et à moitié pente, prie plaisamment ceux qui suivent de ne
pas jeter de pierres d’en haut et chacun, mis à l’aise, fait de son mieux pour imiter
l’Impératrice qui, franchissant tous les obstacles, semble vouloir arriver la première
sur le glacier.
Du point où se trouvait sur le dit glacier le photographe, cette descente devait
présenter un tableau tout composé et d’autant plus heureux que personne ne pensait à
poser. La file eût-elle été arrêtée par un signal, nul n’eut pu se déplacer en raison des
difficultés du sol. Le général Fleury *** comprit tout de suite qu’il y avait quelque
chose à faire et il demanda au photographe s’il était prêt. Malheureusement, nous
étions beaucoup trop éloignés de l’artiste et je me permis d’en faire l’observation. On
se remet en marche et on arrive enfin sur le glacier ouvrant partout ses immenses
crevasses. Ces crevasses s’étendent verticalement ; leurs surfaces internes, dont la
couleur, à plusieurs mètres, est d’un bleu pâle, plus bas deviennent plus sombres, plus
bas encore d’un vert bouteille ; puis, toujours plus bas, l’absence de lumière donne le
noir. L’œil ne percevant plus, l’oreille parle alors à l’imagination, qui entend retentir
au fond de ces abîmes insondables, comme la voix formidable d’un torrent.
Parvenus sur un grand carré de glace vers le tiers de la traversée, toute la caravane se
groupe pour la pose et le photographe, au cri de Vive l’Empereur ! Vive
l’Impératrice !, commence son opération, qui dure assez pour que l’Impératrice
demande si ce n’est pas bientôt fini. L’objectif se ferme enfin, le photographe
remercie par le même cri de Vive l’Empereur ! Vive l’Impératrice ! et l’on se remet
en route. Des guides, armés de haches pour casser la glace en forme d’escalier dans
les endroits difficiles sont invités par l’Impératrice à n’en rien faire. Sa Gracieuse
Majesté est intrépide, elle se lance en avant et chacun la suit comme il peut ; l’un
tombe pile, l’autre face et chacun d’en rire. L’Impératrice parvient au somment de
l’une des vagues les plus élevées et si aiguë que l’Empereur ne peut s’y placer. On
appelle vainement le photographe ; j’étais heureusement à une distance convenable,
d’où les groupes se disposaient à souhait pour un tableau. Je crayonnais avec
empressement l’ensemble et quelques minutes me furent accordées par Leurs
Majestés avec une grâce qui m’oblige à m’en montrer digne. Puissé-je avoir réussi !
Il est neuf heures et demie, on revient sur ses pas. Avant de franchir la rive, des guides
font rouler au milieu de la berge rapide un gros bloc de grès qui va, avec un bruit
terrible, entraînant tout ce qu’il rencontre, se jeter au fond d’une crevasse ; on s’arrête
*** 1815-1884 ; premier aide de camp de Napoléon III (1866).
236
un instant au bas de la berge, où croissent quelques plantes médicinales, entre autres
l’arnica, dont l’Impératrice cueille une fleur longtemps cherchée. On revient ensuite
vers l’auberge où l’on retrouve toute la cavalerie de la montagne. Nous remontons à
mulet et, reprenant le sentier par lequel nous étions venus, nous commençons la
descente, après avoir jeté un dernier regard sur ce magnifique fond de tableau dont, un
instant auparavant, les premiers plans étaient animés par la grâce, la beauté et
l’intrépidité d’une souveraine.
Tout à vous.
Auguste Marc
5 - Détail des dépenses qui a été joint à une lettre du 7/9/1860 du maire Ducroz
de Chamonix réclamant le remboursement des dépenses faites pour la visite de
Napoléon III. (Archives de la Haute Savoie)
1) M. Grange, charpentier, travaux et fournitures pour l’arc de triomphe ;
journées 259 à 3,75 soit
973,10
Planches, pointes, clous et cordes
195,30
2) A M. Tairraz Vincent, directeur des travaux
239
3) Journées de manœuvre pour transport des matériaux 14j ½ à 3,50
50,75
4) Frais de voyage à Lyon de M. Tairraz pour achat de feu d’artifice
400
5) Achat de drapeaux, aigles, oriflammes, lanternes vénitiennes,
globes, verres, etc.
1239
6) Guirlandes, ornements des arcs de triomphes et travaux exécutés à
cette fin
934,45
7) Bougies, huiles, poudre, veilleuses
245,10
8) Indemnité de terrain occupé avec perte de récolte pour l’arc de
triomphe de l’entrée du bourg
76
9) Pour peinture des aigles en bois adossés aux colonnes
85
10) Musique de Taninges, frais de transport et pension
373,20
11) Chaise à porteur confectionnée pour SM l’impératrice et pour
portatif
89,85
12) Quatre mulets et quatre guides réclamés à Sallanches par
dépêche télégraphique la veille de l’arrivée de LL MM
180
13) Six mulets et deux guides pour l’avant-garde de LL MM allant
à la mer de glace
96
14) Fourniture de planches de bois et travaux exécutés par Tissay
Joseph Victor pour l’arc de triomphe
424
15) Fourniture de fourrage, foin, paille, avoine, frais de transport et
salaire du fourrier.
503
Total
7106,73
* N.B. Il y a une erreur d’addition de 3 francs ; le total des chiffres mentionnés
dans le détail des frais se monte à seulement 7 103,73
237
Recension des ouvrages reçus en 2011 et
signalés par l’Académie
Recension de février 2011
La dernière livraison de la Revue Savoisienne, tirée à 500 exemplaires,
apporte son lot de contributions érudites d’un grand intérêt (La Revue Savoisienne ,
149e année 2009, Académie Florimontane, Annecy, 2010, 300 pages).
Le volume s’ouvre sur une Chronique des découvertes archéologiques dans
le département de la Haute-Savoie en 2009 (pp. 23-57), classées par site. Suit une
étude originale de Jean-Pierre Coudray sur les différents sites et carrières où ont été
extraites les roches qui ont servi à construire la ville d’Annecy à travers les siècles,
avec les différentes variétés de calcaire urgonien et de molasse extraites
principalement du Semnoz.
Je note également deux articles centraux. La première étude, de Julien
Coppier, très fouillée, sur le château et le domaine de Montrottier, propriété comme
chacun sait de l’Académie florimontane à la suite d’un legs effectué par l’un de ses
membres, le collectionneur Léon Marès en 1918 (pp. 97-130). Dans la seconde,
Christian Regat, sous le titre La Savoie et l’Orient, présente une synthèse évocatrice
sur les expéditions conduites par les princes de la Maison de Savoie vers l’Orient,
entre la fin du XIe siècle dans le cadre des Croisades, puis vers les Etats latins
d’Orient, les royaumes éphémères de Jérusalem, de Chypre, puis de Rhodes, jusqu’au
milieu du XVe siècle (pp. 131-155). Au-delà de son environnement alpin, l’imaginaire
du Savoyard s’est nourri du rêve oriental de ses princes : l’héraldique, quelques-uns
de ses monuments, décors peints ou stucs en gardent la trace.
Plus près de nous géographiquement, l’intéressante étude que Jean-Marc
Villermet consacre à la reconstruction de l’église Saint-Barthélemy de Montsapey
dans la seconde moitié du XIXe siècle avec ses très riches décors peints en trompel’œil récemment restaurés sous l’impulsion du Conseil Général de la Savoie. Ce lieu
sert de cadre au festival Les Arts Jaillissants (pp. 181-201).
L’Académie florimontane conserve un concours de poésie qui réunissait, en
2009, une dizaine d’auteurs et 400 textes d’intérêt et de qualité, certes disparates,
mais qui maintient une tradition fort méritoire de poésie vivante, notamment chez de
jeunes auteurs.
Le volume s’achève sur des notes de lecture et recension d’ouvrages,
auxquelles plusieurs de nos confrères collaborent, comme Mme Georgette Chevallier,
Georges Grandchamp, Bernard Demotz et Paul Dupraz. Une bibliographie
238
savoisienne d’une douzaine de pages, toujours utile à consulter, vient en conclusion
du livre.
Rémi Mogenet est l’auteur d’un volume de Muses contemporaines de
Savoie – Les écrivains savoyards depuis 1900, éditions Le Tour, 2010, 239 p.
Ce membre associé de l’Académie de Savoie écrit régulièrement dans deux
hebdomadaires locaux, Le Messager et L’Essor Savoyard. Ce sont ses chroniques
tenues pendant cinq années sur des écrivains, principalement poètes –nés pour moitié
après la seconde guerre mondiale et membres de la Société des Auteurs Savoyardsqui sont réunies dans ce volume. Ces jeunes auteurs témoignent de la vitalité de la
poésie en Savoie, particulièrement en Savoie du Nord.
Parmi les 53 auteurs retenus, à côté d’anciens comme Henry Bordeaux,
Louis Dimier, Anna de Noailles ou Samivel, dont les notices ne nous apprennent rien
que nous ne sachions déjà, d’autres de ses billets d’humeur sont intéressants, comme
les pages consacrées à notre confrère, le poète Jean-Vincent Verdonnet (pp. 73-85), à
l’occasion de la publication en 2002 de son recueil Ce Battement de la parole et de
ses souvenirs d’enfance Tourne Manège en 2006, et de Jours déchaux la même
année.. Sans avoir fondé d’école poétique à proprement parler, Jean-Vincent
Verdonnet a donné l’essor et a su fédérer une pléiade de jeunes talents poétiques entre
Genève, Bonneville et Thonon, dans la mouvance d’Yves Bonnefoy. Ils se retrouvent
pour la plupart au sein du « Cercle des Poètes » de la Société des Auteurs Savoyards.
Au nombre de ces jeunes ou moins jeunes auteurs, citons Jacques Ancet dont le
recueil L’Identité obscure, publié en 2009, a obtenu le prix Guillaume Apollinaire. Il
figure dans une anthologie de poésie contemporaine publiée par Seghers ; ou encore,
Valère Novarina, dramaturge aujourd’hui reconnu par ses pièces jouées au Théâtre
français et traduites en plusieurs langues. Il est également l’auteur d’aphorismes
comme L’Envers de l’esprit publié en 2009. La vitalité de la poésie, surtout dans la
région du Léman, est réconfortante à l’heure où d’autres genres littéraires semblent
traverser une crise profonde. Crise d’identité culturelle, ou crise d’identité nationale ?
La revue historique vaudoise vient de consacrer un fort volume à Justice et
criminalité (Antipodes, 2010, 367 p.) en croisant les approches de l’historien, de
l’historien du droit et de l’historien de l’art, et en privilégiant la longue durée, du
Moyen Age à nos jours. Compte tenu de la proximité géographique de part et d’autre
du Léman et d’une histoire commune entre XIIIe et XVe siècles, nombre d’articles
apportent un éclairage intéressant à l’historien de la Savoie.
Le pays de Vaud a été particulièrement répressif en matière de sorcellerie –
près de 2 000 condamnations au bucher prononcées tant par la justice ecclésiastique
jusqu’au début du XVIe siècle que par la justice civile jusqu’au milieu du XVIIe
siècle. C’est ce qui ressort d’un article de Martine Ostorero, Crimes et sanctions dans
la répression de la sorcellerie à la fin du Moyen Age (pp. 17-33). A partir de la
conquête du pays de Vaud par les Bernois en 1536 et le passage à la Réforme, les
239
procès en sorcellerie se poursuivent jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Les prétendus
sorciers et sorcières, traduits devant une cour séculière, n’en sont pas moins durement
réprimés : pendant près d’un siècle, 22 exécutions en moyenne par an. On le voit, le
procès en sorcellerie n’est pas une particularité de l’Europe catholique, mais un
phénomène européen qui disparaît assez rapidement à la fin du XVIIe siècle. Faut-il y
voir l’influence considérable de Descartes dans les pays de langue française et de
Leibniz dans les pays germaniques ? Toujours est-il que « le fantasme du sabbat laisse
la place à des accusations de blasphèmes et injures » contre la religion, comme l’écrit
Diane-Laure Frascola dans son étude sur La décriminalisation de la sorcellerie à
Lausanne (pp. 95-105).
Enfin, un article de Jean-Pierre Bastian est consacré à l’émigration de
Savoyards provenant du Chablais, du Faucigny principalement, qui s’installent,
souvent précairement comme métayer, quelquefois durablement, dans le district
viticole de Lavaux, canton de Vaud, dépeuplé par la peste noire au milieu du XIVe
siècle. Ces Savoyards saisonniers, population « extrêmement démunie et mobile »,
étaient considérés comme une main d’œuvre de remplacement à qui n’était délivrée
qu’une autorisation temporaire de résidence. Le diplôme de bourgeoisie leur était
rarement accordé (pp. 223-144) et les mesures d’expulsion n’étaient pas rares, à la
moindre vétille, touchant ces pauvres migrants issus du pays des Gavots, « épaves des
sujets de S.A. le duc de Savoie (…) tolérés pour un an au plus », comme les désigne
le conseil de la paroisse de Villette (p. 231). Mais, dans la première moitié du XVIIe
siècle, les stratégies d’intégration, puis de naturalisation, devinrent plus faciles :
originaires de Thonon, d’Evian, d’Abondance, de Morzine, de Samoëns, de Sixt,
plusieurs dizaines de famille furent reçues bourgeoises, par exemple, de la commune
de La Tour-de-Peilz.
J’ai eu l’occasion, ces derniers mois, de présenter des ouvrages consacrés par
le département de la Savoie au 150e anniversaire de l’Annexion de 1860.
Commémoration oblige, la Haute-Savoie lui consacre un bel ouvrage, publié par le
Conseil Général. C’est l’approche retenue qui est originale : Haute –Savoie – De la
frontière au carrefour – Travailler, communiquer, découvrir (1810-2010) (Silvana
Editoriale, novembre 2010, 335 p.). Placée sous la direction du directeur des archives
départementales, Yves Kinossian, et de Denis Varaschin, professeur d’histoire
contemporaine à l’université de Savoie, l’équipe éditoriale dirigée par Raphaël
Vaudaux a voulu « balayer deux siècles d’histoire économique et sociale du territoire
haut-savoyard ».
La première partie vouée à l’économie, fort développée, la plus neuve aussi,
présente un panorama de l’évolution économique passant de l’artisanat à l’industrie et
au commerce mondial grâce, principalement, aux nouvelles pratiques capitalistiques
mises au service du talent des hommes, car c’est la faiblesse financière qui a
longtemps freiné l’essor économique savoyard dans le cadre du royaume sarde. La
proximité de Genève a joué un rôle de modèle financier et industriel, puis l’entrée de
la Haute-Savoie dans la France impériale inaugure après 1860 « de grandes
réorientations en termes de croissance économique ».
240
La seconde partie, vouée aux transports, -se déplacer, transporter,
communiquer- est consacrée aux politique routières et fluviales, à l’introduction du
chemin de fer et à la révolution automobile (pp. 141 – 227), avec, en final, la jonction
France-Italie avec le percement du tunnel du Mont-Blanc, déjà envisagé en 1930 et
inauguré en 1965.
Enfin, une troisième partie, aborde l’essor du tourisme, principalement
d’hiver, et son organisation industrielle, dans sa spécificité haut-savoyarde.
Je voudrais pour finir signaler l’importance de la publication de la thèse que
Marc Froidefont, professeur agrégé de philosophie, vient de publier dans la
prestigieuse collection des Classiques Garnier, consacrée à la Théologie de Joseph
de Maistre (coll. Des études romantiques et dix-neuviémistes, Paris, 2010, 501 p.).
Cet ouvrage constitue l’une des références majeures, témoin du renouveau
des études consacrées à Joseph de Maistre en France et dans le monde : c’est par
dizaines que reparaissent les œuvres du théocrate chambérien, traduites en de
nombreuses langues, dont le japonais et le mandarin ; c’est par dizaines que paraissent
des études, principalement en milieu universitaire. Pour faire bref, la principale raison
du regain d’intérêt pour l’auteur des Considérations sur la France, de Du Pape ou des
Soirées de Saint-Pétersbourg peut se résumer ainsi : l’évolution actuelle du monde est
ressentie largement comme étant le démenti, voire l’échec, de la philosophie du
progrès élaborée au XVIIIe siècle, la fin de l’Etat-Nation sur le plan politique, enfin le
retour du sacré et du religieux. Joseph de Maistre, gentilhomme européen avant
l’heure, avait pressenti, dans l’incompréhension générale d’alors et encore d’hier, ce
renversement du cours de l’histoire qui nous déconcerte ou subjugue nos esprits.
Dans sa Théologie de Joseph de Maistre, Marc Froidefont se livre à une
lecture des œuvres de Joseph de Maistre dans leur perspective religieuse et
théologique –qui est centrale- mais aussi une lecture des livres qui ont permis leur
genèse : aussi bien le fonds ancien des Pères de l’Eglise et théologiens qui
s’approprient l’héritage gréco-romain pour l’intégrer au message chrétien,
particulièrement saint Augustin et Origène, que les théologiens de l’Occident Thomas
d’Aquin, Cudworth, Bossuet, Leland, Barthez ou ses contemporains Bergier et Feller.
Il en ressort catholique romain de stricte orthodoxie, mais ouvert aux autres théologies
chrétiennes ou à base chrétienne comme l’illuminisme, œcuménique avant la lettre.
Encore quelques mots. Cette thèse a été soutenue à Chambéry, dans les
locaux de l’université de Savoie, devant un jury constitué de plusieurs membres de
notre Compagnie, au sein de cet Institut d’études maistriennes fondé en 1975 par
notre regretté confrère, le professeur Jacques Lovie.
Jean-Louis Darcel,
bibliothécaire de l’Académie
241
Recension d’avril 2011
Les ordres dynastiques de la Maison de Savoie
Il est toujours agréable et utile de consulter le Bulletin édité par la Société
des Amis du Vieux Chambéry. Outre l’histoire de la Ville et de ses alentours, comme
l’histoire des églises et des châteaux de Chambéry Le Vieux et de Bissy, cinquante
ans après la fusion avec Chambéry (Bulletins 49 et 50, 2010, 2011), il s’ouvre à des
sujets plus généraux qui, à un titre ou à un autre, concernent l’histoire de la Savoie et
de la Maison de Savoie.
Dans les deux dernières livraisons, Gilles Carrier-Dalbion, membre de la
Société d’Histoire et d’Archéologie, des Académies Florimontane et du Faucigny,
consacre des notices bien documentées et richement illustrées aux ordres créés par la
Maison de Savoie.
Ainsi, dans le numéro 49, l’Ordre militaire de Savoie institué par VictorAmédée III en 1793 (ordre de la valeur militaire), refondé en 1815 par VictorEmmanuel Ier, modifié à diverses reprises au cours du XIXe siècle jusqu’à la fin du
royaume d’Italie, en 1946. En janvier 1947, l’ordre fut « républicanisé » sous
l’appellation d’Ordre militaire d’Italie.
Le numéro 50 qui vient de paraître (mars 2011) présente l’Ordre Civil de
Savoie créé par Charles-Albert en 1831 pour récompenser les vertus civiles des sujets
ou citoyens autres que les militaires. Il est toujours conféré par le Chef actuel de la
Maison de Savoie (pp. 36-40).
Par contre, l’Ordre de la Couronne d’Italie, créé par Victor-Emmanuel II en
1868, a été voulu comme un ordre du mérite destiné à honorer les citoyens italiens et
étrangers qui se sont distingués par des actions dans les domaines tant militaires que
civils et politiques. Ne pouvant être attribué au titre de service rendu à la nation
italienne que par un souverain régnant, il s’est éteint à la mort du roi Humbert II. Il
était très répandu en Italie jusqu’en 1946, avec des promotions annuelles de plus de
10 000 personnes.
Dans l’Italie républicaine, la symbolique de l’Ordre fait l’objet d’une volonté
de continuité sous la dénomination d’Ordre du Mérite de la République italienne. Et
l’auteur conclut par cette remarque qui mérite réflexion : « La République italienne a
l’intelligence non seulement de ne pas renier les 85 premières années de l’Italie
unifiée, mais elle a aussi l’intelligence d’ancrer sa tradition au-delà du seul printemps
1946 ».
Edmond Reboul, Nonagénaire ! Comment j’ai fait.
Ce petit traité de 135 pages sur le bien vieillir, plein d’humour… et de joie de
vivre est le dernier écrit de l’auteur et, ajoutons, l’ultime, puisque, écrit à 87 ans, il
242
vient de paraître à titre posthume (édition Manoirante, mars 2011).
Sur le mode léger qui convient, il nous livre avec simplicité et modestie, les
secrets de la longévité de l’auteur au terme d’une vie pleine d’expériences révélatrices
de talents multiples : médecin-général aux fonctions, résidences multiples et
responsabilités croissantes, poète et romancier remarqué et honoré de plusieurs prix,
membre et président de l’Académie de Lyon et de plusieurs sociétés savantes,
principal artisan et premier président de la Conférence nationale des académies
provinciales sous l’égide de l’Institut de France ; c’est ce dernier titre qui motive
notre reconnaissance particulière à l’égard d’Edmond Reboul.
Dans ce petit livre, nous trouvons formulé un art de vivre qui plonge ses
racines dans la sagesse de nos anciens. Il peut se résumer par la sentence des Latins,
qui la tenaient eux-mêmes des Grecs : Ne quid nimis, l’excès en tout est un défaut.
S’y ajoute, celui plus philosophique de l’ataraxie héritée du stoïcisme chrétien, mais
teinté d’épicurisme, pour réconcilier l’Etre, Dieu et le monde.
Bel éloge de la vieillesse, dont l’un des intérêts est « ce qu’elle permet de
voir, en perspective dans le rétroviseur de longues périodes : des phases que le temps
a fini par télescoper et qu’avec un peu d’attention on parvient à identifier pour les
faire revivre telles qu’elles furent (du moins, le croit-on) même si l’on commet des
erreurs, « les ans en sont la cause » (p. 33).
Eloge, donc, de l’activité mémorielle –et de sa culture- qui fait revivre ce qui
est échu et, par suite, permet la renaissance sans cesse renouvelée des plaisirs, joies,
regrets, nostalgie, tristesse naguère éprouvés tout au long d’une vie. Le sage se
souvient pour lui ; l’écrivain pour le partager avec ses lecteurs. De la paternité
temporelle à la paternité spirituelle…
Edmond Reboul a publié en 40 ans une vingtaine de volumes de poésies, de
forme et de longueur variables, où l’auteur pratique le mélange des formes et des
techniques poétiques anciennes et modernes. Cette écriture poétique qui remonte à
son enfance est l’expression de la face contemplative de son moi : élégante, toujours
« lisible », elle est à la fois spontanée et travaillée ; elle est une sorte de rêve musical.
Du même auteur, je recommande la lecture de son roman Frog, qui porte
comme sous titre Histoire(s) du petit soldat (édition L’Harmattan, 2007, 242 pages).
Entre enfance et adolescence, sous la forme d’une biographie romancée,
Edmond Reboul raconte l’apprentissage brutal de la vie militaire, vécu par le héros,
Jean Clariou, âgé de 12 ans et entrant comme enfant de troupe à l’Ecole militaire
préparatoire d’Epinal.
En une quarantaine de chapitres, l’auteur restitue remarquablement le climat
d’un internat militaire d’avant guerre. Le vécu de l’auteur transparaît dans la série
d’évocations relatives au brusque arrachement à la vie familiale, aux rapports de
l’enfant avec la hiérarchie militaire du lycée, avec ses rudes instructeurs –rudes, mais
243
justes- qui mettent au format les corps et les esprits des futurs cadres de l’armée
française ; à ses rapports avec ses professeurs adeptes du mens sana in corpore sano ;
avec ses condisciples, enfin, reproduisant entre eux le modèle de l’élitisme
républicain, de l’héroïsme guerrier autour du culte du chef.
Ce beau roman d’apprentissage, outre son ton juste, sa véracité, sa finesse
d’analyse et sa qualité d’écriture est également un document précieux sur les lycées
militaires, vivant dans le souvenir et l’acquis de la victoire chèrement payée de 1918,
dans l’exaltation patriotique –quasi religieuse-, en attendant la désillusion terrible de
juin 40.
Marie-Claire Bussat-Enevoldsen, Le voile et la plume – Jeanne de Chantal et
François de Sales, l’étonnant récit de leur rencontre, Bayard, 2010, 441 pages.
L’auteur, notre nouvelle consoeur, a publié récemment une importante
biographie consacrée aux trente huit premières années de la vie de Jeanne-Françoise
Frémyot, baronne de Chantal, à la rencontre qui a bouleversé sa vie avec l’évêque de
Genève venu prêcher le carême à Dijon en 1604. Elle est à l’origine d’une ample
correspondance croisée révélant une union spirituelle d’une grande élévation,
associant direction spirituelle et union des âmes. Elle va élever ces deux êtres
d’exception vers la sainteté et en faire des fondateurs d’ordre religieux.
A partir des lettres de direction spirituelle expédiée depuis la Savoie par
François de Sales –et publiées en annexe-, et des confidences de Jeanne Frémyot,
Marie-Claire Bussat-Enevoldsen reconstitue avec vraisemblance, sensibilité et finesse
le cheminement de cette femme cultivée, tournée à la fois vers la contemplation et
vers l’action, mariée à vingt ans à un jeune officier d’ancienne noblesse, le baron
Christophe de Rabutin-Chantal dont elle est éprise, veuve en 1601, à vingt neuf ans,
et mère de quatre enfants qu’elle va élever seule, en les tenant autant que possible
éloignés des tensions familiales –son père veut la remarier-, et des séquelles des
guerres de religion qui ont profondément divisé la Bourgogne et le parlement que
préside son père. En un style qui allie la noblesse de la période classique dans laquelle
elle se coule, l’intuition poétique, la qualité de l’information historique, de la culture
religieuse et de l’analyse psychologique, l’auteur a pris le parti d’interpeller son
héroïne tout au long des 350 pages de sa biographie, ce qui donne un effet de réel
saisissant. J’en donne un court exemple :
« L’évêque aux yeux de guetteur a décelé en vous cette qualité rare et précieuse, cette
énergie des profondeurs commune au peuple mi-nomade mi-sédentaire des
fondateurs. A peine une œuvre est-elle terminée que la suivante est déjà en gestation ;
peu importe où, puisque seul compte l’index de la Providence posé sur le joint
d’intersection entre un temps et un lieu propices à chacun, et mystérieusement
déterminés par elle-seule. » (p. 170)
L’union spirituelle qui lie François de Sales et Jeanne de Chantal n’est pas un
cas unique. A la même époque à Paris, les relations entre Pierre de Bérulle, futur
244
cardinal, Vincent de Paul et la mystique et visionnaire Mme Acarie, en religion la
bienheureuse Marie de l’Incarnation, principale introductrice du Carmel en France et
de la spiritualité de sainte Thérèse d’Avila, est du même ordre. Comme plus tard, les
liens similaires entre Fénelon, Mme Guyon , M. Bertot et son cercle quiétiste.
On peut se demander si la recherche de l’union mystique d’âmes d’élite, à
partir du binôme homme-femme, n’est pas l’une des marques de l’école française de
spiritualité, avant que le jansénisme ne vienne entourer de suspicion l’image d’une
ascension possible vers la sainteté grâce à l’union mystique de deux êtres, par ailleurs
voués à la vie consacrée, donc au célibat et à la chasteté.
Jean-Louis Darcel,
bibliothécaire de l’Académie
Recension de juin 2011
Huit siècles de littérature francoprovençale et occitane en Rhône-Alpes Morceaux choisis, par Jean-Baptiste Martin et Jean-Claude Rixte, édition bilingue,
éd. EMCC, Lyon, 224 p.
Cet ouvrage publié sous l’égide du Conseil régional de Rhône-Alpes
témoigne de la reconnaissance officielle –tardive- de l’importance patrimoniale des
deux langues régionales pratiquées dans l’ère linguistique de la Région : le
francoprovençal dans les parties nord et est, l’occitan au sud. Le francoprovençal en
occupe la majeure partie et dépasse même largement les frontières nationales avec la
Suisse romande, le Valais et le Val- d’Aoste –territoires pour la plupart passés au
Moyen Age sous la souveraineté des comtes, puis des ducs de Savoie. En effet, la
frontière linguistique du francoprovençal passe par Mâcon, Lons Le Saunier,
Neuchâtel, Fribourg, Sion, Aoste et, au sud, Grenoble et Saint-Etienne.
A l’heure où, en Savoie, les derniers patoisants s’éteignent, mais où
l’enseignement du parler local fait une timide percée dans l’enseignement primaire, il
était certes urgent de rappeler l’article 75 – 1 de la Constitution de la Ve République
« les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », ce qui a amené le
Conseil régional et son président, M. Jean-Jacques Queyranne, à adopter une
délibération en faveur des deux langues régionales.
Le principe retenu par le linguiste et défenseur opiniâtre des langues
régionales, le professeur Jean-Baptiste Martin, est simple : un florilège de textes, la
plupart en vers, allant du XIIIe siècle à l’époque contemporaine, introduits et
présentés dans une graphie unifiée avec la traduction en regard.
Cette préoccupation régionale rejoint celle de l’Académie de Savoie et, tout
particulièrement, celle de son président, M. Louis Terreaux, qui a consacré une
cinquantaine de pages à la littérature patoise dans la monumentale Histoire de la
littérature savoyarde dont il a assuré la direction, (La Fontaine de Siloé, mai 2011,
952 p.)
245
Bulletin des Amis du vieux Rumilly et de l’Albanais, n° 2, 2011, 40 p.
Publié à Rumilly en mars dernier, ce bulletin d’histoire locale est consacré à
la commune de Menthonnex-sous-Clermont entre 1792 et 1814 durant la Révolution
française, puis sous la Restauration sarde de 1814 à 1860. Les trois auteurs du
fascicule ont réuni des informations, souvent de première main, aux archives
départementales de la Haute-Savoie et auprès de détenteurs d’archives privées.
Ainsi se déroule la chronique d’un village bousculé dans ses convictions
religieuses, cachant ses prêtres réfractaires au serment civique dès janvier 1793,
hostile à l’arasement égalitaire des tours et clochers, se dérobant autant que possible à
la conscription, sans doute assez représentatif des résistances de la Savoie rurale à la
Révolution venue de France. Sur trois quarts de siècle, nous suivons les difficultés
liées au sauvetage de l’église fermée au culte, puis à sa reconstruction après 1841, la
réorganisation du conseil municipal, l’organisation de l’école sur « les cinq mois où
l’on ne travaille pas à la campagne », soit du 2 novembre au 1er avril, aux routes et au
service postal, aux réquisitions à l’occasion du passage des troupes françaises,
autrichiennes ou autres. Ce type de publication consacrée à l’histoire locale est utile
pour connaître le ressenti de la « grande histoire » sur une communauté rurale de
quelques centaines d’âmes vivant loin des centres urbains.
Un second article est consacré à une curieuse affaire de pratiques rituelles de
la magie noire à des fins d’enrichissement qui ont touché une dizaine d’habitants
d’Héry-sur-Alby en 1756 dupés par un trio de soldats du régiment du Chablais et un
faux prêtre. La justice fut saisie pour réprimer ces pratiques plus proches de
l’escroquerie que de la sorcellerie. Le Sénat, en dernier ressort, a condamné à des
peines légères un certain nombre de protagonistes et victimes de leur crédulité comme
de leur naïve convoitise des trésors cachés du Chéran prétendument gardés par le
diable, à l’exception de la peine de bannissement à vie des deux principaux auteurs, il
est vrai jugés par contumace suite à leur évasion de la prison royale d’Annecy.
Publié par la même société, tout un cahier est consacré au village de
Chapeiry dans le cadre d’une série de monographies consacrées au patrimoine du
canton d’Alby-sur-Chéran. Nous y trouvons tous les aspects de la vie d’une
commune, l’évolution de sa population à partir du XVe siècle, son histoire, celle de
son patrimoine religieux et civil, tant public que privé, la recension de ses notables, le
tout évoqué en une quarantaine de pages abondamment illustrées.
Je signale enfin deux articles parus dans la dernière livraison de la revue de
l’AMOPA (avril-juin 2011, pp. 24-26), dus à nos deux confrères Jean-Charles
Détharré et Daniel Chaubet à l’issue des commémorations du 150 e anniversaire du
rattachement du duché de Savoie et du comté de Nice à la France. Le premier
s’apparente à des libres-propos avec un bilan en demi-teinte sur le déroulement et les
suites de la réunion des deux dernières provinces à être devenues françaises ; l’autre
insiste davantage sur les huit siècles d’histoire de la Savoie avant qu’elle ne devienne
française : l’originale construction politique réalisée par la Maison de Savoie au fil
246
des siècles, son italianisation de plus en plus marquée liée au choix de Turin comme
nouvelle capitale au milieu du XVIe siècle (1563) et, par suite, le détachement
inévitable du « petit appendice francophone » qui n’attendait qu’une occasion pour
devenir réalité historique en 1860.
Jean-Louis Darcel,
bibliothécaire de l’Académie
Griselda, les métamorphose d’un mythe dans la société européenne
Nous remercions nos confrères de Cuneo –souvent appelé Coni !- chef lieu
de la province de Piémont, située à quelque 40 km au sud de Turin et non loin de
Saluces, qui nous envoient régulièrement leurs publications et viennent de nous faire
parvenir un bel ouvrage de près de trois cents pages qui réunit la « Actes de la Société
des Etudes historiques, archéologiques et artistiques de la Province de Cuneo, Ville de
Saluzzo ».Ces actes regroupent les travaux du congrès international organisé en avril
2009 pour les 80 ans de cette société culturelle sous la direction du président Rinaldo
Comba et du professeur Marco Piccat sur le thème : « Griselda, les métamorphoses
d’un mythe dans la société européenne » .
Qui est Griselda ? Une jeune femme que l’on découvre dans le Décaméron
de Boccace (1313 – 1375) et qui apparaît dans d’autres littératures sous le nom de
Grisélidis ? Elle est d’abord l’héroïne de la dernière nouvelle de la dixième journée du
Décaméron qui comporte cent nouvelles écrites entre 1348 et 1353, chef d’œuvre de
prose admiré par Pétrarque qui voulut le traduire en latin, et dans lequel trois jeunes
hommes et sept jeunes femmes, réfugiés pendant dix jours près de Florence pour fuir
la peste, racontent à tour de rôle une nouvelle évoquant des amours heureuses,
malheureuses ou tragiques, dans des récits dont le réalisme quelque peu scabreux
(nous sommes au XIVe siècle) fait parfois qualifier injustement l’ouvrage de
licencieux. Mais la dixième journée, qu’anime Pamphile, consacrée aux
« Magnificences et libéralités » prend fin avec l’intervention de Dioneo intitulée
« L’histoire de Griselda ». Et nous voici, non pas dans la Toscane chère à Boccace,
mais à Saluzzo (Saluces)…
Gautier, marquis de Saluces, aîné de sa lignée, bel homme qui ne songe qu’à
la chasse, ne veut pas se marier ni fonder de famille. Cédant enfin devant l’insistance
de ses proches, il décide d’épouser Griselda, l’humble fille d’un paysan dont il aura
deux enfants –d’abord une fille, et six ans après un garçon. Mais il fait disparaître les
deux enfants qu’il fait élever à l’insu de leur mère, à Bologne ! Cela pour mettre à
l’épreuve la fidélité et la patience de Griselda. Puis, Gautier renie son épouse et
s’éprend d’une autre femme. Après avoir, par cette cruauté masculine, longuement
éprouvé la patience de Griselda, âme simple qui a enduré d’indicibles souffrances
dans sa fidélité et sa résignation, Gautier, ô divine surprise !, prend conscience de ses
fautes, vient trouver Griselda, lui rend ses deux enfants –leurs enfants !-, lui jure son
247
amour dans une scène fort émouvante où il lui déclare : « c’est moi qui suis ton mari
et qui t’aime plus que tout ! » et la revêt de la magnifique robe de marquise de
Saluces.
Cette fin du Décaméron a de quoi faire réfléchir à l’époque où nous
sommes…
Telle est l’histoire de Griselda imaginée par Boccace inspiré par la légende
du Chevalier Errant et du Lai de Marie de France (« Le Fresne »), et qui fut reprise
vers la fin de ce même XIVe siècle par l’Anglais Geoffrey Chaucer, puis au XVIIe
siècle en France par Charles Perrault qui publia en 1691 « La marquise de Saluces ou
la patience de Griselda ».
Les quatorze études de la présente publication s’articulent selon trois
thèmes :
- les métamorphoses d’un mythe et celles de la société ;
- les histoires de Griselda en Europe : diffusion et métamorphoses en France,
Allemagne, Hongrie, Pologne, Espagne ;
- de l’histoire de l’art à celle de la société.
Elles sont écrites en langue italienne, sauf celle de Mme Marie-Dominique Leclercq
sur « L’ histoire de Griselda en France : les éditions anciennes ».
L’ouvrage comporte de fort belles reproductions de fac-similés sur « La
marquise de Saluces et la patience de Griselda ». La dernière recherche, celle de M.
Massimiliano Caldera, sur « La représentation de Griselda dans la peinture »
qu’illustrent de très belles photographies en couleurs –nous y découvrons même deux
reproductions en noir et blanc d’un tableau du peintre Luigi Vacca, bien connu à
Chambéry, qui se trouve à l’hôtel de ville de Saluces- vient compléter brillamment le
présent ouvrage qui fait honneur à cette société savante.
Paul Dupraz
Recension d’octobre 2011
Françoise Bouchard, Camille Costa de Beauregard – La noblesse du cœur 1841 –
1910, Paris, Salvator, 2010, 285 pages.
Mme Françoise Bouchard, membre de plusieurs sociétés savantes, dont la
nôtre, consacre au fondateur de l’œuvre du Bocage, chère aux Chambériens, une
biographie particulièrement bien venue. Elle fait autorité à double titre : en faisant
constamment référence à l’ouvrage exhaustif et irremplaçable que notre regretté
confrère, le Père Robert Fritsch, a consacré en 1997 au fondateur de l’orphelinat du
Bocage ; elle a, par ailleurs, la caution de l’archevêque de Chambéry, Mgr Philippe
Ballot et de son prédécesseur Mgr Laurent Ulrich, signataires des deux préfaces. S’y
ajoute la postface du P. Etienne Wolf, supérieur actuel de la communauté du Bocage.
Le livre se veut pédagogique, de lecture et de consultation faciles. Il parcourt
de façon chronologique la vie de ce fils de l’une des principales familles de la
248
noblesse de Savoie, de son appel à la prêtrise malgré une santé précaire et une lutte
constante contre la souffrance physique, de sa vocation au service des enfants les plus
démunis de Chambéry vécue comme la meilleure part de son sacerdoce, proche de
celle de Jean Bosco à Turin, de la fondation et du développement de l’orphelinat du
Bocage, enfin de son rayonnement personnel, spirituel et missionnaire que traduit
l’actuel procès en béatification instruit à Rome.
L’ouvrage, découpé en 11 chapitres de présentation aérée, suit la vie
généreuse et active du chanoine Camille Costa de Beauregard confronté aux
difficultés de la création, puis du développement, important après 1880, de l’œuvre
du Bocage dans le contexte de crise, puis d’affrontement entre l’Eglise de France et la
Troisième République.
Sans être un mystique, ce prêtre dont la foi rayonnait au service des deux
autres vertus théologales était également un missionnaire dont la dévotion au SacréCœur avait un effet d’entraînement sur les jeunes orphelins qu’il considérait comme
ses enfants, à qui il donnait un métier tout en les éveillant à la vie spirituelle. Dans le
dernier chapitre, l’auteur nous donne un aperçu du contenu de sa pastorale et de sa
direction spirituelle, fondés sur le concret de la vie quotidienne au rythme des
saisons.
Gilbert Viviant, Nonglard, Histoire d’un village de l’avant-pays savoyard.
Nonglard, village de Haute-Savoie situé entre Annecy et Rumilly sur la rive
droite du Fier, vient de faire l’objet d’une remarquable monographie communale de
plus de 300 pages, publiée par l’Académie salésienne dans ses Mémoires et
Documents (tome 118). Cette société savante s’est fait une spécialité reconnue dans ce
type d’approche : elle a été réalisée avec compétence et méthode par Gilbert Viviant,
dont la famille paternelle est originaire de ce village. Outre les consultations d’usage
des archives publiques, elle est enrichie d’apports privés et, surtout, de l’intimité avec
les lieux et les personnes qui font « sonner juste » le fait ou le témoignage relaté.
L’église de Nongland dépendait au moyen-âge de l’abbaye de Saint Maurice
d’Agaune en Valais, ce qui lui vaut d’être citée dans une bulle du pape Alexandre III
en 1178. Les archives paroissiales conservent également l’un des plus anciens
registres paroissiaux de Savoie (1549). La bonne conservation de tels documents
permet de suivre l’évolution de la vie d’une communauté au-delà de sa pratique
cultuelle : naissances, baptêmes, pratiques sacramentelles, décès, particulièrement lors
de l’épidémie de peste entre 1585 et 1587 qui décima le village : jusqu’à 23 décès au
cours du mois de septembre 1587.
La particularité de Nonglard, unique dans le duché de Savoie, est de posséder
une lanterne des morts située à une centaine de mètres de l’église. Cette rareté lui vaut
d’être inscrite au titre des monuments historiques (1964) et d’avoir été récemment
restaurée. Elle semble remonter au XVIIIe siècle et avoir été édifiée lors d’une
249
épidémie frappant la population (variole ?), à l’instigation d’un certain Jacques
Pottier, maître-chirurgien à Annecy et propriétaire à Nonglard : en effet, il était
originaire du Mans où les lanternes de morts étaient nombreuses. Autre hypothèse,
elle aurait été érigée plus anciennement lors des épidémies de peste noire de la fin du
XVIe siècle par une famille originaire des Monts du Forez où est attesté ce type de
monuments privés associés à des pratiques pieuses et à des rites propitiatoires. On
doit à André Jacques, conservateur et peintre-graveur bien connu, d’avoir sauvé le
monument dans les années 60, l’un des vingt-huit subsistant en France.
Francis Stefanini, Petite histoire du Christianisme, 2011, 167 pages.
Depuis 2002, Francis Stefanini, membre titulaire de notre compagnie, a
consacré à l’histoire des institutions de la Savoie plusieurs opuscules thématiques
publiés à compte d’auteur.
Mettant à profit sa double expérience de médecin hospitalier et d’historien, il
a publié en 2002 une précieuse Histoire des Hôpitaux de Chambéry en collaboration
avec M. Georges Dubois, 131 pages.
Puis, entre 2006 et 2008, a paru une trilogie consacrée à l’enseignement : La
naissance des écoles primaires à Chambéry – 1860-1914 ; ensuite, L’histoire de
l’enseignement secondaire ; enfin, et surtout, le seul ouvrage disponible consacré à
L’enseignement supérieur à Chambéry et en Savoie, où la documentation accessible
est rare et est complétée par le témoignage de six présidents de l’université de Savoie
qui se sont succédé en trente ans. En 2009, paraissait l’Histoire militaire de la Savoie
centrée sur les institutions et bâtiments militaires, tant de ville (casernements) que
ceux assurant le quadrillage stratégique du territoire (fortifications des Alpes).
En 2010 paraissait l’Histoire religieuse de la Savoie (119 pages) dont
l’essentiel concerne les institutions séculières et régulières de l’Eglise catholique
jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Parcours complété par des notices –assez sommairessur le protestantisme en Savoie, l’église orthodoxe d’Ugine, le judaïsme, l’islam et le
bouddhisme. C’est dans ce prolongement que l’auteur vient de publier une Petite
histoire du Christianisme, plus ambitieuse par son sujet –deux millénaires d’histoire
de la première religion pratiquée dans le monde- et par son ampleur (165 pages). Le
découpage par siècle permet de faire ressortir les principales dates-clef et les
personnages majeurs, orthodoxes et hétérodoxes, notamment les protagonistes des
grandes querelles christologiques entre le IIe et le VIe siècle, qui ont marqué l’histoire
de la catholicité comme celle des Eglises qui s’en sont détaché. Utile synthèse, non
exempte de raccourcis problématiques, somme toute inévitables dans ce type
d’entreprise. Si les notes sont abondantes (60 pages), un index des noms et des thèmes
aurait facilité la consultation de « cette longue histoire » à laquelle nous convie
l’auteur.
Jean-Louis Darcel,
bibliothécaire de l’Académie
250
Année 2012
251
Rapport d’activités de l'année 2012
Présenté par
M. Jean-Pierre Trosset, secrétaire perpétuel
Après avoir été très éprouvée en 2011 par la disparition de trois membres
titulaires, l'Académie de Savoie a eu le bonheur, en 2012, de maintenir intact son
effectif de membres titulaires. Cependant, nous avons perdu un illustre membre
associé, Gilbert Durand, décédé à l’âge de 91 ans. Nous saluons la mémoire de notre
confrère qui fut déporté, grand résistant et reçut la médaille des Justes.
Deux de nos membres titulaires ont été distingués cette année :
-
M. Albert Pachoud, inventeur en 1956 du site pétrolier d'Hassi Messaoud, a été
promu chevalier dans l'Ordre de la Légion d'Honneur.
-
M. Daniel Chaubet a été élevé au grade d'officier dans l'Ordre des Palmes
académiques.
D'autre part, le Professeur Christian Sorrel, membre associé, a été admis en qualité de
membre correspondant au Comité pontifical des Sciences politiques.
L'Académie de Savoie leur adresse ses vives félicitations.
En 2012, l'Académie a entendu huit communications, quatre discours de
réception, trois éloges funèbres, outre la tenue de sa rentrée solennelle, en présence
d’un important auditoire fort de plus de 400 personnes.
Lors de la réunion statutaire du 25 janvier, l'Académie a élu à l'unanimité, à
sa présidence, le procureur général Jean-Olivier Viout. Au cours de sa première
intervention, M. Jean-Olivier Viout a rendu un chaleureux hommage au doyen Louis
Terreaux qui, durant vingt années, a brillamment présidé aux destinées de notre
Académie. A l'unanimité, il a été nommé Président d'honneur. Au cours de cette
séance, trois nouveaux membres associés, Mme Monique Dacquin, MM. Maurice
Clément et Maurice Gay, et quatre nouveaux membres correspondants, MM. Yves
Bonnel, Nicolas Million, Gilles Nicoulaud et Bruno Berthier, ont été élus.
Le nouveau bureau a été élu pour trois ans :
Président : Jean-Olivier Viout
Vice-président : Robert Deloince
Secrétaire perpétuel : Jean-Pierre Trosset
252
Trésorier : Jean-Charles Détharré
Bibliothécaire : Jean-Louis Darcel
Bibliothécaire-Adjoint : François Forray
Chargé de mission aux relations extérieures (presse) : Daniel Chaubet
Chargée de mission pour le développement du CASSS : Edwige Idée.
Il a été décidé de demander à tout membre correspondant pressenti de
confirmer par écrit son acceptation à devenir membre de notre Académie.
Le Président a estimé qu'il était nécessaire de mieux communiquer avec
toutes celles et tous ceux qui, portant intérêt à nos activités, souhaitaient être
informé(e)s régulièrement et mesurer l'apport de notre compagnie dans la vie
culturelle savoyarde. Il a donc été décidé de créer un bulletin d'information intitulé
« La lettre de l'Académie de Savoie ». Elle sera envoyée soit par courriel aux
membres disposant d'une adresse électronique, soit, sur leur demande, par courrier
aux autres. Ce bulletin rendra compte de toutes nos activités, présentera le programme
des communications et fera une brève recension des livres reçus.
A l’occasion de la commémoration du bicentenaire de la naissance de JeanJacques Rousseau en 2013, il a enfin été décidé de donner un certain lustre à la rentrée
solennelle de l’Académie, dans un lieu prestigieux de la ville de Chambéry, autour
d’une évocation historique et musicale intitulée « Jean-Jacques Rousseau musicien ».
Le panorama de nos activités 2012 peut être ainsi dressé :
-
le mercredi 15 février, en présence des familles Perrier et Gilbertas, de Madame
Bernadette Laclais, maire de Chambéry, de M. Jean-Pierre Ruffier, son premier
adjoint, chargé de la culture et de M. Louis Besson, ancien ministre et président
de Chambéry-Métropole, le doyen Louis Terreaux a prononcé l'éloge funèbre de
M. Jean-Gaspard Perrier, puis M. Pierre Fontanel, celui de M. André Gilbertas.
Madame Laclais a tenu à s'associer à l'hommage rendu à ce dernier qui la précéda
à la mairie de Chambéry et fut un chirurgien réputé, un auteur d'une douzaine
d'ouvrages, un président de Montanéa apprécié et très dévoué à la montagne et
aux sports. André Gilbertas laisse un grand vide dans notre compagnie.
-
Le 21 mars, M. Paul Dupraz a prononcé l'éloge funèbre du général René
Deblache, ancien secrétaire perpétuel, puis M. Pierre Geneletti, nouveau
président de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Maurienne, a présenté une
communication sur le Marquis Janus de Bellegarde, premier président du Sénat
de Savoie et médiateur entre Louis XIV et les Réformés.
-
Le 18 avril, dans les salons d'honneur de la mairie de Chambéry, l’Académie a
tenu une séance solennelle pour la réception de M. Michel Amoudry qui a exposé
de manière précise le rôle important tenu par la télégraphie sans fil lors du
253
naufrage du Titanic, il y a 100 ans ; le président Jean-Olivier Viout lui a répondu.
-
Le 16 mai, dans la salle de réunion de l'Académie, séance solennelle pour la
réception de Madame Claude Laville qui a retracé la vie captivante de l'ingénieur
Germain Sommeiller et son rôle primordial dans le percement du tunnel
ferroviaire du Fréjus, reliant Modane à Bardonèche ; la réponse a été donnée par
M. Daniel Chaubet.
-
Le 1er juin, séance solennelle pour la réception de Madame Antonella Amatuzzi,
maître de conférences à l'Université de Turin ; son discours a porté sur la place de
la langue française chez Claude de Seyssel, Marc de Buttet et Claude Mermet ; la
réponse a été donnée par M. Jean Burgos.
-
Le 20 juin, séance mensuelle avec un exposé de M. Jean-Baptiste Bern sur le
général Charles Menthon d'Aviernoz, commandant la brigade de Savoie en 1848,
durant la guerre contre l'Autriche.
-
Le 8 et 9 septembre, la ville de Chambéry a accueilli au Manège, le 44 ème congrès
des Sociétés savantes de Savoie, organisé par la société des Amis du Vieux
Chambéry et la Société d'Histoire d'Aix-les-Bains et soutenu par les Amis du
Vieux Montmélian, Connaissance du canton de la Motte-Servolex, la société
savoisienne d'Histoire et d'Archéologie et l'Académie de Savoie.
La direction scientifique a été assurée par notre président d'honneur, le doyen
Louis Terreaux. Ce congrès était parrainé par le journaliste-écrivain M. Jean
Bertolino et avait comme invitée d'honneur notre consœur, Madame Georgette
Chevallier. Les principaux thèmes portaient sur la Savoie et la littérature, la
Savoie dans la littérature, les principaux auteurs savoyards ainsi que la langue
savoyarde. Quinze communications ont été présentées par sept membres titulaires
et huit membres associés de notre compagnie.
-
Le 19 septembre, séance privée, réservée aux membres titulaires, avec une
communication de M. Robert Deloince sur l'univers vivant microscopique plus
particulièrement centré sur nos connaissances actuelles du monde bactérien. Puis,
MM. Jean Baud et Jean-Louis Darcel ont étudié les projets d'aménagements de la
cluse de Chambéry au cours des prochaines années.
-
Le 17 octobre, séance mensuelle avec une communication de M. Edmond
Brocard qui a décrit, à l'aide de ses remarquables dessins, les fortifications
bastionnées du château de Chambéry au XVI ème siècle, sous le règne d'Emmanuel
Philibert.
-
Le 9 novembre, séance solennelle tenue dans l'amphithéâtre Roger Decottignies à
l'Université de Savoie, pour la réception de M. François Guerraz qui a consacré
son discours au Père Albert Bailly, agent matrimonial de la duchesse Christine de
Savoie ; la réponse a été donnée par M. Daniel Chaubet.
254
-
Le 23 novembre, la rentrée solennelle de l'Académie au théâtre Charles Dullin de
Chambéry a été un événement local marquant de notre société en cette année
2012. Après une année de préparation, dans le cadre de l'année Rousseau à
Chambéry, une évocation historique et musicale « Sur les pas de Jean-Jacques
Rousseau musicien » a été minutieusement organisée, synchronisée et présentée
par notre président Jean Olivier Viout.
-
Trois de nos confrères, MM. François Forray, Michel Dumont-Mollard et JeanPierre Gomane ont évoqué trois âges de la vie de musicien de Jean-Jacques
Rousseau, d'abord à Turin, puis en Savoie et enfin à Paris. Chaque présentation
historique était accompagnée d'intermèdes musicaux interprétés respectivement
par Chiara et Giovanni Bertoglio, artistes de renommée internationale venus
spécialement de Turin, par l'excellent ensemble baroque de la chapelle ducale,
sous la direction de Mme Maéva Bouachrine accompagnée de ses élèves du
Conservatoire, et par deux talentueux Savoyards fort connus, M. Louis Mathieu,
ténor, et M. Bernard Mongourdin, récitant. Cette évocation a séduit un public
nombreux et passionné.
-
Le 19 décembre, la séance mensuelle a débuté par l'hommage rendu au
professeur Pierre Duparc, membre titulaire disparu le 15 juillet 2003, par M.
Julien Coppier, jeune et érudit archiviste de Haute-Savoie. Il a été suivi par une
remarquable communication illustrée de projections de M. Nicolas Million,
membre correspondant, qui a retracé l'histoire du canal de dérivation de l'Hyères
qui, depuis 1837, alimentait en énergie une quinzaine de petites industries de
Cognin.
Pour terminer, il convient de signaler les activités auxquelles l'Académie a été
invitée ou sollicitée.
-
Le 28 mars, l'Académie a accueilli dans ses murs, l'assemblée générale de
l'Institut de la langue savoyarde, dont le président, M. Pierre Grasset, est notre
confrère.
-
Le 26 mai, le vice-président Robert Deloince a représenté notre compagnie aux
cérémonies du huitcentième anniversaire de la fondation de l'abbaye d'Aulps, à la
bénédiction de la nouvelle cloche et à la messe présidée par Mgr Yves Boivineau,
évêque d'Annecy.
-
Le 26 et 27 mai, Mme Claude Laville, M. Daniel Chaubet, membres titulaires et
MM. Yves Bonnel, membre correspondant, représentaient l'Académie au congrès
national de l'AMOPA à Colmar.
-
Le 28 juin, de nombreux membres de notre compagnie se sont rendus au Musée
Savoisien pour prendre connaissance du projet de réhabilitation de ce musée,
désormais propriété du Conseil général, présenté par M. Jean Luquet, directeur
255
des archives et du patrimoine de la Savoie.
-
Le 13 septembre, après deux années de travaux, de nombreux académiciens
étaient présents à la réouverture de la Sainte Chapelle du château des Ducs de
Savoie. L'inauguration s'est faite en présence de M. Eric Jalon, préfet de la
Savoie, de M. Hervé Gaymard, président du Conseil général, de Mgr Ballot,
archevêque du diocèse de Chambéry, évêque de Maurienne et de Tarentaise, de
Mme Bernadette Laclais, maire de Chambéry et de M. Jean Luquet, directeur du
patrimoine et des archives de la Savoie. Ce moment historique a été agrémenté
par un concert donné par l'ensemble baroque de la Chapelle ducale et suivi d’une
réception dans les salons de la préfecture.
-
Le 15 et 16 septembre, l'Académie a ouvert une nouvelle fois ses portes pour les
Journées Européennes du Patrimoine. Des vitrines mises à disposition par la
société des Amis du Vieux Chambéry, ont permis d'exposer des reliures
anciennes, des cartes, des gravures rares et des médailles sélectionnées par notre
bibliothécaire, M. Jean-Louis Darcel. M. et Mme Jean-Pierre Trosset, MM.
Darcel, Deloince, Détharré, Guerraz et Viout ont présenté les activités de
l'Académie et répondu aux questions d'un public toujours plus nombreux.
-
Le 24 septembre, M. Daniel Chaubet, membre titulaire, a donné une conférence
sur l'évolution des idées sur la structure des atomes dans le cadre des activités de
l'AMOPA.
-
Le 29 septembre, MM. Louis Terreaux, Jean-Olivier Viout, Paul Dupraz et JeanPierre Trosset ont représenté l'Académie à la séance solennelle de rentrée de
l'Académie Florimontane, au château de Montrottier.
-
Les 3 et 4 octobre, le vice-président Robert Deloince a représenté notre
compagnie à la conférence nationale des Académies (CNA) organisée cette année
par l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux qui fêtait
également le 300ème anniversaire de sa fondation. Les participants ont été reçus au
grand Théâtre de Bordeaux pour la célébration du Tricentenaire de l'Académie.
Le président de cette Académie a d'abord présenté l'Académie de Bordeaux, les
festivités du bicentenaire en 1912 et le conférencier, M. Pierre Nora, historien,
membre de l'Académie française. Puis, M. Alain Juppé, maire de Bordeaux et
protecteur de l'Académie, a rappelé le rôle de l'Académie dans l'agglomération
bordelaise, après une brillante présentation du développement de la ville. Enfin,
M. Pierre Nora a exposé ses idées dans une brillante conférence sur « Les
historiens, la mémoire, le pouvoir ».
Un concert, dirigé par un membre de l'Académie, M. Michel Laplénie, fondateur
du célèbre groupe vocal « Sagittarius », terminait cette célébration avec des airs
du répertoire baroque vocal du 18ème siècle. Un cocktail dînatoire offert dans les
salons du Grand théâtre, avec une dégustation exceptionnelle de grands vins de
Bordeaux (Mouton Rothschild et Cheval Blanc) clôturait cette journée. Le
256
lendemain, l'Ecole nationale de la magistrature accueillait les membres de la
CNA dans un grand amphithéâtre pour entendre divers exposés sur les défis
naturels et techniques de l'Aquitaine : risques naturels côtiers, vignobles
bordelais, l'espace, les neurosciences et l'énergie.
Après un repas offert au Conseil régional d'Aquitaine, les participants ont été
réunis dans la salle des séances pour écouter le président du Conseil régional, M.
Alain Rousset, sur la recherche en Aquitaine et l'investissement important que la
région consacre à l'optique, aux neurosciences, à l'aéronautique et au plan calcul.
Des exposés sur la démographie, l'architecture et la politique ou l'économie ont
complété cette après-midi portant sur les défis sociétaux et humains en Aquitaine.
La journée s'est terminée par une réception sympathique à la mairie de Bordeaux.
Le 5 octobre, avaient lieu les visites de sites de recherches de Dassault Aviation et
du Laser mégajoule. Ces excursions ont précédé l'assemblée générale de la
Conférence nationale qui a élu l'Académie de Mâcon à la Conférence nationale,
et a transmis à l'Académie d'Orléans la direction de la Conférence nationale pour
deux ans.
-
Le 24 et 25 novembre, l'Académie était présente, comme chaque année au salon
du Livre en Marches ; le stand de l'Académie a été tenu par MM. Jean-Pierre
Trosset et Robert Deloince.
Le site de l'Académie est régulièrement visité et nous répondons aux diverses
demandes qui nous sont faites. L'entrée de nos livres dans le catalogue en ligne
des sociétés savantes de Savoie se poursuit et un accord avec la Bibliothèque
Nationale de France (BNF) a été signé par notre président pour la numérisation et
la mise en ligne, sur le site Gallica de la BNF, des livres propres à l'ancien duché
de Savoie détenus par l'ensemble des sociétés de l'Union des sociétés savantes de
Savoie. L'Association des Pays de Savoie est très présente dans ce programme de
diffusion des connaissances, en particulier par son soutien financier qui permet le
développement des outils informatiques de toutes les sociétés de l'Union des
sociétés savantes de Savoie.
Telles ont été les activités de notre Académie durant l'année 2012.
Jean-Pierre Trosset
257
Discours de réception de M. Michel Amoudry
18 avril 2012
Il y a cent ans, le naufrage du Titanic et le rôle de la TSF
Propos introductif du président de l'Académie
Madame le Maire et Monsieur le Premier maire-Adjoint de Chambéry,
Monsieur le président de Chambéry Métropole,
Monsieur le Vice-Président du Conseil Général,
Mesdames les maires-adjoints d’Annecy,
Monsieur le Président de l’Académie Florimontane,
Mesdames et messieurs les présidents, vice-présidents et membres des bureaux des
sociétés savantes qui nous honorent de leur présence,
Monsieur le Président d’Honneur de notre Académie,
Mesdames et messieurs les membres titulaires, associés et correspondants,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie vivement de votre présence parmi nous, en dépit des
sujétions de votre emploi du temps. Celle-ci honore notre Académie et manifeste la
considération que vous lui portez.
Je me dois de transmettre les excuses de plusieurs membres ou amis de l'Académie
qui nous ont fait connaître leur regret de ne pouvoir être présents, notamment celles
de M. le Sénateur Jean-Pierre Vial et M. Hervé Gaymard, président du Conseil
général de la Savoie représenté par M. le vice-président Claude Giroud.
Madame le Maire de Chambéry,
La société académique de Savoie fondée en 1820 et devenue Société Royale
Académique de Savoie suivant lettres patentes du roi Charles Félix du 23 juillet
1827, et qui ne s’était réunie jusqu’alors que dans un strict huis-clos, tenait séance
publique, pour la première fois de son histoire, le mercredi 24 août 1831.
C’était, en l’hôtel de ville de Chambéry, dans la grande salle à laquelle ce salon
d’honneur a succédé, lors de la construction du présent bâtiment inauguré en 1867.
Depuis lors, l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Savoie (telle est son
appellation depuis 1870) a sollicité des municipalités chambériennes successives la
faveur de tenir en les murs de l’hôtel de ville, certaines de ses séances solennelles,
notamment celles au cours desquelles sont prononcés les discours de réception de
258
certains de ses nouveaux membres titulaires. Votre bienveillance, madame le maire,
nous permet de perpétuer cette tradition. Sachez que nous vous en sommes infiniment
reconnaissants.
L’Académie est réunie, aujourd’hui, en séance solennelle pour entendre le discours de
réception d’un nouveau membre titulaire, M. Michel Amoudry, Président de la
Société des Amis du Vieil Annecy, Vice-Président de la communauté d’agglomération
d’Annecy. Avec ses nombreux amis, largement représentés dans cet auditoire, j’en
éprouve personnellement une grande joie.
Son propos est intitulé « Il y a cent ans, le naufrage du Titanic et le rôle de la TSF ».
Suivant notre protocole académique, je lui laisse sans plus attendre la parole.
__________________
Discours de réception de M. Michel Amoudry
Il y a cent ans, le naufrage du Titanic et le rôle de la TSF
Dans la nuit du 14 au 15 avril 1932, le Titanic, paquebot réputé
insubmersible, s’enfonce dans les eaux froides de l’Atlantique nord.
Cette catastrophe reste très vive dans la mémoire collective. Depuis un siècle,
livres, romans, expositions, films, émissions de radio et de télévision rappellent sans
cesse ce terrible naufrage. Aujourd’hui, une multitude d’internautes, parmi lesquels de
jeunes passionnés, ont créé des sites Internet consacrés au Titanic. La commémoration
du premier centenaire de ce drame maritime sans précédent, occupe une place
importante dans l’actualité française et internationale de cette année 2012.
En évoquant le Titanic devant cette éminente assemblée, je ne fais pas œuvre de
précurseur. En effet, en 2009, madame le professeur Edwige Idée, étayait son discours
de réception à l’Académie de Savoie : « Maîtrise des risques industriels,
problématique des systèmes socio-techniques », en s’appuyant sur une relecture des
causes du naufrage. Madame le professeur Idée concluait entre autres, que les raisons
profondes d’une catastrophe se trouvent souvent « dans les rouages et les cultures des
organisations ».
Mon intervention portera principalement sur le rôle tenu par la TSF, la Télégraphie
Sans Fil, dans le drame du Titanic. Cette évocation de la TSF se veut aussi être un
hommage rendu à notre compatriote, le général Ferrié, décédé le 12 février 1932, il y
a quatre-vingts-ans. On sait que le général Ferrié avait contribué à des apports
fondamentaux en faveur de la radioélectricité.
259
La TSF
Rappelons sommairement la situation de la Télégraphie Sans Fil au moment où le
Titanic prend le large.
En 1912, la TSF, connait des applications pratiques depuis peu, à peine depuis une
dizaine d’années.
Attention ! Il y a souvent confusion entre la TSF, « Télégraphie » Sans Fil », et la
TSF, « Téléphonie » Sans Fil. La Télégraphie Sans Fil transmet par ondes hertziennes
des messages codés en morse. La « téléphonie sans fil » apparue à partir des années
1920, permet, elle, la transmission de la parole et de la musique : elle donnera
naissance à la radiodiffusion.
La Télégraphie Sans Fil utilise les propriétés de la propagation de l’onde
électromagnétique mise en évidence par Henrich Hertz devant l’Académie des
Sciences de Berlin en 1888, ce n’est pas si lointain.
Chercheurs, techniciens et curieux du monde entier se passionnent pour les
applications de l’onde hertzienne.
En France, il faut souligner les travaux du professeur Branly qui n’est pas
l’inventeur de la TSF comme certains l’écrivent à tort, mais à qui on doit un apport
fondamental avec le tube radioélectrique ou cohéreur, premier détecteur d’onde
(1890). Par la suite, le futur général Ferrié proposera le détecteur électrolytique
(1900) plus sensible que le cohéreur de Branly. La lampe triode (1907) ouvre l’ère de
l’électronique moderne, à partir de 1947, elle sera détrônée par le transistor21.
A Paris, à partir du 26 octobre 1896, Eugène Ducretet, d’origine savoyarde
puisque ses grands-parents étaient natifs de Hauteluce, réalise les premières liaisons
TSF hors laboratoire, entre la Tour Eiffel et le Panthéon. Les ateliers Ducretet, réputés
pour leur technicité, contribueront aux progrès de la TSF.
C’est incontestablement Guglielmo Marconi à qui l’on doit l’usage de la TSF à
des fins pratiques et commerciales.
En 1898, les journalistes du grand journal Irlandais qu’est le Daily Miror
suivent en direct, depuis leur rédaction, les régates de Kingstown : Marconi à bord
d’un bateau, leur envoie plus de sept cents radiogrammes par ondes hertziennes.
Marconi, jeune chercheur praticien d’origine italienne mais épaulé par la poste
anglaise, multiplie les transmissions TSF sur des distances de plus en plus longues,
même par temps de brouillard, on sait qu’il est particulièrement dense en Angleterre !
En avril 1899, Marconi propose au gouvernement français d’équiper la France en
appareils TSF, « système Marconi ». Le gouvernement, attentif à cette nouvelle
21 Ce sera le composant du poste de radio qui prendra son nom.
260
technique mais prudent, met en place une commission chargée d’évaluer la
performance des liaisons radioélectriques que Marconi établira entre stations
terrestres et entre stations montées sur bateaux. Le ministère de la Guerre a délégué le
capitaine de génie Gustave-Auguste Ferrié pour le représenter au sein de la
commission.
Le rapport effectué par le capitaine Ferrié analyse avec pertinence les
démonstrations de Marconi et les possibilités stratégiques qu’offre la TSF. Le
capitaine, un jeune polytechnicien originaire de Saint-Michel de Maurienne, se
montre si enthousiaste et si convaincant, qu’en 1900, le ministre de la Guerre, le
charge de développer la TSF française 22.
Les premières applications de la TSF
La marine adopte rapidement la TSF, on en devine aisément les raisons. En
Europe, quatre compagnies de TSF équipent les navires de la marine commerciale,
mais incontestablement, c’est la société Marconi qui domine le marché. Si en France,
Ferrié et ses collaborateurs ont contenu les appétits de la Société Marconi, à partir de
1901, la Compagnie Générale Transatlantique du Havre choisit la société
Marconi pour équiper sa flotte. En 1905, la Compagnie installe la TSF « système
Marconi », sur son vapeur, La Savoie.
Pour la marine civile, la TSF est avant tout un argument commercial à l’usage des
voyageurs.
A bord du bateau, les opérateurs de la Télégraphie Sans Fil effectuent des liaisons
par ondes hertziennes avec une station côtière. Celle-ci décode les messages morses
22 Le futur général Ferrié se montre un organisateur et un technicien hors pair, qui va
apporter une contribution précieuse pour faire progresser la TSF. En 1902, Ferrié a
mis en place une liaison entre la Guadeloupe et la Martinique complètement isolée
après la catastrophe de la montagne Pelée. En 1908, pour la première fois, le
gouvernement Français pourra suivre en direct depuis Paris, les mouvements des
troupes engagées dans la pacification du Maroc, grâce aux liaisons TSF effectuées
depuis des stations mobiles montées sur des véhicules hippomobiles.
A la veille de la Grande Guerre, la station radioélectrique de grande puissance
Paris-Tour Eiffel, est considérée comme la station la plus moderne d’Europe. On sait
que la station de la Tour doit sa création à une forte complicité entre Gustave Eiffel et
le jeune capitaine Ferrié. La Tour devenant un élément stratégique pour la TSF
militaire, cette situation la sauvera d’une destruction presque certaine.
Le général Ferrié développe la TSF pour les besoins stratégiques de l’armée bien
sûr, mais il s’intéresse aussi à ses applications scientifiques, notamment pour la
géodésie et pour la transmission de signaux scientifiques horaires. La France sera
pionnière dans ce domaine : ce qui vaudra à Paris d’être choisie comme siège du
Bureau International de l’Heure.
261
avant de les confier au télégraphe électrique qui les acheminera vers leur destinataire.
Bien entendu, si un navire en difficulté a besoin d’assistance, il lance par TSF un
signal de détresse. Déjà en 1899, un navire pris par les glaces dans le golfe de
Finlande avait pu demander de l’aide, ce qui l’aidera à se sortir de ce mauvais pas.
Les sociétés de TSF, par souci protectionniste, utilisent chacune leur propre signal
de détresse : la Marconi Wireless Company a choisi le CQD, la Telefunken Allemande,
le SOE...
Pour mettre un peu d’ordre et éviter une cacophonie prévisible, une conférence
internationale se réunit à Berlin en 1906 : on impose un signal universel de détresse
composé des lettres en code morse les plus faciles à transmettre et à identifier. Ce qui
a fait écarter le CQD anglais tout comme le SOE allemand. La conférence
internationale retient la lettre « S » qui correspond à trois points et le « O » à trois
traits. Trois points - trois traits - trois points, rien de plus facile à émettre : c’est ainsi
que le SOS devient le signal universel de détresse. Le SOS présente un autre
avantage : celui d’être facilement identifiable parmi les parasites naturels, notamment
en cas d’orage.
Le 10 juin 1909, un paquebot anglais en difficulté dans l’archipel des Açores,
lance un des premiers SOS ; le signal a été mis en application depuis le 1er juillet
1908.
Le SOS fait rapidement ses preuves et permet de sauver de nombreux navires 23.
Le paquebot insubmersible
Le 31 mai 1911 à 12h 13, la coque du paquebot Titanic, glisse lentement sur la
rampe huilée et savonnée des chantiers de construction Harland et Wolff de Belfast.
Elle pénètre dans l’eau puis se stabilise, tout s’est bien passé. Aussitôt, cinq
remorqueurs entraînent l’immense masse d’acier vers un quai d’armement où
plusieurs milliers d’ouvriers vont s’affairer pour créer le paquebot transatlantique le
plus moderne et le plus luxueux qui puisse exister.
Et surtout, ils vont créer le vapeur le plus sûr. Le Titanic pourra affronter les coups
de mer sans crainte : des parois verticales manœuvrées électriquement créent un
système de caissons étanches qui rendront le bateau insubmersible.
Le Titanic appartient à la White Star Line de Liverpool présidée par Joseph Bruce
Ismay. En fait, la White Star constitue une société satellite d’un groupe financier
23 Règlement de service annexé à la convention radiotélégraphique internationale qui
a donné lieu à la signature d’un protocole final le 3 novembre 1906. Le signal de
détresse est traité brièvement au chapitre XVI du Règlement. Il ne semble pas avoir
été considéré comme un point important...
262
contrôlé par le banquier américain John Pierpont Morgan. C’est Morgan et lord
William James Pirrie, le président des chantiers Harland et Wolff, qui ont décidé le
programme de construction du Titanic. Morgan, à la tête d’une fortune colossale, veut
se rendre maître du trafic maritime sur l’Atlantique nord.
La Savoie connait bien ce banquier américain, il prend régulièrement les eaux à
Aix-les Bains et représente cette clientèle internationale qui donne son lustre à la
station savoyarde. Morgan a fait preuve de générosité en faveur de l’hôpital général
d’Aix-les-Bains ; la ville le remerciera en donnant son nom à un boulevard proche de
l’établissement hospitalier.
Le Titanic n’a d’égal que son frère jumeau : l’Olympic, lancé quelques mois plus
tôt et qui navigue déjà. Pour amortir les coûts de construction, les armateurs
dupliquent les constructions à partir de plans identiques. Cette fois-ci, l’armateur a
triplé le programme : après l’Olympic et le Titanic, la White Star prendra possession
d’un troisième bateau : le Gigantic24.
Une station TSF, « système Marconi » bien sûr, équipe le Titanic. Ses passagers
bénéficieront des derniers progrès de la TSF : la station d’une puissance de 5 kw
assurera des portées de 650 km le jour, elles peuvent atteindre 3 200 km la nuit.
La présence de la TSF sur le Titanic se repère par ses câbles d’antenne tendus audessus des quatre cheminées dont l’une est factice. Deux opérateurs exploitent la
station implantée sur le pont d’embarquement, à l’arrière de la première cheminée. La
station se compose de trois petites salles dont une salle de repos contiguë à la salle la
plus vaste dite « salle Marconi » où travaillent les opérateurs ; la troisième salle dite
« salle sourde », contient l’émetteur principal et l’émetteur de secours. Si le matériel
TSF appartient à l’armateur, la Société Marconi emploie directement les opérateurs
qu’elle a formés dans son Ecole où ils ont suivi six mois d’enseignement. Ils portent
des tenues proches de l’uniforme d’officier ; pas de galons mais des lettres « M »
gravées sur les boutons dorés des vestes et généreusement brodées sur les manches et
les casquettes.
La Société Marconi diffuse gratuitement les télégrammes relatifs à la navigation
et, en compensation, l’armateur nourrit et loge gratuitement les opérateurs. Une
convention précise règle l’ensemble des rapports entre la White Star et la Marcony
Wireless Company.
24 Le troisième navire naviguera sous le nom de Britannic .Mis en service après la
fin de l’enquête sur le Titanic, réquisitionné comme navire-hôpital en 1915, il sera
envoyé vers le fonds le 21novembre 1916 après avoir heurté une mine Allemande.
263
Les alertes de glace
Le mercredi 10 avril 1912 à midi et quart, heure du bateau 25, le RMS Titanic26
quitte Southampton sous le commandement du capitaine Edward John Smith, un
vieux « loup de mer » proche de la retraite qui effectuera sans doute là sa dernière
traversée. Le Titanic appareille pour New-York qu’il atteindra dans six jours après les
escales de Cherbourg et Queenstown.
Pour cette croisière inaugurale, Thomas Andrews, l’architecte du Titanic, le
Groupe de garantie27 et Bruce Ismay, le président de la White Star, sont du voyage. Le
président Ismay occupe la suite qui avait été retenue pour le banquier Morgan ; au
dernier moment, le banquier avait décliné sa participation au voyage inaugural : il
devra rejoindre Aix-les-Bains. On ne connait pas exactement la, ou les raisons de son
choix en faveur de la Savoie : il se dit que Morgan voulait y fêter son 75e
anniversaire le 17 avril ; il se dit aussi, qu’il y avait un rendez-vous galant. Peut-être
voulait-il fêter son anniversaire en galante compagnie ?
L’architecte et le président de la White Star peuvent vérifier le bon fonctionnement
de ce nouveau bâtiment envié par les compagnies concurrentes. La Compagnie
Générale Transatlantique se prépare à lancer lundi prochain au Havre, le France, en
présence du gouvernement, il ne manquera pas un ministre. Malgré la fierté de la
Compagnie havraise, Le France apparaît bien modeste à côté de l’Olympic et du
Titanic !
Juste avant son départ, le Titanic avait obtenu le certificat de navigation que lui
avait délivré l’inspecteur qui avait vérifié le fonctionnement d’un canot de sauvetage
suivant les normes en vigueur. Les erreurs qui avaient été constatées sur l’Olympic ont
été corrigées sur le Titanic, on a donc limité le nombre des essais.
Cependant, on a réussi à cacher à l’inspecteur le manque de jumelles pour scruter
l’océan depuis le nid-de-pie et on s’est bien gardé d’évoquer le feu qui brûle dans une
des soutes à charbon depuis plusieurs jours et que l’on n’arrive pas à éteindre. Des
consignes très strictes avaient été données au personnel : l’incendie doit rester secret
pour ne pas retarder le départ.
Le chef opérateur Marconi, John George Phillips dit Jack Phillips qui célébrera
son vingt-cinquième anniversaire au début de la traversée, et son assistant Harold
25 L’heure n’est pas encore totalement unifiée. Chaque navire a son heure propre
calculée en fonction de ses observations astronomiques. Sauf indication contraire, les
horaires avancés sont celui du Titanic. Les références horaires différentes seront un
handicap pour les commissions d’enquête chargées d’établir la chronologie du
naufrage.
26 Royal Mail Steamer ; le paquebot est agrée pour le transport du courrier.
27 Un représentant de chaque corps de métier pour vérifier la bonne exécution des
travaux.
264
Sydney Bride, son cadet de trois années, ont installé eux-mêmes les appareils TSF et
ont procédé aux vérifications d’usage. La station TSF est opérationnelle.
Les passagers déposent les textes de leurs télégrammes appelés aussi
Marconigramme, au « bureau des renseignements ». Les messages sont alors
acheminés par tubes pneumatiques vers la « salle Marconi » où l’opérateur les code
en morse. Le client paie son télégramme par groupe de dix mots et en fonction du
pays de destination : Etats-Unis, Canada ou Royaume-Uni. Le tarif prend en compte
la station côtière touchée : il varie si la liaison s’est faite directement du Titanic vers
la station côtière ou par l’intermédiaire d’un bateau rencontré. Tout doit être payé
d’avance.
Les voyageurs de première et seconde classe envoient à un rythme soutenu des
Marconigrammes pour prévenir familles et amis de leur présence sur ce palace
flottant ; les hommes d’affaires se tiennent au courant de la bourse et passent leurs
ordres.
Dans la soirée du samedi 13 avril, vers 23 h, une panne affecte la station TSF. Elle
ne permet plus l’émission de signaux mais peut les recevoir.
Après sept heures de recherches, les opérateurs découvrent une simple anomalie.
La station reprend son service normal au petit matin du dimanche 14 avril. Comme il
n’existe pas de communication directe par téléphone entre la passerelle et la station,
Bride grimpe sur la passerelle de commandement pour donner la bonne nouvelle à
l’officier de quart...
L’officier en profite pour interroger l’opérateur : y a-t-il eu des messages
intéressant la navigation ?
Oui, répond Bride. Mais ce ne sont que les répétitions du message reçu jeudi à
midi : la Touraine, en route vers le Havre et croisant le Titanic, lui avait signalé la
présence d’icebergs. Une température particulièrement douce en cette fin d’hiver
1911-1912, a délité précocement la banquise, ce qui explique les nombreuses dérives
de blocs de glace.
Dimanche, 9 h, du matin. Message en Anglais du Caronia appartenant à la White
Star : « Capitaine du Titanic, les paquebots allant vers l’ouest signalent icebergs,
growler et champs de glace. ». Le Caronia répète son message peu avant dimanche
midi.
Dimanche, 13h 40. Message du Baltic, propriété de la White Star lui
aussi : « Athinai, qui nous a contacté, signale passage iceberg et champs de glace à
41° 51 Nord ». Dans les deux minutes qui suivent la réception du message, le
capitaine Smith, en discussion avec le président Ismay, a en main le message du
Baltic. Smith le donne au président qui l’empoche.
Le capitaine Smith qui a toujours navigué sans TSF ne s’inquiète pas
particulièrement, d’autant plus que le commandant du Baltic n’a pas vu les icebergs
265
lui-même. Le temps clair qui offre une bonne visibilité n’incite pas le capitaine Smith
à réduire la vitesse du transatlantique propulsé par ses trois hélices mises en
mouvement par vingt-neuf chaudières. Dans leur discussion, le président Ismay a-t-il
demandé au capitaine Smith de battre des records de vitesse ? Ce n’est pas prouvé,
d’autant plus que la machinerie demandera un temps de rodage avant de produire son
plein rendement.
D’autres messages de présence de glace suivent. Smith fait quand même corriger
la trajectoire du vapeur vers le sud : les eaux plus chaudes réduiront la présence des
glaces.
Les opérateurs TSF ont fort à faire pour écouler les nombreux Marconigrammes
en souffrance. Ce retard est dû à la panne mais aussi à la difficulté d’accrocher la
station TSF côtière de Cap Race, implantée sur la pointe sud de Terre-Neuve. Faute
de temps, les opérateurs Marconi ne transmettent plus systématiquement à la
passerelle de commandement les messages qui ne font que confirmer la présence de
glace.
Il ne faut pas être surpris du nombre important de ces messages. Le Titanic ne
navigue pas seul sur l’océan, loin de là : il utilise un rail maritime très fréquenté par
les paquebots qui mettent le cap sur New-York ou qui en reviennent.
Dans l’après-midi de ce dimanche 14 avril, le capitaine Smith quitte le salon de
première classe où a été servi le déjeuner de onze plats plus le buffet, pour gagner la
passerelle de commandement. Il y trouve le message du Californian : « trois grands
icebergs à 19 milles au nord de l’itinéraire du Titanic ».
A 19h30, appel du Mesaba qui prévient les opérateurs du Titanic après avoir
aperçu « glaces épaisses et iceberg ». Remerciements polis de Jack Phillips qui
conserve le message.
Vers 22h 30, l’Amerika converse avec la station hydrographique de
Washington : « Amerika a passé deux grands icebergs. ». La station côtière de Cap
Race et le Titanic interceptent le message.
22h 40, Le Californian intervient dans la liaison du Titanic avec Cap Race :
« Nous sommes entourés de glace, nous avons préféré nous arrêter pour attendre le
jour ». Jack Philips, de mauvaise humeur, rabroue son collègue et lui demande
d’interrompre ses appels : la TSF du Californian parasite l’envoi des
Marconigrammes vers Cap Race.
La nuit s’installe sur l’océan Atlantique. La visibilité reste très bonne avec un
ciel bien étoilé mais sans lune. Le Titanic, qui a presque allumé toutes ses chaudières,
peut sur une mer d’huile continuer à filer à bonne allure, à un peu plus de 21 nœuds.
La catastrophe
23h 46. Un des deux observateurs du nid-de-pie sonne fébrilement les trois coups
de cloche réglementaire et hurle dans le téléphone : « Iceberg à l’avant ! ». Murdoch,
266
l’officier de quart, veut contourner l’obstacle : « à babord toute ! Machines arrière
toute !»
Les hommes du nid-de-pie qui ne disposaient pas de jumelles, n’ont distingué que
tardivement la montagne de glace grisâtre rendue encore moins visible par l’absence
de l’écume blanche à la base de l’iceberg, produite par les vagues lorsque l’océan
n’est pas d’un calme plat.
Le Titanic qui ne répond pas immédiatement à la manœuvre, racle tribord
l’iceberg. La masse de glace, au minimum dix fois supérieure à celle du vapeur,
appuie fortement sur la coque. Les excroissances de l’iceberg ne provoquent que de
faibles déchirures. Mais la pression sur la coque a arraché les rivets posés par ligne de
deux en dessous de la ligne de flottaison, les lignes de trois rivets ont résisté. Les
plaques de la coque ne sont plus tenues par les rivets dont on sait aujourd’hui qu’ils
étaient de mauvaise qualité : des volumes impressionnants d’eau glacée entrent dans
la coque pour se déverser sur les chaudières.
Les parois verticales abaissées qui doivent créer des caissons étanches, ne
s’avèrent pas d’une hauteur suffisante. Les caissons se remplissent les uns après les
autres et alourdissent le paquebot.
Les appels au secours
Dans les quinze à vingt minutes qui suivent la collision, le capitaine Smith, qui
avait mis en alerte les opérateurs TSF, leur demande d’envoyer des messages de
détresse.
A minuit et quart, Phillips lance le CQD de la Marconi, suivi du message :
« Avons touché iceberg 41°46 nord, 50°14 ouest. Sommes fortement endommagés.
Accourez. Aide ».
L’appel est reçu par la station côtière du Cap Race, par la Provence et le Mount
Temple. Deux à trois minutes plus tard, le Frankfurt capte aussi l’appel, mais ne
s’inquiètera que plus tard de la situation du Titanic.
Un signal de détresse du Titanic a peut-être été reçu en Savoie où trois
témoignages recueillis dans la région de Champagneux, accréditent cette thèse. Dans
cette commune du Petit Bugey proche du Rhône, le chercheur italien Roberto Galetti
a mis en chantier une station TSF privée de grande puissance. Les fils d’antenne
impressionnants par leur longueur, s’élèvent des bords du Rhône jusqu’à SaintMaurice-de-Rotherens, sympathique village du Mont Tournier. Galetti aurait reçu les
messages du Titanic sur un récepteur TSF personnel et s’en serait inquiété28.
Un espoir pour le Titanic : il arrive du Carpathia dans les dix minutes qui ont suivi
28 On visitera avec intérêt le musée Galetti de Saint-Maurice-de- Rotherens
(Savoie).
267
l’envoi des premiers CQD. Le Carpathia croise à une faible distance du Titanic, 58
milles, soit une centaine de km. Harold Cottam, l’unique opérateur TSF du Carpathia,
s’apprêtait à fermer la station et délaçait ses chaussures un écouteur sur l’oreille,
réflexe habituel des opérateurs TSF.
Cottam, qui a fortuitement entendu les appels du Titanic, prend contact avec ses
collègues qui lui confirment leur situation critique. Aussitôt averti, le capitaine du
Carpathia qui appartient à la Cunard Line, la compagnie concurrente de la White Star,
déroute son navire pour porter assistance au Titanic.
Le télégraphiste Harold Bride, témoignera sur ce moment important : « Le
capitaine Smith s’en allait et à ce moment-là Phillips m’a dit de courir et de lui dire
que le Carpathia avait répondu. Le pont était rempli d’hommes et de femmes. Je me
suis retourné et j’ai entendu Phillips donner au Carpathia les indications complètes.
Phillips m’a dit de passer des vêtements. Jusqu’à ce moment, j’avais oublié que je
n’étais pas habillé. Je suis allé à la cabine et me suis habillé. J’ai apporté un pardessus
à Phillips, il faisait très froid, je l’ai enfilé sur lui pendant qu’il travaillait. Toutes les 2
à 3 minutes, Phillips m’envoyait auprès du capitaine avec des petits messages. Ils
disaient simplement comment le Carpathia venait à notre chemin et donnait sa
vitesse29. »
Il faudra quand même quatre heures au Carpathia pour arriver, il doit éviter lui
aussi, icebergs et champs de glace.
Les stations côtières, les transatlantiques Ypiranga, Baltic, Coronia , Virginan,
Birma et d’autres, reçoivent à leur tour les appels du Titanic. Ils l’interrogent pour
connaître sa position et se porter vers le lieu du naufrage, répondant ainsi à
l’obligation d’assistance du code maritime ; mais il faut faire vite, très vite ! Bientôt,
les ondes véhiculent des dialogues pathétiques au-dessus de l’océan.
Le personnel du Titanic a fait évacuer les cabines et dirige les passagers hébétés
vers les canots de sauvetage qui ont été affalés. Personne n’imagine qu’il puisse y
avoir un réel péril. D’ailleurs Phillips a envoyé un Marconigramme à sa
famille : « Avançons lentement vers Halifax. Nous sommes pratiquement
insubmersibles. Ne vous inquiétez pas ».
De nombreux récits, tous plus dramatiques et tous plus émouvants les uns que les
autres, ont raconté ce qu’a été le naufrage.
Bride suggère à son collègue Phillips qui multiplie les appels CQD, de doubler par
des SOS, ce qui augmentera leurs chances de contacter des vapeurs qui croiseraient
dans les parages. Bride plaisante Phillips : « C’est le nouveau signal de détresse, et
c’est peut-être notre dernière chance de l’envoyer ».
29 Témoignage d’Harold Bride au New-York Times, traduit et diffusé par le site
jackphillps.nex.fr.
268
Ironie du sort, c’est l’Olympic, le frère jumeau, qui le premier capte le SOS du
Titanic. Il lui faut un peu de temps pour arriver à dialoguer avec le Titanic et lui faire
savoir qu’à toute vapeur il va lui porter secours. Mais distant de 500 milles, il
n’arrivera que très tardivement.
Au petit matin, à 1h45, le Titanic informe le Carpathia : « Chambre machine
envahie par eau ». Puis plus rien.
Cap Race et les vapeurs percevaient de plus en plus faiblement les CQD et SOS
du Titanic, maintenant ils n’arrivent plus à décoder les messages : les quatre dynamos
du vapeur ne fournissent plus l’énergie électrique suffisante.
Vers 2h10, le Virginian perçoit un signal de réglage presque imperceptible de la
TSF du Titanic suivi d’un signal qu’il n’arrive pas à comprendre. Puis plus rien.
L’avant du Titanic s’enfonce inexorablement dans l’eau. Les musiciens de
l’orchestre qui n’ont pas cessé de jouer des airs entraînants depuis le début de la
collision, épuisés, s’arrêtent, seul le violoniste continue.
Le capitaine Smith passe la porte de la salle d’émission TSF et libère Phillips et
Bride de leurs obligations de service : en cet instant désespéré, c’est le « chacun pour
soi » suivant la tradition maritime. L’eau envahit la station.
Cependant, Phillips persévère et tente encore d’envoyer CQD et SOS. Bride passe
dans sa cabine pour récupérer quelques effets. Lorsqu’il revient dans la salle
d’émission, il y trouve un marin qui essaie de dérober le gilet de sauvetage de
Phillips : le chef opérateur concentré sur son manipulateur morse, n’a pas vu l’arrivée
de l’intrus dans son dos. Une rixe éclate entre Phillips, Bride et le marin qui travaillait
dans l’enfer de la soute. Les deux opérateurs abandonnent la station TSF en laissant le
malheureux soutier inanimé.
Quelques minutes plus tard, au petit-matin du lundi 15 avril, à 2h 20 heure du
Titanic soit 0h 52 heure de New-York, l’océan engloutit le géant des mers qui s’est
brisé en deux, entraînant avec lui de nombreux passagers dont le capitaine Smith et
l’opérateur Jack Phillips.
Le bateau le plus moderne qui puisse exister - réputé insubmersible - a bel et bien
sombré lors de sa croisière inaugurale, première et dernière sortie du Titanic!
Le Carpathia arrivé sur zone, le premier naufragé du Titanic monte à son bord à 4h
10. Après plusieurs heures de patrouille à la recherche d’embarcations, le Carpathia
met le cap sur New-york.
Pour seconder l’unique opérateur TSF du Carpathia débordé, il est fait appel à
Bride qui accepte de travailler même avec des pieds écrasés et partiellement gelés qui
le font beaucoup souffrir. Malgré tout, il a plus de chance que son compagnon
Phillips, Bride s’en est sorti par miracle, en s’agrippant à un canot de sauvetage
retourné.
269
L’information du drame
C’est le New-York Times qui, le premier, prend connaissance du naufrage dans
l’heure qui a suivi la collision avec l’iceberg. Le journal aurait passé un accord avec
l’opérateur d’une station TSF privée ultra puissante, installée au sommet d’un grand
magasin et qui a pour mission d’intercepter les messages pouvant intéresser la presse.
Le Times puis ses confrères modifient leurs manchettes et leurs « une » en fonction
des informations qui leur parviennent.
Les premières informations recueillies sont erronées. Les lecteurs des journaux
français apprennent le mardi 16 avril la nouvelle de la collision du Titanic avec un
iceberg : rien de grave, le Titanic a rejoint paisiblement Halifax, aucune victime à
déplorer...
Le Carpathia arrive à New-York dans la soirée du jeudi 18 avril . Une multitude
d’embarcations chargées de journalistes cherchent à entrer en contact avec les
rescapés pour savoir ce qui s’est véritablement passé puisque informations et
rectifications se sont succédé, tout comme les listes des passagers sauvés ou disparus.
Le Titanic avait embarqué 2 223 personnes, passagers et membres d’équipage sans
compter les passagers clandestins difficiles à évaluer par nature. On arrêtera
officiellement le nombre des survivants à 706 personnes, le naufrage a donc fait 1517
victimes péries en mer ou décédées sur le trajet du retour.
270
On compte parmi les victimes françaises, deux Savoyards : le Chambérien de
vingt-huit ans, Auguste Coutin, cuisinier « aux entrées » qui repose au cimetière de
Chambéry ; Jean-Baptiste Blumet originaire de Venthon, il habitait Southampton et
s’était embauché comme « garçon de vaisselle »30.
Les enquêtes
Pour répondre aux interrogations de l’opinion internationale émue par ce naufrage,
les Etats-Unis mettent immédiatement en place une commission d’enquête présidée
par le sénateur Smith qui n’a rien à voir avec l’infortuné capitaine Smith. La
commission se réunit dès le vendredi 19 avril et publiera ses conclusions le 28 mai
1912.
Mais le Titanic bénéficiant d’une immatriculation anglaise, l’Angleterre tient à sa
propre enquête qu’elle confie au Tribunal des Naufrages qui auditionne les premiers
témoins à partir du vendredi 3 mai et rendra ses conclusions le 30 juillet.
Les commissions d’enquête s’intéressent de près à la TSF. L’opérateur Bride et ses
collègues des navires impliqués dans le drame, seront longuement entendus. Marconi
s’exprime le jeudi 25 avril 1912 devant la commission américaine. Les commissaires
veulent savoir s’il a donné des ordres à Bride pour orienter son témoignage, ce que
Marconi réfute avec vigueur. Mais il s’avérera que la compagnie Marconi a bien
donné des consignes à Bride par la voix du directeur général de la Marconi Company.
Bride finira par reconnaître aussi que, depuis le Carpathia, il n’avait pas envoyé
certains messages sur les circonstances du drame, pour en conserver la primeur à un
journal qui avait monnayé son témoignage.
Force et faiblesse de la TSF
Force de la TSF : sans les liaisons radiotélégraphiques, le Titanic aurait disparu
corps et biens, sans que jamais personne sache ce qui s’était passé. La TSF a permis
de sauver de nombreuses vies.
Faiblesse de la TSF : Le Titanic aurait pu bénéficier d’une assistance plus rapide,
les enquêtes ont recensé plusieurs navires qui croisaient dans ses parages au moment
de la collision. Mais ces bâtiments, soit n’étaient pas équipés en TSF, soit n’étaient
pas équipés en matériel Marconi.
A ce propos, les commissions d’enquête se sont longuement penchées sur la
présence d’un navire dont les feux ont été repérés par plusieurs hommes d’équipage
du Titanic. Malgré le tir de fusées et l’envoi de signaux de détresse lumineux juste
30 Une rescapée, Rose-Marie Icard née à Murs dans le Vaucluse, habitera Grenoble.
Dame de compagnie de la veuve du président de la Bell Company, elle
l’accompagnait pour la traversée du Titanic. Le Dauphiné Libéré publiera son
témoignage le 22 août 1951 sous la plume de Roland-Louis Lachat.
271
après la collision, le bateau a poursuivi sa route. Il semblerait que ce soit le
Californian, il était équipé d’une station TSF Marconi. Mais le seul opérateur à bord
ayant fini son service, il n’était plus à l’écoute. Certaines thèses contemporaines
disculpent le Californian : le « navire fantôme » pourrait être un thonier qui n’était
pas équipé en TSF.
Les commissions d’enquête noteront le mauvais réflexe du capitaine Smith et de
ses officiers vis-à-vis des nombreux messages d’alerte. Elles déploreront, par ailleurs,
que deux messages particulièrement inquiétants n’aient pas été transmis à la
passerelle de commandement.
Le SOS
Pour rendre plus efficace la TSF dans la navigation maritime, sans tarder, une
Conférence radiotélégraphique internationale se réunit à Londres à partir du 4 juin
191231. La délégation française comprend le général Ferrié.
« Sous l’émotion causée dans le monde entier par la catastrophe du Titanic, la
Conférence examina longuement et d’une manière approfondie la question des
moyens à employer en vue d’utiliser la radiotélégraphie pour empêcher les sinistres
maritimes et, en cas d’accident, pour porter secours de la manière la plus efficace aux
navires en danger », peut-on lire au chapitre IX du rapport de la conférence.
Durant ses travaux, la Conférence a pris connaissance d’un autre drame : le 8 juin
1912, au cours d’un exercice au cours duquel l’escadre du Nord doit rejoindre
Cherbourg, le cuirassier Saint-Louis a heurté le sous-marin le Vendémiaire et l’a
envoyé par le fond avec ses vingt-quatre hommes. Les délégations ont présenté leurs
condoléances aux représentants français.
Parmi les principales dispositions prises par la Conférence radiotélégraphique qui
se termine le 5 juillet 1912, le SOS sera reconnu comme signal unique de détresse et
doit pouvoir être écouté quelle que soit la norme utilisée : la Conférence s’est
prononcée pour l’intercommunication.
Les équipements TSF devront être alimentés par une source différente de
l’alimentation électrique du navire et les opérateurs devront bénéficier d’une liaison
par téléphone ou d’une liaison privilégiée avec la passerelle de commandement.
La Commission retient le principe de la continuité du service et préconise la
présence de deux opérateurs. Pour limiter les coûts, la délégation britannique se
montrerait plutôt favorable à la proposition de Marconi, soit un système avertisseur
automatique qui précéderait les SOS. La délégation française soutenue par
l’Allemagne, s’oppose à cette proposition : sous les tropiques, les orages produisent
régulièrement des ondes qui risqueraient de donner lieu à des déclenchements
intempestifs, émoussant la vigilance des opérateurs.
31 Les conférences internationales de TSF devaient se réunir tous les six ans.
272
Le SOS entre définitivement en application le 1er juillet 1913.
La commission aurait voulu que les équipements TSF des navires soient rendus
obligatoires. Mais considérant que cette proposition n’entre pas dans sa compétence,
elle la transforme en vœu à l’usage des législations nationales.
La Conférence de l’Heure de 1912 est amenée elle aussi à travailler sur le drame
du Titanic, les commissions d’enquête ont eu beaucoup de mal pour reconstituer
l’enchaînement du drame, chaque bateau ayant son heure propre, la chronologie des
messages TSF a été difficile à établir.
La sécurité, un souci permanent
En 1913 et 1914, une autre conférence internationale se réunit à Londres pour
traiter cette fois-ci de la sécurité maritime en général. Cette conférence est connue
sous le nom de la SOLAS, sigle qui se traduit en français par Sauvegarde de la vie
humaine en mer.
Si les règlements mis en place par la convention radiotélégraphique étaient
rapidement entrés en application, il n’en a pas été de même pour les décisions de la
SOLAS : dix années après sa réunion, plusieurs gouvernements n’avaient toujours pas
ratifié ses préconisations. Mais il est vrai, que les événements de la Première Guerre
mondiale ont retardé les décisions.
La France a scrupuleusement appliqué les dispositions de la Conférence
radioélectrique de Londres. Elle va très loin pour la TSF, en classant les navires en
trois catégories correspondant à des règlementations TSF strictes. Les navires classés
en « première classe » devront organiser « un service permanent assuré par trois
opérateurs ou écouteurs brevetés ». Elle se dote d’un réseau de stations côtières de
grandes puissances qui participeront efficacement à la sécurité maritime.
Pour actualiser les dispositions arrêtées lors de la première SOLAS de 1913, trois
autres conventions se réunissent en 1948, 1960 et 1974.
Les avancées technologiques, notamment avec l’arrivée du satellite, ont conduit
l’Organisation Maritime Internationale à adopter un nouveau système mondial de
détresse et de sécurité mis en place depuis le 1er février 1999. Ce qui a conduit à
abandonner l’utilisation des signaux morse le 30 janvier 1999. Aujourd’hui, le
système GMDSS, Global Maritime Distress and Safety Systeme, ainsi que les balises
automatiques de secours et les liaisons VHF, concourent à améliorer efficacement la
sécurité maritime.
Cependant, malgré toutes les précautions prises, la sécurité reste une
préoccupation permanente, on ne peut pas ignorer le drame qui vient de se jouer sur la
côte italienne. On unira dans une même pensée tous ceux qui ont été frappés par le
273
sort, que ce soit à l’occasion d’une catastrophe maritime ou à l’occasion de tout autre
drame32.
°°°°°°°°°°°
Dans quelques années, la mer aura fini de ronger la coque de cet exceptionnel
vapeur que fut le Titanic.
Comme l’a déclaré le réalisateur James Cameron qui, au-delà de son film,
continue à travailler sur les aspects scientifiques du naufrage du Titanic : « Puisse
notre Monde ne jamais rencontrer d’iceberg ! »
Le drame du Titanic pose une nouvelle question dans le traitement de
l’information : celui de l’information en direct. Quelles précautions prendre à
l’annonce d’un événement dont on ne connaît pas l’ampleur ? Comment gérer en
direct une catastrophe ? Autant de sujets sur la déontologie de l’information qu’a
ouverte la TSF et qui continuent à se poser aujourd’hui : téléphone portable, satellites
de télécommunications et réseaux sociaux renforcent l’instantanéité de l’événement.
Dans le drame du Titanic, on retiendra l’apport positif de la TSF et de la
radioélectricité, même si tout n’a pas été parfait. Souhaitons que les ondes dont les
applications se développent chaque jour, continuent à être utilisées pour le service et
le bonheur de l’Humanité !
Michel Amoudry
L’auteur s’est appuyé sur les revues spécialisées qui traitent de la TSF et de la
radio ; sur de nombreuses émissions de radio et télévisions, notamment celles
programmées pour le centenaire du naufrage ; sur les sites Internet dont certains sont
excellents et que l’on retrouve facilement à partir d’un moteur de recherche en tapant
un mot clé relatif au naufrage. L’auteur a pu y retrouver des rapports officiels sur le
naufrage à partir des sites des organisations internationales de radioélectricité.
Il existe une bibliographie abondante sur le sujet, l’auteur a principalement utilisé :
La découverte du Titanic ; Robert D. Ballard, Glénat, 1997. La Malédiction du
Titanic ;Cyril Cavelot, Regain de lecture, 2012. Il était une fois le Titanic ; Gérard A.
Jaeger, l’Archipel, 2011. Le drame du Titanic ; Philippe Masson, Tallandier, 2012. Le
Titanic ne répond plus ; Gérard Piouffre, Larousse, 2009. Titanic, le guide du
passager ; Arthaud, 2012. Les secrets du Titanic ; Ruppert Matthews, Original books,
2012.
32 Naufrage du Costa Concordia. Quelques jours avant le présent discours, Chambéry
a connu un terrible drame de la route sur la voie rapide.
274
Réponse de M. Jean-Olivier Viout,
Président de l’Académie de Savoie
Monsieur,
En vous recevant, en ce jour, au sein de ses membres titulaires, notre
compagnie accueille un authentique Savoyard. Mais aussi un Savoyard peu ordinaire,
car en ces temps de simplifications binaires où l’on se plaît trop souvent à cantonner
l’individu dans une classification réductrice : les littéraires et les scientifiques, les
conservateurs et les progressistes, les jacobins et les régionalistes, les acteurs de la vie
publique et ceux de la vie civile etc.., vous parvenez à échapper à cette distribution de
clichés faciles en offrant les facettes si multiples de votre personnalité et de l’action
qui a imprimé et continue à imprimer votre existence.
A considérer votre cursus universitaire et professionnel, on peut affirmer que
chronologiquement vous êtes d’abord un scientifique. Enfant de Rumilly, vous avez
effectué vos études secondaires au prestigieux lycée Sommeiller d’Annecy, à
l’université puis à l’Ecole Nationale Normale d’Apprentissage de Lyon qui répondait
à votre appétence pour le chiffre et au sens inné de la pédagogie que vous possédez.
Il était donc inscrit que c’est à l’enseignement que vous alliez consacrer votre
engagement professionnel. Trente- quatre années durant, vous allez enseigner les
mathématiques au lycée professionnel Amédée Gordini d’Annecy Seynod où votre
compétence, votre autorité naturelle et votre humanité seront connues et reconnues,
le tout mû par un sens du service public qui ne manque pas d’impressionner ceux qui
vous fréquentent.
C’est ce sens du service public, le service de la Cité au sens noble du terme, qui va en
1971, un an seulement après votre entrée en fonctions, vous conduire à une double
vie. Double vie hautement avouable puisque ce sera celle d’un élu local qui, aussitôt
quitté les murs de son lycée et laissant à la nuit et au week-end le temps de
préparation des cours et de correction des copies, s’empresse quasi quotidiennement
de franchir les portes de l’imposant « palazonne » sarde de l’hôtel de ville d’Annecy.
Après avoir fait vos classes de conseiller municipal d’Annecy sous la houlette du
sénateur Charles Bosson, figure emblématique, durant près de quarante ans, de la vie
politique de la Haute-Savoie, vous devenez maire adjoint plus spécialement en
charge des affaires scolaires, de la jeunesse et des jumelages.
Ces délégations municipales de hautes responsabilités vous allez les assumer avec
passion en donnant le meilleur de vous-même. Il serait trop long d’énumérer
exhaustivement les lourds dossiers dont le suivi vous est confié et que vous menez à
bien : rénovation des écoles maternelles et élémentaires, réalisation d’équipements
sportifs, construction d’une auberge de jeunesse, mise en place d’un bureau
275
information jeunesse, etc, sans omettre les multiples actions de communication que
vous initiez et le comité de Jumelage Annecy-Bayreuth que vous présidez durant 18
années.
Votre aura dans votre département et votre volonté de porter un regard bien au-delà
des frontières de la capitale haut-savoyarde, conduisent à votre élection au conseil
régional Rhône-Alpes au sein duquel vous allez siéger douze années durant, d’abord
comme conseiller régional, puis de 1999 à 2004, en qualité de vice-président délégué
aux formations initiales et à l’enseignement supérieur.
Et lorsque prend fin votre mandat régional et que vous pourriez aspirer à quelques
postures moins publiques et moins chronophages, vous décidez en 2008, après un
temps de retour à la vie civile, de réassumer un mandat électif, notamment en qualité
de vice-président de la Communauté d’Agglomération d’Annecy en charge du
logement et de l’aménagement du territoire.
Quelle ardeur, quel activisme au service de vos concitoyens dans ce magnifique
engagement gratuit de ceux qui s’investissent dans la vie publique sans plan de
carrière au sein de celle-ci, parce qu’ils n’en n’ont pas fait profession.
Car, cher Michel Amoudry, vous offrez un visage rare qui me faisait dire en
prolégomènes que vous êtes inclassable: vous avez la passion de la vie publique mais,
dans le même temps, vous avez la fibre associative.
Qui peut parler de la vie associative s’il ne l’a vécue de l’intérieur. Beaucoup se
targuent de connaître le monde associatif, mais ils n’en ont souvent qu’une
connaissance in vitro et non in vivo.
Il n’en est rien pour vous et je peux personnellement en attester à travers les liens,
notamment associatifs qui nous unissent, depuis près de cinquante années.
Votre vie associative elle s’inscrit à la fois dans la culture, celle de l’histoire locale, et
dans la sauvegarde et mise en valeur du patrimoine sous toutes ses formes. Cette
passion qui vient en concurrence avec celle que vous nourrissez pour la vie publique,
vous voit rejoindre, dès l’âge de 22 ans, une de ces associations savoyardes nées dans
l’entre deux guerre et regroupant quelques valeureux défenseurs de la conservation
des quartiers anciens, sites et monuments du terroir.
Dans les années soixante, une poignée de personnalités fortes présidaient dans les
pays de Savoie aux destinées de ce type d’associations. Qu’il me soit permis d’en
évoquer quatre: en Tarentaise l’abbé Marius Hudry président de la Société des Amis
du Vieux Conflans, à Chambéry, Jean de Corbières et Jean Planche à la tête de la
Société des Amis du Vieux Chambéry, à Annecy, enfin et surtout, notre confrère
Georges Grandchamp que des difficultés de mobilité nous privent de sa présence
parmi nous en cet instant et vers lequel vont nos plus cordiales pensées.
Sa stature de maire-adjoint en charge de la culture donnait à sa présidence de la
Société des Amis du Vieil Annecy une dimension particulière. Et l’on peut
276
comprendre que celui-ci vous ait rapidement convaincu de l’utilité du combat pour la
sauvegarde du patrimoine, utilité devenue aujourd’hui vérité d’évidence mais qui
pendant longtemps a vu ses propagandistes subir les lazzis de prétendus défenseurs du
progrès social qui ne voyaient en eux que de stériles et égoïstes passéistes.
Alors vous le pédagogue qui savez communiquer à autrui votre savoir, vous allez
devenir, dès 1966, guide conférencier d’Annecy, faisant partager à des centaines de
touristes mais aussi d’annéciens les charmes de votre vieille ville.
Car vous savez bien, tout comme Georges Grandchamp, que l’obtention de l’adhésion
des décideurs à la sauvegarde et mise en valeur d’un quartier ancien passe
préalablement par une large vulgarisation auprès des divers publics, des traits et
caractères de celui-ci et de l’intérêt historique, artistique et urbanistique qu’il
représente.
Une fois encore, votre soucis de ne pas limiter frileusement votre action à votre seule
cité, vous conduit à tisser des liens avec tous ceux qui dans nos villes et villages de
Savoie assurent cette animation culturelle et touristique si indispensable. C’est ainsi
qu’avec l’abbé Marius Hudry vous allez co- fonder, en 1985, l’Association des
Guides du patrimoine des Pays de Savoie dont vous présiderez aux destinées durant
plusieurs années.
Et lorsqu’en 2007 Georges Grandchamp décidera de passer la main, c’est à vous qu’il
s’adressera pour prendre la présidence de la Société des Amis du Vieil Annecy.
Par ailleurs, votre investissement pour la culture et le patrimoine savoyard ne se
cantonne pas à communiquer sur son passé et ses vestiges. Vous vous intéressez avec
une insatiable curiosité intellectuelle à son présent en étant non seulement un
observateur averti des grands dossiers impactant l’avenir de la Savoie mais en
devenant acteur à part entière, ne craignant pas de prendre part publiquement aux
débats qui ont animé et peuvent encore animer l’opinion publique régionale sur le
statut de ses deux départements.
C’est ainsi qu’en 2003 vous commettez un ouvrage courageux, révélateur de vos
convictions politiques fortes, qui ne passera pas inaperçu et que vous placez sous cette
interrogation qui en constitue le titre: « Quel avenir pour la Savoie ? » (Edition
Cabedita).
Vous y brossez tout d’abord un rappel historique des tribulations des mouvements
régionalistes savoyards depuis l’enregistrement en préfecture de Haute-Savoie, en
1965, d’un Club des Savoyards de Savoie suivi de son éclatement deux ans plus tard
et de la constitution d’un groupement concurrent Le Cercle de l’Annonciade.
Vous rappelez combien la loi du 5 juillet 1972 créant les établissements publics
régionaux a imposé la nécessité de retrouvailles entre les combattants pour la Croix
Blanche, pour reprendre l’expression de l’écrivain Henry Planche, et a généré leur
277
regroupement au sein d’un Mouvement Région Savoie qui allait subir, quelques
années plus tard, une prise de contrôle par d’autres individualités ayant formé une
Ligue Savoisienne.
Vous faites aussi rappel de ce jour de vérité qu’a constitué ce 15 mai 1973 qui vit le
vote indiscutable des conseillers généraux du département de la Savoie (19 voix pour,
6 contre et deux abstentions) pour l’intégration de la Savoie au sein d’une région
Rhône-Alpes, contrastant avec la courte majorité qui allait se dégager du vote des
conseillers généraux de Haute-Savoie donnant 13 voix pour la Région Rhône-Alpes,
12 pour la région Savoie, deux bulletins blanc et un nul.
Au terme de cette remémoration, vous vous positionnez sans ambages, fort de votre
expérience d’élu régional, ne craignant pas d’affirmer votre refus d’adhésion à une
région Savoie :
« En se désolidarisant de Rhône-Alpes, la Savoie ne risque-telle pas de se
marginaliser par rapport aux enjeux de demain pour l’aménagement du territoire ? »
interrogez-vous, avant de communiquer votre conviction en toute franchise et clarté,
en ces termes :
« L’intelligence est bien de s’enraciner sur son territoire pour d’autant mieux
s’ouvrir au monde. Promouvoir le repli sur soi serait faire l’apologie de
l’appauvrissement. On peut être Savoyard passionné et croire à Rhône-Alpes, à la
France et à l’Europe ! ».
Cette affirmation de l’attachement à la France, la Grande Patrie, nourri depuis 1860
par chaque génération de Savoyards, vous allez tenir à l’exprimer encore
publiquement par l’écrit. Ce sera, en 2010, à l’occasion de la commémoration du 150°
anniversaire de l’entrée de la Savoie dans la Nation française, la publication d’un
nouvel ouvrage intitulé celui-là : « La Savoie, une destinée française » (Editions Le
Vieil Annecy).
Vous faites entrer votre lecteur dans la Savoie de 1814 qui, comme toute l’Europe, vit,
avec la chute de Napoléon I°, la fin de l’hégémonie française. Vous le guidez ensuite à
travers le dédale des événements petits et grands, faits de commotions politiques,
diplomatiques ou de conflits armés qui, en 1860, vont conduire la Savoie à cette
union au pays vers où coule ses rivières, que Napoléon III et Victor Emmanuel II
voudront vêtir de l’onction démocratique.
Vous soulignez la logique de ce destin français, vous inscrivant, une fois de plus, en
faux contre les assertions de nos régionalistes intégristes.
« Savoyards et Niçois n’ont pas à regretter leur destinée française », écrivez-vous en
conclusion de vos propos.
Plus de trois décennies d’engagements tout à la fois professionnels et citoyens, vous
278
ont valu la reconnaissance de la République qui vous a honoré de la rosette d’Officier
de l’Ordre National du Mérite, de la cravate de Commandeur de l’Ordre des Palmes
Académiques, outre la médaille d’honneur régionale, départementale et communale/
échelon vermeil.
Acteur de la vie culturelle savoyarde, vous vous êtes, en outre, signalé auprès de nos
Académies : l’Académie Florimontane dont vous êtes vice-président, notre Académie
des Sciences, Belles Lettres et Arts de Savoie qui vous a élu membre associé, en
2008.
Avons-nous fait ainsi le bilan de vos titres et mérites, tant ceux-ci sont déjà
nombreux ? Nenni ! Car vous êtes un cumulard à travers une passion et un intérêt peu
communs pour l’histoire des sciences et techniques touchant à la communication.
Membre du Comité d’Histoire de la Radiodiffusion, vous avez ainsi publié en 1993
une substantielle biographie du Général Ferrié, ce glorieux enfant de Saint Michel de
Maurienne, pionnier de la radiodiffusion française. Vous y révélez à travers un récit
solidement documenté, le destin de ce Savoyard d’exception que Marcel BleusteinBlanchet dans la préface de votre ouvrage décrit en ces termes « Jeune homme sage,
fils d’un ingénieur des Ponts et chaussées, qui après être passé par Polytechnique va
faire toute sa carrière dans l’armée et (qui) appartient à la cohorte des grands
aventuriers de l’esprit, les Marconi, les Hertz, les Ducretet qui au début de ce siècle
ont apporté à l’humanité ce qui reste…la plus formidable invention de tous les
temps : la possibilité de communiquer sans fil à longue distance ».
En 1997, vous récidivez avec une biographie de René Barthélémy, l’un des pionniers
de la télévision française. L’homme de télévision Georges de Caunes conclut ainsi sa
préface à votre ouvrage : « Michel Amoudry a su mettre en scène le génie de cet
homme modeste, sa vérité, son travail donquichottesque contre les moulins à vent de
l’administration, ses joies et ses peines, le roman de sa vie. Oui, la grande aventure et
peut-être la seule, de la télévision, c’est celle de René Barthélémy ».
Car ce n’est pas votre moindre mérite d’avoir vulgarisé auprès du grand public, la vie
et l’œuvre de celui qui, dans l’ombre, a donné, dans notre pays, une impulsion
décisive à ces étranges lucarnes par lesquelles les tribulations des êtres et des choses,
avec leurs grandeurs et leurs faiblesses, entrent quotidiennement dans nos foyers en
nous convoquant comme citoyens du monde. Vous recevrez pour cet ouvrage, des
mains de l’historien et homme de télévision Alain Decaux, le prix du Comité
d’Histoire de la Radiodiffusion.
Il n’est donc pas étonnant que vous ayez fait choix, en cette année du 80° anniversaire
du décès du Général Ferrié, de consacrer votre discours de réception à l’Académie de
Savoie, à une page de l’histoire de la radiodiffusion, celle se rapportant au naufrage
du Titanic.
Vous n’avez point manqué de rappeler que parmi ses victimes figurait un jeune
Savoyard, père de famille de 28 ans, Auguste Coutin, fils d’un couple de
279
restaurateurs chambériens de la rue Croix d’Or, engagé dans la brigade des cuisines
du paquebot, ainsi que viennent de le commémorer les Amis du Vieux Chambéry
venus fleurir, cent ans après le drame, la pierre tombale de sa famille au cimetière de
Charrière Neuve, sur laquelle une inscription fait rappel de sa fin tragique.
Après nous avoir rappelé l’évolution de la télégraphie sans fil qui a assurément
interpellé les français de la Belle Epoque depuis ce jour de l’automne 1895 où le Haut
Savoyard Ducretet avait réalisé à Paris l’exploit d’une liaison TSF entre La Tour
Eiffel et le Panthéon, vous nous révélez les circonstances de l’adoption, lors de la
conférence internationale de Berlin de 1906, du SOS comme signal télégraphique
international de détresse.
Puis vous nous faites revivre les deniers moments du Titanic à travers les messages
télégraphiques émis et captés par sa station radio. Votre récit nous place devant
l’insouciance du capitaine Smith dédaignant superbement les divers messages
télégraphiques signalant la présence d’icebergs dans la zone vers laquelle se dirige le
Titanic.
On demeure pareillement sidéré devant l’inconséquence de l’opérateur Jack Philips
préférant interrompre la réception des télégrammes en provenance du paquebot « le
Californian » qui signale qu’il est entouré de glaces et qu’il a dû stopper ses
machines, plutôt que de retarder la transmission de télégrammes de passagers, à coup
sûr passablement futiles, en cette soirée de strass et paillettes dans les salons raffinés
du palace flottant effectuant sa croisière inaugurale.
On ne peut que se réjouir que commissions d’enquêtes et conférences internationales
aient voulu tirer les leçons de ce drame maritime dont le souvenir demeure
universellement gravé dans les mémoires, en consacrant le rôle majeur joué par les
transmissions à distance.
Vous évoquez, par ailleurs, le traitement de l’information par la presse internationale.
Le mardi 16 Avril 1912 au matin, les Parisiens pouvaient, en effet, lire à la une du
Figaro consacrée au naufrage, que tous les passagers avaient pu quitter le Titanic et
avaient été pris en charge par divers bâtiments alertés par « radiotélégrammes » qui
s’étaient aussitôt déroutés sur les lieux du sinistre.
Et l’article de presse de préciser: « Le Titanic, bien qu’ayant tous ses compartiments
avant remplis d’eau, se dirige vers Halifax où l’on espère qu’il arrivera en sûreté. La
collision n’a causé aucun accident de personne », alors que seuls 706 des 2223
passagers et membres d’équipages avaient pu être sauvés du naufrage.
Vous posez donc, fort à propos, la problématique de l’information en temps réel et des
conséquences qu’induit la compétition effrénée entre médias pour gagner la course à
l’information. Nous sommes, en effet, plus que jamais à l’heure où l’immédiateté de
l’information prime sur sa qualité laquelle passe par la vérification et le croisement
des sources.
280
Principe de précaution, promptitude et qualité de l’information, rôle majeur joué dans
la circulation maritime et aérienne, hier par la TSF, aujourd’hui le radar et la
géolocalisation, autant de thématiques contemporaines que votre évocation historique
empreinte d’un constant souci de pédagogie, a soumis à notre réflexion.
Votre réception en notre Académie augure donc, cher confrère, du rôle actif que nous
souhaitons vous y voir jouer.
Communiquez nous régulièrement le fruit de vos recherches historiques dans la
spécialité qui est la vôtre et dont vous venez de nous faire démonstration. Faites nous
profiter de vos réflexions sur l’identité savoyarde et son devenir.
Aidez- nous surtout, dans la présidence de l’importante association annécienne que
vous animez, à réaliser une véritable synergie entre les diverses sociétés savantes des
pays de Savoie, du Val d’Aoste et du Piémont, dans la volonté d’ouverture qui anime
notre Académie et qu’exige l’évolution des modes d’expression et de diffusion de nos
cultures régionales.
Dans ces perspectives volontaristes que, je le sais, vous partagez avec nous, soyez
accueilli chaleureusement au sein de notre Compagnie, très cher confrère HautSavoyard. Car, nonobstant les découpages administratifs qui la scindent en deux
départements, il n’y a qu’une Savoie !
Jean-Olivier Viout
281
Discours de réception de Mme Claude Laville
16 mai 2012
« Germain Sommeiller un grand ingénieur savoyard»
Germain Sommeiller est né à St Jeoire
en Faucigny le 15 Février 1815 d'une
honorable famille. Son père, Pierre Sommeiller,
était cultivateur et tenait une auberge. Sa mère,
Émilie Nanterne, était la fille de Jean-Joseph
Nanterne, percepteur. Il eut trois frères,
Léandre, Alexis, Paul, et deux sœurs, Pauline
épouse Dufresne et Apollonie. Monsieur Pierre
Sommeiller mourut en 1828 et son épouse en
1832. Ce furent les grands-parents maternels
qui assurèrent aux six enfants entretien et
éducation. Germain Sommeiller fit de solides
études au collège de Melan, fondé par l'abbé
Ducrey. Celui-ci écrit que le jeune Germain est
«un brillant élève, malgré un caractère ardent
quelque peu rebelle à la discipline scolaire». Il
pense néanmoins qu'il pourra acquérir l'amour du bien et le goût du travail. Sur la liste
des lauréats de la distribution solennelle des prix de 1829, on remarque que Germain
Sommeiller reçut en classe de cinquième, le premier accessit en mathématiques.
L'abbé Ducrey favorise son entrée au collège chappuisien d'Annecy. Germain
Sommeiller fit des études en classe de philosophie et noua d'excellentes relations
amicales et durables avec l'élève Dagand fils de docteur et futur médecin d'Alby sur
Chéran.
Le hasard voulut qu'en 1833, le collège put enfin obtenir du gouvernement belge
la restitution des cinq bourses qu'il possédait à l'université de Louvain, pour les
affecter à l'université de Turin. Le montant s'élevait à 500 francs par an pour tout le
temps des études universitaires. La répartition était la suivante : une bourse en
médecine, une en droit, deux en théologie, et une en Arts et Sciences indistinctement.
Germain Sommeiller aurait aimé entrer en médecine, mais, ne désirant pas être en
concurrence avec son ami le jeune Dagand qui souhaitait embrasser cette carrière, il
opta pour la bourse des Arts et Sciences indistinctement.
282
L'université de Turin, qui ne savait ce que recouvraient ces deux termes, inscrivit
le boursier Sommeiller en mathématiques. Il échoua à l'examen de fin d'année, ce qui
entraîna la perte de la bourse, bien que cette épreuve ait la réputation d'être très
difficile.
Accompagné de son ami Dagand, il s'adressa au président de la commission du
collège chappuisien qui accepta de réunir la dite commission pour statuer sur l'avenir
de cette bourse. Monsieur Falquet, juge de paix et membre de l'instance décisionnelle,
promit son appui afin de décréter le maintien de celle-ci.
Ainsi, Germain Sommeiller put continuer ses études à l'université de Turin et
devenir l'un des élèves les plus distingués, obtenir en 1838 le titre d'ingénieur, entrer
dans le corps des ingénieurs civils piémontais pour assurer le poste d'attaché au
bureau de la direction des transports. Ses professeurs le recommandèrent à Monsieur
de Cavour, grand ministre, qui cherchait des ingénieurs habiles pour l'établissement
des chemins de fer en Piémont.
Germain Sommeiller s'est toujours montré attaché et généreux envers sa famille.
La correspondance avec son grand-père, évoquant l'aide matérielle qu'il consacra pour
les études de ses frères, dont Léandre, témoigne en ce sens. Il fut même obligé de
donner des cours particuliers de mathématiques. Un de ses élèves, le fils du marquis
de Vuache, le décrivait ainsi : "c'était un homme de forte corpulence, à figure pleine et
teint frais, son front vaste et un peu bombé révélant le penseur, ses causeries fort
intéressantes décelant beaucoup de finesse, de délicatesse sous la vigueur, savaient
gagner les sympathies".
Originaire de Saint Jeoire, habitant Turin, Germain Sommeiller faisait partie du
collège électoral de Taninges, ceci depuis la loi sarde du 17 mars 1848. Il fut élu
député de Taninges le 8 décembre 1853 par 337 voix contre 48. Cette élection,
annulée pour incompatibilité de fonction, l'obligea à démissionner du corps des
ingénieurs civils. Il put ainsi se représenter le 22 janvier 1854 et obtenir 337 voix
contre 82. La même année, il reçevait la Croix de chevalier des SS Maurice et Lazare.
Mais, manifestant de plus en plus des convictions politiques fleurant "un parfum
de socialisme", il dut céder son mandat au comte de la Fléchère qui obtint 477 voix
aux élections de 1857.
Sa fonction élective de 1853 à 1857 lui permit de défendre au parlement sarde la
percée d'un tunnel au Mont Cenis, en présence de Cavour président du conseil.
La traversée des Alpes par le Mont Cenis existait depuis les Romains. On relate le
passage d'Hannibal et de ses éléphants vers 218. On cite différents commerces de
drap, de laine, de tissus de lin, de lances franques, d'épées saxonnes, de chevaux
gaulois, les traversées de Pépin le Bref, de Charlemagne avec leurs armées. On écrit
283
que l'empereur Lothaire établit un hospice près du lac du Mont Cenis vers 825. Des
guides locaux, ancêtres des "marrons" sont recrutés. Ceci jusqu'au 19 e siècle, époque à
laquelle Napoléon 1er fit construire une route carrossable. Alors, les voyageurs ainsi
rassurés n'imploraient plus la providence et la vigilance des moines.
Cavour, sensible aux nécessités des échanges au-delà des Alpes, rêve d'une liaison
transalpine entre l'orient et l'occident. Il envisage la construction d'une voie ferrée de
Modane à Chambéry qui bifurquerait par Saint Genix et Annemasse, pour atteindre
Lyon et Genève. Une diligence transporterait les voyageurs de Saint Jean de
Maurienne à Suze par le col du Mont Cenis.
L'indemnité de guerre versée au royaume sarde pour l'occupation française de
1792 à 1815 décida Cavour à construire une ligne ferroviaire en utilisant un tunnel.
Cette percée, pensait-il, concrétisera l'évolution du chemin de fer, ébauchera les voies
de communication anglo-franco-italiennes vers les Indes.
Il créa en 1853 la "compagnie des chemins de fer Victor Emmanuel" avec des
actionnaires français, une entreprise anglaise, des ouvriers piémontais et des
locomotives belges.
Une des préoccupations majeures du XIXe fut l'amélioration du transport du
charbon, des matériaux, la possibilité de faciliter les voyages entre les villes, aussi
bien en Amérique qu'en Grande Bretagne et qu'en France. Les locomotives font une
timide apparition. C'est avec une réelle pugnacité que Stephenson a surmonté les
difficultés dues au terrain, les craintes irraisonnées du public, afin que la Compagnie
des chemins de fer anglais accepte que les locomotives remplacent les chevaux pour
tirer les trains de voyageurs. Avant 1833, seuls les trains de marchandises pouvaient
être tractés par des locomotives.
Napoléon III, «pour voir les populations de près, étudier leurs besoins, connaître
leurs vœux réels» privilégie le train ; de nombreux tronçons sillonnent l'Empire. Mais
le coût de la production métallurgique augmente et fait que «les lignes de montagne
sont très coûteuses et peu rentables».
C'est à cette époque que Joseph Médail, originaire de Bardonneche et ayant une
parfaite connaissance des Alpes, recommande à Cavour de percer cette montagne
entre Modane et Bardonneche : «Le col du Fréjus étant la partie la plus étroite de la
chaîne des Alpes, il offre la plus grande facilité d'excavation».
Germain Sommeiller, dont la curiosité est toujours en éveil, est choisi avec son
ami Sebastiano Grandis pour effectuer un stage à l'université de Seraing en Belgique
et en Grande Bretagne. C'est auprès de J.Cockerill, constructeur de locomotives, qu'il
284
apprend les techniques de construction et d'exploitation des chemins de fer et qu'il a
connaissance des travaux ébauchés par Piatti.
A son retour, Cavour l'engage avec son ami Grandis, et Grattoni architecte et
ingénieur, pour construire le chemin de fer de Turin à Gènes par le col de Giovi.
Plusieurs ingénieurs exposent leurs découvertes.
Pour les tunnels, Maus désire expérimenter son "tranche-montagne", actionné par
un câble de traction qui nécessite l'énergie hydraulique pour l'enroulement et le
déroulement du câble.
Colladon, physicien et professeur de mécanique à Genève, qui a dirigé la
construction de l'usine à gaz de la ville, qui a étudié les pertes d'énergie dues à la
transmission du gaz et la vitesse de propagation du son dans l'eau, s'intéresse au
percement des tunnels. Il imagine l'utilisation de l'air comprimé pour transmettre
l'énergie aux perforatrices. Germain Sommeiller assiste aux démonstrations effectuées
à Etrembières et décrit avec enthousiasme «la machine bruyante actionnée par une
locomobile dont le fleuret frappait tantôt la roche calcaire du Salève, tantôt un bloc
erratique de granite du Mont-Blanc, et la pompe dont le jet nettoyait le trou foré».
Colladon a déposé un brevet en 1852.
L'Anglais Bartlett dépose un brevet pour une machine perforatrice actionnée par la
vapeur, mais utilisable uniquement à ciel ouvert, car on ne pouvait songer à introduire
une machine à vapeur dans un trou profond de plusieurs kilomètres. Le peu d'air
respirable que l'on aurait envoyé aux ouvriers aurait été promptement vicié.
Germain Sommeiller songe à un système de propulsion par air comprimé qu'il
produira sur place avec un bélier hydraulique qui utilise la force des torrents de
montagne. En présence de Bartlett, 'il effectue un premier essai de ce bélier et il
dépose un brevet d'invention en octobre 1853. Je cite : «Les machines utilisant l'air
comprimé pourraient être mises au point pour perforer des trous dans le front de taille.
L'air comprimé pourrait être produit en quantité sous une pression suffisante, et
amené dans des conduits jusqu'au front de taille sans perte d'énergie excessive».
Germain Sommeiller s'est sans nul doute inspiré des modèles existants, non
satisfaisants, mais en apportant et en regroupant les innovations, il a rendu sa machine
opérationnelle : utilisation de l'air comprimé comme source d'énergie, percussion,
avance automatique en fonction de la dureté de la roche, rotation intermittente du
fleuret.
La Chambre des députés sarde donne son accord pour effectuer des expériences en
vue de la réalisation du projet de Giovi. En mai 1856, les établissements Cockerill
fabriquent un bélier prototype. Les ingénieurs Grattoni et Grandis aménagent une
chute d'eau de hauteur suffisante pour alimenter l'appareil pendant les essais. Cavour
salue l'invention de Germain Sommeiller et prononce les paroles prophétiques que
285
voici : «Nous avons dans les chutes d'eau plus de force motrice que n'en a l'Angleterre
avec toutes les machines à vapeur qu'elle a en activité».
La Chambre des députés donne alors un délai de trois ans pour la mise au point du
système Sommeiller et pour les essais. Mais Cavour songe à la grande urgence de la
trouée des Alpes et fait voter une loi dans ce sens en juin 1857. Et, le 31 août 1857 à
Modane, Victor Emmanuel II inaugure les travaux de percement, entouré par les
hautes personnalités du royaume. La France était représentée par le Prince Jérôme et,
je cite «Victor Emmanuel et le Prince Jérôme mirent le feu aux deux premières mines
pour consacrer officiellement le début des travaux».
Puis, à Chambéry, il est accueilli par les autorités militaires, civiles et religieuses,
et par la poétesse Marguerite Chevron qui déclame son poème sur la percée des Alpes.
Germain Sommeiller apprécie la confiance de Cavour. Il écrit son enthousiasme à
Marin, qui fut son professeur au collège de Mélan et devint son ami : «Votre ami a fait
quelque chose digne de vous, une force nouvelle est née et fera son chemin : non
seulement elle est née, mais à peine baptisée, elle accomplit son travail de titan».
«Je suis content …. Il y a quelque chose de plus, et j'ai l'incroyable bonheur
d'entendre dans mon âme une voix profonde qui dit "Merci, mon Dieu, du bonheur
que vous m'avez donné"». Ces quelques lignes témoignent que Germain Sommeiller
est resté croyant tout en étant anticlérical.
Germain Sommeiller doit constituer son équipe et conduire un énorme chantier
qui durera treize ans. Il doit mettre sur pied logements, cantines, infirmeries, écoles
pour accueillir décemment les ouvriers et leur famille, des bâtiments pour les usines
de montage et de réparation des machines. Il recrute jusqu'à quatre mille personnes
qui travaillent de chaque côté du Fréjus, et même des enfants dont la petite taille
permettait l'accès aux engrenages et mécanismes des affûts, à graisser.
Les ouvriers travaillaient en moyenne huit heures par jour sous la conduite
d'ingénieurs soucieux des conditions de travail et de progrès technique. Germain
Sommeiller demande des salaires décents, et des primes, notamment pour
récompenser les idées nouvelles. Grâce à la cohésion de ses collaborateurs,
l'infatigable chercheur améliore sa perforatrice et dépose un nouveau brevet en 1858.
Au côté des ingénieurs Ranco, Capello, Borelli, Camille Ferroux d'Aiguebelle est
affecté à la construction des compresseurs et dirige les ateliers de Bardonnèche
jusqu'à la fin du chantier.
La longueur du tunnel, estimée à moins de 14 kilomètres, est en réalité de
12 233,55 mètres dont 7 080,25 mètres depuis Bardonnèche. (Référence M. RATEL).
286
Germain Sommeiller choisit d'adopter un tunnel à double pente pour faciliter
l'écoulement des eaux et l'évacuation des déblais, ainsi qu'un tracé rectiligne dont les
extrémités seront raccordées par des courbes.
Pour garantir la rencontre des galeries, Germain Sommeiller a établi un système
de triangulation à partir de balises placées sur les sommets d'un versant à l'autre. En
face de chaque entrée, il fit construire un petit observatoire d'où il visait deux points
lumineux dans l'axe du souterrain, à l'entrée et au front de taille.
Pendant trois ans, avant le fonctionnement des perforatrices, les forages étaient
réalisés manuellement à la barre à mine et on utilisait la poudre noire, assurant un
avancement quotidien moyen de 0,40 à 0,75 mètres.
Quand la "machine de Sommeiller" fonctionna en 1861 côté Bardonnèche et 1863
côté Modane, il fallut alimenter les compresseurs. Les eaux de l'Arc et du torrent du
Mélezet furent déviées pour obtenir une chute de 26 mètres en conduite forcée. Pour
arriver au front de taille, l'air comprimé circulait dans un tube dont les joints,
fragilisés par les variations de température, demandaient des soins particuliers.
L'aération du tunnel était difficile, aussi l'air comprimé qui actionnait les
perforatrices était le bienvenu, mais néanmoins insuffisant. Pour améliorer l'aération,
un plancher horizontal fut construit ; il divisait le tunnel en deux étages, et permettait
ainsi une aération naturelle. Des machines de ventilation, actionnées par une seconde
dérivation des eaux de l'Arc, furent ajoutées (Ratel – le tunnel ferroviaire du Fréjus).
L'invention de Nobel en 1867 permit de remplacer la poudre noire par la
dynamite, et l'avancement moyen quotidien varia de 1,06 à 2,04 mètres selon la dureté
des roches rencontrées. Ainsi, le tunnel fut achevé plus tôt que prévu.
287
Au cours de ces années de dur labeur, Germain Sommeiller a dû faire le choix
crucial de sa nationalité en 1860 au moment du rattachement de la Savoie. Savoisien,
vivant à Turin, il pouvait choisir la France, mais sa loyauté envers Victor Emmanuel
II, son amitié pour Cavour qui l'a toujours soutenu le firent opter pour la nationalité
sarde, qui devint vite italienne. Sa nouvelle patrie lui permet de triompher aux
élections dans le Val de Suze. Les successeurs de Cavour lui maintiennent leur
confiance et Victor Emmanuel II l'élève à la dignité de Grand croix de l'Ordre des
chevaliers des SS Maurice et Lazare.
Les travaux continuent, les réticences côté français s'estompent, l'opinion croit à la
réussite. Savants, ingénieurs et notables osent s'aventurer dans la galerie - de largeur
7,60 mètres – pour s'intéresser au travail des engins – perforatrices, affûts métalliques
montés sur rails – et constater que chaque affût nécessite la présence de trente-neuf
personnes dont cinq enfants.
Germain Sommeiller demeure inquiet, ses visées de contrôle, ses calculs de
triangulation allaient-ils permettre la rencontre des deux galeries ? Il fut comblé
quand le 25 décembre 1870, à 4 h 25, un trou béant apparut, à plus de six kilomètres
du point d'origine, avec un écart latéral de quarante centimètres et vertical de soixante
centimètres, par lequel les deux équipes purent se saluer sous des "Viva" d'allégresse.
Le lendemain, Germain Sommeiller, entouré de quelques invités et de la population
de Modane, fut accueilli en héros. Son émotion ne lui permit pas d'achever son
discours. Il dit seulement à Grattoni : "Mon ami, pour l'accomplissement de cette
grande œuvre, nos individualités se sont complétées l'une par l'autre. Voici ma main,
je te demande la tienne".
Le tunnel ferroviaire du Fréjus fut inauguré solennellement le 17 septembre 1871.
Germain Sommeiller, très attaché à sa terre d'origine, entretenait des relations
amicales avec ses amis du collège, et affectives avec les membres de sa famille. C'est
grâce à son soutien que son frère Léandre a pu poursuivre les études qui l'ont conduit
à obtenir le titre d'ingénieur, et à assurer la direction de la mécanique du percement du
tunnel coté Modane.
Ses nombreux et incessants travaux de recherche, ses responsabilités de chantier,
les difficultés dues au scepticisme des autorités françaises, eurent raison de sa santé.
Aussi, dès la fin des travaux, pour rejoindre Modane et retrouver son sol natal, c'est –
je cite – "couché sur une draisine tirée par des mulets qu'il franchit enfin son tunnel".
Se sentant de plus en plus faible, il rédigea entre le 23 et 24 février 1871 son
testament en pleine possession de ses facultés intellectuelles et en bonne santé, selon
les affirmations de Madame Mercier de Saint Jeoire. Le voici :
288
«J'institue mon héritier universel de tous mes biens présents et à venir … l'enfant
nommé Adrien François de Magny né le 3 mars 1865 à Turin».
Mais d'autres documents stipulent qu'il avait fait une donation à son neveu
Germain Dufresne, fils de sa sœur Pauline, pour fonder un hospice en faveur des
agriculteurs de la région. L'établissement, situé à La Tour canton de Saint Jeoire
s'intitule "Hôpital départemental Dufresne-Sommeiller". La construction s'est
effectuée de 1914 à 1922 après le règlement du contentieux avec les héritiers naturels.
Malgré le repos en terre savoyarde et les soins de ses médecins, il est emporté par
une maladie de cœur et une pleurésie, et décède le 11 Juillet 1871. Selon ses vœux, il
sera inhumé à Saint Jeoire sans aucune cérémonie officielle en raison de son option de
1860, mais la France a tenu à lui accorder en reconnaissance la cravate de
commandeur de la Légion d'Honneur N° 2533/53.
Son acte de décès fut signé par Monsieur le comte de la Fléchère, maire de la
commune, magistrat qui lui avait ravi son siège de député en 1857. En voici quelques
extraits :
«En présence de Monsieur Dufresne beau-frère du défunt, nous déclarons qu'hier
le 11 juillet, à une heure et dix minutes de l'après-midi, Monsieur Germain
Sommeiller, commandeur de la Légion d'Honneur, Grand cordon de l'ordre SS
Maurice et Lazare, décoré de l'ordre du Mérite de Savoie et de plusieurs autres,
membre de l'Académie florimontane depuis 1863, ingénieur en chef et directeur de la
Percée des Alpes, est décédé dans sa maison au bourg de Saint Jeoire».
Dès la fin juillet, les journaux locaux s'expriment :
- Le "Faucigny" écrit : «La Savoie peut s'enorgueillir d'avoir été la patrie de celui
qui, consacrant son intelligence à multiplier les rapports entre les nations, était un
véritable apôtre de la fraternité».
- Le "Quotidien des Alpes" ajoutait :
«Sa nature d'élite, son génie scientifique s'alliaient à la modestie, à la simplicité, et
à la franchise la plus grande».
Turin et la Savoie rendent hommage à Germain Sommeiller, personnalité
remarquable qui, avec son ingéniosité technique, a utilisé avec succès l'air comprimé
pour transporter l'énergie. L'Association pour l'Avenir de l'Ouvrier, fondée par
Garibaldi, lui décerne le diplôme de membre honoraire. Dans plusieurs villes, des
rues, des places portent le patronyme «Germain Sommeiller». Des monuments à son
effigie furent bâtis. Ainsi, le maire de Saint Jeoire lança une souscription qui allait
permettre la réalisation de la statue qui domine le centre de la cité, par Fabisch,
sculpteur français de premier plan.
289
Sur proposition du préfet Jules Philippe, l'Académie florimontane fit ériger à
Annecy une statue sculptée par Just Becquet, élève de Rude. Le monument fut
inauguré par Sadi Carnot en 1884. Après un périple dans la ville, il se trouve
maintenant dans le square qui côtoie le lycée baptisé "Lycée technique d'État Germain
Sommeiller" le 23 octobre 1964 par Louis Armand de l'Académie française et
promoteur du tunnel sous la Manche.
On peut aussi admirer un buste de Germain Sommeiller en gare de Modane.
Un tableau de Germain Sommeiller en pied ornera les salons de la mairie de Saint
Jeoire, tandis que celui peint par Mademoiselle Revon, pastel d'un modelé puissant, a
été donné au musée d'Annecy par l'Académie florimontane.
Grâce à la souscription des ouvriers italiens, Turin éleva un ouvrage d'architecture
formé de roches, à la gloire du tunnel du Fréjus et des trois ingénieurs Germain
Sommeiller, Grattoni et Grandis. Inauguré en 1879, le monument fut restauré en 2006
lors des Jeux olympiques de Turin.
Dernièrement en 2007, à l'occasion de l'évènement ferroviaire "Tunnellissimo" qui
s'est déroulé à l'entrée du tunnel à Modane, les responsables ont baptisé une
dérocteuse "La Sommeiller" en l'honneur de "l'innovateur originaire de la Savoie".
Les prédictions sur le caractère du jeune Germain Sommeiller par l'abbé Ducrey
apparaissent-elles ? Ce talentueux ingénieur à l'esprit inventif, ce travailleur acharné,
cet homme courtois, soucieux du bien-être de ses collaborateurs peut-il se résumer
dans cette phrase tirée d'une lettre envoyée à son ami Marin : «Les inventions
n'appartiennent pas vraiment à ceux qui ont émis la première idée et puis qui ensuite
l'abandonnent, mais à ceux qui ont su en tirer parti pour faire progresser la science et
la civilisation».
Peut-on conclure que l'éloge, paru dans la revue "L'Arte in Italia" de septembre
1871, évoque Germain Sommeiller comme une grande figure savoyarde ?
«Germain Sommeiller fut-il un grand artiste ?
Oui, il fut le sublime artiste du progrès
Oui, il fut le maître Michel Ange du Fréjus».
290
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
BIBLIOGRAPHIE
La grande aventure des chemins de fer par Alain Frerejean.
Germain Sommeiller, Héros de la science et grande figure savoyarde par Louis
Touvier.
Comte de Cavour, l'ingénieur Sommeiller et la houille blanche par V. Sylvestre
Fourneaux en Maurienne par M. Ratel, Membre des Amis du Mont Cenis,
ancien président du Centre routier du Fréjus.
Le tunnel ferroviaire du Fréjus par M. Ratel.
Actes du congrès des Sociétés savantes de Savoie de 2000.
L'ingénieur savoyard Germain Sommeiller 1815 – 1871 par J. Routier
Germain Sommeiller – Conférence de M. Louchet
Divers articles de la Revue savoisienne 1908 – 1939 – 1950 et 1962.
Histoire des tunnels et perforatrice Camille Ferroux
Saint Jeoire en Faucigny, de son origine à nos jours.
Viuz en Sallaz – Documents de l'exposition Germain Sommeiller
Etudes détaillées par M. Bonjean en 1871 (Médiathèque Chambéry)
Traforo delle Alpi relazione – 1863 - Ouvrage dédié par Germain Sommeiller
en hommage à la Société florimontane d'Annecy.
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Réponse de Daniel Chaubet,
Membre du Bureau de l’Académie
Madame,
Il y a un peu plus de vingt ans (je venais d’arriver à Chambéry), j’avais entendu un
distingué membre de notre Compagnie (depuis décédé) s’écrier : « Moi vivant,
aucune femme n’entrera à l’Académie ! ». Depuis, les choses ont évolué ; nous
comptons ici quelques représentants du sexe féminin et c’est certainement une bonne
chose. Mais, bien entendu, aucune n’a été élue en raison de cette appartenance, seuls
les mérites propres ont été pris en considération.
Je vous souhaite donc la bienvenue en ce lieu et je suis très honoré que vous m’ayez
choisi comme parrain. C’est, en effet, un honneur de recevoir un nouveau membre,
mais le choix ne suit pas toujours les règles de la logique...
L’Académie, vous le savez, est pluridisciplinaire, étant dite des Sciences, Belles
Lettres et Arts. Nous avons des littéraires, des scientifiques, des historiens, des
musiciens, etc., mais personne dans le domaine du social, ni, plus largement, dans
celui de la psychologie, discipline connexe que vous avez étudiée à l’Université de
Grenoble.
L’Académie a pensé que vous représenteriez dignement ce secteur ; votre élection est
amplement méritée par l’activité que vous avez déployée pendant plus de 35 années
dans le domaine du handicap, une activité qui vous valut, après l’Ordre National du
Mérite (vous en êtes porte-drapeau depuis 2004 et, depuis 2008, vice-présidente de la
section locale), d’être récemment décorée de la Légion d‘honneur.
Vous êtes également commandeur dans l’Ordre National des Palmes Académiques
depuis le 28 mars 2008, date à laquelle les insignes vous en ont été remis en
Préfecture.
Après toutes ces institutions, il était juste que l’Académie reconnût vos mérites et, en
son nom, je vous adresse, cher confrère 33, toutes mes félicitations.
Je rappelle (chez moi l’historien ne dort jamais que d’un œil !) que la Légion
d’honneur et les Palmes Académiques ont été créées par Napoléon Ier, respectivement
en 1802 et 1808. Il avait le souci de récompenser les citoyens méritants et on ne peut
que l’en approuver.
Mais là n’est pas le sujet aujourd’hui et j’ai donc ainsi accepté très volontiers de vous
33 J’utilise volontairement le neutre ; je me refuse à écrire « professeure » et autres
vocables de ce genre.
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servir de parrain, malgré des insuffisances dans les domaines qui étaient les vôtres.
Cependant les bibliothèques sont là pour se documenter et l’Internet est une source
inépuisable d’informations à qui veut et sait s’en servir.
Enfin, personne n’a le monopole du cœur et je puis donc parfaitement concevoir,
indépendamment d’une propension à se tourner vers les autres, combien il vous a
fallu de volonté et de compétences pour réussir et être efficace.
Efficace est bien le mot, car votre rôle a toujours été de venir effectivement en aide à
ceux que la nature et/ou les circonstances avaient handicapés. Venir en aide signifiait
non pas faire œuvre de charité (quoique la compassion ne doive jamais être absente),
mais développer les capacités intellectuelles et physiques de manière à permettre à
chacun de mener une vie aussi autonome que possible.
En bref, loin du rôle d’une « bonne âme »,ou d’une « dame d’œuvre ». Mais en disant
cela je ne dédaigne nullement tous ceux et celles qui se dévouent pour secourir les
misères, ou meubler la solitude des personnes âgées ; leur rôle est fort utile. Dans le
social, chacun doit avoir sa place.
Pour vous recevoir dignement, je devais donc m'informer un peu plus sur le handicap,
sur sa prise en charge au cours des âges et sur certaines caractéristiques anatomiques,
mes connaissances devant être vérifiées et complétées. Sur le nom même, j’ai trouvé
sur un site qu'il viendrait d’un jeu pratiqué en Angleterre au XVI e siècle, le hand in
cap, ou jeu du chapeau ; ce terme se trouve aussi dans certaines courses de chevaux.
L'Histoire nous apprend (je me suis reporté à mon Malet et Isaac, un manuel de
l’époque où les « pédagos » n’avaient pas encore massacré l’enseignement de cette
discipline) que les nouveau-nés mal formés de Sparte étaient aussitôt jetés dans un
gouffre du Taygète34. Dans certaines cités, on se contentait de les exposer ; plusieurs
mouraient, d’autres étaient utilisés par les mendiants. Au Moyen Age, les rois
admettaient auprès d’eux des infirmes, auxquels était dévolu un rôle de dérision.
Par la suite, les handicapés (du moins certains d’entre eux) furent pris en charge dans
des Hôtels-Dieu et par des congrégations religieuses. Mais ces initiatives conservaient
un caractère ségrégatif ; si la Cité ne supprimait pas le marginal, elle le maintenait à
distance.
Pendant longtemps ces catégories de populations (surtout ceux dont la handicap était
d’origine mentale) ont été considérées comme des monstres ; on constatait, c’était un
fait, qu’il y avait des individus dégénérés, des crétins, des idiots, des arriérés. On les
qualifiait de fous, on les mettait dans des asiles, ou les laissait à la charge de leurs
familles.
Chacun sait qu’il y a de nombreuses catégories de handicap.
Il y a d’abord le handicap physique. Il peut s’agir d’anomalies survenues à la
naissance, comme les personnes qui naissent avec un moignon au lieu d’un bras, de
34 Montagne du Péloponnèse, culminant à 2404 m au mont Taleton.
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déficients de l’audition avec parfois des troubles du langage, etc. ; on connaît à
Chambéry l’Institut qui, à Cognin, prend en charge les jeunes atteints de ces dernières
pathologies.
Cela peut concerner aussi des personnes victimes d’accidents, très souvent routiers.
Pour eux, il y a des hôpitaux spécialisés, comme celui de Garches.
On a fait beaucoup de progrès dans les prothèses depuis l’époque des jambes de bois.
On n’est plus à l’époque où Larrey et ses émules opéraient les blessés de la Grande
Armée avec une scie sur les champs de bataille ! Il n’y a pas si longtemps, une dame
âgée qui avait des problèmes avec son col du fémur était plus ou moins condamnée à
l’immobilité et, souvent après, décédait rapidement ; maintenant, avec de la volonté, il
y en a qui refont 1000 m. de dénivelé en montagne avec deux prothèses de hanche.
Récemment, un athlète sud-africain, Oscar Pistorius, muni de prothèses (très)
spéciales, a pu revendiquer le droit de concourir avec les valides ; il a même été admis
à participer aux championnats du monde 2011 en Corée. On peut évidemment
admirer et encourager les handicapés à faire du sport, tout en se posant des questions
sur la validité des compétitions entre athlètes qui ne souffriraient pas tous exactement
du même handicap... Juché sur ses « lames à ressorts », Pistorius ne court d’ailleurs
pas tout à fait comme un valide.
A propos de jambe de bois et d’exploit sportifs, je ne peux m’empêcher de rappeler
l’anecdote que nous conte dans Premier de Cordée de notre regretté confrère FrisonRoche, décédé fin 1999 35. L'alpiniste anglais G. W. Young, qui fit, entre autres
premières, celle du Grépon36 par le versant de la Mer de Glace (1911) s’était cassé la
jambe pendant la Première Guerre Mondiale, ce qui ne l’avait pas empêché de repartir
ensuite en montagne avec un pilon en bois, pour des courses moins difficiles certes.
Un jour, s’étant cassé ce pilon, son guide, le bergführer 37 Josef Knübel, revenu à
Chamonix, s’était alors adressé au Bureau des Guides pour faire réparer le membre
brisé et, à la stupéfaction de tous, au lieu d’un médecin, avait réclamé un bon
menuisier car, disait-il : « son jambe, il est en bois » !
Mais il est un autre domaine qui mérite toute notre attention et dans lequel, je crois,
vous vous êtes particulièrement investie, c’est celui des handicapés mentaux.
Le handicap mental a différentes causes et son expression est multiforme ; le
mongolisme est l’une des plus visibles et des plus connues du grand public. Ce terme
vient du fait que le faciès de ceux qui en sont atteints a des ressemblances avec celui
35 Page 219 de l’édition de luxe Guérin de 2009. La première édition de l’ouvrage
est de 1941.
36 3.482 m. ; dans les Aiguilles de Chamonix (massif du Mont-Blanc).
37 Guide de montagne. J. Knübel était originaire de Sankt Niklaus (St Nicolas),
village situé dans la vallée qui conduit à Zermatt, où l’on parle allemand ; d’où
l’emploi de ce terme germanique.
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des peuples originaires d'Asie Centrale. Longtemps on a ignoré sa cause, mais, en
1959, le professeur Lejeune et le Dr Marthe Gautier ont découvert qu’elle était
génétique . On parle aussi du syndrome de Down, le médecin anglais qui en avait
donné une description clinique assez complète en 1866.
Tout le monde a entendu parler des chromosomes même si, en général, on ne sait pas
très bien de quoi il s’agit. Pour faire simple, je dirai que ce sont des éléments
microscopiques, constitués d’ADN associé à des protéines et qui sont les éléments
porteurs de l’information génétique.
L’homme (ici bien entendu au sens latin homo, hominis et non pas vir, viri) possède
23 paires de chromosomes ; chez la plupart des mongoliens, il y a un chromosome
supplémentaire sur la 21 e paire, d’où le nom de trisomie 21 ; la trisomie peut aussi se
produire sur d’autres paires, comme la 13 e ou la 18 e , mais c’est moins courant.
Pendant longtemps les handicapés mentaux ont suscité une attitude de rejet. Mais
n’est-ce pas la réaction « instinctive » à l’égard de tout ce qui paraît différent, à ce qui
vous semble étranger ? Rappelons, par exemple, les réflexions du genre « ah le (la)
rouquin (e) qui fusent chez des enfants lorsque l’un(e) de leurs camarades de classe a
cette couleur de cheveux !
A quelques exceptions près (comme celles de Saint Vincent-de-Paul, saint François de
Sales et quelques autres), que vous avez citées dans votre communication du 19 mars
2008, les personnes (notamment les enfants) souffrant de handicaps mentaux (celles
que l’on appelait les « arriérées ») étaient méprisées, tenues à l’écart et il n’y avait pas
de structures pour les prendre en charge. L’aliénation était considérée comme une
délinquance de la raison et on avait tendance à penser que la responsabilité de la mère
était engagée. Une culpabilisation qui s’étendait à de nombreux domaines, si l’on
considère, par exemple, qu’à l’époque où la psychanalyse avait la prétention de tout
expliquer, l’autisme avait sa cause dans l’éducation (assurée par la mère). Avec le
développement des neurosciences, les mères ont été « dédouanées » et il est probable
qu’il s’agit d’un problème de développement du cerveau dû, au moins partiellement, à
une cause génétique.
En bref, il a fallu attendre longtemps pour que la prise en charge scolaire de
l’arriération commence à être faite par les Pouvoirs Publics. Vous nous avez donné ce
19 mars 2008 un panorama très complet des structures existantes et chacun pourra
relire votre exposé avec le plus grand profit 38.
En remontant à quelques décennies en arrière, on pourrait se rappeler, comme vous
l’avez également souligné, que les premières classes de perfectionnement remontent
à 1909 ; chacun pourra aussi se reporter à l’article de Mme Jacqueline Roca, qui
figure sur Internet et qui précise que la prise en charge scolaire a été codifiée par une
loi du 15 avril 1909. Cette loi intervenait peu après qu’Alfred Binet ait inventé son
échelle métrique de l’intelligence, le fameux QI, dont vous nous avez rappelé les
définitions.
38 Mémoires de l’Académie de Savoie, 8e série, Tome X, pp. 125-140.
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A côté des institutions officielles, évidemment nécessaires, on peut mentionner les
Fondations privées, comme la Fondation Anne de Gaulle, créée en 1945 à l’initiative
de l’épouse du Général, une fondation qui accueillait et accueille toujours des jeunes
filles handicapées mental. Anne de Gaulle, troisième enfant de Charles et Yvonne,
souffrait de trisomie 21 ; morte en 1948 à l’âge de 20 ans, elle était très atteinte et
n’avait commencé à marcher qu’à l’âge de 10 ans.
Mais si la trisomie 21 est un lourd handicap, il ne faut pas perdre espoir et faire
confiance à la recherche médicale. A titre d’exemple, un article paru récemment
montrait que l’administration d’un puissant antioxydant extrait du thé vert, nommé
EGCG, le gallate d’épigallocatéchine (des essais ont été faits sur l’homme), donnait
des effets tout à fait positifs sur la motricité et la mémoire et sans effets secondaires
indésirables.
Venons-en maintenant à votre parcours.
Vous êtes née le 22 mai 1936, à Saint-Julien-en Genevois, dans la « Hiaute », mais il
n’y a qu’une seule Savoie...Voici déjà une indication qui vous prédestinait à être ma
filleule. C’est en effet à Saint-Julien, ou tout à côté, qu’est né Jean Servion, le premier
des continuateurs de Cabaret et vous connaissez mon intérêt pour les premiers
chroniqueurs et historiens savoyards.
Vos parents et leurs ascendants étaient exploitants agricoles, ce qui montre leur
enracinement dans le terroir savoyard. Mais votre père, André-François Péray, ne se
contentait pas de faire valoir sa propriété. Membre du Conseil municipal de sa
commune, il s’intéressait à l’amélioration des conditions de vie des habitants,
œuvrant pour l’installation de l’eau courante et l’amélioration de l’hygiène dans les
étables.
Entre 5 et 12 ans vous avez fréquenté les écoles primaires de Péron et de Challex,
faisant le chemin (environ 2,5 km) à pied ; il n’y avait pas alors de cars de
ramassage ! Puis vous avez poursuivi (en internat, ne revenant chez vos parents
qu’aux vacances) vos études aux collèges d’Evian et de Thonon.
En 1955, vous avez passé votre baccalauréat Sciences Ex avec mention, à une époque
où les mentions étaient de « vraies » mentions ; maintenant le laxisme prévaut et plus
de la moitié des candidats obtiennent au moins la mention AB et il faut être
véritablement nul et/ou très paresseux pour ne pas obtenir le bac !
Vous auriez aimé être chimiste (autre élément qui vous destinait à être la filleule d’un
ingénieur), mais la santé fragile de votre mère rendra pour vous difficile une
continuation de vos études.
A 19 ans commence une longue carrière dans l’Education Nationale et par un poste
d’institutrice à Magland et à La Moranche, un hameau situé à 800 m. d’altitude.
Vous ne vous contenterez pas d’être une institutrice « classique » et votre altruisme
vous conduira, dès 1957, à œuvrer dans le milieu de l’enfance handicapée.
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De nombreuses étapes jalonnent ce parcours.
De 1957 à 1958, ce sera l’Institut médico-pédagogique de l’œuvre des Villages
d’enfants.
Puis, à Sallanches (1958-1963), vous ouvrez une classe de perfectionnement, avec des
élèves turbulents et difficiles ; vous parviendrez à créer un climat de confiance et à
donner à chacun le goût de l’effort, un élément évidemment indispensable à toute
réussite.
A Bonneville (1965-1969), vous créez le poste de psychologue scolaire de la
circonscription, qui réunissait sept cantons. A Annecy (1970-1972) vous ouvrez la
section Education spécialisée annexée au C.E.S. d’Evires à Annecy-le-Vieux. Enfin,
en 1972, rejoignant la capitale des anciens Etats de Savoie, vous êtes nommée
directrice de l’ENP de Chambéry, une ENP devenue l’EREA Amélie Gex 39, un
patronyme cher à tous les patoisants. Cette école recevait des enfants atteints de
« déficience intellectuelle moyenne » n’ayant pas acquis le niveau d’apprentissage de
la lecture et des enfants venant de milieux sociaux très déficitaires pour lesquels
l’internat était préconisé ; le personnel enseignant était aidé par des psychiatres et des
psychologues affectés à l’établissement.
Vous exercerez cette fonction jusqu’à votre départ en retraite en 1993.
Mais tout ceci vous avait amené à reprendre des études, car pour exercer des fonctions
dans le milieu de l’éducation spécialisée, il faut être formé. Vous obtiendrez
successivement un certificat d’aptitude à l’enseignement des arriérés (1961), un
diplôme de psychologie générale (1964) et un diplôme de psychologie scolaire
(1965), ces deux derniers à l’Université de Grenoble.
Entre 1963 et 1965 ce sera un stage de psychologie scolaire à Grenoble et, entre 1969
et 1970, vous suivez les cours de l’Institut de formation de Suresnes, ce qui vous
permettra d’obtenir le diplôme de directrice d’Etablissement spécialisé.
Tout en poursuivant vos activités dans l’Education Nationale, vous militez au sein de
diverses associations. Elles sont si nombreuses que je me contenterai d’en mentionner
les principales. Vous avez été membre du Conseil d’Administration de la M.G.E.N.40
et trésorière de l’association savoyarde pour le développement des jeunes enfants
handicapés.
Vous avez participé à la création de la section Savoie de l’APAJH (Association pour
Adultes et Jeunes Handicapés), assurant également des responsabilités au niveau
national de cette association, comme membre du conseil d’administration et du
Bureau national.
39 A ceux qui ne connaissent pas bien cet écrivain, voir notamment l’Histoire de la
Littérature savoyarde, le gros ouvrage de l’Académie de Savoie sorti en 2011.
40 Mutuelle Générale de l’Education Nationale.
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Les activités de l’APAJH sont multiples et vont de l’insertion en entreprise à l’accueil
des personnes malades mentales, à ceux qui souffrent d’affections spécifiques comme
les jeunes sourds, etc.
Dans tous ces organismes vous avez déployé une activité infatigable.
Vous avez été présidente de la section Savoie de l’AMOPA pendant seize années, une
autre occasion pour vous de déployer l’inlassable activité qui vous caractérise ; vous
avez organisé de nombreuses conférences et sorties culturelles, ainsi que le Congrès
international annuel de l’AMOPA41 en 2007 à Aix-les-Bains. Puis vous avez passé en
2008 le témoin des Congrès (le fameux « pichet ») aux Québecquois lors du
bicentenaire de l’Association et j’ai encore en mémoire tous les détails de cette belle
cérémonie.
En Savoie, c’est Yves Bonnel, également membre de notre Compagnie, qui a pris
votre succession, une succession difficile, mais qu’il assure avec beaucoup de brio et
une très grande compétence. Mais vous faites toujours partie du Bureau et je peux
témoigner du concours actif que vous continuez à apporter à la section.
Vous aimez la nature et vous êtes passionnée de musique, de théâtre et de lecture.
Vous vous intéressez à la civilisation indienne et à ses écrivains. Concernant ce pays,
je me permettrai de rappeler sa grande tradition mathématique, qui se traduit
actuellement par le grand nombre d’informaticiens formés chaque année. Et
n’oublions pas que c’est l’Inde qui a inventé le 0, une invention absolument capitale.
En 1975, vous avez épousé Roland Laville, cadre à la Société Industrielle des
Coussinets à Annecy, où il exerçait les fonctions d’ingénieur chef de service. Ancien
combattant, celui-ci est secrétaire départemental de l’Union des associations de sousofficiers de réserve de la Haute-Savoie, assurant la liaison avec l’Association des
officiers de réserve de la Haute-Savoie et le 27e BCA.
Vous avez choisi, pour votre discours de réception, de nous parler de Germain
Sommeiller. Ce n’est pas moi qui vous l’ai suggéré, mais c’est un nouveau
rapprochement avec votre ingénieur de parrain.
J’ai trouvé, à la Médiathèque de Chambéry, un petit article le concernant, où l’auteur
insistait sur le fait que la culture ne se limitait pas aux artistes et aux littéraires, mais il
y avait aussi les scientifiques. Il est sans doute plus difficile de comprendre ces
derniers, ceci nécessitant souvent des études préalables ; mais ce n’est pas une raison
pour laisser de côté la culture scientifique. L'ingénieur Sommeiller, dont vous venez
de nous retracer magistralement la vie et l'œuvre, faisait d'ailleurs appel à des
techniques classiques et aisément compréhensibles par tous. C'était un pionnier qui a
su faire preuve d'innovation. C'était un grand Savoyard qui mérite de ne pas tomber
dans l'oubli et on ne peut que vous remercier d'avoir pensé à lui. Certes, il y a des
rues Sommeiller à Chambéry et Annecy. Mais qui y fait référence ? Et je ne l'ai pas
41 Association des Membres de l’Ordre de Palmes Académiques.
298
trouvé dans mon grand Larousse encyclopédique en douze volumes, ni dans mon
Encyclopaedia Universalis en trente volumes 42 !
Vous avez su mettre en évidence aussi bien l'ingénieur que l'homme. L'ingénieur, car
le percement du Mont-Cenis doit véritablement être considéré comme une première
et, ce faisant, Sommeiller a ouvert une voie nouvelle 43. Ces termes, empruntés au
monde de l'alpinisme, s'appliquent à toute entreprise humaine. Et de même qu'il y a
en mathématiques des solutions élégantes ou laborieuses, Sommeiller, après des essais
compliqués de travaux effectués à la main, a su trouver des méthodes "élégantes" par
l'emploi de machines à air comprimé, qu'il a lui-même perfectionnées. Vous avez eu
raison, aussi, de souligner la qualité de son travail ; certes, la trigonométrie, science
qui traite des rapports entre distances et angles dans le triangle, est très ancienne, mais
trianguler dans des terrains montagneux difficiles est fort malaisé.
Vous n'avez pas manqué aussi de rappeler les qualités humaines de Sommeiller, un
homme généreux, attaché au bien-être de ses ouvriers et qui (ses parents étaient morts
très tôt) s'est longuement occupé de ses frères plus jeunes.
Et il y a encore bien davantage. Tout fait historique (un conflit, un traité diplomatique,
une œuvre littéraire, etc.) ne peut être isolé de son contexte et doit être rapporté à son
temps. En évoquant la vie de Germain Sommeiller, vous nous avez fait revivre une
époque où la réalité industrielle était très différente. Actuellement, nous avons des
(j'insiste sur le "des") ingénieurs, une multitude de techniciens en tous genre et des
ouvriers souvent très qualifiés qui n'ont rien à voir avec ceux d'il y a cent cinquante
ans; savoir conduire une machine à commande numérique nécessite des
connaissances et un savoir-faire importants.
A l'époque de Sommeiller, nous avions simplement un "M. l'Ingénieur" et un grand
nombre d'ouvriers généralement sans grandes qualifications. Beaucoup d'auteurs ont
rendu compte de la réalité industrielle de cette époque, certains, comme Jules Verne,
d'une manière agréable et facile à comprendre.
Vous avez aussi illustré un exemple montrant que les problèmes sont faits pour être
résolus et le seront, si on s'y attèle avec une volonté farouche.
On attribue au grand alpiniste anglais Charles Hudson, qui fit, entre autres, la
première ascension sans guides du Mont-Blanc en 1855, la phrase célèbre Where is a
will, there is a way ; là où il y a une volonté, il y a un chemin.
Confronté aux problèmes que présentait le percement de son tunnel, Sommeiller n'a
jamais renoncé. Cette histoire que vous venez de nous raconter, est un magnifique
exemple de ce que l'homme (homo, hominis, toujours bien sûr) peut réaliser, quand il
en a la volonté (et les capacités bien évidemment).
42 Ni alphabétiquement, ni dans le très long article "Tunnels".
43 D'autres grands tunnels suivront et notamment le Saint-Gothard dès 1872.
299
Cher confrère, vous avez fait l’essentiel de votre carrière dans le département de la
Savoie, mais vous êtes née dans la « Hiaute » et habitez Annecy. Permettez à un
Parisien, qui a choisi de prendre sa retraite à Chambéry, mais qui a depuis fort
longtemps des attaches à Chamonix de dire que vous êtes le symbole de l’union de
nos deux départements, tous deux peuplés de Savoyards issus de l’ancien duché.
Après la mort de Rodolphe de Bourgogne en 1032, les comtes de Savoie et les comtes
de Genève furent souvent en conflit, mais cela prit fin lorsque tout fut rassemblé en
1401 sous le sceptre de la Maison de Savoie, suite à la cession du Genevois à Amédée
VIII par son ancien précepteur Odon de Villars ; une convention définitivement
ratifiée par l’Empereur en 1423.
Chambéry et Annecy sont deux capitales d’importance voisine et pourvues toutes
deux d’une Académie membre de la Conférence Nationale des Académies. La
« Hiaute » possède le Mont-Blanc, mais on a calculé que si on arasait toutes les
montagnes en comblant les intervalles, l’altitude moyenne de la Savoie serait
supérieure à celle de la Haute-Savoie.
Vous étiez déjà membre effectif de le Florimontane. Paraphrasant Paul Guichonnet
recevant Catherine Santschi, je dirai que vous êtes maintenant une académicienne
savoyarde in utroque 44 et, selon la formule, nous vous souhaitons de demeurer parmi
nous ad multos annos.
Je terminerai mes propos avec ces deux citations rappelant que le latin est notre
commune langue de culture, que nous soyons littéraires ou scientifiques. C'est
d'ailleurs dans cette langue qu'un très grand savant, Isaac Newton, a écrit son œuvre
maîtresse, ses Principia Mathematica.
Daniel Chaubet
44 D'un côté et de l'autre.
300
Discours de réception de Mme Antonella Amatuzzi
premier juin 2012
La langue française en Savoie au XVIe siècle : défense et illustration
chez Claude de Seyssel, Marc-Claude de Buttet et Claude Mermet
M. le Président, Mesdames, Messieurs,
Nous nous retrouvons aujourd’hui dans cette salle, siège de l’Académie de
Savoie, entourés d’ouvrages anciens qui nous transmettent l’histoire et la culture
savoyardes. Mais, depuis quelque temps, il existe un ouvrage qui représente une
somme de tout le patrimoine littéraire de la Savoie, le volume sur l’Histoire de la
Littérature Savoyarde dirigé par M. Louis Terreaux (Montmélian, La Fontaine de
Siloé, 2011). Depuis sa parution, il est devenu pour moi un outil précieux dont je me
sers souvent de référence.
C’est pour rendre hommage à cette entreprise méritoire que j’ai décidé d’en
faire mon point de repère pour ce discours de réception. Comment ? Tout simplement
en le consultant de manière transversale et avec un certain regard d’ensemble, en le
questionnant sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur, un sujet privilégié par
toute l’équipe qui a travaillé et qui travaille à l’Université de Turin suivant les
enseignements de notre regretté confrère Gianni. Mombello : les relations culturelles
entre les anciens États de Savoie et la France, étudiées dans une période comprise
entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle, selon une perspective linguistique et
historique.
Or, ce volume sur la littérature savoyarde, qui déborde un cadre purement
littéraire, réserve une juste place aux auteurs qui ont affronté de manière explicite et
en tant que spécialistes des problématiques spécifiquement linguistiques.
Pour l’époque dont nous nous occupons, la personnalité qui émerge
dessus de toutes est évidemment Claude Favre de Vaugelas, qui s’est illustré en
que lexicographe dans l’élaboration du Dictionnaire de l’Académie et, en tant
grammairien, avec ses Remarques sur la langue française, en donnant
contribution fondamentale pour la codification du français classique.
autant
que
une
301
Mais à la lecture du volume nous découvrons également que d’autres
Savoyards, tout en se signalant dans des domaines disparates, se sont penchés sur la
question de la diffusion et du rôle du français dans le duché et ont formulé des
réflexions sur l’importance du facteur linguistique dans la formation de l’identité
culturelle du peuple savoyard.
Il est sans doute audacieux d’affirmer que les Savoyards ont une propension
hors du commun pour les problèmes linguistiques, même s’il faut constater avec
surprise et fierté qu’en 1635, parmi les premiers membres de l’Académie française,
vouée à « donner des règles certaines la langue française et à la rendre pure, éloquente
et capable de traiter les arts et les sciences. » (Article 24 des statuts) siégeaient trois
ressortissants de la Bresse récemment devenue française : le mathématicien Claude
Gaspard Bachet de Méziriac, Nicolas Faret, secrétaire d’Henri de Lorraine comte
d’Harcourt et Claude Favre de Vaugelas.
Ce qu’on peut dire sans risque de démenti est que la complexité linguistique
du duché a dû affiner la sensibilité des Savoyards envers ces thématiques.
Rappelons brièvement que les territoires de la Savoie proprement dite, de la
Bresse, du Bugey, du Pays de Vaud et de la Vallée d’Aoste, faisaient partie du
domaine linguistique francoprovençal. Cette langue, s’étendant sur une aire
géographique mal délimitée qui va approximativement de Fribourg en Suisse aux
Monts du Forez et du sud du Jura à Romans dans la Drôme actuelle, n’a jamais
correspondu à un état organisé et ne s’est jamais imposée comme langue nationale,
faute d’une autorité politiquement et géographiquement stable en mesure d’établir et
de faire ressortir la spécificité linguistique et culturelle de cette région 45.
C’est donc le français, et non pas le francoprovençal, qui a concurrencé le
latin dès le milieu du XIIIe siècle. Cette francisation précoce est témoignée par le fait
que la langue littéraire de la Savoie est, dès l’origine, la langue d’oïl. Comme l’a écrit
45 Sur le francoprovençal cf. entre autre G. Tuaillon, “Le Francoprovençal. Progrès
d’une définition”, Travaux de linguistique et de littérature, X, 1, 1972, pp. 293-339;
Idem, La littérature en francoprovençal avant 1700, Grenoble, Ellug, Université
Stendhal, 2001 ; Ernest Schüle, “Histoire et évolution des parlers francoprovençaux
d’Italie”, Atti del Convegno Internazionale di Torino, 12-14 aprile 1976, a cura di G.
CLIVIO e G. GASCA QUEIRAZZA, Torino, Centro Studi Piemontesi, 1978, pp. 127140 ; P. Gardette, “Le franco-provençal, son histoire, ses origines”, in Actes du 5e
congrès international de langue et littérature d’oc et d’études franco-provençales,
Nice, 6-12 septembre 1967, Paris, Les Belles Lettres, 1974, pp. 294-305 ; G. Tuaillon,
Le Francoprovençal, Quart, Musumeci, 2007 ;
Huit siècles de littérature
francoprovençale et occitane en Rhône-Alpes, morceaux choisis réunis par J.-B.
Martin et J.-C. Rixte, Lyon, EMCC, 2010.
46 Histoire en Savoie, 117, 1995 (Aspects de la littérature savoyarde), pp. 2.
302
Louis Terreaux dans un numéro thématique de Histoire en Savoie, consacré à la
littérature savoyarde :
« C’est une évidence que la Savoie est de langue française. Elle l’est dès le
départ. Le francoprovençal n’est pas parvenu à dominer en tant que langue
de culture, faute d’une capitale politique. Lyon et Genève n’ont pas réussi
au temps des Burgondes à prendre durablement la tête d’un état qui aurait
développé une culture propre46. »
Quant aux territoires du duché de Savoie situés sur le versant italien des
Alpes, ils utilisaient, eux, une multitude de patois gallo-italiques, dépourvus de
dignité littéraire, et un italien (toscan) hésitant et, bien qu’à l’époque des guerres
d’Italie, la politique expansionniste française se soit accompagnée de tentatives
d’imposition de la culture et de la langue française dans toute la péninsule, au
Piémont cet effort de francisation resta sans succès et l’identité des Piémontais ne
s’est jamais vraiment bâtie autour du français : leur destin historique, qui coïncidait
avec celui de la maison de Savoie, était de se tourner vers l’Italie.
Depuis l’abandon du latin donc les deux idiomes qui ont été imposés
politiquement au Piémont et à la Savoie, respectivement l’italien et le français, étaient
étrangers aux usages langagiers des populations, qui s’exprimaient dans des dialectes
fort différenciés, et ils n’ont pu représenter un élément catalyseur et constitutif d’une
identité commune des deux côtés des Alpes.
Compte tenu d’une telle mosaïque de langues, l’élément linguistique a représenté
inévitablement pour le duché un sujet très délicat, qui a dû être pris en compte à
plusieurs moments de l’histoire en devenant souvent un argument politique de
premier ordre.
En 1601, par exemple, lors du Traité de Lyon, le fait que la population
bressane parle français est évoqué par Henri IV pour légitimer sa décision de rattacher
cette province à la France.
Accueillant les représentants de ses nouveaux sujets bressans en 1601, le roi
aurait prononcé les mots suivants :
« Il estoit raisonnable que puisque vous parlez naturellement François,
vous fussiez subiects à un Roy de France. Je veux bien que la langue
Espagnole demeure à l’Espagnol, l’Allemande à l’Allemand, mais toute la
Françoise doit estre à moy47. »
47 Ce passage a été rapporté pour la première fois par Pierre Matthieu, Histoire de
France et des choses memorables advenues aux provinces estrangeres durant sept
années de paix du règne de Henri III, Paris, Métayer, 1605, t. II, livre 4, ff. 59 r. et v..
303
La critique récente48 s’accorde à considérer cette phrase, dans laquelle on a
cru voir au XIXe siècle un des premiers exemples de la doctrine de la nationalité 49,
comme une propagande de la part d’Henri IV et non pas comme la preuve de la prise
de conscience qu’il existe une relation fondamentale et substantielle entre une langue
et un territoire ; mais elle atteste néanmoins clairement que la langue française était
bien maîtrisée des élites bressanes et qu’elle représentait une composante de leur
identité culturelle.
Un autre témoignage le confirme. Le même Henri IV, qui n’était jamais
parvenu à effacer son accent béarnais, avait été sensible, l’année précédente, au
naturel avec lequel s’exprimait en français l’Ambassadeur bressan du duc de Savoie,
Berliet, qui raconte l’épisode :
« Puis [le roi] me demanda si j’estois savoysien, me disant qu’à la langue il
m’eust tenu par François. Je luy répond que de nature j’estois savoysien de
la province de Bresse, mais que de mon inclination et volonté j’estois
premierement savoysien mais puis François50. »
J’arrêterai aujourd’hui mon attention plus particulièrement sur le XVIe siècle
et j’étudierai le lien indissoluble existant entre la langue française et le territoire
savoyard chez trois érudits du pays : Claude de Seyssel, Marc-Claude Buttet et
Claude Mermet.
Le XVIe siècle, époque où on assiste en Europe à l’essor des états nationaux
et l’éveil de la conscience culturelle et linguistique des peuples, est une période
fondamentale et de grande effervescence dans l’histoire du français, qui cherchait
encore à acquérir une dignité propre. En France des poètes et érudits œuvrent pour
enrichir la langue
française, pour démontrer ses qualités et pour en justifier
l’utilisation dans tous les domaines du savoir (cf. par exemple Joachim Du Bellay, La
deffence, et illustration de la langue françoyse, [par I.D.B.A Paris, Arnoul L’Angelier,
1549], édition et dossier critiques par Jean-Charles Monferran, Genève, Droz, 2001).
48 R. Beck et D. Turrel, “Langue et nationalité : sur la fortune d’une phrase d’Henri
IV”, Cahiers d’histoire, 46, 2-2001, pp. 267-286.
49 A. Longnon, La formation de l’unité française, Paris, Picard, 1922, p. 325 : “c’est
la première fois que la doctrine des nationalités a été posée avec netteté”.
50 Relacion de l’audience que j’ay eue de ceste majesté le 19 de mars 1600 en
présence de Monseigneur Betton ambassadeur ordinaire de vostre altesse. Texte
transcrit pas Jules Baux dans Mémoires historiques de la ville de Bourg, extraits des
registres municipaux de l’hôtel de ville de 1536 à 1789, tome 3, de 1594 à 1605,
Bourg, Martin-Bottier, 1870, pp. 86-90.
304
De la même manière dans les états de la Maison de Savoie, qui subissent
l’occupation française de 1535 jusqu’au traité de Cateau-Cambrésis de 1589, des
auteurs et intellectuels se confrontent avec le problème du développement du
vernaculaire et de son rapport avec les parlers locaux et se battent pour défendre
l’emploi du français dans le duché.
La première personnalité que j’évoquerai est Claude de Seyssel, né à Aix les
Bains en 1450 et mort à Turin en 1520 51, bien connu comme prélat de cour,
diplomate, épistolier, historien, théologien. Il fut enseignant, maître de requêtes de
Louis XII, évêque de Marseille de 1511 à 1517 et archevêque de Turin de 1517 à sa
mort. Il eut également une activité de traducteur des œuvres de l’Antiquité classique
dont il est fait mention dans l’Histoire de la Littérature Savoyarde à la page 100.
C’est justement dans la préface à sa traduction des Histoires de l’historien
romain Justin (qu’il traduisit en 1509, mais qui fut publiée pour la première fois en
1559 par Michel de Vascosan, à Paris) qu’il propose son éloge du français en tant
qu’idiome constituant le reflet parfait de la gloire de la monarchie des deux côtés des
Alpes et dans l’Europe entière.
Les préfaces des traductions en français rédigées aux XVe et XVIe siècle sont
souvent très instructives, fournissant des observations très intéressantes quant au
statut de la langue française, et constituant parfois de véritables apologies de son
emploi. L’Université de Turin et l’Université de Savoie collaborent en ce moment
dans un projet intitulé ‘Babel’, concernant l’émergence du vernaculaire en Europe,
qui a comme objectif de mettre à disposition sur une banque de données informatique
des documents concernant le développement des langues vulgaires en Europe depuis
leur apparition jusqu’à la fin du XVIIe siècle, dans une perspective multilinguistique
et multidisciplinaire (histoire juridique, histoire littéraire, sciences, musicologie,
religion) et une section est expressément consacrée aux préfaces des traductions,
représentant la première phase dans la construction d’une nouvelle langue française
capable d’incarner l’identité nationale.
Et effectivement, en présentant au roi Louis XII sa traduction, Claude de Seyssel fait
un plaidoyer important en faveur du français dans lequel il souligne qu’il existe une
relation étroite, connaturelle, entre patrie, langue et politique.
Il a recours à l’histoire et, se basant sur l’exemple de l’empire romain, il montre que
l’impérialisme territorial n’est rien sans l’impérialisme linguistique, car la langue
appuie la puissance du royaume et a la force de maintenir le pouvoir au- delà des
armes et des institutions.
51 Sur lui cf. R. A. Boone, War, domination, and the " Monarchy of France ": Claude
de Seyssel and the language of politics in the Renaissance, Leiden, Boston, Brill,
2007 et Claude de Seyssel : écrire l'histoire, penser le politique en France, à l'aube
des temps modernes, sous la direction de P. Eichel-Lojkine, Rennes, Presses de
l’Université de Rennes, 2010.
305
Il écrit :
« Le peuple et les princes romains tenans la monarchie du monde, tres
Chrestien et tres victorieux Roy, qui à rien tant ne taschoyent qu’à icelle
perpetuer et rendre eternelle, ne trouverent autre moyen plus certain ne plus
seur pour ce faire, que de magnifier, enrichir et sublimer leur langue latine,
qui du commencement de leur empire estoit bien maigre et bien rude, et
aprés de la communiquer aux païs et provinces et peuples par eux conquis,
ensemble leurs loix romaines couchees en icelle, de laquelle lesdites
provinces, peuples et païs n’avoyent pour lors aucune cognoissance »
et un peu plus loin :
« Et par ainsi la majesté d’icelui empire et de celle tres grande monarchie n’a
esté conservée, sinon en usance et auctorité de la langue latine. »
La langue est donc l’instrument et la marque de la domination politique. Au
transfert de la puissance politique (translatio imperii) s’accompagne nécessairement
le transfert de la capacité culturelle (translatio studii) et l’étendue d’une langue
constitue la mesure de l’ autorité de la nation qui la parle.
Les états peuvent et doivent réglementer les pratiques linguistiques de leurs
sujets, car cela représente un acte hautement politique.
Il continue ainsi en se félicitant qu’à une époque plus récente la langue
française ait été exportée avec succès en Angleterre par Guillaume le Conquérant en
tant qu’outil fondamental dans la fondation et la perpétuation de la royauté
dynastique.
« Et sans nommer plusieurs autres anciens conquereurs, qui ont communiqué
leur langue et leurs loix aux gens et païs par eux conquis, l’on voit
aujourd’huy par experience, comme le Duc Guillaume de Normandie,
bastard de France, qui fut un tres sage et tres vaillant Prince, et le premier de
celle race, qui conquit le royaume d’Angleterre, et le voulant perpetuer en sa
lignee et nation, bailla aux Anglois par escrit les loix normandes au langage
mesme de Normandie, dont ils usent encore à present, comme j’ay veu estant
là envoyé de par vous. »
Dans son raisonnement, langue et justice « loix » sont envisagées
conjointement, ce qui ne fait que raffermir le rôle administratif et diplomatique de la
langue.
Mais il va plus loin et, s’adressant directement au roi Louis XII, dans un
passage suivant il note orgueilleusement que les conquêtes françaises en Italie ont
largement diffusé l’emploi du français dans les régions de la péninsule. En particulier
il affirme que la présence des Orléans à Asti et des Savoie au Piémont y a favorisé la
propagation de la langue et des habitudes françaises.
306
Voici ses mots :
« Car premierement par le moyen des grandes et glorieuses conquestes qu’avez
faites en Italie, n’y a quartier maintenant en icelle où le langage François ne
soit entendu par la pluspart des gens : tellement que là ou les Italiens
reputoyent jadis le François barbares tant en meurs qu’en langage, à present
s’entrentendent sans truchement les uns les autres ; et si s’adaptent les Italiens,
tant ceux qui sont soubs vostre obeissance que plusieurs autres, aux
habillemens et manier de vivre de France. Et par continuation sera quasi tout
une mesme façon, ainsi que l’on voit de ceux d’Astisane et de tout Piedmont,
lesquels au moyen de ce qu’ils ont de long temps esté soubs la seigneurie et
obeïssance de vous et de voz predecesseurs ducs d’Orleans, ceux d’Ast et ceux
de Piedmont, des Princes de Savoye, qui vivoyent et vivent à la françoise, ne
sont pas grandement differés de la forme de vivre de France : et si entendent le
langage tout ainsi que leur propre, et le parlent la pluspart d’eux. »
Or nous savons que cette vision est peu réaliste et que l’influence française
en Italie est surestimée par Seyssel qui l’exagère au profit de ses exigences
argumentatives.
Christiane Marchello Nizia soutient qu’au cours du XIVe et du XVe siècle déjà
l’influence linguistique française est nettement en recul au Piémont 52. En plus,
l’analyse linguistique de l’un des plus anciens textes dramatiques piémontais,
remontant à la fin du XV e siècle, la Passione di Revello, prouve qu’il n’a pas été
contaminé par le français.
D’ailleurs, on a pu observer que dès la fin du Moyen Âge les productions
littéraires en cette langue sont épisodiques au Piémont et que les quelques Piémontais
qui manient le français avec aisance le font dans des circonstances biographiques
particulières et non pas parce qu’il était le moyen d’expression culturelle courant.
Le Chevalier Errant de Thomas III d’Aleran, marquis de Saluces, est sans
doute le texte piémontais d’expression française le plus intéressant 53. Il s’agit d’un
52 Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles, Paris, Nathan, 1997, p.
50 : “Déjà à cette époque [la fin du XIVe] l’influence toscane se fait sentir : on joue
des pièces de théâtre en toscan mêlé de piémontais, et le public comprend”.
“La Passione di Revello”. Sacra rappresentazione quattrocentesca di ignoto
piemontese, edizione con introduzione e note critiche a cura di A. Cornagliotti,
Torino, Centro Studi Piemontesi, 1976, p. LXXV: “L’elemento francese non è
presente in misura maggiore che in altri testi toscani e settentrionali del tempo per i
quali non sia sospettabile una influenza transalpina diretta”.
54 Il existe une édition par M. J. Ward : A critical edition of Thomas III marquis of
Saluzzo’s Le livre du Chevalier Errant, Ann Arbour, UMI, 1988, une traduction en
français moderne par D. Chaubet : Thomas d’Aleran, Le Chevalier Errant,
307
vaste roman allégorique du début du XVe siècle, qui évoque événements, ouvrages et
aspects de la vie parisienne de la fin du siècle précédent mais, comme l’écrit
Alessandro Vitale Brovarone « non è da vedersi quale sintomo di una tradizione
francografa precedente, così come non risulta che abbia stimolato il formarsi di una
consistente tradizione successiva »54.
Quelques intellectuels d’Asti, ville et comté piémontais sous la seigneurie de
la Maison d’Orléans de 1387 à 1529, ont eu, il est vrai, des rapports privilégiés avec
la culture transalpine et se sont parfois servis de la langue française.
Le plus fécond est Giovan Giorgio Alione, issu d’une ancienne famille de
marchands et banquiers, né entre 1460 et 1470, qui insère vingt poèmes en français,
pour un total de dix-sept cent six vers, dans ses Opera Jocunda, comprenant des
écrits en latin et en italien et une comédie et neuf farces en dialecte astesan où en
réalité plusieurs codes linguistiques se superposent 55.
Nous pouvons mentionner également Giovanni Nevizzano, né à Buttigliera,
près d’Asti, et mort à Turin en 1540, dont l’œuvre est imprégnée de culture française.
Moncalieri, CIRVI (Cahiers de Civilisation Alpine, 15), 2001 et une édition avec
version italienne : Il libro del Cavaliere errante (BnF ms. fr. 12559), a cura di M.
Piccat, Saluzzo, Fondazione Cassa di Risparmio di Saluzzo, Boves, Araba Fenice,
2008. A. M. FINOLI a consacré sept études au Chevalier Errant, réunies dans le volume Prose
di romanzi, Raccolta di studi, Milano, LED – Edizioni universitarie di Lettere Economia
Diritto, 2001, pp. 69-161. Cfr. aussi Immagini e miti nello Chevalier Errant di Tommaso III di
Saluzzo, Atti del Convegno, Torino, Archivio di Stato, 27 settembre 2008, “Bollettino della
Società per gli Studi Storici, Archeologici ed Artistici della Provincia di Cuneo”, n. 139, 2008 et
A. CORNAGLIOTTI, Le tre ‘matières’ nello Chevalier Errant di Tommaso III di Saluzzo, in “Studi
Piemontesi”, XVIII, 1989, pp. 3-24.
55 A. Vitale Brovarone, “Diffusione e testi letterari francesi nel Piemonte fra ‘400 e
‘500”, in Piemonte e Italia. Storia di un confronto linguistico, Torino, Centro Studi
Piemontesi, 1984, pp. 132-146 (la citation est à la p. 134).
56 Les Opera Jocunda parurent à Asti en mars 1521 chez l’éditeur d’origine
milanaise Francesco de Silva. Les poèmes français furent publiés séparément pour la
première fois en 1836 : Poésies françoises de J.-G. Alione (d’Asti) composées de 1494
à 1520, avec notice biographique et bibliographique par J.-Ch Brunet, Paris,
Silvestre, 1836. Sur la production en français d’Alione cf. plus particulièrement Y.
Giraud,“Pour relire Alione, poète français du Piémont” in L’Aube de la Renaissance,
Études réunies par D. Cecchetti, L. Sozzi, L. Terreaux pour le dixième anniversaire de
la disparition de Franco Simone, Genève, 1991, pp. 137-148 et G. Mombello, “Quatre
poèmes à la vierge de Giovan Giorgio Alione”, L’analisi linguistica e letteraria, 2000,
pp. 65-106. Cf. aussi C. Giacomino, “La lingua dell’Alione”, Archivio glottologico
italiano, XV, 1899-1901, pp. 403-448; M. Chiesa, “G. G. Alione e la cultura dell’Italia
settentrionale”, Studi Piemontesi, VIII, 1979, pp. 291-303
308
Ce juriste, professeur à l’Université de Turin, a écrit en latin la Sylva nuptialis56,
ouvrage très dense qui traite des sujets les plus variés, dans lequel la culture française
en langue vernaculaire est présente par le biais d’une multitude de citations tirées de
juristes, de poètes, de proverbes français. Toutefois Gianni Mombello, à qui on doit
plusieurs études sur ces auteurs piémontais francisants, soutient que :
« sebbene in Nevizzano vi sia un atteggiamento filofrancese, questa sua opera
attesta anche l’acuta consapevolezza della sua italianità. […] La simpatia
tradizionale per i Francesi, del tutto ovvia per un Astigiano, non gli impedisce di
cogliere non solo la diversità ma anche l’italianità del paese in cui era nato ed
operava. I sentimenti cui Nevizzano dà voce nel suo libro attestano che esisteva
una persuasione sorda, forse non ancora generalizzata ma precisa, […] che il
paese aveva una sua personalità 57».
Bref, si le français était la langue officielle du duché, langue de la cour et de
l’aristocratie, celle des actes publics et notariaux et celle des sermons dans les églises,
si les intellectuels piémontais conservaient des liens étroits avec la culture
transalpine, la réalité était bien différente pour la plupart de la population qui
connaissait et pratiquait très peu et très mal cet idiome qu’elle ressentait comme
étranger.
D’ailleurs, les documents officiels le témoignent. Si en effet l’édit de Nice du
11 février 1560 ne précise pas encore quel ‘langage vulgaire’ est imposé dans le
duché :
« Sans ce que soubs prétexte d’une obscurité de langage, le pauvre Peuple
soit induement travaillé, avons par l’advis et délibération des gens de notre
Conseil statué et ordonné, statuons et ordonnons, que tant en nôtre dit
Sénat de Savoye, qu’en tous autres tribunaux, et jurisdiction de nos pays,
tous procès et procèdures, enquestes, sentences et arrests en toutes matières
civiles et criminelles, seront faites et prononcées en langage vulgaire, et le
57 Editée en 1518 à Asti par Francesco Silva, et enrichie lors des éditions de 1523 et
1534.
58 “Lingua e cultura francese durante l’occupazione”, in G. Ricuperati (a cura di)
Storia di Torino, vol. III : Dalla dominazione francese alla ricomposizione dello stato
(1536-1630), Torino, Einaudi, 1998, pp. 59-106 (citation aux pp. 72-73). Sur la Sylva
nuptialis cf. aussi G. Mombello “Reflets de la culture française dans l’œuvre d’un
juriste astesan : la Sylva nuptialis de Giovanni Nevizzano”, Studi Francesi, 116, 1995,
pp. 213-239 et Idem, “Reflets de la culture française dans l’œuvre d’un juriste astesan
du début du XVIe siècle : la Sylva nuptialis de Giovanni Nevizzano” in Et c’est la fin
pour quoy sommes ensemble. Hommage à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993,
tome III, pp. 991-1008.
309
plus clairement que faire se pourra58 ».
Un édit émanant d’Emmanuel Philibert et daté du 22 septembre 1561 explique:
« Comme ayons par cy devant advisé avec participation de ceux de notre
Conseil d’état être chose fort nécessaire et profitable pour le bien et
commodité de nos sujets et pays, faire accoutumer et user en tous affaires,
tant de justice, que autres, la langue vulgaire ,
chaque province la sienne, et ayons sur ce fait dresser ordonnances et
statuts par lesquelles nos dits sujets puissent mieux savoir et entendre notre
intention et volonté59 ».
S’agissait-il de la simple constatation d’une situation effectivement présente,
et donc d’un acte administratif peu significatif, comme le croit André Perret 60, ou
plutôt d’une politique linguistique délibérée de la part du duc comme le soutient
Claudio Marazzini déclarant :
« ritengo che i provvedimenti emanati non fossero una sorta di presa d’atto
di una situazione ormai chiaramente ed autonomamente sviluppatasi verso
il volgare di tipo toscano, ma anzi costituissero una spinta decisiva per la
diffusione dell’italiano in Piemonte61? »
La question n’est pas résolue62. Toujours est-il que ces dispositions
59 F. A. Duboin, Raccolta per ordine di materie e delle leggi, editti, ecc. della Real
Casa di Savoia, Torino, Picco, 1826-1868, vol. III, 1826, pp. 317-319.
60 Ibidem, vol. 5, p. 844, reproduit par C. Marazzini, Il Piemonte e la Valle d’Aosta,
Torino, Utet libreria, 1991, pp. 172-173.
61 “L’usage des langues latine et française en Savoie d’après des documents et des
textes littéraires du Moyen Âge et de la Renaissance”, in Histoire linguistique de la
Vallée d’Aoste du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Actes du séminaire de Saint-Pierre 1617-18 mai 1983, Centre d’études francoprovençales René Willien de Saint Nicolas,
Région Autonome de la Vallée d’Aoste, Assessorat à l’Instruction publique, 1985, pp.
44-45 : “Les comtes puis les ducs qui se trouvèrent à la tête d’un état où plusieurs
langues étaient en usage observèrent le respect le plus absolu des habitudes locales.
Le français ne fut pas imposé au Piémont lorsque la capitale était Chambéry et
l’italien ne sera pas davantage imposé aux populations des domaines où le français
était en usage, lorsque la capitale sera fixée à Turin ”.
62 Piemonte e Valle d’Aosta,cit., p. 38.
63 Dans un article de 2003 Paul Cohen soutient par exemple que « Villers-Cotterêt
est une mémoire « inventée », façonnée au XVIe siècle à partir de topoi humanistes et
de références à l’histoire antique bien connues, et érigée au XVIIe siècle en tant que
310
constituent un tournant déterminant dans le processus d’italianisation non seulement
linguistique mais également culturel. Le fait que, pour la première fois, on encourage
de manière officielle l’emploi de l’italien et que la population est contrainte de mieux
connaître la langue italienne, n’a pas du tout favorisé le développement d’une identité
culturelle commune entre la Savoie et le Piémont, mais au contraire a creusé un fossé
de plus en plus profond.
Comme l’écrit Louis Terreaux (Histoire de la Littérature Savoyarde, p. 18)
Emmanuel Philibert « aurait pu obliger ses états à se soumettre au bilinguisme ». Il ne
l’a pas fait. Paradoxalement donc le Piémont a été coupé de la civilisation de la
France au moment même où il en subissait la domination politique et le duché de
Savoie n’a pas su profiter de sa position stratégique pour jouer un rôle de médiateur
culturel à l’époque où l’italianisme se diffusait en France.
Mais revenons à la préface de Claude de Seyssel, qui poursuit avec une
louange du roi Louis XII qui a donné de l’essor au français grâce à ses exploits
militaires, avec des contacts avec d’autres civilisations et à travers une opération
culturelle insigne qui a promu la traduction d’ouvrages grecs et latins pour faire du
français une langue savante, pratiquée et admirée partout en Europe et surtout pouvant
être adoptée dans tous les domaines du savoir :
« Aussi est la langue françoise moult publiee en plusieurs autres provinces et
nations d’Europe, pour la continuelle communication que les princes et
peuples d’icelle ont avec eux et voz sujets, plus grande beaucoup qu’ils n’ont
eue bien long temps avant. D’autre part aussi par l’autre moyen plus exquis,
et qui plus fait à louer, vous travaillez à enrichir et magnifier la langue
françoise : c’est que les livres et traitez qui ont esté faits et couchez en
langage Grec ou Latin, vous mettez peine de les faire translater en françois,
ce que plusieurs de voz predecesseurs et autres Princes du sang et de la
langue de France ont commencé de faire, ausquels sans doute, la nation
françoise est moult tenue. Car par ce moyen ceux qui n’ont aucune notice de
la langue latine, peuvent entendre plusieurs choses bonnes et hautes, soit en
la saincte escriture, en philosophie morale, en medecine, ou en histoire, dont
n’auroyent aucune cognoissance sans cela ».
Selon Seyssel, c’est précisément à travers un contact étroit et un échange
continu avec les langues classiques que le français peut acquérir éclat et célébrité. Il
explique sa méthode traductive :
« Et pareillement, si je vay imitant le style du latin, ne pensez point que ce
soit par faute que ne l’eusse peu coucher en autres termes plus usitez, à la
cadre explicatif de l’histoire du français pour inscrire la langue française au sein de
l’absolutisme ». (P. COHEN, “L’imaginaire d’une langue nationale: l’état, les langues et
l’invention du mythe de l’ordonnance de Villers-Cotterêts à l’époque moderne en
France”, Histoire Epistémologie Langage, 25/1, 2003, pp.19-69. La citation est à la p. 20).
311
façon des Histoires françoises mais soyez certain, Sire, que le langage latin
de l’aucteur a si grande venusté et elegance, que d’autant qu’on l’ensuit plus
de pres, il en retient plus grande partie. Et c’est le vray moyen de
communiquer la langue latine avec la françoise, ce qui se fait ajourd’huy en
vostre royaume tres diligemment et curieusement : car toutes les autres deux
langues y ont autant ou plus de cours qu’en autre lieu qu’on sçache ;
tellement que dedans peu de temps, et au plaisir de Dieu, de vostre regne,
aurez l’honneur et la gloire d’avoir ramené lesdites langues en vostre
royaume, et enrichy la françoise par la communication d’icelles, qui sera
avec les autres choses grandes et dignes de memoire qu’avez faites, et espere
que ferez encore, pour accroistre de plus en plus et perpetuer en ce monde
vostre nom et vostre memoire. »
Dans les derniers mots de sa préface, Seyssel ne fait donc que répéter, d’un
ton solennel, que la langue est le moyen de perpétuer la gloire royale.
Le ton utilisé par le deuxième auteur dont nous nous occupons aujourd’hui
est bien différent.
Marc-Claude de Buttet naquit entre 1529 et 1531 à Chambéry, issu d’une famille
noble originaire d’Ugine. Son père, Claude de Buttet, fut maître-auditeur à la cour des
Comptes du Genevois à Annecy et ensuite syndic de Chambéry. Son grand-père
paternel, Mermet de Buttet, héritier de la seigneurie d'Entremont au Bourget, était
secrétaire du duc Louis Ier de Savoie63.
Très jeune il fut envoyé à Paris y faire des études, probablement au Collège
de Coqueret d’abord et au Collège des Lecteurs Royaux ensuite. Mais on ignore s’il
les acheva.
Ce qui paraît certain est qu’il avait la réputation d’un savant, versé en
mathématiques et en philosophie, si l’on en croit Ronsard qui, dans un sonnet écrit au
début du second livre de ses Amours en 1560, le définit ‘docte’.
Docte Buttet, qui as montré la voye
Aux tiens de suivre Apollon et son Chœur,
Qui le premier t'espoinçonnant le cœur,
Te fist chanter sur les mons de Savoye,
et Rémy Belleau qui, dans le commentaire de ce poème de Ronsard 64 explique : « Ce
sonnet s’adresse à Marc-Claude de Buttet, gentilhomme savoisien lequel, outre la
64 Sur lui cf. S. Alyn-Stacey, Marc-Claude de Buttet : (1529/31-86) : l'honneur de la
Savoie, Paris, Champion, 2006.
65 Commentaire au second livre des " Amours " de Ronsard, publié par M.-M.
Fontaine et F. Lecercle, Genève, Droz, 1986, p. 10v.
312
parfaite cognoissance qu’il a de la poésie (de laquelle il a le premier illustré son pays),
est merveilleusement bien versé aux sciences de philosophie et mathématique ».
Son premier grand ouvrage, publié en 1560, est un recueil de poèmes intitulé
Le premier livre des vers, auquel a esté ajouté le second ensemble l’Amalthée, dédié
à Marguerite de France dont il était secrétaire. Il comprend cent vingt-huit sonnets et
deux livres d’odes. L’Amalthée sera republiée en 1575.
Mais en 1554, à l’âge de vingt-cinq ans, Buttet, avait écrit une Apologie pour
la Savoie dans laquelle il est question de la langue parlée dans le duché et qui retient
donc notre attention aujourd’hui.
En février 1536, François Ier avait occupé la Savoie, territoire appartenant à
son oncle Charles III, et en avait fait une province française. Il introduisit des
changements dans le régime de la justice, qui avait été jusqu’alors exercée par des
tribunaux de diverses sortes, au-dessus desquels était le conseil résident de Chambéry,
et remplaça ce dernier par un Parlement formé de plusieurs membres français qu’il
nomma directement.
Les membres du nouveau Parlement de Chambéry durent alors rédiger leur
réglement et, après quelques années de controverses, ils le publièrent enfin à Lyon en
1553 pour qu’il devienne public 65. Il était précédé d’une préface dont la rédaction
avait été confiée, selon la coutume, à une personnalité culturelle célèbre de la ville, ici
Barthélémy Aneau, professeur de rhétorique et principal au collège de la Trinité à
Lyon, poète réputé.
Aneau commence sa préface en faisant référence aux quatre monarchies qui
avaient dominé le monde antique : les Assyriens, les Perses, les Grecs et enfin les
Romains. Et à propos de ces derniers il souligne :
« Le rommain empire a esté de plus grande estendue et de plus longue durée.
Non seulement par armes, force et vertu bellicque et par discipline militaire,
en laquelle ilz estoyent tres exercitez mais aussi et plus par leur justice, equité
distribution de leurs loix et propagation de leur langue. »
Il souhaite donc que les monarques français suivent cet exemple :
« A cest exemple Les treschrestiens Roys de France Francoys de Valois
premier de ce nom et Henry second ayans adjoinctz la Savoye à leurs
Jurisdictions … n’ont rien eu en plus grande cure que de constituer et establir
en celle province Royal siege et cour de Parlement faisant justice, tant civile
66 Stile et reiglement sur le faict de la justice, abbréviation des procès et modération
des fraiz d'iceux, dressé par la Court de parlement de Savoye... publié en ladicte
Court le vingtseptiesme jour de juillet 1553, Lyon, P. de Portonaris, 1553, pp. 98-99.
313
que extraordinaire exercée en actions, conseilz, instrumens, exploictz et
sentences en pur langage François à tous entendible et non (comme par avant
on souloit) en latin corrompu, barbare, impropre, mal escrit et pis entendu
causant infinies fraudes et cavillations. … »
Il continue avec des mots qui devaient offenser les ressortissants de la Savoie :
« Par ce moyen rendent les gens du pays [les Savoyards] de sauvages
humains, de barbares civilz, de rudes politicz, de fiers et mauvais doulx et
bons, chassant avec la ferité des mœurs la rudesse de la parole et tout ce
induisans par necessité de dire et ouyr droict les Savoisiens à Françoiser
comme les Proconsulz Rommains contraignoient les Provinciaux à
Rommaniser »
et il conclut avec ces vers :
Exces, tort, crime, impuni malefice
Estoient commis (un temps fust) en Savoye
Ce qu’entandant la royale justice
A Chambery droictement print sa voye.
Ou élevé (à fin que l’on la voye
Et que mauvais craignent sa consequence)
Tient cour ouverte et de sages frequence,
Exterminans, par leur conseilz tres meurs
En Parlement de Françoise eloquence
Barbare langue et barbares mœurs.
Buttet prit la plume pour répondre à ces mots injurieux et rédigea l’Apologie
de Marc Claude de Buttet pour la Savoie, contre les injures et calumnies de
Bartholomé Aneau, dont on trouve un exemplaire à la bibliothèque Municipale de
Lyon (sous la cote rés 358137) et qui sera republiée par François Mugnier dans Marc
Claude Buttet poète savoisien (Paris, Champion, 1896).
Après s’être livré en une vibrante défense de la patrie savoisienne il écrit :
« Avec enormes injures il [Aneau] s’est efforcé de monstrer que par l’institut
de ce Senat nous sommes comme en ce monde nouveau et quasi pareils à ceux
des isles neuves qui peu à peu deveinnent gens disant que par elle nous
sommes faictz de sauvages humains, de barbares civilz, de rudes politiques et
de fiers et mauvais doulx et bons. »
Il interpelle ensuite directement Aneau :
« Qui t’as mis en teste d’appeler la Savoie barbare ? Est-ce pour ce qu’elle est
ceinte de montagnes ? [… ] Si nous sommes entre les montagnes, d’autant
sommes nous plus proches des Muses qui là habitent. »
Et encore :
314
« Quant à nos mœurs, la civilité a esté toujours à nous propre autant qu’aux
autres nations : la magnanimité, le courage, la prudence, le scavoir, bref toutes
les vertus qui s’emploient à la perfection d’un païs. »
Buttet en vient ensuite à examiner la question de la langue pour réfuter
l’équivalence qu’avait laissé sous-entendre Aneau entre barbarie des mœurs et
barbarie de la langue. Il affirme :
« A t’ouïr parler, on diroit que tu as juré de nous deprimer du tout et que tu en
es le medisant à gaiges, non contant seulement de barbariser nos mœurs,
mais aussi le parler. Qu’appelles-tu nostre langue estre barbare, rymailleur
que tu es ? Est-elle si disgraciée de la nature qu’elle n’ait ses ornemens ? Estce pour ce qu’elle est elognée du françois ? Pour cette raison aussi bien
dirois-tu l’Italienne et l’Hespagnolle estre telle, comme si une langue ne
devoit rien avoir propre à soy. Si elle n’est en tout egale à la françoise, je
t’asseure qu’elle en approche plus que langue du monde, gardant encores
l’affinité de l’accent françois sans variation de voix, contraction de motz, ny
begueement de parolle, retenant encores en soy certains verbes et manieres
de parler de l’Italienne sa voisine.
Pour faire court, si on ouioit parler quelqu’un comme les anciens françois
parloient, je crois que leur langue seroit plus estrange et moins entendue que
la Savoisienne. Les vieux Romans le monstrent assez mais elle n’est, Dieu
mercy, si povre qu’on ne puisse traiter en icelle toute sorte de bonne
discipline. »
Ce passage est contenu dans l’Histoire de la Littérature Savoyarde (p. 212),
suivi d’un commentaire fort à propos de l’auteur de la notice, Sarah Alyn-Stacey, qui
remarque : « L’analyse que fait Buttet de la langue française en Savoie est interessante
mais ambiguë (qu’entend-il exactement par « nostre langue, élognée du
français » ?) ».
Et en effet on peut noter un certain décalage entre les observations d’Aneau
et la réplique de Buttet. Aneau avait condamné le latin corrompu utilisé dans le milieu
judiciare et salué le passage au français, langue de la monarchie, sans mentionner
expressement la langue parlée par la population savoyarde. Buttet, lui, concentre son
invective sur la langue vernaculaire réellement pratiquée en Savoie.
Il reprendra, bien sûr, un peu plus loin dans son apologie, les remarques
concernant l’emploi du latin pour les confronter, en objectant à juste titre que la
situation linguistique de la Savoie n’était pas différente de celle de toutes les autres
provinces excentrées du royaume de France qui, depuis 1539, avaient dû accepter
l’ordonnance de Villers-Cotterêts:
« Outre plus le latin barbare, mal escrit et pis entendu, que tu dis, qui causoit
infinies fraudes et cavilations en nostre justice, ne doit estre imputé à nous
315
seuls, car il estoit commun mesmement a tous parlemens françois. »
Il est toutefois clair que la langue qu’il veut défendre est une langue qui
s’éloigne du français (« nostre langue, elogné du français ») et qui a des
caractéristique propres, car il précise « si elle n’est en tout egale à la françoise, je
t’asseure qu’elle en approche plus que langue du monde ».
Paradoxalement, il ne s’agit donc pas pour Buttet de contester l’emploi du
français dans les tribunaux, disposition qu’il ne met nullement en cause, laissant
supposer que le français était tout de même diffusé et entendu par la population, mais
plutôt de proclamer l’essence de l’identité savoyarde et celle là correspond tout
naturellement pour lui au patois francoprovençal.
Cette défense sui generis de la langue savoisienne est bâtie sur des
arguments qui ne sont plus ceux qu’avait employés Seyssel, car la situation politicohistorique de l’Europe a changé. Avec l’émergence du concept des états-nations et la
prise de conscience de la part des peuples de leur individualité. La langue devient
alors un enjeu national, un révélateur identitaire.
Tout d’abord l’allusion à l’espagnol et à l’italien (« dirois-tu l’Italienne et
l’Hespagnolle estre telle » [c'est-à-dire aussi barbare que la langue de la Savoie])
indique que, dans les années ’50, la langue vernaculaire de la Savoie n’a plus besoin,
comme au tout début du siècle, de rivaliser avec les langues anciennes mais plutôt de
se mesurer avec l’espagnol et l’italien, les deux langues vivantes européennes qui,
ayant déjà accompli avec succès leur parcours de consolidation, étaient reconnues
indiscutablement comme exemple de réussite à suivre.
Mais surtout, avec la remarque « comme si une langue ne devoit rien avoir
propre à soy », Buttet abandonne l’idée d’une mythique hiérarchie des langues avec
une primauté inaliénable du latin et du grec, à l’égard desquels les autres langues
souffriraient d’un complexe d’infériorité. Chaque langue a ses qualités propres, son
génie, et toute classification se révèle donc inutile et vaine.
La brève description des traits distinctifs de la langue savoyarde dans
laquelle Buttet se lance est admirable, car elle est sans doute une des plus anciennes
illustrations du francoprovençal et mérite d’être analysée de plus près.
Malheureusement les travaux qui énoncent les caractéristiques propres de cette langue
ne sont pas nombreux (surtout celles diachroniques, concernant l’époque que nous
considérons) et nous avons eu recours essentiellement à la présentation synthétique
contenue dans le rapport sur les langues de France coordonné par Bernard
Cerquiglini66, datant de 2003.
Celle-ci semble confirmer que Buttet fait preuve d’une bonne sensibilité
67 B. Cerquiglini (sous la direction de) Les langues de France, Paris, Puf, 2003, pp.
117-123.
316
linguistique quand il dit que le francoprovençal retient « encores en soy certains
verbes et manieres de parler de l’Italienne sa voisine ». Il a probablement voulu
rendre compte du fait qu’en francoprovençal, comme en toscan, et différemment du
français, on retrouve la première personne des verbes en –o, et que, dans les noms et
adjectifs masculins se terminant par une voyelle, cette voyelle peut être o lorsqu’ils
proviennent de la deuxième déclinaison latine en –us, alors qu’on a -e [ə] en français
et -e[e] en occitan.
Par contre il n’est pas du tout vrai que le francoprovençal garde « l’affinité
de l’accent françois » puisqu’il se signale par la présence de nombreux mots dont
l’accent tonique est sur l’avant-dernière syllabe et non pas sur la voyelle finale. En
plus, le francoprovençal maintient en général les voyelles atones finale, contrairement
au français.
Buttet n’a pas raison non plus de dire que « si on ouioit parler quelqu’un
comme les anciens françois parloient, […] leur langue seroit plus estrange et moins
entendue que la Savoisienne » puisque le lexique du francoprovençal se distingue par
son conservatisme et par la présence de nombreux reliquats préromans et de termes
d’origine burgonde.
Les notations de Buttet sur la langue de son pays manquent d’exactitude,
mais son sentiment d’appartenance à la communauté savoyarde est profond. Pour lui,
la défense de sa langue n’a pas un fondement politique mais répond à l’exigence de
revendiquer haut et fort sa propre identité et la valeur de son peuple contre le français.
Nous franchissons une étape ultérieure dans notre excursus sur le français en
Savoie avec Claude Mermet, né à Saint-Rambert-en-Bugey en 1550 et mort en 1620,
appartenant donc à la génération suivante. Il s’agit d’une personnalité éclectique. Il
étudia d’abord au collège de sa ville natale où on dit qu’il se fit remarquer par son
intelligence vive, par sa finesse d’esprit et son caractère enjoué.
Il a probablement poursuivi ses études de droit à Turin où il se serait lié
d’amitié avec Antoine Favre, futur président du Sénat de Savoie, père de Vaugelas. Ce
qui est sûr, c’est qu’il retourna dans son Bugey natal et il fut nommé principal du
collège dont il avait été l’élève. En 1575 Emmanuel-Philibert, Duc de Savoie, le
nomma notaire ducal à Saint-Rambert. Il avait vingt-cinq ans. Il garda cette charge
jusqu’à un âge avancé. Il termina sa vie comme châtelain à Saint-Rambert.
Il connaissait bien l’italien, puisqu’il traduisit de l’italien une pièce de
théâtre, la Sophonisbe, tragédie de l’humaniste vénitien Giangiorgio Trissino éditée en
158367.
68 La tragédie de Sophonisbe, reyne de Numidie, traduite d'italien en françois par
Claude Mermet, de Sainct-Rambert en Savoye, Lyon, L. Odet, 1584. Aucune étude
scientifique récente n’est consacrée à la bio-bibliographie de Mermet.
317
Il écrivit aussi des ouvrages ayant comme sujet la condition féminine, se
situant dans le sillage de la querelle des femmes. Parmi ceux-ci La consolation des
mal mariez, La lamentation de la vieille marié, et Le bon droit des femmes (reproduit
dans l’Histoire de la littérature savoyarde, pp. 268-270), contenus dans le recueil Le
Temps passé qui parut àLyon Bouquet 1585 et qui comprend aussi un Adieu à la ville
de Saint Rambert dans lequel il fait preuve d’un attachement profond à sa ville
d’origine.
Il maniait avec aisance la plume et accordait un une attention spéciale aux
problèmes linguistiques. Cet intérêt se situe toutefois dans un tout autre registre par
rapport à Claude de Seyssel et à Marc-Claude Buttet, moins théorique et plus lié à sa
profession. C’est en tant que professeur et principal de collège qu’il écrivit un manuel
pour ses élèves intitulé La pratique de l’orthographe françoise, avec la manière de
tenir livre de raison, coucher cedules, et lettres missives, livre tres utile et necessaire
à un chacun, specialement aux estrangers qui desirent avoir entrée en la langue
françoise, nommément à ceux qui n’ont eu ce bien de connoistre la Latine. (Lyon,
Basile Bouquet, 1583) et rééditée en 1602, 1606, 1608 et 1612.
Mermet ne se soucie pas des implications politiques de la langue ; mais cet
ouvrage pédagogique a quand même une forte valeur sociale et mérite d’être sorti des
oubliettes. Disons tout de suite que le texte de Mermet s’inscrit dans le vaste
mouvement de discussion et débat sur l’orthographe qui de la Renaissance à nos
jours, ne cesse de chercher à réviser un système graphique hérité du latin et peu
adapté à la phonologie du français.
En particulier à l’époque les auteurs ne parviennent pas à choisir entre une
orthographe phonétique, plus proche de la prononciation, et une orthographe
étymologique, rappelant, par des lettres ajoutées mais non prononcées, le mot
d'origine, latine ou grecque.
Mermet n’entre pas dans ces querelles. Il n’a pas une attitude strictement
normative et ne prend pas position. Au contraire il arrive à écrire :
Il me semble donc que tels repreneurs n’y voyans que d’un costé estiment
qu’il n’y ait qu’une orthographe pour chaque diction, comme s’il n’y avoit
qu’un seul chemin pour aller en un seul lieu, comme si l’on ne pouvoit
cuisiner des œufs que d’une manière et porter des chausses que d’une façon.
Mais ils se trompent eux mesmes, veu que les autheurs approuvez
n’orthtographient pas tous l’un comme l’autre.
Son but est essentiellement pragmatique et, comme il l’explique, il entend :
suivre mon premier dessain, qui est de me delecter au cultivage de tant
de bons esprits qui croissent parmy ces roches et collines
Sainctrambertoises et pour faire sortir un jour de la bouche des
circonvoisins ceste louange : La jeunesse de Sainct Rambert florit aux
318
bonnes lettres.
Son intention est donc de promouvoir une bonne éducation linguistique dans la
jeunesse savoyarde (et saintrambertoise en particulier) instrument essentiel pour être
appréciés et valorisés dans la vie sociale et économique. Faut-il croire que les
concitoyens de Mermet ne maîtrisaient pas bien l’orthographe et la grammaire
françaises ? Sans doute ils nécessitaient un enseignement efficace pour atteindre un
bon niveau. Et, dans La pratique de l’orthographe françoise un effort est fait pour
simplifier les concepts et trouver des définitions aisément compréhensibles. C’est
ainsi que, de manière très originale, Mermet parle de la sorte des homophones (et non
des synonymes, comme il affirme, en se trompant) :
« Les mots à deux endroits, je les nomme ainsi pour plus facile intelligence,
d’autant qu’estans prononcez de mesme sorte, ils signifient choses diverses :
je les nommeroy bien equivoques, ou synonimes : mais pour m’accomoder à
ceux qui n’entendent pas un mot de Latin , ny un poinct de grammaire, je
leur parle souvent par periphrase. »
Sa personnalité d’homme de Savoie transparaît parfois dans le texte. Quand il donne
la liste des noms des nombres c’est bien évidemment septante, huictante et nonante
qui apparaissent mais non seulement. Pour expliquer les différentes graphies et les
différents sens des homophones [pwa], il choisit des exemples proches de sa réalité (et
de celle des apprenants) :
« Pois, par S, seule, signifie des pois à manger exemple :
Celuy qui mangera des pois
De Nyvolet en son potage,
Quoy qu’ils costent prendra courage
D’en demander une autre fois »
et il explique
« Nyvolet est un village à une lieue pres de Saint Rambert, le terroir duquel
produit des pois blancs merveilleusement bons.
Poids par ds c’est un poids à peser exemple voila un quintal de fromage,
pesé au poids de la ville
Poix, par x , c’est de la poix à coudre les souliers et à calfeutrer les navires :
exemple voila un joly cordonnier qui auroit bonne grace à courtisaner ceste
demoiselle, s’il ne sentait tant la poix ».
Le manuel de Mermet a quelques points de force : il ne se limite à
l’enseignement de l’orthographe. Très sagement Mermet pense qu’il est impossible de
bien orthographier sans posséder des connaissances grammaticales.
Il s’adresse au lecteur :
« Tu le trouveras divisé en deux parties dont la première contient
quelques fragments de grammaire sans le sentiment de laquelle tu ne
319
sçaurois rendre aucune raison de ton orthographe et ensuite un petit
recueil des vocables plus usitez et difficiles avec interpretation
familerer de quelques mots de mesme prolation et de diverse
signification. En outre l’usage des accents et des poincts pour escrite
distinctement. »
Après avoir pris en compte la prononciation des différentes lettres et
syllabes, Mermet donne des règles concernant les noms, les adjectifs et les articles et
s’arrête sur les verbes.
La deuxième partie est de grande utilité pour la vie en société et pour le
commerce. De manière très concrète il propose des modèles de lettres et de
documents administratifs (contrats, quittances, missives de plusieurs sortes) conçus
pour aider qui se trouverait, dans la vie de tous les jours, dans l’obligation de rédiger
des textes semblables. La plupart des exemples reproduisent des « documents
authentiques » qui ont comme protagonistes des personnes (généralement des
Savoyards) désignées par leurs noms et prénoms, comme par exemple :
« Cedule par prest
Je soussigné confesse devoir à honnorable André Grillier, bourgeois
de Sainct Rambert la somme de cent florins monoye de Savoye par
loyal prest, que j’ay receu et m’en contente ; laquelle somme de 100.f.
je lui promets payer au premier jour de may prochain. Fait audit
Sainct Rambert le 16. Jour de Fevrier 1583. »
Ce texte, qui n’a rien à envier aux grammaires françaises contemporaines,
témoigne du fait que le français est désormais répandu dans le duché de Savoie et
nécessaire pour le déroulement de beaucoup d’activités. La population se donne les
moyens de bien communiquer en cette langue, avant même que celle-ci soit codifiée,
par le Savoyard Vaugelas, au cours du Grand Siècle.
L’exigence n’est plus de justifier l’usage du français mais d’en fixer les règles, d’en
expliquer les difficultés pour éviter les hésitations.
À travers la lecture de l’Histoire de la Littérature Savoyarde nous avons ainsi
découvert trois érudits qui ont manifesté un attachement résolu et orgueilleux à leur
langue, ressentie comme composante essentielle de leur identité savoyarde. Ils l’ont
défendue, illustrée, enseignée, chacun avec des objectifs différents. Ils avaient en
commun l’amour pour leur terre, pour la Savoie, qui nous les fait sentir proches et que
nous partageons avec eux.
Antonella Amatuzzi
320
Réponse de M. Jean BURGOS,
Membre titulaire
Madame,
Qui eût dit, il y a quelques années de cela (je ne m’aventurerai pas jusqu’à
préciser leur nombre), qui eût dit qu’un enseignant de l’Université de Savoie, chargé
avec quelques-uns de ses collègues de porter la bonne parole aux étudiants d’une
licence franco-italienne tout fraîchement créée, se retrouverait certain jour face à
l’une de ses anciennes étudiantes, dont il garde au demeurant le plus excellent
souvenir ; mais se retrouverait, chose étrange, dans une position totalement renversée,
puisque c’est lui, cette fois, qui serait à l’écoute, et elle qui doctement l’enseignerait ?
Et pourtant, vous l’avez compris, c’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Aussi
bien, en vous écoutant, mais sans perdre toutefois le fil de votre discours je puis vous
l’assurer, je n’ai pu m’empêcher de songer à ce mode à l’envers dont nos ancêtres se
sont longtemps divertis – ce « mundus inversus » que l’imagerie populaire, sous mille
prétextes, n’avait cessé de colporter du XVème au XIXème siècle à travers toute
l’Europe. C’était l’ours qui faisait danser son maître, le cheval qui ferrait le maréchalferrant ou bien se laisser conduire en char, le lièvre qui faisait cuire le rôtisseur quand
ce n’étaient pas les animaux en vadrouille qui venaient regarder le dimanche les
hommes en cage… Ces images, gazettes ambulantes, pour être plaisantes révélaient
cependant bien des choses fort sérieuses, hors des sentiers de la raison. Et je suis sûr
qu’Albert Bailly, dont vous vous êtes longtemps et si bien occupée, ne le démentirait
pas, lui qui savait à l’occasion se montrer ô combien facétieux.
Il reste qu’aujourd’hui, Madame, c’est moi qui suis à votre écoute,
pleinement à votre écoute, et je dois dire que j’ai tout lieu de m’en féliciter. Vos
mérites sont grands, d’autant qu’ils ne tiennent en aucune façon, je puis le dire sans
fausse modestie, à ce que j’ai pu ou j’ai cru vous apprendre il y a quelques années de
cela : je suis poéticien et vous êtes linguiste, voilà du moins qui est clair. Mais
venons-en plutôt à vos commencements. Vous avez vu le jour en terre piémontaise,
sur l’autre versant de nos Etats de Savoie, d’une mère elle-même piémontaise et d’un
père calabrais. C’est à Turin, l’autre capitale, que vous faites toutes vos études, et
bientôt dans un lycée linguistique. Car si vous ne quittez guère l’actuelle capitale du
Piémont, très tôt vous rêvez de voyages ; alors, faute de mieux, c’est à travers la
langue et les langues que vous entendez d’abord voyager. C’est ainsi que, bien vite,
vous saisissez l’opportunité d’une licence franco-italienne, commune aux deux
Universités de Savoie et de Turin – heureuse initiative de notre Président d’honneur
Louis Terreaux et du professeur Franco Simone que va mettre en œuvre et mener à
bien notre consœur Aurore Frasson-Marin. Cette licence binationale, qui regarde l’un
et l’autre côté des Alpes, vous donne d’emblée la laurea en langues et littératures
étrangères grâce à un mémoire que vous consacrez à la correspondance de René Favre
de la Valbonne, le frère ainé de Vaugelas.
321
L’élan est donné, qui ne vous quittera plus et, restant de ce côté des monts
mais contrainte pour l’heure de passer en terre dauphinoise (la jeune Université de
Savoie n’est pas encore habilitée à délivrer des thèses), vous préparez et obtenez à
Grenoble, à l’Université Stendhal, un Diplôme d’Etudes Approfondies en didactique
et poétique de la littérature : vous vous livrez alors à une confrontation, d’ailleurs fort
instructive, entre la Revue d’Etudes italiennes et les Studi francesi. Mais sans doute, et
bien à raison, vous a-t-on déjà remarquée en Dauphiné puisqu’on vous propose
aussitôt, en cette même Université grenobloise, un poste de lectrice d’Italien – poste
que vous allez occuper pendant deux ans tout en poursuivant vos recherches.
Car déjà ce qui vous retient, ce qui vous passionne, c’est la recherche, et
notamment, puisqu’ainsi l’ont voulu les circonstances, tout ce qui concerne en leur
histoire et leurs parlers l’un et l’autre versant des Alpes, les anciens Etats de Savoie.
Mais fût-elle passionnante, la recherche n’assure guère la provende quotidienne,
chacun le sait ; et très sagement vous préparez en même temps, et bien évidemment
réussissez, le concours d’habilitation à l’enseignement en Italie, disons l’équivalence
du CAPES français, lequel vous permet d’enseigner dans des établissements du
second degré. Mais à peine cette question réglée – ce qu’en français peu académique
nous appelons « assurer ses arrières » - vous vous remettez bien vite à ce qui pour
vous reste l’essentiel, d’autant que vous y êtes autorisée après avoir réussi le concours
prévu à cette fin : la préparation d’un Doctorat. Pendant trois ans et sans relâche, car
vous avez obtenu le congé prévu à cet effet, vous allez préparer à l’Université de
Turin une thèse de Doctorat dans le domaine français ; une thèse qui fera date lorsque
vous la soutiendrez en avril 1998 : « La correspondance d’Albert Bailly avec la cour
de Turin – année 1651 ».
Voilà qui nous fait retrouver la Savoie, sans doute – faut-il rappeler qu’Albert
Bailly, devenu bientôt Monseigneur Bailly, natif de Grésy-sur-Aix, avait fait ses
études au collège des Jésuites de Chambéry avant d’être Secrétaire à la cour de
Victor-Amédée 1er à Turin, et qu’il devait bien souvent prêcher en Savoie avant d’être
nommé évêque d’Aoste ? Mais voilà aussi qui nous fait rencontrer celui qui fut votre
maître et directeur de thèse auquel vous devez beaucoup, notre confrère et ami Gianni
Mombello qui, hélas, allait trop tôt nous quitter et pour lequel j’aimerais que l’on ait
une pensée aujourd’hui. Votre thèse, chacun peut ici même la consulter ; car elle va
devenir le troisième volume de la monumentale édition de la Correspondance
d’Albert Bailly publiée par l’Académie Saint-Anselme sous la direction, on s’en
doute, de Gianni Mombello, le découvreur de cette correspondance (près de 500
lettres). C’est dire l’importance de votre contribution à cette œuvre, de par son
commentaire philologique comme par sa mise au point historique, mais aussi la
richesse de son apparat critique.
Votre domaine de recherches, dès lors, était nettement circonscrit, qui
regardait essentiellement, au XVIème comme au XVIIème siècle, les anciens Etats de
Savoie, moins dans leurs diverses configurations géographiques que dans le brassage
des langues qu’ils devaient appeler. En cela, vous restiez fidèle à vos études passées,
fidèle d’abord à votre tout premier travail de recherche qu’avait été votre mémoire de
maîtrise que je signalais tout à l’heure : Etude linguistique de la correspondance de
322
René Favre de la Valbonne avec la cour de Turin. Un travail portant sur 83 lettres du
fils aîné d’Antoine Favre, le premier Président du Sénat de Savoie, qui met
habilement en relief certains aspects de la langue savoyarde de l’époque – une langue,
dites-vous – portée sur les archaïsmes et fort imagée, assez différente de celle que va
imposer Vaugelas. En tout état de cause, ce « sénateur savoyard resté foncièrement
savoyard », selon votre propre expression, devrait vous être reconnaissant, post
mortem, de l’avoir sorti de l’ombre. A coup sûr, au demeurant, il était bon que vous
fassiez connaître ce travail de recherche en lui donnant la juste place qui lui revenait
dans les Mélanges en l’honneur de Gianni Mombello que vous avez publiés avec
Madame Cifarelli : Favola, mito ed altri saggi (dell’Orso, 2004).
Mais depuis votre maîtrise, justement prometteuse, combien d’autres
recherches en ce domaine, n’avez-vous pas livrées à la publication ? Votre
bibliographie est abondante et je ne saurais ici en faire état en son entier. Mais
comment ne pas signaler au moins, pour en rester aux questions liées aux anciens
Etats de Savoie, un autre volume de la correspondance d’Albert Bailly, le neuvième,
et qui regarde cette fois les années 1673-1676 – c’est l’évêque d’Aoste cette fois qui
tient la plume, non plus le barnabite qui prenait plaisir à venir prêcher à la cour de
France ? Et je ne ferai que nommer, pour ne pas quitter trop tôt ce thème d’étude,
certains de vos articles parus ça et là, bien souvent dans des actes de colloques,
comme « Les relations politiques et culturelles entre Paris et Turin pendant la
Fronde, d’après la correspondance d’Albert Bailly » ou encore « Un évêque qui
s’amuse à faire la cour aux Muses : Monseigneur Bailly portraitiste ».
Mais, au cœur de tout cela, et quelles que soient les digressions, quels que
soient les amusements qu’heureusement parfois vous vous permettez, il y a ce
problème qui constamment vous retient, en tant que linguiste : l’importance du facteur
linguistique dans la formation de l’identité culturelle d’un peuple – un facteur que
vous avez su magnifiquement illustrer à partir des anciens Etats de Savoie dans un
article de 2005 que je trouve exemplaire et sur lequel je m’étendrais volontiers si le
temps m’en était laissé : « Les Etats de Savoie aux XVIème et XVIIème siècles : deux
langues et deux entités culturelles ? ». Tout au plus en livrerai-je ici la conclusion –
une conclusion dans laquelle vous regrettez que ne se soit réalisé le vœu d’Auguste
Bailly, que décidemment vous ne quittez guère, lequel prélat souhaitait « l’union des
deux langues », l’italienne et la française, « également quoique diversement belles »,
disait-il, sans que l’une ait le dessus sur l’autre. Et vous poursuivez ainsi :
« Le souhait du père Bailly ne s’est pas réalisé. Le duché de Savoie n’a
jamais encouragé une culture double, qui sache bénéficier des apports
provenant de part et d’autre des Alpes pour élaborer une identité propre. Il a
été suffoqué par la puissance de la France et de l’Italie. Les modèles culturels
prestigieux de ces deux souverainetés ont attiré des populations dépourvues
d’une intégration identitaire locale forte. Ainsi dans les Etats de Savoie, la
langue est devenue un élément qui définissait l’identité savoyarde ou
valdotaine par rapport à l’identité piémontaise. La communauté de langue
entre la France et la Savoie proprement dite a représenté un facteur important
323
dans leurs relations culturelles et politiques et a contribué à façonner
l’identité des Savoyards. Celle des Piémontais ne s’est jamais vraiment bâtie
autour du français et leur destin historique, qui coïncidait avec celui de la
Maison de Savoie, était de se tourner vers l’Italie ».
Mais si voilà une part importante de vos recherches, bien propre à satisfaire
la docte assemblée devant laquelle vous vous présentez aujourd’hui, il s’en faut de
beaucoup que ce soit la seule. Car il est un autre domaine qui à coup sûr vous attire,
un domaine sur lequel depuis longtemps vous vous penchez, c’est celui de la fable.
Sans doute parce qu’elle appelle, derrière images et métaphores de toutes sortes, des
jeux linguistiques particulièrement révélateurs, la fable vous offrait en effet un champ
d’investigation extrêmement riche dans cette même période de l’histoire où vous avez
élu domicile, les seizième et dix-septième siècles. Ainsi avez-vous redonné vie à
Antoine Furetière, cet ecclésiastique grammairien mais aussi fabuliste, auteur du
grinçant Roman bourgeois, qui s’y connaissait en matière de satire et devait donner du
fil à retordre à l’Académie française. Puis vous vous êtes penchée tout à tour sur les
fables dans Le premier livre des emblèmes de Guillaume Guéroult, bien oublié de nos
jours, sur les fables ésopiques françaises des seizième et dix-septième siècles en
dehors de recueils, sur les différents visages donnés à Mercure dans les fables
ésopiques de la même période ou bien encore sur certains motifs revenant
régulièrement dans ces mêmes fables, et particulièrement révélateurs. Tout récemment
n’avez-vous pas présenté à Turin, lors d’un colloque consacré aux genres littéraires,
une communication intitulée : « Quand la fable passe au théâtre : les fables ‘en
comédie’ d’Edme Boursault et d’Eustache Le Noble ? ». C’est assez dire que vous
vous promenez dans le monde des fables et de leurs trouvailles langagières avec la
même aisance que dans le monde des anciens Etats de Savoie.
Ces savantes recherches sur la transformation progressive de la tradition
ésopique, ces analyses de la langue en action et des diverses techniques de la
traduction alors en usage ne suffisaient pas cependant à votre appétit de savoir. Et
c’est une troisième direction de recherche qui se dessine alors et vous retient, semblet-il, à cette heure : celle du moyen français et de l’émergence progressive, à travers les
textes, du français préclassique et classique. Voilà qui vous amène aujourd’hui, après
quelques nouveaux voyages dans certains dictionnaires français de l’époque, à
aborder la traduction italienne du Cinquième livre de Rabelais ; un projet visant à
l’édition d’une nouvelle traduction intégrale de l’œuvre de Rabelais, aux éditions
Bompiani, sous la direction du professeur Lionello Sozzi – membre titulaire non
résidant de notre Académie, je le rappelle.
Je suis loin, Madame, d’avoir fait le tour de vos recherches et publications, et
l’on ne saurait qu’admirer leur ampleur comme leur diversité, mais aussi leur parfaite
cohérence. Y-a-t-il, dès lors, assez d’associations et de sociétés savantes pour vous
accueillir et vous donner du grain à moudre ? On se le demande, non sans perplexité,
quand on s’aperçoit que vous faites déjà partie de l’Association internationale pour
l’étude du moyen français, de l’Association interdisciplinaire de recherche sur
l’épistolaire, de la Société internationale renardienne, de l’Association internationale
324
des études françaises ; auxquelles il convient d’ajouter, bien sûr, le Centre
interuniversitaire de recherches sur l’histoire des enseignements linguistiques et la
Société universitaire d’études de langue et littérature françaises. Il n’est pas certain
que je n’en oublie pas, vous voudrez bien m’en excuser ; mais ce qui en revanche est
certain, Madame, c’est que l’Académie de Savoie, dont vous êtes membre
correspondant depuis cinq ans il est vrai, manquait à votre palmarès. Voici désormais
comblée cette grave lacune.
Il reste que rien pour vous ne s’arrête à cette étape nouvelle, je me dois de le
souligner. Vos projets sont nombreux, très nombreux, et pour ne pas alourdir cette
séance, je n’en ferai pas mention ; hors toutefois cette édition italienne de Rabelais
dont vous ne manquerez pas de venir ici nous en parler quelque jour, ce que du moins
je souhaite. Mais laissez-moi vous dire encore, avant de conclure, combien j’ai
apprécié tout à l’heure votre défense et illustration de la langue française chez les trois
savants compères que vous avez retenus – Claude de Seyssel, Marc-Claude de Buttet
et Claude Mermet qui ne manquaient tous trois ni de savoir, ni de combativité, ni
d’humour non plus. Votre ancien professeur était alors tout à votre écoute et savourait
comme il se doit le monde à l’envers, ce « mundus inversus » où il était soudain
tombé pour son plus grand plaisir…
Vous voilà aujourd’hui Maître de conférences à l’Université de Turin, à la
Faculté des Sciences de l’éducation, appréciée de tous et riche d’un savoir dont vous
savez faire profiter, au-delà de vos étudiants, un très large public qui vous en est
reconnaissant. Aussi bien ne puis-je que souhaiter que vous soient bientôt accordés le
grade et le titre de Professeur que vous méritez à coup sûr. Si votre entrée en notre
Académie pouvait y contribuer de quelque façon, sachez que je ne serai pas le seul à
en être pleinement heureux. Pour l’heure, acceptez du moins, Madame, par-delà ce
vœu, nos très vives félicitations et trouvez votre juste place en notre Académie qui
s’en réjouit.
Jean Burgos
325
Discours de réception de M. François Guerraz
9 novembre 2012
Le Père Albert Bailly, agent matrimonial de
la Duchesse Christine de Savoie
Permettez-moi de vous dire d'abord toute ma joie de rejoindre aujourd'hui
l'Académie de Savoie. Son histoire, sa renommée, la qualité de ses membres au fil des
siècles en font une société incomparable. Je mesure la bienveillance de tous ceux qui
ont souhaité m'accueillir en son sein et m'efforcerai d'être digne de leur confiance, au
service d'une certaine idée de la Savoie.
Mes remerciements vont vers Monsieur Daniel Chaubet, pour son écoute
attentive et la simplicité chaleureuse des rapports qu'il a d'emblée instaurés entre
nous. Il a accepté de me recevoir en votre noble Compagnie. Son parrainage
m'honore.
En ce moment si particulier, mes pensées reconnaissantes vont aussi vers
Madame Georgette Chevallier. Elle a guidé mes premiers pas dans le monde des
Académies. Son amitié m'est précieuse, comme celle de Maître Jean-Charles
Détharré dont la sollicitude à mon égard, comme à l'égard de ma famille, ne s'est, de
longue date, jamais démentie.
Je voudrais maintenant exprimer mes remerciements très affectueux à notre
Président d'honneur Monsieur Louis Terreaux. De solides liens se sont tissés entre
nous au collège Saint François de Sales dont nous sommes tous deux anciens élèves,
ainsi qu'en notre Académie. Lors d'une communication magistrale en 2006, il nous
avait fait découvrir le Père Albert Bailly, prêtre barnabite du 17ème siècle. Cette
présentation m'avait passionné. Notre confrère Paul Dupraz a eu alors la grande
générosité de m'offrir la correspondance complète de cet ecclésiastique savoyard,
publiée par l'Académie d'Aoste, cadeau inestimable car, outre les heures délicieuses
passées à la lecture de ces lettres d'exception il m'a permis, et je l'en remercie,
d'approfondir le rôle important joué à partir de 1648 par ce personnage très attachant,
au service de la diplomatie ducale.
Né en 1605 à Grésy-sur-Aix, Antoine Philibert Bailly, Albert Bailly en
religion, après des études à Chambéry, devient membre de la congrégation des
Barnabites en 1633. Il est ordonné prêtre en 1635. Après un séjour à Pau où il acquiert
rapidement une flatteuse réputation d'orateur, il monte à Paris en 1641. En 1647, un
séjour à Turin lui permet de rencontrer la Duchesse Christine, régente du duché de
Savoie depuis la mort de son époux Victor-Amédée Ier. Chaudement recommandé par
326
le Comte Francesco Maria Ponte de Scarnafigi, l'Ambassadeur du Duché à Paris, et
avec le soutien de son ami Guillaume François Carron de Saint-Thomas, premier
secrétaire d'Etat, le Père Bailly retrouve cette Princesse avec qui il avait poétisé
quelques années auparavant à la cour de Turin.
Madame Royale lui propose de devenir son agent officieux à Paris où il
repart comme supérieur du couvent Saint Eloi dans l'Ile de la Cité. Sa première
mission est double: il devra d'abord s'employer à rapprocher Son Altesse Royale
(S.A.R.) d'un personnage important de la Cour, Pierre Seguier, le Grand Chancelier,
dont il est l'ami intime. Il aura aussi la charge de surveiller étroitement la famille du
Prince Thomas de Carignan, le remuant beau-frère de la Duchesse. Fin manoeuvrier le
Père Bailly va s'acquitter à merveille de ces premières tâches, grâce à son réseau de
connaissances, parmi lesquelles le grammairien Vaugelas, alors précepteur des enfants
de la famille Carignan. En cette première année de correspondance, il rend compte de
son action à Monsieur de Saint-Thomas, intermédiaire obligé avec Madame Royale à
qui il adresse des lettres plus personnelles, dans lesquelles il va habilement chercher à
établir avec elle une relation de confiance basée sur le dévouement absolu qu'il affiche
à son égard.
Tout naturellement, les nouvelles matrimoniales, touchant aux intérêts les
plus intimes des familles régnantes en même temps qu'aux manoeuvres politiques les
plus fines, vont être progressivement réservées à la Souveraine. Ainsi, dans l'une de
ses premières lettres datée du 05 mai 1648, Bailly évoque pour elle les tribulations
sentimentales de sa nièce Anne-Marie de Montpensier, la Grande Mademoiselle, fille
de Gaston d'Orléans, le frère de la duchesse de Savoie et de Louis XIII, lieutenantgénéral du royaume. Alors âgée de 21 ans, Mademoiselle avait eu l'illusion d'épouser
l'Archiduc Léopold de Habsbourg après avoir eu celle d'épouser le frère de celui-ci,
l'Empereur Ferdinand III. Alors que la France était en guerre avec la maison
d'Autriche, elle avait pris l'initiative de dépêcher un négociateur secret à Vienne. La
découverte de ce projet avait entraîné la colère de Gaston d'Orléans, de Mazarin et de
la Régente Anne d'Autriche.
Le Père Bailly commente cette affaire en ces termes: « On pleint ici
Mademoiselle de l'etrange resolution qu'elle avoit prise de se faire enlever, et de
s'aller immoler à un ennemi de l'Estat, et dans la plus grande chaleur de la guerre.
Elle fait pitié à tout le monde, et mesme aux gardes qu'on luy a données, par ses
larmes, et par ses gemissements, sur tout par la violence d'une fiebvre continue que le
poids de la douleur luy a causée. Madame la princesse de Carignan aura grande
raison de s'irriter contre cette Princesse, parcequ'elle traitoit de la marier à
Monseigneur. » Monseigneur, c'est en l'occurrence le jeune duc de Savoie CharlesEmmanuel II, fils de Madame Royale. Il est alors âgé de 14 ans. Malgré la différence
d'âge, un mariage entre Charles-Emmanuel et la Grande Mademoiselle sera souvent
évoqué au fil des ans.
327
C'est un autre mariage qui
intéresse alors davantage Christine de
Savoie. Dans une lettre du 02 mai 1648,
n'écrit-elle pas au Père Albert :
« Souvené vous aussy de moy en vos
orations, particulierement pour le
mariage tant desiré de moy... » Ce
mariage tant désiré, c'est l'ambitieux
projet d'une union entre la princesse
Adélaïde de Savoie , fille cadette de la
Duchesse, et le jeune roi Louis XIV,
alors âgé de 13 ans. Adélaïde, née en
1636, a 12 ans. La réponse du Père
Bailly partira de Paris le 17 mai:
« J'acheverei ma lettre en luy disant un
mot du mariage dont elle parle dans la
sienne, et qu'elle desire si fortement. Les
plus eclairés disent qu'il faut attendre
l'evenement du mariage du Roy
Catholique (Philippe IV d'Espagne)
La duchesse Christine de Savoie
et que s'il n'en a point de masles, il n'y a point de doubte que Son Eminence ne fasse
reussir celuy dont il est question. Mais si ce Prince a des garçons, on creint que la
Reyne ne voulut avoir l'infante d'Espagne pour bru. » La problématique politique est
en effet la suivante: Le roi d'Espagne, Philippe IV, frère de la Régente Anne
d'Autriche, veuf depuis 1644 d'Elisabeth de France, soeur de la duchesse de Savoie et
de Louis XIII, projette de se marier en secondes noces avec Marie-Anne d'Autriche, la
fille de l'Empereur Ferdinand III. Il n'a pas eu d'héritier mâle survivant de son premier
mariage. Sa fille l'infante Marie-Thérèse, est donc jusqu'à nouvel ordre l'héritière du
trône d'Espagne, ce qui lui interdit pour l'heure un mariage avec le roi de France, qui
l'éloignerait de son royaume. L'arrivée d'un héritier mâle à la cour d'Espagne
autoriserait en revanche une union entre Louis XIV et sa cousine espagnole, union
qui, le Père Bailly n'en fait pas mystère, comblerait Anne d'Autriche.
C'est à Monsieur de Saint-Thomas que le Père s'adressera dans sa lettre du
26 juin 1648 pour renchérir sur ce mariage hypothétique d'Adélaïde avec le roi de
France : « Mais à propos de cette Reyne françoise, sçavés vous bien que je commence
à estre tout de bon courtisé. On me considere desja comme le predicateur, ou le
confesseur de cette Majesté à venir et cette flaterie m'est si agreable qu'y ajoutant les
faveurs des lettres de la baleine (Madame Royale), et de l'esturgeon (M. de SaintThomas), certainement j'en suis tout enflé... » et de demander à Saint-Thomas les
lettres de l'une ou l'autre de ces qualités , « mais », ajoute-t-il avec malice, « s'il vous
plaist, sans datte, afinqu'elles ne soient surannées... »Il poursuit cette badinerie avec
Madame Royale: « Je vous en prie , liberale, et tres bonne Dame, faites moi expedier
le brevet de l'une, et de l'autre de ces charges. Je vous demande cette grace à genoux;
328
acordez la moy, et aprés cela, je ne demande plus rien, pas mesme des gages, ni la
nourriture, j' ajoute ni le gratis de l'expedition des lettres: Je les paierei à M. de Saint
Thomas,tout en monoie blanche... »
S.A.R. rentre dans le jeu, s'en amuse, tandis que M. de Saint-Thomas est sur
des charbons ardents. N'a-t-il pas rappelé à l'ordre Bailly dans le courant du mois de
mai en lui réclamant moins de discours et plus d'informations, s'attirant les foudres du
Barnabite qui n'hésitera pas à écrire, mi-figue mi-raisin, à sa protectrice : « Je
demande d'abord justice à V.A.R. (Votre Altesse Royale) contre Monsieur de Saint
Thomas qui ne s'est pas contenté de me faire devenir de poete, orateur, et de
predicateur de Paris, agent de campagne de ma Souveraine tres auguste, mais pour le
comble d'une deniere metamorphose m'ordonne, par sa derniere, et tres incommode
lettre, de quitter la qualité d'orateur, aprés me l'avoir fait prendre, et de me contenter
de celle de comis, ou de scribe des gasetiers de la Court... »
Mais, en ce début d'année 1649, l'Histoire s'accélère.
« Nous sommes, Madame, à la veille d'un grand bien ou d'un grand
mal'heur », s'interroge le Père Bailly auprès de la Duchesse. « Si le Parlement, qui est
assemblé, obeit au Roy, les choses iront bien mais s'il s'opiniatre à ne vouloir plier,
les gens de guerre, qui commencent de bloquer Paris, y causeront d'epouventables
desordres. » La Fronde parlementaire rentre alors dans sa phase aiguë. L'affrontement
larvé entre le Parlement et la Royauté faisant suite à la révocation de la Paulette, à la
réunion des Chambres, aux journées folles et aux barricades du mois d'août 1648
atteint un paroxysme.
« Nos maux empirent tous les jours. Paris est blocqué de plusieurs parts...»,
rapporte encore le Père le 22 janvier 1649. Dans la nuit du 05 au 06 février la Reine et
ses enfants Louis et le duc d'Anjou, le Cardinal Mazarin, le duc d'Orléans et sa fille,
le prince de Condé et le prince de Conti quittent précipitamment Paris pour SaintGermain-en-Laye. Pendant plus de trois mois la communication est coupée entre Paris
et l'extérieur; lettres et gazettes ne reprendront la route de Turin qu'après
l'accommodement du Parlement, très affaibli par les défaites militaires subies par ses
milices commandées par les princes frondeurs le duc de Longueville, le prince de
Conti, le duc d'Elbeuf, le duc de Beaufort, ou le duc de la Rochefoucauld, lors des
affrontements avec les troupes royales sous les ordres du Grand Condé, resté fidèle à
la monarchie. Après le retour au calme on reparle mariages. Bailly reçoit à Paris le
résident de Mantoue, Monsieur Priandi, et rapporte son propos à Madame
Royale: « Qu'il seroit de la prudence de la maison de Savoye, et de celle de Mantoue
de se lier, et de s'unir etroitement ensemble, et que, par ce neud indissoluble, elle se
rendroient formidables aux deux courones (la France et l'Espagne) ».
Monsieur Priandi appelle ainsi de ses voeux une union entre le duc de
Mantoue, Charles II de Gonzague-Nevers et la princesse Adélaïde de Savoie, dont la
perspective d'un mariage avec Louis XIV reste bien lointaine. Madame Royale
choisira finalement un autre parti pour Adélaïde, dont on célèbrera les noces le 8
329
décembre 1649 avec Ferdinand de Bavière, fils de l'électeur Maximilien 1er, qui
l'avait préférée à son aînée Marguerite-Yolande de Savoie.
Revenons en septembre de cette année 1649, Bailly est approché par
Monsieur Marchisio, agent du Prince Thomas de Carignan. « Il ajouta », écrit-il à la
Duchesse, « que le vray ciment de cette belle intelligence seroit de donner en mariage
Madame Marguerite, nostre princesse, au prince Philibert (fils ainé de Thomas de
Carignan) et qu'il estoit tres asseuré que M. le prince Maurice souhaitoit, pour le
moins autant que M. le Prince Thomas ce mariage. Je le crûs, sans le faire jurer »,
poursuit perfidement le Père Bailly avant de conclure: « C'est maintenant à V.A.R.,
dont la prudence est singuliere, de m'ordonner ce qu'elle veut que je reponde, Non,
ouy, ou de belles parolles... » Thomas de Carignan et son frère le Prince Maurice
s'étaient violemment opposés à leur belle-soeur Christine de Savoie lors de son
accession à la Régence. Ce projet n'aura pas de suite. Madame Royale a d'autres vues
pour sa fille aînée.
Le 9 novembre 1649 Bailly quitte Paris pour rejoindre Chambéry où, à
l'initiative du Sénat de Savoie, il va prêcher l'avent et le carême de 1650. D'obscures
rivalités de cour vont entraîner pendant son séjour sa brouille avec Monsieur de SaintThomas. Il rentre à Paris en août 1650 puis reprend sa correspondance avec Turin en
novembre, désormais directement adressée à la Souveraine. Il lui fait part dans son
courrier du 6 janvier 1651 d'un entretien réunissant Anne d'Autriche, Gaston
d'Orléans, le Cardinal Mazarin, Madame de Chevreuse et le Garde des sceaux
Monsieur de Chateauneuf, entretien au cours duquel «Le duc d'Orléans se pleignit
fort de l'ambition de Mademoiselle, disant que toute sa passion auroit esté qu'elle fit
alliance en Savoye, mais qu'elle étoit tellement preoccupée et flatée de l'esperance
d'une courone qu'il estoit impossible de la porter à de moindres desseins. » Geoffrey
de Laigue, grand ami de Madame de Chevreuse rapportera ultérieurement au Père une
confidence à lui faite par le duc d'Orléans : « Qu'outre qu'il auroit grande joye d'avoir
ce nepveu (Charles-Emmanuel II) pour gendre, il y avoit encore cette grande et
importante commodité pour luy que les terres de sa fille, qui sont la Dombe et le
Beaujaulois, estant comme attachées, au moins tres proches, de celles de Savoye, ce
voisinage les fortifieroit tous deux et luy serviroit à luy-mesme, dans une occasion de
retraite et d'asile. » Mais la Grande Mademoiselle était alors fermement décidée à
n'épouser qu'un roi ou un fils de roi, et Charles-Emmanuel II de Savoie, n'était que le
petit-fils d'Henri IV...
Quatre mois plus tard, en mai 1651, Bailly rencontre l'abbesse de Frontevaud
dont il est le confesseur. Soeur naturelle de Louis XIII, de la duchesse de Savoie et du
duc d'Orléans, Jeanne- Baptiste de Bourbon est très influente auprès d' Anne
d'Autriche. A l 'évidence avec l'aval de Madame Royale, Bailly lui suggère de
proposer à la Régente et à Gaston d'Orléans un double mariage: celui d'abord de
Marguerite-Yolande de Savoie, nouvelle prétendante, avec le roi Louis XIV, et celui
de Charles-Emmanuel II avec la princesse d'Orléans. Il la sait réticente, mais elle
pourrait se laisser séduire par le titre de reine de Chypre, couronne inlassablement
revendiquée par la maison de Savoie depuis le mariage au 15ème siècle de Louis de
330
Savoie et Charlotte de Lusignan, l'héritière de ce royaume. Christine de Savoie, seule
fille d'Henri IV à n'avoir pas épousé un roi, se prévalait d'ailleurs résolument de ce
titre.
En ce début d'année 1652 qui se profile, les dépêches se bousculent. La
nouvelle Fronde, initiée par le prince de Condé quelques mois auparavant s'active,
avec son lot de renversements d'alliances et de mouvements de troupes. Le 9 février,
Bailly informe Madame Royale : « Monsieur de Nemours a joint les troupes que
conduit le comte de Tavanes, qui sont de huict, ou pour mieux dire de neuf mille
hommes, et cette armée passera en peu de jours la rivière de Somme. »Il écrit aussi
: « Monsieur de Beaufort partit hier matin d'ici pour aller commander les troupes de
M. le duc d'Orléans qui, avec les recrues, monteront bien à six mille hommes. » En
effet, après beaucoup d'hésitations, Gaston d'Orléans a rejoint le prince de Condé dans
sa dissidence et, après la défection de Turenne, a confié son armée personnelle au duc
de Beaufort, tandis que Monsieur de Savoie-Nemours a pris le commandement des
troupes de Condé cantonnées dans le Nord de la France. Charles- Amédée de SavoieNemours est duc de Genève, apanage constitué en 1514 pour son aïeul Philippe par
son frère le duc de Savoie Charles III. Philippe de Genève avait été ensuite fait duc de
Nemours par François 1er en 1515. Charles-Amédée est marié à Elisabeth de
Vendôme, petite-fille d'Henri IV et Gabrielle d'Estrée. Fille de César de Vendôme, elle
est la soeur du duc François de Beaufort, personnage haut en couleur, surnommé
le « roi des Halles» pendant la Fronde parlementaire, dont il avait été l'un des
meneurs.
Le 30 juillet 1652, comme un coup de tonnerre, une nouvelle court les rues
de Paris. Le Père Bailly en rend immédiatement compte à Madame Royale: « Tout
presentement on vient d'aporter le corps de M. le duc de Nemours à son hôtel, tué
d'un coup de pistolet par M. de Beaufort, son beau frere, au marché aux chevaux en
un duel de cinq contre cinq. M. l'archevesque de Rheims, son frere, est tombé trois
fois en foiblesse à la veue de ce corps sanglant, et sans vie, et je suis si touché que ma
main a toutes les peines du monde d'escrire à V.A.R. ce tragique, et funeste accident
qui luy sera sans doubte très sensible. Cet Archevesque que j'ay l'honneur de
connoistre beaucoup, et tres familierement, ne veut point changer de profession, Dieu
le veuille. Je l'y porterei, pour son salut, autant que je pourrei. V.A.R. voie ce que je
puis faire en cette conjoncture pour le bien de la courone. »
C'est en effet une bien terrible nouvelle que celle de ce duel fratricide. Des
intérêts de cour, des intrigues amoureuses croisées opposaient depuis quelques mois
ces deux beaux-frères. Leur rivalité militaire, à la suite de la réunion des armées
qu'ils commandaient respectivement, avait exacerbé les susceptibilités de ces princes
au caractère très affirmé. La nomination de Monsieur de Beaufort comme gouverneur
de Paris, au début du mois de juillet, poste que convoitait Savoie-Nemours, avait
piqué au vif celui-ci et l'avait finalement persuadé de provoquer en duel Monsieur de
Beaufort, dans une rencontre au pistolet car, blessé à la cuisse lors de la bataille de
Bleneau et encore convalescent, Charles-Amédée ne pouvait guère alors tirer l'épée.
331
Un nouveau personnage apparaît dans le compte rendu du Père, l'archevêque
de Reims Henri de Savoie-Nemours, frère du défunt Duc. Il devient, après ce fatal
duel, l'héritier présomptif du duché de Genève. En effet, feu le duc de SavoieNemours n'a pas à ce jour d'héritier mâle. Les trois garçons nés de son union avec
Elisabeth de Vendôme sont morts dans l'année de leur naissance et, s'il lui reste deux
filles, Marie-Jeanne-Baptiste et Marie-Françoise-Elisabeth, elles ne pourront
prétendre à l'héritage du duché de Genève. Bailly a très vite analysé l'intérêt pour la
Régente Christine de ramener dans le domaine ducal cet apanage qui s'est quelque
peu francisé. Il va donc user de tout son poids auprès d'Henri de Savoie-Nemours
pour que celui-ci reste dans les ordres.
Le 7 février 1653, sept mois après le duel, il rencontre l'archevêque de
Reims. Celui-ci le reçoit seul dans sa chambre. Il rend compte de sa conversation à
Madame Royale en ces termes : « Il me dit cent choses admirables de sa vocation, et
je ne crois pas qu'il y ait en France un prince, ni mesme un prelat qui le surpasse en
pieté. Je n'eus pas beaucoup de peine à luy persuader qu'il falloit vivre, et mourir
dans l'estat ecclesiastique. Il y est tout disposé, et tout resolu. »
Et de rajouter dans une lettre quelques jours plus tard : « Et j'espere que
V.A.R. apres m'avoir ouy, avouera que je suis son tout tout fidele serviteur, comme je
ne doubte point que la couronne de Savoye n'ait un jour à V.A.R. seule l'obligation de
la reunion du domaine du Genevois au general de toutes les autres provinces. » Cinq
mois plus tard, en juillet 1653, on caresse l'archevêque de Reims avec la promesse du
cardinalat, et même de la coadjutorie de Paris, mais au mois de septembre, Bailly, à
contre coeur, doit se résoudre à annoncer à la Duchesse : « Ce qu'il faut
necessairement que j'adjoute est que M. de Nemours commence à temoigner qu'il se
lasse de porter la robbe longue. » Henri de Savoie-Nemours va en effet se décider à
accepter l'héritage de son frère. Qui plus est, il songe à se marier. Il a jeté son dévolu
sur Marie d'Orléans-Longueville, fille du duc de Longueville et de sa première épouse
Louise de Bourbon, nièce de Madame de Carignan.
Elle est la plus riche héritière du royaume...Cette jeune femme reste encore
sous le coup de la déception d'un projet de mariage avorté pour des raisons politiques
avec un parti très prestigieux, le duc d'York, frère du roi d'Angleterre. Elle n'est pas
pressée de se marier mais accepte la cour du nouveau duc de Genève. Pendant ce
temps, Madame de Nemours, Elisabeth de Vendôme, s'oppose à son beau-frère Henri
pour conserver le duché de Nemours et le duché d'Aumale, autre possession
familiale, à ses filles. Le Père Bailly a une tendresse toute particulière pour l'ainée
Marie-Jeanne-Baptiste. En avril 1654, il la décrit ainsi: « Madame de Nemours est
ici. La Princesse sa fille est fort cruë, et en verité elle est admirablement bien faite.
J'ay fait conoistre à M. de Nemours le desir que V.A.R. a de le voir accommodé avec
Madame de Nemours...Il souhaita passionement le mariage de sa niepce avec le
grand que V.A.R. sçait. »Pour la première fois dans sa correspondance Bailly évoque
l'éventualité d'un mariage du jeune duc Charles-Emmanuel II avec Marie-JeanneBaptiste de Savoie-Nemours, mais cette union n'a pas alors les faveurs de Madame
Royale.
332
Au mois de juin de cette année 1654, le Père Bailly revient à Turin. Il
rejoindra Paris en octobre avec de nouvelles instructions de la duchesse de Savoie.
Car en effet, on parle de plus en plus sérieusement d'un mariage possible de
Marguerite-Yolande de Savoie avec Louis XIV. Un portrait de la Princesse a été
envoyé à Paris. Il y a bien un petit hic...Cette jeune femme, alors âgée de dix neuf ans
n'est pas vraiment ce qu'on appelle une beauté. Le Chancelier Seguier est approché
par Bailly en octobre 1654. « Il me fit en suitte cent questions. » écrit le Père à
Madame Royale, « sur le corps, le teint, la beauté, et l'esprit de nostre Princesse, et
avec empressement. Madame, on luy avoit fait cent mauvaises offices, les uns avoient
asseuré qu'elle estoit bossue, les autres qu'elle estoit naine, qu'elle avoit les jambes
gastées, et blessées, et qu'enfin elle avoit le visage, et les bras tous velus. »Le portrait
de Marguerite a été installé sur la cheminée de la chambre de Madame de Carignan.
Le Roi en personne, accompagné de sa mère Anne d'Autriche vient voir et admirer
cette belle peinture. Madame de Saint Martin, amie très proche de Madame de
Carignan, alors présente, « prit garde » relate Bailly « que le Roy rougit extremement
à la veue de ce tableau, et que comme tout transporté de joye, il s'escria d'abord : ah
les beaux yeux, la belle bouche, la belle taille. » Quant à la Reine, elle s'extasie sur les
yeux de sa nièce, beaucoup plus beaux que les siens affirme-t-elle, mais s'inquiète
auprès de Monsieur Toucheprès qui connaît bien Mademoiselle de Savoie et en fait
l 'éloge, en lui faisant remarquer « Que cette Princesse avoit bien des observateurs, et
que l'on luy avoit asseuré et protesté qu'elle boitoit des deux hanches. Il jura à la
Reyne le contraire », continue alors Bailly, « et luy dit qu'il avoit eu l'honeur de
dancer avec elle, en Piemont et qu'elle estoit admirablement droitte, et ferme dans son
allure».
Mais la nouvelle d'une grossesse probable à la cour d'Espagne va jeter un
certain froid, les intérêts supérieurs de la diplomatie française privilégiant toujours
une union du jeune Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse. Ce refroidissement est
confirmé par des confidences de la Régente rapportées à Bailly par l'un des ses
informateurs. Celui-ci lui a en effet affirmé « Que la Reyne apres luy avoir fort loué
de nouveau le portrait de nostre Princesse luy dit tout bas, et comme à l'oreille, que
non obstant tout l'agrêment du Roy, il n'épouseroit point la Princesse qu'il ne l'eut
vëue. » On parlait effectivement depuis quelque temps d'un voyage de la Cour à Lyon,
pour permettre au Roi de faire la connaissance de sa cousine.
L'atmosphère se refroidit encore. « Pour le mariage », déplore le Père, «
V.A.R. conoit nostre monde, rien sans rien... » faisant alors allusion à des propositions
du roi du Portugal qui souhaiterait lui aussi marier sa fille l'infante Catherine de
Bragance à Louis XIV et aurait proposé une dot pharamineuse de six millions de
livres...Il continue: « ce mot, Madame, il veut voir devant que de s'engager, est
d'autant plus misterieux que ces veues sont inouies, et sans exemple en cette nature
d'affaires. V.A.R me comprend bien. » Bailly est très choqué de la prétention du roi de
France à voir Marguerite-Yolande avant de se décider au mariage. Il met ainsi en
garde Madame Royale sur ce procédé peu conforme aux règles de cour de l'époque.
Soudain... le 6 août 1655, le Père annonce à Christine de Savoie une de ces
333
nouvelles qui bousculent le destin. « Monsieur de Nemours pourroit bien laisser
Mademoiselle de Longue-Ville à un autre. Il est malade, si je ne me trompe fort, du
poumon, et ces jours passés je luy vis cracher du sang tout pur, après avoir long
temps toussé. Il prend le laict d'anesse, il m'asseura qu'il y a un an, qu'il a ce mal, et
il en est fort abatu, et extenué. » La Duchesse lui demande alors en retour de
travailler à empêcher ce mariage, de crainte qu'il n'achève de ruiner la faible santé de
ce Prince... En août 1656, Bailly le rencontre: « Ce pauvre Prince me fit pitié. Il est
devenu sourd et il faut luy crier bien haut à l'oreille pour le faire entendre. Il est pale
et extenué au dernier point et une toux continuelle et qui luy dure sans relasche
depuis deux ans marque la maladie infaillible de ses poumons, et pour moy je crois
qu'il ne sçauroit vivre un an. J'en demanderey exactement l'advis à ses medecins,
j'observeroy tous les accidents qui luy arriveront et en escrirey soigneusement la
vérité toute pure à V.A.R. afin qu'elle prene ses mesures et puisse disposer de bonne
heure en sa faveur de l'apanage de ce Prince, si Dieu le retiroit... »
La dégradation physique d' Henri de Savoie-Nemours se poursuivra
inexorablement. Son mariage avec Mademoiselle de Longueville sera néanmoins
célébré le 25 mai 1657. Bailly l'annonce avec sobriété à Madame Royale. « Monsieur
de Nemours epousa mardy passé Mademoiselle de Longue-ville à Trie fort
solennellement. Monseigneur l'Archevesque de Rouan fit la ceremonie. » Il est plus
prolixe un mois plus tard. « Je fûs ces jours passés à Bagnolet pour rendre mes
respects à Monsieur de Nemours et pour savoir au vray l'etat de sa santé. On m'avoit
dit qu'il se portoit mieux, mais je ne m'en aperceus point et le trouvei tousjours de
mesme, c'est à dire jaune, extenué, debile et avec une toux seiche et fascheuse. Il est si
chagrin qu'il en est meconoissable car naturelement il est guai et enjoué. Il se cache
et ne veut estre veü de persone ». Le Père rencontre par ailleurs un de ses
médecins: «il me dit que ce Prince ne vivroit pas six mois... », conclut-il.
En ce début d'année 1658, un grand changement dans la vie du Père Albert se
prépare. Sa lettre du 11 janvier en témoigne : « L'honeur que V.A.R. m'a fait de
m'eriger en prelat, me fait chercher de toutes parts des parfums pour me mettre en
bonne odeur auprés d'elle ». Madame Royale vient en effet de le faire évêque d'Aoste.
Depuis longtemps il attendait cette promotion épicospale plus que flatteuse. Il est
assez discret dans ses remerciements, se rappelant sans doute la mésaventure qu'il
avait connue un an plus tôt, lorsque le bruit avait couru à la cour de France de son
élévation à l'évêché d'Ivrée. On l'en avait chaudement félicité et il s'était confondu en
remerciements dans une lettre enflammée à la Souveraine. Hélas la nouvelle était
fausse, il n'avait finalement pas été retenu.
On peut imaginer son embarras en cette circonstance, mais sa nomination à
Aoste témoigne que Madame Royale ne lui avait pas tenu rigueur de cette méprise. Il
va devoir rejoindre Rome, puis son évêché pour d'autres tâches loin de la cour de
France. Il ne sera donc pas à Paris pour nous renseigner sur la mort survenue en l'an
1659 d'Henri de Savoie-Nemours, vaincu par sa phtisie galopante. Son épouse ne lui
ayant pas donné d'héritier, il aura été le dernier duc de Savoie-Nemours. L'apanage de
Genève reviendra alors définitivement dans les possessions propres du duc de Savoie,
334
après quelques arrangements avec Madame de Nemours et ses filles. Bailly ne sera
pas non plus présent à Lyon lors de l'entrevue organisée pour que Louis XIV puisse
rencontrer Marguerite-Yolande de Savoie, et il n'en fut sans doute pas mécontent.
Comme il l'avait pressenti, cette présentation n'était en fait qu'un leurre
organisé par le Cardinal Mazarin pour décider le roi d'Espagne à accorder la main de
sa fille l'infante Marie-Thérèse au roi de France. Ce voyage à Lyon se termina par
une retraite à Turin presque honteuse pour la délégation savoyarde. MargueriteYolande fit preuve d'une grande dignité tout au long de cette mascarade, et en fut
louée. Elle épousera en 1660 le duc de Parme, Ranuce II Farnese.
Mais Monseigneur Bailly n'a, avec la mitre, rien perdu de ses qualités de
diplomate. Madame Royale va le mettre encore à contribution pour une mission
dépassant son ministère d'évêque. Elle a en effet décidé qu'il était temps de marier son
fils Charles-Emmanuel II. Auparavant, elle doit mettre fin à une liaison entre la belle
Jeanne de Trecesson et le jeune Duc, liaison dont naquirent trois enfants. Cette jeune
femme, entrée à la cour de Turin avec l'appui du Père Bailly, était en fait une créature
du Surintendant Fouquet avec qui le Barnabite était en relation à Paris. Madame
Royale, pour s'en débarrasser, décide de la marier au Marquis Maurice Pompile Bense
de Cavour, peu regardant sur le passé de sa dulcinée.
Fouquet avait promis une dot substantielle pour la future marquise de
Cavour mais rechignait à s'en acquitter. Madame Royale demande alors au nouvel
évêque d'Aoste de rejoindre Paris afin de rappeler au Surintendant ses engagements.
Arrivé dans la capitale en octobre 1659, le prélat est obligé d'attendre le début du
mois de janvier pour le rencontrer. « Depuis cent ans », se plaint-il à la duchesse de
Savoie, « on ne se souvient point d'un hyver si rude que celui-ci. La riviere est si prise
qu'à peine peut on rompre quelques glaçons pour degager les bateaux. Les rues sont
couvertes d'une si grande quantité de neiges que les carrosses ne vont plus. Et le froid
est si extreme qu'on gele par tout ». Il n'est pas mécontent de rentrer à Aoste après
avoir rempli cette ultime mission parisienne.
Après l'union de Madame de Trecesson et de Monsieur de Cavour, on peut
songer à marier Charles-Emmanuel. Il faudra pourtant attendre avant que le mariage
du duc de Savoie ne soit célébré. Madame Royale n'est, semble-t-il, pas très pressée
d'accueillir à la cour une nouvelle duchesse qui pourrait contester le pouvoir qu'elle
continue d'exercer, alors même que Charles-Emmanuel a atteint sa majorité. Elle reste
très attachée à une alliance avec les Orléans, mais, et sur ce point en accord avec
Bailly, elle s'est toujours méfiée d'un mariage de son fils avec la Grande
Mademoiselle, au caractère bien trop affirmé. En 1658, Mazarin et le roi de France lui
avaient proposé une union avec l'aînée du second mariage du duc d'Orléans,
Marguerite, dite Mademoiselle d'Orléans, jeune fille d'une grande beauté et de
beaucoup d'esprit, tandis qu'ils réservaient la seconde, Françoise-Madeleine, plus
effacée, au prince de Toscane. Turin tergiverse, Mazarin et le Roi s'impatientent,
inversent l'ordre des prétendants et imposent à Marguerite d'Orléans, très amoureuse
par ailleurs de son cousin Charles de Lorraine, un mariage qu'elle ne désire pas avec
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le prince toscan Cosme III de Médicis. Françoise-Madeleine d'Orléans sera finalement
choisie pour devenir l'épouse de Charles-Emmanuel II. Ce mariage sera célébré le 4
mars 1663, et la nouvelle Duchesse fera son entrée à Turin le 12 mai. Monseigneur
Bailly a fait le voyage pour accueillir le couple ducal.
Après quelques mois de bonheur conjugal pour la famille de Savoie, trop
courts hélas, le pire est à venir. Le 17 décembre 1663, est annoncée à Turin la mort de
Madame Royale. On ne sait si Christine de Savoie a pu lire l'Oraison en forme de
poème que lui a adressée pour sa guérison Monseigneur Bailly le 13 décembre, dans
sa dernière lettre à celle qu'il a vénérée tout au long de sa vie. C'est un adieu à la fois
simple et plein d'émotion contenue, comme en témoignent la dernière strophe de sa
prière, ainsi que la fin de sa lettre:
« Grand Dieu...
Donés-en ces marques certaines
Mettés fin à toutes ses peines
Guérissés la de tous ses maux
Desarmés la Parque inhumaine
Fermés luy par tout les tombeaux
Et conservés la tous-jours saine
C'est là, Madame, le plus ardant souhait qui sorte de mon coeur, et par lequel je finis
ma lettre, mais en me disant tous-jours avec tout le respect possible, Madame, de
V.A.R. le tres humble, et tres obeissant, et tres obligé sujet et serviteur. »
Comble de malheur Françoise-Madeleine, la nouvelle Duchesse, la douce
épouse de Charles-Emmanuel II, tombe gravement malade et meurt à son tour moins
d'un mois plus tard, le 14 janvier 1664, dix mois à peine après son mariage. Les
funérailles de ces deux Princesses seront , sur ordre du Duc, célébrées le même jour,
le 2 mars 1664, en la cathédrale de Turin par Monseigneur Beggiani, archevêque de
Turin. Monseigneur Bailly sera dans les officiants d'une seconde messe célébrée le
lendemain. Rentré à Aoste, il conduira le deuil en la cathédrale de son évêché où il
lira deux panégyriques les 13 et 14 mai.
Projetons-nous treize ans plus tard, le 27 mai 1676. Monseigneur Bailly
adresse au comte de Buttilière une lettre, dans laquelle il lui révèle le détail d'un
entretien que lui avait accordé Charles- Emmanuel II peu de temps après la disparition
de son épouse, nous amenant à la conclusion de notre propos d'aujourd'hui :
« Aprés la mort de feu M.R, (Françoise-Madeleine d'Orléans), epouse de
S.A.R., ce prince me manda et me fit l'honeur de m'entretenir presque toute une aprés
dinée dans sa chambre du dessein qu'il avoit de se remarier. Vous sçavez, Monsieur,
combien il etoit adroit et que bien souvent il témoignoit desirer une chose dont il
n'avoit point du tout d'envie. C'est sur le pied de ce caractere qu'il me questionna sur
le choix qu'il montroit vouloir faire de plusieurs princesses, entre lesquelles il
comptoit Mademoiselle d'Orléans et sur tout Mademoiselle d'Elbeuf et me demandoit
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avec un empressement fin mon sentiment et laquelle de ces princesses je lui
conseillois, puisque je les conoissois toutes, aiant demeuré si longtemps à Paris.
Annosa vulpes non cadit in laqueum.... (Un vieux renard ne tombe pas dans les filets).
Je me mis à rire et, avec mon enjouement naturel, je lui repondis que, par mon
respectueux et bien fondé avis, il n'en devoit epouser pas une de celles qu'il me
nomoit, particulierement Mademoiselle, qui n'avoit plus de dents, ni l'autre qui, etant
de la maison de Lorraine et aiant une infinité de pauvres parents, il s'attireroit, en se
mariant avec elle, l'aversion du roy et tous ces pauvres princes lorreins pour lesquels
habiller sa garderobbe se suffiroit pas. Enfin, Monsieur, pour couper court, je
penetrei dans son véritable panchant et luy dis en riant qu'assurement il s'etoit mepris
et que pensant nomer Mademoiselle de Nemours il avoit nomé Mademoiselle
d'Elbeuf. Il me fit, selon sa coutume un peu contrariante, cent objections là dessus et
auxquelles je répondis si pertinemment qu'enfin, en me prenant la main et mesme en
la baisant, il m'avoua que toute sa pante etoit tournée vers cette princesse et au
mesme temps il me commanda de faire son portrait et de lui envoier. »
Charles- Emmanuel a bien décidé en effet de s'unir par les liens du mariage
à Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, dont le Père Bailly avait tant vanté les
qualités à Madame Royale dix ans auparavant. Quelques semaines après cet entretien,
il adressera au Duc le portrait commandé, intitulé: « Portrait en petit de Mademoiselle
de Nemours », dans lequel il décrit successivement le corps, l'esprit et les vertus de sa
protégée, âgée maintenant de vingt ans. « Elle est grande, elle a l'air bon, et grand, la
mine haute, la taille libre et aisée, le front grand, les sourcis blonds, les cheveux de la
même couleur, fort fins et en trés grande quantité, les yeux bleus grands et pleins de
feux qui se tournent naturellement et sans artifice. Elle a le tour du visage enfantin
mais plein de majesté qu'une agreable douceur tempere, sa bouche est petite et bien
façonée, et pour son teint il n'en fut jamais de plus blanc, de plus poli, ny de plus vif.
Et enfin elle a ce je ne sçais quoi qui la fait estimer, et aimer par dessus mille autres
qui pourroient sinon surpasser au moins egaler ses perfections si cela se pouvoit. Le
reste de cette admirable persone respond à tout ce que je viens de vous en faire voir. »
Heureux duc de Savoie, d'épouser une telle merveille...
Ce mariage fut pour Mgr Bailly le couronnement de sa carrière de conseiller
ducal. Il lui assura la reconnaissance indéfectible de son Souverain et de la nouvelle
Madame Royale, dont les grâces l'honoreront en son évêché d'Aoste jusqu'au terme
d'une vie bien remplie, en grand serviteur du duché de Savoie.
François Guerraz
337
Réponse de Daniel Chaubet
Membre du Bureau de l’Académie
Monsieur,
Nous nous connaissons depuis longtemps déjà, d’abord à l’Académie de Savoie, puis
à l’AMOPA (Association des Membres de l'Ordre des Palmes Académiques) et ces
rencontres ont tissé entre nous des relations d’amitié et d’estime réciproques.
A l’Académie de Savoie, parcourant le cursus honorum classique, vous avez été élu
membre correspondant en 2005, puis membre associé en 2007 et enfin membre
titulaire les 25 novembre (proposition) et 10 décembre (confirmation) 2011. Vous êtes
aussi membre associé de la Florimontane depuis 2005.
A l’AMOPA, vous avez été élu président des Amis lors de l’assemblée générale
d’Albens le 3 février 2010 et vous avez rejoint au Bureau de la section Savoie les
quatre membres de l’Académie qui y figuraient déjà alors. Vous avez pleinement
intégré l’AMOPA avec votre nomination de chevalier dans l’Ordre des Palmes
Académiques (promotion du 14 juillet 2011), un Ordre où, à peine introduit, vous
avez donné, sans notes, une conférence très appréciée sur les Nemours.
Vous êtes membre de la Société des poètes et artistes de France (SPAF), société
fondée en 1960 par l’écrivain Henri Meillant et patronnée alors par Maurice
Genevoix, Paul Guth et L. S. Senghor.
Votre parcours, qui sera détaillé tout à l’heure, attire particulièrement l’attention, car
vous n'êtes pas simplement le spécialiste d’un seul domaine, comme beaucoup
d’autres. Après avoir exercé des responsabilités importantes dans le domaine de
l’industrie, vous vous êtes excellemment investi dans la poésie et la musique, ce qui
témoigne de votre part, outre des dons indéniables, d’une ouverture et d’une curiosité
d’esprit tout à fait remarquables.
Ce dernier point aurait peut-être pu me faire hésiter à remplir un rôle de parrain à
votre égard ; si je me sentais parfaitement à l’aise pour faire ressortir votre action
dans le domaine industriel, je me trouvais peut-être moins compétent pour apprécier
vos autres talents. J’ai toujours, certes, tenu à développer également mon côté
littéraire, mais mon attrait pour la poésie n’avait guère dépassé celle de Victor Hugo ;
et, quant à la musique, mes rapports s’étaient limités à une participation à une chorale
A Cœur Joie pendant mes trois années d’élève-ingénieur à Grenoble et au
rassemblement qui a réuni 700 jeunes à Chamarande en septembre 1950.
Mais j’ai toujours pensé qu’étudier des domaines nouveaux était particulièrement
intéressant et profondément enrichissant ; je suis donc à la fois très heureux et très
honoré de vous servir aujourd’hui de parrain.
Venons-en maintenant et plus concrètement à votre parcours.
338
Vous êtes né le 29 août 1943 sur les bords du Rhône, ce fleuve puissant chanté par les
poètes et qui, par son hydraulicité, contribue efficacement au développement de notre
énergie électrique.
Vous êtes né aussi au milieu d’un vignoble réputé, qui remonterait, dit-on, au XI e
siècle ; il produit (mais pas seulement) un renommé AOC, le Royal Seyssel, un
mousseux élaboré à partir des cépages Altesse et Molette ; en matière gustative, la
Savoie n’est pas célèbre seulement par ses beaufort, reblochon, comté et autres
fromages, mais aussi par ses vins, en particulier par ses blancs, notamment avec
l'excellent Chignin Bergeron. Parmi les différents produits du terroir savoyard, il y a
aussi, bien entendu, les saucissons, mais de ceux-là, nous en parlerons plus loin en
détail.
Avant le fameux traité de Lyon de 1601, qui entraînait (au grand dam de CharlesEmmanuel Ier ) la cession de la Bresse, du Bugey et du Valromey à la France en
échange du marquisat de Saluces, les populations des deux rives du Rhône faisaient
partie d’un même État, celui du comté, puis (1416) duché de Savoie.
Tout changea ensuite et une frontière s’établit entre ce qui est maintenant Seyssel
(Ain) et Seyssel (Haute-Savoie) . Bien sûr, avec l’annexion de 1860, il y a eu
réunification, mais la coupure de 350 années avait laissé quelques traces ; des traces
qui s’estompent, certes, mais qui subsistaient encore au siècle dernier et qui se
traduisaient par une sorte de sentiment de supériorité, ou tout au moins de
condescendance, des populations de la rive droite vis-à-vis de celles de la rive
gauche.
On pourrait, peut-être, assimiler cela à l’état d’esprit qui subsistait encore au milieu
du XX e siècle, époque à laquelle, à Paris, on considérait que la France se divisait
entre Parisiens et Provinciaux et non entre Parisiens, Lyonnais, Savoyards, Alsaciens,
Bretons, etc.
Ceci n’empêchait pas pour autant les mariages et la preuve en est celui de votre père
Marc Guerraz, originaire de la rive gauche, avec votre mère Yvette Dalmas, issue de
l’autre côté.
Si l’on remonte plus loin, on trouve chez votre grand-mère maternelle des origines du
côté du pays de Gex ; chez votre père on franchit les monts, puisque votre grand-père
Joanny a épousé Catherine Dominici, qui était piémontaise.
Tout cela nous donne un profond enracinement dans une région qui nous est chère à
tous ici, dont notre Compagnie est d’ailleurs éponyme et dont le rayonnement culturel
et industriel fut (et continuera à être, formons-en le vœu) d’une très grande
importance. A ce rayonnement, il faudrait aussi ajouter le qualificatif de politique,
évident pour tous ceux qui connaissent la rôle joué par la Maison de Savoie pendant
un millénaire.
De l’union de Marc Guerraz et Yvette Dalmas sont issus cinq enfants, François,
Jacqueline, Catherine, Jean et André. Vous étiez donc l’aîné et ceci a eu des
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conséquences dont nous parlerons tout à l’heure.
Votre scolarité s’est déroulée depuis la Huitième jusqu’en math’élem en internat au
collège Saint-François à Chambéry, un collège bien connu ici. Vous avez, je crois,
gardé un assez bon souvenir de ces années et vous êtes maintenant le président de
l’Association des anciens élèves.
Après votre baccalauréat, que vous réussissez avec un an d’avance, vous intégrez les
prépas aux grandes Ecoles de commerce, d’abord au lycée du Parc à Lyon, puis à
Paris chez Frilley (aujourd'hui Prépa Commercia).
Vous intégrez alors l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris, désignée aujourd’hui
sous le sigle E.S.C.P. Europe, une des « trois Parisiennes », le trio de tête des Ecoles
de Commerce françaises. Certes, le diplôme n’est pas tout et on cite nombre
d’autodidactes qui ont bien réussi dans leur carrière. Mais ne tombons pas non plus
dans l’excès inverse ; réussir un concours difficile demande
des qualités
intellectuelles importantes et aussi une volonté et des capacités à fournir un travail
intense et prolongé ; ceci étant évidement un atout de première importance.
De votre séjour parisien, il faut aussi retenir une rencontre avec Eric Charden, un
chanteur hélas décédé il y a quelques mois qui fit une grande carrière, notamment en
duo avec Stone (Annie Stone Gautrat) ; nous en reparlerons tout à l’heure en évoquant
votre carrière musicale.
Après les trois années d’études à Sup’de Co Paris, vous faites votre service militaire
et se posa alors le choix du domaine d’activité dans lequel vous alliez vous investir.
Il faut bien dire que ce choix vous ne l’aviez guère. Fils aîné de Marc Guerraz, vous
étiez programmé pour prendre la succession de votre père à la tête de l’usine de
salaisons qu’il avait fondée. Peut-être, un temps, avez-vous regretté la liberté de votre
frère Jean, qui a embrassé la profession médicale ? Mais, m’avez vous dit, vous avez
assumé sans état d’âme la carrière qui vous était proposée et vous y avez même pris
un grand intérêt.
Dans l’immédiat après Deuxième Guerre Mondiale, votre père, en association avec
votre oncle Humbert (un prénom bien savoyard !), avait fondé une usine de salaisons
à Montmélian. Dans sa famille, en effet, il y avait depuis assez longtemps une
tradition de s’investir dans les métiers de la viande.
L’entreprise s’est rapidement développée, se divertissant dans de nombreux produits,
jambons cuits, jambons crus, pâtés, saucissons, etc. A la fin des années 1960, le
personnel dépassait le chiffre de 120.
L’approvisionnement en matières premières, diversifié, s’appuyait entre autres sur le
groupe familial Dominici, éleveur de porcs.
Vous avez donc travaillé avec votre père, apprenant le métier, car tout bon chef
d’entreprise doit non seulement connaître la gestion, mais savoir ce qui se passe tout
340
au long de la chaîne de production.
Avec votre frère André, au côté de votre père Marc, puis de votre oncle Humbert,
vous avez participé à la direction des Etablissements Guerraz, faisant face aux
difficultés imposées par la conjoncture et notamment aux restrictions de crédits de la
fin des années 1970.
Les années qui ont précédé les Jeux Olympiques d’Albertville de 1992 ont été une
période faste ; la Savoie était en évidence. Vous concentrant sur un nombre restreint
de produits (essentiellement le saucisson et le jambon), vous avez insisté sur l’identité
savoyarde, mettant à l’honneur le label régional, les produits du terroir. Mais, ensuite,
le soufflé est retombé et l’emprise grandissante des Grandes Surfaces posera des
problèmes. Certes, elles offraient des débouchés et vos produits se sont retrouvés sur
les rayons dans toute la France ; mais elles avaient parfois trop tendance à imposer
leurs lois et à privilégier leurs intérêts au détriment de ceux des industriels ; pour qui
ne faisait pas partie d’un grand Groupe, c’était un peu la lutte du pot de terre contre le
pot de fer. Par ailleurs, les nouvelles normes européennes imposaient des
investissements considérables, que la famille Guerraz n’avait probablement pas les
moyens de réaliser.
Vous avez fait face avec courage, malgré quelques ennuis de santé, mais, à la fin des
années 1990, il a fallu se résigner à vendre. Ce fut d’abord le fonds de commerce,
cédé à une entreprise haut-savoyarde (qui, elle-même, ne tarda pas à être absorbée
par une marque nationale), puis, plus récemment, les murs.
Durant toute cette période industrielle, vous n’avez pas voulu limiter vos activités à
celles concernant votre entreprise, mais vous vous êtes aussi investi à un échelon plus
large.
Avant la Deuxième Guerre Mondiale, en 1938 si je ne me trompe, à côté du CNPF, il
s’était créé un autre syndicat patronal, le « Centre des Jeunes Patrons » ; celui-ci, tout
en ayant conscience des exigences qu’une gestion pérenne imposaient aux entreprises,
souhaitait y introduire davantage d’humanisme.
Le Centre des Jeunes Patrons est devenu par la suite (1968) le « Centre des Jeunes
Dirigeants », un syndicat patronal sans doute moins connu que le MEDEF
(Mouvement des Entreprises de France) ou la CGPME (Confédération Générale des
Petites et Moyennes Entreprises),mais qui a aussi toute sa place. Le CJD était animé
par des gens proches des idées de Jacques Chaban-Delmas et vous y avez adhéré,
retrouvant des industriels comme Maurice Opinel, que vous rejoignez aujourd’hui à
l’Académie. Vous avez été président de la section de Chambéry, puis président
régional et avez fait de nombreuses conférences.
Il était d’ailleurs temps que vous veniez ici renforcer ce secteur !
L’Académie de Savoie, dite des Sciences, des Belles Lettres et des Arts, est très
pluridisciplinaire, on le sait. Poète et musicien, nous allons en parler, vous appartenez
déjà à deux de ces domaines, mais il y a plus. Les activités auxquelles on se livre au
cours de son existence peuvent être plus ou moins concrètes. Très loin de moi l’idée
341
de vouloir mépriser les activités purement intellectuelles, bien au contraire ; mais
l’industrie, avec Maurice Opinel et moi-même, était, jusqu’à peu, fort mal
représentée ; les trente années que vous avez passées à la tête des Etablissements
Guerraz Frères et l’action que vous avez menée dans les milieux patronaux savoyards
permettront de renforcer utilement ce domaine.
Je n’oublie pas, bien entendu, la toute récente admission à notre Académie de Jean
Therme, un savant de grande classe et une personnalité de très haut niveau, qui met
ses connaissances et son énergie au service du développement industriel.
Vous avez épousé en 1969 Elisabeth Veyrat, qui vous a donné deux enfants, Stéphanie
et Julien. Votre épouse était avocate au barreau de Chambéry ; vous avez vous-même
pensé à vous orienter vers les professions juridiques et vous avez passé une licence
en droit.
A la suite du décès accidentel en 1988 de votre première épouse, une nouvelle union
avec Marie-Angèle Millon-Brodaz vous a donné un fils, Félix. Vos trois enfants sont
également présents, ainsi que votre petit-fils Noé.
Parlons maintenant de musique et de poésie.
A seize ans, ayant reçu votre première guitare, vous vous plaisiez déjà en jouer, pour
votre plaisir personnel et pour celui de vos amis. J’ai déjà fait allusion à votre
rencontre avec Eric Charden lors de vos études à Paris, un Eric Charden qui vous
avait fait partager son goût pour la chanson et ce fut certainement pour vous une étape
importante.
A l’époque où vous aviez en charge les destinées des Etablissements Guerraz et
malgré des occupations prenantes, vous commenciez déjà à composer, non seulement
pour divertir vos amis, mais aussi, parfois, pour animer des réunions professionnelles.
Paraphrasant Victor Hugo dans Ce siècle avait deux ans, on pourrait dire que, déjà,
Napoléon perçait sous Bonaparte !
Une seconde carrière se profilait, une carrière qui s’épanouira pleinement, certes,
lorsque l’entreprise de salaisons familiale aura dû cesser toute activité ; mais qui
s’était déjà bien amorcée, comme nous allons le voir.
Dès 1994, en effet, vous avez créé la Compagnie « Jeux de scènes » avec Madame
Françoise Giansetto-Wisner68, une cantatrice de renom international qui a joué dans
un très grand nombre d’opéras et d’opérettes, comme interprète et/ou metteur en
scène. Ce fut pour vous l’occasion de rencontres fructueuses avec une multitude
d’artistes. Savoir chanter, savoir interpréter est un métier qui s’apprend, un savoir, des
techniques, que l’on acquiert progressivement et que l’on peut ensuite transmettre.
Dès lors, vos activités dans les domaines de la musique et de la poésie ne feront que
68 Décédée il y a quatre ou cinq ans.
342
croître. Vous aviez un besoin de vous exprimer, c’était pour vous un exutoire, dans
lequel on livre le plus profond de soi-même, avec, bien entendu, les limites que l’on
se donne et celles que le genre impose.
Vous avez commencé à écrire des chansons, à mettre en musique des poésies et à
interpréter des textes écrits également par d’autres. Parmi les auteurs avec lesquels
vous avez collaboré, je m’en voudrais de ne pas citer au moins notre confrère
Georgette Chevallier.
Quand on joue de la guitare, Brassens est évidemment incontournable, mais il y en a
aussi beaucoup d’autres, comme Guy Béart par exemple. Vous avez mis en musique
Verlaine, Baudelaire, Aragon, etc. et vous avez senti que mettre un poème en musique
amenait à avoir une relation particulière avec son auteur.
Vous aimez aussi Lamartine et Victor Hugo, ce dernier en raison du souffle qui anime
ses ouvrages (je partage pour ma part votre sentiment en ce qui concerne ce dernier).
Si vous vous êtes investi dans l’écriture, dans la mise en musique et l’interprétation,
vous n’avez pas, pour autant, travaillé en solitaire, mais vous avez tenu à ce que
d’autres partagent vos passions.
L’Association Rumilienne de la Chanson vous doit beaucoup, puisque c’est à votre
initiative qu’elle a été créée. De là sont issues de multiples Associations, Ecoles de
chants et organisations. On citera, parmi d’autres, l’association chambérienne le
Grenier de la Chanson, créée par le regretté Louis Grenier avec votre soutien actif ;
c’est elle qui organise le concours de chants le Tremplin de la Chanson, où s’est
notamment révélé Gregory Lemarchal.
Vous avez été, avec Bernard Dio, à l’origine de la création de l’Académie de
Maurienne, une Association dont l’activité est consacrée aux arts et à la poésie, vous
avez participé aux manifestations de l'A.V.F. de Chambéry et je pourrais continuer
encore longtemps, tant sont nombreuses les activités auxquelles vous vous êtes livré
(et vous livrez toujours).
Je pourrais aussi dire que vous êtes président du jury du Concours de poésie de
Montmélian , rappeler vos conférences avec Emmanuel Billamboz sur Emile
Simonot69, peintre, potier et poète (1893-1977), vos participations à diverses
représentations du spectacle « Couleurs du monde », en collaboration avec Jean
Bertolino, etc.
Mais je voudrais m’attarder un moment pour parler des Sources vives. De quoi s’agitil exactement ? Il s’agit d’un long poème, entrecoupé de nombreuses chansons mises
en musique et dont la trame est l’histoire de la Savoie.
Vous m’avez raconté qu’à un moment de votre vie vous avez subi un véritable choc
70 Et tout dernièrement lors du Congrès 2012 des Sociétés Savantes à Chambéry.
343
en découvrant l’histoire de ce pays et l’intérêt quelle représente. Vous aviez trouvé
chez un bouquiniste un ouvrage de Georges de Manteyer, un historien qui, tout à la fin
du XIX e siècle, faisait descendre Humbert aux Blanches Mains (le premier ancêtre de
la Maison de Savoie dont on soit sûr de l’existence) d’un certain Garnier, comte de
Troyes. Cette thèse (un peu modifiée ultérieurement par l’abbé Chaume) a semblé
assez cohérente, mais a été fortement contestée et même rejetée depuis 70. Quoiqu’il en
soit, l’histoire de la Savoie, avec une dynastie qui a régné pendant presque un
millénaire est évidemment passionnante et du plus haut intérêt 71. Ce n’est pas moi qui
dirais le contraire, puisque cette histoire et la manière avec laquelle on l’a rapportée
au cours des siècles a fait l’objet d’une grande partie de mes travaux.
Quoiqu’il en soit, les Sources vives sont une œuvre vraiment originale, où l’historien
rejoint le poète et le musicien et dont on peut dire que c’est « vraiment vous ».
Que dire encore à votre sujet ? Comme tout bon Savoyard, vous avez pratiqué le ski et
la randonnée. Vous avez aussi joué au tennis et je rapporterai ici une anecdote
amusante que vous m’avez contée. Un jour, un tournoi affichait une rencontre
François Guerraz contre François Guerraz ; ce n’était pas une coquille de
l’organisateur, mais le match opposait effectivement deux personnes de ce même
nom. Après une lutte homérique, vous triomphâtes finalement et le souvenir vous en
est resté.
Vous avez choisi, pour votre discours de réception, de nous parler de Mgr Albert
Bailly et je tiens à vous en féliciter. Vous auriez pu simplement (solution de
facilité)vous arrêter sur un personnage des cent dernières années, localement bien
connu, mais vous avez préféré faire un bond en arrière de quatre siècles et nous
ramener d'une manière érudite au XVII e , ce que l'on appelé à juste titre le Grand
Siècle.
Car ce siècle fut grand et d'abord par la culture. La culture française a rayonné dans
toute l'Europe et si elle a contribué au prestige de notre pays, tous les peuples du
continent ont pu aussi en bénéficier ; ceci qu'il s'agisse des lettres, des arts, de
l’architecture, ou des sciences. Dans ce dernier domaine nous ne fûmes pas absents (
la fondation de l'Académie des Sciences en 1666 en témoigne), même si nous n'avons
personne qui puisse rivaliser avec les Newton et autres Leibniz.
Grâce à de grands capitaines (la gloire militaire est une chose qui compte également)
71 Voir par exemple les ouvrages de l’historien anglais Previte-Orlon, ou L’Histoire
de la Savoie (dir. Paul Guchonnet) éditée chez Privat, où la théorie de Manteyer est
très fortement contestée. Cf. aussi André Perret , qui, dans une communication sur les
premiers chroniqueurs savoyards, estime cette théorie "guère plus assurée que la
légende béroldienne".
70 C’est l'une des dynasties européennes (ou la dynastie européenne) dont la
longévité est la plus grande. La dynastie danoise, qui remonte aux environs de 900
avec la Maison de Gorm, pourrait lui disputer la palme, mais sa continuité ne semble
pas de même « qualité ».
344
Louis XIV nous a permis d'arrondir notre pré carré et n'oublions pas qu'il nous légué
Versailles.
Nous devons être fiers de compter autant de grands personnages, qui se sont illustrés
dans tous les domaines.
Le XVII e siècle fut important aussi pour la Savoie ; si elle a souvent changé d'alliance
(et je ne répéterai pas ici le mot un peu méchant qui circulait alors dans les
chancelleries), elle a pu se mêler à ce que l'on appellera le Concert Européen, ce qui
permettra à son duc de bénéficier d'un titre de roi après le traité d'Utrecht.
Les lettres de Mgr Bailly correspondent aux débuts du règne de Louis XIV, s'étendent
largement sur la Fronde et parlent beaucoup des projets matrimoniaux des princes
européens.
D'aucuns diront qu'il s'agit d'une période peu importante et de sujets futiles. Ce n'est
point mon avis.
La Fronde, une époque qui vit la révolte égoïste de grands seigneurs préoccupés
surtout par leurs privilèges, explique que, plus tard, le roi ait voulu les maintenir sous
son regard à sa Cour ; et cet absolutisme louisquatorzien préfigure déjà le
jacobinisme qui, peu à peu, imprégnera notre pays d'une manière sans doute
excessive, aboutissant à ce que les populations attendent tout (ou du moins trop)de
l'État ; à la différence d'autres nations, appartenant pourtant à la même civilisation,
mais dont l'histoire ne fut pas la même (unité plus tardive permettant aux instances
régionales de continuer à s'exprimer, dans un cadre unitaire par ailleurs nécessaire,
installation dans un pays neuf obligeant les habitants à se prendre eux-mêmes en
main, etc.)
Quant à la futilité apparente des sujets traités dans les lettres d'Albert Bailly, autre
erreur.
De tout temps les princes ont souhaité agrandir leurs États et renforcer leurs alliances.
A part la guerre (moyen évidemment peu souhaitable), quel meilleur façon d'y
parvenir que d'unir par les liens du mariage ?
Mgr Bailly n'avait naturellement pas pour but de dresser un tableau formel et
réglementé d'un État, comme le faisaient, depuis le XIII e siècle, les ambassadeurs
vénitiens avec leurs fameuses relazioni , mais ses lettres étaient loin de se limiter aux
rapporte franco-savoyards.
Au travers des projets matrimoniaux envisagés, des heurs et malheurs de nombre de
grands personnages et des tractations diplomatiques que tout ceci comportait, nous
pouvons avoir une excellente appréciation de la situation de l'Europe de l'époque.
Quelle était donc cette situation en 1647, date à laquelle la duchesse Christine lui a
confié sa première mission ?
La Guerre de Trente Ans, commencée en 1618 avec la défenestration de Prague, allait
s'achever l'année suivante avec les traités de Westphalie conclus avec l'empereur
345
Ferdinand III , l'Espagne de Philippe IV continuant encore la lutte jusqu'en 1659
(traité des Pyrénées), pour schématiser.
La duchesse Christine, qui avait terminé la guerre dans le camp français, avait
l'ambition de marier sa fille au jeune Louis XIV ; le simple fait qu'elle ait osé
envisager ce projet montre que la Savoie devait déjà être considérée comme un État
important.
Mais on pensait aussi chez nous à une union avec Marie-Thérèse, la fille du roi
d'Espagne Philippe IV, ceci nécessitant la naissance à Madrid d'un héritier mâle,
naissance qui ne sera effective qu'après le mariage du dit Philippe IV avec la fille de
l'empereur Ferdinand III.
Il s'agissait là d'un subtil jeu diplomatique qui permit finalement de sceller la paix
entre la France et l'Espagne et de reconstituer l'unité entre les Habsbourg d'Autriche et
d'Espagne.Tout es ces tractations et beaucoup d'autres choses se retrouvent dans les
lettres du Père Bailly et vous avez parfaitement su aujourd'hui nous en rapporter
l'essentiel.
Vous avez choisi un sujet savoyard, certes, mais non pas un sujet savoyard étriqué. S'il
intéresse notre patrie locale, il ouvre aussi largement sur l'Europe, un continent qui,
depuis de nombreux siècles, a forgé une civilisation à laquelle, chacun, nous
appartenons, n’hésitons pas à le rappeler ; et, de cela, je pense qu'il faut vous en
savoir gré.
En terminant, permettez-moi de vous dire, cher François Guerraz, que l'Académie de
Savoie est vraiment heureuse de vous accueillir et que nous vous souhaitons tous une
longue vie au sein de notre Compagnie, ad multos annos, selon la formule consacrée.
Daniel Chaubet
346
Eloges funèbres
347
Eloge du Docteur André Gilbertas
Par M. Pierre Fontanel, membre titulaire
15 février 2012
Cher Louis Terreaux,
Monsieur le Président Jean-Olivier Viout,
Monsieur le Ministre Louis Besson, Madame le Maire de Chambéry,
Mes chers confrères,
Mesdames Messieurs,
C'est le 7 juillet dernier qu'André Gilbertas a tiré sa révérence avec
l'élégance, la discrétion, le courage que nous lui connaissions. Il était âgé de 90 ans.
Il était né le 11 mai 1921 à Lyon. Sa disparition a été très profondément ressentie
par la population chambérienne, par les milieux scientifiques, culturels et sportifs
des Pays de Savoie dont il était une figure marquante.
Si André Gilbertas avait beaucoup de cordes à son arc : l'écriture, la
littérature, la politique, les sports, il était d'abord et surtout un médecin, un
chirurgien, dont la réputation s'étendait très au- delà des frontières de notre Province.
348
La première corde à son arc : la chirurgie
Après de brillantes études à la Faculté de médecine de Lyon - interne des
hôpitaux, chef de clinique en chirurgie générale - alors que s'ouvrait devant lui une
carrière professorale conforme à ses goûts d'enseigner, de former et de transmettre, il
choisit le terrain, les rapports les plus étroits avec les malades. Il accepta l'offre du
Docteur Pierre Truchet, votre prédécesseur à l'Académie cher Louis Terreaux, de
venir à Chambéry co-diriger et co-gérer la clinique chirurgicale Saint-Joseph, tout en
assurant un service à l'hôpital, dans la droite ligne de son attachement pour le service
public.
C'est alors - nous étions au printemps 1955 - que hospitalisé à la clinique
Truchet, je vis un matin s'ouvrir la porte de ma chambre sur un beau jeune homme
qui se présenta ainsi : André Gilbertas, le nouveau chirurgien de la clinique. Depuis
cette journée, je n'ai jamais cessé de côtoyer André Gilbertas, dans la sympathie,
l'amitié, la complicité, la même volonté de servir une cause qui nous était commune:
la culture pour tous, la culture pour vivre, la culture jardin de l'esprit.
André Gilbertas a passé une grande partie de sa vie auprès de malades et
dans les salles d'opération. Il a été le Président du Conseil Régional de la formation
médicale continue. Il a été le fondateur de la première association des dons d'organes
en Savoie. Il a publié de nombreux travaux scientifiques et dirigé, ce qui n'est pas
rien, près de 40 thèses de doctorat. Il a en fait toujours marqué l'importance qu'il
attachait à la recherche et à la formation continue, qui étaient pour lui des priorités
fondamentales.
Pour ses engagements nombreux et variés, pour ses valeurs morales, son
éthique (compréhension de l'autre), son sens des responsabilités assumées, pour son
exceptionnelle culture scientifique et artistique, il était à la fois, respecté, écouté,
considéré et admiré. «Tétras Lire », la revue du Centre hospitalier a tenu - et il faut
l'en féliciter - à donner la parole à des médecins, des infirmiers, qui, à l'hôpital ont
fréquenté André Gilbertas dans l'action quotidienne.
Pour le docteur Pierre Bouchet, chirurgien à l'hôpital, le docteur Gilbertas a
marqué de façon déterminante le développement de la chirurgie viscérale. Sa
puissance de travail, sa grande habileté technique, sa rapidité lui permettaient
d'écouler le matin un programme impressionnant d'opérations. Ses connaissances
médicales encyclopédiques assuraient la justesse de son diagnostic.
La chirurgie hospitalière de Chambéry lui doit beaucoup.
Pour Jean-Max Aymonod, infirmier du bloc chirurgical, le docteur Gilbertas
aimait l'hôpital et ses patients. Il opérait le matin à l'hôpital et l'après-midi à la
clinique. Je le revois encore, à 7 h 30 précises, débouler dans le couloir du bloc en
desserrant sa cravate. Arrivé au bout du couloir, il avait presque enlevé sa chemise.
Il a gardé le même rythme de travail jusqu'à son départ à 65 ans en 1986, sans
baisser le régime.
Une deuxième corde à son arc: la vie sportive
Probablement par réaction devant l'homme malade, les handicapés, André
349
Gilbertas s'est intéressé très tôt aux sports, à la pratique sportive de ses concitoyens.
Il pratiquait avec mesure et régularité plusieurs disciplines sportives qu'il aimait et
qu'i1 détaillait avec humour : le ski de fond, le tennis en double, le vélo dans la
plaine, la natation à la mer, les marches en montagne pour la beauté des sites.
Pendant 25 ans, il a présidé le Comité Directeur du SOC- Omnisport manifestant, à
la fois une volonté de cohérence et de développement de toutes les sections du club.
Le Président du SOC conjuguait simplicité, gentillesse et charisme. Il était aussi à
l'aise à l'Académie de Savoie que sur un stade, en salle d'opération, qu'en Mairie
recevant Sœur Emmanuelle, le Président de la République ou le leader de son
opposition municipale.
Il n'était pas un notable dans le sens archaïque du terme, porteur de préjugés
élitistes. En revanche, il savait, qu'aujourd'hui, dans les relations des hommes et des
femmes, le temps devait être à la confiance, obtenue par le dialogue, qui exige
l'écoute, la présence, la compréhension de l'autre.
Une troisième corde à son arc : l'écriture
Malgré un talent indiscutable d'écriture et une importante production (11
livres), André Gilbertas n'avait pas la prétention d'accéder à la noble dignité
d'écrivain. Avec simplicité et sincérité, il avouait toutefois un fort besoin d'écriture,
doublé d'un désir d'être lu. L'écriture disait- il lui procurait des joies profondes
toujours renouvelées.
Il aimait les livres, il aimait l'Académie de Savoie qui l'honore aujourd'hui
et dont il fut le Vice-Président. Il estimait ses confrères membres d'une société
savante dont il appréciait la mission, le Président, son ami Louis Terreaux, avec qui
il partagea fraternellement et pendant une bonne dizaine d'année l'animation et la
gestion.
C'est en 1983 que son «œuvre littéraire », comme il disait avec malice, prit
corps avec «Sous la lumière sans ombre, les carnets d'un chirurgien », un livre
magistral d'un homme qui fait justice des mythes que notre société véhicule sur sa
profession. Partant toujours du concret, du vécu, le Docteur Gilbertas nous fait
toucher du doigt les difficultés, les dilemmes, les déchirements de son combat
quotidien avec la mort. Pour lui le chirurgien est non pas un démiurge impassible et
omniscient mais simplement un homme que le poids de ses responsabilités use au
lieu de l'endurcir, un homme que chaque décision fait souffrir et qui vit en
permanence dans l'angoisse de l'échec.
« Sous la lumière sans ombre » est un plaidoyer vibrant pour cet homme-là,
pour qu'on accepte de le voir tel qu'il est vraiment. Après ce coup de maître, une
douzaine de livres vont se succéder sur trente ans : un récit « Adèle de Bellegarde »,
un roman « L'inconnu d'Uccello », puis « Melchior des écrits imaginaires» préfacés
par notre ami et confrère Jean Burgos, et qui précède «Les derniers beaux jours» un
roman. Ensuite «La Contessa », une autobiographie imaginaire de la Comtesse de
Verrue, à laquelle succèdent quatre romans: «Drôle d'été », «Véra », «Les
intermittences du cœur », «La montée des Chapieux », que suivra un livre de
nouvelles « Y a-il un auteur dans la salle? ».
350
Une quatrième corde à son arc: la politique de proximité
En 1988, Louis Besson, parlementaire et élu local justement respecté,
estimé et considéré, prit, suite à de nombreuses sollicitations, la décision d'être
candidat aux élections municipales de 1989 à Chambéry et de constituer, en
conséquence, une équipe qu'il voulait absolument non partisane et très largement
ouverte à la société civile. Une initiative exprimant une volonté de rassembler, de
changer et de réunir d'avantage des compétences, des dévouements nouveaux, avec
un objectif prioritaire : l'intérêt général, le service de la Ville et de ses habitants.
André Gilbertas, membre éminent de la Société civile, connaisseur très
averti des problèmes de la vie quotidienne de ses concitoyens, de leurs attentes, de
leurs besoins, de leurs espérances, fut tout naturellement approché. Il réagit comme
il fallait s'y attendre avec liberté, conviction, intelligence et courage. Une large
concertation s'en suivit dans la clarté, la loyauté, la recherche des consensus. Au
terme de nombreux débats, il fut décidé qu'une équipe serait bien ainsi constituée,
qu’elle serait largement ouverte à la Société civile et qu'elle serait conduite par Louis
Besson, assisté par André Gilbertas.
En 1989, les résultats aux élections municipales furent ceux escomptés, la
liste ouverte fut largement élue, Louis Besson et André Gilbertas placés à sa tête,
respectivement Maire et 1er adjoint. En 1997, Louis Besson fut appelé à prendre tout
naturellement des responsabilités gouvernementales à Paris. Il démissionna de ses
fonctions de Maire, André Gilbertas le remplaçait dans un large consensus d'un
Conseil municipal apaisé, malgré ses origines et ses sensibilités diverses. Des
fonctions qu'il remplit comme prévu dans la continuité, le progrès, l'amitié, la
complicité, jusqu'en 2001. Il avait alors 80 ans.
André Gilbertas fait partie des hommes pour qui la retraite sera toujours un
rêve lointain. Pendant les dix dernières années de sa vie il a continué à servir
autrement, mais surement, d'abord avec « Montanea », une association pour le
rapprochement du monde urbain avec le monde de la montagne, pour plus de
coopération et de spécificité économique et touristique. Ensuite avec le «Festival des
métiers de la montagne » pour une revalorisation des si utiles métiers de la
montagne.
André Gilbertas, pour ceux qui l'ont côtoyé, fréquenté, n'était pas un
homme public dans le sens partisan. Il a en revanche incarné l'homme des services
publics qui, ni ne compte ni se mesure. Il était d'esprit associatif, il avait le goût et la
pratique : du bénévolat, du mécénat et de l'équipe.
Si les différentes vies d'André Gilbertas furent nombreuses et variées, elles
furent toutes cadrées dans une vie familiale forte, durable et solidaire. C'est pourquoi
nous garderons toujours le souvenir lumineux de Maguy, une épouse de charme et
d'intelligence, toujours à l'écoute des autres, pour aider, clarifier, encourager,
toujours présente là où il fallait être, pour réconforter et apporter l'espérance.
André Gilbertas ne s'est pas contenté de dire et de bien dire. Il a beaucoup
fait, réalisant le jugement de Malraux : l'homme est ce qu'il a fait. De cela,
351
nombreux sont ceux qui lui sont redevables et reconnaissants et qui ne l'oublieront
pas.
Mesdames, Messieurs, mes chers confrères, la gratitude, a dit Cicéron, est
une vertu que l'Académie de Savoie s'est honorée ce soir de célébrer. Soyez en tous
remerciés.
Pierre Fontanel
_____________________________
352
Eloge de M. Jean-Gaspard Perrier
Par M. Louis Terreaux, président d’honneur de l’Académie
15 février 2012
L'Académie a perdu, au début de l'été dernier, deux des siens : JeanGaspard Perrier et André Gilbertas. Celui-ci grand chirurgien, politique en vue, issu
d'une famille où la culture comptait, s'était plu au métier d'écrivain. L'autre, un fils
de paysans, d'une aisance moyenne, pour qui le chef de famille, une grand-mère
exigeante, mais aimante, trouvait que lire, c'était perdre son temps. Deux milieux
différents, mais deux travailleurs qui doivent l'un et l'autre à leur énergie la place
qu'ils ont occupée dans la société. Il m'échoit d'évoquer la personnalité du paysan
qui fut reçu à l'Académie en 1988, tandis qu'André l'avait été en 1986.
L'oeuvre de Jean-Gaspard étant largement autobiographique, le Petiou plus
que le reste, il importe de rassembler quelques données qui ont marqué sa vie.
1914, au mois de mars, il naît à Saint-Pierre d'Albigny au hameau du
Bourget, le Borzhet sous Miolans. Il est mis au monde sous le toit paternel. La
grand-mère Perrier s'y connaissait aussi dans les vélages. Elle était aussi morè sazha,
mère sage ou sage-femme occasionnelle. Elle préside à la naissance de son petit-fils.
353
La famille est d'une aisance moyenne, l'aurea mediocritas d'Horace. On
avait une faucheuse Dhering, ce que tout le monde n'avait pas. On avait des vignes
sous les rochers du château. Une mule sans grâce avait remplacé les boeufs après la
guerre , la mula de la vargogna. Elle fut vendue à des Mauriennais. La grand-mère
Philiberte, la Barton, dit :"Y bin bon pe leu"1, ce qui n'était pas charitable, encore
que la Barton le fût. Le Petiou qui l'était, avait fini par prendre le parti d'une
Mauriennaise venue se marier au Bourget.
1920, le père du Ptiou meurt des suites de la guerre. L'oncle Joseph, le
kinke, est revenu du service militaire.
1926, à douze ans, quand le kinke se marie, le ptiou et sa mère vont habiter
à Saint-Pierre, "en ville". Rage du Petiou qui entre au petit séminaire de la Villette,
comme pupille de la nation. Il y voit un complot de sa mère et de son curé. Reçu au
baccalauréat, première partie, il va faire sa philosophie au grand séminaire de
Chambéry, où il a comme maître le futur Cardinal Garrone. Il quitte le grand
séminaire. Il devance l'appel, puis il entre aux usines d'Ugine, ensuite au P.L.M. qui
n'était pas encore la SNCF. Il y fera carrière, pour finir comme directeur des services
administratifs de la Voie. Dans ses activités, il défend le syndicalisme chrétien.
1939 : il est mobilisé dans le 2ème bureau. 1940, il s'engage dans la
Résistance. Il y collabore avec son ami Lucien Rose, syndicaliste devenu préfet de la
Savoie à la Libération. Il sera décoré de la Légion d'Honneur, alors qu'il est
conseiller municipal de Pierre Dumas, maire de Chambéry.
Il avait épousé en 1940, Marie-Antoinette Jalabert, rencontrée dans le
scoutisme. Elle sera pour les familiers, la Toénon. Ils eurent quatre enfants dont
l'aîné mourut la veille de son entrée au séminaire de Chambéry.
En somme, un paysan de famille paysanne, que les
transforment en citadin. Il n'acceptera jamais cette "déchéance". Il
dans la dernière partie de sa vie, qui s'achève à la maison de retraite
Chambéry. La Toénon l'avait précédé dans la tombe. Elle repose
d'Albigny dans le caveau familial.
circonstances
se fit écrivain
Saint-Benoît à
à Saint-Pierre
Jean-Gaspard est entré tardivement en littérature et à l'Académie. Il s'est fait
connaître par le Petiou. Mais il est aussi l'auteur de quelques articles dans le Bulletin
des Anciens de la Villette ou dans les Mémoires de notre Académie, et d'une
publication éditée en 1994 à la Fontaine de Siloé : Une autre vie. Les carnets d'un
collégien, où il se souvient de son séjour à la Villette, comme petit séminariste. Dans
le compte-rendu qu'il a donné à la Revue de l'histoire de l'Eglise en France, Louis
Secondy a loué la précision du récit et la justesse du ton. Ces publications sont à
verser au dossier de la Réforme de l'Institution qui avait mené Jean-Gaspard, bon
élève, à la première partie du baccalauréat ; la seconde, la philosophie était préparée
au Grand Séminaire, à Chambéry, sous la direction du futur cardinal Garrone.
Sans approuver totalement la rigueur un peu angélique des principes, Jean1 « c'est bien bon pour eux »
354
Gaspard avait le culte de la solidité, pas du laisser-aller. Il savait les bénéfices d'une
instruction qui allait de la connaissance des mathématiques au latin et au grec.
Aucun fils de paysan n'avait cette faveur. Il s'aperçut à la fin de sa philosophie au
séminaire qu'il n'était pas appelé au sacerdoce. Il troqua la soutane pour la vareuse
du soldat, au grand désespoir de sa mère. En tout cas, ses jugements sur l'Institution
de la Villette nous ont laissé de belles pages, comme ce portrait de Mgr Grumel, le
fondateur devenu évêque. La manière de ce croquis pris sur le vif fait penser à SaintSimon : "Qui ne se souvient du prélat martelant les couloirs de son talon
conquérant ? Qui ne le revoit ramenant d'une main sa calotte sur un crâne d'où le
port altier de la tête l'avait fait glisser sur la nuque. De l'autre main, il manipulait
sans arrêt la Croix pectorale, signe de sa foi et de son autorité." Autorité parfois
marquée d'arbitraire.
Un temps Jean-Gaspard s'est fait la conscience historique de son
pensionnat. Il met, par exemple, en parallèle les voix discordantes de ses maîtres qui
n'échappaient pas aux contingences politiques. Il se souvient de l'abbé Auguste
Bourbon qui s'enthousiasmait pour l'encyclique de Pie XI, Quadragesimo anno.
Mais veillait à la droite du Petiou, l'abbé Loridon qui relisait volontiers aussi bien
l'Histoire de France de Bainville que les articles de Marc Sangnier. A son contact le
collégien retrouvera confusément les accents des Blancs de Saint-Pierre : "Saint
Pierre est bâti sur Pierre, Saint-Pierre ne périra pas". Il est vrai aussi que Sangnier et
Bainville ont toujours fait bon ménage chez le Saint-Pierrain : le royaume et la
république.
L'ouvrage qui a assuré à son auteur la notoriété, c'est Le Petiou. Le Petiou
est un terme chargé d'affectivité. On aimait le petit du Bourget. L'ouvrage est celui
d'un grand-père à qui ses petits-enfants, Laurent, Marc , Marie-Alice, Raphaël,
Amélie, réclament des histoires. D'où l'idée d'en écrire. Et d'écrire quelles histoires ?
Celles qu'on connaît le mieux sont celles dont on a été le témoin. Le témoin, dans
notre cas, c'est l'enfant que fut le grand-père.
Ce n'est pas la première fois que l'on fait de l'enfance le moment privilégié
de l'existence. Le Petiou – l'auteur - a cité en épigraphe Bernanos : celui-ci voit dans
l'enfant qu'il fut celui qui prendra la première place à l'entrée dans la maison du
Père. Notre confrère, Jean-Vincent Verdonnet, a aussi donné à l'enfant de Bossey une
des premières places dans ses poèmes. Rousseau, c'est plutôt sa jeunesse qui
l'intéressait. Le Petiou fut publié dans une collection animée par l'abbé Lucien
Chavoutier, dont je ne puis pas ne pas me rappeler la place qu'il a occupé dans les
publications relatives à l'histoire de la Savoie. Ce fut Arc-Isère qui imprima le
texte : 3000 exemplaires en 1981. Un franc succès. Une édition de luxe fut imprimée
par Yves Cérino, sous les Portiques à Chambéry, avec les illustrations du peintre
connu Bruno Perino. Le livre figure désormais dans les Collections de la Fontaine de
Siloé.
Son enfance, le Petiou ne l'a jamais oubliée non seulement dans sa famille,
mais aussi avec ses amis paysans. Dans le discours qu'il fit à son entrée à
l'Académie, qui, dit-il, l'avait propulsé au rang des Messieurs, en patois Monchus, à
propos desquels il a longuement disserté, il convoque en cortège ses compagnons
355
pour leur dire merci : "Toute mon enfance n'a appartenu qu'à vous et depuis, vous le
savez du reste , je n'ai jamais perdu la trace de vos pas dans la poussière de nos
chemins ; les ruptures de l'adolescence, mon exil au collège et ses conséquences,
c'est à dire l'abandon de notre cher velazhe pour une installation dans la vela2 de lous
monchus n'y ont jamais rien pu. C'est sans doute en raison de cette fidélité de toute
une vie que vous me faites l'honneur qui aujourd'hui m'est échu ..."La fidélité, une
des vertus qui vont si bien au Petiou. Fidélité même à son collège où il était entré par
force. L'attachement viscéral au Bourget donne au Petiou cet accent de conviction
naturelle qui s'attache aux récits de l'auteur.
Si le Petiou a vécu dans un milieu et parmi des occupations qui n'avaient
rien de désincarné, il est indéniable que la part du rêve est un aspect fondamental de
la personnalité de l'écrivain. Le livre eût pu avoir, ici ou là, des résonances tragiques.
La situation des personnages, dès la première page, appelle la compassion. Il y a
nulle compassion dans l'ouvrage, sauf de la part de la grand-mère qui est tentée ici
ou là de prendre le parti de l'enfant.
Il n'y a pas de compassion, mais la part du rêve est constante. Le Petiou a
rêvè d'être paysan. Rêve écroulé. Mais il y a un autre rêve, celui par lequel débute le
livre, et ce n'est pas un hasard. Le rêve suit un préambule dramatique : La guerre
avait tout bouleversé :"La bru, ma mère, jeune femme, brisée par le départ de
l'époux et l'"oncle" à peine adolescent, empoignèrent la charrue, y attelèrent les
boeufs. Ensemble ils tracèrent pendant plus de quatre ans un sillon droit, sans répit,
sans repos, inquiets jusqu'à l'angoisse, lorsqu'arrivaient dans le village, maire ou
gendarmes, messagers de malheur, apportant la nouvelle qu'un jeune paysan-soldat
était tombé au combat...Et quatorze jeunes du village tombèrent". Le texte a des
allures de tragédie grecque. Mais la tragédie s'oublie dans le rêve, ou plus
exactement dans une vision . Nous sommes à la veille de Pâques : les cloches sont
allées se faire bénir à Rome. On a dit au Petiou , âgé de neuf ans, qu'on allait les
voir. Il part avec son oncle qui va travailler dans les vignes . Le Petiou est dans
l'attente de leur passage. Il aperçoit soudain les cloches : elles volent sur le grand
Arc. Le jeune oncle entre dans le jeu de son neveu. Il partage volontairement sa
vision. C'est un bel hommage du Petiou à l'oncle. Dans la circonstance, le rêve s'est
mué en vision, source d'une poésie émouvante.
Au surplus, à un certain moment on croit entendre l'aïeul qui s'adresse à ses
petits-enfants :
"les cloches s'étaient faites visibles, ce matin-là en survolant la combe de Savoie. Il
leur avait été signalé que, sur terre, les attendait un petit garçon qui n'avait plus de
père, qui avait besoin d'être aimé et un jeune paysan rude qui entourait les épaules de
l'enfant de ses bras musclés... Sous la carapace musclée de cet homme, il y avait un
un coeur, un grand coeur". L'illusion est complète pour un jeune auditoire, qui n'a
pas de peine à entrer dans le rêve merveilleux de l'enfant.
Cette part du rêve, c'est aussi la part de la sensibilité et de la poésie dont le
livre déborde. On n'a pas de mal à en multiplier les témoignages. Voici le rêve du nid
2 La vela, la ville. L'accent est sur le e.
356
blotti dans le Borzhet. On trouve ailleurs cette allusion au nid familial ; il fait oublier
au Petiou un sort qui aurait pu être malheureux dans d'autres conditions … Dans la
neige, " les enfants du Bourget, serrés les uns contre les autres, progressaient en un
moutonnement de pélerines. S'abritant dans ce troupeau compact, le Petiou laissait
courir son imagination vers son nid qui, à cet heure, s'animait. Il voyait dans la
neige, l'oncle ouvrant le passage vers l'étable, sa mère serrée dans son fichu noir,
allant livrer le lait, la grand-mère préparant le grain pour les poules." Imagination
faisant resurgir les choses vues, imagination créatrice à partir du réel. Rêverie-vision
des cloches de Pâques, dans un cadre et un moment particulier. Ce sont des qualités
propres à tout écrivain qui se fait narrateur.
Le 7 décembre 2004, le comte Pierre Edouard de Boigne, écrivait à
l'auteur : "Certes, se souvenir de tout ce que vous avez vécu est déjà une belle
performance, mais j'ai été impressionné par l'habileté avec laquelle vous plongez vos
lecteurs dans l'ambiance du village et de la famille Perrier, …" A quoi fait écho la
carte que m'adressa peu après le Petiou : il notait avec un brin de fierté légitime que
les souvenirs du petit paysan savoyard étaient entrés dans les trésors des de Boigne.
La mémoire créatrice et la rêverie entrent pour une large part dans
l'"habileté"de l'écrivain, mais sans doute aussi la manière dont Jean-Gaspard a fait
du Petit, le coryphée d'un choeur où les premiers rôles reviennent à la grand-mère, à
la mère, à l'oncle. Le Petiou ne veut pas s'habiller en ange pour la fête des Saintes
Epines à St Pierre. Il agit par respect humain : "que va dire sa bonne amie ! " Le
dimanche matin, il refusa de revêtir le costume des anges. Rien ne put le fléchir.
Grand-mère et mère en avaient l'habitude : menaces, fessées ne faisaient que
renforcer sa résolution. La correction reçue dépassa toutes celles supportées
jusqu'alors. Et, croyez-moi, ma mère n'y allait pas de main morte ! L'arsenal des
intimidations n'y put rien. La mère, une fois de plus , dut convenir :
"Quant'ol'a n'idée ê têta, ol a po u cul"3. La grand-mère, elle, eut ce jugement chargé
d'inquiétude : "ol a poè de crêta" 4. La conclusion de notre démon ? Celle que
triomphant, il proclama à l'assemblée de filles et de garçons, médusés par tant
d'audace et de détermination : "De si po n'anzhe ! De si n'éfan (garçon). Sa bonne
amie en fut bien aise, et cela se comprend. Vous l'imaginez, vous, cette bonne amie
courtisée par un ange ? Bah !"
La place de la religion et la morale qui en dérive est importante dans notre
livre. Il reste que le Petiou leur est resté fidèle. Mais les traditions n'ont pas toujours
reçu son approbation. Avant de conclure il me reste deux mots à dire de l'usage du
patois.
Un des éléments qui donnent de l'authenticité au récit, c'est l'usage du
patois dont le comte de Boigne note seulement qu'il est différent de l'auvergnat. Il a
raison, l'auvergnat n'est pas du franco-provençal, il se rattache à la langue d'oc.
3 « Quand il a une idée en tête, il ne l'a pas au cul ».
4 « Il n'a point de crainte ».
357
Jean-Gaspard, dans les pages liminaires de son livre, a relevé avec un
pessimisme radical la disparition du franco-provençal. Il y voit un indice
indiscutable du changement de civilisation que l'Europe est en train de vivre.
Le Petiou n'a pas abusé du patois. On peut se poser la question de savoir s'il
n'aurait pas du écrire son ouvrage en franco-provençal. L'authenticité eût été totale.
Il avait à sa disposition une langue maternelle qu'il connaissait à fond et qui n'a
jamais perturbé le fonctionnement de sa seconde langue, le français. On se prend
parfois à regretter l'emploi de celle-ci qui grammaticalement est de la plus parfaite
correction, mais est inattendue hic et nunc. Un exemple, le Petiou rentre tardivement
d'une escapade. Il a joué au soldat. La grand-mère à son arrivée lui dit : "Petiou ! D'é
pèsso a te : sta noé y a dê polêta avoué de lassé"5 . La mère est remontée de l'étable
portant les deux seaux emplis de lait crémeux. Les vaches qu'elle vient de traire l'ont
imprégné de leur odeur. S'adressant avec une affection sans minauderie à son enfant
en train d'installer livres et cahiers sur la table. : « Tu n'as pas trop froid ? Allez, fais
vite ton travail ! » Combien la grand mère était plus affectueuse dans son patois. Le
passage au français rompt l'unité des sensations et des sentiments. Le français sonne
faux. Mais le Ptiou aurait-il eu 3000 lecteurs dès la 1ère édition d'un livre patoisé ?
C'était au début de mai de l'an dernier. Le livre de l'Académie sur les
Lettres savoyardes venait de paraître. J'en portais un exemplaire au Petiou. JeanGaspard était avec un de ses fils sur le parvis de son appartement qu'il occupait seul
depuis le décès de son épouse. Il me reçut à bras ouverts. Il se saisit du volume, et le
porta vers le ciel. Il n'en avait pas collaboré à la rédaction. Il avait fait mieux. Il y
avait trouvé sa place parmi les écrivains français et parmi les écrivains patoisants. Il
manifesta sa joie.
Je ne le revis plus. Deux ou trois jours après, j'appris qu'il avait rejoint son
épouse et son fils aîné dans l'Eternité. Je gardais de lui le souvenir d'un presque
centenaire qui plein d'une énergie vitale rentrait aussi dans sa demeure éternelle,
après avoir ouvert bien des sillons de rectitude, en tenant ferme les cornes de sa
charrue, "è tenié farme le cornè de la sharui, sè kel sortèsè po de la ré" mot à mot
"sans qu'elle sorte pas de la raie", pour qu'elle ne sorte pas de la raie.
Louis Terreaux
5 « Petit, j'ai pensé à toi ; ce soir, il y a de la polenta avec du lait ».
358
Eloge de l’Ingénieur Général René Deblache
Par M. Paul Dupraz, membre titulaire
21 mars 2012
Monsieur le Président,
Mes chers Confrères, Mesdames, Messieurs,
Le 23 juin 2011, l'Académie a perdu un très estimé et éminent confrère en
la personne de l'Ingénieur Général de 1ère Classe René Deblache, qui, à la suite du
décès de son épouse avait été accueilli depuis 2003 à la maison de retraite "Agélia"
où il recevait les soins attentifs que requérait sa santé fort altérée l'an dernier par le
grand âge, car il allait avoir quatre-vingt-dix-huit ans. Et c'est avec beaucoup
d'émotion que lors de ses funérailles à l'église Saint-Joseph nous avons entendu,
prononcé par Monsieur Maurice Clément au nom de l'Association des Amis de
Montmélian et de ses Environs, l'éloge de René Deblache, chercheur passionné
d'histoire, Lorrain et Savoyard d'adoption, devenu pendant sa retraite l'animateur de
cette Association, et que l'Académie de Savoie accueillit bientôt en lui confiant,
après le départ d'André Perret, les fonctions de Secrétaire Perpétuel.
359
Nous devons rappeler brièvement ici la jeunesse et les débuts dans la
carrière militaire du futur Général, hélas interrompue par une très longue captivité,
heureusement suivie par une progression rapide et très méritée dans les compétences
et les responsabilités qui lui fit recevoir les trois étoiles d'Ingénieur Général de
l'Armement alors que depuis 1950 il était Ingénieur de l'Armement. Et ce furent,
pendant sa retraite, quarante années fort actives au cours desquelles le Savoyard
d'adoption à l'esprit toujours en éveil manifesta sa passion pour l'histoire locale et
l'histoire de la Savoie, mais aussi pour tous les domaines de la Culture.
Le futur Officier naît à Nancy le 15 juillet 1913, dans une famille modeste
dont le père exerce le métier de tailleur. Il manifeste très vite d'heureuses
dispositions pour les études, en particulier pour les mathématiques, au lycée
Poincaré ; mais il en sort bachelier mathématiques et philosophie. Il est ensuite reçu
à l'Ecole Polytechnique, où, militaire par vocation, il choisit l'Ecole Militaire et
d'Application du Génie.
Il se trouve en 1938 au 4ème Bataillon du Génie à Metz, où le Colonel De
Gaulle est aussi en garnison. René Deblache fait partie de la 12ème Division
d'infanterie motorisée de la Première Armée. Mais la foudroyante avance allemande
de mai 1940 bloque et encercle les forces françaises. Le jeune Officier est fait
prisonnier à Calais le 25 mai, sans avoir eu la chance de bénéficier de la fameuse
"Opération Dynamo" qui permit à une faible partie des soldats français de passer en
Angleterre. Commence alors pour lui une longue captivité qui durera jusqu'à sa
libération par les Américains, en 1945. Une bien douloureuse interruption dans un
parcours qui s'annonçait brillant ...
L'humiliation de la défaite, le découragement et la résignation pouvaient
alors guetter ces jeunes militaires de tout grade aux espoirs brisés par la captivité et
l'isolement. Mais René Deblache, âgé de vingt-sept ans, courageux, intelligent et
résolu, sut mettre à profit les moments dont il pouvait disposer dans son camp
d'Officiers, l'OFLAG IV D, en développant et en approfondissant sa culture générale
et ses connaissances techniques. Aussi, dès son retour en France, son dynamisme et
sa compétence, toujours dans l'Arme du Génie et particulièrement les Transmissions,
furent très appréciés, car il perfectionna dans ce domaine le char de combat AMX et
l'E.B.R., l'Engin Blindé de Reconnaissance, tandis que dès 1939 il avait contribué à
faire progresser la technique militaire française en matière de radio.
Les qualités exceptionnelles de René Deblache l'amenèrent à diriger la
Section d'Etudes et Fabrications des Télécommunications de 1950 à 1967, puis à se
voir confier l'Inspection de l'Armement de 1967 à 1971, jusqu'à sa retraite en qualité
d'Ingénieur Général de Première Classe, décoré de la Croix-de Guerre 1939-1945 et
de la Légion d'Honneur dont il était Officier. Sa cessation d'activité au service de
l'Armée ne devait pas tempérer l'énergie du Général Deblache, son goût pour
l'histoire, son enthousiasme pour la culture et son dévouement. Le Lorrain s'éprit
d'une Vosgienne aux racines savoyardes, d'Arbin, Suzanne Rémy, institutrice, qu'il
épousa en 1946. Bientôt naquirent deux enfants, Monique et Bernard, que nous
saluons aujourd'hui.
360
René Deblache réside d'abord près de Montmélian. Très vite, une équipe de
passionnés d'histoire locale qui souhaite approfondir l'histoire de la citadelle fait
appel aux aptitudes et à l'esprit de recherche de l'Officier du Génie qu'elle côtoie, et
qui fait preuve de son talent d'animateur culturel en prospectant, cartes et appareil
photographique à la main, tous les sites du voisinage de Montmélian et en publiant
les résultats de ses découvertes qui sont très appréciés par les curieux d'histoire
locale, tels les enthousiastes Roger Girel, Roger Rinchet, Maurice Clément, Jacques
Pernon, Marie-Françoise Cordel, et les historiens Jacques Lovie et Joannès Chetail,
pour ne citer que les premiers en date. Ils mettent à leur tête René Deblache qui
fonde avec eux en 1976 l'Association des Amis de Montmélian et de ses Environs
qu'il présidera pendant huit ans avant de céder la place au docteur Laurent.
Voici René Deblache qui multiplie les initiatives de recherches et rédige de
très nombreux articles dans le Bulletin de cette Société, revue bisannuelle
qu'agrémentent de temps à autre de gracieuses poésies de Madame Suzanne
Deblache, poétesse délicate.
Mais en même temps René Deblache établit des contacts et collabore avec
d'autres sociétés culturelles, comme son aînée la "Société des Amis du Vieux
Chambéry", à laquelle il lui arrive même d'adresser des articles sur les problèmes
que pose la circulation en ville. Il est aussi un membre très actif d'une autre Société
prestigieuse, la « Société Savoisienne d' Histoire et d'Archéologie ». Ne le voyonsnous pas rédiger avec Jacques Lovie le numéro spécial (numéro 7, de juillet 1967)
de la revue "L'Histoire en Savoie" ?
Une si riche personnalité et son rayonnement devaient être bientôt
remarqués par l'Académie de Savoie qui depuis 1945 avait bénéficié du prestige et
du dévouement du Général Lestien et du Général André. René Deblache fit le 18
avril 1979 dans notre salle de réunions, une fort intéressante communication
intitulée "Coup d'œil sur l'histoire du Pont de Grésin", un pont sur le Rhône
aujourd'hui disparu, à proximité de Saint-Genix-sur-Guiers, qui eut un rôle
stratégique en permettant aux troupes espagnoles de se rendre d'Italie en FrancheComté au XVI ème et au XVIIème siècle. Et l'ancien Officier du Génie militaire fit
aussi à l'Académie, le 17 mars 1982, une communication ayant pour sujet "Les ponts
sur l'Isère en Savoie".
Revêtu de son uniforme de Général, René Deblache prononça le 19
novembre 1980 devant l'Académie de Savoie son discours de réception sur un sujet
qui témoigne de sa grande finesse d'analyse : "Lorraine et Savoie : deux duchés et
leur destin".
Assidu aux séances de l'Académie, où sa courtoisie, son érudition et son
dévouement lui valent une approbation unanime, lorsque le très estimé archiviste
André Perret quitte ses fonctions de Secrétaire Perpétuel, René Deblache est élu à ce
poste le 18 janvier 1984. Grâce à ses qualités reconnues de tous, il remplit sa
mission dans un esprit d'ordre, de méthode, d'exigence et d'ouverture culturelle, avec
une autorité bienveillante, encourageant conférences, sorties culturelles et
participation officielles de l'Académie. Il y intervient personnellement dans des
361
communications dans lesquelles il n'oublie pas sa compétence de haut technicien
militaire, lorsque le 18 décembre 1985 il décrit "Le système RITA", c'est-à-dire
"Réseau Intégré des Transmissions Automatiques" des corps d'armée française. Et le
20 novembre 1991, dans une étude fort érudite il évoque " Le chevalier CharlesFrançois de Buttet (1736-1797), officier, ingénieur, architecte".
C'est aussi en l'honneur d'un grand militaire et d'un homme de culture que
le 17 novembre 1993 il prononce l'éloge funèbre du Général Jacques Humbert,
décédé dans sa centième année le 24 juin 1993. René Deblache y retrace avec
précision le parcours exceptionnel de celui qu'on appela "le commandant supérieur
de la défense des Alpes" avant qu'il ne voulût se consacrer, la retraite venue, à
l'histoire et aux activités de plusieurs Sociétés à vocation historique.
L'enthousiasme et le dévouement de René Deblache pour tous les aspects
favorisant la connaissance et le développement de la culture en Savoie ont été
justement reconnus par le Ministre de la Culture qui le nomma Officier des Arts et
des Lettres. Le 22 mai 2004, dans l'ancien Hôtel de Ville de Montmélian, en la
présence du Maire de Montmélian et de nombreux responsables de sociétés
culturelles, après l'hommage adressé au nom de l' "Association des Amis de
Montmélian et de ses Environs" par Monsieur Maurice Clément, notre Président de
l'Académie, le Professeur Louis Terreaux remit au Général Deblache les insignes
d'Officier des Arts et des Lettres qui venaient couronner une carrière exemplaire au
service de la France et de la Culture savoyarde.
Une vie dédiée à un noble idéal, telle était la ligne de conduite qu'avait choisie le
Général René Deblache. Et la dernière phrase de l'éloge funèbre de son aîné de vingt
ans, le Général Humbert, prononcé dans cette salle le 13 novembre 1993, nous paraît
révélatrice : " Dans la lignée des Généraux Borson, Lestien, Collignon, Paul-Emile
Bordeaux et André, en notre siècle (on était en 1993) , l'Académie de Savoie a perdu
un Officier Général qui l'a grandement honorée".
Exprimée ainsi par René Deblache alors octogénaire, cette évocation du
Général Humbert ne manifeste-t-elle pas la pensée profonde de son auteur et son
entière adhésion à l'idéal de courage, de volonté, de devoir et de culture de celui
dans lequel il reconnaît en quelque sorte son modèle ?
Général Deblache, avec les personnalités ici présentes et tous vos amis,
l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Savoie vous exprime aujourd'hui
son respect et sa gratitude.
Paul Dupraz
362
Communications
363
Le marquis Janus de Bellegarde. Son action dans la gestion du
problème des réformés de la fin du XVII° siècle d’après sa
correspondance.
M. Pierre Geneletti
Membre associé
Communication du 21 mars 2012
I) LA CONJONCTURE
Turin, le 12 octobre 1685. Dans la salle du Conseil du Palais Royal, son Altesse
Royale Victor-Amédée II écoute deux de ses ministres, le marquis Caron de SaintThomas, conseiller pour les Affaires Etrangères et Giovanni Baptista Truchi,
ministre des Finances.
-Votre Altesse Royale, monsieur d’Arcy, Ambassadeur de France demande audience.
-Entrez, monsieur l’ambassadeur.
-Votre Altesse Royale, mon maître, Louis XIV, roi des Français a révoqué l’Édit de
Nantes. Il entend que « vous preniez dans vos États les mêmes mesures que lui,
concernant les Réformés, et il ne doute pas qu’elles aient le même succès. »
-Monsieur l’ambassadeur, « vous semblez ignorer les difficultés de cette entreprise et
ce qu’il en a coûté à mes ancêtres pour avoir tenté de réduire les Vaudois à l’unité
religieuse. »
-Sa Majesté ne saurait se satisfaire de cette réponse. Il a donné l’ordre au gouverneur
de Pignerol « d’essayer de convertir les vallées qui sont de son gouvernement par le
logement des troupes. »
-Monsieur l’ambassadeur, « Nous ne nous voyons pas tenter dans nos États ce que
Sa Majesté Très Chrétienne n’a pu mener à bonne fin dans les siens. »
-Votre Altesse Royale, le Roi vous assure que « si vous n’avez pas assez de troupes,
vous pouvez profiter de la conjoncture offerte par le voisinage des armées
françaises. »
-Monsieur l’ambassadeur, « Nous promettons de voir ce qu’on pourra tenter pour
amener les Vaudois à se soumettre. »
-Votre Altesse Royale, je dois vous laisser entendre que : « Sa majesté considère que
tant que vous laisserez subsister des huguenots sur la frontière de ses États, votre
autorité ne sera point assez grande pour empêcher la désertion de ses sujets
calvinistes et comme vous pouvez bien le juger, il ne le souffrira pas et comme
364
l’insolence de ces hérétiques lui donne du mécontentement, il pourrait bien arriver
qu’il n’ait plus pour vous les mêmes sentiments d’amitié qu’il vous a témoigné
jusqu’à présent. »
Ce dialogue imaginaire mais réalisé à partir de phrases réellement prononcées
résume la conjoncture de l’époque.
II)-LES HOMMES
-Louis XIV, roi des Français, Sa Majesté Très Chrétienne. « Celui dont le nom
seul faisait trembler tous les Potentats de l’Europe, le prince le plus fier du Monde
et qui dans ce temps-là n’avait aucun ennemi sur les bras. » Un homme qui ne
supporte pas qu’on lui résiste et que sa volonté ne soit pas exécutée.
-Victor-Amédée II, un jeune prince impétueux mais aussi capable de
dissimulation, ce qui lui vaut le surnom de Renard de Savoie, infatigable, parfois
violent, souvent calculateur, manquant de grandeur morale. « Sa très forte
personnalité forgée sous la domination d’une mère distante et peu aimante, qui
chercha à conserver le plus longtemps possible le pouvoir dont elle avait hérité à la
mort de Charles-Emmanuel II, l’emportait toujours, il ne souffrait aucune
contradiction, faisait subir au récalcitrant toute la force de son extrême
mécontentement. » Sa jeunesse marquée par les maladies, la perte de son père à
l’âge de neuf ans, lui donnent un caractère renfermé et un fort goût pour la solitude.
Plus attiré par la chasse et l’armée que par les études, il acquit néanmoins une solide
expérience sur la politique et la vie à la Cour. Mais surtout, il comprit fort jeune
l’importance de l’influence de Louis XIV sur "les affaires savoyardes″, Louis XIV
qui « le soutenait comme une marionnette utile » (Geoffrey Symcox) Rien ne permet
dans la conjoncture de l’époque au jeune prince de faire autre chose que d’essayer
de gagner du temps devant la " royale volonté de Louis XIV.
-Janus de Bellegarde. Son excellence Janus de Bellegarde, marquis des
Marches, comte d’Entremont, Seigneur de Mieudry est baptisé le 8 février 1634. Il
est le fils de Jean-François de Bellegarde, Seigneur des Marches, baron
d’Entremont, capitaine de cavalerie et de Madeleine, fille de Sébastien Portier,
Seigneur de Mieudry. La famille Noyer de Bellegarde, originaire de Chambéry
accède à la noblesse au XV° siècle. Janus est l’ainé d’une famille de cinq enfants. Il
exercera les fonctions de juge mage de Savoie de 1652 à 1664, avant d’être nommé
sénateur le 12 août 1664. Il deviendra Deuxième Président du Sénat de Savoie le 7
octobre 1673 et enfin, il est nommé Premier Président le 10 avril 1680.
III-L’ACTION DE JANUS de BELLEGARDE
L’interdiction du culte protestant en France et l’obligation faite à Victor-Amédée
II d’agir contre ses sujets vaudois plaçait la Savoie au cœur du conflit. Sa situation
géographique entre le Piémont d’un côté, le Dauphiné de l’autre et enfin la Suisse,
en faisait la voie de passage pour tous ceux qui, fuyant les répressions, voulaient
rejoindre leurs frères de la religion réformée dans les Cantons Evangéliques. Sa
365
frontière avec le Dauphiné était traversée par les réformés de l’Oisans qui fuyaient
les dragonnades, sa frontière avec la France était traversée par les réformés français,
les vaudois passaient par les cols alpins.
La fonction de Premier Président du Sénat de Savoie et de Commandant en
Savoie conférait au marquis de Bellegarde un rôle éminemment important, puisqu’il
était amené à gérer les relations avec le voisin français en la personne du marquis de
Saint-André, gouverneur du Dauphiné, avec les Cantons Evangéliques et Genève,
alliés de toujours des protestants, et à conseiller le duc de Savoie qui avait déjà eu
l’occasion de reconnaitre la sagesse de ses conseils et ses qualités de travailleur. Il
devait enfin traiter en Savoie tous les problèmes locaux générés par ce conflit
religieux. Ce sont ces différentes situations que nous allons étudier à partir de sa
correspondance.
1)-Les relations avec le gouverneur du Dauphiné.
La révocation de l’Édit de Nantes portait interdiction aux réformés français de
pratiquer leur culte, mais leur défendait également de quitter le territoire sans un
passeport qu’on ne leur accordait pas. Des peines extrêmement sévères étaient
promises aux contrevenants, puisqu’il s’agissait des galères pour les hommes, de
prison pour les femmes, d’enfermement dans des couvents pour les enfants. Bravant
ces interdictions, environ vingt mille réformés vont quitter le Dauphiné, passer par la
Savoie et par la Maurienne en particulier, pour gagner la Suisse. Un autre problème
existait : lorsque les autorités françaises envoyaient les dragons, les protestants des
communes limitrophes venaient se réfugier en Savoie, attendaient le départ des
militaires et regagnaient leurs villages. Ces deux situations, jugées intolérables par le
roi de France créaient des tensions entre les deux pays, que le marquis de Bellegarde
devait essayer de régler.
Dès la fin du mois d’octobre 1685, le duc de Savoie, alors opposé aux brimades
faites aux réformés français, écrit au marquis de Bellegarde pour lui demander de
jouer un double jeu : faire officiellement croire qu’il se soumet à la royale volonté de
Louis XIV, mais localement, laisser passer les réformés français. Pour cela, il lui
demande d’écrire une lettre officielle reprenant les ordres ducaux interdisant l’accès
au territoire savoyard aux réformés français et de l’envoyer aux châtelains du duché
et de faire une deuxième lettre, mais manuscrite, envoyée au seul châtelain de
Maurienne et à l’entête du Premier Président, dans laquelle il l’exhorte à la clémence
envers les fuyards. Le marquis juge à propos d’écarter des décisions l’intendant de
Maurienne, Mr Grassy, jugé peu sûr et qui « n’a pas le caractère pour conduire et
exécuter prudemment une affaire d’État. » Il s’adresse au procureur fiscal de
Maurienne Pierre Varcin, « beaucoup plus capable que l’autre de s’acquitter de cette
mission. »
Fin octobre 1685, une famille originaire de Clavans en Oisans, est agressée dans
la combe de la Balme à Saint-Sorlin-d’Arves. Le marquis ne tient pas compte de leur
religion et demande qu’on lui livre le coupable pour pouvoir le punir. Il avertit
également les syndics du village que ce n’est pas la première fois que ce type
d’incident arrive et que si cela devait se reproduire, il se verrait dans l’obligation de
366
mettre des soldats sur place pour assurer la sécurité des voyageurs. Soldats dont
l’entretien serait à la charge de la commune. Car dit-il : « S.A.R. veut que l’on vive
bien avec ces voisins». D’autres incidents se produiront. Chaque fois, il prendra des
mesures contre les agresseurs, fera rendre les effets dérobés.
Lorsque quelques semaines plus tard, le marquis de Saint-André, gouverneur du
Dauphiné, se plaint que les réformés passent sans contraintes en Maurienne, le
marquis de Bellegarde lui répond que c’est à cause de « l’ignorance et de la
simplicité des gens des montagnes de Maurienne qui ne pouvoient pas être informés
des ordres du Roy et n’avoient pas cru apparemment de mal faire en donnant à des
voisins des secours d’amitié et de correspondance pour favoriser un passage qu’ils
présumoient libre et qu’ils ne prenoient pas pour une désertion. » Il joint une copie
de la lettre officielle envoyée aux châtelains, pour que « les ministres du Roy qui
sont dans la province de Dauphiné et à qui sont rendus un compte exact de toutes les
affaires de la religion et à ceux qui y sont employés et qui sont chargés de savoir ce
qui se passe à cet égard dans leur voisinage, seront d’abord instruits des lettres que
j’ai écrites à tous les châtelains de Maurienne sur cette affaire. » Il espère enfin que
« les manières honnêtes qu’il tache d’observer pour favoriser en ce pays le service
du Roy dans toutes les occasions qui s’en présentent obligeront ses officiers d’avoir
des égards pour les sujets de S.A.R. » Le 9 mars 1686, le marquis de Saint-André
exprime par lettre sa satisfaction envers les mesures prises contre les religionnaires
français et ajoute qu’il va en rendre un rapport très favorable à Sa Majesté Très
Chrétienne.
La missive contient une autre information qui va beaucoup contrarier le duc de
Savoie : l’arrivée dans les territoires français d’Italie, (Pignerol, les vallées qui y
conduisent, Pragelas, Pérouse, Bardonneche, Oulx et Fenestrelle), de nouvelles
troupes du Roy. Quatre régiments du Dauphiné quittent leurs casernements pour « se
rendre en Piémont pour le Royal Service et pour le service de S.A.R. au cas qu’elle
en ait besoin. » Cette annonce est très désagréable pour le duc, car lorsque le 20
novembre 1685, Louis XIV s’était plaint que « Le Duc de Savoie n’a pas encore pris
la ferme résolution de travailler à cette affaire (convertir les Vaudois) et qu’il faut
lui faire entendre que sa gloire est intéressée à ce qu’il ramène ses sujets, à quelque
prix que ce soit aux genoux de l’Eglise. S’il n’a pas assez de troupes, vous pouvez
l’assurer qu’il sera assisté des miennes. », Victor-Amédée II pour gagner du temps,
avait alors promis de voir ce qu’il pourrait tenter pour amener les Vaudois à se
soumettre, mais refusait toute intervention des troupes du Roi de France, assurant
que les siennes étaient bien suffisantes.
Le marquis de Bellegarde entretient également de bonnes relations avec le
marquis de Marcieu, gouverneur de Grenoble, qui lui envoie un exemplaire de tous
les édits et arrêts qui « regardent Messieurs de la Religion Prétendue Réformée »
publiés en France et en Dauphiné, ce qui lui permet d’en envoyer une copie
commentée à Turin.
La cohabitation avec les troupes françaises basées en Dauphiné, va se révéler
difficile.
Début avril 1686, des gardes-frontières du Dauphiné poursuivent et tuent un paysan
367
savoyard qui cherche à les éviter lors d’une de leurs nombreuses incursions en
Savoie.
Normalement, il existe un accord entre les autorités françaises et
savoyardes, pour que toute entrée en Savoie de troupes françaises, ne se fasse
qu’après mutuelle concertation et en compagnie d’officiers savoyards. Ce grave
incident entraîne l’envoi en Dauphiné par le marquis de Bellegarde, d’un officier du
Sénat de Savoie pour négocier avec M. de Saint-André « l’exécution de la prise de
corps qui a été taxée contre les gardes-frontières. » Mais à la grande surprise de
l’officier, non seulement M. de Saint-André n’est pas comme convenu à Grenoble, il
est allé se délasser dans sa maison de campagne, mais le Parlement du Dauphiné n’a
rien décidé pour cette affaire sous prétexte que le chef de la compagnie de gardes
n’est pas là. L’officier du Sénat revient à Chambéry, rapporte la situation au marquis
de Bellegarde que cela étonne puisqu’il reçoit dans le même temps, une réponse
concernant un gentilhomme des montagnes de Savoie maltraité au voisinage de la
frontière par un commis des douanes français. Le Président du Sénat décide de ne
pas se laisser faire et de renvoyer l’officier à Grenoble, avec ordre d’aller s’il le faut,
trouver le gouverneur dans sa maison de campagne.
La surveillance des frontières avec la France va occuper une part importante de
l’activité du marquis de Bellegarde. Jusqu’en janvier 1686, il peut continuer à jouer
le double jeu demandé par le duc, arrêter les religionnaires français mais sans y
mettre trop de rigueur. Mais, à partir de cette date, et devant l’attitude de moins en
moins conciliante de Louis XIV, il est obligé de durcir sa position et d’interdire
définitivement tout passage de réformés.
Au début, il va utiliser essentiellement les compétences des officiers locaux,
syndics, juges, assistés des paysans du lieu, et faire afficher les décrets ordonnant de
contrôler les passeports des voyageurs, de les interroger sur leur religion et d’arrêter
ceux de la religion prétendue réformée. Une copie des décrets est systématiquement
envoyée aux autorités françaises pour montrer le bon vouloir et le zèle dont fait
preuve l’administration savoyarde en cette affaire. A la demande du marquis, les
gardes de la Gabelle sont chargés dès le mois d’avril 1686, sur ordre donné par le
Gabelier Général, M. de la Marre, d’arrêter dans les montagnes les religionnaires
qu’ils y rencontreront.
En avril 1686, un grave incident a lieu près de Saint-Jean-de-Maurienne, où une
troupe importante de religionnaires de l’Oisans est arrêtée et reconduite à la frontière
de manière très visible. La sévérité voulue des autorités dans cette affaire a pour but
de servir d’exemple pour empêcher tout nouveau passage. « Je me suis servi de cette
occasion pour recommander de nouveau aux juges des provinces de veiller plus que
jamais le passage des religionnaires pour les arrêter et surtout de prendre des soins
particuliers pour attraper le ministre Arnaud, ayant fait espérer que V.A.R.
récompenserait ceux qui pourroient faire la dite capture. Je n’ai pas ouï dire que des
réformés soient passés depuis lors en nulle part. Il n’y a même pas apparence après
cet exemple que ceux qui s’évaderont des vallées de Piémont osent prendre cette
route. » Cette sévérité nouvelle est due aux exigences de Louis XIV mais aussi au
changement d’attitude du duc, désormais férocement attaché à l’idée de lutter par
368
tous les moyens contre les protestants.
Les religionnaires français continuant à passer par la Savoie pour gagner la
Suisse, le commandant des troupes françaises en Dauphiné, M. de Saint-Ruht,
décide de son propre chef d’intervenir sans en référer à son supérieur, le gouverneur
de Saint-André. Il ne respecte pas non plus les accords prévoyant que les troupes
françaises ne peuvent intervenir en Savoie qu’après accord des autorités, en présence
d’officiers savoyards et au cas où la Savoie manque de zèle dans la recherche des
fugitifs. Il envoie deux partis de dragons, l’un en Tarentaise, l’autre du côté du
Genevois pour y poursuivre des fugitifs. « Cependant les mêmes officiers ayant
appris quelques jours après que des religionnaires n’avoient pas cessé de passer et
avoient éludés leurs gardes aussi bien que les nôtres, ils les poursuivirent et les
arrêtèrent en Savoye sans ma participation et M. de Saint-Ruhe envoya quelques
temps après aussi, sans aucune précaution deux partis de dragons de quatre-vingt
personnes chacun en ce pays. »
Le marquis de Bellegarde envoie en urgence des officiers savoyards pour
accompagner ces troupes françaises. Une plainte est déposée auprès de
l’ambassadeur de France, M. d’Arcy, qui la transmet au marquis de Saint-André.
Celui-ci répond par l’intermédiaire de l’intendant monsieur Bouchu. La lettre est
aussitôt transmise au duc avec le commentaire suivant : « J’ay enfin reçu la reponce
cy joincte de monsieur Bouchu par laquelle V.A.R. verra que l’on ne peut pas au
monde écrire plus honnestement que ces gens-là écrivent et la promesse positive
qu’il me fait que je n’auray aucun sujet de plainte sur la conduite des troupes
pendant que luy et monsieur le comte de Tessé serviront en Dauphiné. J’ay lieu
d’espérer qu’il me tiendra parole parce qu’il me paroit fort honest’homme et que je
scay qu’il est dans cette estime.» Le marquis de Saint-André décide de sanctionner
M. de Saint-Ruhe et d’un commun accord avec les autorités savoyardes, renforce la
présence d’officiers, de dragons et de gardes sur les frontières. On y ajoute même de
l’infanterie. Le passage des Echelles et de la Crotte qui se révèle être aussi un lieu
important de passage, nécessite le déploiement de trois ou quatre corps de garde du
côté de la France et des patrouilles jour et nuit de dragons. Ces mesures ne suffirent
pourtant pas et les dragons continuent leurs incursions en Savoie.
Janus de Bellegarde décide d’écrire à nouveau au marquis de Saint-André pour se
plaindre : « Mais comme il pourroit arriver plusieurs inconvénients contre le service
de nos Maitres jusqu’à ce que l’on eut reçu mon ordre et que ce n’est pas l’habitude
du Roy que ses troupes fissent de pareilles entreprises sur les Etats de S.A.R. qui
n’épargne pas même ses peuples pour le service de Sa Majesté Très Chrétienne et
s’est toujours appliqué avec un soin et une inclination très sincère à empêcher de
son côté la sortie et le passage des sujets du Roy, je vous supplie Monsieur très
humblement de me faire la grâce de contenir les troupes par votre autorité et de leur
faire comprendre que le Roy n’entend pas qu’ils outrepassent les limites pour venir
faire aucune fonction en Savoye, n’étant pas juste que ces messieurs réparent les
fautes qu’ils font de laisser sortir du royaume ses sujets fugitifs par des entreprises
et des injures à l’autorité de S.A.R. Ils pourront me donner avis des dits passages et
je ferai suivre sans perte de temps et arrêter les déserteurs ainsi que je l’ai souvent
pratiqué outre que les sujets de S.A.R. sans autre secours que celui des ordres que je
369
leur ai donné de sa part les arrêtent partout où ils les peuvent reconnaitre. Ils s’en
acquittent avec même plus de succès que des troupes ne sauraient faire. »
Devant l’inefficacité des mesures prises, le marquis de Bellegarde va proposer
des sanctions fiscales : « J’avois déjà été averti par M. le marquis d’Arcy,
ambassadeur du Roy auprès de S.A.R., du dessein des nouveaux convertis qui restent
dans le pays d’Oisans, ce qui m’obligea la semaine dernière de renouveler les
ordres à M. les juges mages des provinces de Tarentaise et de Maurienne de veiller
plus que jamais à les observer et à les arrêter dans les dites provinces avant qu’ils
s’y introduisent, ce que je doute qu’ils vont entreprendre après l’exemple de ceux qui
ont été arrêtés. Cependant comme pour éluder toutes vos précautions et les miennes,
ils pourroient prendre celle de ne marcher qu’en pleine nuit en ce pays et même par
la pointe des plus hautes montagnes et de se tenir cachés le jour dans les bois, leur
étant facile la nuit d’échapper à la vigilance de nos gardes qui ne sont que des
paysans (car nous n’avons ici aucune troupe) après être sortis et désertés du
royaume en face des officiers et dragons qui gardent la frontière. Je crois M. quand
on a un légitime soupçon du dessein qu’ils ont de déserter, on pourroit les obliger à
bailler caution de ne pas le faire à faute de ce qu’ils seroient comme déserteurs ou
prendre l‘expédiant d’inhiber à leurs débiteurs de payer les capitaux et en cas de
contravention qu’ils soient obligés de repayer si le créancier déserte, me paroissant
difficile d’empêcher tout à fait les désertions si n’y prend quelque autres mesures
que celles de garder les passages parce qu’il y en a trop à garder. »
2) Les conseils au duc de Savoie.
Le marquis de Bellegarde est contre les représailles envers les voisins du
Dauphiné.
Il l’écrit à son souverain dès le début du mois de janvier 1686 : « Pour moi, je
serai toujours d’avis et je crois qu’il est de votre service et de l’avantage de vos
sujets d’entretenir une bonne correspondance et amitié avec vos voisins autant les
plus faibles que les plus forts, parce que vos finances et vos sujets de ce pays ne
scauroient avoir aucun argent que par le commerce qu’ils ont avec eux et comme il
importoit de l’augmenter autant que l’on pourra, j’évite autant qu’il est possible
toutes les raisons de l’interrompre et tache de prévenir les aigreurs et les aliénations
qui peuvent naitre et qui ne s’allument que trop facilement entre les sujets des deux
États voisins. » Cette réflexion concerne aussi bien la France que les voisins suisses
et cette volonté de préserver les intérêts financiers de la Savoie et du duché sera une
constante dans la conduite du marquis de Bellegarde.
Sur ordre du roi de France et après accord du duc de Savoie, il a été décidé que les
religionnaires français arrêtés en Savoie doivent être remis aux autorités françaises
sur la frontière de Barraux. Cela coûte très cher au contribuable savoyard. Il faut en
effet, payer les frais d’arrestation, garder et nourrir les prisonniers sur place, envoyer
un messager aux autorités françaises pour convenir d’ une date de remise aux
officiers français et enfin fournir des archers pour venir récupérer les prisonniers en
Maurienne, où la prison n’est pas sûre, et les emmener sous bonne garde jusqu’aux
frontières de la France. Le marquis de Bellegarde proposera et obtiendra « que les
370
officiers locaux de la dite province de Maurienne remettent eux-mêmes, sur la
frontière la plus voisine, les religionnaires français aux officiers du Roy. » La
mesure sera ensuite étendue à toutes les frontières avec la France.
La gestion des relations avec les cantons suisses s’avère également délicate. Les
Cantons Evangéliques, Berne, Bâle, Zurich, Glaris, Schaffhouse, Appenzell, SaintGall et les Paroisses Extérieures ont toujours constitué un soutien sans faille pour les
réformés français et vaudois. Ils sont aussi à cette époque, amis et alliés avec le
duché de Savoie. Les mesures prises contre les Vaudois devaient obligatoirement
entraîner une réaction de leur part.
Le 31 janvier 1686, Victor-Amédée II cède devant les exigences de Louis XIV et
émet un Édit de proscription pour le duché. Le texte contient trois mots clefs : la
conversion, l’exil ou la mort. Les pasteurs sont bannis, le culte réformé interdit, le
baptême catholique imposé à tous les enfants. Dès le 28 février, les Cantons
Evangéliques écrivent au duc de Savoie pour s’étonner de la répression exercée à
l’encontre de ses sujets vaudois. Le duc répond par une lettre datée du 23 mars, dans
laquelle il se contente d’expliquer aux Suisses qu’il fera tout ce qui est en son
pouvoir pour garder leur amitié. « Si les puissantes raisons qui Nous ont engagé
dans la résolution que Nous avons prise ne fesoient un obstacle invincible à un
sentiment contraire, Messires vos Ambassadeurs que Nous avons pris soin de faire
bien informer de toutes les circonstances de cette affaire, Vous en rendront un
compte exact auquel Nous nous remettons, mais ils ne sauroient jamais assez Vous
témoigner le déplaisir que nous rencontrons de ne pas pouvoir rencontrer votre
satisfaction.»
Un climat de tension s’établit pourtant entre la France, les cantons suisses et le
duché de Savoie. Le marquis de Bellegarde va surveiller attentivement ce qui se
passe du côté de Genève et de Berne et en informer régulièrement Turin. Au mois de
février 1686, il écrit au duc pour lui dire : « Je n’ay point encore appris qu’on ait
fait du bruit à Genève, ni ailleurs de l’ordre que V.A.R. a fait publier dans les vallées
de Luzerne et j’ay même sujet de croire qu’à Genève les gens du Conseil
attribueront plutôt le dessein que V.A.R. a pris sur cette affaire, aux pressantes
instances qu’ils jugeront lui avoir été faites de la part du Roy qu’à aucune mauvaise
volonté qu’elle ait prise contre les gens de leur religion. » Le marquis sait, grâce à
ses relations, que les Suisses sont conscients que Louis XIV décide tout et impose sa
volonté dans cette affaire. Il ne croit pas et en persuade le duc que « Messieurs de
Berne qui seront instruits par ceux de Genève de ce qui s’est passé, prissent des
sentiments d’aigreur contre V.A.R. à cette occasion et moins encore qu’ils fussent
pour se disposer à faire des mouvements contre le Chablais dans les conjonctures
présentes où ils me paroissent assez occupés à préparer les voies de la résistance
qu’ils ont résolu d’apporter aux armes et aux desseins du Roy.»
Cette hypothèse de l’invasion du Chablais en représailles contre les mesures
prises envers les réformés reste un sujet particulièrement inquiétant, même si le
marquis pense que : « Les Bernois sont trop sages et trop bons politiques pour
commander les premiers de se brouiller avec le Roy, de se l’attirer à dos comme ils
auroient sujet de craindre, s’ils entreprenoient quelque chose contre le Chablais et
371
ils me paraitroient fort mal avisés de s’exposer aux malheurs d’une guerre pour
délivrer leurs confrères d’une simple inquiétude. » A ce moment-là, le marquis est
persuadé que le duc n’appliquera pas les décrets pris contre les Vaudois. Il l’assure
que les Cantons enverront d’abord des députés pour se plaindre et demander « en
faveur de leurs confrères les traitements qu’ils croiront avoir droit de prétendre.»
Pour essayer de confirmer ses dires, il envoie dès ce jour, le fils du sénateur
Chimiliard, qui lui parait sage et homme d’esprit, en Suisse. Il sera samedi et
dimanche à Genève et partira lundi pour Berne où il séjournera jusqu’à nouvel ordre
afin d’écrire de là ce qui s’y passe. Quelques jours plus tard, l’espion confirme que,
pour le moment, les suisses n’en veulent pas au duc mais à la France. Mais, s’ils
s’aperçoivent que les armées françaises deviennent menaçantes à leur égard, ils
attaqueront les premiers en envahissant le Chablais pour « éviter les secours que
l’armée du Roy y pourroit trouver pour faciliter sa subsistance. »
Dans une autre lettre, le marquis explique au duc que les protestants qui se sont
enfuis de France ont emporté avec eux des sommes énormes, qu’en conséquence les
terres du Roy en seront beaucoup diminuées dans les années suivantes et que le
commerce de tout le royaume en souffrira. Il espère que le duc gardera « des
mesures et des ménagements à l’exécution de l’ordre qu’elle a fait publier dans les
vallées pour ne pas se hasarder les mêmes inconvénients. »
Le 25 février 1686, Janus de Bellegarde envoie un exprès au duc pour lui
confirmer que les Cantons Evangéliques envoient des députés à Turin. Il lui
demande de surseoir provisoirement à l’exécution des mesures prises contre les gens
des Vallées et cela jusqu’à ce qu’il ait rencontré les députés suisses. Car, dit-il, ces
mesures qui doivent servir à plaire à la France déplairont aux suisses. Janus de
Bellegarde va alors se tromper puisqu’il affirme au duc que pour le moment cette
attitude envers la France n’est pas utile car « le Roy est trop raisonnable et trop de
vos amis, étant votre parent et allié si proche, pour insister à vous faire faire des
manœuvres qui exposent vos États aux troubles et aux violences que messieurs de
Berne pourront faire si vous ne leur rendez pas la justice qui leur sera due. » C’était
oublier que la Royale Volonté de Louis XIV ne souffrait pas qu’on lui résiste. Le
Premier Président de Bellegarde rappelle également au duc que « Son duché de
Chablais aussi bien que ses finances à son égard souffrent encore aujourd’hui de la
dernière incursion des bernois qui l’avaient si fort déserté d’hommes et de bâtiments
que les villes ne sont qu’à moitié peuplées et la campagne est un tiers inculte, par où
V.A.R. voit le grand préjudice qu’elle souffre et combien de temps il faut pour le
réparer. »
Le président de Bellegarde possède un deuxième espion en la personne de M. de
La Salle, résident à Genève. Le 21 février, il annonce au marquis que les Cantons
Evangéliques se sont assemblés à Bâle et qu’ils ont pris « une forte résolution de
demeurer inséparablement unis pour maintenir tous les membres de leur corps aussi
bien que de leurs alliés contre toutes les puissances qui voudraient les attaquer et
que dans cette vue on enverrait quelques troupes à Bâle et que les catholiques
donneront passage pour secourir Genève, où l’on recommence ou plutôt continue la
garde extraordinaire des bourgeois. Plusieurs personnes m’y ont affirmé qu’il y
viendroit dans quelques temps trois ou quatre cents hommes du Pays de Vaud et que
372
pour lever l’ombrage que le Roy de France en pourroit prendre, l’on feroit valoir le
prétexte de les employer aux travaux et réparations qu’on veut faire aux murailles et
au dehors du coté de Gex.» Il annonce également que les deux députés, l’un de
Zurich, l’autre de Bâle sont arrivés à Genève où ils ont été reçus par M. Fabry, le
premier syndic qui a donné l’ordre de les traiter et de les régaler splendidement. Ils
doivent repartir dès demain pour Turin. Il confirme qu’en Suisse on croit toujours
que « S.A.R. n’avait entrepris de les forcer à changer de religion(les Vaudois) que
par les persuasions et par les sollicitudes de la France et que donc on n’auroit pas
bien de la peine à faire relâcher ce prince de la résolution et des mesures qu’il
auroit prises à cet égard et que toute la difficulté seroit de négocier avec
l’ambassadeur du Roy sans la participation duquel l’on ne voudra rien résoudre,
mais qu’enfin s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils prétendroient, l’on verroit
indubitablement des troubles et des désordres en ce pays. »
M. de Bellegarde transmet immédiatement ces renseignements au duc en y
ajoutant son propre sentiment : « Les députés de Zurich et de Berne qui vont à V.A.R.
ne pourront pas avoir un autre ordre que celui de représenter leurs raisons avec tout
le respect qui est dû à un grand prince comme vous êtes, pour lequel ils ont la
dernière vénération, mais il est difficile de pénétrer ce que les Cantons ont résolu au
cas que V.A.R. les conteste et peut être même ils n’auront pas jugé à propos de
délibérer la dessus qu’après le retour de leurs députés et après avoir appris le
succès de leurs représentations. » Il craint une irruption sur le Chablais de la part de
Zurich et de Berne, « s’ils ne sont pas contents de leur négociation, hors que la
crainte des armes du Roy ne les retiennes ».Mais ajoute-t-il « cette crainte ne durera
pas toujours car il n’est rien de si violent et solide que les passions et les résolutions
qui se prennent pour cas de religion et il serait fâcheux si les attaques de l’Europe
venant à changer ce qui peut arriver dans quelques heures par des évènements
imprévus. L’on a attendu si longtemps en France, et l’on a fait tant d’autres
démarches moins cuisantes pour les religionnaires (que de démolir les temples)
auparavant que de révoquer l’Édit de Nantes, à quoi l’on ne s’est déterminé
qu’après avoir été sur de ne pas chagriner l’Angleterre quoique les rois fussent forts
unis et l’on a pris pour cela des conjonctures si heureuses sans s’être reposé tout à
fait sur la puissance formidable des armes du Roy pour ne rien hasarder surtout
dans son royaume que je ne pense pas qu’il trouve juste que nous exposions pour lui
plaire, nos États à quelque trouble dangereux , du préjudice duquel il est rare qu’on
soit averti. » M. de Bellegarde se trompe toujours sur les intentions du Roi de
France.
Les relations entre les différents représentants des cantons suisses (Genève,
Cantons Evangéliques) et le premier Président du Sénat de Savoie seront toujours
marqués d’une cordialité certaine. L’intelligence et le sens de la mesure de cet
homme feront toujours bonne impression sur les représentants suisses. Le 3 mars, les
députés de Zurich et de Berne arrivent à Chambéry, vers les quatre heures de l’aprèsmidi. Dès leur arrivée, ils viennent voir le Président à qui « ils firent beaucoup
d’honnêteté et qui lui dirent que Messieurs de Genève où ils ont séjourné deux jours
et demi, se loueroient extrêmement de ses manières et de la bonne justice qu’il leur
rendroit. » Le Président de Bellegarde reçoit avec la même honnêteté les deux
députés et leur fait envoyer pour leur souper et pour leur déjeuner, quelques
373
bouteilles de vin, qu’ils ont trouvé fort bon. Les députés sont restés extrêmement
discrets sur le contenu de leur démarche. Ils ont juste expliqué qu’ils craignaient le
Roi de France en ce moment car le conflit entre l’Allemagne et le Turc lui laisse une
grande liberté de manœuvre. Mais si une trêve était conclue entre ces deux
puissances, ils n’auraient plus alors les mêmes égards pour le Roy.
A Turin, les députés essayent de négocier avec le duc, mais devant leur insistance
et le caractère officiel de leur démarche, (ils font remarquer au duc que les droits
dont jouissent les Vaudois ne sont pas des faveurs mais des droits réels inscrits dans
des traités qui ont été entérinés par le Sénat de Savoie), le duc refuse de continuer à
discuter avec eux et exige de négocier directement avec les Vaudois. Les députés
suisses obtiennent l’autorisation de se rendre dans les vallées pour rencontrer les
Vaudois et leur communiquer la décision du duc.
Ceux-ci, sommés de prendre une décision quant à leur avenir, s’assemblent à
Angrogne au mois de mars 1686, mais n’arrivent pas à se mettre d’accord : un
certain nombre de pasteurs veulent résister, d’autres veulent émigrer, l’un exige le
rétablissement pur et simple de l’Édit de Nantes. Le duc, renseigné par ses sujets
catholiques d’Angrogne, décide de promulguer le 9 avril 1686, un nouvel Édit
considéré comme définitif, mais qui était présenté comme « usant de douceur envers
ses sujets vaudois » et ayant été pris en raison de la considération qu’on avait pour
les ambassadeurs suisses. L’Édit faisait remarquer que « les sujets des Vallées de
Luzerne ont non seulement contrevenu avec une grande opiniâtreté à l’ordre du 31
janvier dernier, mais encore qu’ils se sont endurcis dans leurs crimes et qu’ils sont
tombés dans les excès d’une rébellion énorme et consommée. Toutefois notre
clémence naturelle surpassant leur crime et ne nous contentant pas de la tolérance
paternelle avec laquelle nous avons si longtemps attendu inutilement leur
repentance ; nous avons bien encore voulu laisser à leur volonté le choix d’une
bonne ou malheureuse condition et leur ouvrir pour un dernier essai la porte de nos
grâces, afin qu’ils puissent en profiter de la manière qui suit ; Nous ordonnons à nos
sujets des vallées de Luzerne faisant profession de la prétendue religion réformée
de mettre bas les armes et de se retirer dans leurs maisons dans le terme ci-après
prescrit…Nous leur commandons aussi de ne faire plus aucuns attroupements ni
assemblées en façon quelconque….Et pour montrer à nos dits sujets combien est
grande notre clémence envers eux, nous permettons à ceux qui croiront devoir sortir
de nos États, de le faire dans le terme et aux conditions prescrites ci-après… »
La publication de cet Édit semble être une décision très importante pour le
marquis de Bellegarde qui aussitôt en félicite le duc : « La résolution qui y est
contenue (dans l’Édit) et qu’elle a prise (S.A.R.) à l’égard des religionnaires est
digne de sa grandeur et de sa clémence Royale. Elle fera voir à toute la terre
qu’Elle n’a pas moins la tendresse du père que le cœur et la majesté de souverain
pour les sujets qui ont le bonheur d’être sous sa domination et qu’elle est plus
disposée à pardonner qu’à punir leurs dérèglements. Cette manière de les gouverner
et de gagner leur fidélité et leur affection par la douceur de son règne fait éclater en
même temps sa prudence consommée parce qu’il est de son service de les conserver
autant qu’elle le pourra et non de les détruire. » Le marquis constate également que
cette publication a eu pour effet de calmer les ambassadeurs suisses qui « font
374
connaitre par toute leur conduite les bonnes intentions de l’État de Berne » et que
par conséquent « les sujets de Savoye qui les confinent n’ayent sujet d’appréhender
aucune entreprise de la part de Messieurs de Berne » ajoutant « ils me paroissent
déjà assez calmés par mes soins et j’espère d’étouffer entièrement le reste de cette
crainte. » Il profite de l’occasion pour demander au duc de bien vouloir parler aux
ambassadeurs suisses, d’un autre problème, celui des Savoyards du Faucigny « qui
ont beaucoup de commerce chez messieurs les Suisses des Cantons Protestants et
qui y sont extrêmement maltraités et même qu’on ne leur permet pas d’y jouir de
leurs biens et de retirer ce qui leur est dû. »
Les Vaudois hésitent entre l’exil et la résistance armée, option qu’ils finissent par
choisir. Ils fortifient les passages, mobilisent leurs troupes et prennent un
dauphinois, le pasteur Arnaud, pour chef. Le duc rassemble ses troupes au pied des
Alpes vaudoises, il est rejoint par le maréchal Catinat, commandant des troupes
françaises d’outre mont qui vient avec plusieurs régiments d’infanterie et de la
cavalerie. Ils interviennent le 22 avril et, en trois jours, anéantissent les forces
vaudoises, qui capitulent le 24 avril. La répression sera terrible. Les vallées
vaudoises sont vidées de leurs habitants. Huit mille d’entre eux sont jetés dans des
prisons surpeuplées et insalubres. De très nombreux enfants sont enfermés dans des
couvents pour y être convertis.
Au mois d’avril 1686, le marquis de Bellegarde est interrogé par le duc sur un
projet de repeuplement, « une espèce de colonisation », des vallées de Luzerne par
de « bons catholiques savoyards. » Le Président de Bellegarde est contre cette idée.
Il va donner sa réponse sous forme d’une longue lettre contenant d’abord des
arguments économiques, puis des arguments sociaux et enfin religieux pour terminer
en conseillant de trouver un moyen de laisser les Vaudois chez eux. « Premièrement,
il est à craindre que cette distraction des sujets de Savoye ne porte un préjudice
considérable à la taille et à la gabelle et que Messieurs les gabeliers ne fondent làdessus un gros rabais comme étant un cas équivalent à ceux réservés par leur
contrat. Monsieur le Trésorier non plus ne pourra tirer aucune taille des biens que
ces paysans auront abandonnés et quand Messieurs de la Chambre les donneroient
à cultiver, les frais des commissaires et de la culture enlèveront de la sorte de
beaucoup les fruits qu’on en pourra percevoir, en sorte qu’il n’est pas évident que
S.A.R. en tire quelque chose. Il lui en coutera encore du sien car il y a je ne sais
combien de droits en ce pays où les paysans n’ont pas seulement du pain les trois
quarts de l’année, ne vivant que de châtaignes. » Il ne faut pas compter non plus que
ceux que V.A.R. enverra de ce pays dans les vallées « ayent de l’argent pour y
acheter les biens qui leur seront remis car ils n’auront pas seulement de quoi faire
les frais du voyage, ni de leur établissement et des avances qui leur seront
nécessaires pour subsister dans les vallées et y semer et cultiver les biens qui leur
seront remis en sorte qu’il coutera beaucoup à V.A.R. de faire ce changement de
colonie outre le préjudice qu’elle peut porter aux finances soit en ce pays soit dans
les vallées dont il sera difficile de tirer quelque chose de longtemps. »
La deuxième partie de l’argumentaire porte sur le type de sujets à envoyer pour
coloniser les vallées vaudoises. Le marquis de Bellegarde ne croit pas que « les
paysans de ce pays qui sont très grossiers se résolvent à quitter leur chaumières de
375
gré à gré pour aller dans un pays qui leur est inconnu. Ainsi il faudra apparemment
des ordres pour les faire décamper et des gens pour les défrayer en chemin et pour
les conduire. » Pour essayer d’éviter les problèmes précédemment cités, M.de
Bellegarde propose que l’on choisisse quelques personnes dans les familles
nombreuses, ce qui permettra de ne rien changer à l’état des cultures et à l’industrie
des maisons, d’éviter d’envoyer des chefs de famille car les pères et mères ne
voudront pas quitter leurs enfants, mais il pense qu’il faudra aussi les faire
accompagner par des ecclésiastiques qui parlent français pour les secours spirituels.
L’ordre d’établir des listes de candidats à l’émigration arrive au mois de juin
1686. Janus de Bellegarde confirme en avoir envoyé une copie à tous les châtelains
et curés et avoir demandé aux évêques d’exhorter fortement leurs curés d’aider les
officiers locaux. Il lui parait à propos de « prendre les familles qui seront nécessaires
dans les provinces de Tarentaise et de Maurienne autant que l’on pourra parce que
ce sont des pays si fort étroits comme S.A.R. a pu voir en passant et néanmoins fort
peuplés, où il y a sans doute beaucoup plus de cultivateurs que de terres à cultiver,
après quoi l’on en prendrait dans les provinces de Savoye et du Bugey, afin
d’épargner autant que l’on pourra celles du Faucigny, Chablais et Genevois qui
sont for étendues et qui ne sont pas si peuplées à proportion et où il importe que
V.A.R. conserve son monde à cause du voisinage de Genève et de Berne pour
résister aux irruptions et entreprises que les gens de Berne pourroient faire dans les
dites provinces. » Finalement, le Commandant de Bellegarde fera établir les listes ou
«roolles » de candidats en évitant que les curés n’en soient les auteurs car il craint
qu’ils ne profitent de l’occasion pour se débarrasser de « leurs mauvais sujets.»
Contrairement à ce que pensait le marquis de Bellegarde, les candidats vont être
extrêmement nombreux. Six cents familles demandent un passeport, parmi
lesquelles deux cent vingt familles mauriennaises, prêtes à partir dès la fin des
moissons. On estime également que près de cinq cents personnes sont parties
spontanément, sans autorisation.
La troisième partie de l’argumentaire consiste à faire remarquer au duc que la
meilleure solution serait de conserver sur place les Vaudois en les désarmant et en se
contentant d’en faire pendre quelques-uns des plus séditieux. Les convertir de force
et les obliger à des abjurations inutiles et simulées ne changerait rien. Il cite comme
exemple le fait que les Français, qui ont été forcés par crainte ou mauvais traitement
d’abjurer, protestent quand ils vont à confesse, qu’ils ne se confessent que d’un seul
péché qui est un point de leur religion et n’accusent aucun péché que celui d’avoir
abjuré leur religion. « Quand bien même on passeroit tous les habitants des Vallées
par le fer et par le feu, ils n’en mourront pas plus catholiques. Le désespoir leur fera
bruler leurs villages et leurs maisons et mettre à perdre tout ce qu’ils ont dont ils
craindroient qu’on ne profite et après V.A.R. devra commercer pour bâtir
auparavant que d’y faire aller des autres sujets qui y puissent habiter. » Tout au
plus, il préconise la liberté de religion pour les adultes, à condition que les enfants
soient baptisés et élevés dans la bonne foi, que les sujets qui ont refusé de se
convertir soient obligés d’aller aux sermons et instructions des prédicateurs pour
apprendre les vérités qui leur sont inconnues, et les ranger à force de représentations
dans le bon parti.
Un peu naïvement, il pense que la plupart et les plus obstinés « ne feroient
376
aucune difficulté de suivre quand on leur feroit comprendre que celui qu’ils suivent
ne vaut rien. ». Il ajoute : « Si j’étais à la place de V.A.R. j’opérois une conduite
toute différente de celle qui s’est pratiquée en France où l’on a aigri beaucoup
l’ordonnance dans son exécution. Je n’ai jamais vu ni lu d’exemple qu’on ait extirpé
des hérésies par la violence et par les supplices mais seulement par les prières et les
prédications des saints. Il n’y a que les faux hérétiques que l’on peut
raisonnablement punir, mais un homme qui de bonne foi croit d’être dans le bon
chemin et qui n’en connoit point de meilleur, sa faute n’est pas si grande de s’y tenir
jusqu’à ce qu’on le désabuse. » Le marquis, homme tolérant termine sa lettre en
disant : « Pour revenir au sujet sur lequel S.A.R. m’a fait l’honneur de me consulter
je serois d’avis de conserver autant qu’il se pourra ses sujets des Vallées encore
qu’ils soient séditieux et hérétiques en faisant néanmoins punir les principaux
auteurs de la rébellion. Si néanmoins V.A.R. est tout à fait résolue de les exterminer
ou de les chasser et d’établir une nouvelle colonie de ses sujets de Savoye,
j’enverrai des personnes sages dans les provinces pour voir et choisir les personnes
dont on la pourra composer sans préjudicier aux finances de Savoye. » Cette
tentative de colonisation par des sujets savoyards se révèlera finalement un échec
puisque dès le mois d’août, les premiers savoyards partis reviennent en arrière et
dégoutent tous ceux qu’ils rencontrent en route de poursuivre leur chemin. Car
disent-ils la situation n’est pas vivable dans ces vallées où les Vaudois n’ont pas
renoncé à vivre.
Mais le marquis de Bellegarde pense être toujours capable de fournir des
volontaires si le duc en réclame. Il va même abandonner un certain nombre de
critères de sélection pour augmenter le nombre de personnes susceptibles de partir :
« J’ay aussi fait scavoir au Juge mage de ne plus faire aucune difficultés d’expédier
des attestations et des passeports à tous ceux qui en demanderont. » Le marquis
devra aussi lutter contre une tendance à la corruption chez les châtelains qui
demandent de l’argent en échange du sauf conduit. : « Je luy ay dit encor de ne rien
prandre de personnes comme je le fais pratiquer icy pour donner plus de facilité au
départ de ceux qui sont résolus d’aller dans lesdites vallées et de donner le même
ordre aux châtelains contre lesquels les paysans m’ont porté des plaintes que les
châtelains exigeoient jusqu’à deux ducatons de chacun pour une attestation de sept
ou huit lignes ce qui seroit plus cher que leur voyage, ayant recommandé à monsieur
le juge mage de menacer lesdits châtelains que je les feray châtier s’ils continuoient
les dittes extorsions. »
3) L’action locale.
a) Les Réformés de l’Oisans
Le 29 avril 1686, un groupe de deux cent quarante personnes quittent les villages
de Mizoen, Clavans et Besse dans la vallée du Ferrand en Oisans, pour passer par le
col des Prés Nouveaux, descendre à Saint-Sorlin-d’Arves et traverser la Maurienne
et se rendre en Suisse. Avertis de leur arrivée en Maurienne par les autorités
dauphinoises, les habitants de Saint-Jean-de-Maurienne les interceptent, en vertu des
ordres affichés d’arrêter les réformés français qui cherchent à passer par la
Maurienne pour se rendre en Suisse, « ayant eu avis qu’il y avoit environ cent
377
cinquante religionnaires à Saint-Jean-d’Arves et croyant que c’étoit des gens de
Luzerne contre lesquels tout ce pays est tout à fait indigné à cause de leur rébellion,
se sont assemblés une centaine des plus résolus pour les arrêter ou pour leur donner
dessus au cas où ils eussent fait la moindre résistance. Ils s’y sont pris avec tant de
fermeté et de résolution qu’ils en ont fait cent trente-sept prisonniers tant hommes
ou femmes que petits enfants. » Les prisonniers sont conduits à Saint-Jean-deMaurienne où ils sont enfermés et gardés dans cinq maisons après qu’on les ait
dépouillé de tous leurs biens, biens enfermés sous clef dans un local par le juge
mage.
Mais, un certain nombre de réformés n’ont pas été fait prisonniers et, rejoints par
d’autres groupes de fuyards, décident de tout entreprendre pour faire libérer leurs
frères, allant jusqu'à menacer de mettre le feu à la ville de Saint-Jean-de-Maurienne.
Averti par le juge mage du danger, le marquis de Bellegarde décide d’envoyer, faute
de soldats, un sénateur, M. Devoley, connu pour ses talents de négociateur. Dans le
même temps, il envoie un courrier à Turin pour demander ce qu’il doit faire des
prisonniers. L’ordre étant arrivé de les remettre sur la frontière de Barraux, il prend
contact avec les autorités françaises et organise la remise des fugitifs aux officiers du
régiment d’Arnolfini pour le 5 mai.
Le choix du sénateur Devoley s’avèrera excellent car cet homme intègre
négociera avec les réformés en fuite, évitera que les troupes françaises ne viennent
les récupérer à Saint-Jean-de-Maurienne, vérifiera l’identité des fuyards et établira
un rapport dans lequel il a pris soin de consigner tous les biens confisqués. Ces biens
leur seront rendus lors de leur départ de Saint-Jean-de-Maurienne, à l’exception
d’une somme calculée en accord avec le marquis de Bellegarde, et qui servira à
payer les frais engagés pour l’arrestation des réformés, pour leur séjour à Saint-Jeande-Maurienne, et pour leur reconduite à la frontière. Le marquis estimait que les
habitants de la cité n’avaient pas à payer pour des gens qui avaient fui leur pays sans
autorisation de leur roi, et qui venaient dans un autre pays, également sans
autorisation.
A la suite de ce départ massif de réformés des paroisses de l’Oisans, le roi de
France proposera de repeupler les villages avec de bons catholiques qui seraient
dispensés de payer la taille pendant quelques années. Cette proposition attirera
l’attention d’un certain nombre d’habitants des Arves, ce qui obligera le président de
Bellegarde, farouchement opposé à cette émigration, à interdire aux habitants de
Maurienne de sortir des États de Savoie pour se rendre en Oisans et « d’enjoindre
aux officiers locaux d’y veiller à peine d’en répondre à leur propre et privé nom. »
b) Les Vaudois
L’armée vaudoise a capitulé. La répression sera terrible : les Vaudois sont
arrachés au sol natal et enfermés dans quatorze forteresses, les derniers résistants
sont traqués et exécutés. Deux mille Vaudois sont morts dans les combats, trois mille
se convertissent, beaucoup se sont rendus en échange de promesses de clémence qui
ne seront finalement pas tenues. Le général Gabriel de Savoie, oncle du duc, leur
avait proposé par écrit : « Posez promptement les armes et remettez-vous à la
378
clémence de Son Altesse Royale. A ces conditions, recevez l’assurance qu’Elle vous
fait grâce et qu’on ne touchera ni à vos personnes, ni à celles de vos femmes et de
vos enfants. » Il s’était trompé sur les intentions du duc qui à l’issue de la campagne
disait : « Les Vallées sont nettoyées de toute obscénité. » Catinat ajoutait : « Le pays
est parfaitement désolé ; il n’y a plus du tout ny peuple, ny bestiaux, n’y ayant point
de montagne où l’on n’ait été. Les troupes ont eu de la peine par l’âpreté du pays,
mais le soldat a été bien récompensé par le butin. »
Les Cantons Evangéliques interviennent et protestent. Le duc leur fait répondre
qu’ils «étaient prévenus que si les Vaudois ne rentraient pas dans leurs vallées et ne
déposaient pas les armes, il serait obligé d’intervenir ». Les députés suisses
annoncent leur arrivée à Turin, on leur explique que c’est inutile, puisque le duc a
nommé un envoyé spécial qui part pour Lucerne, le comte de Govon. Les Cantons
Evangéliques lui envoient deux députés, le conseiller Muralt de Zurich et le
conseiller Muralt de Berne. Ils doivent essayer de négocier, soit la libération des
Vaudois prisonniers, soit l’autorisation de les laisser émigrer en Suisse. Les
négociations se révèlent difficiles, il y a pourtant urgence car de nombreux Vaudois,
emprisonnés dans des conditions désastreuses, meurent. Au mois de septembre
1686, on arrive à un projet d’accord qui semble satisfaisant pour les deux parties :
les Vaudois qui le désirent pourront partir pour la Suisse. Ils voyageront en brigades
encadrées par des soldats, aux frais du duc, en utilisant les structures de l’étape
militaire. Ils seront reçus en Suisse dans des cantons éloignés des frontières de la
Savoie, et les Cantons Evangéliques s’engagent à ne leur fournir ni armes ni
munitions ni soutien pour qu’ils tentent de revenir dans leurs vallées. Les cantons
suisses donnent immédiatement leur accord ; Victor-Amédée II attendra janvier 1687
pour signer le traité, et rajoutera deux clauses. Les gens pris les armes à la main ne
sont pas concernés puisque qu’ils ont déjà été graciés de leur condamnation aux
galères, peine transformée en prison à perpétuité. Les ministres (les pasteurs),
considérés comme les meneurs, ne seront libérés que lorsque le duc le jugera
possible.
Les opérations militaires dans les vallées vaudoises et la déportation de milliers
de Vaudois ont eu pour conséquence de créer un certain nombre de groupes de
fuyards, qui vont chercher à gagner la Suisse. Le 11 juillet 1686, les officiers locaux
du Dauphiné et l’intendant Bouchu avertissent le commandant en Savoie qu’un
groupe de Luzernois est dans les montagnes, malgré le fait que l’intendant ait fait
garder les revers des montagnes de Luzerne par deux partis de gens de guerre, de
cinq cents hommes chacun. Après avoir forcé ce passage, les Luzernois arriveraient
en Maurienne. Cette fuite va être à l’origine d’une véritable psychose, qui va
s’étendre de la Maurienne jusqu’à Genève, en passant par Chambéry et Grenoble.
Le marquis de Bellegarde donne immédiatement l’ordre de les rechercher. Il apprend
par le lieutenant de justice Clerc que « les dits Luzernois descendent par des
précipices et par des rochers où ceux qui les suivent pour les arrêter n’ont pu
descendre. » Il arrive en Maurienne, demande à la ville de Saint-Jean-de-Maurienne
de lui fournir cinquante hommes d’armes et des munitions, espérant qu’avec les gens
de haute Maurienne « ils feront les uns et les autres tant de diligence qu’ils
empêcheront les fuyards de passer plus loin. ». En fait, les Vaudois tentent de passer
par le Petit Montcenis. M. de Bellegarde se rend en haute Maurienne avec le
379
lieutenant Clerc, le juge fiscal Varcin et le juge ordinaire de l’évêché de Maurienne,
M. Audé. A Modane, ils enrôlent des hommes pour garder les quatre ponts par
lesquels la troupe est susceptible de passer et ils gagnent Bramans. Après avoir
rassemblé des hommes, venus de tous les villages voisins, avec ceux arrivés de
Saint-Jean-de-Maurienne, les recherches sont lancées. Cinq hommes et quelques
femmes sont arrêtés et conduits à Bramans, mais surtout deux hommes se font
prendre, attablés au logis du Bossat à Bramans. Interrogé, l’un des deux hommes
prénommé Benoit, originaire du Dauphiné, explique qu’il venait en Maurienne
apporter du sel à ses bêtes qui sont sur un pâturage qu’il tient en accensement du
curé Tourt. En chemin, il tombe sur une troupe d’environ quarante-cinq Vaudois, qui
lui proposent de l’argent pour qu’il les guide jusqu’en Maurienne. Croyant faire une
bonne affaire en touchant cet argent, puisqu’il devait venir en Maurienne pour voir
ses bêtes, et connaissant bien le chemin puisqu’il venait aussi parfois visiter un
boucher d’Aussois, avec lequel il fournissait de la viande au gouverneur d’Exilles, il
accepte.
Mais parmi les fuyards, il y a une jeune femme enceinte qui accouche dans les
bois de Bramans. Il lui faut des secours et de la nourriture pour le groupe qui
l’accompagne. Le dénommé Benoît vient donc essayer d’en trouver à Bramans, en
compagnie d’un Vaudois nommé Jean Brulaz et ils se font prendre. Au bout de
vingt-quatre heures de recherches, pendant lesquelles « un grand nombre de
Sollières, de Termignon, n’ayant que des fourches, et quelques particuliers de
Bramans bien armés, étoient qui d’un côté qui de l’autre à la poursuite des
Luzernois, qui à leur poursuite furent contraints de passer à la cime d’une haute
montagne et rocher à l’entrée du Petit Montcenis et de descendre par des précipices
où les poursuivants n’ont pas cru qu’ils eussent pu passer », les différentes troupes
font leur jonction sur le Petit Montcenis et pensant avoir repoussé de l’autre côté de
la frontière les fuyards, l’ordre est donné de cesser les recherches et de ne laisser que
quelques sentinelles sur le col.
Le lendemain, les prisonniers sont transférés dans les prisons de Saint-Jean-deMaurienne. Alors que les hommes sont conservés en prison, le président de
Bellegarde libère les femmes et leurs enfants, et leur donne un passeport pour qu’ils
gagnent la destination de leur choix. Cette opération militaire sera à l’origine d’une
polémique avec les personnes qui ont participé aux recherches et qui estiment devoir
être défrayées, car parmi « ces derniers, la plupart nous croient obligés de leur
fournir un salaire et des vivres et en effet le greffier de haute Maurienne a été obligé
d’en fournir et le juge fiscal a été obligé de donner des assurances de paiement. »
C’est pourquoi le marquis de Bellegarde demande aux autorités de Turin que « l’on
oblige chaque ville ou village d’étape de cette province de se tenir fournis d’armes
et de munitions et d’ordonner aux syndics de ce ressort d’obéir aux ordres qu’on est
obligé de leur donner sur le champ en des pareils cas et autres semblables pour le
service de S.A.R. car j’ai vu que l’on néglige de faire promptement ce que l’on exige
d’eux.
Alors que l’affaire semble réglée en haute Maurienne, la psychose va s’étendre :
« Le reste de vos sujets des vallées de Luzerne qui se sont introduits dans les
montagnes de Maurienne ont produit une si grande frayeur dans les montagnes du
380
Dauphiné où ils ont forcé les passages auparavant qu’entrer en Savoye que
l’épouvante s’étoit répandue jusque dans les vallées de Chambéry et Grenoble qu’ils
bruloient et saccageoient tout ce qu’ils rencontroient en leur chemin. » Le
gouverneur de Montmélian met ses troupes en état d’alerte, il envoie tous les jours à
deux ou trois lieues à la ronde, des patrouilles pour « affermir vos sujets effrayés et
s’aider au besoin à les garantir des insultes et violences des dits Luzernois. Le bruit
de leur venue tient en armes toutes les vallées de Savoye au-delà de Montmélian, de
même que les vallées de France depuis Montmélian jusqu’à Grenoble où les
dragons et les peuples se préparent en foule à les recevoir. » Le marquis de
Bellegarde essaye de calmer les peurs en expliquant que Grenoble ne se trouve pas
sur le chemin menant à Genève, que « les hauts mauriennais qui ont suivi les
Luzernois, les ont fait fuir devant eux comme des moutons », ce qui prouve bien
« qu’ils ne sont pas en si grand nombre ni aussi méchants que l’on supposoit. »
La peur envahit ensuite Chambéry où des gens rapportent que les Luzernois ont
brulé l’abbaye du Béton, la ville de la Rochette et quelques autres villages du
voisinage. Pour faire cesser ces bruits « qui n’avoient aucune vraisemblance », le
marquis demande une enquête pour trouver l’origine de cette rumeur. Il découvre
qu’elle vient d’un petit berger des Hurtières qui, ayant vu une dizaine de personnes
armées sur les montagnes des Hurtières près de Chamoux, s’est enfui de peur,
croyant que c’était des Vaudois, et racontant partout qu’ils voulaient tout mettre à
feu et à sang dans la plaine. Mais il ajoute qu’une partie de ces bruits auraient pour
origine les Luzernois eux-mêmes, qui « tachent de faire semer ces bruits dans tous
les endroits de leur passage afin que chacun s’amuse à garder sa maison et son
village de peur d’être brulé et qu’on ne s’applique point à les rechercher et à les
suivre et à les arrêter dans leur chemin. »
c) L’attitude des populations
En 1685, Victor-Amédée II était opposé à toute intervention contre ses sujets
vaudois qui, à ce moment-là, « étaient de paisibles sujets qui payaient leurs impôts
et ne menaçaient en rien l’ordre public. »(Geoffrey SYMCOX) En plus, un nombre
croissant de membres de la communauté se convertissaient au catholicisme, révélant
des fissures dans la détermination de la communauté. Trois autres raisons militaient
en faveur de cette attitude : le désir de Victor-Amédée II de s’affranchir de l’autorité
tyrannique de Louis XIV ; les incidents du Mondovi que le duc se trouvait dans
l’incapacité de régler, faute de moyens militaires. Enfin, l’échec des persécutions
antérieures contre cette communauté vaudoise dont les membres se transformaient
en de redoutables résistants. Mais une fois la décision prise « Victor-Amédée II
poursuivit la persécution avec une efficacité sans pitié. Il commanda
personnellement la campagne du printemps 1686 qui conduisit à l’extermination ou
à la déportation de presque tous les Vaudois ; il ne fit rien pour adoucir les rigueurs
de l’emprisonnement qui s’ensuivit, pendant lequel des milliers périrent. En même
temps il cherchait à s’insinuer dans les bonnes grâces du pape Innocent XI-qui
cependant ne se laissait pas abuser- proclamant que les persécutions étaient le
résultat de son propre zèle spontané pour la Foi et quêtant des récompenses pour
son action soi-disant désintéressée. A l’origine la persécution avait peut-être été
imposée à Victor-Amédée, mais très vite, de nécessité il fit vertu. » (Geoffrey
SYMCOX)
381
Ce changement d’attitude, la multiplication des ordres d’arrêter les protestants ou
les Vaudois qui passaient par la Maurienne, l’attitude officielle du clergé, allaient
forcement créer un climat de suspicion envers les gens qui voyageaient en Savoie,
influencer défavorablement la mentalité des habitants et par conséquent engendrer
des abus.
En juillet 1686, le Premier Président du Sénat est obligé d’avertir le duc que
« les paysans de ce pays sont si acharnés à arrêter les passants qu’ils arrêtent même
des catholiques de quelque part qu’ils viennent, de sorte qu’on m’en a amené ici
plusieurs que j’ai examiné moi-même et que j’ai trouvé fort bons catholiques. Mais
certains paysans font bien pire car ils se font bailler de l’argent par force à ceux-là
mêmes qui ont des passeports du Roy, de quoi ayant eu des plaintes, je les ai fait
châtier et rendre l’argent qu’ils avaient pris. »
d) Le passage des brigades de Vaudois en Maurienne
L’accord entre les Cantons Evangéliques et le duc de Savoie ayant finalement été
signé par Victor-Amédée II, les Vaudois qui le désirent, à l’exception des gens pris
les armes à la main et des ministres, peuvent émigrer en Suisse. Cette émigration va
se faire sous forme de brigades encadrées par des soldats. Trois brigades avaient été
prévues dans l’Édit du 9 avril, treize vont être nécessaires. Elles vont quitter Turin
du 11 janvier jusqu’au 1er mars 1687, passer par le Montcenis, descendre la
Maurienne, rejoindre Frèterive, où l’escorte militaire est remplacée par des soldats
de la garnison de Montmélian, et par Faverges, Annecy, aller jusqu’à Genève où les
réformés sont pris en charge par les suisses, qui les emmènent dans les cantons du
Nord. Mais faire passer le Montcenis au mois de janvier à des hommes et des
femmes en mauvaise santé, puisqu’affaiblis par huit mois dans des prisons
insalubres, et à qui l’on n’a pas fourni les équipements prévus, allait forcément
engendrer une catastrophe.
Dès la première brigade, un grand nombre de Vaudois trouvent la mort en
chemin, deux filles sont enlevées par les soldats en Maurienne et les voyageurs
subissent de très nombreuses brimades de la part de leurs accompagnants. Lors du
passage de la deuxième brigade, la troupe est prise dans une tempête de neige sur le
Montcenis, au cours de laquelle quatre-vingt-six Vaudois trouvent la mort ainsi que
six soldats et le tambour du régiment. Dès qu’ils sont avertis des problèmes
rencontrés par la première brigade, les Cantons Evangéliques adressent une plainte
au comte de Govon, qui assure qu’il a pris connaissance des mauvais traitements,
qu’il a demandé une enquête et que les coupables seront punis, « s’ils n’ont pas pris
la fuite.» Il transmet la plainte au marquis de Bellegarde pour que des mesures soient
prises pour éviter ces débordements. « J’ai cru qu’il produira un meilleur service en
écrivant la présente lettre d’ici à Monsieur le Premier Président de Bellegarde qui
commande en Savoie, lequel est très zélé et ne manquera pas de donner et faire
exécuter les ordres les plus exacts et nécessaires en ces effets. » (Octave de Govon)
Le marquis de Bellegarde doit également s’occuper du problème des deux filles
enlevées. Il diligente une enquête, qui va permettre de constater que ce ne sont pas
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deux jeunes femmes qui auraient pu être l’objet de sévices de la part des soldats,
mais deux fillettes qui ont été enlevées. L’une est gardée dans une famille de la
Chambre, et l’autre chez madame de Châteauneuf à Argentine, afin d’y être
converties et élevées dans la religion catholique. A leur sujet, le marquis reçoit une
lettre provenant d’un médecin de Genève nommé Cramer, qu’il connait, car il était
venu chez lui pour tenter de soigner sa femme qui souffrait d’hydropisie. Le
médecin transmet une plainte des gens de Genève à propos des maltraitances dont
ont été victimes les voyageurs, et des deux enlèvements, et demande au marquis de
bien vouloir intervenir.
La catastrophe arrivée à la deuxième brigade va entraîner une réaction énergique
des Cantons Evangéliques, qui vont profiter des circonstances pour imposer la
présence de quatre commissaires chargés de veiller à la sécurité des émigrants, de
leur venir éventuellement en aide et de constater qu’ils ne sont plus l’objet de
brimades. Ils doivent aussi négocier, après l’arrivée à Genève des treize brigades, la
libération de ceux qui sont encore prisonniers. Ces commissaires sont MM. JeanPierre Roy, châtelain de Romainmôtier, chef de la délégation ; Forestier de Cully, le
secrétaire ; Jean-François Panchaud de Morges ; Cornilliat de Nyon. Ils arrivent à
Chambéry le 7 février 1687, où ils nouent immédiatement d’excellents contacts avec
le marquis de Bellegarde. Ils rencontrent également à Chambéry, un commissaire
envoyé par la Cour de Turin, l’avocat et juge Marco Antonio Pusterla, chargé de les
accompagner pour essayer de faire rendre les enfants enlevés, et pour régler les
problèmes rencontrés par les brigades.
Les mesures prises en Savoie par le marquis de Bellegarde, en ce qui concerne la
sécurité et les conditions matérielles des voyageurs, portent leur effet
immédiatement, et les Cantons Evangéliques lui écrivent dès le 22 février pour l’en
remercier : « J’ai reçu les lettres des Cantons Protestants par deux députés de Berne
qui m’ont fait beaucoup de compliments de la part de leurs supérieurs et m’ont prié
de favoriser les hérétiques de Luzerne qui passent en ce pays et d’empêcher qu’on
ne les maltraitent et qu’on ne retienne les enfants. Je leur ai fait voir par les
réponses que j’ai reçu des étapes de Maurienne les ordres pressants que j’avois
donné pour faire cesser les dites plaintes et rendre les enfants qui avoient été
retenus, comme pour empêcher à l’avenir que pareille chose n’arrive ».
e) Le problème des enlèvements
Le problème des enfants enlevés en Maurienne est le dernier grand problème que
doit régler M. de Bellegarde. En effet, outre les deux petites filles enlevées lors du
passage de la première brigade, un certain nombre d’autres enfants font l’objet de
plaintes pour enlèvement. Le pasteur Arnaud en fournira une liste aux commissaires
suisses. Ces derniers et le commissaire Pusterla, vont devoir repérer les enfants,
essayer de faire la différence entre ceux qui ont été réellement enlevés par fanatisme
religieux, et enfermés dans des couvents, comme à Saint-Jean-de-Maurienne, ou mis
dans des familles pour y être élevés dans la religion catholique, et ceux abandonnés
par des parents, persuadés qu’ils allaient mourir s’ils continuaient le voyage dans les
mêmes conditions, et qui préféraient les voir convertis que morts.
On en a un exemple au Montcenis. Une fois récupérés par les commissaires, tous
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les enfants étaient confiés à une brigade pour être emmenés en Suisse et rendus à
leurs parents. Enfin, il faut persuader de continuer leur chemin des gens qui,
soulagés de se trouver dans une situation où ils sont logés, nourris, en sécurité et
indemnes de brimades, préfèrent demeurer sur place. A Saint-Jean-de-Maurienne, un
couple demande à rester à l’auberge des Trois Roys. En général, les commissaires
suisses aidés par M. Pusterla n’auront pas trop de mal à se faire restituer les enfants,
même s’ils devront souvent rembourser les frais engagés par les familles pour le
logement, l’habillement ou les soins médicaux. Mais parfois comme à Saint-Jeande-Maurienne où un noble, le sieur Colaffre, détient une jeune fille, il faudra
l’intervention du marquis de Bellegarde qui devra, en accord avec le duc, punir le
ravisseur en l’obligeant à conduire jusqu’à Genève, à ses frais, la jeune fille détenue.
« J’ai de plus écrit à M. Pusterla de ne plus souffrir de pareilles rétentions quand
même les parents y consentiraient parce que ce consentement est toujours un fait
contesté et quand il seroit vrai que les parents eussent consentis à pareilles choses,
ils se repentent de leur facilité et le chagrin qu’ils ont d’avoir laissé leur enfant en
chemin les font crier à Genève et à Berne où ils ne laissent de se plaindre qu’on leur
a enlevé, ce qui est plus vraisemblable que leur consentement. »
Au mois de mars 1687, c’est une famille de l’Oisans, qui depuis Genève, réclame
la restitution de leur enfant, abandonné en Maurienne. Le problème est différent
pour le marquis de Bellegarde, car les autorités françaises étant au courant de sa
présence, il ne peut faire autre chose que de remettre l’enfant aux officiers français,
et de prévenir les parents de la date de la restitution, pour qu’ils puissent être
présents ce jour-là, et essayer de récupérer leur enfant.
Le dernier problème concernant les enfants va se révéler un véritable cas de
conscience pour M. de Bellegarde. En effet, il reçoit de M. de Saint-Thomas une
lettre lui demandant de « retenir à leur arrivée en Savoie, les enfants des hérétiques
de Luzerne et de les garder à Chambéry.» Cet ordre qu’il juge inadmissible, il va
l’exécuter mais sans excès de zèle.
D’abord il fait comme s’il n’avait pas encore reçu le courrier, ce qui lui permet de
gagner quelques jours pendant lesquels il écrit directement au duc pour lui exprimer
son désaccord. Il donne enfin l’ordre au sieur Aynard, sous-lieutenant de justice, de
partir avec quelques archers pour « aller prendre et amener ici les jeunes filles qui
n’auroient pas atteint l’âge de 12 ans et les garçons qui n’auroient pas atteint l’âge
de 14 ans. Et j’ai écrit à M. le juge Pusterla et à l’officier qui commandera la
brigade de prendre la peine de l’aider à faire la séparation. J’avois eu la pensée de
les faire mettre par provision au château de Chambéry parce qu’il sera difficile de
les garder ailleurs en sureté, mais M. Carron et M. l’intendant ont été d’avis que je
les fisse mettre à l’hôpital neuf où il y a un prêtre qui en aura soin. J’ai déféré à leur
sentiment et donné les ordres nécessaires pour les recevoir et les faire subsister. On
verra si dans la suite il se trouve des personnes accommodées qui veuillent s’en
charger et en répondre.»
Cette lenteur calculée va rendre impossible la séparation des enfants des deux
premières brigades qui sont déjà passées : « Je n’ai pas reçu la lettre que V.E. avoit
faite pour retenir les enfants de la première brigade des hérétiques de Luzerne
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laquelle étoit déjà passée et quand j’aurois fait aller après eux, on n’aurait pu les
atteindre que sur l’État de Genève d’où ils auroient refusé de revenir sans qu’on fut
en état de les y forcer. » Elle va également permettre à la réponse du duc d’arriver.
Soulagé, M. de Bellegarde écrit : « Je suis fort aise que le Conseil de Conscience de
S.A.R. se soit enfin déterminé à laisser aller les enfants des hérétiques de Luzerne
avec leurs pères et mères. Ils auroient été d’un grand embarras en ce pays et à
charge aux finances de S.A.R. parce qu’il n’y auroit pas eu de gens assez
accommodés pour s’en charger et je doute beaucoup que l’on eut opéré leur
conversion, en sorte qu’à la fin et après qu’ils auroient eu atteint l’âge compétant
pour se déterminer sans qu’ils eussent changé, le plus court auroit été de les
congédier et de les faire traduire aux confins comme l’on a fait présentement. » Le
marquis peut alors « arrêter à temps d’envoyer les dits ordres et faire revenir les
personnes que j’avais envoyé à la rencontre des dits enfants auparavant qu’ils les
ayent rencontrés. Cette affaire se trouve réglée suivant les intentions de V.A.R. Les
enfants ayant suivi leurs pères et mères tant de la seconde que de la première
brigade en conformité de ce qu’il lui a plu me commander. »
Le passage des brigades de réformés nécessite l’utilisation des structures de
l’étape militaire. Les efforts demandés sont importants. Les communes traînent pour
apporter leur contribution. Monsieur de Bellegarde va être obligé d’intervenir
personnellement auprès des syndics pour qu’ils satisfassent les demandes et auprès
du duc pour qu’il donne des ordres écrits. « Monsieur Pusterla a eu assez de
difficultés de faire fournir le long de la route les voitures nécessaires pour porter les
malades qui estoient en fort grand nombre à cause de la rigueur de la saison qui en
a même tué plusieurs sur le Montcenis et les paroisses éloignées de la route,
auxquelles monsieur Pusterla avoit ordonné de contribuer n’estoient pas ponctuelles
à obéir à ses ordres ce qui produisoit des inconvéniants dans lesdits passages.
Aussytôt qu’il m’en a donné avis je Luy ay envoyé un officier de Justice avec un
archer seulement qui sont allé menasser de prison les scindics des dittes paroisses
qui ont d’abord fourny toutes les contributions ordonnées. »
Le 24 mars 1687, Victor-Amédée II nomme le marquis Janus de Bellegarde
grand-chancelier en récompense de ses longs travaux et de son courage. « Ayant
reconnu le mérite du marquis Janus de Bellegarde, en qui se trouvent réunis
l’illustre naissance, le savoir, l’intégrité et la prudence, ayant apprécié les services
qu’il nous a rendus dans l’exercice des fonctions de premier président en Savoie et
de commandant au-delà des monts, nous députons le même marquis de Bellegarde
pour notre chancelier ; cette dignité lui est conférée avec tous les honneurs et les
privilèges qui lui appartiennent et en particuliers avec l’exemption de toutes
charges, sans exception, à la condition qu’il prêtera serment de la manière
accoutumée, quand nous en aurons fixé le jour. »
Lorsque les Cantons Evangéliques apprennent cette nomination, ils écrivent une
longue lettre de félicitation au marquis de Bellegarde : « Très Haut et très
Honorable Seigneur, Nous offrons à Votre Excellence nos bons services avec tout
honneur et amitié comme avant. Ayant appris avec un singulier plaisir que Son
Altesse Royale avoit mis en considération les hautes et éminentes qualités dont Votre
Excellence se trouve douée du ciel et qu’en vertu d’icelles, Elle lui avoit confié la
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charge importante de Grand Chancelier. Nous avons envisagé cette promotion
comme un effet des mérites de Votre Excellence qui sont suffisamment connus et en
même temps nous n’avons pas voulu manquer d’en féliciter Votre Excellence, comme
nous faisons par la présente et de souhaiter de notre cœur que toutes les fonctions
dont Votre Excellence se chargera de temps en temps comme d’une dépendance de
son haut caractère, puissent réussir au contentement de Son Altesse Royale et à
l’accroissement du grand et valable crédit de Votre Excellence. Nous prions
cependant Votre Excellence qu’il lui plaise d’avoir pour recommandé l’intérêt de
nos Etats et la continuation de ses charitables offices envers les pauvres gens des
Vallées de Piémont qui se trouvent en chemin, et nous ne manquerons pas de lui en
témoigner en toutes les occasions notre amitié réciproque, priant Dieu qu’il comble
Votre Excellence de toute prospérité déniée. Donnée et au nom de tous, scellée du
scel de nos Très Chers Alliés et Confédérés de la ville de Zurich. Ce 23 février 1687.
De votre Excellence, les très affectionnés serviteurs. Signé : les, bourgmestre,
advoyer, laudamans et conseillers des Cantons Evangéliques de Zurich, Berne,
Glaris, Bale, Schaffhouse, Appenzells, Paroisses Extérieures et la ville de SaintGall.
Lors de la séance du 14 février 1687 du conseil municipal de Saint-Jean-deMaurienne, le syndic M. Albrieux annonce l’élection

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