Poétique historique du support et énonciation éditoriale

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Poétique historique du support et énonciation éditoriale
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Poétique historique du support et énonciation
éditoriale : la case feuilleton au XIXe siècle
Marie-éve Thérenty
Communication & langages / Volume 2010 / Issue 166 / December 2010, pp 3 - 19
DOI: 10.4074/S0336150010014018, Published online: 05 January 2011
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Marie-éve Thérenty (2010). Poétique historique du support et énonciation éditoriale :
la case feuilleton au XIXe siècle. Communication & langages, 2010, pp 3-19
doi:10.4074/S0336150010014018
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Poétique historique
du support et
énonciation éditoriale :
la case feuilleton au XIXe siècle
MARIE-ÈVE THÉRENTY
Avec la généralisation de l’ordinateur, le développement
d’Internet et de ses multiples ressources (hypertextes,
blogs, bases de données, bibliothèques numériques, sites
multimédias) nous sommes confrontés aujourd’hui à
une révolution à la fois de production et de reproduction
des textes, une révolution des matérialités et des
structures de l’écrit, une révolution des rapports avec
le texte du côté de l’écriture comme de la lecture
et évidemment une révolution des imaginaires littéraires. Dans ce contexte de mutation, depuis quelques
années, a commencé à émerger chez les littéraires
la notion paradoxale de « poétique de support »1 ,
expression qui désigne la part de littérarité inhérente
aux choix matériels de publication. Cette nouvelle
approche des textes rencontre sur bien des points la
notion d’énonciation éditoriale proposée par Emmanuël
Souchier2 et reprise par les sciences de l’information
et de la communication, mais elle s’en différencie aussi
par au moins deux aspects.
D’abord, il s’agit d’étudier une poétique, c’est-à-dire
que la recherche se situe du côté de la production
auctoriale et cherche à saisir la part de littérarité (qualité
évanescente et abstraite) due au plus matériel, le support.
Il ne s’agit d’étudier le support ni du côté du lecteur
et de la réception, comme l’a fait Roger Chartier, ni du
Cet article en appelle à une nouvelle
méthodologie pour les études littéraires :
une étude poétique des supports qui
s’appuierait sur les travaux faits en
histoire du livre et en sciences de
l’information et de la communication.
L’article énumère d’abord les trois
champs d’investigation possibles de
cette poétique historique des supports :
l’énonciation éditoriale, la gestion du
champ éditorial par l’écrivain et la prise
en compte d’un imaginaire des supports.
Puis l’article étudie un cas concret,
absolument essentiel pour la poétique du
roman réaliste mais aussi pour l’étude
des imaginaires du XIXe siècle : le cas
de la case feuilleton.
Mots clés : médias, dix-neuvième siècle, journal, feuilleton, édition, romanfeuilleton
1. Cet article constitue une version complémentaire d’une note
programmatique parue dans Romantisme, 2009, « Pour une poétique
historique du support », Histoire culturelle et littéraire, 143, pp. 109-115.
2. Voir notamment le dossier « L’énonciation éditoriale en question »,
2007, Communication & langages, 154.
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côté des autres agents, comme le propose l’énonciation éditoriale. L’éditeur
est évidemment constamment présent dans cette réflexion mais comme un
interlocuteur de l’auteur, opposant ou adjuvant selon les moments. Car si, comme
le montre l’énonciation éditoriale, il a été souvent oublié que l’œuvre était le fruit
d’un dialogue dans lequel intervenaient d’autres agents que l’auteur, il faut noter
aussi que l’on a constamment gommé la partie éditoriale de la création auctoriale.
La deuxième différence d’avec l’énonciation éditoriale est la prise en compte de
la genèse. Si l’étape de constitution de l’objet éditorial est essentielle, la poétique
du support se place aussi en amont au moment de la conception de l’œuvre
et s’intéresse à la manière dont la connaissance du champ éditorial et la prise
en compte des possibilités matérielles existantes influencent la genèse de l’œuvre.
Alors que l’histoire littéraire3 est aujourd’hui une discipline prédominante, où
l’étude du champ économique, médiatique et des réseaux de sociabilité est
prépondérante, il est important de considérer aussi le champ éditorial et son
imaginaire qui ont souvent des conséquences importantes sur l’évolution d’une
œuvre. Après des années d’occultation par la discipline des conditions matérielles
de production de la littérature, l’histoire littéraire est peut-être aujourd’hui en
mesure de substituer à sa triade : auteur, lecteur, texte, un nouveau quarté : auteur,
lecteur, texte, support.
L’ambition ultime de cette recherche, ambition peut-être complètement
inaccessible, voudrait être à terme de proposer une forme de grammaire des
liaisons entre support et poétique, dans la continuité des travaux typologiques
élaborés par Gérard Genette. Mais cette poétique devra être historique. L’enjeu
d’une poétique du support, même s’il apparaît plus manifestement aujourd’hui
en raison de l’ampleur de la révolution de la communication contemporaine,
existe déjà dans les siècles antérieurs. Dans le cadre de cet article, on montrera
notamment que le XIXe siècle a connu en matière de medium des bouleversements
d’une ampleur assez comparable à ceux que nous vivons aujourd’hui, d’où la
nécessité de proposer une histoire large de cette poétique.
PROPOSITIONS POUR UNE POÉTIQUE HISTORIQUE DU SUPPORT
Proposer une poétique historique du support, c’est se situer dans la lignée de
bibliographes comme Douglas McKenzie4 ou surtout d’historiens de la culture
comme Roger Chartier : « il n’est pas de texte hors le support qui le donne à
lire, pas de compréhension d’un écrit qui ne dépende des formes dans lesquelles
il atteint son lecteur »5 . À travers cette citation apparaît clairement l’angle de
vue adopté par Roger Chartier. Il s’intéresse aux appropriations historiques du
support par le lecteur dans la lignée des travaux de Michel de Certeau sur
3. Voir Compagnon, Antoine, 1998, Le démon de la théorie, Poétique, Seuil ; Vaillant, Alain, 2010,
L’Histoire littéraire, coll. « U », Armand Colin.
4. McKenzie, Douglas F., 1991, La Bibliographie et la sociologie des textes, Éditions du cercle de la
librairie.
5. Chartier, Roger, 1988, « Textes, imprimés, lectures », Pour une sociologie de la lecture, Lectures et
lecteurs dans la France contemporaine, sous la direction de Martine Poulain, Éditions du cercle de la
librairie, p. 16.
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le quotidien. Il propose un renouvellement de la réception par une étude des
usages du livre et non une poétique. Dans la perspective des études littéraires,
il est plus intéressant et sans doute novateur de se placer du côté du laboratoire
littéraire, et de s’intéresser à l’appropriation-transgression de la norme éditoriale
par l’écrivain. Généralement les écrivains ne conçoivent pas des œuvres qui soient
comme transcendantes par rapport aux formes particulières qu’elles peuvent
prendre. Les correspondances d’écrivains du XIXe siècle fourmillent de réflexions,
de notes sur les éditeurs, les formats de publication, la mise en page, la contrainte
des espaces, les imaginaires éditoriaux. Les écrivains produisent des œuvres qui
se positionnent par rapport aux catégories génériques qui existent (même si
c’est pour les transgresser) mais aussi et du même élan par rapport aux formes
matérielles que ces œuvres pourraient prendre (même si c’est sous la forme de
l’œuvre monstrueuse ou impossible). À partir du moment où l’écrivain prétend
être publié, son imaginaire est orienté par la forme matérielle qu’il voit pour
son œuvre et par la contrainte éditoriale. Qu’est-ce que l’écrivain fait de cette
contrainte ? Comment se l’approprie-t-il et en tire-t-il des effets poétiques ? Tel
pourrait être l’objet général de cette poétique du support.
Cette proposition d’une poétique historique des supports n’est pas complètement révolutionnaire. Elle se fait dans la continuité de l’évolution de la poétique
et de la façon dont certains de ses plus éminents représentants l’ont pensée. Gérard
Genette, dès 1987, par exemple, dans Seuils appelait à une recherche de cette
nature quand il subsumait sous le néologisme forgé par lui de paratexte des objets
textuels (les notes, la préface) avec d’autres types de manifestations : iconiques
(comme les illustrations) ou matérielles (tout ce qui procède par exemple des
choix typographiques). Il est vrai que du même geste qu’il délimitait ce nouveau
territoire, il en délayait et en déléguait l’exploration qu’il jugeait trop précoce. On
peut proposer trois types d’expertise éditoriale à proposer aux textes, différenciés
pour la clarté de l’exposé car ces domaines, naturellement, se chevauchent.
L’énonciation éditoriale
La première expertise relève de l’étude de « l’énonciation éditoriale » ou, pour
éviter toute confusion avec la méthode développée notamment par Emmanuël
Souchier, de la part auctoriale dans l’énonciation éditoriale. La plupart des
écrivains, notamment au XIXe et au XXe siècles, tentent de contrôler ou de
participer au processus de la mise en page et de l’impression, conscients que le
format du livre, les dispositions de la mise en page, les modes de découpage du
texte, les conventions typographiques sont investis d’une fonction expressive. En
témoigne cet extrait d’une lettre de Flaubert à Michel Lévy au moment de la
parution de Salammbô :
1. Les lignes sont trop rapprochées, voilà la 3e fois que je réclame pour
n’avoir que 30 lignes à la page, comme nous en étions convenus. Mon
style est assez serré sans donner un mal de plus au lecteur. Cela finira par
papilloter aux yeux et dans l’esprit.
2. On m’a renvoyé la 2e épreuve (p. 1-16) avec des mots coupés au bas des
pages, ce qui est très laid et incommode. Veillez à cela s.v.p.
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3. L’accent circonflexe de Salammbô n’a aucun galbe, rien n’est moins
punique. J’en demande un plus ouvert.
4. Observez les divisions que j’indique dans l’épreuve (33-48), elles sont
importantes. Mon chapitre étant coupé en trois actions bien distinctes.
Cela fait trois temps qu’il est bon de marquer et qui feront paraître le
chapitre moins lourd.6
On peut, à partir de cette citation de Flaubert, définir plusieurs domaines de
l’énonciation éditoriale où se rencontrent et s’affrontent parfois éditeur et auteur.
Les types de caractères, les procédures d’accentuation typographique (mise en
italiques, en majuscules, jeux sur les tailles de caractères) sont des phénomènes
avec lesquels l’écrivain peut jouer. Il est évident que dans les cas les plus manifestes,
c’est-à-dire dans des textes comme l’Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux
de Charles Nodier ou les calligrammes d’Apollinaire, la critique universitaire repère
bien les enjeux. Mais il faudrait généraliser une sensibilité fine à des procédés peu
spectaculaires mais très signifiants. Cet espace typographique que l’on a tendance
à délaisser peut être le lieu d’un investissement poétique majeur de l’écrivain,
investissement qui peut se perdre au fil des rééditions.
Les écrivains sont souvent très sensibles à la matérialité même de l’œuvre, à la
beauté de l’objet-livre, mais aussi aux codes transmis par l’épaisseur du papier, la
couleur de la couverture ou le format du livre. Ainsi, dans le cas du livre, les formats
au XIXe siècle sont l’objet d’âpres négociations car la variété des formats possibles
dessine toute une hiérarchie possible et envoie des messages aux lecteurs sur leur
contenu. Depuis l’âge classique, les grands formats in-quarto sont réservés aux
œuvres sérieuses (c’est-à-dire plutôt religieuses ou philosophiques que littéraires)
ou aux éditions de prestige et de consécration des œuvres littéraires. C’est parce
qu’il maîtrisait cette grammaire éditoriale que Stendhal parlait avec mépris des
petits volumes in-12 pour les femmes de chambre.
Il faut étudier également le rapport complexe de l’écrivain à l’illustration.
L’époque romantique, en créant des ouvrages illustrés panoramiques comme Les
Français peints par eux-mêmes chez Curmer ou les Scènes de la vie privée et
publique des animaux chez Hetzel, a contribué à mettre l’illustration au centre
même du livre et à l’associer étroitement au texte. Des illustrateurs comme
Grandville, Gavarni, Johannot, Daumier ont pu donc jouer un rôle premier
dans la réussite et la popularité d’un ouvrage voire dans certains cas, dans sa
genèse. Certains écrivains acceptent cette union, pensant même à l’illustration
au moment de la conception du livre tel Jules Verne qui accepte de faire
de l’illustration une sorte de code parallèle au texte et de créer des séries
d’ouvrages répondant à une véritable grammaire illustrative. D’autres écrivains
se refusent absolument à la collaboration avec l’illustrateur comme Flaubert qui
fait notifier dans le contrat de Salammbô avec Michel Lévy qu’il n’y aura pas
d’illustrations.
6. Gustave Flaubert à Michel Lévy, Paris, fin septembre ou début octobre 1862. Flaubert, Gustave,
1991, Correspondance, établie et annotée par Jean Bruneau, Gallimard, t. III, p. 74.
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On peut, éditorialement parlant, considérer la question de la division comme
un tout depuis la division en volumes jusqu’à la division en chapitres7 . La
scansion du chapitre est souvent poétiquement expressive et certains dialogues
éditeurs-auteurs manifestent les différences d’appréciation professionnelle de ce
bloc. À une autre échelle, les contraintes volumétriques, par exemple pour les
cycles en plusieurs volumes, entraînent des discussions serrées sur le découpage
et la division de l’œuvre et manifestent combien l’écrivain est sensible au rythme
créé par la mise en tomes. L’histoire de l’édition de la Recherche du temps perdu
est à cet égard très significative. La division de la Recherche en volumes séparés n’a
pas été conçue au moment de l’écriture mais est venue d’un affrontement avec la
réalité de l’édition qui contraint Proust à ne pas faire un roman unique, ce qui était
le projet initial, mais à titrer différemment chaque volume, transformant le roman
en cycle8 .
D’autres questions essentielles – le rassemblement éditorial de plusieurs œuvres
sous la forme du recueil (l’effet-recueil), le problème crucial des œuvres complètes,
les modifications qui affectent l’œuvre lorsqu’elle change de médium, par exemple
dans le passage du journal au livre ou d’Internet à l’édition – devraient être
abordées dans ce champ de l’énonciation éditoriale.
La contrainte éditoriale
La poétique du support devrait s’étendre à une étude de la gestion de la contrainte
éditoriale par l’écrivain au moment de la création. Sans même prendre en compte
les nombreux cas d’ingérence éditoriale directe dans les écritures d’écrivains, il
s’agit d’appréhender, dans la perspective de l’écrivain, les règles posées par le
champ éditorial qui lui est contemporain : par exemple pour le XIXe siècle, la
prépublication de quasiment tous les ouvrages dans la presse et souvent dans la case
feuilleton, la mise en collection, c’est-à-dire en série de beaucoup de nouveautés,
le développement de la librairie populaire illustrée, la publication en livraisons de
beaucoup d’ouvrages. . . L’ensemble de ces prescriptions définit pour l’écrivain un
champ éditorial très contraignant qui est rarement pris en compte dans les études
génétiques et que l’on peut tenter pourtant de comparer aux contraintes des arts
poétiques au XVIIe siècle.
Une des manifestations les plus étudiées de ce jeu avec la contrainte est la coupe
à suspense inventée par le roman-feuilleton. À partir du moment où les romans
sont prépubliés dans la presse, certains romanciers décident de créer des effets
avec la coupe. Ainsi en est-il de Maupassant qui écrit à Brunetière, le directeur
de la Revue des deux mondes, le 17 août 1889 : « La nature du sujet et l’intérêt
que je prends en l’écrivant font que j’aimerais mieux la voir paraître en une ou
deux parties plutôt qu’en quinze ou dix-huit tranches. Je ferais pour le Figaro
autre chose de moins réfléchi, de plus mouvementé, et je vous donnerais d’ici
7. C’est l’option choisie par Ugo Dionne dans son livre récent, La Voie aux chapitres, Poétique de la
disposition romanesque, 2008, Seuil.
8. Sur cette question des rapports de Proust avec l’édition, voir Lhomeau, Franck, Coelho, Alain, 1988,
Marcel Proust à la recherche d’un éditeur, Éditions Olivier Orban.
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à six semaines ce manuscrit. »9 La différence entre la démarche de Maupassant
et celle de Proust frappe. Maupassant, dès le moment de l’écriture, pense l’œuvre
en fonction des réalités éditoriales tandis que Proust tolère que des effets de sens
nouveaux se produisent au moment du passage à l’édition. C’est ce qui distingue
l’énonciation éditoriale de la gestion de la contrainte éditoriale.
À tous les moments de l’histoire, contrainte éditoriale et soucis auctoriaux
s’associent pour créer de nouveaux objets dont il serait intéressant de faire
le compte, l’histoire et la poétique : le keepsake (années 1820-1830), le livre
panoramique (années 1830-1840), le recueil collectif poétique en livraisons (le
Parnasse dans les années 1860), la petite revue symboliste dans les années 18801890. Ces modèles éditoriaux contraignent la création mais aussi accompagnent
l’émergence de nouvelles poétiques. Les œuvres-mondes du XIXe siècle, de la
Comédie humaine de Balzac aux Rougon-Macquart de Zola en passant par les
Voyages extraordinaires de Verne pour parler des plus connues, tirent beaucoup
d’effets à la fois du modèle panoramique, de l’imaginaire de la collection éditoriale
et de la publication en livraisons.
L’imaginaire éditorial
Le troisième champ d’études de la poétique du support est presque vierge et ouvre
de belles perspectives : il s’agit de voir comment un imaginaire du support s’empare
de l’œuvre et la nourrit, comme si tout le système de la contrainte était absolument
transcendé. Plusieurs cas intriqués apparaissent.
L’appréhension et l’usage du système éditorial peuvent devenir de nouvelles manières métaphoriques d’exprimer pour l’écrivain un nœud primaire
et primordial de son œuvre, comme si la rencontre avec le champ éditorial
fournissait un nouveau langage littéraire, un nouveau système métaphorique
susceptible de redoubler le premier. Un bel article de Christian Chelebourg10
analyse ainsi comment Baudelaire applique à son œuvre les principes de
vaporisation-centralisation qu’il décrit dans Mon cœur mis à nu : « De la
vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là ». Effectivement Baudelaire
vaporise, dissipe l’œuvre en la publiant dans le plus grand nombre de journaux
possibles. « Une manie qui me pousse à paraître dans les journaux où je n’ai pas
encore paru ». À la fin de sa vie, l’opération nécessaire de centralisation, celle de
réunir toutes les œuvres, poésies, critiques, traductions, chez un même auteur,
pour une œuvre complète, échoue et coïncide avec la mort de l’auteur.
Le champ éditorial ou médiatique peut aussi nourrir l’œuvre elle-même, lui
donner ses lignes de force, son imaginaire. Les maisons d’édition elles-mêmes,
le choix de leurs emblèmes, de leur graphisme, déclenchent parfois l’œuvre chez
l’écrivain. Les travaux de Jean-Louis Cornille11 notamment sur Céline ou sur
9. Suffel, Jacques (éd. établie par), 1973, « Correspondance », Oeuvres complètes de Maupassant, Le
Cercle du Bibliophile, 16, 3 vol.
10. Chelebourg, Christian, 1990, « Le complexe du paraître », « L’écrivain chez son éditeur », Revue des
sciences humaines, pp. 35-51.
11. Nous renvoyons notamment à Conte d’auteur, 1992, Presses universitaires de Lille, et à La Haine des
lettres. Céline et Proust, 1996, Actes Sud.
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Echenoz montrent comment le rapport fantasmatique à l’éditeur peut finir par
nourrir l’œuvre.
Ce sont parfois les formes mêmes du champ éditorial qui impressionnent la
littérature. On pourrait montrer que les catégories de La Comédie Humaine sont
travaillées par un imaginaire médiatique et notamment par la mise en scène du
journal quotidien comme s’il s’agissait de concurrencer le média. On peut même
proposer de lire la macro-structure de La Comédie humaine comme une réflexion
originale et ironique sur l’effet-rubrique. Une dérivation à partir de structures
éditoriales existantes (le rubricage du quotidien) a motivé un travail imaginaire
de l’auteur et a induit un effet métaphorique intense sur le support12 .
Énonciation éditoriale, jeu sur la contrainte éditoriale, imaginaire du support,
tels pourraient être les trois champs d’investigation de cette poétique du support.
L’EXEMPLE DE LA CASE FEUILLETON AU XIXe SIÈCLE
Les travaux de Yannick Seité13 par exemple témoignent que cette poétique
des supports doit être envisagée sur l’ensemble des siècles et qu’il est possible
d’identifier des effets poétiques spectaculaires sur toute l’histoire de l’édition.
Il est manifeste cependant que les changements massifs de medium sont sans
doute producteurs des effets poétiques les plus essentiels. Roger Chartier en cite
deux pour l’ère moderne : le passage du manuscrit au codex, et aujourd’hui
la substitution de l’écran au livre. Or il occulte ou oublie un support qui a
été négligé également pendant des années par la poétique alors même qu’il
prenait une importance prépondérante durant tout le XIXe siècle : le support
périodique. Prôner une poétique historique du support, pour le XIXe siècle, c’est
certainement d’abord et avant tout penser la révolution médiatique. Faire une
poétique historique du support, c’est à la fois prendre en compte la manière dont
l’écrivain intègre les contraintes nouvelles du mode de communication dans lequel
il s’inscrit, le journal : écriture en colonnes, périodicité, actualité, collectivité,
contrainte de rubrique. Mais c’est aussi évidemment réfléchir à la façon dont les
imaginaires éditoriaux de la presse façonnent les œuvres et au-delà le discours
social général.
L’analyse de la case feuilleton dans le journal quotidien manifeste la
productivité de l’étude des supports. Le feuilleton ou rez-de-chaussée du journal
est la bande inférieure du quotidien, séparée du haut-de-page par un trait foncé
et cet espace engendre une histoire, une mythologie très active au XIXe siècle mais
aussi suscite une poétique et un discours social. Cette case en rez-de-chaussée du
journal a été notamment l’espace de publication des romans-feuilletons de Sue ou
de Dumas, mais la réduire à l’existence du roman-feuilleton est historiquement
non fondé. Laissant de côté la problématique de la littérature populaire, il s’agira
ici de se situer au cœur du laboratoire littéraire et de comprendre en quoi ce
rez-de-chaussée du journal a contribué à la fois à inventer la poétique du roman
réaliste mais aussi à transformer l’imaginaire littéraire et politique des Français.
12. Thérenty, Marie-Ève, 2007, La Littérature au quotidien, Seuil.
13. Seïté, Yannick, 2002, Du livre au lire, La Nouvelle Héloïse, roman des lumières, Champion.
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Quand le bas devient plus important que le haut : étude historique
Le feuilleton est en fait le fruit d’un subterfuge fiscal. Avant de devenir un genre,
le feuilleton a d’abord été un espace à remplir, que s’ouvre le Journal des débats le
28 janvier 1800 (8 pluviose de l’an VIII). Les propriétaires du Journal des débats
regardant de près la législation avaient en effet découvert que l’augmentation du
format de la feuille du journal (et donc la création d’un espace supplémentaire en
bas de page) du quarto traditionnel (11,3 dm2 ) au petit in-folio (16,1 dm2 ) pouvait
se faire sans augmentation du timbre de trois centimes ni de la taxe postale. De
cette augmentation de format découle la création d’un nouvel espace indépendant
au sein du journal. Les autres quotidiens adoptent plus ou moins rapidement cette
nouvelle case. Sa situation de supplément fait du feuilleton un territoire à part
échappant à toutes les règles d’écriture du journal de l’époque.
Rubrique mosaïquée, le feuilleton est la plupart du temps composé sous
l’Empire et sous la Restauration d’un bric-à-brac de petits articles : programmes
de spectacles ou de divertissements parisiens, logogriphes, brèves critiques
dramatiques, charades, courriers de lecteurs, droits de réponse, rubriques de mode,
petites annonces. Il s’agit d’un lieu d’échanges, un espace intermédiaire de la
connivence, un sas entre le journal et le lectorat où s’organisent toutes sortes de
transactions commerciales ou personnelles. Les messages plus ou moins privés
et plus ou moins « honnêtes » couvrent les colonnes du feuilleton : ainsi de cette
annonce, véritable embryon d’un roman balzacien, qui paraît le 8 ventôse : « Une
veuve de cinquante ans, ayant toujours joui d’une parfaite santé, et ayant un revenu
qui sert à son entretien, désirerait trouver un homme d’un âge mur, qui voulut
avoir une compagnie douce et honnête ; elle ne demande que la table, le logement,
le feu et le blanchissage ; elle offre en échange ses soins pour gouverner la maison,
l’entretien du linge par son travail ; elle pourrait faire sa lessive, à laquelle elle
présiderait ; elle est sans reproche sur sa vie et ses mœurs, dont elle a de sûrs garants.
S’adresser au citoyen Dupont, homme de loi, rue des Noyers, n◦ 18, à Paris. »
Il faut donc envisager le feuilleton dès l’Empire et encore sous la Restauration
comme un espace d’inventivité, qui définit très tôt un rapport de connivence, voire
d’interactivité, avec le lecteur.
Très tôt également, le feuilleton apparaît comme un espace de contre-pouvoir,
le lieu de résistance de la polémique et de l’éloquence française, dans un contexte
de musellement impérial. Le feuilleton, censé être littéraire, échappe largement au
contrôle de la censure. C’est donc le lieu où d’une manière oblique, à déchiffrer,
peut s’exprimer une résistance à l’Empire. Ainsi, dans le feuilleton littéraire de
Féletz, critique littéraire des Débats, on trouve souvent le panégyrique d’Henri
IV et de Louis XIV ou encore vantées les vertus de Louis XVI. Le feuilleton
nécessite son lecteur herméneute dans des comptes rendus où la parole détourne
le plus souvent la censure. Il s’agit de jouer avec le trait pour contourner la
contrainte. Cette fonction de résistance est aussi une des caractéristiques pérennes
du feuilleton.
Le feuilleton développe très tôt les potentialités du support périodique et le
rapport nouveau au temps qu’il permet d’engendrer. Le feuilleton est l’espace du
retour régulier, périodique. On peut jouer de plusieurs rythmes, superposer à
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Figure 1 : Le premier feuilleton du Journal des débats, 28 janvier 1800 (8 pluviose de l’an VIII).
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MÉDIAS ET LITTÉRATURE
la périodicité quotidienne, une périodicité hebdomadaire, jouer sur le sentiment
d’interruption brutale pour créer une déception et une attente. Très rapidement,
cette rubrique s’organise autour d’initiales récurrentes, des pseudonymes, parfois
des signatures qui viennent identifier, rythmer le feuilleton : Geoffroy, le cousin
Bélier, l’Hermite de la Chaussée d’Antin. Certains articles trouvent un rythme
hebdomadaire : l’Hermite de la chaussée d’Antin intervient plutôt le samedi dans
La Gazette, la critique dramatique, peu à peu, s’approprie dans les quotidiens
la case du lundi. Le feuilleton devient ainsi le lieu où se manifestent avec le
plus d’évidence les deux caractéristiques essentielles du journal quotidien : la
périodicité et la « sérialité ». S’ajoute alors à l’idée de connivence le principe de
répétition, caractéristique du roman-feuilleton, mais qui apparaît très tôt dans
l’espace feuilletonesque.
À la fin de la Restauration, le feuilleton constitue un impressionnant espace
critique qui dévore tout : théâtre, littérature, sciences. Mais cet espace, loin d’être
seulement un lieu où, par l’intermédiaire de la critique, un métadiscours sur la
littérature s’exprime, devient un laboratoire générique expérimental où se tentent
par exemple une écriture du social ou une écriture de la fiction, qui annoncent cette
grande fiction sociale que sera le roman-feuilleton. Très tôt, le feuilletoniste se fait
observateur, flâneur, enquêteur parfois même. Ainsi à partir de 1811, Étienne Jouy
sous le pseudonyme de l’Hermite de la Chaussée d’Antin publie chaque samedi
dans La Gazette de France un bulletin d’observation sur les mœurs et sur les usages
parisiens. Ancêtre du reporter, Étienne Jouy développe le paradigme de l’enquête
dans le quotidien : « je vais, je viens, je regarde, j’écoute et je tiens note le soir, en
rentrant de tout ce que j’ai vu et entendu dans ma journée [. . .] ». Jouy dessine
les prémices d’un nouveau journalisme moins fondé sur l’éloquence et la harangue
que sur la description et le récit. L’expression de « rez-de-chaussée du journal »
trouve une nouvelle cohérence dans cette proximité avec la rue que le feuilleton
ne cessera tout au long du siècle de revendiquer. De plus, une nouveauté durable
apparaît : la forme narrative commence à prendre de l’importance au sein du
feuilleton et avec elle la fictionnalisation sous la forme de récits de voyages mi-vrais,
mi-fictifs et de petites nouvelles au statut incertain.
Il semblerait donc que quelques caractéristiques du roman-feuilleton à la
française : sérialité, interlocution avec le haut-de-page, hybridation, rétroaction
forte du public sur le journaliste, présence d’une écriture du social, narration,
fictionnalisation, rapport nouveau au temps soient induites d’emblée par le coup
de force de la « case blanche ». Même si sans doute, la révolution de Girardin
remodifie la donne.
L’innovation la plus connue du feuilleton, le roman-feuilleton, est généralement datée de 1836 et de la création de La Presse d’Émile de Girardin. En fait,
la grande innovation de Girardin n’est pas tant d’ouvrir le feuilleton à la fiction
mais beaucoup plus radicalement de faire appel à la fine fleur de la jeunesse
romantique, Théophile Gautier, Joseph Méry, Alexandre Dumas, Frédéric Soulié
à qui il confie le rez-de-chaussée du journal, le feuilleton pour des collections de
chroniques, de critiques et de fictions. Un véritable marché s’offre aux hommes
de lettres qui voient s’ouvrir à eux de manière pérenne l’ensemble des quotidiens
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Poétique historique du support et énonciation éditoriale
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de la monarchie de Juillet. Rapidement, la fine escouade enrôlée par Girardin
fait de l’espace du feuilleton une case ironique, fantaisiste, littéraire qui parle du
monde autrement que le haut-de-page et crée des effets polyphoniques intéressants
en jouant sur le contre-pied, l’antiphrase, les paradoxismes. Si Girardin a bien
sûr contribué à créer le roman-feuilleton, il a aussi favorisé le développement
dans le journal d’une écriture du quotidien qui contrevient aux codes définis
par la pratique fortement rhétorique du journal. Sinon, l’origine, au moins
l’ancrage d’un journalisme à la française à la tradition fortement littéraire, se
joue ici.
Pendant une trentaine d’années, sous la pression de ces jeunes romantiques
débutants, le feuilleton devient un formidable laboratoire générique, un lieu
d’expérimentation des écritures les plus novatrices. Certes, le très long romanfeuilleton urbain avec ses suspenses, ses digressions, son jeu sur le tempo de
la division feuilletonesque en constitue l’exemple le plus connu avec le succès
fulgurant des Mystères de Paris de Sue en 1842-1843. Mais il ne faut pas négliger
d’autres inventions comme le « roman de cape et d’épée » avec Les Trois
mousquetaires de Dumas en 1844 ; la « scène de la vie de bohème » dans Le Corsaire
avec Champfleury et Murger en 1845 ; le roman judiciaire, voire policier dans Le
Petit Journal avec Gaboriau. . . Toute une série de protocoles d’écritures s’affinent
aussi dans cette case : l’écriture urbaine, l’écriture physiologique, le récit de voyage
fantaisiste, la chronique de vulgarisation. Tous ces genres exploitent avec bonheur
la double potentialité offerte par le feuilleton : le jeu sur l’espace qui différencie
dans le journal deux types d’écriture, deux postures, deux philosophies de la vie
et le jeu sur le temps qui permet de représenter par le moment qui sépare chaque
livraison du journal la temporalité. Réduire la créativité du feuilleton à l’expression
d’un roman-feuilleton populaire a été sans doute l’un des aplatissements les
plus réducteurs de la postérité. Cette vision néglige que pratiquement tous les
romanciers depuis Balzac jusqu’à Zola ont prépublié leurs romans dans cette case
du feuilleton.
Dès le début des années 1840, l’attractivité des journaux ne dépend plus
uniquement de leur idéologie mais surtout de l’offre du feuilleton. À la Chambre
des Députés, on s’inquiète de cette soudaine prédominance des littérateurs sur les
politiques. En 1845, le député Chapuys-Montlaville déclare : « On ne s’abonne
plus à un journal à cause de son opinion semblable à la sienne ; on s’y abonne,
toutes couleurs indifférentes, selon que le feuilleton est plus ou moins amusant14 ».
Naissent alors les grandes campagnes de promotion du feuilleton qui prend pied
dans la ville. Le Petit Journal lancé en 1863, premier journal à cinq centimes,
augmente encore le gigantisme des grandes campagnes autour des feuilletons avec
des affiches mélodramatiques aux couleurs crues collées sur les murs de la ville,
les kiosques à journaux, les voitures postales et avec des prospectus prodigués
gratuitement dans les rues. À la fin du siècle, les journaux distribuent même des
fascicules qui contiennent des tirages des trois ou quatre premiers feuilletons de
14. Sur ces débats, voir Dumasy, Lise, 1999, La querelle du roman-feuilleton, Ellug.
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MÉDIAS ET LITTÉRATURE
leurs nouveaux romans15 : la moyenne des tirages de ces fascicules se situe aux
alentours de quatre millions, soit un pour dix habitants16 .
Figure 2 : Affiche de La Terre par Émile Zola dans le Gil Blas, 1887.
En un siècle d’espace en bas du journal, le feuilleton est devenu l’espace
principal du journal, aimantant toute l’actualité. En 1884, le journal d’information
Le Matin, préconisant une formule à l’américaine, tente de se lancer sans
feuilleton, il doit au bout de quelques semaines abdiquer et faire apparaître le trait
caractéristique du journalisme français. Mais depuis le début du roman-feuilleton,
cette prédominance du bas sur le haut inquiète les observateurs politiques
et médiatiques qui détectent une opposition entre les deux parties du journal.
Le bas contre le haut. Réflexion idéologique
L’étude de quotidiens comme L’Événement, Le Corsaire, Le Figaro, L’Humanité à la
Belle Époque prouvent une recherche dans la concordance et la complémentarité
15. Voir Thiesse, Anne-Marie, 2000, Le roman du quotidien. Lecteurs et lectures populaires à la Belle
Époque, coll. « Points Histoire », Seuil ; Leroy, Géraldi, Bertrand, Sabiani, Julie, 1998, La Vie littéraire
à la Belle Époque, Puf et surtout la thèse de Lenoble, Benoît, 2007, Le Journal au temps du réclamisme.
Presse, publicité et culture de masse en France, 1863-1930, Université de Paris I.
16. Ce chiffre est fourni par Lenoble, Benoît, 2005, « Les campagnes de lancement des romansfeuilletons : l’exemple du Journal 1892-1935 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52-1,
janvier-mars, pp. 175-197.
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Poétique historique du support et énonciation éditoriale
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des voix feuilletonesque et éditoriale. Un directeur de journal est effectivement
supposé chercher des fictions ou des feuilletons dont le projet idéologique concorde
avec le haut-de-page. Ainsi Dalloz, le directeur du Moniteur Officiel, refuse en 1875
Son Excellence Eugène Rougon d’Émile Zola alors même qu’il pense que le roman
est un chef-d’œuvre, parce qu’il ferait « une tache rouge au rez-de-chaussée ».
Mais force est de constater que cette complémentarité n’existe pas toujours.
Le journal, par le biais du feuilleton, a au contraire offert la possibilité aux
écrivains d’exprimer de fortes oppositions à son projet idéologique. Le cas des
écrivains romantiques embauchés par Émile de Girardin en 1836 et menant une
guerre de tranchées depuis le feuilleton pour s’opposer à la vision industrielle du
premier-Paris est assez représentatif même si, dans ce cas, l’opposition reste légère.
Cette sécession entre haut-de-page et feuilleton concerne plutôt au premier chef le
roman-feuilleton. Le cas du Journal des débats, organe privilégié de la bourgeoisie
conservatrice bénéficiant de subventions du gouvernement au point d’apparaître
aux yeux des observateurs comme un organe quasi officiel et publiant une fiction
socialisante comme Les Mystères de Paris, en est un exemple frappant. Mais Le
Péché de Monsieur Antoine de Sand publié dans L’Époque, ou Jeanne du même
auteur dans Le Constitutionnel, en sont d’autres. En quelques années, les exemples
se multiplient : beaucoup de directeurs de journaux préférant faire passer le succès
financier du journal avant sa cohérence idéologique.
Même si cette opposition idéologique entre le haut et bas de page repose
sur une réalité manifeste, il est frappant de voir comment le discours contre
le feuilleton prend rapidement un tour fantasmatique et ceci tout au long du
siècle. Berlioz parle de « marécage », Sainte-Beuve de « cave » du journal. La
métaphore du rez-de-chaussée de journal, filée, conduit finalement beaucoup des
conservateurs de l’époque de manière plus ou moins virulente à évoquer une
maison envahie, engloutie par le bas de ses colonnes. Ainsi le critique conservateur,
Alfred de Nettement, s’indigne de voir la maison-journal subir le putsch du
roman-feuilleton :
L’espace matériel manque : la place que la critique occupait dans le journal, le
roman l’a prise, le feuilleton appartient aujourd’hui au roman. Il y est entré d’abord
modestement, comme tous les gens qui entrent ; il a demandé un coin dans le
logement de la critique ; il a été doux, humble, courtois ; il s’est fait petit comme
Tartuffe, lorsqu’il est pour la première fois reçu chez Orgon. Mais une fois dans la
place, il a gagné chaque jour un pied, puis deux, tant qu’enfin il s’est rendu maître
du logis, et quand la critique a songé à se fâcher et à le mettre dehors, il a changé de
ton, et s’est écrié comme le personnage de Molière : La maison est à moi, c’est à vous
d’en sortir17 .
Putsch ou révolution car les critiques soulignent que la maison-journal est de
fait envahie par le peuple. Par le biais du roman-feuilleton et du tableau de Paris,
de nouvelles silhouettes populaires apparaissent dans le journal et déclassent cet
espace public réservé à l’élite bourgeoise. La critique conservatrice, celle des revues
et des tribunaux, vise d’abord les descriptions de la pègre (Vautrin, La Chouette, Le
17. Nettement, Alfred, 1847, Études critiques sur le feuilleton-roman, Lagny éditeurs, p. 66.
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MÉDIAS ET LITTÉRATURE
Maître d’école, Rodin) et de son argot qui font le quotidien du roman-feuilleton.
L’incipit des Mystères de Paris qui se déroule dans le tapis-franc du Lapin blanc est
ressenti par beaucoup comme une véritable transgression sociale.
Peut-être plus inquiétante est la présence d’un autre personnel populaire
modeste et honnête, initiée par l’apparition de personnages comme Morel ou
Pipelet dans les Mystères de Paris puis inscrite dans une tradition dont relève
le grand succès de La Porteuse de Pain de Xavier de Montépin en 1884. Le
roman-feuilleton décrit alors des petits personnages du peuple sans héroïsme, des
silhouettes banales qui prennent véritablement pied dans le journal. Ces habitants
inattendus du rez-de-chaussée ne constituent pas seulement le personnel inédit
du roman, ils forment aussi le nouveau lectorat d’un journal qui se démocratise
lentement. Finalement, la grande crainte des contempteurs du bas-de-page paraît
bien être cette ère de la démocratisation que semble ouvrir le roman-feuilleton
comme si celui-ci décrivait ses propres lecteurs.
En fait, la structure même du journal offre à l’imaginaire des lecteurs un
espace axiologique, qui est de fait activé dans toutes ses dimensions. Espace du
bas, le feuilleton serait par analogie l’espace du sexe en opposition à un axe
de la tête incarné par le premier-Paris. Le député Chapuys-Montlaville comme
l’écrivain conservateur Nettement s’indignent du dévergondage de la plupart des
romans-feuilletons qui réhabilitent selon eux la prostitution et l’adultère. Si on
envisage le lectorat, le masculin et le féminin se répartissent également de manière
prévisible : le lecteur masculin est censé lire le haut-de-page et le premier-Paris
tandis que la lectrice féminine s’abrutit, comme le lui reproche Nettement, dans
les filets du feuilleton. Il est à parier d’ailleurs que cette structure prégnante
comme le discours métaphorique qui l’accompagne finissent par influer aussi sur
l’écriture même du feuilleton et motivent une esthétique du caché, du latent et de
la conspiration sensible aussi bien dans le roman de la société secrète à la Paul Féval
que dans le roman judiciaire à la Gaboriau.
Imaginaire axiologique du journal au XIXe siècle
En haut : le premier-Paris (l’éditorial), l’élite sociale, le politique, l’esprit, le bien, le masculin, le
transparent
En bas : le feuilleton, la bêtise, la littérature, le sexe, le mal, le féminin, l’obscur, les mystères
Penser le haut et le bas ensemble. Pour une poétique historique des supports
Mais l’espace du feuilleton ne se pense pas indépendamment du haut-de-page.
Toutes les tentatives de sécession se font dans le cadre d’une appréhension de la
totalité formée par les deux espaces et avec une ironie certaine. Le feuilletoniste
se pense à la fois dehors et dedans. Les romantiques ironistes, les chroniqueurs
savent bien que leur pouvoir de critique est ce qui fonde la qualité polyphonique du
journal. Ils ont compris que leurs divergences participent de la construction même
de la machine médiatique. En fait le partage feuilleton/premier-Paris relève de
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Poétique historique du support et énonciation éditoriale
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l’esthétique duelle du journalisme définie par Musset en tête de sa Revue fantastique
en 1831 dans Le Temps :
Il faudrait que deux hommes montassent en chaise de poste pour parcourir le
monde, c’est-à-dire l’Europe et une petite partie de l’Amérique [. . .]. Ces deux
hommes seraient d’un caractère différent : l’un, froid et compassé comme une
fugue de Bach aurait toute la science convenable pour faire une présentation ou
improviser un toast ; il saurait gravement baiser la muse papale, disserter poliment
avec les bas-bleus de tout sexe qu’il pourrait rencontrer chemin faisant ; ce serait un
personnage tout nourri de respect humain, tout pétri de concessions [. . .] prenant
toujours au sérieux cette comédie qu’on appelle la vie. [. . .] L’autre espèce de
casse-cou à la manière de Figaro, porterait sur ses tempes le signe que Spurzheim
attribue à la ruse ; [. . .] L’un verrait les effets, l’autre apercevrait les causes. Celui-là
ferait le texte, celui-ci les commentaires. Quelle plaisante histoire écrite de ses deux
mains.18
Cette ironie constante du feuilletoniste à la fois en haut et en bas, virtuose de
la rubrique du bas mais participant du succès de l’ensemble grâce à la polyphonie,
explique les multiples effets de circulation entre le haut et le bas de page, d’où
notamment la prégnance et la latence d’un discours social fictionnalisant qui
imprègne l’imaginaire des Français au XIXe siècle.
Au XIXe siècle, pour parler du réel, les écrivains-journalistes créent des
genres journalistiques (le reportage, la chronique, l’interview) qui, faute d’autres
protocoles mobilisables d’écriture, ont recours à des formes littéraires. Ces
dernières constituent donc la « trousse à outils » ou le protocole et le code
communs qui régissent la pratique journalistique tout au long du XIXe siècle,
en combinaison avec les nécessités politiques et les impératifs nouveaux définis
par l’évolution du régime de l’information. Parmi ces recours génériques, la
fictionnalisation, au moins parmi les trois premiers quarts du siècle, paraît
prédominer. Elle est notamment fortement développée sous la monarchie de Juillet
et le Second Empire avec une chronique, un fait divers, un récit de voyage et une
nouvelle à la main largement fictionnalisés. La fiction s’affaiblit ensuite lorsqu’elle
devient plus difficilement conciliable avec le régime du tout-informatif et de la
chose vue, c’est-à-dire après les années 1870. Elle est cependant loin de disparaître,
comme le montre l’étude approfondie de faits divers et de reportages, tant
l’imaginaire journalistique du XIXe siècle paraît dominé par le mode fictionnel.
Ainsi, la plupart des journaux font reposer toute leur titraille de faits divers sur
des clichés tirés du roman-feuilleton. En voici quelques exemples recueillis dans Le
Matin en janvier 1890 : « Le dégoût de vivre », « La fausse monnaie », « Vengeance
au vitriol », « Le drame de la rue de la folie-Regnault », « Le crime de la rue Julien
Lacroix », « Tentative de meurtre », « La bêtise humaine », « Les infortunes d’un
hidalgo », « Les banquiers véreux », « Tôt ou tard », « Fatale erreur », « Sinistre
découverte », « Une marâtre », « Le père, la fille et l’amant ». Le développement
notamment grâce au roman-feuilleton d’une culture romanesque de plus en plus
prégnante à la fin du siècle permet de cultiver chez le lecteur un horizon d’attente
18. Musset (de), Alfred, 1831, Revue fantastique, XIX, Le Temps, 30 mai, in Œuvres complètes de Musset
en prose, éd. de Maurice Allem et Paul-Courant, 1960, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 757.
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romanesque et une connivence qui favorisent un romanesque allusif. Le paradoxe
est que les formules venues de la fiction mais usées, stéréotypées, figées, loin de
faire peser une certaine suspicion sur le texte, au contraire, aux yeux d’un lecteur
moyen le crédibilisent.
Nous reprenons donc la théorie énoncée par Marc Angenot d’un romanesque
général19 au XIXe siècle, mais en émettant l’hypothèse que la constance
de la contiguïté de l’information avec le roman-feuilleton a favorisé cette
fictionnalisation de l’information par des effets de contamination malgré le trait.
Ce régime largement fictionnalisant de la presse a conduit la population à être
plongée dans un imaginaire essentiellement fictionnel. Le haut-de-page se nourrit
du bas-de-page et en retour valide la fiction.
La situation est d’autant plus complexe que le roman publié dans le feuilleton
se nourrit aussi du contact avec la matière informative et que si les genres
journalistiques sont fictionnalisés, le roman, lui, est largement défictionnalisé
avec la multiplication des digressions extranarratives, l’inscription des épisodes
dans l’actualité du débat public, l’insertion d’articles de presse à l’intérieur du
feuilleton. Beaucoup de romans parus en feuilleton jouent sur cette ambivalence
et deviennent des objets hybrides, mi fictions, mi études sur le monde
contemporain. Beaucoup des caractéristiques du roman naturaliste qu’il faudrait
réétudier dans ce cadre s’expliquent par cet atelier du journal et par cette traversée
du trait.
Une étude du support-feuilleton montre donc que la présence d’une case en
bas du journal a eu des conséquences majeures aussi bien pour la fictionnalisation
du discours social général que sur la poétique du roman français. À travers cet
exemple, on peut prendre conscience de l’importance des questions de support
qui concernent l’ensemble du champ littéraire et non pas seulement des genres
considérés comme populaires, inférieurs, ou paralittéraires. Les travaux récents sur
la presse ont montré le caractère fortement aléatoire de la notion de chef-d’œuvre
et la nécessité d’interroger les œuvres dans une perspective de poétique historique.
Les études de poétique du support complètent ce dispositif en montrant qu’une
approche matérialiste de la communication littéraire produit des conclusions
opératoires sur l’ensemble du champ littéraire, ces travaux visant d’ailleurs à
interroger la pertinence des hiérarchies et des frontières de ce champ, toujours
historiques et subjectives, et au-delà à « autoriser » les littéraires à expertiser
toutes sortes de textes sans a priori sur leur littérarité. Pour le dire simplement
et sans aucune polémique, car les travaux produits par l’énonciation éditoriale par
exemple, c’est-à-dire par des spécialistes de l’information et de la communication
venus très souvent des études littéraires, sont sans doute parmi les plus productifs
pour les analyses de discours, il s’agit d’offrir aux littéraires, s’ils le souhaitent, de
produire des outils immédiatement opératoires pour la globalité de la production
19. « Je dirais qu’il a dominé une gnoséologie narrative “réaliste” au siècle passé, qui, loin d’être le
propre du roman, s’est réalisée dans le roman (avec prestige) comme elle se réalisait aussi dans le
réquisitoire de l’avocat général, dans la chronique du publiciste, dans la leçon de clinique du médecin...
Je propose d’appeler cette gnoséologie le “romanesque général”. » Angenot, Marc, 1989, 1889, Un état
du discours social, Le Préambule, p. 177.
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textuelle – et non des analyses réservées à une élite spécialisée. Ceci ne sera possible
que lorsque les études littéraires accepteront de voir leur corpus de prédilection
et souvent corpus réservé, étudié avec des perspectives matérialistes que d’aucuns
pourraient considérer comme sacrilèges mais qui s’avèrent pourtant productives
en termes de poétique, perspective reine des études littéraires, et d’anthropologie
culturelle.
MARIE-ÈVE THÉRENTY
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