Du noyau aux volcans
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Du noyau aux volcans
dossierpourlascience.fr LA TERRE À CŒUR OUVERT dossier_67_couv.xp 16/03/10 11:56 Page 1 DOSSIER Le noyau de la Terre : ses continents et ses volcans invisibles Panaches mantelliques et points chauds : des modèles à réviser Vie et mort des volcans et… des supervolcans Le magazine thématique de l’actualité scientifique N° 67 Avril-Juin 2010 POUR LA SCIENCE • DOSSIER N° 67 • AVRIL-JUIN 2010 Du noyau aux volcans M 01930 - 67 - F: 6,95 E - RD 3:HIKLTD=UU[^ZZ:?k@a@q@h@a; FRANCE 5 €, SPM 10,2 0 €, Tom acee 1170 FRANCE METRO METRO 6,9 6,95 €, DOM 8,25 8,25 €, BEL 8,20 8,20 €, CH 15 FS FS, CAN CAN 11,50 $, LU LUX 7,80 7,80 €, PORT PORT.CONT. ONT. 7, 7,90 €, AND. AND. 6,90 6,90 €, MAY MAY. 10,2 10,25 10,20 Tom Surf Surfac 1170 XPF, XPF, Tom Tom Avion Avion 2120 2120 XPF dossier_67_pub_2decouv.xp 16/03/10 12:42 Page 1 dossier_67_edito.xp 16/03/10 17:54 Page 1 ÉDITORIAL 8, rue Férou 75278 PARIS CEDEX 06 • Tél: 01-55-42-84-00 • www.pourlascience.fr Commande de dossiers ou de magazines: 08-92-68-11-40 POUR LA SCIENCE Directrice de la rédaction - Rédactrice en chef : Françoise Pétry Pour la Science : Rédacteur en chef adjoint : Maurice Mashaal Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier, Philippe Ribeau-Gésippe, Bénédicte Salthun-Lassalle, Jean-Jacques Perrier Dossiers Pour la Science : Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Rédacteur : Guillaume Jacquemont Cerveau & Psycho : Rédacteur : Sébastien Bohler L’Essentiel Cerveau & Psycho : Rédactrice : Émilie Auvrouin Directrice artistique : Céline Lapert Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Pascale Thiollier-Dumartin Site Internet : Philippe Ribeau-Gesippe, assisté de Laetitia Pierre Marketing : Heidi Chappes Direction financière : Anne Gusdorf Direction du personnel : Marc Laumet Fabrication : Jérôme Jalabert, assisté de Marianne Sigogne Presse et communication : Susan Mackie Directeur de la publication et Gérant : Marie-Claude Brossollet Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This A également participé à ce numéro : Pierre Schiano PUBLICITÉ FRANCE Directeur de la publicité: Jean-François Guillotin ([email protected]), assisté de Nada Mellouk-Raja Tél.: 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97• Fax: 01 43 25 18 29 SERVICE ABONNEMENTS Ginette Grémillon. 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Quand longtemps a grondé la bouche du Vésuve, Quand sa lave écumant comme un vin dans la cuve, Apparaît toute rouge au bord, Naples s’émeut : pleurante, effarée et lascive, Elle accourt, elle étreint la terre convulsive ; Elle demande grâce au volcan courroucé. Point de grâce ! Un long jet de cendre et de fumée Grandit incessamment sur la cime enflammée Comme un cou de vautour hors de l’aire dressé. V. Hugo, Les Chants du crépuscule A u début du IVe siècle avant notre ère, Denys l’Ancien règne sur une partie de la Sicile, retranché dans son palais fortifié de l’île d’Ortygie, au large de Syracuse. Le tyran, qui vit depuis toujours dans la hantise d’être la cible d’un complot, propose, irrité, à l’un des courtisans qui le flatte sans cesse de prendre sa place pendant une année. Ce fut fait... et l’on suspendit une épée retenue par un crin de cheval au-dessus de la tête de l’infortuné admirateur nommé Damoclès. Il comprit à ses dépens que le pouvoir est synonyme de puissance, mais aussi de danger. Aujourd’hui, 500 à 600 millions d’individus, soit 10 pour cent de l’humanité, vivent également sous la menace d’une épée de Damoclès, qui plus est forgée par Vulcain lui-même, car ils sont exposés au risque d’une éruption volcanique. Syracuse elle-même n’est qu’à 50 kilomètres au Sud de l’Etna, retraite du dieu du feu et des volcans. Pour meurtriers qu’ils soient, les volcans ne sont que les manifestations, rares et dérisoires, en surface, de mouvements gigantesques, ceux de la matière à l’intérieur de notre Les volcans en activité le 10 mars 2010 planète, une boule de 1012 kilomètres cubes ! Là, du manteau supérieur jusqu’au cœur du noyau, roches et fer sont engagés dans des tourbillons immenses et sans fin qui, outre les éruptions volcaniques, font bouger les continents et déclenchent les séismes. Depuis un siècle environ, les géologues en découvrent la chorégraphie complexe et en sondent les mystères grâce notamment à leurs sismographes de plus en plus nombreux et précis. Et les signes qui apparaissent sur les écrans de leurs appareils de mesure sont pour eux ce que furent les runes islandaises inscrites sur un morceau de parchemin tombé de l’Heims-Kringla pour le professeur Otto Lindenbrock : une invitation à un Voyage au centre de la Terre. Ce numéro est le récit de leurs explorations ! COUVERTURE : Shutterstock/Amid/Dossier Pour la Science Loïc Mangin 1 16/03/10 16:05 Page 2 Shutterstock/Gian Corrêa Saléro dossier_67_sommaire.xp La Terre à cœur ouvert Le noyau, un organe complexe 8 16 24 Le cœur de la Terre dévoilé par les ondes par Jean-Paul MONTAGNER 56 Le moteur de la dynamo terrestre 62 ENTRETIEN AVEC Pascal TARITS La Terre électrique par Dominique JAULT, Daniel BRITO, Philippe CARDIN et Henri-Claude NATAF 64 La dynamique des dorsales océaniques par Anne BRIAIS, Michel RABINOWICZ et Michael TOPLIS 72 ENTRETIEN AVEC Frédéric CHAMBAT Voir la planète avec la pesanteur 74 La zone de transition : couche clef du manteau Un monde sous le manteau Le manteau, pièce à convection La convection, moteur du manteau par Pierre THOMAS 2 La mobilité des points chauds par John TARDUNO La Terre déboussolée par Stéphane LABROSSE 38 Panaches chauds : mythe ou réalité ? par Raphaël GARCIA, Marie CALVET et Annie SOURIAU par Julien AUBERT, Gauthier HULOT et Yves GALLET 30 46 par Éric DEBAYLE et Yanick RICARD 80 Une Terre jeune et froide par John VALLEY LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_sommaire.xp 16/03/10 16:05 Page 3 Retrouvez le site Internet des Dossiers DOSSIER fr Plus d’informations Retrouvez l’intégralité de votre Dossier en ligne. Complétez votre magazine par des galeries photos, des vidéos… Découvrez des actualités liées au thème du Dossier. Plus de services Abonnez-vous et gérez vos abonnements en ligne. Consultez nos offres d’emploi. Avant-propos Parcourez l’agenda des sciences. de Pascal Richet N° 67 Avril-Juin 2010 Accédez bientôt aux archives en intégralité ! Plus d’interactivité Réagissez en direct aux articles. 88 Grandeur et décadence d’un volcan par Georges BOUDON 94 EN IMAGES Volcans et styles éruptifs 96 La viscosité des laves : de l’atome au volcan Posez vos questions aux experts. Participez aux sondages. À bientôt sur www.dossierpourlascience.fr T. Miyagoshi et al., Nature, 2010 Les volcans, des soupapes en surface par Pascal RICHET 102 EN IMAGES La métamorphose de l’Etna 104 Les ravages des supervolcans par Ilya BINDEMAN 112 EN IMAGES La naissance d’un océan 114 L’éruption volcanique, phénomène rare par Agust GUDMUNDSSON et Sonja PHILIPP DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Découvrez les dernières modélisations du noyau terrestre qui mettent en évidence un nouveau régime de convection dans l’enveloppe externe. dossier_67_intro.xp 16/03/10 17:53 Page 4 Rubrique Sous-thème Pascal RICHET Voyage en Terre profonde Ce n’est que depuis quelques décennies que la Terre laisse entrevoir ses entrailles. Grâce notamment à la sismologie, on a aujourd’hui accès aux constituants de notre planète et à leur dynamique. Et l’on découvre un monde complexe dont les volcans sont la manifestation – dérisoire en termes d’échelle –, en surface. L À l’aune de l’ampleur des dégâts et du nombre des victimes humaines, les éruptions font pâle figure face aux séismes: durant le XXe siècle, 1,6 million de personnes aurait péri lors de séismes, soit un bilan 50 fois supérieur à celui des éruptions. Ces différences reflètent surtout le nombre notablement supérieur de failles « bousculées » par des séismes que de volcans susceptibles d’entrer en éruption. Mais les éruptions représentent une menace plus insidieuse, car elles ont un «potentiel» de destruction qui surpasse celui des séismes les plus violents. L’humanité impuissante LES CHAMPS PHLÉGRÉENS, près de Naples, ont expulsé 150 kilomètres cubes de lave il y a 39000 ans. D. Reiskoffer NASA e Nyamulagira, en République démocratique du Congo, le Galeras, en Colombie, le piton de la Fournaise, sur l’île de la Réunion… ces exemples de volcans, entrés en activité depuis le début de l’année 2010, rappellent que les éruptions volcaniques, avec les séismes (Sumatra en 2004, Haïti en 2010, etc.), témoignent des forces immenses qui remuent les profondeurs de la Terre. Les régions à risque ne représentent qu’une petite partie de la superficie du globe, mais elles sont aujourd’hui très peuplées, laissant des millions d’individus sous la menace de catastrophes. Comprendre les mouvements qui se produisent dans la Terre profonde répond donc à d’évidentes motivations concrètes. Toutefois, on estime difficilement la violence que pourrait avoir une grande éruption. Par exemple, si les explosions qui eurent lieu il y a 39000 ans dans les Champs phlégréens (voir la figure ci-contre), près de Naples, devaient se reproduire, 150 kilomètres cubes de lave seraient projetés, ensevelissant sous d’épais dépôts toute la région allant de Rome au Sud de l’Italie, faisant pleuvoir des cendres en abondance, selon la direction du vent, sur l’Europe, le Moyen-Orient ou l’Afrique du Nord, et disséminant de sombres poussières dans l’atmosphère. Le tableau serait plus apocalyptique encore pour des éruptions mettant en jeu 1 000 kilomètres cubes de magma, comme ce fut le cas pour le Yellowstone, aux États-Unis il y a 640000 ans (voir Les ravages des supervolcans, page 104) ! Avec la chute d’une grosse météorite, un tel phénomène est le dernier danger majeur face auquel l’ingéniosité humaine est condamnée à rester impuissante. Par-delà séismes ou éruptions, l’objet fondamental de la géophysique interne, ou science de la Terre profonde, est éloigné de ces préoccupations pratiques. Ses principaux objectifs sont de LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_intro.xp 16/03/10 17:53 Page 5 AVANT-PROPOS de Pascal RICHET P. Richet Laboratoire de physique des minéraux et des magmas, Institut de physique du globe de Paris comprendre la planète et de déterminer les mécanismes des grandes évolutions qui y ont eu lieu depuis sa formation, il y a 4,55 milliards d’années. Après de tout premiers moments sans doute dominés par l’existence d’un immense océan de magma (voir Une Terre jeune et froide, page 80), comment se sont individualisées des enveloppes distinctes allant de l’atmosphère à la graine du noyau ? Quelles relations entretiennent ces diverses couches ? Quels phénomènes expliquent les mouvements profonds de matière? En d’autres termes, comment fonctionne la machinerie complexe dont nous observons aujourd’hui, de la surface, les effets? Constituant un inépuisable réservoir de matière et d’énergie, les profondeurs de la Terre ont joué un rôle déterminant dans cette longue suite de transformations. En leur sein, les transferts de matière sont souvent d’une lenteur extrême, ayant des vitesses dont l’unité est le centimètre par an (voir La convection, moteur du manteau, page 38). C’est la durée des temps géologiques qui leur confère leur importance. À l’échelle d’une vie humaine, les premiers déplacements observés furent verticaux, car ils modifient les lignes de rivage. Ainsi, au XVIIIe siècle, le botaniste Carl von Linné (1707-1778) remarqua le soulèvement d’environ un mètre par siècle qui affecte la Scandinavie (et le bouclier canadien), mais il ne put deviner que la cause en était un lent réajustement de l’écorce terrestre consécutif à la disparition de la charge exercée par une calotte glaciaire (voir Voir la planète avec la pesanteur, page 72). Les thèses controversées d’Alfred Wegener (1880-1930) sur la dérive des continents l’ont montré, les déplacements horizontaux ne se laissent pas découvrir aussi facilement. Ils ne sont DOSSIER N°67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE plus mis en doute depuis qu’ils ont été intégrés dans le schéma global de la tectonique des plaques il y a près d’un demi-siècle. Expression superficielle de mouvements profonds, ces déplacements renouvellent progressivement la face du monde. Toutefois, les idées sur les profondeurs de la Terre ont avancé lentement, car nombre d’obstacles sont opposés par un corps de 6370 kilomètres de rayon moyen et dont l’intérieur reste inaccessible. Les forages les plus profonds n’ont guère dépassé 10000 mètres et les fragments de roches ramonés par le volcanisme proviennent au plus d’une centaine de kilomètres. Voir à travers les milliers de kilomètres de roches denses, chaudes et opaques est moins aisé que porter le regard à travers le vide des espaces intersidéraux. Dans les années 1930, la constitution profonde de la Terre demeurait ainsi inconnue quand les mécanismes des réactions thermonucléaires à l’œuvre dans les étoiles commençaient à être établis. Des concepts anciens Pourtant, la géophysique a d’innombrables quartiers de noblesse. La géodésie vit le jour dès le Ve siècle avant notre ère lorsque Parménide proclama la rotondité de la Terre. Cette rotondité et l’existence d’enveloppes concentriques de terre, d’eau et d’air, Aristote les expliqua en supposant que chacun de ces éléments se dirigeait spontanément vers son lieu naturel : eau et terre vers le bas, et air vers le haut, juste au-dessous du quatrième élément, le feu. La Terre profonde d’Aristote était donc froide, et elle le resta près de 2 000 ans… La révolution scientifique fournit une série de concepts fondamentaux qui sont encore pertinents. Pionnier de l’étude du magnétisme, William Gilbert 5 dossier_67_intro.xp 16/03/10 17:53 Page 6 de Dolomieu (1750-1801), bien avant que Joseph Barrell (1869-1919) le nomme asthénosphère et que l’existence d’un vaste noyau liquide ne soit détectée. En outre, Kelvin fonda la géophysique moderne en prônant l’emploi systématique de méthodes physico-chimiques. La panoplie des sondes (1544-1603) supposa que la boussole réagissait à un vaste aimant présent dans les profondeurs de la Terre (voir Le moteur de la dynamo terrestre, page 16). Plus audacieux, selon René Descartes (1596-1650), la Terre et les étoiles sont faites de la même matière; notre planète serait un fragment d’étoile qui s’est refroidi en ayant acquis une structure en couches. Développant les idées de Descartes, Leibniz (1646-1716) assura que la Terre primitive avait été entièrement fondue. Une cristallisation avait ensuite produit les masses granitiques des continents et une solution aqueuse qui, en refroidissant, avait donné naissance aux océans. La Terre était donc chaude en profondeur, une idée dont tira profit Buffon (1707-1788) pour en estimer l’âge d’après sa vitesse de refroidissement et sa température de surface, et, de la sorte, établir l’immensité des temps géologiques. Dans un tournant important vers des approches quantitatives, Joseph Fourier (1768-1830) donna une base mathématique solide aux spéculations de Buffon en établissant son équation décrivant la propagation de la chaleur dans les solides. Mais quelle était l’importance relative de la chaleur parvenant à la surface de la Terre en provenance du Soleil et des profondeurs ? Ce second point fut rapidement tranché au profit du Soleil par des mesures calorimétriques. Des mesures systématiques de températures effectuées dans les mines conduisirent Louis Cordier (1777-1861) à définir un gradient géothermique moyen de un degré Celsius par kilomètre et à conclure, par une extrapolation audacieuse, que le Terre était une mer de feu couverte d’une croûte solide mince de 50 kilomètres seulement (voir la figure ci-dessus). Le balancier était allé trop loin… William Thomson (1824-1907), alias lord Kelvin, démontra qu’elle était « aussi rigide que l’acier». À son tour, il fut trop catégorique: un soubassement plastique avait déjà été postulé par Déodat 6 LA MER DE FEU telle qu'on la voyait alimenter directement les volcans à la fin du XIXe siècle. livres • V. DEPARIS et H. LEGROS, Voyage à l’intérieur de la Terre, CNRS-Éditions, 2000. • P. RICHET, L’âge du monde, Le Seuil, 1999. • Cl. ALLÈGRE, L’écume de la Terre, Fayard, 1983. Dans une large mesure, les géophysiciens suivent encore le programme initié par Kelvin. Pour sonder la Terre, les méthodes sismologiques restent irremplaçables : la vitesse et la nature des ondes transmises reflètent la densité et la nature solide ou liquide des milieux traversés. Elles mettent ainsi en évidence les discontinuités physiques ou chimiques qui distinguent successivement, à partir de la surface, la croûte, le manteau supérieur, la zone de transition (voir La zone de transition, la couche clef du manteau, page 74), le manteau inférieur, le noyau et la graine (voir Le cœur de la Terre dévoilé par les ondes, page 8). En s’inspirant des techniques de l’imagerie médicale, ces méthodes permettent même désormais de détecter de grandes hétérogénéités telles que des lambeaux de plaques englouties dans les profondeurs du manteau (voir Un monde sous le manteau, page 30). En revanche, c’est en prenant du recul par rapport à leur objet que d’autres branches de la géophysique interne ont récemment progressé. En effet, les satellites se sont mués en instruments de mesure très sensibles, couvrant rapidement des aires, voire des profondeurs immenses, et fournissant quantité de données dont l’analyse conduit à préciser la connaissance de la structure profonde de la Terre et de sa dynamique. Cependant, ces méthodes physiques restent muettes sur la composition chimique des différentes couches. Faute de pouvoir échantillonner la Terre en profondeur, le noyau métallique fut d’abord supposé par analogie avec certaines météorites. Depuis, la situation a changé grâce à divers dispositifs ingénieux qui reproduisent en laboratoire les pressions et températures extrêmes du cœur de la Terre. Le principal minéral du manteau inférieur, et de la Terre entière, a ainsi pu être synthétisé: c’est un silicate ferromagnésien de formule (Mg,Fe)SiO3, dont la structure est celle de la pérovskite. En complément, les méthodes de simulation associées à des ordinateurs toujours plus puissants donnent aujourd’hui accès à des phénomènes qui restent autrement inaccessibles, telles l’origine du champ magnétique et celle de ses innombrables inversions dans le passé. Pour autant, peut-on espérer un jour simuler les grands traits de l’évolution de la Terre depuis ses origines? Hélas non, en raison de la nature chaotique de bien des phénomènes profonds. Qu’on se rassure, la Terre a néanmoins livré bien de ses secrets, présentés dans ce numéro. ■ LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_tc1.xp 16/03/10 11:59 Page 7 LE NOYAU Le noyau, un organe complexe 8 Le cœur de la Terre dévoilé par les ondes par Raphaël GARCIA, Marie CALVET et Annie SOURIAU 16 Le moteur de la dynamo terrestre par Dominique JAULT, Daniel BRITO, Philippe CARDIN et Henri-Claude NATAF 24 La Terre déboussolée par Julien AUBERT, Gauthier HULOT et Yves GALLET 30 Un monde sous le manteau Shutterstock/Lourdu Prakash Xavier par Stéphane LABROSSE Les ondes sismiques ont révélé la structure du noyau terrestre, constitué d’une graine solide entourée de fer liquide. Les mouvements qui agitent cette partie liquide expliquent le champ magnétique de la Terre, dont on commence à comprendre les variations et les inversions. En outre, sa frontière avec le manteau recèle d’étranges volcans inversés et des continents invisibles. dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 8 Fondamental Sous-thème Raphaël GARCIA, Marie CALVET et Annie SOURIAU Le cœur de la Terre Les ondes sismiques qui traversent la Terre permettent de « scanner » sa structure. Au centre d’un noyau de fer en fusion se trouve une graine solide, constituée d’un agrégat de cristaux géants. Raphaël GARCIA est maître de conférences à l’Université de Toulouse Paul Sabatier (UPS) et travaille au Laboratoire de dynamique terrestre et planétaire (LDTP), Unité mixte CNRS-UPS. Marie CALVET est physicienne adjointe à l’Observatoire Midi-Pyrénées et à l’UPS, Laboratoire LDTP. Annie SOURIAU est directrice de recherche émérite au CNRS, au LDTP. L’ESSENTIEL ➥ On connaît mieux la structure de la Terre depuis l’avènement de la sismologie, au début du XXe siècle. ➥ Sous le manteau rocheux s’étend un noyau liquide, puis une graine solide et peut-être une sous-graine. ➥ Le noyau et la graine sont constitués de fer et de quelques pour cent de nickel et d’éléments plus légers. ➥ La graine est un agrégat de cristaux de taille kilométrique, dont les caractéristiques influent sur la propagation des ondes sismiques. 8 Voici ce que je décide, répliqua le professeur Lidenbrock en prenant ses grands airs : c’est que ni toi ni personne ne sait d’une façon certaine ce qui se passe à l’intérieur du globe, attendu qu’on connaît à peine la douze-millième partie de son rayon. Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, 1864 A lors que les mouvements des étoiles et des planètes du Système solaire sont observés et mis en équations depuis plusieurs centaines d’années, la structure interne de la Terre est encore mal connue à la fin du XIX e siècle. Dans l’ouvrage de Jules Verne, Lidenbrock avance tout de même : « L’intérieur du globe n’est formé ni de gaz, ni d’eau, ni des plus lourdes pierres que nous connaissons, car dans ce cas, la Terre aurait un poids deux fois moindre. » En effet, la première estimation correcte de la densité moyenne de notre planète, effectuée par Nevil Maskelyne, en 1774, suggère la présence d’un noyau lourd en son centre, et l’analyse des météorites ferreuses en 1827 par Pierre Louis Antoine Cordier fait naître l’idée que les profondeurs terrestres recèlent du fer, mais ces quelques informations ne suffisent pas pour trancher entre les multiples théories contradictoires qui s’affrontent. Au début du XXe siècle, le développement des premiers sismomètres bouleverse nos connaissances de l’intérieur de la Terre. Ces instruments sont capables de détecter le mouvement du sol engendré par un séisme situé à plusieurs milliers de kilomètres, voire aux antipodes. En mesurant les temps d’arrivée des ondes en divers points de la planète, on déduit leur vitesse de propagation en fonction de la profondeur qu’elles ont atteinte. Cette vitesse dépend à la fois de la composition chimique et de la structure minéralogique des constituants de la planète, ainsi que de la température et de la pression du milieu traversé. Les ondes sismiques révèlent alors l’ana- tomie de la Terre, un peu comme les radiographies et les échographies sondent le corps humain. En 1906, Richard Oldham s’aperçoit que les ondes qui passent près du centre de la Terre sont notablement retardées. Il en déduit l’existence d’une structure distincte du manteau, à savoir le noyau. Par la suite, les géophysiciens remarquent que, dans une zone particulière du globe, certaines ondes disparaissent ; en 1912, Beno Gutenberg analyse la géométrie de cette « zone d’ombre» engendrée par le noyau et évalue le rayon de celui-ci à environ 3 500 kilomètres. La valeur retenue aujourd’hui est de 3 480 kilomètres ! Cœur solide ou liquide ? À cette époque, les sismologues imaginent encore une Terre complètement rigide. En 1926, Harold Jeffreys montre que pour expliquer l’amplitude des déformations engendrées par les marées, on doit faire l’hypothèse d’un noyau fluide. Dix ans plus tard, en 1936, Inge Lehmann démontre l’existence d’une structure solide, la graine, au cœur du noyau liquide, en détectant des ondes réfléchies à sa surface. Il faudra attendre les années 1960 pour confirmer la rigidité de la graine grâce à l’analyse des modes propres de vibration de la Terre (voir l’encadré page 10). À ce stade, la vision moderne de la structure interne de la Terre est globalement élaborée : une graine solide au centre d’un noyau liquide, lui-même entouré par le manteau. Cette vision s’affinera grâce au déploiement de réseaux sismologiques mondiaux et au rapprochement de plusieurs disciplines scientifiques. La sismologie nous renseigne sur les variations spatiales des propriétés mécaniques des matériaux dans le noyau. La minéralogie à haute température et haute pression révèle les changements de phase et les propriétés mécaniques des matériaux. Enfin, grâce à des modèles numériques et à divers dispositifs expérimentaux, la géodynamique simule LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 9 dévoilé par les ondes Manteau (solide) Noyau (liquide) 0 1 221 km 3 480 km Didier Florentz Graine (solide) 6 371 km LA STRUCTURE INTERNE DE LA TERRE se décompose en trois parties principales : la graine, le noyau liquide et le manteau, sur lequel repose la mince croûte terrestre. Le manteau, solide (mais non rigide), est constitué de silicates de magnésium et de fer. Le noyau a pour constituant principal le fer métallique ; il est liquide en raison des hautes températures régnant à ces profondeurs. La pression augmente avec la profondeur et le fer liquide finit par se solidifier : la partie solide est la graine. dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 10 La sismologie, ou la Terre mise à nu es séismes sont des « coups de marteau » qui se répercutent dans toute la Terre. Les géophysiciens utilisent alors certaines ondes créées, dites de volume, et les modes propres de vibration de notre planète pour récolter de précieuses informations sur le noyau (voir la figure ci-dessous). Les ondes de volume sont de deux types : les ondes de compression (notées P) font vibrer le milieu dans la direction de propagation, tandis que les ondes de cisaillement (notées S) engendrent des mouvements perpendiculaires à cette direction. Les ondes P sont plus rapides que les ondes S et se propagent dans les milieux solides et liquides. Les ondes S, elles, sont arrêtées par les liquides, mais elles peuvent se transformer en ondes P lorsqu’elles traversent une interface entre deux milieux ; le processus inverse est aussi possible. Les ondes de volume observées ont des périodes comprises entre 0,1 et 30 secondes. Elles se propagent selon des rais sismiques comparables aux rais de lumière, c’est-à-dire que pour aller d’un point à un autre, elles suivent le chemin correspondant au temps de trajet le plus court possible (principe de Fermat). Leur temps de propagation dépend des propriétés élastiques des matériaux au voisinage du rai. Au cours de leur voyage, elles perdent de l’énergie, ce qui permet de mesurer les propriétés d’atténuation du milieu. La sismologie révèle ainsi les variations spatiales des paramètres viscoélastiques des matériaux terrestres, grâce à des méthodes d’imagerie de type radiographie (utilisant des ondes transmises à travers le milieu) ou échographie (utilisant des ondes réfléchies). Plus précisément, les techniques de radiographie exploitent deux types d’ondes passées par le noyau : les ondes PKP et les ondes SKS. Dans ces dénominations, chaque lettre correspond à une portion de trajet et un type d’onde (P : onde P dans le manteau ; S : onde S dans le manteau ; K : onde P dans le noyau liquide ; I : onde P dans la graine ; J : onde S dans la graine…). Ainsi l’onde SKS est une onde S dans le manteau, puis P dans le L a noyau liquide, puis à nouveau S dans le manteau. L’onde PKIKP traverse la graine sous la forme d’une onde P. Les techniques d’échographie utilisent les ondes réfléchies sur les interfaces, désignées par des minuscules : PcP est ainsi une onde P réfléchie à la surface du noyau liquide « c », tandis que PKiKP est l’onde réfléchie à la surface de la graine. Les modes propres de vibration Les vitesses sismiques et l’atténuation des ondes sont également obtenues en analysant les fréquences et les amplitudes des modes propres de vibration de la Terre. Ces modes sont les notes jouées par la caisse de résonance terrestre suite à un fort coup de marteau sismique. Il s’agit de vibrations à très longues périodes (55 minutes pour le mode le plus grave), qui sont détectées en examinant plusieurs heures d’enregistrements sismologiques lors de très gros séismes. Les modes sont formés par l’interférence de toutes les ondes de volume entre elles, de sorte que leur analyse met en évidence certaines caractéristiques de ces ondes, comme la vitesse des ondes S dans la graine. Selon leur fréquence, ces modes sont plus ou moins sensibles aux structures du manteau, du noyau liquide et de la graine. Par rapport aux ondes de volume, ils présentent l’avantage de nous renseigner sur la structure globale de la Terre, et d’apporter une information directe sur la densité. Le développement des réseaux mondiaux et régionaux de sismomètres numériques, ainsi que la large diffusion des données qu’ils fournissent, ont amélioré notre représentation du noyau. Cependant, les séismes n’ont lieu que dans les régions tectoniquement actives et très peu de stations sismologiques sont installées au fond des océans, qui recouvrent 70 pour cent de la planète — un manque que plusieurs projets visent à combler dans les prochaines années. En conséquence, toutes les régions du noyau n’ont pas pu être sondées avec précision : certaines sont encore floues! b Séisme Séisme Position d’équilibre Ondes réfléchies Ondes qui ne « voient » pas le noyau Graine R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau Noyau Zone d’ombre Manteau Ondes transmises à travers le noyau LES ONDES ONT DIFFÉRENTES TRAJECTOIRES, ou «rais» (a), selon les caractéristiques des milieux traversés. Pour explorer le noyau terrestre, on enregistre, lors d’un séisme, des ondes P de compression (en trait plein) et des ondes S de cisaillement (en pointillés), qui sont soit transmises à l’intérieur du noyau (en rouge), soit réfléchies à sa surface (en bleu); les ondes S se transforment en ondes P en entrant dans le noyau, puis subissent la transformation inverse en en sortant. 10 Déformation D’autres ondes (en vert)n’atteignent pas le noyau. En déviant les ondes de compression, le noyau crée une «zone d’ombre», dans laquelle on perd la trace de ces ondes. Lors de très gros séismes, tout le volume de la Terre vibre selon certaines formes caractéristiques nommées «modes propres» (b), à des fréquences particulières dites «de résonance». Celles-ci dépendent des variations spatiales des propriétés élastiques et de la densité à l’intérieur de la Terre. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 11 LE NOYAU Nord Dissymétrie Est-Ouest a VO Anisotropie Nord-Sud VO Autre forme d’anisotropie VH Ouest VZ Est Atténuation Forte b VZ Faible Sud les écoulements à l’œuvre dans les différentes parties de la Terre afin de mieux comprendre leurs dynamiques et leurs couplages. On explore ainsi de nombreuses questions, relatives aux compositions chimiques, aux formes cristallographiques, aux hétérogénéités diverses, etc. Pénétrons donc dans les entrailles de notre planète, depuis l’interface avec le manteau jusqu’au cœur du noyau. Un noyau deux fois plus dense que le manteau À la frontière entre le manteau et le noyau liquide se produit le plus grand saut de densité mesuré à l’intérieur de la Terre. En effet, l’alliage de fer en fusion du noyau est presque deux fois plus dense que les silicates du manteau. Cette discontinuité marque la frontière entre les mouvements de convection rapides du noyau liquide et ceux, très lents, du manteau. C’est aussi un lieu d’échanges thermiques et chimiques importants. Les observations sismologiques indiquent que cette interface ondule avec une amplitude maximale de trois kilomètres autour d’une surface moyenne, qui forme une sphère aplatie au pôle (le rayon y est inférieur de neuf kilomètres au rayon équatorial) en raison de la rotation de la Terre. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE VH VH VZ R. Garcia, M. Calve et, A. Souriau 100 kilomètres LA GRAINE est un agrégat de gros cristaux anisotropes, dans lesquels la vitesse des ondes sismiques dépend de la direction de propagation. Les 100premiers kilomètres de la graine sont isotropes et très atténuants, car ces cristaux sont orientés aléatoirement, d’où une forte diffusion et une vitesse moyenne V0 égale dans toutes les directions (a). Dans les couches plus profondes, les cristaux « pointent» tous dans la même direction, de sorte que la graine reflète leur anisotropie: les ondes se propagent à une vitesse VZ dans la direction Nord-Sud, supérieure à la vitesse VH dans le plan de l’équateur (b). Dans les 400 derniers kilomètres, on détecte une forme d’anisotropie différente, qui indique une sous-structure, encore mal connue. On constate en outre une certaine dissymétrie Est-Ouest: l’anisotropie apparaît à une plus grande profondeur à l’Est et la couche superficielle y est plus atténuante; en outre, dans cette couche, les vitesses sont plus grandes à l’Est qu’à l’Ouest (cette dernière propriété n’étant pas représentée ici). En dessous de cette frontière s’étend le noyau liquide. Dès 1963, Francis Birch, pionnier de l’étude des matériaux terrestres à haute pression, établit qu’il est majoritairement constitué de fer. Cependant, du fer pur impliquerait une densité beaucoup trop forte et des vitesses trop faibles par rapport aux observations sismologiques. Il faut donc associer au fer des éléments plus « légers ». On estime aujourd’hui que le noyau liquide est essentiellement composé d’un alliage de fer et de nickel (comprenant cinq à six pour cent de nickel), auquel s’ajoutent environ cinq à dix pour cent d’éléments plus légers. La nature de ces derniers est encore débattue, même si le soufre, le silicium et l’oxygène semblent les candidats les plus sérieux. Cette information ouvrirait une fenêtre sur l’histoire du noyau. En effet, pour y être présents, les éléments légers doivent avoir une certaine affinité avec le fer. Or celle-ci varie en fonction de la température et de la pression. Ainsi, si l’on connaît les éléments légers et leurs affinités avec le métal, on peut en déduire sous quelles conditions de température et de pression le fer s’est séparé des silicates du manteau. La graine solide, issue de la cristallisation du noyau liquide, ne contiendrait quant à elle qu’une 11 dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 12 La Terre, une toupie au cœur liquide renez un œuf cru et un œuf dur, posez-les sur le plan de travail de votre cuisine et faites-les tourner, comme une toupie. Vous vous apercevrez tout de suite que leurs rotations sont différentes, car l’intérieur du premier est fluide alors que celui du second est solide. Pour la Terre, la situation est analogue : notre planète a un cœur en partie liquide. Elle ne tourne donc pas de la même façon qu’une boule parfaitement solide ayant la même taille, la même forme et la même répartition de masses. Qui plus est, la rotation est influencée par la présence des océans et de l’atmosphère. Les géophysiciens analysent alors ce mouvement pour sonder les entrailles de notre planète. On mesure aujourd’hui très précisément la rotation de la Terre, grâce aux techniques spatiales et aux horloges atomiques. On utilise notamment le système américain de positionnement par satellites GPS (Global Positioning System). Dans une autre méthode, l’interférométrie à très longue base (VLBI, pour Very Long Baseline Interferometry), on détermine le décalage en temps de la réception, par deux antennes distantes, de signaux provenant d’une même source radio extragalactique. Un troisième outil, la télémétrie laser-Lune, consiste à mesurer le temps mis par une impulsion laser pour atteindre la Lune et en revenir (des réflecteurs y ont été déposés lors des missions Apollo). La télémétrie laser-satellite, où un satellite remplace la Lune, est une méthode similaire. P Axe de la rotation terrestre Précession Nutation de Bradley Équateur Didier Florentz Écliptique L’AXE DE ROTATION DE LA TERRE est incliné d’environ 66,5 degrés par rapport au plan de l’écliptique. Il tourne autour de la direction perpendiculaire à l’écliptique en 25800 ans. C’est la précession (en rouge). À ce mouvement se superposent des oscillations de l’axe, dénommées nutations. La principale nutation, dite nutation de Bradley, est représentée ici (en vert); elle a une amplitude de 9,2 secondes d’angle et un cycle de 18,6 ans. D’autres nutations, d’amplitudes plus faibles, sont de périodes annuelles, semi-annuelles, etc. La non-rigidité de la Terre perturbe ces amplitudes, dont la mesure permet aux géophysiciens d’accéder à des informations sur l’intérieur de la planète. 12 On connaît alors bien le mouvement de la Terre, dont l’axe de rotation n’est pas fixe par rapport aux étoiles: il subit des mouvements de précession et de nutation (voir la figure ci-dessous). Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, Newton et l’astronome anglais James Bradley avaient prédit les mouvements «globaux» de cet axe, qui sont dus à l’attraction gravitationnelle de la Lune, du Soleil et des autres planètes sur la forme elliptique de la Terre. Les mesures révèlent que ces mouvements ne sont pas exactement conformes aux calculs des deux illustres scientifiques, effectués pour un corps rigide. Pour comprendre les écarts, les géophysiciens construisent des modèles théoriques et comparent la rotation simulée avec la rotation mesurée : lorsque les deux coïncident, ils en déduisent que la modélisation est proche de la réalité. Ils ont ainsi montré que le manteau, le noyau fluide et la graine — dont l’existence avait été révélée par la sismologie — tournent en bloc selon des axes légèrement différents. Quand les entrailles de la Terre résonnent En outre, les équations font apparaître plusieurs fréquences propres — des fréquences de mouvement propres au système manteau-noyau-graine considéré, indépendamment des actions extérieures. Lorsque le système est excité à ces fréquences par une force externe adéquate, il entre en résonance, c’est-à-dire que son mouvement est amplifié par rapport à ce qu’il aurait été pour une Terre rigide. Or deux de ces fréquences correspondent à des périodes très proches de 24 heures, soit la période des ondes de marée provoquées par la Lune et le Soleil. On arrive alors à détecter les résonances dans les mesures. La première de ces fréquences est dite de nutation libre du noyau (Free Core Nutation, ou FCN): à cette fréquence se produit une nutation amplifiée de l’axe du noyau liquide. Dans les années 1980, les géophysiciens ont mis en évidence l’influence de cette nutation dans les mesures effectuées sur le mouvement de l’axe de rotation terrestre (du manteau). Ils en ont déduit une fréquence FCN mesurée, qui différait de cinq pour cent de sa valeur théorique. Ce résultat indique un aplatissement du noyau supérieur de cinq pour cent à celui qui avait été supposé dans les modèles. Ceux-ci envisageaient un aplatissement résultant uniquement d’un équilibre entre l’effet centrifuge de la rotation et l’autogravité de la Terre. Le suraplatissement est probablement lié aux hétérogénéités de densité au sein du manteau terrestre, elles-mêmes dues aux mouvements de convection. Par ailleurs, les mesures montrent que la composante de nutation correspondant à la fréquence FCN s’amortit au cours du temps. On en déduit l’existence de frottements importants entre le manteau et le noyau. La deuxième fréquence de résonance de période proche de 24 heures est dite fréquence de nutation libre de la graine (Free Inner Core Nutation, ou FICN). En analysant les amplitudes de nutation mesurées par interférométrie à très longue base, Sonny Mathews, de l’Université de Madras, Laurence Koot, de l’Observatoire royal de Belgique et leurs collègues ont déterminé expérimentalement la période exacte et l’amortissement correspondant à cette fréquence ; l’interprétation de leurs résultats doit être poursuivie, afin de préciser les paramètres géophysiques qui influent sur ces valeurs, notamment l’amplitude du champ magnétique à l’interface graine-noyau et la viscosité de la graine. Plus généralement, les géophysiciens doivent continuer les confrontations entre leurs modèles théoriques et les enregistrements de la rotation terrestre, afin de progresser, avec l’aide des expériences de laboratoire et des méthodes sismologiques, dans l’exploration de l’intérieur de notre planète… Marianne GREFF-LEFFTZ, Institut de physique du globe de Paris (IPGP) LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 13 LE NOYAU faible quantité d’éléments légers, de l’ordre de un à cinq pour cent. La présence des éléments légers a deux conséquences principales. D’abord, ils modifient la minéralogie des alliages de fer dans la graine et les propriétés sismiques de celle-ci. Ensuite, ils sont en partie responsables des mouvements de convection du fer liquide dans le noyau, qui sont à l’origine du champ magnétique terrestre. En effet, les éléments légers relâchés à la surface de la graine lors de sa cristallisation ont une densité plus faible que le liquide environnant ; ils subissent donc une poussée d’Archimède qui les entraîne vers le haut, suscitant un brassage du liquide. Dans le noyau liquide, la sismologie nous renvoie l’image d’un mélange parfaitement homogénéisé par la convection. Les mouvements de ce mélange sont invisibles, mais la vitesse des écoulements du fer en fusion peut être estimée grâce à l’analyse du champ magnétique terrestre : elle atteindrait 30 kilomètres par an. Les ondes sismiques ne détectent pas non plus d’objets flottants dans le liquide. Cependant, elles suggèrent que les derniers 150 kilomètres à la base du noyau liquide constituent une couche plus dense, sans doute liée à divers processus à l’œuvre lors de la cristallisation de la graine. Manteau Noyau liquide Réarrangement de matière Axe de rotation de la Terre Convection DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Chaleur blage de ces cristaux. Il faut alors, d’une part, reconstituer la minéralogie de la graine (le type de phase minéralogique et son anisotropie cristalline) et, d’autre part, trouver un mécanisme capable de créer une texturation, c’està-dire d’orienter la majeure partie des cristaux dans une direction compatible avec les observations sismologiques. En effet, les ondes sismiques rendent compte des propriétés moyennes des cristaux qu’elles rencontrent. Si ceux-ci étaient orientés de façon aléatoire, la vitesse des ondes serait la même dans toutes les directions (voir la figure page 11). Le fait que les ondes « voient » l’anisotropie des cristaux indique qu’ils sont préférentiellement orientés dans une direction donnée. En fonction de la température et de la pression, l’arrangement des atomes dans le réseau cristallin varie et les structures cristallines (ou phases) formées ont des propriétés physiques et mécaniques différentes, dépendantes de la Une graine anisotrope, constituée de cristaux de fer DES CRISTAUX ANISOTROPES orientés aléatoirement diffusent les ondes sismiques, c’est-à-dire qu’ils dévient de l’énergie dans toutes les directions, d’où une forte atténuation de l’onde initiale. Énergie diffusée Onde sismique R. Garcia, M. Calvet, A. Souriau Entrons maintenant dans la graine. En 1986, plusieurs équipes de sismologues indiquent qu’elle est anisotrope en vitesse, c’est-à-dire que la vitesse des ondes varie en fonction de leur direction de propagation : les ondes sont plus rapides selon l’axe Nord-Sud que dans le plan de l’équateur. De la même façon, la variation d’amplitude des ondes qui traversent la graine est anisotrope : alors que les trajets Nord-Sud sont très atténués, les trajets équatoriaux le sont peu. Cette concomitance d’une haute vitesse et d’une forte atténuation dans la direction de l’axe de rotation terrestre est intrigante, car une atténuation élevée est le plus souvent associée à un ralentissement et traduit une température élevée – c’est d’ailleurs ce qu’on observe dans le manteau terrestre. En effet, le matériau est alors moins rigide, ce qui diminue la vitesse des ondes sismiques et augmente les effets anélastiques responsables de l’atténuation des ondes. Si l’anisotropie en atténuation est encore mal comprise, l’anisotropie en vitesse nous révèle la structure de la graine. Elle est certainement due à la présence de cristaux de fer anisotropes, qui possèdent une direction dans laquelle la vitesse sismique est supérieure. On peut imaginer la graine comme un agrégat, un assem- Graine R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau Chaleur LA CONVECTION dans le noyau liquide, organisée en colonnes parallèles à l’axe de rotation de la Terre, extrait plus de chaleur à l’équateur qu’aux pôles (flèches rouges). La graine croîtrait alors par cristallisation à l’équateur, avant qu’une partie de la matière solidifiée ne soit redirigée vers les pôles (flèches bleues), l’équilibre gravitationnel imposant une forme quasi sphérique. 13 dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 14 direction. La forme minéralogique et les propriétés de l’alliage de fer constituant la graine font encore débat, car les techniques expérimentales et numériques actuelles atteignent difficilement les conditions de température et de pression très élevées de la graine (autour de 5 000 degrés et environ trois millions de fois la pression atmosphérique). En outre, la composition chimique de celle-ci est soumise à de grandes incertitudes. Le domaine « température-pression » de stabilité de chaque phase, nommé diagramme de phase, est connu pour le fer pur à basse pression. En revanche, aux conditions thermodynamiques de la graine, il devient beaucoup plus contro- LES DEUX FACES DE LA GRAINE a graine, comme la Lune, aurait deux faces différentes (voir la figure cidessous). L’une correspond à peu près à l’hémisphère Est de la Terre (40°-180° Est), qui couvre toute l’Asie depuis l’Afghanistan jusqu’au détroit de Béring, et l’autre à l’hémisphère Ouest (180° Ouest–40° Est). Des modélisations numériques récentes suggèrent que cette dichotomie serait due aux couplages thermiques entre le manteau, le noyau liquide et la graine. À la base du manteau, sous l’Asie, se trouve une zone plus froide que la région environnante ; il s’agit probablement du vestige d’une ancienne plaque de subduction, ayant « coulé » jusqu’à la frontière entre le noyau et le manteau il y a 100 à 200 millions d’années. Cela implique un refroidissement supérieur sous cette zone. Ce phénomène structure les mouvements de convection turbulents du noyau liquide sur de longues échelles de temps : il crée un « vent thermique » moyen, qui extrait un flux de chaleur à la surface de la graine plus important côté Est. Ceci entraîne une cristallisation préférentielle dans cette région, et donc une croissance dissymétrique de la graine. L 180° Vent thermique moyen Convection, doigts de fer ou bourrelets équatoriaux ? Zone plus froide r leu Cha 90° Ouest Graine 90° Est R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau Convection Noyau liquide 0° LES HÉMISPHÈRES EST ET OUEST de la graine ont des propriétés sismiques différentes. Cela s’explique par une zone du manteau plus froide sous l’Asie, induisant un vent thermique moyen qui évacue plus de chaleur du noyau liquide et entraîne une cristallisation plus rapide de la graine dans l’hémisphère Est, comme le montre cette coupe équatoriale de la Terre. 14 versé : le fer est-il sous forme hexagonale ? Cubique ? Ou autre ? Si le fer était pur, la phase hexagonale serait la plus probable. Cependant, la quantité et la nature des éléments légers dans la graine peuvent déplacer les domaines de stabilité des différentes phases. En présence de nickel par exemple, l’alliage de fer serait stabilisé plutôt dans une phase cubique. Les deux phases (cubique et hexagonale) coexistent peut-être dans la graine. Les mécanismes de texturation (d’orientation préférentielle des cristaux dans une direction) ne font pas plus consensus. La texturation pourrait résulter de mouvements de convection thermique à l’intérieur de la graine : les cristaux pris dans les écoulements s’orienteraient dans une direction qui facilite ces derniers. De fait, de tels mécanismes sont à l’œuvre dans le manteau, également anisotrope (voir La convection, moteur du manteau, par P. Thomas, page 38). Notons qu’on parle ici de convection « solide », un phénomène autorisé par le comportement ductile des matériaux en profondeur, qui permet au réseau cristallin de se déformer sans se briser. Cependant, une convection dans la graine suppose que la quantité de chaleur soit suffisante pour mettre en mouvement cette masse solide et visqueuse et qu’elle ne soit pas totalement évacuée par conduction. Or, d’une part, la quantité de chaleur dépend de la quantité d’éléments radioactifs dans la graine, qui serait assez faible et, d’autre part, on connaît mal la conductivité thermique du fer à haute pression et haute température. D’autres pistes ont donc été explorées. La structure des écoulements à l’intérieur du noyau liquide entraîne un refroidissement de la graine plus important à l’équateur qu’aux pôles (voir la figure page 13, en haut). Deux scénarios de formation de la texture anisotrope s’affrontent alors. Le premier propose que des doigts de fer (nommés dendrites) cristallisent dans la direction du refroidissement le plus rapide, créant dans la graine de longues structures ferreuses orientées perpendiculairement à l’axe Nord-Sud. Le second stipule que le refroidissement plus important à l’équateur y crée un bourrelet de cristallisation qui déforme la graine ; la gravité imposant à celle-ci une forme quasi sphérique, les cristaux s’écouleraient alors depuis l’équateur vers les pôles, d’où une texturation de la graine. Ce réarrangement interne ne doit pas être confondu avec de la convection, qui implique un flux de chaleur. Outre ces scénarios fondés LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_garcia.xp 16/03/10 12:05 Page 15 LE NOYAU sur l’inégale répartition du refroidissement, des mécanismes de texturation associés au champ magnétique ont également été proposés. Si la vitesse des ondes sismiques nous renseigne sur l’orientation et la phase des cristaux de fer, leur atténuation est caractéristique de leur taille. L’atténuation des ondes dans la graine varie avec la profondeur : après une couche très atténuante dans les 100 premiers kilomètres, elle diminue progressivement. La perte d’énergie des ondes sismiques serait due à leur diffusion par des objets diffractants (voir la figure page 13, en bas) : à chaque fois que l’onde rencontre une hétérogénéité – c’està-dire une zone dans laquelle la vitesse sismique diffère de celle du milieu environnant –, une partie de son énergie est déviée. Des cristaux de fer géants Ainsi, les ondes qui traversent la graine sont fortement atténuées, et les ondes réfléchies par sa surface sont suivies, lors de leur remontée vers les sismomètres, par de l’énergie renvoyée par les objets diffractants à l’intérieur de la graine. Les sismologues ont montré que ces objets correspondent à des hétérogénéités d’une taille comprise entre 500 mètres et 10 kilomètres, à l’intérieur desquelles les vitesses sismiques varient de quelques pourcents. Quelle est la nature physique de ces hétérogénéités ? S’agit-il de différences de composition chimique ? De changements de phase du fer ? De poches de fluide piégées à l’intérieur de la graine ? On associe naturellement les objets diffractants aux cristaux de fer qui constituent la graine. Les cent premiers kilomètres de celle-ci étant isotropes en vitesse (voir la figure page 11), les cristaux doivent y être orientés aléatoirement. Pour expliquer l’atténuation et la vitesse moyenne des ondes dans la graine superficielle, les cristaux devraient être de taille kilométrique ! Ces géants, pour impressionnants qu’ils soient, sont compatibles avec les lois de croissance proposées par les métallurgistes. Sous cette couche superficielle, la graine devient anisotrope, comme nous l’avons évoqué. Les cristaux y sont donc orientés selon une direction préférentielle ; l’atténuation est alors plus faible, car la vitesse sismique varie peu en passant d’un cristal à l’autre. Dans les 400 kilomètres les plus profonds, les ondes rencontrent une anisotropie différente : les trajets Nord-Sud ne sont pas tellement plus rapides que les trajets équatoriaux, mais les ondes se propageant à 50 degrés environ de l’axe de rotation de la Terre sont beaucoup plus lentes que les autres ! De cette observation, on déduit l’existence d’une nouvelle structure, nommée « sous-graine », d’un rayon compris entre 300 et DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE OSCILLATIONS OU SUPER-ROTATION ? elon les premières études de la dynamique du noyau liquide, la graine tournerait plus vite que le manteau terrestre : elle serait en effet entraînée par les mouvements de convection du liquide, qui forment des colonnes tourbillonnantes d’axe Nord/Sud tout autour d’elle, et par les forces électromagnétiques produites par la géodynamo. Au milieu des années 1990, des géophysiciens ont estimé son surcroît de vitesse (on parle de super-rotation) à trois degrés par an. Cependant, depuis cette date, de nombreux sismologues se sont penchés sur le problème avec des données et des méthodes d’analyse plus précises. La plupart ont conclu que le surcroît de vitesse est en réalité inférieur à 0,3 degré par an, voire imputable à la marge d’erreur de leurs estimations. Les modélisations numériques actuelles prédisent plutôt des oscillations de la graine. En effet, les couples magnétiques entraînant la graine sont contrebalancés par les forces de frottement et surtout par le couplage gravitationnel entre la graine et le manteau, dont les anomalies de masse tendent à s’aligner dans une position d’équilibre. La graine est ainsi sans cesse ballottée autour de sa position d’équilibre par les actions contraires du champ magnétique et du champ de gravité. S 450 kilomètres. La présence de cette structure expliquerait aussi les fréquences de certains modes de vibration de la Terre. Une graine dans la graine ? Pourtant, les caractéristiques de la sous-graine demeurent imprécises, si bien que son origine reste mystérieuse. Cette variation de l’anisotropie résultet-elle d’un changement de phase du fer ou d’une variation de la texture ? La sous-graine est-elle le vestige d’une graine primitive ou s’est-elle formée par des processus inconnus et encore en cours ? Cela reste à déterminer. Le noyau terrestre est un milieu à la structure et à la dynamique complexes. Grâce à l’imagerie sismique, nous devrions progresser sur les nombreuses questions encore sans réponse et améliorer notre vision de la structure du noyau. L’analyse des séismes de dorsales médio-océaniques et les enregistrements de futurs sismomètres sousmarins apporteront bientôt de nombreuses données sismologiques en domaine océanique, qui font aujourd’hui cruellement défaut; en parallèle, l’étude des couplages mécaniques entre la Terre solide, l’océan et l’atmosphère va se développer. Les comparaisons avec les noyaux des planètes semblables à la Terre seront aussi riches d’enseignements. Aujourd’hui, les informations sur leur structure ne sont que très parcellaires, car on n’y dispose pas d’enregistrements sismologiques, sauf pour la Lune, où les missions Apollo ont déposé des sismomètres dans les années 1970. Les géophysiciens travaillent donc à des projets visant à déployer des sismomètres sur la Lune et sur Mars. Cela devrait nous donner de précieux indices pour comprendre la formation et l’évolution des planètes. ■ livres • A. DEWAELE et C. SANLOUP, L’intérieur de la Terre et des planètes, Belin, 2005. • V. DEPARIS et H. LEGROS, Voyage à l’intérieur de la Terre, CNRS Éditions, 2000. articles • R. DEGUEN et P. CARDIN, Tectonic history of the Earth’s inner core preserved in its seismic structure, in Nature Geosciences, vol. 2, pp. 419-422, 2009. • J. AUBERT et al., Thermochemical flows couple the Earth’s inner core growth to mantle heterogeneity, in Nature, vol. 454, pp. 758-761, 2008. • M. CALVET et L. MARGERIN, Constraints on grain size and stable iron phases in the uppermost inner core from multiple scattering modeling of seismic velocity and attenuation, in Earth Planet. Sci. Lett., vol. 267, pp. 200-212, 2008. 15 dossier_67_jault.xp 16/03/10 12:07 Page 16 Fondamental Sous-thème Dominique JAULT, Daniel BRITO, Philippe CARDIN et Henri-Claude NATAF Le moteur de la dynamo terrestre Pour percer les secrets du champ magnétique de la Terre, les géophysiciens étudient, par des simulations numériques et par des expériences sur des modèles réduits, la dynamique dans le noyau terrestre. Dominique JAULT est directeur de recherche au Laboratoire de géophysique interne et tectonophysique (LGIT) à Grenoble (CNRS, Université Joseph Fourier). Daniel BRITO est maître de conférences au Laboratoire Modélisation et imagerie en géosciences, de l’Université de Pau. Philippe CARDIN est directeur de recherche au LGIT. Henri-Claude NATAF est directeur de recherche au LGIT. 16 A u IIe siècle, les Chinois utilisaient de la magnétite, un oxyde de fer naturellement aimanté, à des fins divinatoires. Posée sur une table rituelle, une cuillère en pierre d’aimant représentant la constellation de la Grande Ourse déterminait l’équilibre des forces yin et yang qui s’affrontent dans l’Univers. Plus prosaïquement, la boussole est devenue un moyen de trouver son chemin, car une aiguille aimantée et libre de pivoter indique approximativement le Nord. On sait aujourd’hui que l’aiguille d’une boussole tend à s’aligner avec les lignes de force du champ magnétique de la Terre. Ce dernier ressemble beaucoup à celui que présenterait un grand barreau aimanté situé au centre du globe. On parle de champ dipolaire : les lignes de champ quittent la surface par l’hémisphère Sud, suivent les méridiens et replongent dans la planète dans l’hémisphère Nord (voir la figure page ci-contre). Les pôles magnétiques sont éloignés d’une dizaine de degrés des pôles géographiques. S’il est une aide à la navigation, le champ magnétique terrestre protège aussi les organismes vivants des particules solaires et cosmiques énergétiques qui bombardent la Terre en permanence. Cependant, ce bouclier n’a pas une intensité ni une structure constantes. Les pôles magnétiques Nord et Sud se sont même inversés des centaines de fois depuis la formation de la Terre (voir La Terre déboussolée, par J. Aubert, G. Hulot et Y. Gallet, page 24). Par ailleurs, les observations astronomiques ont montré que les champs magnétiques des différentes planètes du Système solaire sont variés. Comprendre comment une planète, telle que la Terre, engendre un champ magnétique est donc un enjeu scientifique d’importance. Les géophysiciens pensent que le magnétisme de la Terre est une conséquence des mouvements qui animent son noyau de métal liquide, composé à près de 80 pour cent de fer. Or, dans certaines géométries, des écoulements de fluides conducteurs, tels que le fer liquide, peuvent engendrer des courants électriques qui créent, à leur tour, des champs magnétiques, lesquels renforcent les courants qui leur ont donné naissance, et ainsi de suite. C’est l’effet dynamo, où champs magnétiques et courants électriques s’entretiennent mutuellement, à partir du mouvement du fluide. Deux moteurs possibles Cependant, au-delà de son principe, le fonctionnement de la dynamo terrestre reste assez mystérieux. Quels sont les phénomènes qui ont déclenché l’effet dynamo? Les géophysiciens explorent deux moteurs possibles des mouvements internes au noyau terrestre : d’une part, les mouvements de l’axe de rotation de la Terre ; d’autre part, la différence de température entre le centre de la Terre et sa surface. Comme on ne dispose d’aucune sonde capable d’atteindre le noyau pour y effectuer des mesures, nous devons nous contenter de simulations numériques et d’expériences de laboratoire pour étudier les phénomènes physiques à l’œuvre dans les profondeurs de la Terre. Nous examinerons d’abord comment les mouvements de l’axe de la Terre engendrent des contraintes susceptibles de déclencher un effet dynamo. Nous décrirons ensuite les expériences permettant d’imaginer les mouvements qui animent le cœur liquide de la Terre. Modélisations numériques et expériences en laboratoire se combinent pour nous laisser entrevoir comment naît un champ magnétique. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_jault.xp 16/03/10 12:07 Page 17 LE NOYAU Delphine Bailly LE NOYAU LIQUIDE, composé à près de 80 pour cent de fer, s’étend entre le manteau terrestre et la graine solide (la boule orange au centre). Les mouvements au sein du noyau (symbolisés par les cylindres) constituent le moteur de la dynamo terrestre, laquelle donne naissance au champ magnétique. À la surface du noyau, la structure du champ (les lignes blanches) est plus perturbée qu’à proximité de la surface de la Terre, où l’axe de ce champ magnétique ne coïncide plus avec l’axe de la rotation (à l’inverse de ce qui se passe au niveau du noyau). DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 17 dossier_67_jault.xp 16/03/10 12:07 Page 18 La Terre tourne sur elle-même en un jour. À ce mouvement de rotation s’ajoute un mouvement de précession de son axe de rotation: cet axe tourne autour de la direction perpendiculaire au plan de l’écliptique, le plan de rotation des planètes autour du Soleil, avec une période égale à 25 800 ans (voir Le cœur de la Terre dévoilé par les ondes, par R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau, page 8). Comment le noyau de fer liquide réagit-il aux contraintes mécaniques associées à ces mouvements? Quel rôle cette réaction joue-t-elle dans la création du champ magnétique terrestre ? Dès 1910, le mathématicien Henri Poincaré étudia le mouvement d’un noyau liquide, à l’intérieur d’une coquille solide (le manteau) légèrement aplatie aux pôles et animée d’un double mouvement de rotation et de précession. Poincaré calcula que le noyau liquide tourne en bloc autour d’un axe intermédiaire entre l’axe de rotation instantanée du manteau et l’axe de précession. Hormis cette rotation différentielle entre noyau et manteau, d’autres écoulements complexes surviennent dans un fluide en rotation, qu’une étude mathématique seule ne permet pas de déterminer. Ondes inertielles et cylindres tournants Nous avons alors conduit, il y a quelques années, une série d’expériences afin d’étudier les mouvements possibles au sein d’un noyau fluide. Nous avons utilisé un récipient rempli d’eau, de 25 centimètres de diamètre, légèrement ellipsoïdal, et animé d’un double mouvement de rotation rapide et de précession. Pour respecter l’échelle des mouvements terrestres, l’ellipsoïde tourne sur lui-même avec une vitesse atteignant plusieurs centaines de tours par minute, tandis que le mouvement de précession a une période de quelques minutes. Nous voulions notamment observer des ondes « inertielles », un phénomène étudié par notre équipe, après que Rainer Hollerbach et Richard Kerswell, des Universités de Newcastle et de Glasgow, l’ont mis en évidence dans les années 1990. Les simulations sur ordinateur avaient montré PREMIER MOTEUR : LES MOUVEMENTS DE L’AXE DE ROTATION TERRESTRE n récipient en forme d’ellipsoïde et rempli d’eau est mis en rotation autour d’un axe (la flèche orange) et soumis à un mouvement de précession (l’extrémité de l’axe de rotation décrit le cercle orange centré sur la verticale). Des ondes dites inertielles (a) apparaissent à 30 degrés de latitudes Nord et Sud : comme des vagues sur la mer, de petites oscillations des particules autour de leur position d’équilibre se propagent en s’enroulant autour de deux cônes (en vert pour les ondes nées au Sud, en bleu pour celles apparues au Nord) de même axe (flèche blanche), celui-ci étant décalé par rapport à l’axe de rotation de l’ellipsoïde. Les ondes inertielles conduisent à des écoulements cylindriques emboîtés, tournant en sens opposés (b). Le fort cisaillement associé à une telle circulation au sein du noyau terrestre serait l’un des éléments responsables, via la création de courants électriques, du champ magnétique de la Terre. La photographie (c) est celle du dispositif expérimental. a b U Verticale Axe de rotation du fluide 30 degrés de latitude Nord Axe de rotation de la sphère 30 degrés de latitude Sud 18 LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_jault.xp 16/03/10 12:07 Page 19 LE NOYAU que dans le cas d’un mouvement de précession de l’ellipsoïde en rotation, le frottement du noyau sur le manteau entraîne un cisaillement – une contrainte liée au déplacement de masses de fluide frottant l’une contre l’autre – qui se propage à travers le liquide du noyau. Ces ondes naissent à 30 degrés de latitude (Nord et Sud) par rapport à l’axe de rotation du fluide, à la frontière entre le manteau et le noyau (dans l’expérience, il s’agit de la frontière entre le liquide et la paroi). Elles se propagent ensuite en tire-bouchon le long d’une surface conique dont le sommet se trouve sur le pôle opposé à l’hémisphère où elles prennent naissance (voir l’encadré ci-dessous). Pour la première fois, nous avons observé ces ondes inertielles en laboratoire. Pour ce faire, nous avons mesuré le profil des vitesses de déplacement du fluide, au moyen d’un vélocimètre Doppler ultrasonore recueillant l’écho Doppler de fines particules introduites dans le liquide. Les durées d’aller et retour de l’onde ultrasonore de l’émetteur jusqu’au récepteur fournissent la position de chaque particule, c tandis que le décalage en fréquences donne sa vitesse et le sens de son déplacement. Notre expérience a révélé d’autres mouvements : l’écoulement prend la forme de deux cylindres emboîtés, de même axe que celui de la rotation, et tournant en sens opposés. À la source des ondes inertielles, le cisaillement est élevé, et nous avons montré qu’il accélère ces écoulements cylindriques. En extrapolant les résultats numériques et expérimentaux, on évalue les vitesses des écoulements à l’échelle de la Terre. La détermination des mouvements de matière à l’intérieur d’un ellipsoïde en rotation n’est qu’une première étape dans la compréhension du moteur de la dynamo terrestre. Les équations de la magnéto-hydrodynamique rendent compte de la façon dont l’énergie mécanique transportée par les différents mouvements du fluide se transforme en énergie électrique (des déplacements d’électrons, à distinguer des mouvements de matière). Étant donné la complexité des calculs, on ne dispose pas de critère général indiquant si une dynamique particulière créera ou non un champ magnétique stable. Pour qu’un tel champ naisse, il faut que les courants amorcent un petit champ magnétique, qui à son tour renforce le courant, puis le champ magnétique, et ainsi de suite jusqu’à l’établissement d’un régime stationnaire. En outre, il reste à montrer que le champ ainsi établi ne s’autodétruit pas en perturbant trop les écoulements qui lui ont donné naissance. Aucune expérience de laboratoire n’a encore recréé un effet dynamo dans un fluide contenu dans un ellipsoïde grâce aux mouvements de précession de l’axe. Quelques simulations ont réussi, mais avec des « fluides numériques » de viscosité bien supérieure à celle du noyau terrestre. L’ESSENTIEL ➥ Le champ magnétique terrestre est créé par un effet dynamo dû aux écoulements dans le noyau liquide. Ceux-ci résultent soit des mouvements de l’axe de rotation de la Terre, soit de l’évacuation de la chaleur interne. ➥ Aucun dispositif expérimental n’a réussi à reproduire la dynamo terrestre. Des simulations y sont parvenues, mais avec des paramètres peu représentatifs du noyau. ➥ Diverses expériences éclairent tout de même les écoulements à l’intérieur du noyau, ainsi que la création d’un champ magnétique par de tels écoulements. La convection thermique Outre la précession, il existe un autre candidat sérieux au rôle de moteur de la dynamo terrestre. Beaucoup de géophysiciens pensent que l’on doit rechercher son origine dans les mouvements de convection thermique qui agitent le noyau de la planète. L’intérieur de ce noyau étant plus chaud que sa surface, de la chaleur s’évacue peu à peu, de l’intérieur vers la surface. Quand la quantité de chaleur à évacuer est faible, elle s’échappe par simple conduction, sans déplacement de matière. Lorsqu’elle est importante, du métal liquide chaud, moins dense, s’éloigne du cœur et remonte : la chaleur s’évacue par convection thermique. Dans un premier temps, pour étudier les mouvements de convection thermique, on peut négliger l’influence des phénomènes électromagnétiques. Pour ce faire, on utilise dans les expériences un liquide conduisant mal l’électricité, l’eau par exemple. À la suite des travaux du physicien allemand Fritz DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 19 dossier_67_jault.xp 16/03/10 12:07 Page 20 Busse, les géophysiciens ont d’abord étudié le seuil d’apparition des mouvements convectifs. Comme nous l’avons évoqué, l’état le plus naturel d’un fluide dans une sphère tournant sur elle-même est une rotation en bloc avec son enveloppe solide. Si la différence de température entre le cœur du noyau et sa surface est faible, rien de significatif ne se passe. Cependant, quand la quantité de chaleur à évacuer augmente, les simulations numériques ont montré qu’une instabilité apparaît. Cette dernière modifie la dynamique du système et les mouvements convectifs du fluide s’organisent en fines colonnes, parallèles à l’axe de rotation et réparties en anneaux autour de cet axe. L’écoulement présente une alternance de tourbillons où le fluide circule dans le sens de rotation de la sphère (des cyclones), et d’anticyclones, avec une circulation en sens opposé (voir l’encadré ci-dessous). Le diamètre des tourbillons dépend de la viscosité du fluide. Plus cette dernière est faible, plus le diamètre des tourbillons diminue, et plus la quantité de chaleur requise pour que la convection démarre augmente. De fait, la viscosité s’oppose aux mouvements, d’autant plus efficacement que le diamètre des colonnes est petit. À l’intérieur du noyau, compte tenu de la très faible viscosité du fer liquide (de l’ordre de celle de l’eau), on s’attend à des colonnes dont le diamètre n’est que de quelques kilomètres. Dans nos modélisations numériques de la dynamo terrestre, nous considérons un fluide de viscosité supérieure à celle du noyau terrestre. Avec une faible viscosité, le nombre de colonnes convectives dans le noyau simulé aurait été trop important, compte tenu des capacités de calcul des ordinateurs actuels. Par conséquent, les colonnes convectives que nous modélisons, si elles reproduisent qualitativement la dynamique du noyau, sont beaucoup plus larges que celles qui tournoieraient à l’intérieur de la Terre, s’il n’y avait pas de champ magnétique. L’étape suivante des simulations numériques consiste à tenir compte des propriétés électriques du liquide. On cherche à savoir si les mouvements du fluide s’accompagnent de courants électriques, et si ces derniers sont capables d’engendrer un effet dynamo. Dans le cas de champs magnétiques intenses, on s’attend aussi à ce que les forces magnétiques modifient l’écoulement du fluide. Pour qu’un éventuel champ magnétique naisse, on doit augmenter la conductivité électrique du « fluide numérique ». Malgré les différences avec SECOND MOTEUR : L’ÉVACUATION DE LA CHALEUR INTERNE a convection thermique du noyau peut être reproduite en laboratoire dans une sphère (ci-contre). Une différence de température est imposée entre la surface et le centre, et le système est mis en rotation. Quand la différence de température entre le centre et la surface du noyau terrestre est faible, la chaleur ne s’évacue que par conduction et le fluide tourne avec la coque. Quand la différence de température augmente, d’autres mouvements apparaissent au sein du liquide, et la chaleur peut s’évacuer par convection. D’après les simulations numériques et les expériences, à faible gradient de température, on n’observe pas de colonnes de convection (a). Puis un anneau de colonnes de convection apparaît au-delà d’une certaine différence de température (b). Une colonne sur deux tourne dans le sens de la rotation du noyau, les autres dans le sens opposé. Quand la différence de température augmente encore, les colonnes grossissent et, près de la graine, un seul sens de rotation est sélectionné. Après un nouveau seuil, elles s’organisent en deux anneaux concentriques (c). L a Rotation en bloc b Petites colonnes de convection c Anneaux concentriques de grosses colonnes de convection Graine 20 LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_jault.xp 16/03/10 12:07 Page 21 la situation réelle, les simulations numériques font apparaître un champ magnétique qui reproduit en partie la géométrie du champ terrestre : un dipôle magnétique aligné avec l’axe de rotation, comme les colonnes convectives. Reste à reproduire le même phénomène avec une viscosité et une conductivité électrique proches des valeurs réelles. À l’instar des écoulements induits par la précession, ce n’est pas encore possible numériquement, mais des expériences de laboratoire complètent ces simulations. En 1998, nous avons entrepris une étude consistant à faire tourner rapidement (sans précession) une sphère de 22 centimètres de diamètre remplie soit d’eau, soit de gallium (un métal liquide ayant une bonne conductivité électrique). Pour imiter la force de gravité régnant dans le noyau terrestre (qui ne peut avoir d’équivalent en laboratoire), nous avons soumis le système à une forte accélération centrifuge en lui imposant une rotation rapide. Cette force centrifuge étant dirigée de l’axe de rotation vers l’extérieur, à l’inverse de la gravité qui est dirigée vers le centre de la Terre, nous avons inversé le sens du gradient thermique en imposant la température la plus élevée à la surface de la sphère et la plus basse au cœur (par un système de refroidissement à eau qui joue aussi le rôle de la graine). Ainsi, notre expérience reproduit en négatif les conditions géophysiques (bien qu’avec une force de « gravité » de symétrie cylindrique et non sphérique). Cette double inversion est sans influence sur la géométrie des écoulements et la structure d’un éventuel champ magnétique. Avec de l’eau, nous avons mesuré la convection thermique en mélangeant au liquide du pollen très hydrophile ; les mouvements des grains de pollen sont enregistrés, comme précédemment, par vélocimétrie Doppler. Les expériences avec du gallium liquide se sont révélées plus délicates, car il est difficile de trouver des particules qui restent bien en suspension dans ce fluide. Ces expériences permettent d’explorer une gamme de paramètres complémentaire de celle autorisée par les simulations numériques. De plus, elles ont été importantes dans la mise au point de simulations numériques à la fois rapides et fiables. Qu’avons-nous constaté? À mesure que la différence de température imposée augmente, les mouvements deviennent plus turbulents, les colonnes de convection s’élargissent tout en s’écartant les unes des autres. Elles finissent par s’organiser en deux anneaux concentriques autour de la graine, ce qui rappelle la structure en cylindres emboîtés constatée lors des expériences avec précesDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Jean-Paul Masson/LGIT Convection thermique en laboratoire sion. L’anneau intérieur est constitué de colonnes convectives qui tournent dans le sens inverse de celui du noyau, mais les sens de circulation des colonnes de l’anneau extérieur sont aléatoires (voir l’encadré page ci-contre). Cette configuration entraîne d’importants cisaillements dans le fluide, à chaque frontière entre les deux séries de colonnes. Ces mouvements de cylindres apparaissent donc comme une caractéristique générale des écoulements à l’intérieur d’une boule liquide en rotation rapide, dès que les contraintes (on parle de forçage) sont importantes, qu’elles soient dues à un mouvement de précession ou à une différence de température entre l’intérieur et l’extérieur de la sphère. Les mouvements observés avec le gallium sont sensiblement différents de ceux avec l’eau dans des conditions équivalentes : les colonnes sont plus larges, et le cisaillement d’ensemble sur le cylindre centré sur l’axe de rotation et s’appuyant sur la graine est encore plus prononcé. L’explication tient au fait que le gallium, métal liquide comme l’alliage de fer du noyau terrestre, conduit beaucoup mieux la chaleur que l’eau. Si nous commençons à avoir une idée assez précise des mouvements qui animent le noyau fluide de la Terre – et si ceux-ci présentent des cisaillements élevés, condition favorable à la création de champs magnétiques –, nous n’avons réussi CE DISPOSITIF vise à étudier l’effet d’un champ magnétique intense sur un écoulement. Il est constitué de deux sphères emboîtées en rotation à des vitesses différentes. L’espace entre les sphères est rempli de sodium liquide et le champ est créé par un aimant permanent placé dans la sphère centrale. On constate que près de l’aimant, la forme de l’écoulement est imposée par le champ magnétique. 21 dossier_67_jault.xp 16/03/10 12:07 Page 22 à recréer une dynamo en laboratoire ni sous l’effet de la précession ni sous celui de la convection thermique. En effet, les mouvements de convection reproduits ne sont pas assez rapides pour fonctionner comme le moteur d’une dynamo. Dans les années 2000, trois équipes ont alors tenté L’expérience VKS a recréé des dynamos soit stationnaire, soit périodique, soit s’inversant de façon aléatoire comme le champ magnétique terrestre. livres • La physique de la Terre, sous la direction de Henri-Claude Nataf et Joël Sommeria, BelinCNRS Éditions, 2000. articles • D. SCHMITT et al., Rotating spherical couette flow in a dipolar magnetic field: experimental evidence of magneto-inertial waves, in Journal of Fluid Mechanics, vol. 604, pp. 175-197, 2008. • N. GILLET et al., Experimental and numerical studies of convection in a rapidly rotating spherical shell, in Journal of Fluid Mechanics, vol. 580, pp. 83-121, 2007. • M. BERHANU et al., Magnetic reversals in an experimental turbulent dynamo, in EPL, vol. 77, pp. 59001-59005, 2007. • J. NOIR et al., Experimental evidence of non-linear resonance effects between retrograde precession and the tilt-over made within a spheroid, in Geophysical Journal International, vol. 154, pp. 407-416, 2003. 22 une approche différente : elles ont recréé des dynamos en impulsant un mouvement au fluide par des mécanismes moins proches de ceux à l’œuvre dans les entrailles de la Terre, afin de montrer dans un premier temps la possibilité d’une telle dynamo fluide. Les deux premières expériences furent effectuées à Riga, en Lettonie, et à Karlsruhe, en Allemagne : du sodium liquide pompé dans des tuyaux judicieusement agencés a ainsi créé un champ magnétique. Ce n’était pas une surprise, car les calculs avaient prédit les propriétés d’une telle dynamo résultant d’écoulements simples et bien connus, mais cela a tout de même permis de vérifier qu’aucun événement parasite imprévu ne détruisait le champ magnétique. Dans le cas d’écoulements turbulents plus complexes, les calculs deviennent difficiles. L’étape suivante était donc de construire en laboratoire des dynamos plus élaborées. C’est ce qu’a réalisé récemment un groupe de chercheurs réunis au sein de la collaboration VKS (Von Karman sodium), au centre du CEA à Cadarache, près d’Aix-enProvence. Leur dispositif utilise deux turbines, situées de part et d’autre d’une cavité cylindrique remplie de sodium. Ces turbines tournent en sens opposé, à des vitesses parfois différentes et allant jusqu’à 25 tours par seconde (l’écoulement qui résulte d’un tel dispositif est dit de Von Karman, d’où le nom de l’expérience). Ainsi, le fluide est entraîné dans une rotation d’ensemble, comme le fer liquide du noyau terrestre. Bien que les écoulements soient très désordonnés, on détecte un champ magnétique à l’intérieur du fluide. Ce champ n’est pas parallèle à l’axe du cylindre, comme un champ dipolaire l’aurait été, mais perpendiculaire à cet axe et tangentiel au cylindre. En modifiant les vitesses de rotation des deux turbines de façon indépendante, on observe différents types de dynamo : stationnaire, périodique ou s’inversant de façon aléatoire comme le champ magnétique terrestre. Ces dynamos ne sont obtenues que lorsque l’une au moins des turbines en rotation est en fer doux, métal ferromagnétique (c’est-à-dire qui s’aimante sous l’effet d’un champ magnétique extérieur). Le problème est que l’intérieur de la Terre est trop chaud pour être ferromagnétique. Ces résultats sont-ils alors déconnectés de toute signification géophysique ? Pas nécessairement : la contrainte d’une turbine ferromagnétique disparaîtrait peut-être avec des vitesses de rotation supérieures et des récipients plus vastes. Une expérience à plus grande échelle, en préparation dans l’État du Maryland aux États-Unis, devrait répondre à cette question. S’il est déjà difficile d’obtenir un effet dynamo dans une cavité fluide en laboratoire, il est quasi impossible de réaliser une expérience dynamo dans laquelle le champ magnétique obtenu est suffisamment intense pour influer sur l’écoulement qui lui a donné naissance, comme dans le noyau de la Terre. Or c’est un point crucial : un champ magnétique intense pourrait transformer complètement les écoulements que nous avons observés. On sait déjà qu’en présence d’un tel champ apparaissent de petites perturbations, dites ondes d’Alfvén, qui se propagent selon la direction du champ. Plus généralement, il y a alors compétition entre forces magnétique et de rotation. L’effet d’un champ intense sur les écoulements Pour étudier cette physique, nous avons élaboré à Grenoble une expérience où un champ magnétique intense est obtenu à l’aide d’aimants permanents – et non par effet dynamo, puisque nous en sommes encore incapables. Nous avons rempli de sodium liquide le volume compris entre deux sphères et imposé une rotation différentielle entre les frontières interne et externe (voir la figure page 21). Nous observons alors deux régions distinctes : près des aimants permanents (situés dans la sphère interne), les forces magnétiques dictent la physique des écoulements, qui sont parallèles aux lignes de champ ; dans la région externe, nous retrouvons les mouvements en cylindres emboîtés que nous avions constatés dans nos expériences précédentes. Ces derniers mouvements sont en effet caractéristiques des fluides en rotation rapide. Nous observons aussi des ondes intermittentes, sans doute dues à l’action combinée du champ magnétique et de la rotation d’ensemble, cette explication restant à confirmer. Un modèle réduit de la planète, où un champ magnétique émergerait naturellement comme dans le noyau de la Terre, apparaît encore lointain. En revanche, des expériences variées éclairent des facettes complémentaires de la physique du noyau terrestre. L’enjeu est maintenant d’établir une image cohérente de la géodynamo à partir de ces différentes pièces. ■ LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE p023_pub_telligo.xp 16/03/10 12:25 Page 23 dossier_67_aubert.xp 16/03/10 12:09 Page 24 Fondamental Sous-thème Julien AUBERT, Gauthier HULOT et Yves GALLET La Terre déboussolée Les pôles magnétiques, un modèle de stabilité ? Pas vraiment : ils se sont souvent inversés, multipliés, ou promenés à la surface de la planète. Petit voyage au cœur de cette Terre déboussolée… Julien AUBERT, Gauthier HULOT et Yves GALLET sont chercheurs au CNRS et travaillent à l’Institut de physique du globe de Paris. L’ESSENTIEL ➥ Les roches aimantées montrent que le champ magnétique s’est souvent inversé. On simule aujourd’hui numériquement ces inversions. ➥ Elles résultent de la dynamique non linéaire du noyau, et leur fréquence est globalement contrôlée par les conditions thermiques imposées par le manteau. ➥ En cas d’inversion, le champ magnétique s’affaiblirait temporairement, ce qui induirait quelques perturbations électriques, mais a priori aucune extinction massive d’espèces. Aucune inversion n’est à craindre avant 2000 ans. 24 C ertaines roches ont de la mémoire : elles se « souviennent » de l’orientation du champ magnétique terrestre au moment de leur formation. Cette propriété remarquable résulte de certains oxydes de fer, comme la magnétite ou l’hématite, dont l’aimantation s’aligne avec la direction du champ magnétique, avant de se figer dans la roche. Celle-ci peut être une roche volcanique qui se refroidit (on parle d’aimantation thermorémanente) ou une roche sédimentaire (l’aimantation est alors dite détritique). Quand elles ne sont pas trop altérées au cours de leur histoire géologique, ces roches aimantées deviennent des fossiles du champ magnétique terrestre. Et leur enseignement est formel: le champ magnétique a parfois été « inversé » par rapport à aujourd’hui, c’est-à-dire que le pôle magnétique Nord (où rentrent les lignes de champ) était au Sud géographique et le pôle magnétique Sud (d’où sortent les lignes de champ) au Nord géographique (voir la figure page 26). Outre la direction du champ ancien, les roches aimantées nous révèlent son intensité, qu’on estime par des expériences de désaimantation et de réaimantation dans des conditions de champ connues. L’étude de ces « fossiles magnétiques » est au cœur d’une discipline importante de la géophysique : le paléomagnétisme. Depuis la fin des années 1990, il est assisté par des simulations numériques efficaces. Après un bref historique sur la découverte des inversions géomagnétiques, nous détaillerons leur déroulement et les mécanismes à l’œuvre. Le champ magnétique terrestre est probablement apparu peu de temps après la formation de notre planète, il y a environ 4,55 milliards d’an- nées. Cependant son existence n’est attestée qu’à partir de l’Archéen, plus d’un milliard d’années plus tard, grâce à quelques rares roches continentales aimantées ; celles-ci proviennent notamment d’Australie, d’Afrique du Sud et du Canada. Un code-barres magnétique au fond des océans Le premier à montrer que ce champ s’est inversé par le passé est le physicien français Bernard Brunhes, au début du XXe siècle. Ses conclusions, fondées sur l’étude de quelques roches du Massif central, ne seront toutefois définitivement acceptées qu’au début des années 1960, grâce à l’analyse du signal magnétique des fonds océaniques. En effet, les laves sortant des dorsales, où ces fonds se forment, piègent l’orientation du champ magnétique en se refroidissant, puis sont repoussées par des laves plus jeunes. Il se forme alors au fond des océans une sorte de « code-barres », où alternent les aimantations thermorémanentes normales (c’està-dire équivalentes à celle d’aujourd’hui) et inverses, et qui retrace donc en continu les inversions du champ géomagnétique. On remonte ainsi jusqu’au Jurassique moyen, il y a 150 millions d’années, âge des plus vieux fonds océaniques. Il en ressort que depuis cette époque, le champ magnétique s’est inversé à de nombreuses reprises (près de 300 fois), mais de façon irrégulière. Pour prolonger notre connaissance des inversions magnétiques au-delà du Jurassique, on a recours à la magnétostratigraphie : celle-ci étudie des séquences sédimentaires dont les couches géologiques successives ont gardé, sous forme d’aimantation détritique, la mémoire de l’orientation du champ magnétique à différentes époques. Ces LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_aubert.xp 16/03/10 12:09 Page 25 séquences sédimentaires, aujourd’hui émergées ou toujours situées au fond des océans, sont beaucoup plus fragmentaires que les enregistrements continus des dorsales. Elles témoignent tout de même de l’existence de nombreuses inversions géomagnétiques au début du Phanérozoïque, notamment au Cambrien, il y a environ 530 millions d’années, et au Protérozoïque, il y a entre un et deux milliards d’années. À ce jour, la plus ancienne inversion magnétique connue, enregistrée dans des sédiments australiens, date de 2,7 milliards d’années. De nouvelles techniques de mesure paléomagnétique prétendent trouver la trace d’inversions vieilles de 3,2 milliards d’années, mais ces résultats sont encore à confirmer. Naissance d’une théorie CETTE SIMULATION NUMÉRIQUE retrace le déroulement d’une inversion géomagnétique en cinq étapes (de haut en bas). Le noyau, dans lequel le champ magnétique est créé, est la partie transparente entre la graine (en gris) et le manteau (en marron). La couleur des lignes de champ magnétique représente la polarité du champ, identique à la polarité actuelle en bleu et inverse en rouge. L’inversion est marquée par l’apparition de plusieurs pôles magnétiques et par la décroissance de l’intensité du champ magnétique. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Julien Aubert /CNRS/IPGP Si les inversions géomagnétiques découvertes par Brunhes ont mis plus de 50 ans à être acceptées, c’est parce que les théoriciens manquaient cruellement d’outils pour les expliquer. En effet, au début du XXe siècle, seules les toutes premières briques constitutives de la théorie de la dynamo terrestre (ou géodynamo) sont posées. On sait depuis lord Kelvin (1824-1907) que la Terre se refroidit ; en 1881, Édouard Roche a proposé l’existence d’un noyau de fer ; et en 1919, Joseph Larmor a envisagé la présence, au sein de ce noyau, de mouvements de convection capables d’amplifier et d’entretenir un champ magnétique par un processus de dynamo. Mais ce n’est que vers le milieu du siècle que Edward Bullard et Walter Elsasser posent les équations susceptibles de gouverner la géodynamo. Ces équations montrent formellement que si un champ magnétique d’une certaine polarité peut être produit, alors un champ de polarité inverse peut aussi l’être. Une base théorique solide à la possibilité pour le champ magnétique terrestre d’inverser sa polarité est enfin trouvée. Reste cependant à prouver que les mouvements de convection dans le noyau terrestre, dus à son refroidissement, sont effectivement capables d’engendrer un champ magnétique. La preuve indiscutable ne sera apportée qu’à la fin du XXe siècle, grâce aux premières simulations numériques de dynamo convective. Divers dispositifs expérimentaux éclairent aussi ce phénomène, mais aucune « géodynamo miniature » réaliste n’a encore été dossier_67_aubert.xp 16/03/10 12:09 Page 26 Présent Polarité inversée Jen Christiansen Polarité normale 40 50 60 70 80 90 Temps (en millions d’années) 110 120 130 140 150 Yves Gallet/CNRS/IPGP 10 8 4 2 Superchron de l’Ordovicien 6 ? 0 0 50 100 150 Présent 200 250 300 350 400 450 500 550 Temps (en millions d’années) reproduite en laboratoire (voir Le moteur de la dynamo terrestre, par D. Jault, D. Brito, Ph. Cardin et H.-C. Nataf, page 16). En 1995, Gary Glatzmaier et Paul Roberts réussissent pour la première fois à simuler des inversions de polarité sur ordinateur. Cette simulation est complexe, car l’effet dynamo «exploite» les trois dimensions de l’espace ; il ne peut se produire dans un système à deux dimensions, de sorte qu’il faut être capable de simuler des écoulements tridimensionnels. Aujourd’hui encore, on peine à intégrer dans les modèles la turbulence des écoulements réellement à l’œuvre dans le noyau terrestre, et les mécanismes d’inversion suscitent des recherches actives, nécessitant des techniques numériques de modélisation et de visualisation avancées. Il y a 780 000 ans s’est produite la dernière inversion magnétique. Nous avons tout de même une meilleure compréhension de ces mécanismes, que nous allons détailler. Le paléomagnétisme nous enseigne que les inversions sont des événements brefs à l’échelle géologique: elles ne durent «que» quelques millénaires. L’étude des plus récentes montre qu’elles se produisent après une décroissance générale du champ magnétique, qui perd près de 90 pour cent de son intensité. Pendant la période de transition, le champ est constitué de plusieurs pôles Nord et Sud (voir la figure page 25). Ces derniers «voyagent» à la surface de la Terre selon des trajectoires tortueuses, pour 26 100 Pas de données LE CHAMP MAGNÉTIQUE terrestre s’est fréquemment inversé au cours des temps géologiques. Grâce aux roches aimantées des dorsales océaniques, on reconstitue son évolution sur les 150 derniers millions d’années (ci-dessus), tandis que des roches sédimentaires permettent de remonter plus loin, mais de façon plus fragmentaire. On constate que la fréquence des inversions varie selon un cycle d’environ 150 millions d’années, avec de longues périodes sans inversions nommées superchrons (ci-contre). 30 Superchron de la fin de l’ère primaire 20 Superchron du Crétacé 10 Fréquence des inversions (occurrences par million d’années) 0 finalement coalescer à nouveau, tandis que le champ reprend de la vigueur ; à l’issue de l’inversion, le champ retrouve deux pôles magnétiques, l’un à proximité du pôle géographique Nord, l’autre près du pôle géographique Sud. Un petit tour… et puis s’en revient ! Ces épisodes de champ faible et multipolaire ne conduisent pas toujours à des inversions. Assez souvent (peut-être une dizaine de fois durant le dernier million d'années), ils s’achèvent par un retour à la même polarité. On parle alors d’excursion géomagnétique. La plus récente d’entre elles, et la mieux documentée, date d’il y a environ 40 000 ans. Déduite de l’étude paléomagnétique de coulées volcaniques près de Laschamp, en Auvergne, elle est connue sous le nom d’excursion du Laschamp. Parce que ces excursions ressemblent beaucoup aux inversions par leur durée caractéristique et par la diminution de l’intensité géomagnétique qui les accompagne, elles sont souvent perçues comme des inversions « ratées ». Parfois, l’événement est plus bref et de moindre ampleur ; il ne s’agirait alors que d’une manifestation extrême de la variation séculaire, c’est-à-dire des légers changements qui animent en permanence le champ magnétique terrestre. Les simulations numériques de la géodynamo reproduisent, au moins qualitativement, la plupart de ces observations : irrégularité des inversions et des excursions, «courte» durée, diminution de l’intensité géomagnétique durant ces épisodes. Mais LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_aubert.xp 16/03/10 12:09 Page 27 LE NOYAU ce n’est que récemment que les progrès de la visualisation informatique ont révélé l’intérieur de ces simulations, et mis en évidence les structures participant au phénomène. Les inversions, quel panache ! On pense aujourd’hui que les inversions et les excursions sont déclenchées par des panaches magnétiques, sortes de concentrations exceptionnelles de lignes de champ magnétique (voir la figure ci-dessous). En eux-mêmes, ces panaches sont assez furtifs : ils se forment à l’intérieur du noyau, influencent peu le champ magnétique à la surface de la Terre et disparaissent en quelques centaines d’années. Toutefois, ils contiennent parfois une grande quantité de « champ inverse », c’est-à-dire de lignes de champ orientées dans le sens opposé au champ « normal », et qui perturbent celui-ci. Ils donneraient ainsi la « pichenette » qui lance la valse des pôles magnétiques. Les simulations numériques montrent aussi que les inversions sont d’une extraordinaire versatilité. Si l’on introduit une très faible perturbation dans le système peu de temps avant une inversion, même bien engagée, celle-ci peut évoluer vers une excursion, ou être différée pour une durée indéterminée. De même, les inversions successives ne se ressemblent pas dans le détail de leur déroulement, audelà des caractéristiques générales dont nous avons fait état ; ce point est d’ailleurs confirmé par les observations, qui montrent par exemple que les trajectoires des pôles magnétiques diffèrent à chaque fois. Ainsi les inversions, bien que mieux comprises, restent intrinsèquement imprévisibles. Vue du champ à la surface de la Terre depuis le pôle Nord Vue du noyau depuis le pôle Nord On sait tout de même leur attribuer quelques propriétés statistiques: les inversions se produisent selon un processus dit de Poisson, c’est-à-dire avec une probabilité indépendante des occurrences passées. Leur fréquence est fonction de la vigueur de la convection du noyau, elle-même gouvernée par les conditions thermiques «aux limites», autrement dit à la surface du noyau: ces conditions contrôlent en effet le refroidissement du noyau. Elles sont facilement paramétrées dans les simulations, mais dans le cas de la Terre «réelle», elles sont dictées par le manteau rocheux, lui-même siège d’une convection solide (par fluage des roches, qui sont ductiles en raison de leur haute température). Cette convection, par ailleurs responsable de la dérive des continents, est notablement plus lente que celle du noyau; à l’échelle géologique, elle suffit néanmoins à modifier les conditions imposées par le manteau, et donc probablement la fréquence des inversions. Celle-ci varie en effet selon les périodes (voir la figure page ci-contre). Les inversions sont parfois fréquentes, par exemple durant les 30 derniers millions d’années ou au Jurassique supérieur (il y 140 millions d’années), et beaucoup moins nombreuses à d’autres périodes ; il arrive qu’elles cessent même complètement pendant de longues périodes, nommées « superchrons ». On a ainsi identifié trois superchrons au cours des 550 derniers millions d’années : pendant le Crétacé, entre 120 et 83 millions d’années ; vers la fin de l’ère primaire, entre environ 310 et 260 millions d’années ; et pendant l’Ordovicien, entre 490 et 460 millions d’années. La fréquence des inversions semble subir de lentes ondulations, d’une AU DÉBUT D’UNE INVERSION, de multiples lignes de champ magnétique (en gris, respectivement orangé et bleuté selon qu’elles sortent ou rentrent dans le noyau) se concentrent en un panache (la structure orangée en forme de cône). À la surface de la Terre, la polarité globale du champ est telle que les lignes rentrent au Nord et sortent au Sud. Cependant, à l'intérieur du noyau, la dynamo a fabriqué au Nord un panache magnétique sortant, donc de polarité inverse. Notons que dans cette simulation, on n’a représenté que les champs les plus forts à la surface du noyau, rendue transparente. Vue équatoriale du champ à la surface de la Terre Champ magnétique dirigé vers l’extérieur Intensité croissante Vue équatoriale du noyau Champ magnétique dirigé vers l’intérieur Intensité croissante Panache Julien Aubert /CNRS/IPGP Graine Champ magnétique de polarité inverse DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 27 dossier_67_aubert.xp 16/03/10 12:09 Page 28 périodicité approximative de 150 millions d’années, qu’il est tentant d’interpréter comme la signature du contrôle du manteau sur le noyau au cours des temps géologiques. Les conditions imposées par le manteau varient en effet selon le cycle de Wilson de la tectonique des plaques, de périodicité voisine de 150 millions d’années, qui décrit l’agrégation et la dislocation des supercontinents. Une période comparable sépare les apparitions de deux gigantesques plateaux basaltiques à la surface de la Terre, les « traps » du Deccan (en Inde) et de Sibérie, autres phénomènes associés à la dynamique convective du manteau. DES ZONES DE POLARITÉ INVERSE es satellites Magsat et Oersted ont mesuré le champ magnétique au-dessus de la surface terrestre, respectivement vers 1980 et 2000. On en a ensuite déduit celui de l’interface noyau-manteau (voir ci-dessous). Dans l’hémisphère Sud, le champ magnétique pointe presque toujours vers l’extérieur de la Terre, tandis que c’est le contraire dans l’hémisphère Nord. Toutefois, dans quelques régions atypiques, l’orientation est opposée ; ces régions se sont étendues entre 1980 et 2000. Si cette extension se poursuit, la polarité du champ magnétique terrestre pourrait s’inverser. Cependant, cela se traduirait par une décroissance préalable du champ magnétique de 90 pour cent de sa valeur actuelle — livrant les satellites et les avions à une série de déboires —, une diminution qui prendra au moins 2 000 ans. D’ici là, le processus a tout le temps d’évoluer différemment… L Champ magnétique dirigé vers l’extérieur Intensité croissante Champ magnétique dirigé vers l’intérieur Intensité croissante Zones de flux inversé 1980 Zones de flux inversé Nouvelles zones P. Olson d’après G. Hulot et al., Nature, 2002 2000 28 Zone s’élargissant Des analyses plus fines de la séquence temporelle des polarités ont cependant souligné le caractère soudain (à l’échelle géologique) de certaines transitions dans la fréquence des inversions géomagnétiques. Cela concerne en particulier le passage vers le superchron du Crétacé, il y a 120 millions d’années : ce superchron apparaît alors que de nombreuses inversions se produisent encore quelques millions d’années plus tôt. La même tendance paraît se dégager pour les superchrons plus anciens, mais nos données sur ceux-ci sont plus parcellaires. Cette soudaineté reste à expliquer, et serait peut-être due à la dynamique non linéaire du noyau. De nouvelles simulations numériques sur de très longues durées devraient permettre d’en savoir plus. Quoi qu’il en soit, les inversions du champ magnétique sont vraisemblablement des phénomènes spontanés (en d’autres termes, le manteau pourrait contrôler globalement la fréquence des inversions, mais il ne déciderait pas de leur déclenchement), fruits de la dynamique non linéaire qui caractérise la géodynamo. Si l’on comprend mieux les conditions favorables à une inversion, on ne peut en prédire l’avènement ou le déroulement précis. La prochaine inversion, pas avant 2 000 ans Nous n’avons en particulier aucun moyen de prédire la prochaine inversion. Tout au plus peut-on affirmer qu’elle ne se produira pas avant 2000 ans. L’intensité globale du champ magnétique actuel est en effet très élevée, de sorte qu’il lui faudrait au moins ce laps de temps pour diminuer de 90 pour cent et atteindre la faible valeur qui lui permettrait, peutêtre, de s’inverser. Ce scénario n’est pas irréaliste : le champ moderne est effectivement en train de décroître à un rythme susceptible de conduire à une inversion. Est-elle pour autant inéluctable ? Non, car les simulations numériques et les données paléomagnétiques montrent qu’en 2 000 ans, la géodynamo peut renverser cette tendance et maintenir la polarité actuelle du champ pour une durée bien plus longue. Et d’ailleurs, les inversions sont-elles tant à redouter ? La question mérite d’être posée, car le champ magnétique nous protège contre le vent solaire et les rayons cosmiques, des flux de particules chargées émis respectivement par le Soleil et par divers phénomènes astrophysiques, telles les supernovae. La diminution de l’intensité du champ terrestre au moment d’une inversion, et surtout la perte de son caractère principalement dipolaire, affaibliraient beaucoup cette protection. Que l’on se rassure, une ultime barrière, très efficace, subsisterait : notre atmosphère. Celle-ci contiendrait alors les LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_aubert.xp 16/03/10 12:09 Page 29 LE NOYAU Julien Aubert /CNRS/IPGP L’INTERFACE ENTRE LE NOYAU ET LE MANTEAU TERRESTRE est thermiquement hétérogène, avec des parties chaudes (en rouge) et froides (en bleu), visibles sur cette simulation. Ces hétérogénéités créent des écoulements dans le noyau (traits blancs) qui influent sur la géodynamo. assauts du vent solaire et des rayons cosmiques, de sorte que la faune et la flore resteraient protégées. La surface de la Terre serait tout de même plus exposée aux rayonnements, mais jusqu’à présent, aucun lien direct n’a été établi entre les inversions géomagnétiques et les disparitions d’espèces. Nos lointains ancêtres ont d’ailleurs connu plusieurs inversions ! Les principales précautions à prendre concerneraient le transport aérien et les satellites, qui ne bénéficient pas ou peu de la protection de l’atmosphère, et qui subiraient alors directement l’agression du vent solaire. Au sol, diverses protections seraient aussi à envisager. En effet, l’interaction du vent solaire avec un champ magnétique terrestre réduit et multipolaire risquerait de déclencher de DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE violents courants électriques dans la magnétosphère (la zone dominée par le champ magnétique de la planète) et l’ionosphère (une couche de la haute atmosphère, située entre 80 et 500 kilomètres d'altitude), en particulier lors des tempêtes solaires. Outre la multiplication des aurores boréales, nous subirions, en l’absence de protections adaptées, d’immenses pannes du réseau électrique. De telles pannes se sont d’ailleurs déjà produites à quelques rares occasions, plongeant par exemple six millions de personnes dans le noir au Québec lors de la tempête solaire de 1989. Si le champ magnétique protecteur avait en plus été affaibli par une inversion en cours, les conséquences auraient probablement été bien pires ! Heureusement, ce n’est pas à craindre à court terme… ■ livres • Collectif, Treatise on Geophysics, vol. 5, Geomagnetism, Elsevier, 2007. articles • J. ODENWALD et J. GREEN, En attendant la tempête solaire du millénaire, in Pour la Science, n° 374, décembre 2008. • J. AUBERT et al., Thermochemical flows couple the Earth’s inner core growth to mantle heterogeneity, in Nature, vol. 454, pp. 758-761, 2008. • J. AUBERT et al., The magnetic structure of convection driven numerical dynamos, in Geophys. J. Int., vol. 172, pp. 945-956, 2008. 29 dossier_67_labrosse.xp 16/03/10 12:21 Page 30 Fondamental Sous-thème Stéphane LABROSSE Un monde sous le manteau Autrefois décrite comme une couche uniforme, la base du manteau est bien plus complexe. Vestiges de plaques océaniques englouties, sources de panaches chauds, crypto-continents et poches de matière fondue peuplent cette zone essentielle de la planète. Stéphane LABROSSE est professeur au Laboratoire des sciences de la Terre, à l’ENS Lyon. À LA SURFACE DU NOYAU s’épanchent parfois des poches de matière fondue, situées à la base du manteau. Ces éruptions « à l’envers » ressemblent à l’étalement des laves des dorsales sur les fonds océaniques. 30 À 2 900 kilomètres sous nos pieds s’étend la frontière entre le noyau et le manteau terrestres. À quoi ressemble-t-elle ? D’un côté, le noyau, une boule de fer fondu très dense, est agité de mouvements de convection rapides (d’une vitesse d’environ 30 centimètres par heure) à l’origine du champ magnétique de la Terre. De l’autre, les roches silicatées du manteau sont principalement solides, mais elles se déforment aussi par convection, à une vitesse environ 25 000 fois inférieure (dix centimètres par an). Les différences de composition et de propriétés physiques et chimiques entre ces deux parties sont aussi importantes que celles observées entre la croûte solide et les océans ou l’atmosphère. On s’attend donc à ce que la structure de l’in- terface entre le noyau et le manteau soit au moins aussi complexe que la surface de la Terre. De fait, les sismologues ont identifié à la base du manteau une couche « anormale », nommée D” (D seconde) ; ce nom est un vestige des premiers modèles de la structure de la Terre, où le manteau inférieur se nommait « couche D » et était divisé en deux sous-couches, D’ et D’’. La couche D’’ a une importance géodynamique majeure: en contact avec le noyau, elle forme la couche limite inférieure du manteau, auquel elle impose un certain nombre de paramètres thermiques influant sur sa dynamique. En outre, cette zone est le point d’arrivée des plaques océaniques qui ont coulé après leur subduction et la LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_labrosse.xp 16/03/10 12:21 Page 31 LE NOYAU source des panaches mantelliques à l’origine des points chauds, tel celui de Hawaii. Elle joue donc un rôle essentiel dans la dynamique de notre planète. Des progrès importants ont été accomplis dans la compréhension du fonctionnement de la couche D’’ lors de la dernière quinzaine d’années, notamment grâce à la tomographie sismique. Nous avons aujourd’hui une meilleure image de cette zone frontière, qui apparaît très hétérogène. Après avoir décrit sa structure, nous verrons comment elle s’est mise en place depuis la formation de la Terre. Des transitions de phase riches d’enseignements L’ESSENTIEL ➥ Le noyau, constitué de fer liquide très dense, est chimiquement et physiquement bien distinct du manteau. ➥ Dès lors, à la frontière entre ces deux milieux, de multiples structures se sont mises en place. Les études sismologiques les dévoilent. ➥ Deux scénarios de formation de ces structures ont été proposés. Le premier décrit la cristallisation d’un océan de magma profond, tandis que le second postule que la croûte coule jusqu’à la frontière du noyau après sa subduction. Shutterstock/Nikolajs Strigins En 1949, Keith Bullen parle pour la première fois d’une couche D’’, car il observe une discontinuité de la vitesse des ondes sismiques à proximité du noyau ; des mesures ultérieures montreront que la profondeur à laquelle commence cette couche varie selon les régions, entre 150 et 300 kilomètres au-dessus du noyau. À l’instar des discontinuités du manteau supérieur (voir La zone de transition : couche clef du manteau, par É. Debayle et Y. Ricard, page 74), on a supposé qu’une transition de phase (un changement de la structure cristalline) expliquait la discontinuité. Pour vérifier cette hypothèse, en 2004, on a recréé en laboratoire les conditions extrêmes de pression (environ 1,3 million de fois la pression atmosphérique) et de température (plus de 2 200 degrés) attendues à la base du manteau. On a ainsi observé que dans ces conditions, le minéral dominant dans cette partie du manteau, la pérovskite (une solution solide de FeSiO 3 dissous dans du MgSiO 3), change de structure pour adopter une forme nommée postpérovskite. La discontinuité sismique que Bullen interprétait comme le début de la couche D’’ correspondrait donc à la limite entre pérovskite et postpérovskite. Dans les années 2000, de nouvelles observations sismologiques plus précises ont montré que la base du manteau est plus complexe qu’une simple couche. À certains endroits, les ondes rencontrent deux discontinuités successives – donc une double transition de phase –, tandis qu’à d’autres, aucune discontinuité n’est observée. Ces zones « continues » marqueraient des panaches chauds de roches mantelliques (constituées de pérovskite et de ferropériclase, un oxyde de fer et de magnésium) montant des profondeurs ; en arrivant à la surface, ces panaches perceraient la croûte et donneraient naissance à des volcans de points chauds (voir Panaches chauds : mythe ou réalité ?, par J.-P. Montagner, page 46). Les doubles discontinuités correspondraient à l’entrée et la sortie de l’onde dans une zone de postpérovskite. On reconstitue alors la descente d’une parcelle de plaque lithosphérique vers la base du manteau. Lorsque la plaque arrive à environ 200 kilomètres au-dessus du noyau, son minéral le plus important, la pérovskite, se transforme en postpérovskite. En continuant sa descente, la plaque s’échauffe à mesure qu’elle s’approche du noyau, et la postpérovskite reprend sa forme initiale de pérovskite. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 31 dossier_67_labrosse.xp 16/03/10 12:21 Page 32 LES TRANSITIONS DE PHASE, FENÊTRE SUR LA TEMPÉRATURE ET LA STRUCTURE Tiède Pérovskite Chaud Postpérovskite NOYAU 3 000 4 000 Température (en kelvins) Première estimation directe du flux sortant du noyau Ces courbes de températures nous donnent le gradient thermique à la base du manteau. En multipliant ce gradient par la conductivité thermique, on détermine le flux de chaleur qui sort du noyau. Ce paramètre est capital, car il contrôle l’évolution thermique du noyau, la vitesse à laquelle la graine cristallise et la vigueur de la convection dans le noyau. Pour la première fois, on dispose d’un outil pour le déterminer directement. On obtient ainsi une valeur de 10 à 15 térawatts (un térawatt vaut 1012 watts), soit entre 25 et 30 pour cent du flux de chaleur perdu par la Terre à sa surface ; cela équivaut à la production électrique d’environ Noyau Postpérovskite Ma nte au Hernlund et al/Nature 434 Froi d Pérovskite L’existence des transitions de phase représente une mine d’informations sur la base du manteau. En effet, la pression (et donc la profondeur) à laquelle elles se produisent dépend de la température. À partir de la profondeur à laquelle une discontinuité sismique est observée, on peut donc déduire la température régnant dans cette région – on détermine par une méthode similaire les températures à l’interface entre la graine et le noyau externe, ainsi qu’aux niveaux des discontinuités sismiques du manteau supérieur. On établit alors des courbes d’augmentation de la température avec la profondeur à différents endroits (voir l’encadré ci-dessus). 32 c MANTEAU Tiède Tiède Profondeur (en kilomètres) b Chaud Froid Chaud Profondeur (en kilomètres) marqueraient l’entrée et la sortie de l’onde sismique dans une zone peu chaude, constituée de postpérovskite (en bleu clair). Enfin, la courbe froide subit également deux discontinuités, mais plus écartées : la zone froide de postpérovskite correspondante aurait donc une plus grande largeur, et serait le vestige d’une plaque lithosphérique ayant plongé dans le manteau. Froid la base du manteau, les profils des vitesses sismiques varient selon la région. On distingue trois courbes types, notées « froid », « tiède » et « chaud » (a), car elles correspondent à des zones traversées de températures différentes. Le nombre de discontinuités sur ces courbes indique le nombre de transitions de phase, et donc le nombre de fois que la courbe d’évolution de la température croise la courbe de séparation entre la pérovsa kite et la postpérovskite, dite courbe 2 500 de Clapeyron (b, en pointillés rouges), 2 500 sur le diagramme profondeur-température (b). On en déduit les courbes d’évolution de la température avec la profondeur, représentées sur ce même diagramme (en noir). On reconstitue ensuite les zones traversées par les ondes (c). La courbe chaude ne subit aucune NOYAU discontinuité : la région correspon3 000 dante serait un panache de roche 3 000 chaude (en rouge), composée d’un assemblage de pérovskite et de ferroVitesse périclase. La courbe tiède subit deux sismique discontinuités (les points noirs), qui À 15000 centrales nucléaires, mais, ramené à la surface du noyau, cela fait environ 100 milliwatts par mètre carré, c’est-à-dire qu’un mètre carré de noyau ne perd par seconde qu’un millième de l’énergie d’une ampoule à incandescence classique. Une telle valeur implique tout de même que le noyau s’est refroidi d’environ 1 000 degrés depuis sa formation ! Notons que notre estimation du flux est supérieure aux évaluations précédentes, de l’ordre de trois à cinq térawatts, fondées sur l’hypothèse que le flux à la surface du noyau est égal au flux évacué par les points chauds à la surface de la Terre ; cette hypothèse est erronée, car, d’une part, les panaches à l’origine des points chauds échangent de la chaleur avec le manteau et, d’autre part, de nombreux panaches se perdent dans le manteau sans arriver en surface. Notre estimation est toutefois encore peu précise, et le raffinement des diagrammes de phase, des études sismiques et des connaissances sur les propriétés thermiques des minéraux devrait l’améliorer. Si les discontinuités – et les continuités – de vitesse sismique révèlent des zones de postpérovskite et des panaches chauds à la base du manteau, ce ne sont pas les seules structures détectées par la sismologie. Certaines zones exhibent des variations de vitesse qui, sans être aussi brusques que les discontinuités, n’en sont pas moins riches d’information. On cartographie alors les vitesses sismiques à 2850 kilomètres de profondeur, soit 50 kilomètres LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_labrosse.xp 16/03/10 12:21 Page 33 LE NOYAU les liquides, se propagent dans les zones ULVZ : ces zones sont donc principalement solides. Toutefois, elles ne le sont pas entièrement, comme l’indiquent l’importance des diminutions de vitesse et le fait que les ondes S soient trois fois plus ralenties que les ondes P ; cela ressemble aux zones de fusion partielles sous les dorsales, à l’origine du volcanisme et de la croûte océanique. Ainsi, les zones ULVZ seraient constituées d’une matrice solide percée de pores emplis de magma (dont la proportion atteindrait dix pour cent), à l’instar d’une éponge gorgée d’eau. Depuis leur découverte, ces zones partiellement fondues sont au centre des attentions de nombreux sismologues, qui ont affiné leur Ritsema et al/Science 286 au-dessus du noyau. On détecte ainsi deux zones de vitesses lentes, respectivement sous l’océan Pacifique et sous l’Afrique, entourées de zones de vitesses rapides (voir la figure ci-contre). Comme les vitesses sismiques augmentent lorsque la température diminue, ces mesures semblent indiquer deux zones chaudes entourées de zones froides. De fait, l’arrivée de plaques froides en subduction en provenance du pourtour du Pacifique expliquerait l’existence de telles zones froides. Les zones centrales de vitesse lente sont un peu plus complexes : elles seraient effectivement plus chaudes, mais aussi plus denses d’environ trois pour cent (une valeur à confirmer) que les alentours. C’est étonnant, car la dilatation thermique provoquée par la hausse de température devrait diminuer la densité. On l’explique alors par un changement de composition chimique : au niveau de ces zones, les roches mantelliques contiendraient, soit plus de fer soit des proportions différentes de pérovskite et de ferropériclase. a Des continents cachés à la base du manteau DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Variations de vitesse par rapport à la moyenne (en pour cent) –0,7 –1,4 0 0,7 1,4 b Probabilité d’existence d’une zone ULVZ 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1,0 Thorne et al/J. Geophys. Res. 109 Du fait de leur densité élevée, les zones chaudes restent à la base du manteau, sans être entraînées par les courants ascendants. De façon analogue, les continents, qui « flottent » à la surface du manteau, sont tirés vers le bas par des courants descendants, mais leur densité moindre, due à une composition chimique différente, leur permet de résister. En 1991, Franck Stacey, de l’Université de Queensland, en Australie, a alors proposé pour les zones denses et chaudes de la base du manteau le nom de crypto-continents, littéralement des continents cachés (crypto venant du grec kruptos, caché). On parle aussi d’anticontinents. Les panaches chauds naissent à la marge de ces crypto-continents (voir les figures ci-contre et page 35). Ceux-ci sont des régions d’ancrage privilégié pour les panaches, du fait de leur température élevée et de leur stabilité gravitationnelle. Les sismologues ont détecté d’autres structures à la base du manteau, caractérisées par des vitesses sismiques très faibles (on parle d’Ultra low velocity zone, ou ULVZ). Ces structures sont petites : elles ont une épaisseur de 5 à 50 kilomètres pour une extension horizontale de l’ordre de 100 kilomètres. Les vitesses des ondes de compression (ondes P) et des ondes de cisaillement (ondes S) y sont inférieures à la moyenne, respectivement d’environ 10 et 30 pour cent. Ces réductions de vitesse sont bien supérieures à celles rencontrées dans le reste de cette zone, qui sont plutôt de l’ordre de deux pour cent, notamment au niveau des crypto-continents. Même si elles sont très ralenties, les ondes de cisaillement, qui ne peuvent pas pénétrer dans LA BASE DU MANTEAU, à 2 850 kilomètres de profondeur, est une mosaïque de zones de faibles et de fortes vitesses sismiques (a), respectivement en rouge et en bleu. On nomme crypto-continents les zones de faibles vitesses sismiques, chaudes et denses. À la marge de ces crypto-continents naissent des panaches de matière chaude, qui remontent jusqu’à la surface et forment les volcans dits de point chaud (les triangles blancs). Les zones à vitesse sismique élevée, plus froides, résulteraient de la plongée de la plaque pacifique dans le manteau lors de sa subduction (les traits blancs représentent les limites de plaque). En outre, on détecte de petites zones de très faibles vitesses sismiques, dites ULVZ (b), qui seraient partiellement fondues ; ces zones semblent majoritairement localisées à la base et sur les bords des crypto-continents. Les régions en blanc ne sont pas couvertes par les études sismologiques. 33 dossier_67_labrosse.xp 16/03/10 12:21 Page 34 DES MONTAGNES À L’ENVERS DANS UN OCÉAN DE FER LIQUIDE ? la surface de la Terre, les océans et l’atmosphère baignent les continents et les îles. De la même façon, à la base du manteau, des montagnes inversées de roches pourraient plonger dans l’océan de fer liquide du noyau. Les sismologues tentent de cartographier cette zone, mais la faible épaisseur de celle-ci complique leur tâche : elle s’étendrait sur plus ou moins trois kilomètres autour d’un ellipsoïde moyen. Cette topographie est en tout cas liée aux structures observées à la base du manteau. Les montagnes naîtraient ainsi de l’enfoncement de zones denses, comme les plaques tectoniques froides ayant coulé jusqu’à la frontière, dans le noyau. On ne s’attend toutefois pas nécessairement à en trouver sous les crypto-continents, pourtant denses eux aussi : comme ils sont chauds, leur viscosité est assez faible, de sorte qu’ils s’étalent à la surface du noyau au lieu d’y s’enfoncer. localisation et leurs caractéristiques physiques. Toutefois, pour explorer ces zones petites et lointaines, il faut utiliser des ondes sismiques d’assez haute fréquence, qui sont très atténuées, et des réseaux denses de sismomètres, encore peu nombreux, si bien que de grandes régions de la base du manteau n’ont pas pu être étudiées. Les sismologues ont tout de même montré que les zones ULVZ ne forment pas une couche homogène couvrant l’ensemble de la frontière entre le noyau et le manteau. En effet, dans certaines régions, les ondes ne sont pas ralenties, signalant l’absence de zone ULVZ. Ils ont aussi déterminé la probabilité que les régions couvertes par les études sismologiques abritent une zone partiellement fondue – les ondes sismiques réfléchies par de telles zones étant difficiles à distinguer de celles réfléchies par la frontière entre le noyau et le manteau, on ne peut déterminer qu’une probabilité de présence. On constate ainsi que ces zones semblent majoritairement localisées sur les bords des crypto-continents (voir la figure page 33). En outre, elles auraient une densité environ dix pour cent supérieure à la densité moyenne du manteau à la même profondeur. On a donc affaire à un magma plus dense que la roche solide avec laquelle il coexiste. Cette situation est inhabituelle, car dans la majorité des cas, le liquide produit par la fonte d’un solide est moins dense que celui-ci (le cas de l’eau est un contre-exemple). Les magmas de surface ne dérogent d’ailleurs pas à la règle : de densité plus faible que la roche environnante, ils sont poussés vers le haut et s’échappent lors des éruptions volcaniques. Deux effets peuvent être à l’origine de la grande densité du magma des zones ULVZ. D’abord, les liquides étant souvent plus compressibles que les solides, leur densité augmente avec la pression plus vite que celle de ces derniers ; or à la base 34 Shutterstock/Mike Norton À du manteau, la pression est très élevée. Ensuite, des expériences de laboratoire ont montré que le liquide formé par fusion partielle de la roche « capte » le fer de celle-ci, de sorte qu’il en contient plus que le solide avec lequel il coexiste. Cette différence de composition rendrait le magma plus dense que la roche. Des crypto-volcans qui s’épanchent sur le noyau En conséquence, il s’écoulerait vers le noyau, un peu comme le magma de surface sort des volcans, mais dans le sens inverse. La frontière entre le noyau et le manteau abriterait ainsi des sortes de volcans inversés. De même que l’on parle de crypto-continents, ce serait des cryptovolcans ou des antivolcans. Attention toutefois à ne pas pousser trop loin l’analogie : aucune fontaine de lave inversée ne peut s’enfoncer à plusieurs kilomètres de profondeur dans le noyau, dont la densité est trop supérieure à celle du magma des zones ULVZ ; celui-ci tendrait alors plutôt à s’épancher à la surface du noyau, comme le magma des dorsales s’écoule sur les fonds maritimes (voir la figure page 30). À la base du manteau, les observations sismologiques nous renvoient donc l’image d’une région complexe, peuplée de structures diverses (voir la figure page ci-contre). Comment ces structures se sont-elles mises en place ? Pour répondre à cette question, considérons la Terre dans sa globalité, LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_labrosse.xp 16/03/10 12:21 Page 35 LE NOYAU puisque la base du manteau est « connectée » à la surface, à travers les plaques froides qui en viennent et les panaches chauds qui y montent. Deux scénarios possibles Deux scénarios ont été envisagés pour expliquer la formation des crypto-continents. Le premier se fonde sur la différenciation chimique à la surface de la Terre: sous les dorsales, la fusion partielle produit du magma, dans lequel se concentrent de nombreux éléments chimiques qualifiés d’incompatibles, car ils ont peu d’affinités avec les solides et préfèrent les liquides. Ce magma sort à la surface et cristallise pour former la croûte océanique, laissant en dessous un manteau appauvri en éléments incompatibles. La croûte et cette partie de manteau appauvrie, de densités différentes, se séparent lorsque la plaque océanique qu’elles constituent retourne dans le manteau par subduction. À la profondeur de 50 kilomètres environ, le basalte de la croûte change de structure cristalline du fait de la pression et devient plus dense que les roches environnantes, de sorte qu’il s’enfonce et va s’accumuler à la base du manteau. Point chaud Point chaud Ainsi, les crypto-continents auraient été produits par cette accumulation de croûte depuis que la tectonique des plaques s’est mise en marche, il y a quelques milliards d’années. Dans le second scénario, la formation des crypto-continents résulte de la cristallisation du manteau (voir l’encadré page 36). À l’origine, la Terre, née de l’accrétion de planétésimaux de taille croissante, était presque entièrement fondue et le manteau abritait un océan de magma. Depuis, la planète se refroidit. En particulier, la température du noyau, et donc de la frontière noyaumanteau, a diminué ; en témoigne l’existence d’un champ magnétique depuis au moins trois milliards d’années, signe des mouvements de convection du noyau qui évacuent sa chaleur. Le refroidissement entraîne la solidification progressive de la Terre. À la base du manteau, le solide formé par cristallisation partielle est moins riche en fer que le liquide à partir duquel il se forme, de sorte que la concentration en fer – et donc la densité – du liquide augmente. Il se produit alors une sorte d’effet boule de neige : la Dorsale Subduction Croûte Panaches Manteau Continent Croûte Crypto-volcans Stéphane Labrosse Postpérovskite Noyau Crypto-continent Graine LA STRUCTURE ET LA DYNAMIQUE DU MANTEAU PROFOND sont liées à la tectonique des plaques et aux points chauds. Dans le manteau, la circulation est principalement engendrée par la subduction des plaques océaniques, qui entraînent le matériau environnant. Lors de cette subduction, la croûte se sépare de la lithosphère, dont elle est chimiquement différente. Les cryptocontinents sont constitués de roches chaudes et denses, repoussées par les plaques froides arrivant en bas du manteau ; DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE ces roches s’accumulent sous les panaches chauds, qu’elles aident à se fixer. Les crypto-continents s’élèvent jusqu’à 1500 kilomètres « d’altitude » au-dessus du noyau. Une circulation secondaire s’y met en place, due à l’entraînement visqueux par le manteau environnant et sans doute à la différence de température entre le noyau et le manteau. Cette circulation interne déplace les zones partiellement fondues – les crypto-volcans – et évite que leur magma dense s’étale complètement sur le noyau. 35 dossier_67_labrosse.xp 16/03/10 12:21 Page 36 NAISSANCE DES CRYPTO-CONTINENTS ET DES CRYPTO-VOLCANS ’un des scénarios d’évolution du manteau profond explique sa structure par la cristallisation d’un océan de magma. Peu après la formation de la Terre, la majorité du manteau est en fusion (a, en jaune), du fait de la chaleur importante libérée. Par la suite, la Terre refroidit et cristallise. À la base du manteau, le solide est moins dense que le magma, de sorte qu’il est entraîné vers le haut par la poussée d’Archimède ; en surface, le solide est plus dense que le magma et coule vers les profondeurs. La cristallisation (en gris) procède donc du centre vers le haut et le bas. L’océan de magma de surface se solidifie rapidement, tandis que celui de L 4,5 milliards d’années la base du manteau persiste jusqu’à aujourd’hui sous la forme de poches de fusion partielle. La cristallisation de l’océan de magma basal mène à un enrichissement progressif du liquide, et donc du solide, en fer, ce qui augmente progressivement leur densité. Les cristaux finissent par être trop denses pour être emportés par la convection du reste du manteau (flèches blanches) ; ils s’accumulent alors sous les courants montants (les panaches chauds), pour former les crypto-continents (en gris plus foncé). Dans un scénario concurrent, ceux-ci résultent de l’accumulation de croûte ayant coulé jusqu’à la frontière avec le noyau. 4,45 milliards d’années a b 3,5 milliards d’années c Aujourd’hui d Océan de magma superficiel Panache chaud Manteau solidifié Crypto-continent Océan de magma profond Crypto-volcan Noyau articles • S. LABROSSE et al., A crystallizing dense magma ocean at the base of Earth’s mantle, in Nature, vol. 450, pp. 866-869, 2007. • J. HERNLUND et al., Phase boundary double crossing and the structure of Earth’s deep mantle, in Nature, vol. 434, pp. 882-886, 2005. • M. MURAKAMI et al., Post-perovskite phase transition in MgSiO, in Science, vol. 304, pp. 855-858, 2004. • M. THORNE et E. GARNERO, Inferences on ultralow-velocity zone structure from a global analysis of SPdKS waves, in Journal of Geophysical Research, vol. 109, pp. 1-22, 2004. • J. RITSEMA et al., Complex shear wave velocity structure imaged beneath Africa and Iceland, in Science, vol. 286, pp. 1925–1928, 1999. 36 concentration en fer du liquide augmentant, le solide qui cristallise à partir de ce liquide est aussi de plus en plus riche en fer – même s’il reste moins riche que le liquide lui-même. Ainsi, la densité des cristaux augmente avec le temps et devient trop importante pour qu’ils soient entraînés vers le haut par la convection du manteau ; ils s’accumulent alors sous les panaches chauds montants, pour former les crypto-continents. Plus tard dans l’évolution de la planète, les cristaux finiront sans doute par être si denses qu’ils ne seront plus du tout affectés par les courants et s’étaleront en une couche uniforme sous l’effet de la gravité. Les images de tomographie sismique nous indiquent que ce n’est pas encore le cas. Un vestige d’un océan de magma profond primordial Ce scénario explique aussi la formation des zones partiellement fondues à la base du manteau – les crypto-volcans. En effet, dans le manteau profond, le magma est plus dense que les cristaux formés par le refroidissement ; les cristaux sont donc poussés vers le haut. En revanche, à la surface, ils sont plus denses que le liquide et plongent vers les profondeurs. Ainsi, les cristaux s’accumulent au centre du manteau, qui est encadré par un océan de magma superficiel et un océan de magma profond. Ce dernier cristallise beaucoup plus lentement que celui de surface, car la chaleur s’en échappe plus Labrosse et al/Nature 450 Poche de fer liquide coulant vers le noyau difficilement à travers le manteau solide. Les cryptovolcans seraient alors des vestiges de l’océan de magma profond primordial, dont la cristallisation n’est pas terminée. Ils sont situés à la base des cryptocontinents, car ceux-ci ont une concentration supérieure en fer, qui agit comme un « antigel » en diminuant la température de cristallisation, tout comme le sel sur les routes empêche la neige de s’accumuler. Notons que ces deux scénarios ne sont pas exclusifs : les crypto-continents peuvent être produits à la fois par cristallisation de l’océan de magma profond et par accumulation de la croûte océanique dense qui coule au fond du manteau. Précisons aussi que la postpérovskite, qui se forme à haute pression et relativement basse température, n’apparaît que tardivement, lorsque le manteau a suffisamment refroidi. De nombreuses pistes restent à explorer, comme l’impact des crypto-volcans sur les interactions chimiques et thermiques du manteau et du noyau, ainsi que sur la dynamique de ce dernier. En outre, la couverture des études sismologiques doit croître, afin d’englober toute la frontière entre le noyau et le manteau. Toutefois, nous commençons à avoir une image cohérente de cette région essentielle pour la compréhension du fonctionnement de la planète. Une chose est déjà sûre : elle n’a rien d’une couche homogène. Dès lors, la description de la base du manteau par une simple couche D’’ n’a plus lieu d’être… ■ LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_tc2.xp 16/03/10 12:50 Page 37 LE MANTEAU 38 La convection, moteur du manteau Loïc Mangin Le manteau, pièce à convection par Pierre THOMAS 46 Panaches chauds : mythe ou réalité ? par Jean-Paul MONTAGNER 56 La mobilité des points chauds par John TARDUNO 62 ENTRETIEN AVEC Pascal TARITS 64 La Terre électrique La dynamique des dorsales océaniques par Anne BRIAIS, Michel RABINOWICZ et Michael TOPLIS 72 ENTRETIEN AVEC Frédéric CHAMBAT 74 Voir la planète avec la pesanteur La zone de transition : couche clef du manteau par Éric DEBAYLE et Yanick RICARD 80 Une Terre jeune et froide par John VALLEY Le bord émergé de la dorsale atlantique, en Islande. Le manteau, essentiellement fait de roches solides, est pourtant animé de nombreux mouvements, notamment de convection, qui sont à relier à la tectonique des plaques. En outre, on a découvert récemment que le manteau se divise non pas en deux, mais en trois couches distinctes. On y traque les panaches mantelliques, des remontées de matière chaude postulées depuis les années 1960. dossier_67_thomas.xp 16/03/10 12:52 Page 38 Fondamental Sous-thème Pierre THOMAS La convection, moteur du manteau Le manteau terrestre est constitué de roches solides mises en mouvement par des phénomènes de convection. Le moteur de ces déplacements est la subduction des plaques océaniques. Pierre THOMAS est professeur à l'École normale supérieure de Lyon et géologue au Laboratoire des sciences de la Terre de l'ENS Lyon. L’ESSENTIEL ➥ Le manteau n’est pas liquide, ce qui n’empêche pas des mouvements de convection de s’y dérouler. ➥ Ce phénomène résulte de la libération de chaleur par les roches du manteau et, dans une moindre mesure, de celle émise par le noyau. ➥ Les plaques lithosphériques ne sont pas mises en mouvement par la libération de magma au niveau des dorsales océaniques, mais par la subduction des plaques. 38 E n 1968, la synthèse de diverses données géophysiques et géologiques a conduit à la formulation du modèle de la tectonique des plaques : la surface de la Terre est divisée en une douzaine de plaques, des fragments de lithosphère et de croûte d’une centaine de kilomètres d’épaisseur, mobiles les unes par rapport aux autres et par rapport à l’asthénosphère sousjacente. Ce modèle proposé par des géophysiciens fut adopté par les autres communautés scientifiques, mais peut-être un peu vite, car la physique de cette tectonique des plaques n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. De fait, diverses représentations erronées ont parfois été proposées, et aujourd’hui, 40 ans plus tard, plusieurs se trouvent encore dans certains manuels, ouvrages de vulgarisation… Quelles sont ces idées fausses ? La première est celle de plaques solides dérivant sur un manteau liquide. Pourtant, on sait depuis le début du XX e siècle que les 2 900 premiers kilomètres de la Terre (le manteau) sont solides. Une deuxième idée fausse privilégie le rôle des dorsales. Sous ces structures, du magma serait produit (par un mécanisme souvent passé sous silence), s’injecterait dans la lithosphère et écarterait de force les plaques situées de part et d’autre. La Terre n’augmentant pas de volume, ces plaques doivent disparaître quelque part : au niveau des zones de subduction, ce phénomène étant alors passif. Une troisième représentation infondée concerne la notion de convection. Des mouvements profonds de l’asthénosphère située sous les plaques les déplaceraient, un peu comme des moteurs et des roues dentées meuvent un tapis roulant situé juste au-dessus des engrenages. Le mot de convection est ainsi avancé, et souvent repris sans que le phénomène soit bien compris. Nous nous intéresserons de façon détaillée à la réalité de ce que recouvre ce mot. Ce faisant, nous verrons que les idées précédentes ne résistent pas à l’exploration du manteau terrestre et de sa dynamique quand les mécanismes de la convection sont clarifiés. Conduction et convection Dans un corps opaque et non déformable, la chaleur se transmet par conduction. Les atomes des zones chaudes vibrent plus que les atomes des zones froides. Ces vibrations se transmettent de proche en proche des parties chaudes vers les parties froides. Il n’y a donc pas de mouvement macroscopique de matière. C’est ce qui se passe quand on pose une brique froide sur une plaque chauffante. Mais que se passe-t-il dans un corps déformable, telle l’eau d’une casserole ? Quand sa température augmente, un corps se dilate tandis que sa masse volumique diminue. Lorsqu’un corps est froid en bas et chaud en haut, par exemple une casserole d’eau chaude posée sur un tapis de glace, les zones denses sont en bas, les régions peu denses en haut. C’est une situation stable, qui ne s’accompagne d’aucun mouvement de matière. En revanche, quand un corps est chauffé par le bas et refroidi par le haut (une casserole d’eau froide est posée sur une plaque chauffante), les zones denses sont en haut alors que les régions légères sont en bas. Dans ce cas, la matière froide descend et la matière chaude du bas monte. C’est la convection thermique. Dans un système quelconque, refroidi par le haut et chauffé par le bas, qu’est-ce qui décide LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_thomas.xp 16/03/10 12:52 Page 39 Google Earth LE MANTEAU d’un transfert de chaleur par convection ou par conduction ? Ce problème a été formalisé par le physicien anglais lord Rayleigh (1842-1919) en 1916 qui a défini un nombre, dit de Rayleigh et noté Ra (voir l’encadré page 40), caractérisant un système. Quand ce nombre de Rayleigh est supérieur à environ 103, la convection est privilégiée, sinon, c’est la conduction qui prime. Les couches limites thermiques Regardons d’un peu plus près un système convectif (le nombre Ra est supérieur à 103). Imaginons un réservoir d’eau, avec une plaque métallique refroidie en haut et une autre chauffante en bas. Une mince couche d’eau froide s’établit donc en haut, par conduction, contre la plaque froide. Elle est d’autant plus dense que sa température diminue, jusqu’à plonger à un moment donné. Dès lors, sans contact avec la source de froid, elle reste à température constante tout au long de sa descente. La situation en bas est symétrique: une couche d’eau se réchauffe par conduction au contact de la plaque, s’allège et monte, à température constante, dans le réservoir. Les mouvements des deux couches s’accompagnent de la formation de digitations, des panaches, au milieu du système. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Des mesures de la température en fonction de la profondeur montrent qu’elle varie rapidement dans les minces couches qui se refroidissent et se réchauffent au contact des plaques métalliques (voir la figure page 40). Dans ces minces couches d’eau froide et chaude, on observe un fort gradient thermique, dit conductif. Ces deux couches minces qui échangent de la chaleur par conduction avec l’extérieur et qui se mettent en mouvement à cause des différences de masse volumique sont des couches limites thermiques (notées CLT). Dans le cœur de la cellule, entre les deux CLT, la matière se déplace « passivement », entraînée par les mouvements des CLT, sans recevoir ou perdre de chaleur. C’est pourquoi la température est quasi constante entre les deux CLT . Cependant, elle ne l’est pas tout à fait, car la matière qui descend se comprime, sa température augmente donc légèrement. De même, la matière qui monte se relâche, et sa température diminue un peu. Cette variation de température interne (hors des CLT) due aux variations de pression crée un faible gradient thermique de bas en haut, nommé gradient isentropique ou adiabatique. Une convection thermique apparaît également dans d’autres conditions, par exemple dans LA GLACE EST UN SOLIDE cristallisé 1016 fois plus visqueux que l’eau à 20 degrés, mais 107 fois moins visqueux (c’est-à-dire plus «fluide») que le manteau terrestre. Cependant, bien que solide, la glace peut fluer et se déformer, comme le montrent les glaciers (ici, du Groenland). Lorsqu’ils fondent, ces glaciers libèrent la lithosphère de leur poids. Ce fut par exemple le cas en Scandinavie il y a 20000 ans: cet allégement a entraîné un «rebond postglaciaire» dont la mesure de la durée et de la vitesse donne accès à la viscosité de l’asthénosphère (la couche du manteau sous la lithosphère). Avec cette information, on peut déterminer si une convection peut avoir lieu dans le manteau. 39 dossier_67_thomas.xp 16/03/10 LA CONVECTION THERMIQUE. se déroule selon trois cas. Dans le premier, le système est refroidi en haut et chauffé en bas. Le haut, plus dense car refroidi, plonge activement (a, les panaches bleus) tandis que le bas, moins dense car réchauffé, monte. Les couches froide et chaude sont les couches limites thermiques (CLT) supérieure et inférieure. Entre ces deux CLT, la matière bouge peu et a une température quasi constante. Dans le deuxième cas, la chaleur (b, les points rouges) est produite dans la masse. Cette fois, une seule CLT apparaît, en haut: elle plonge activement. Le troisième cas (c), intermédiaire (le bas du système est peu chauffé), correspondrait au manteau terrestre. En effet, le noyau libère peu de chaleur par rapport à la radioactivité des éléments du cœur du manteau. a 12:52 Page 40 Surface froide Température CLT supérieure CLT inférieure Fond chaud b Profondeur Surface froide Température CLT supérieure Chauffage interne Fond isolé c Profondeur Surface froide Température CLT supérieure Chauffage interne CLT inférieure Fond quasi isolé, mais chaud LE MOTEUR DE LA CONVECTION THERMIQUE u début du XXe siècle, lord Rayleigh s’est intéressé à la convection et aux paramètres physiques qui autorisent l’apparition de ce phénomène dans un système donné. Le moteur de la convection thermique est la poussée d’Archimède, due à la différence de masse volumique (notée ⌬) entre deux zones d’un même système. Cette différence ⌬ du système dépend de l’écart de température (⌬T), du coefficient de dilatation thermique ␣ et de l’accélération de la pesanteur, c’est-à-dire g. La poussée d’Archimède dépend donc du produit ⌬T.␣.g. Deux facteurs physiques s’opposent à la convection thermique : la viscosité cinématique qui freine les mouvements, et la diffusivité thermique qui limite les écarts de températures. Plus un corps est visqueux, moins il se déforme. Et plus un corps a une diffusivité thermique élevée, moins les gradients de température et de masse volumique sont importants, car la diffusion de chaleur par conduction limite les écarts de températures. On montre aussi que la hauteur h d’un système influe sur la convection : plus un système est mince, mieux la chaleur s’évacue par conduction ; plus il est épais, plus les mouvements de convection « ont de la place » pour s’établir. Rayleigh a montré que la « convectabilité » d’un système dépend de ces cinq facteurs, ␣, ⌬T, g, h, et . Plus précisément, elle est fonction du rapport Ra = ␣.⌬T.g.h3/.. Ce nombre Ra est nommé depuis nombre de Rayleigh. Lorsque ce nombre est inférieur à une valeur critique voisine de 10 3, il n’y a pas de convection thermique, mais seulement de la conduction. Quand ce nombre est supérieur à cette valeur critique, la convection est privilégiée. Proc. R. Soc. A 40 Profondeur le cas d’un refroidissement par le haut et d’une production ou d’une libération de chaleur diffuse et homogène dans toute la masse du système. Ici, la couche supérieure se refroidit par conduction, devient plus dense et descend activement sous forme de panaches verticaux. En revanche, on n’observe aucun gradient de température et de masse volumique ni en bas ni au centre du système. En conséquence, en l’absence de CLT inférieure, ce dernier est dépourvu de mouvement ascendant actif : seuls des déplacements passifs ont lieu, orientés vers le haut, pour remplacer la matière froide qui descend. Une convection en milieu solide Tous les cas intermédiaires existent, comme ceux du chauffage exclusivement par le bas ou uniquement dans la masse. Par exemple, une surface supérieure froide, avec la majorité de l’énergie libérée dans la masse et une minorité seulement apportée par le fond chaud : l’essentiel des mouvements ascendants est alors passif et compense les mouvements descendants actifs. Néanmoins, quelques panaches ascendants actifs pourront naître à partir de la surface inférieure chaude. Nous avons parlé d’une casserole d’eau pour la convection et d’une brique pour la conduction. Or le manteau terrestre est solide et pourrait LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_thomas.xp 16/03/10 12:52 Page 41 LE MANTEAU Pascal Thomas a 0 0 200 400 Température (en degrés Celsius) 600 800 1 000 1 200 200 1 400 1 600 1 800 Moho Limite lithosphèreasthénosphère 100 Profondeur (en kilomètres) plus s’apparenter à une brique qu’à de l’eau. Toutefois, un solide peut se déformer, les glaciers l’attestent. Pour trancher, calculons le nombre de Rayleigh du manteau afin de déterminer s’il peut être le siège d’une convection. Sur Terre, g vaut 9,81 mètres par seconde au carré et h (l’épaisseur du manteau) vaut 2,9.106 mètres. Le coefficient de dilatation thermique ␣ et la diffusivité thermique de la péridotite (la roche majoritaire du manteau) ont été déterminés en laboratoire : ␣ vaut 2,5.10–5 K–1 et , 10–6 m2 s–1. La viscosité du manteau asthénosphérique peut être (difficilement) mesurée en laboratoire par des expériences sous hautes pression et température. Elle peut aussi être déterminée par des études sur le terrain. Il y a 20000 ans, la Scandinavie était recouverte de 3000 mètres de glace, dont le poids avait enfoncé la lithosphère dans l’asthénosphère. Quand cette glace a disparu, la Scandinavie s’est mise à remonter. Ce mouvement est nommé rebond postglaciaire. Les grands glaciers ont disparu, mais la Scandinavie remonte toujours (un centimètre par an) au point qu’encore aujourd’hui, des terres émergent. La durée et la vitesse de ce phénomène sont mesurables, et l’on peut alors calculer la viscosité , égale à environ 1017 mètres carrés par seconde. Précisons qu’un corps est d’autant plus visqueux qu’il est rigide et peu déformable: une roche est plus visqueuse que du miel! Pour calculer le nombre de Rayleigh du manteau, nous avons aussi besoin d’estimer la différence de température entre le sommet et la base du manteau. Le gradient thermique moyen à la surface de la Terre est de 10 à 30 °C par kilomètre. Des mesures dans les mines et les forages montrent qu’il diminue légèrement avec la profondeur. En outre, l’étude des roches métamorphiques Olivine 300 400 500 Wadsleyite 600 Ringwoodite 700 Pérowskite 800 révèle que la température au moho, la base de la croûte continentale située entre 30 et 40 kilomètres de profondeur, est de 500 à 600 °C. Le gradient de température Les volcans remontent souvent des fragments du manteau dont la composition en différents minéraux indique la température à la profondeur où ils se sont formés. Ainsi, on connaît la température jusqu’à 400 kilomètres de profondeur, d’où proviennent les enclaves les plus profondes connues : elle est d’environ 1 400 °C. En outre, on sait que les vitesses sismiques augmentent à 670 kilomètres de profondeur, ce qui correspond à une pression de 23,5 gigapascals. Cette variation de vitesse trahit un changement de phase du principal minéral du manteau, l’olivine ␥ (aussi nommée ringwoodite), en pérowskite (voir La zone de transition : couche clef du manteau, par É. Debayle et Y. Ricard, page 74). Des études expérimentales ont montré que la température de changement de phase de l’olivine à cette pression est de 1 550 °C. LA TEMPÉRATURE dans le manteau varie avec la profondeur. Dans les 100 premiers kilomètres, la température croît à raison de plus de 10 °C par kilomètre de 0 à 1300 °C. Ensuite, cette augmentation n’est plus que de 0,4 °C par kilomètre. Cette courbe ressemble à celle décrivant la partie supérieure d’une cellule de convection thermique. Selon la profondeur, la roche dominante varie (en rouge). b 3 millimètres DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 3 millimètres LE MANTEAU TERRESTRE est constitué d’une roche verte, solide, cristallisée, nommée péridotite. Jusqu’à 420 kilomètres de profondeur, le principal minéral est l’olivine, mais les minéraux accessoires changent: en a, une péridotite à spinelle (minéral noir), formée entre 25 et 75 kilomètres de profondeur; en b, une péridotite à grenat, formée entre 75 et 400 kilomètres de profondeur. 41 dossier_67_thomas.xp 16/03/10 LA COUPE TOMOGRAPHIQUE met en évidence les anomalies de vitesse des ondes sismiques par rapport à la moyenne de ces vitesses à la même profondeur. La subduction andine (flèche bleue) est « visible » quasiment jusqu’à l’interface du noyau et du manteau. En revanche, aucune anomalie chaude profonde n’est détectée sous la dorsale pacifique (flèche rouge) : une dorsale ne correspond donc pas à une remontée de matériel chaud venue des profondeurs. 12:52 Page 42 On sait enfin que le noyau externe est en fer liquide alors que la graine est solide (voir Le cœur de la Terre dévoilé par les ondes, par R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau, page 8). L’analyse de l’état du fer à ces pressions indique que la température du noyau externe est comprise entre 3 000 et 5 000 °C. Ainsi, l’écart de température entre le haut et le bas du manteau est de 2 500 à 4 500 °C. À partir de ces valeurs numériques, on montre que le nombre de Rayleigh est compris entre 106 et 108, soit très supérieur à la valeur critique (103). La physique nous dit donc que le manteau doit être affecté de mouvements de convection. En at-on d’autres preuves observationnelles que le mouvement des plaques ? Sur la courbe de la température en fonction de la profondeur pour les 700 premiers kilomètres de la Terre, on distingue deux parties (voir la figure page 41, en haut) : une partie supérieure où le gradient thermique est fort (de 10 à 30 °C par kilomètre) et une partie inférieure où il est faible (environ 0,4 °C par kilomètre). La rupture entre ces deux parties correspond à la limite de la lithosphère et de l’asthénosphère (à 100 kilomètres de profondeur en moyenne, où la température est d’environ 1 300 °C), ce qui n’est pas un hasard. En effet, cette courbe ressemble étonnamment à la partie supérieure de celle d’un système convectif. La lithosphère correspondrait donc à la couche limite thermique supérieure, la CLT, d’un système Profondeur (en kilomètres) 0 400 800 1 200 1 600 Subduction andine 2 000 2 400 2 800 –1,0 42 Anomalie de vitesse (en pour cent par rapport à la moyenne) 1,0 convectif dont le reste du manteau serait le cœur. Quand cette CLT supérieure est suffisamment refroidie, sa masse volumique (3,3 grammes par centimètre cube) dépasse celle de l’asthénosphère sous-jacente (3,25 grammes par centimètre cube) : la lithosphère plonge alors dans l’asthénosphère. C’est le phénomène de subduction. Convection et subduction Dans le modèle fondé sur ce scénario, les remontées de matière profonde, chaude et peu dense (l’asthénosphère), se font au niveau des dorsales. La CLT (lithosphère) s’étend des dorsales aux zones de subduction. Dès lors, le modèle permet de calculer la profondeur de la surface, la variation du flux de chaleur entre dorsale et zone de subduction… Les mesures sismiques, bathymétriques et géothermiques sont conformes à ce que prédit le modèle. Les plaques lithosphériques, c’est-à-dire les fragments de CLT, sont animées de mouvements de translation, de la dorsale vers les zones de subduction. On distingue deux cas extrêmes de convection thermique : les systèmes chauffés par le bas, et ceux où la chaleur est libérée dans leur masse. Dans aucun de ces deux cas, la lithosphère ne se déplace en raison de mouvements sousjacents. Comment dès lors expliquer les mouvements de la lithosphère ? Dans le second cas, la lithosphère n’est mise en mouvement que par sa tendance « spontanée » à couler du fait de sa plus forte densité ; on parle de traction des subductions. Dans le premier cas, l’arrivée active de matériel chaud venu des profondeurs se rajoute à la tendance spontanée à «couler», ce qui entraîne une cause supplémentaire de mouvements, à savoir, la poussée aux dorsales. Le manteau représente 85 pour cent du volume de la Terre et 70 pour cent de sa masse. La majorité de l’énergie dégagée par la Terre est libérée par quatre noyaux radioactifs (le thorium 232, le potassium 40 et les uraniums 235 et 238), ainsi que par le « refroidissement séculaire ». Or ces éléments radioactifs sont concentrés dans les silicates du manteau. Le noyau de fer, pauvre en sources radioactives, et qui ne représente que 30 pour cent de la masse de la Terre se refroidissant, ne fournit qu’une faible part de l’énergie de la Terre. On en déduit que le manteau terrestre est davantage un système libérant de la chaleur dans sa masse qu’un système chauffé par le bas. Les subductions représenteraient les seuls mouvements actifs, alors que les dorsales seraient simplement des remontées passives. Une plaque lithosphérique est donc tirée par la subduction plutôt que poussée par la dorsale. Deux informations indépendantes ont confirmé cette interprétation. Depuis les années 1980, les progrès de l’informatique et LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_thomas.xp 16/03/10 12:52 Page 43 LE MANTEAU La subduction, moteur des plaques La tomographie sismique aux frontières de plaques indique, d’une part, que de la matière froide plonge au niveau des zones de subduction, quasiment jusqu’à l’interface du noyau et du manteau (voir la figure page ci-contre) et, d’autre part, qu’il n’y a pas sous les dorsales d’anomalie thermique s’enracinant à une profondeur supérieure à 400 kilomètres. On déduit de cette dernière observation que le manteau chaud n’y remonte pas de la base du manteau. Autre fait montrant que la subduction est le moteur du mouvement des plaques, les mesures d’anomalies magnétiques et les relevés GPS mettent en évidence les mouvements relatifs des plaques. Par différentes techniques, on en déduit ensuite les mouvements «absolus» des plaques. Qu’apprendon ? Par rapport à des repères supposés fixes, par exemple les points chauds, certaines plaques sont « rapides » avec une vitesse supérieure à six centimètres par an, alors que d’autres sont lentes, leur vitesse étant inférieure à quatre centimètres par an. Or, les plaques rapides, telle la plaque Pacifique, sont celles qui subductent, tandis que les plaques lentes, notamment la plaque Eurasiatique, ne le font pas (voir la figure ci-dessus). En outre, il n’y a aucune relation entre la vitesse des plaques et la longueur des dorsales qui les bordent. Ces informations, tomographiques et cinématiques, confirment les modèles : les subductions correspondent à des plongements profonds de la lithosphère qui mettent en mouvement les plaques, au moins les plus rapides. Au niveau des dorsales, aucune remontée du manteau ne s’enracine profondément: ces remontées restent superficielles, engendrées pour compenser l’écartement relatif dû au déplacement des plaques lithosphériques. Bien que le noyau ne soit pas la source principale de chaleur de la Terre, il en produit néanmoins une fraction minoritaire, mais non négligeable. Aussi, en théorie, doit-il y avoir quelques remontées actives de manteau profond, issues du voisinage de l’interface noyau-manteau. Les points chauds seraient les traces en surface de ces panaches mantelliques actifs d’origine DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 40 Proportion de la frontière de plaque prise dans une zone de subduction (en pour cent) l’extension des réseaux sismologiques mondiaux ont permis le développement de la tomographie sismique, l’équivalent géologique des scanners en médecine. Cette tomographie détecte des anomalies de vitesse de propagation des ondes sismiques, ces anomalies étant interprétées en termes d’écart de température. En effet, une accélération de la vitesse correspond à une température plus basse, par rapport à la moyenne à cette profondeur, et une diminution de la vitesse à une température plus élevée. Plaques rapides 30 20 10 Plaques lentes 0 0 2 4 6 8 10 Vitesse moyenne des plaques (en centimètres par an) profonde. La géochimie, particulièrement la mesure de certains rapports isotopiques (de plomb, de l’hélium…), révèle que le manteau qui fond partiellement sous les dorsales diffère de celui que l’on trouve, dans le même état, au niveau des points chauds. Sous les dorsales, le manteau qui fond est d’origine superficielle : il ne monte que pour combler le vide laissé par les deux plaques qui s’écartent. En revanche, sous les points chauds, le manteau fondu qui remonte est d’origine profonde. D’autres arguments géochimiques indiquent d’ailleurs que cette base du manteau est contaminée par la lithosphère océanique (un mélange de manteau supérieur, de croûte basaltique et de sédiments) ayant plongé par subduction jusqu’à ces profondeurs (voir Un monde sous le manteau, par S. Labrosse, page 30). Dans ce qui précède, nous avons négligé la mince croûte océanique. Constituée de basalte, cette croûte a une masse volumique de 2,8 à 2,9 grammes par centimètre cube : elle est notablement moins dense que le manteau (lithosphérique et asthénosphérique) sur lequel elle « flotte » donc. Pour une subduction, la lithosphère océanique, qui rassemble la croûte et le manteau lithosphérique, doit acquérir une masse volumique supérieure à celle de l’asthénosphère, et le manteau lithosphérique, refroidi, doit être très épais. Dans le cas de la lithosphère continentale, avec une croûte de 30 à 40 kilomètres d’épaisseur, et une densité encore plus faible (2,7 grammes par centimètre cube), la subduction est quasi impossible. Toutefois, quand la lithosphère océanique descend par subduction, la croûte basaltique se transforme sous l’effet de la pression et de la température qui augmentent : le basalte devient de l’éclogite, une roche plus dense (3,4 grammes par centimètre cube) que le manteau. Ainsi, la croûte ralentirait l’initiation de la subduction, mais accélérerait le phénomène une fois celui-ci amorcé. DEUX TYPES DE PLAQUES constituent la lithosphère, celles qui se déplacent rapidement (en rose) et les autres (en vert). On connaît cinq plaques rapides (Pacifique, Nazca, Indo-Australienne, Coco et Philippine). Or ce sont les plaques qui subductent sur un pourcentage notable de leur périmètre (supérieur à 20 pour cent). Les autres plaques (Africaine, Eurasiatique, Nord et Sud Américaines, Antarctique, Arabe, Caraïbe) sont très lentes et ne subductent pas ou peu. En revanche, la vitesse des plaques n’est pas corrélée à la longueur des dorsales qui les bordent. Les subductions sont le principal moteur du mouvement des plaques. 43 dossier_67_thomas.xp 16/03/10 12:52 Page 44 Point chaud aud h Point c Lithosphère Dors ale Su b on ti uc Panaches bd Su te oû Cr teau n Ma du cti on Cr Ma oûte nt ea u tin en t Co n c int Po t nen nti Co d hau Couche D“ ub s ûte Cro Dorsale Dorsale e cté du Manteau solide Noyau externe liquide Graine solide UN MODÈLE SIMPLIFIÉ DE LA CONVECTION MANTELLIQUE. Le manteau (en vert) est constitué d’une zone froide, la lithosphère (en vert foncé), de régions majoritaires de température « normale » (en vert intermédiaire) et de régions plus chaudes correspondant aux panaches (en vert clair). La transition entre les deux types d’olivine (la ringwoodite et la pérowskite) correspond au cercle pointillé. La couche D’’, ici simplifiée, marque la frontière entre le manteau inférieur et le noyau. Les croûtes sont en brun et le noyau en gris. Les rares parties magmatiques (liquides) du manteau ainsi que les volcans aériens sont en rouge : la Terre n’est pas une boule de magma ! Les subductions sont les prin- cipaux moteurs du mouvement de la lithosphère (flèches blanches, leur taille est proportionnelle à la vitesse des déplacements), tandis que les dorsales sont plutôt passives : elles ne font que combler l’écartement créé par le mouvement des plaques. Le manteau asthénosphérique est mis en mouvement par la lithosphère. Les plaques qui plongent par subduction vont vite (environ dix centimètres par an), les autres étant jusqu’à dix fois plus lentes. L’ascension des panaches sous les points chauds est également active et rapide (plus de dix centimètres par an). Ici, les deux subductions vont plus vite que l’ouverture de la dorsale de l’océan qu’elles bordent : la taille de celui-ci diminue. En outre, les croûtes qui ont plongé doivent être très peu miscibles au manteau. La modélisation des effets des croûtes et leur destinée en est encore à ses débuts, mais elle est une voie active de recherches. Le problème des dorsales lentes articles • D. BERCOVICI, Mantle dynamics past, present and future : An introduction and overview, in Treatise on Geophysics (G. Schubert ed.), vol. 7, pp. 1-30, Elsevier, 2007. • G. F. DAVIES et M. A. RICHARDS, Mantle convection, in Journal of Geology, vol. 100, pp. 151-206, 1992. • Y RICARD, M. A. RICHARDS, C. LITHGOW-BERTELLONI et Y. LESTUNFF, A geodynamic model of mantle mass heterogeneities, in J. Geophys. Res., vol. 98, pp. 21895-21909, 1993. 44 Dans une casserole d’eau, la CLT a la même viscosité que l’eau interne. En d’autres termes, l’eau superficielle ne constitue pas une entité rhéologique indépendante de l’eau profonde. En revanche, la lithosphère a une viscosité 1 000 à 10 000 fois supérieure à celle de l’asthénosphère. Elle a donc une individualité mécanique qui la distingue de l’asthénosphère. La lithosphère peut transmettre des forces sur de longues distances, par exemple sur les 10 000 kilomètres qui séparent la subduction japonaise de la dorsale Est-Pacifique. On ne parvient pas encore à parfaitement modéliser ce saut de viscosité entre la lithosphère et l’asthénosphère, mais on sait que, lorsque ce saut de viscosité est faible ou progressif (c’est le cas sur des astres actifs, comme Vénus et Io, un satellite de Jupiter), la convection mantellique fonctionne selon un autre mode que la tectonique des plaques. Les dorsales rapides, essentiellement celles du Pacifique et de l’Est de l’océan Indien, évacuent plus des trois quarts de la chaleur de la Terre, mais elles ne représentent qu’environ la moitié de la longueur totale des dorsales. Nous avons vu que, selon les modèles, ces dorsales rapides sont mises en mouvement par les subductions. Cependant, les dorsales lentes, principalement celles de l’océan Atlantique et de l’Ouest de l’océan Indien, sont rattachées à des plaques qui ne subissent aucune subduction. Quel est le moteur de leur mouvement ? La question n’est pas tranchée et plusieurs scénarios sont débattus. Ils mettent en cause soit une très faible poussée aux dorsales, soit l’ascension active de panaches. Si l’on suppose que la faible poussée des dorsales est suffisante, comment ces dorsales lentes ont-elles été créées ? L’accumulation de chaleur sous le couvercle continental et les points chauds ont sans doute joué un rôle. Divers résultats récents, travaux en cours ou hypothèses de modèles à l’étude font du manteau de la Terre un environnement mobile où rien n’est fixé. Il en va de même dans les sciences de la Terre, et les prochaines découvertes bouleverseront peutêtre ce que l’on croyait acquis sur le fonctionnement du manteau… ■ LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE p045_pub_gmf.xp 16/03/10 12:45 Page 45 dossier_67_montagner.xp 17/03/10 16:48 Page 46 Fondamental Sous-thème Jean-Paul MONTAGNER Panaches chauds: mythe ou réalité ? Pour expliquer la présence de certains volcans, les géophysiciens ont supposé que de la matière chaude remonte du tréfonds de la Terre sous la forme d’étroits panaches. Cette théorie née il y a plus de 40 ans suscite aujourd’hui un vif débat. Jean-Paul MONTAGNER est professeur à l’Université Paris 7 et au Département de sismologie de l’Institut de physique du globe de Paris. L’ESSENTIEL ➥ Les volcans dits de point chaud seraient dus à des panaches de magma chaud perçant la croûte terrestre. ➥ La théorie classique, qui se fonde notamment sur la composition des magmas, situe l’origine de ces panaches à la frontière entre le noyau et le manteau. ➥ En réalité, il existerait plusieurs types de panaches, d’origine plus ou moins profonde. Certains géophysiciens remettent en cause l’existence même des panaches et tentent d’expliquer les volcans de point chaud par des mécanismes alternatifs. 46 S elon la théorie de la tectonique des plaques, la surface terrestre se décompose en un certain nombre de plaques rigides en mouvement les unes par rapport aux autres. Cette théorie riche et prédictive, dont l’un des aspects – la dérive des continents – a été proposé par l’Allemand Alfred Wegener au début du XXe siècle, ne s’est imposée que dans les années 1960. Malgré sa puissance, certaines observations à la surface de la Terre lui résistaient. Par exemple, elle n’expliquait pas, à elle seule, le fait que des volcans très actifs, tels ceux de Hawaii, de la Réunion ou de Tahiti, soient présents au beau milieu d’une plaque : selon cette théorie, l’activité sismique et volcanique devrait se cantonner aux frontières des plaques, là où ces dernières se séparent, entrent en collision ou frottent l’une contre l’autre. Pour lever ces difficultés, une deuxième théorie est apparue, également dans les années 1960, selon laquelle d’étroits panaches de matière chaude s’élèvent de la frontière entre le noyau et le manteau, à 2 900 kilomètres de profondeur, et atteignent la croûte terrestre. Ces panaches créeraient des « points chauds » fixes, au-dessus desquels les plaques se déplacent : là où un point chaud réussit à percer la surface terrestre, un volcan naît. La théorie des panaches mantelliques et des points chauds offre une explication à plusieurs phénomènes : le volcanisme de points chauds, l’âge croissant des chaînes volcaniques à mesure qu’on s’éloigne du point chaud, mais aussi la dislocation de l’ancien supercontinent de la Pangée et certaines extinctions massives d’espèces qui ont eu lieu dans un lointain passé. Cependant, alors que plus personne ne remet en cause l’existence des plaques lithosphériques, la réalité des panaches profonds est actuellement débattue par les géologues. Quel est l’objet de ce débat et quels sont les arguments qui s’opposent ? C’est ce que nous examinerons. Voyons d’abord en quoi consiste l’hypothèse des panaches mantelliques. La tectonique des plaques décrit leur mouvement les unes par rapport aux autres, mais les causes profondes qui mettent en mouvement ces plaques seraient à relier aux mouvements de convection qui animent le manteau terrestre. La Terre constitue une énorme machine thermique qui évacue lentement sa chaleur vers l’extérieur, principalement grâce à la convection thermique – la matière chaude, moins dense, remonte vers la surface où elle cède sa chaleur, tandis que la matière refroidie, plus dense, plonge vers le noyau terrestre. Ces mouvements de convection s’effectuent à différentes échelles, dans l’ensemble du manteau terrestre. Leur connaissance détaillée demeure un défi scientifique. Des volcans en chapelets Nous avons souligné que la tectonique des plaques n’explique pas l’activité volcanique importante constatée au milieu de certaines plaques. Ce type de volcanisme ne représente qu’un dixième environ de la production de magma par l’ensemble des volcans, mais il intrigue les géophysiciens. Le Canadien Tuzo Wilson fut le premier, en 1963, à proposer l’existence de points chauds fixes dans le manteau, qui créent en surface des chapelets d’îles volcaniques lorsqu’une plaque passe audessus d’un tel point : les volcans hawaiiens, par exemple, s’expliqueraient de cette façon. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_montagner.xp 17/03/10 16:48 Page 47 LE MANTEAU Quelle serait l’origine des points chauds ? L’Américain Jason Morgan, l’un des pionniers de la tectonique des plaques, proposa en 1971 que les points chauds sont alimentés par d’étroits panaches thermiques : de la matière chaude provenant de la frontière noyau-manteau, à 2 900 kilomètres de profondeur, s’élèverait à travers le manteau et parviendrait à proximité de la surface, donnant naissance aux volcans de points chauds. Les spécialistes de mécanique des fluides connaissent bien les panaches thermiques. Ces structures naissent quand on chauffe le bas d’un récipient rempli d’un fluide. À partir d’une certaine puissance de chauffage, il se forme en bas du récipient ce que l’on nomme une couche limite thermique, où les propriétés physiques (densité, température) varient fortement dans la direction verticale (voir La convection, moteur du manteau, par P. Thomas, page 38). La partie chaude du fluide, moins dense, a tendance à s’élever sous l’effet de la poussée d’Archimède ; des instabilités apparaissent alors et de la matière se met à monter en colonnes très étroites s’évasant près de la surface (voir les figures pages 48 et 49). La forme de ces panaches rappelle le champignon des explosions nucléaires atmosphériques, même si les paramètres physiques en jeu sont très différents. À l’échelle des temps géologiques, qui se comptent en millions d’années, les matériaux terrestres se comportent comme un fluide, et des panaches de ce type pourraient naître à l’interface noyau-manteau. Pourquoi les points chauds semblent-ils immobiles, contrairement aux plaques ? Parce que les panaches seraient ancrés dans une région profonde LE PITON DE LA FOURNAISE (a), à la Réunion, et les traps du Deccan (b), un épanchement de millions de kilomètres cubes de laves basaltiques en Inde, auraient le même « père » : un panache de magma chaud, au-dessus duquel les plaques tectoniques ont défilé. De tels panaches seraient à l’origine de nombreux autres volcans. Mais d’où viennent ces panaches ? a Aurélien Théau Nicholas (Nichalp) b DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 47 dossier_67_montagner.xp 17/03/10 16:48 Page 48 des dorsales océaniques. En comparaison avec ces derniers, les basaltes des îles océaniques ont des rapports isotopiques bien plus variables. Tête du panache Manteau supérieur Zone de transition 410 660 km km Discontinuités sismiques Manteau inférieur Hélène Fournier, d’après H.-C. Nataf, 2000 Queue du panache 27 5 2 9 0 km 00 km Noyau Graine 52 50 km 6 400 km LE MODÈLE STANDARD de panache postule que de la matière chaude, moins dense que le matériau environnant, se détache de la frontière noyaumanteau et remonte en formant une sorte de champignon. Le diamètre du panache serait de quelques centaines de kilomètres à sa base et irait en diminuant avant que sa tête ne s’étale, juste au-dessous de la croûte terrestre. La température y dépasserait d’environ 300 à 500 degrés celle de la matière qui l’entoure. 48 du manteau, où les mouvements sont beaucoup plus lents que ceux des plaques. Les géophysiciens se sont vite rendu compte que les points chauds ne peuvent être considérés fixes que sur des échelles de temps de l’ordre de 50 millions d’années. Néanmoins, à la fin des années 1970, la relative immobilité des points chauds a permis de définir un référentiel pour déterminer le déplacement absolu des plaques – auparavant, on ne mesurait que les mouvements relatifs des plaques les unes par rapport aux autres. En réalité, les points chauds se déplacent à des vitesses de l’ordre de un ou deux centimètres par an. Cette valeur n’est pas négligeable, mais elle reste faible en comparaison des mouvements des plaques (une dizaine de centimètres par an pour la plaque Pacifique). Signalons toutefois que certaines théories avancent des vitesses de déplacement des points chauds allant jusqu’à quatre centimètres par an (voir La mobilité des points chauds, par J. Tarduno, page 56). Initialement, J. Morgan avait proposé l’existence d’une vingtaine de panaches, qui permettaient d’expliquer le volcanisme des îles océaniques situées à l’intérieur d’une plaque, ainsi que l’activité volcanique de certaines îles localisées sur les dorsales médio-océaniques (telle l’Islande) et celle de sites continentaux (le Yellowstone aux États-Unis, l’Afar en Afrique de l’Est). L’hypothèse des panaches, accueillie avec un certain scepticisme avant d’être rapidement adoptée, était donc séduisante. Elle s’est de plus révélée fructueuse, puisqu’elle allait rendre compte de plusieurs autres observations géologiques. Par exemple, on savait depuis longtemps, par des analyses géochimiques notamment, que les basaltes des îles océaniques diffèrent des basaltes La composition des basaltes, un indice en faveur des panaches C’est particulièrement le cas pour le rapport hélium 4/hélium 3. L’hélium 3 est un isotope dit primordial, dont la plus grande part s’est formée à la naissance de l’Univers et qui a été incorporé à la Terre lors de sa formation. Il n’est pas produit par désintégration radioactive et sa quantité est donc à peu près constante. De plus, la Terre dégaze en permanence dans l’atmosphère ses éléments les plus volatils, son hélium 3 notamment. L’hélium 4, lui, provient de la désintégration radioactive de l’uranium et du thorium, éléments concentrés dans la partie supérieure de la Terre, et s’accumule au cours du temps. Ainsi, la matière caractérisée par un rapport hélium 4/hélium 3 relativement faible proviendrait d’une région profonde du manteau, ayant peu participé aux mouvements convectifs qui favorisent le dégazage. Or on constate que de nombreux basaltes d’îles océaniques ont un rapport isotopique hélium 4/hélium 3 notablement inférieur à celui des basaltes de dorsales océaniques (voir la figure page 51). C’est l’un des principaux arguments en faveur d’une origine profonde des points chauds. Dans les années 1980, les géophysiciens ont enrichi le modèle des panaches en établissant un lien entre les panaches et les grandes provinces ignées, ces vastes épanchements de laves basaltiques que l’on trouve sur les continents (les traps) ou au fond des bassins océaniques (les plateaux océaniques). En 1989, Vincent Courtillot, de l’Institut de physique du globe de Paris, proposait avec les Américains Mark Richards et Robert Duncan d’associer les grandes provinces ignées à la naissance d’un point chaud. L’idée est que, en arrivant près de la surface, les panaches perforent la lithosphère et engendrent un volcanisme de très grande ampleur, beaucoup plus intense que celui des dorsales ou des arcs des zones de subduction. La fusion partielle de la croûte terrestre à la tête du panache provoquerait l’épanchement de millions de kilomètres cubes de laves basaltiques. Les traps du Deccan, en Inde, s’étendent sur près de un million de kilomètres carrés et sur une épaisseur d’au moins trois kilomètres. Ce cataclysme volcanique semble s’être produit il y a 65 millions d’années, à la fin du Crétacé et au début du Tertiaire, sur une durée très brève à l’échelle géologique – moins d’un million d’années. Il a peut-être contribué de façon importante à la disparition, à cette même époque, des dinosaures et de quantité d’autres espèces, bien que cette extinction soit par LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_montagner.xp 17/03/10 16:48 Page 49 a Cinzia Farnetani/IPGP DES SIMULATIONS numériques (a) et des expériences de laboratoire (b) permettent de préciser les modèles de formation et d’évolution des panaches thermiques profonds. La simulation montre l’évolution d’un panache, le rouge correspondant à la température la plus élevée. Dans le système expérimental représenté, trois panaches sont bien visibles. La forme des panaches varie selon les conditions expérimentales (la nature du fluide par exemple) ou selon les paramètres physiques choisis dans les simulations. Anne Devaille/IPGP b La tectonique des plaques elon cette théorie, la surface de la Terre est divisée en plaques rigides (délimitées en jaune sur la carte ci-dessous) qui se déplacent les unes par rapport aux autres, sans se déformer sauf à leurs frontières où règne une intense activité sismique et volcanique. Les frontières où les plaques se séparent sont dénommées dorsales, et là où elles entrent en collision, zones de subduction. Quand elles coulissent les unes par rapport aux autres, on parle de failles transformantes. Une dorsale est une étroite chaîne de montagnes. Les dorsales océaniques ont une longueur totale de 60 000 kilomètres et sont situées vers 2 000 mètres de profondeur. Les plaques océaniques S s’éloignent de quelques centimètres par an. Au niveau des zones de subduction, elles plongent dans le manteau terrestre. Quand une plaque océanique entre en collision avec une autre plaque, continentale ou océanique, l’une passe sous l’autre, ce qui se traduit par de forts tremblements de terre. Les continents sont portés par les plaques et, étant plus légers que les plaques océaniques, ils surnagent. La dérive des continents n’est qu’un des aspects de l’expansion des fonds océaniques. Quand deux continents entrent en collision, la déformation ne se limite plus à la frontière : de grandes chaînes de montagnes et de hauts plateaux s’érigent, par exemple en Asie centrale. Plaque eurasienne Plaque nord-américaine Plaque caraïbe Plaque philippine Plaque pacifique Plaque africaine Plaque de Cocos Plaque sud-américaine Plaque australienne Plaque de Nazca Plaque antarctique DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 49 dossier_67_montagner.xp 17/03/10 LES CRISTAUX D’OLIVINE s’orientent dans la direction du flot de matière. Les données sismologiques indiquent que leur orientation (traits verts, d’autant plus longs que la proportion de cristaux orientés est importante), à peu près Nord-Sud en Afrique centrale, est modifiée autour du point chaud de l’Afar. Ce dernier présente par ailleurs une anomalie sismique, trahissant la présence de matière chaude (zones rouges) jusqu’à au moins 600 kilomètres de profondeur. Ces résultats sont compatibles avec une remontée profonde de matière chaude sous le point chaud de l’Afar. 16:48 Page 50 ailleurs attribuée à l’impact d’une grosse météorite, tombée tout près du Yucatán. Le responsable de l’événement volcanique majeur associé aux traps du Deccan serait le point chaud qui se trouve actuellement sous l’île de la Réunion. Par une étude systématique des épanchements basaltiques et des traces de points chauds, V. Courtillot et ses collègues ont associé de nombreuses grandes provinces ignées à des points chauds actuels. Ainsi, les traps d’Éthiopie (âgés de 30 millions d’années) seraient reliés au point chaud de l’Afar, et ceux du Groenland au point chaud de l’Islande. Les points chauds dus à des panaches profonds expliqueraient également l’ouverture de nouvelles dorsales. La dorsale de l’Atlantique se serait ainsi ouverte sous l’effet des points chauds actuellement situés sous Sainte-Hélène et Tristan da Cunha dans le Sud, sous les Açores et sous l’Islande dans le Nord. Il est donc vraisemblable que l’arrivée tumultueuse des panaches en surface ait entraîné, il y a 200 millions d’années, la dislocation de la Pangée en plusieurs continents. Par ailleurs, les épisodes volcaniques correspondant aux traps ont fortement perturbé le climat, et on peut associer de tels phénomènes à la plupart des grandes extinctions biologiques qui ont ponctué le passage d’une ère géologique à une autre. Entre-temps, les spécialistes de mécanique des fluides ont élaboré une sorte de modèle standard de panache thermique mantellique, en se fondant notamment sur des simulations numériques et des expériences de laboratoire (voir la figure page 49). D’après ce modèle, le panache a la forme d’un conduit long et étroit – la queue du panache –, surmonté d’une grosse tête en forme de champignon sous la lithosphère. Le diamètre de la queue serait d’environ 500 kilomètres dans le manteau inférieur. Dans le manteau supérieur, où la viscosité est inférieure, il serait d’une centaine de kilomètres seulement. À l’intérieur du panache, la température dépasserait de quelques centaines Hoggar Tibesti Afar 100 kilomètres de profondeur 50 Le modèle de panache, dont il existe plusieurs variantes (par exemple des panaches résultant d’une convection de nature thermochimique), semble cohérent. Reste à le confirmer. La tectonique des plaques s’est imposée grâce à la sismologie, qui a permis de délimiter avec précision les frontières de plaques et de relier leurs divers types aux différents mécanismes des tremblements de terre. Les scientifiques espéraient que, de la même façon, les données sismologiques étaieraient l’hypothèse des panaches. Au cours des années 1980, la tomographie sismique connut un développement spectaculaire en fournissant des images tridimensionnelles de plus en plus précises de l’intérieur de la Terre. Cette technique est fondée sur la vitesse variable des ondes sismiques selon le milieu traversé. Par exemple, dans les régions froides, la vitesse de propagation est supérieure à ce qu’elle est dans les régions chaudes. En analysant un très grand nombre de sismogrammes enregistrés dans une gamme étendue de fréquences, tels ceux recueillis par les stations sismiques du réseau français (et planétaire) GEOSCOPE, et grâce à des ordinateurs Tibesti Darfour Afar D’après D. Sicilia et al., 2004 Darfour Des mesures sismologiques peu concluantes Hoggar Hoggar Tibesti de degrés celle du manteau environnant. Le modèle fournit également des scénarios décrivant la formation et l’évolution du panache au cours du temps, et sa disparition. Par exemple, en arrivant – au bout de quelques millions d’années – à proximité de la lithosphère, dont la viscosité est très élevée, la matière du panache s’étalerait dans l’asthénosphère et entraînerait un bombement en surface. La fusion partielle à la tête du panache ouvrirait une brèche dans la lithosphère, ce qui conduirait à des épanchements catastrophiques de basaltes. Une fois vidé de son contenu, le panache ne serait plus composé que d’une petite queue pouvant subsister encore plusieurs dizaines de millions d’années, si elle est toujours alimentée par le bas. 200 kilomètres de profondeur Darfour Afar 300 kilomètres de profondeur LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_montagner.xp 17/03/10 16:48 Page 51 Mer Méditerranée D’autres tentatives consistent à détecter indirectement les panaches en étudiant leur effet sur les discontinuités sismiques dans la zone de transition, c’est-à-dire les profondeurs (principalement à 410 et à 660 kilomètres) auxquelles les propriétés minéralogiques changent brutalement (voir La zone de transition : couche clef du manteau, par É. Debayle et Y. Ricard, page 74). Une anomalie thermique associée à un panache a tendance à élever ou à abaisser les discontinuités sismiques, selon les propriétés minéralogiques du manteau terrestre à ce niveau. Par exemple, le passage d’un panache de matière chaude à travers la zone de transition tend à amincir cette région, tandis que la présence d’une plaque plongeante froide l’épaissit. En 1993, Henri-Claude Nataf, alors à l’École normale supérieure, à Paris, et le Canadien John VanDecar détectèrent une telle déflexion des discontinuités sismiques sous le point chaud de Bowie, au large des côtes canadiennes. Toutefois, une étude sismologique publiée en 1999 par Sébastien Chevrot, alors à l’Institut de physique du globe de Paris, et ses collègues n’a pas révélé d’amincissement systématique de la zone de transition sous les points chauds. Des expériences faisant appel à des réseaux denses de stations sismiques sont également menées en Islande, en France (dans le Massif central) et aux États-Unis, dans la région de Yellowstone. Là encore, les résultats sont mitigés et n’apportent pas d’éléments concluants sur les profondeurs supérieures à 400 kilomètres. Pourquoi ces déboires ? Tout d’abord, le conduit n’est pas forcément vertical, car les courants de matière dans le manteau peuvent dévier le panache au cours de DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Mer Rouge son ascension. Ensuite, tous les panaches ne semblent pas identiques, et certains naissent peutêtre à des profondeurs beaucoup moins importantes. Par exemple, en dessinant la carte des anomalies sismiques sous la dorsale médioatlantique, dotée d’un grand nombre de points chauds, avec Jeraoen Ritsema, de l’Institut de technologie de Californie, nous avons montré en 2001 que certains points chauds ne présentent plus d’anomalies visibles au-dessous de 200 kilomètres et que seul celui de l’Islande exhibe des vitesses lentes (donc de la matière chaude) jusqu’à 700 kilomètres de profondeur. De même, d’après Michel Granet, de l’École et observatoire des sciences de la Terre de Strasbourg, le volcanisme du Massif central, parfois considéré comme lié à un point chaud, ne serait dû qu’à un «bébé panache» prenant son origine dans le manteau supérieur. Jusqu’à aujourd’hui, les sismologues ont surtout délimité des zones correspondant grossièrement à des courants mantelliques de matière chaude (ascendante) ou froide (descendante). L’orientation des cristaux – principalement l’olivine, minéral silicaté le plus abondant dans le manteau supérieur – permet de progresser en visualisant la direction de ces courants. L’olivine est un minéral anisotrope, où la vitesse des ondes sismiques varie selon la direction de propagation. La variation est de 20 pour cent entre l’axe dit rapide et l’axe lent. Or, dans les années 1970, on s’est rendu compte que l’olivine tend à orienter son axe rapide parallèlement à la LES DONNÉES SISMOLOGIQUES recueillies pour diverses profondeurs autorisent la reconstitution d’une carte tridimensionnelle indiquant les zones où les ondes sismiques se propagent lentement (en rouge) ou rapidement (en bleu). Ces ondes sont interprétées respectivement comme des courants de matière ascendants (chauds) ou descendants (froids). LE RAPPORT ISOTOPIQUE HÉLIUM 4/HÉLIUM 3 est l’un des principaux arguments en faveur des panaches profonds. Ce rapport est beaucoup plus variable et a des valeurs plus faibles dans les basaltes d’îles océaniques, comparé à celui des basaltes de dorsales océaniques. Ces caractéristiques s’expliquent si les basaltes des îles océaniques proviennent des grandes profondeurs de la Terre. 60 Basaltes d’îles océaniques 40 20 D’après M. Moreira et C. Allègre, 2000 D’où viennent les panaches ? Afrique Nombre d’échantillons de plus en plus puissants, les sismologues cartographient les zones de vitesse lente et celles de vitesse rapide dans l’ensemble de la Terre, de la surface jusqu’à son centre. Les sismologues sont ainsi parvenus à bien visualiser plusieurs structures géologiques, telles que boucliers précambriens, zones de dorsales océaniques ou plaques qui s’enfoncent dans les zones de subduction. Ils ont même repéré deux superpanaches de plusieurs milliers de kilomètres de diamètre sous le Pacifique central et l’Afrique. En revanche, ils n’ont pu clairement déceler des structures ressemblant aux panaches thermiques décrits par le modèle standard. Les raisons de cet échec sont simples : la résolution latérale des techniques de tomographie sismique est seulement de l’ordre de 1 000 kilomètres, alors que les structures recherchées sont de l’ordre de la centaine de kilomètres, et s’étendent sur un large domaine de profondeur (entre la surface et 2 900 kilomètres). Basaltes de dorsales océaniques 150 100 50 50 000 150 000 Rapport hélium 4/hélium 3 51 dossier_67_montagner.xp 17/03/10 Craton 16:48 Page 52 Plaque océanique Courant de matière chaude Hélène Fournié Courant de matière froide UN MÉCANISME DE CONVECTION SECONDAIRE se produisant au bord des cratons continentaux, des boucliers de croûte terrestre, expliquerait certains points chauds, tels ceux associés aux îles du Cap-Vert ou de Sainte-Hélène. D’après ce scénario, défendu par des détracteurs des panaches profonds, le bord du craton, froid, refroidirait la matière à sa proximité. Le courant descendant ainsi induit entraînerait une remontée de matière chaude quelques centaines de kilomètres plus loin, faisant apparaître un point chaud. 52 direction principale du flot de matière. En cartographiant l’orientation des axes rapides des minéraux, obtenue en mesurant l’anisotropie sismique, on peut donc visualiser les mouvements de matière à grande échelle. L’olivine indique la direction Par des modélisations numériques, Édouard Kaminski et Neil Ribe, de l’Institut de physique du globe de Paris, ont montré en 2002 que les courants de matière mantellique – et donc l’anisotropie sismique associée – sont fortement perturbés par la présence d’un panache, même à grande distance de celui-ci. Cette observation fournit un moyen indirect de détecter les panaches. Dans le cadre d’un programme de recherche de l’INSU (Institut du CNRS pour les sciences de l’Univers), la répartition de l’anisotropie autour du point chaud de l’Afar a été cartographiée en 2000, grâce à l’installation en Éthiopie et au Yémen d’un réseau de stations sismiques temporaires. Alors que les directions d’anisotropie sont à peu près Nord-Sud en Afrique centrale, elles sont déviées autour de l’Afar, ce qui indiquerait une zone anormale, par ailleurs caractérisée par des vitesses très lentes, jusqu’à au moins 600 kilomètres de profondeur. À l’inverse, les autres points chauds africains du Darfour, du Tibesti et du Hoggar ne trahissent des vitesses lentes que jusqu’à 200 kilomètres de profondeur (voir les figures pages 50 et 51, en haut). L’Afar serait-il donc le seul point chaud africain à l’aplomb d’un panache profond ? Pour y répondre, nous devrons affiner nos méthodes de mesure. La détermination de l’orientation des minéraux à l’intérieur de la Terre en est encore à ses débuts. Néanmoins, elle apporte déjà des éléments de réponse sur la façon dont interagissent les panaches mantelliques et le manteau supérieur, et montre, aussi bien à l’échelle globale que régionale, que l’origine des points chauds volcaniques ne se trouve pas toujours à la même profondeur. Afin d’expliquer toutes ces observations sismologiques souvent contradictoires, les géologues ont été contraints de compliquer le modèle des panaches mantelliques. Il en résulte une certaine confusion. Aussi, V. Courtillot et ses collègues, reprenant tout un ensemble de données disparates, ont proposé en 2003 une classification des panaches afin de séparer les vrais panaches mantelliques – ceux issus de la limite noyau-manteau – des « usurpateurs » qui proviennent de profondeurs plus faibles. Ceux-ci naîtraient d’instabilités de couches limites thermiques situées dans la zone de transition (entre 410 et 660 kilomètres de profondeur) ou juste sous la lithosphère. Sous l’impulsion de Don Anderson, de l’Institut de technologie de Californie, une autre école se fait jour, qui remet radicalement en cause l’existence même des panaches. Pour ce géophysicien, les panaches mantelliques originaires de la limite noyau-manteau ne sont qu’une vue de l’esprit et la dynamique de la Terre est essentiellement régie par la tectonique des plaques. Le débat lancé par D. Anderson et ses adeptes, s’il est parfois animé, a le mérite d’affûter les arguments des uns et des autres. Ces contestataires remettent en question chacune des observations qui ont permis de bâtir le modèle de panaches issus de la limite noyau-manteau. Passons en revue leurs principales objections. D’abord, ils préparent que le référentiel défini par les panaches n’est pas absolu, dans la mesure où les différents points chauds se déplacent les uns par rapport aux autres à des vitesses de l’ordre de deux, voire quatre centimètres par an. Ces vitesses, soulignent-ils, sont du même ordre de grandeur que la vitesse des plaques lentes. L’immobilité relative des points chauds serait donc une hypothèse injustifiée. Pourquoi alors l’âge des îles volcaniques augmente-t-il le long de la chaîne hawaiienne? Selon ces géologues, cette chaîne volcanique résulterait de l’ouverture progressive d’une fissure dans la lithosphère, sous l’effet de forces internes à la plaque Pacifique. D’autres points chauds, qui ne peuvent être expliqués de cette façon, seraient dus à un mécanisme de convection secondaire agissant à la frontière des cratons (des boucliers de croûte terrestre, plus épais et plus légers que les plaques océaniques, formés depuis plusieurs centaines de millions d’années). Au bord d’un craton, qui est froid, la matière mantellique subirait un mouvement descendant de convection thermique, ce qui entraînerait LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_montagner.xp 17/03/10 16:48 Page 53 dossier_67_montagner.xp 17/03/10 16:48 Page 54 modèles. Cet échec serait dû à une mauvaise estimation des paramètres physiques utilisés Hawaii (conductivité thermique, influence de la pression, etc.) : l’évacuation de la chaleur interne Niveau de la mer des remontées de matière chaude par la Terre aurait été surestimée, plus loin, à plusieurs centaines de et la convection thermique kilomètres des côtes (voir la figure serait moins turbulente qu’on page 52). Les îles Canaries et du ne le pensait. Cap-Vert, dans l’Atlantique Ainsi, les opposants à la théorie 300 km Nord, de Tristan da Cunha et de des panaches mantelliques ne Sainte-Hélène, dans l’Atlantique Sud, manquent pas d’arguments et proporésulteraient d’un tel scénario, qui est sent des explications alternatives cependant peu compatible avec les faisant appel à la seule tectonique données géochimiques. des plaques. Néanmoins, l’idée des Autre argument en défaveur panaches profonds ne doit pas être 650 km des panaches: la température dans rejetée à la légère, car il existe indéla région des points chauds ne semble pas niablement des observations robustes qui plus élevée que dans le reste du manteau. l’étayent. Mais le modèle standard Carol Stein, de l’Université de de panaches est probablement trop l’Illinois, et Seth Stein, de simpliste, voire faux. Il existerait l’Université Northwestern, ont plutôt divers types de panaches, issus 1 000 km effectué des mesures de flux de de profondeurs différentes. Le reste ne chaleur, mais n’ont détecté aucune serait qu’une question de sémananomalie thermique autour du tique, le mot panache s’appliquant point chaud de l’Islande. Les à des objets géologiques différents. points chauds, pas si chauds que Pour que le débat sur les panaches 1 450 km cela, seraient au mieux « humides » : mantelliques progresse vraiment, de la surproduction de magma résultenouvelles données et observations rait simplement de leur teneur sont nécessaires. Par exemple, on en eau, supérieure à la moyenne. espère des images plus fiables des struc1 900 km Il pourrait en être de même pour tures sismiques sous les points chauds grâce les grandes provinces ignées. à de nouvelles méthodes tomographiques développées par Raffaela Les panaches Montelli et ses collègues à l’Université remis en question de Princeton (voir la figure ci-contre). Par 2 350 km Par ailleurs, selon D. Anderson, les ailleurs, l’exploration des autres planètes telludonnées géochimiques sur le rapport riques, telle Mars, aiderait à comprendre hélium 4/hélium 3 ne permettent comment naissent des volcans en l’abpas de conclure que l’origine des sence de tectonique des plaques. 2 800 km points chauds est plus profonde que Sur Terre, des expériences de grande celle des dorsales océaniques. Les difféampleur sont indispensables, mais elles ne sont rences statistiques constatées entre les rapports pas à la portée d’un seul pays. Plusieurs projets isotopiques des basaltes d’îles océaniques et ceux sont en cours dans le Pacifique, afin de déterminer des basaltes de dorsales océaniques ne seraient la structure détaillée du manteau sous les points dues qu’à un échantillonnage imparfait des deux chauds océaniques. L’un deux, au niveau d’Hawaii, types de basaltes. Cet argument se fonde notam- utilise des stations sismologiques sous-marines, ment sur la découverte, grâce à l’exploration systé- ce qui permet d’augmenter la résolution : en matique du fond des océans, de centaines de monts décembre 2009, les géologues ont ainsi annoncé sous-marins de petite taille et ayant des rapports la détection de matière chaude jusqu’à 1 500 kiloisotopiques anormaux, parfois voisins de ceux des mètres de profondeur, mais ces résultats, controbasaltes d’îles océaniques, et dont l’origine est vrai- versés, résultent sans doute d’un artefact dans le semblablement peu profonde. traitement des données. Nous aimerions mener Dernière objection que nous mentionnerons: un projet similaire à la Réunion. La recherche les opposants aux panaches soulignent que les géophy- des panaches mantelliques profonds est ainsi un siciens de la convection n’arrivent pas à reproduire défi à la fois scientifique et technologique, une correctement la tectonique des plaques avec leurs quête du Graal des géologues. ■ R. M on tel li DE NOUVELLES MÉTHODES DE TOMOGRAPHIE SISMIQUE, qui s’efforcent de mieux prendre en compte les variations d’amplitude des ondes sismiques – et pas uniquement leurs temps de parcours – sont développées à l’Université de Princeton. Leur fiabilité est encore discutée, mais les premiers résultats plaident pour l’existence de plusieurs panaches profonds, dont un sous les îles de Hawaii. livres • D. SICILIA, Tomographie anisotrope du manteau supérieur sur la corne de l’Afrique, thèse de doctorat, IPGP, Paris, 2003. articles • C. WOLFE et al., Mantle shearwave velocity structure beneath the Hawaiian hotspot, in Science, vol. 326, pp. 1388-1390, 2009. • R. MONTELLI et al., A catalogue of deep mantle plumes : new results from finite-frequency tomography, in Geophys. Geosyst., vol. 7, Q11007, 2006. • V. COURTILLOT et al., Three distinct types of hotspots in the Earth’s mantle, in Earth Planet Science Letters, vol. 205, pp. 295-308, 2003. • D. L. ANDERSON, Top-down tectonics ?, in Science, vol. 293, pp. 2016-2018, 2001. internet • Site consacré au débat sur la théorie des panaches : http://www.mantleplumes.org 54 LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE p055_pub_abonnement.xp 16/03/10 12:47 Page 55 dossier_67_tarduno.xp 16/03/10 13:05 Page 56 Fondamental Sous-thème John TARDUNO La mobilité des points chauds Les géophysiciens ont longtemps pensé que les points chauds étaient fixes. En fait, ces remontées de matériau venu des profondeurs de la planète qui donnent naissance aux chaînes d’îles volcaniques se déplaceraient. John TARDUNO est professeur de géophysique au Laboratoire de paléomagnétisme de l’Université de Rochester, dans l’État de New York. L’ESSENTIEL ➥ Les chapelets d’îles océaniques, tels Hawaii, se forment par défilement de la plaque tectonique qui les porte au-dessus d’un point chaud. ➥ L’inclinaison du champ magnétique fossile sur ces îles permet de reconstituer leur latitude de formation. Or celle-ci n’est pas fixe. ➥ On en déduit que les points chauds bougent. Plusieurs explications, fondées sur leur enracinement plus ou moins profond dans le manteau ou sur la dynamique de celui-ci, sont en concurrence. ➥ Les implications en science de la Terre sont nombreuses, car les points chauds étaient souvent utilisés comme repères fixes. 56 O ù était passé le cône ? Après avoir remplacé la tête de forage, nous venions de replonger la tige vers le fond de l’océan, un kilomètre et demi sous le bateau. Agglutinés dans la salle de contrôle, nous scrutions les images de la caméra fixée à l’extrémité de la tige, cherchant le cône déposé pour marquer l’emplacement du trou que nous étions en train de forer. L’équipe s’était livrée à cet exercice maintes fois, mais ce jour-là, le cône restait introuvable. Notre repère avait-il bougé ? Nous avons fini par comprendre que les courants océaniques l’avaient emporté, et nous avons réussi à retrouver notre forage. De façon ironique, cette situation était similaire à l’hypothèse géologique que nous étions précisément en train d’étudier: les points chauds qui semblaient être des repères fixes sur des plaques tectoniques en mouvement se déplaceraient eux aussi. Nous étions dans l’océan Pacifique NordOuest pour prélever des carottes dans des volcans sous-marins éteints, les « guyots » (ou monts sousmarins) de l’Empereur, qui forment l’extrémité Nord des îles Hawaii. Le motif que forme la chaîne Hawaii-Empereur est – avec les formes de l’Amérique du Sud et de l’Afrique qui s’épousent parfaitement – un des signes évidents de la tectonique des plaques (la théorie selon laquelle la surface de notre planète est une mosaïque de plaques rocheuses en mouvement qui s’imbriquent les unes dans les autres). Non seulement les volcans et les monts sous-marins sont alignés sur quelque 3 500 kilomètres au milieu du Pacifique, mais ils sont de plus en plus anciens à mesure qu’on remonte vers le Nord-Ouest de la chaîne, de la Grande-Île, qui continue à s’agrandir, jusqu’à l’atoll de Midway, dont le volcan, depuis longtemps éteint, s’est affaissé au point qu’il émerge à peine, en passant par Maui, Oahu et Kauai. Au-delà, la ligne fait un angle et continue vers le Nord le long des monts sous-marins de l’Empereur, jusqu’à la pointe des îles Aléoutiennes. L’explication classique de ce motif est que les îles témoignent du mouvement de la plaque pacifique au-dessus d’un « point chaud » fixe, c’est-àdire d’un panache de magma s’élevant depuis les profondeurs du manteau terrestre (voir Panaches chauds : mythe ou réalité ?, par J.-P. Montagner, page 46). On peut se représenter ce point chaud comme une bougie située à l’intérieur de la Terre et dont la flamme brûlerait la croûte, faisant remonter vers la surface de la lave qui donne naissance à une île volcanique. À mesure que la plaque se déplace au-dessus du point chaud, l’île s’en éloigne et cesse de grandir, tandis qu’une autre apparaît, puis se déplace, et ainsi de suite. Le point chaud combiné à la tectonique des plaques produit des îles « à la chaîne ». Des bougies supposées immobiles et qui bougent Dans ce schéma, le point chaud hawaiien est resté fixe à une latitude d’environ 19 degrés Nord, tandis que la plaque pacifique se décalait vers le NordOuest à raison d’une dizaine de centimètres par an. Le virage dans la chaîne volcanique indiquerait que la direction de la plaque a changé de façon soudaine, il y a environ 47 millions d’années. Outre qu’elle rend compte de l’évolution de Hawaii et d’autres chaînes d’îles, l’hypothèse de la fixité des points chauds a fourni un ensemble de repères précieux, qui ont permis aux géologues LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_tarduno.xp 16/03/10 13:05 Page 57 de reconstituer les mouvements des plaques et de déterminer le lieu d’origine d’échantillons géologiques, telles les carottes de sédiments utilisées pour reconstituer le climat passé ou les roches servant à évaluer le mouvement de la croûte par rapport à l’axe de rotation de la planète. Ce fut dont l’étonnement lorsque nous avons mis en évidence que les points chauds ne sont en réalité pas fixes. Comme notre cône de repérage, ils se sont déplacés avec le temps. Et comme nous, les géophysiciens doivent désormais comprendre pourquoi les points chauds dérivent, et développer une nouvelle façon de les repérer. Mais voyons d’abord comment nous sommes parvenus à cette conclusion. LES VOLCANS HAWAIIENS sont alimentés par un point chaud, le sommet d’un panache de roche fondue qui s’élève à travers le manteau terrestre. Ce point chaud a donné naissance à une chaîne d’îles et de volcans engloutis qui court sur plus de 3 500 kilomètres dans l’océan Pacifique. L’enregistrement du mouvement des plaques dans l’aimantation fossile des roches a été l’un des principaux indices pour étayer la théorie de la tectonique des plaques dans les années 1960, et préciser notre compréhension des points chauds. Lorsque la lave se refroidit, les minéraux magnétiques qu’elle contient, principalement la magnétite et la titanomagnétite, cristallisent. Ces minuscules barreaux aimantés se figent dans la direction du champ magnétique qui règne à un moment et en un lieu précis de la surface du globe. Comme le champ magnétique terrestre varie à la fois dans le temps et dans l’espace, la magnétisation des roches nous révèle comment les plaques bougent, et ce de deux façons. Tout d’abord, les géologues peuvent étudier la variation dans le temps. À intervalles réguliers, la polarité du champ magnétique s’inverse, les pôles magnétiques Nord et Sud échangent leurs places (voir La Terre déboussolée, par J. Aubert, G. Hulot et Y. Gallet, page 24). Quel est l’impact sur les roches qui se forment au niveau des dorsales océaniques ? Quand la lave émerge de la dorsale et se refroidit au contact de l’eau, la magnétisation de ses minéraux s’aligne comme de la limaille de fer pointant par exemple vers le Nord. Le mouvement des plaques emporte ensuite ces roches loin de la dorsale. Après quelques centaines de milliers d’années, la polarité s’inverse, et les roches qui se forment après coup sont magnétisées dans l’autre sens. Celles-ci sont à leur tour emportées loin de la dorsale, puis la polarité du champ magnétique retrouve son sens initial, et le cycle continue. La croûte océanique est ainsi zébrée de bandes où les minéraux magnétiques pointent alternativement vers le Nord et vers le Sud. Les géologues estiment l’âge de ces bandes en les confrontant à la chronologie des inversions de polarité, établie par ailleurs. Ils en déduisent alors la direction et la vitesse d’une plaque par rapport à une plaque adjacente. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Getty Images/Rene Frederick Fertiles fossiles… dossier_67_tarduno.xp 16/03/10 13:05 Page 58 L’EXPLICATION CLASSIQUE DE L’ORIGINE DE LA CHAÎNE HAWAIIENNE elon l’hypothèse en vigueur jusqu’à présent, la chaîne constituée par les îles Hawaii et les monts sous-marins de l’Empereur (ci-contre) s’est formée à mesure que la plaque pacifique passait au-dessus d’un point chaud fixe. La lave éjectée a formé une île, puis le mouvement de la plaque a emporté cette île vers le Nord-Ouest, une autre île s’est formée à la place de la première, et ainsi de suite (cidessous). Le coude que forme la chaîne était attribué à un changement de direction de la plaque. Divers résultats indiquent que ce scénario est incomplet. En particulier, la géométrie de la chaîne ne correspond pas à celle prédite par l’étude des points chauds des bassins des océans Indien et Atlantique (en pointillés). S Alaska Îles Aléoutiennes Russie Detroit, formé il y a 81 à 75 millions d’années (mA) Suiko, 61 mA Nintoku, 56 mA Prévision fondée sur les points chauds indo-atlantiques Koko, 49-50 mA Daikakuji, 47 mA Guyots de l’Empereur (volcans éteints engloutis) Îles hawaiiennes Midway, 28 mA PACIFIQUE Necker, 10 mA Kauai, 5 mA Kevin Hand Hawaii, récent Plaque pacifique Point chaud La seconde technique exploite le fait que la direction du champ magnétique terrestre a deux composantes : la déclinaison et l’inclinaison. Une boussole, en pointant dans la direction du Nord, matérialise la déclinaison. Cependant, en regardant l’aiguille de près, on s’aperçoit qu’elle est légèrement décalée par rapport à l’horizontale. Comme l’a démontré Neil Opdyke, de l’Université de Floride, à la fin des années 1960, l’inclinaison est directement reliée à la latitude (voir l’encadré page ci-contre). La mesure de l’inclinaison de l’aimantation d’une roche révèle ainsi la latitude de son lieu de formation, et donc la distance minimum que la plaque a parcourue depuis. En revanche, la longitude est inconnue. Ces méthodes ne sont pas triviales. En réalité, le champ magnétique de la Terre ne pointe pas exactement dans la direction Nord-Sud en tout point du globe. Les lignes de champ forment un motif plus complexe, qui refléterait l’écoulement du fer liquide dans le noyau de la planète. Mais si l’on regarde la direction moyenne sur plusieurs millénaires, ces déviations s’annulent. Ainsi, on peut compenser la complexité du champ magnétique en analysant un vaste échantillon de roches représentant un intervalle de temps suffisamment grand. Peu d’îles abritent encore des roches très anciennes, si bien que les géologues doivent forer le plancher océanique pour les récolter. Ce procédé se heurte à plusieurs difficultés. La croûte océanique est parfois inclinée, ce qui peut être interprété à tort comme une inclinaison magnétique. Les meilleurs échantillons rocheux 58 proviennent ainsi de zones dont les données sismiques garantissent qu’elles sont horizontales. Seules quelques-unes de ces zones ont fait l’objet de forages profonds. Une autre méthode consiste à remorquer un magnétomètre et à mesurer à distance l’aimantation du fond océanique. Cependant, ces mesures ne reflètent pas seulement l’aimantation existant lors de la formation de la roche, mais aussi celle provenant de la réorientation spontanée d’une partie des domaines magnétiques au sein des cristaux sur des échelles de temps géologiques, ainsi que la direction du champ magnétique terrestre actuel. Les relevés des magnétomètres doivent être calibrés par rapport à des roches directement échantillonnées. Une grande latitude dans la position du point fixe La première indication laissant penser que le point chaud de Hawaii n’est pas fixe date du début des années 1970. Elle était issue d’études dirigées par Tanya Atwater et Peter Molnar, de l’Institut de technologie du Massachusetts. Ils ont étudié le mouvement des plaques par deux approches : les zébrures du fond océanique et les chapelets d’îles. Au niveau d’une dorsale océanique séparant deux plaques, les mouvements entraînent la création d’une série de zébrures du plancher océanique, et si un point chaud est présent sous chacune des plaques, deux chaînes d’îles parallèles sont engendrées. Connaissant le mouvement des plaques indiqué par les zébrures, on peut prédire la trajectoire d’une chaîne d’îles sur une des plaques LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE 16/03/10 13:05 Page 59 en examinant la trajectoire de la chaîne correspondante sur l’autre plaque. Or T. Atwater et P. Molnar ont montré que les prédictions relatives à plusieurs traces de points chauds ne correspondent pas aux volcans réellement observés. Cela suggère que les points chauds ont bougé. Depuis, la technique a été perfectionnée par Joann Stock, de l’Institut de technologie de Californie, et ses collègues, avec des résultats semblables. Les prédictions concernant la chaîne Hawaii-Empereur, fondées sur les points chauds de l’océan Atlantique (la plaque atlantique rencontre la plaque pacifique au niveau de la côte Ouest de l’Amérique du Nord), sont en bon accord avec la position de la partie la plus récente de la chaîne, formée au cours des 30 derniers millions d’années, mais elles s’en écartent lorsqu’on remonte plus en arrière. Il y a quelque 60 millions d’années, le décalage est très grand. Une histoire incomplète Cependant, ces conclusions n’ont dans l’ensemble pas convaincu les géologues. D’autres effets pouvaient expliquer le désaccord entre les deux ensembles de données. Les bassins du Pacifique et de l’Atlantique sont constitués de plaques qui jouxtent le continent antarctique, lui-même constitué d’au moins deux plaques. Ces plaques pourraient tourner comme des engrenages, ce qui modifierait le lien entre les caractéristiques géographiques de l’Atlantique et celles du Pacifique. Toutefois, une grande partie de l’histoire géologique de l’Antarctique, enfouie sous d’épaisses calottes glaciaires, demeure un mystère. Cette incertitude empêche les géologues de reconstituer de façon complète le mouvement des plaques. John Tarduno dossier_67_tarduno.xp La seule façon de trancher était de retourner aux échantillons rocheux. En 1995, avec Rory Cottrell, de l’Université de Rochester, nous avons décidé d’explorer cette piste. Nous avons examiné des carottes de sédiments et des roches prélevées sur plusieurs décennies dans les archives du programme de forage océanique ODP à l’Université Texas A&M. La carotte la plus prometteuse avait été récoltée en 1992 dans le guyot de l’Empereur nommé Detroit (voir l’encadré page ci-contre), formé il y a 81 à 75 millions d’années. Les roches, de type basaltique, semblables à celles qui se créent sur la grande île de Hawaii aujourd’hui, portent le type de signal magnétique le mieux compris. Cette carotte n’avait pas retenu l’attention, car on estimait qu’elle était trop courte pour fournir des mesures précises de l’inclinaison magnétique. Une nouvelle analyse a apporté des conclusions différentes. Nous voulions supprimer les effets de l’aimantation induite et de la réorientation spontanée des minéraux afin d’identifier l’aimantation d’origine de la roche. Pour ce faire, nous avons mesuré les échantillons dans un magnétomètre SQUID (pour superconducting quantum interference device, ou magnétomètre supraconducteur à interférences quantiques). Ce type de UN CÔNE DE REPÉRAGE est déposé sur le fond de l’océan (ici à travers l’ouverture dans la coque du JOIDES Resolution) pour faciliter le positionnement du tube de forage. CE QUE RÉVÈLE L’AIMANTATION DES ROCHES DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Ligne de champ magnétique 45° 0° Kevin Hand ’aimantation des roches a joué un rôle clef dans la compréhension de l’évolution de la chaîne hawaiienne. Quand la lave se solidifie, certains minéraux se figent dans une orientation correspondant à la direction du champ magnétique terrestre au lieu concerné. Or 90° l’inclinaison du champ magnétique par rapport à l’horizontale dépend de la latitude. Ainsi, à l’équateur, les minéraux s’alignent parallèlement à la surface du globe ; aux pôles magnétiques, ils s’alignent perpendiculairement à la surface, et selon des angles intermédiaires aux latitudes moyennes (flèches blanches ci-contre). Lorsqu’une roche est déplacée, elle conserve son inclinaison magnétique d’origine. Si la chaîne hawaiienne s’était formée à mesure du passage d’une plaque au-dessus d’un point chaud fixe, donc à une latitude constante, l’inclinaison magnétique des roches de tous les monts de la chaîne devrait être identique à celle des roches de Hawaii. Ce n’est pas le cas. L 59 dossier_67_tarduno.xp 16/03/10 13:05 Page 60 magnétomètre permet de mesurer des champs magnétiques de l’ordre de 10–14 tesla (par comparaison, la valeur moyenne du champ magnétique terrestre est de l’ordre de 5 ⫻ 10–5 tesla). La carotte était juste assez longue pour fournir des mesures signifiantes de l’inclinaison magnétique, et donc de la latitude à laquelle les minéraux s’étaient formés : 36 degrés Nord. Nous avons comparé ce résultat à une étude réalisée en 1980 par Masaru Kono, de l’Institut de technologie de Tokyo, à l’aide du prédécesseur du programme ODP, le Deep Sea Drilling Project. Des échantillons prélevés sur le mont sousmarin Suiko, situé dans la chaîne de l’Empereur et vieux de 61 millions d’années, indiquaient que celui-ci s’est formé à une latitude de 27 degrés Nord. Or, si le point chaud hawaiien, aujourd’hui situé à une latitude de 19 degrés Nord, était fixe, les monts sous-marins Detroit et Suiko auraient dû se former tous deux à cette latitude. Ces écarts de latitude suggèrent ainsi que le point chaud à l’origine des monts sous-marins de l’Empereur se déplace. Nos collègues ont néanmoins reçu ces résultats avec une certaine indifférence. Nos milliers de mesures en laboratoire se résumaient à deux points sur une courbe, et il en fallait plus pour remettre en cause l’explication de la formation de la chaîne hawaiienne par le seul mouvement des plaques. En 1997, avec R. Cottrell, nous avons organisé une nouvelle expédition de forages océaniques. Nous avons sélectionné des sites avec l’aide de David Scholl, de l’Université de Stanford, et invité Bernhard Steinberger, de l’Université de Harvard, qui avait modélisé l’écoulement du manteau, à se joindre à nous. Nous avons embarqué à bord du JOIDES Resolution durant l’été 2001 pour une expédition de deux mois – baptisée Leg 197 – qui nous a conduits sur le site de trois des guyots de l’Empereur : Detroit, Nintoku et Koko. Avant de forer, nous nous sommes assurés par des relevés sismiques que les couches de lave étaient horizontales, afin d’éliminer une source d’erreur potentielle sur l’inclinaison magnétique. Une fois les échantillons remontés, nous les avons analysés. Pour estimer leur âge, nous avons examiné les microfossiles présents dans des sédiments intercalés ou mélangés aux couches de lave. Nous avons évalué l’aimantation de la roche sur place, dans le laboratoire du navire. Plusieurs analyses complémentaires (dont des datations par isotopes) dans des laboratoires à terre ont été nécessaires pour confirmer nos résultats, mais le tableau se dessinait déjà clairement quand nous sommes rentrés au port de Yokohama. Un point chaud pas si fixe Le point chaud s’est déplacé de façon rapide vers le Sud. Nous avons estimé sa vitesse à plus de quatre centimètres par an pour la période allant de 81 à 47 millions d’années. Le fait que nous n’ayons trouvé aucun débris de coraux sur les monts Detroit et Nintoku, et très peu sur le mont Koko, corrobore ce résultat. En effet, si ces îles s’étaient formées à la latitude tropicale de Hawaii, des récifs coralliens se seraient formés autour d’elles. Les implications de ce résultat bouleversent de nombreux domaines des sciences de la Terre. Par exemple, un autre indicateur géologique de la latitude est le type de sédiments déposés sur le fond océanique. Près de l’équateur, les sédiments sont riches en coquilles formées de carbonate de calcium, en raison de la forte production biologique de cette région. En dehors de la zone équatoriale, les sédiments sont plus pauvres en carbonate. Or les carottes prélevées dans l’océan LE SCÉNARIO DU POINT CHAUD MOBILE ’analyse de l’aimantation des roches montre que les monts sous-marins de la chaîne Hawaii-Empereur se sont formés à des latitudes de plus en plus basses au fil du temps (de 35 degrés Nord pour Detroit à environ 22 degrés Nord pour Koko). Auparavant, on supposait que le point chaud de Hawaii était resté fixe pendant que la plaque pacifique coulissait par-dessus (à gauche). Selon le nouveau scénario envisagé, le point chaud a lui aussi migré (à droite), se déplaçant vers le Sud (l’épaisseur des flèches représente les vitesses relatives). L ANCIENNE HYPOTHÈSE NOUVELLE HYPOTHÈSE 80 millions d’années N NO S 50 millions d’années N NO S 45 millions d’années Kevin Hand Mouvement de la plaque Mouvement du point chaud 60 NO NO S LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_tarduno.xp 16/03/10 13:05 Page 61 LE MANTEAU LE PANACHE EMPORTÉ PAR LE VENT DU MANTEAU ANCIENNE HYPOTHÈSE Pacifique datant de moins de 50 millions d’années sont plus pauvres en carbonate qu’attendu si les points chauds étaient fixes. Josep Pares et Ted Moore, de l’Université du Michigan, à Ann Arbor, ont récemment montré que ce paradoxe serait levé en postulant une dérive du point chaud hawaiien vers le Sud. Peut-être doit-on aussi réécrire les manuels de géologie en ce qui concerne l’Amérique du Nord. On sait depuis longtemps qu’une grande partie de l’Ouest américain ne s’est pas formée à son emplacement actuel. Ces masses terrestres ont été poussées par des plaques disparues qui constituaient autrefois le bassin de l’océan Pacifique. Les interactions des plaques océaniques et des plaques continentales ont aussi conduit à la formation des montagnes Rocheuses. Mais ce scénario a été écrit en supposant qu’Hawaii était un point de référence fixe. Si ce point chaud se déplace, l’histoire de la formation de l’Amérique du Nord est à revoir. Quand la Terre bascule À plus grande échelle, le mouvement des points chauds modifie nos conceptions sur la « migration polaire ». Précisons que ce ne sont pas les pôles qui se déplacent à proprement parler par rapport au reste des plaques, mais la Terre solide dans son ensemble – masses terrestres et fond des océans – qui bascule par rapport à l’axe de rotation de la planète. La plongée des plaques tectoniques pourrait perturber la distribution de masse de la Terre, et entraîner un déséquilibre, comme lorsque des vêtements s’agglutinent en boule dans un sèche-linge. En réaction, l’axe de rotation terrestre basculerait. Dans un cas extrême, on peut imaginer que la France deviendrait une région tropicale ! Stricto sensu, ce processus est différent de la tectonique des plaques, car les positions relatives des plaques entre elles resteraient inchangées. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE NOUVELLE HYPOTHÈSE Point chaud Croûte Manteau supérieur Manteau inférieur Noyau liquide Graine du noyau Kevin Hand a découverte de la mobilité des points chauds soulève des questions sur leur nature. Ils sont en général vus comme les extrémités de panaches mantelliques qui naissent en profondeur, près de la frontière entre le noyau liquide de la Terre et le manteau rocheux qui le recouvre. Dans l’ancienne représentation (à gauche), les panaches restent fixes par rapport à leur base profonde. Pour expliquer la mobilité des points chauds, une nouvelle hypothèse stipule que la colonne du panache est déstabilisée par la convection au sein du manteau (à droite). La base pourrait elle aussi se déplacer. L Dans les années 1980, les géologues reconstituaient le mouvement des plaques et déterminaient la migration polaire en se fondant sur l’hypothèse de la fixité des points chauds. Selon les données, l’axe de rotation terrestre avait pu basculer de 20 degrés au cours des 130 derniers millions d’années. Nos résultats jettent un doute sur cette affirmation : ce sont les points chauds, et non les pôles, qui ont bougé. Les points chauds seraient donc un mauvais repère du mouvement des plaques et de la migration des pôles. Enfin, la mobilité des points chauds remet en cause notre compréhension du manteau terrestre. Par exemple, un point chaud pourrait toujours être enraciné dans le manteau profond, mais sa base bougerait, et le panache serait courbé par l’écoulement relatif du manteau (voir l’encadré ci-dessus). De façon plus radicale, Don Anderson, de l’Institut de technologie de Californie, a imaginé que les points chauds ne seraient pas ancrés dans le manteau profond, mais qu’il s’agirait plutôt de phénomènes peu profonds, émergeant des couches supérieures du manteau ou des couches inférieures de la croûte terrestre. D’autres pensent qu’il existe des panaches de toutes formes et de toutes tailles, trouvant leurs origines dans différentes couches de la planète. Aussi perturbante que soit la découverte de la mobilité des points chauds, toute la compréhension actuelle de la géologie ne doit pas être remise en cause. La remarquable progression de la chaîne Hawaii-Empereur et le volume de magma éjecté montrent que le point chaud de Hawaii reste très proche de l’ancien modèle. Mais plutôt que d’être fixé dans le manteau profond, ce point chaud a une mobilité inattendue. Une vision simple a cédé la place à une autre plus complexe. Sous-estimés jusqu’à présent, les mouvements au sein du manteau méritent à présent qu’on s’y intéresse de plus près. ■ articles • J. TARDUNO et al., The Emperor seamounts : southward motion of the hawaiian hotspot plume in Earth’s mantle, in Science, vol. 301, pp. 1064-1069, 2003. • J. STOCK, Geophysics : hotspots come unstuck, in Science, vol. 301, pp. 1059-1060, 22 août 2003. 61 dossier_67_tarits.xp 16/03/10 13:07 Page 62 La Terre électrique Des courants électriques circulent dans le manteau terrestre. Ils génèrent un champ électromagnétique fluctuant, grâce auquel on établit une image des profondeurs de la planète complémentaire de celle fournie par la sismologie. Propos recueillis par Guillaume Jacquemont D’où viennent les courants qui circulent dans la Terre ? Pascal Tarits : Ils sont produits par un phénomène d’induction électromagnétique. L’interaction entre le Soleil (le rayonnement et le vent solaires) et le champ magnétique terrestre génère un champ électromagnétique fluctuant, qui induit des courants dans la Terre, de la même façon qu’un électroaimant crée des courants dans le métal d’une casserole posée sur une plaque à induction. Plus généralement, un courant circule dans un matériau conducteur dès que celui-ci baigne dans un champ magnétique variable. La Terre est donc conductrice ? Pascal Tarits: Oui, même si elle l’est beaucoup moins qu’un métal (sauf son noyau, qui est métallique). Un courant électrique est un flux de charges, dont la conductivité mesure la vitesse de déplacement. Dans les métaux, ces charges sont des électrons, petits, légers et faiblement liés au noyau. Il en résulte une très bonne conductivité, de l’ordre de 108 siemens par mètre (un siemens correspond à la conductivité d'un matériau ayant une résistance électrique d'un ohm). Par comparaison, l’atmosphère, un isolant quasi parfait, a une conductivité d’environ 10–10 siemens par mètre. Dans les roches, les électrons sont trop fortement liés aux atomes pour se déplacer. Cependant, des charges de type ionique 62 circulent. Les ions sont plus lourds et volumineux que les électrons, d’où la moins grande conductivité des roches, de l’ordre de 10–4 siemens par mètre maximum pour un granite ou un basalte froid et sec. Comment détecte-t-on les courants induits ? Pascal Tarits : Les courants induits dans la Terre génèrent un champ électromagnétique secondaire que l’on mesure à la surface. On le distingue aisément du champ magnétique principal (issu de la convection du fer liquide dans le noyau et beaucoup plus intense), car il est très fluctuant. Le champ secondaire est directement fonction de la conductivité de la Terre. En outre, ses caractéristiques révèlent la conductivité à différentes profondeurs. Ainsi, ses composantes de plus basses fréquences sont issues de courants qui circulent plus profondément dans la Terre; c’est ce qu’on nomme l’effet de peau. Quel est le « profil de conductivité » de la Terre ? Pascal Tarits : La conductivité moyenne augmente avec la profondeur, à mesure que la température et la pression s’élèvent, car l’agitation thermique, la constitution minéralogique à haute pression de la roche et son état sans doute partiellement fondu favorisent la circulation des ions. À cette évolution continue se superposent plusieurs discontinuités, corres- pondant à des augmentations brusques de la conductivité. En outre, on détecte un certain nombre de zones anormalement conductrices. Assez faible dans la croûte (10–4 siemens par mètre), la conductivité moyenne atteint ainsi plus de deux siemens par mètre à 1 500 kilomètres de profondeur, vers le milieu du manteau. Elle est difficilement mesurable à plus grande profondeur. Une théorie, fondée sur les lentes variations du champ magnétique principal, tente de l’évaluer à la base du manteau, mais les valeurs obtenues sont controversées et peu précises (entre 10 et 200 siemens par mètre). Où se situent les discontinuités ? Pascal Tarits: À l’inverse des sismologues, nous n’observons pas de discontinuité entre la croûte et le manteau, car la conductivité ne varie pas assez avec la composition chimique pour influer notablement sur le champ mesuré en surface. Une première discontinuité, assez peu intense, est détectée à la frontière entre la lithosphère et l’asthénosphère (la lithosphère correspond à la croûte terrestre et à la partie rigide du manteau supérieur; l’asthénosphère est la partie ductile du manteau). On l’attribue soit à de la fusion partielle, soit à une anisotropie des cristaux dans l’asthénosphère: ceux-ci seraient orientés dans une direction préférentielle par la convection à l’œuvre dans cette partie du manteau. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_tarits.xp 16/03/10 13:07 Page 63 LE MANTEAU Pascal TARITS est chercheur à l'Université de Brest. La deuxième discontinuité se situe à 400 kilomètres de profondeur: la structure cristalline passe alors sous une forme plus compacte, en raison de l’augmentation de pression. On la détecte également dans les mesures sismologiques. Une troisième discontinuité est observée à 670 kilomètres de profondeur, où se produit sans doute un changement de structure cristalline et de composition chimique. Comment explique-t-on les zones anormalement conductrices ? Pascal Tarits: La conductivité électrique augmente beaucoup dès que de petites quantités d’éléments très conducteurs s’insèrent dans le réseau cristallin. Ces éléments sont par exemple des impuretés ou des poches de fusion partielle : la conductivité d’une roche passe ainsi de 10 –5 à 10 siemens par mètre lorsqu’elle fond, car les ions s’y déplacent plus facilement. Ainsi, certaines zones anormalement conductrices sous les dorsales et les volcans ou à la base de la lithosphère seraient dues à de faibles quantités de roche fondue. Dans le manteau, l’hypothèse dominante pour expliquer de telles zones est la présence d’eau. Celle-ci se dissocierait dans le cristal, y libérant des ions hydrogène, petits et rapides: 0,01 pour cent d’eau suffirait pour augmenter significativement la conductivité du milieu. Cette eau serait apportée dans le manteau par la subduction des plaques océaniques. DOSSIER N°67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Des zones anormalement conductrices ont cependant été détectées dans des endroits très éloignés (plusieurs milliers de kilomètres) des zones de subduction ; à l’inverse, on n’en trouve pas dans certaines régions de subduction. L’eau est-elle transportée à travers le manteau par un mécanisme encore inconnu ? C’est possible, mais une hypothèse alternative postule la présence de très faibles quantités de carbonatites fondues (des minéraux contenant des ions carbonate CO32–). On a en effet constaté au Laboratoire de l’Institut des sciences de la Terre d'Orléans que ces carbonatites fondues avaient une forte conductivité et une grande « mouillabilité », c’est-à-dire une grande capacité à se connecter de proche en proche entre les grains non fondus. En outre, on trouve de la carbonatite en surface, qui aurait été remontée des profondeurs du manteau par divers mécanismes volcaniques. Cette hypothèse intéresse beaucoup les géochimistes, car elle permet d’expliquer la composition de certaines roches, dans les dorsales océaniques notamment. Mais les carbonatites étaient jusqu’à présent indétectables, car en trop faible quantité. Avec des sondages électromagnétiques ciblés, nous devrions les repérer. Nous allons ainsi lancer deux campagnes de mesures. La première sera sur le volcan tanzanien du Lengai, seul volcan au monde où les laves sortantes sont carbonatitiques – ailleurs, la carbo- natite se transforme en remontant. La seconde campagne se fera aux îles Kerguelen, où des carbonatites retrouvées en surface indiquent la présence de ces roches dans le manteau sous-jacent… Quels autres projets sont envisagés ? Pascal Tarits: Nous essayons d’établir des images tridimensionnelles de la conductivité électromagnétique du manteau, afin de les comparer à celles fournies par la sismologie. Ces images seront complémentaires: la sismologie est plus sensible aux grandes enveloppes géologiques tandis que les sondages électromagnétiques révèlent aussi les faibles quantités d’eau ou de roches fondues. En outre, leur combinaison permettra de trancher, lors de l’analyse des mesures, entre la marque d’une anomalie de température et celle d’un changement de composition. Nous manquons toutefois de données, notamment sous les océans, pour établir des images complètes. On cherche alors à utiliser les satellites. Les missions en cours (OERSTED et CHAMP), qui étudient le champ magnétique principal, nous ont permis de démontrer la faisabilité d’une telle opération. Elles seront suivies d’ici 2011 par la mission Swarm de l’ESA, une constellation de trois satellites optimisée pour la mesure du champ créé par les courants induits. Nous disposerons alors enfin de mesures précises et globales… ■ 63 dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 64 Fondamental Sous-thème Anne BRIAIS, Michel RABINOWICZ et Michael TOPLIS La dynamique des dorsales océaniques Les motifs complexes qui se forment sur les flancs des dorsales océaniques reflètent l’évolution des mouvements de roches au sein des 80 premiers kilomètres d’épaisseur de la Terre. Anne BRIAIS est chargée de recherche au CNRS, au Laboratoire de dynamique terrestre et planétaire (LDTP) de l’Observatoire MidiPyrénées. Michel RABINOWICZ est professeur de géophysique à l’Université Paul Sabatier, à Toulouse. Michael TOPLIS est directeur de recherche au CNRS, au LDTP. L’ESSENTIEL ➥ Il existe trois types de dorsales, classées selon la vitesse d’écartement des plaques. ➥ Sous les dorsales lentes, des cellules de convection façonnent les détails du relief observé en surface. En particulier, la croûte est localement plus épaisse à l’aplomb des courants ascendants, dont la température élevée favorise la production de magma. ➥ Au sein des courants ascendants se forment alors des chenaux de dissolution, zones très poreuses où remonte le magma. 64 E ssayez d’explorer un parc à la lampe de poche une nuit sans lune. Vous devinerez quelques allées, des troncs d’arbres et partout… des ombres grises. En plein jour, en revanche, un seul coup d’œil vous révélera l’entrelacs des allées autour de l’étang bordé de bosquets. Aujourd’hui, les géophysiciens marins sont dans la position de paysagistes qui voient le Soleil se lever pour la première fois sur leur jardin. Longtemps, le fond de la mer n’a pu être exploré qu’à l’échosondeur (un appareil qui mesure le temps de trajet d’une onde acoustique réfléchie par le fond et en déduit la profondeur). Malgré leur pauvreté, les observations ainsi accumulées ont révélé des chaînes de montagnes sousmarines de plusieurs milliers de kilomètres au milieu de chaque océan: les dorsales océaniques. Ces massifs grossièrement parallèles aux côtes sont le lieu où est créée la croûte océanique. Jusque dans les années 1970, les dorsales étaient considérées comme des lignes à géométrie simple séparant des plaques tectoniques. Cette vision a changé avec l’arrivée des échosondeurs multifaisceaux dans les années 1980. Dès lors, des bandes de plusieurs kilomètres de largeur ont pu être cartographiées au fond de la mer. Les navires océanographiques ont ainsi établi la structure de régions entières. Toutefois, à l’échelle de l’océan, de tels rectangles de, par exemple, 200 kilomètres sur 400, ne sont que des « timbres-poste » éclairés par une lampe torche! Le jour ne s’est vraiment levé en géophysique marine qu’avec l’arrivée des satellites altimétriques au milieu des années 1990. Grâce à leurs altimètres embarqués fonctionnant sur le principe des radars, les satellites ont livré des cartes précises du niveau moyen de la surface de l’océan, relief qui est à l’image de celui du fond (voir Voir la planète avec la pesanteur, entretien avec F. Chambat, page 72). Les géophysiciens ont ainsi établi la carte des profondeurs de l’océan avec une résolution de quelques kilomètres. Complétée par les relevés locaux effec- tués par des navires océanographiques, cette carte raconte l’histoire des fonds océaniques. Nous exposerons ici une vision nouvelle de la façon dont la croûte océanique se forme. Après avoir rappelé ce que nous savons des dorsales océaniques, nous décrirons ce que les satellites ont révélé de nouveau : les flancs des dorsales à faible taux d’ouverture, dites « lentes », sont ornés d’ondulations et de petites failles. De ces informations inédites, on déduit que la production de la croûte résulte à la fois de l’écartement des plaques océaniques et de l’activité de nombreux petits courants de convection situés dans les 80 premiers kilomètres sous la surface. Nous avons élaboré un modèle de la production de la croûte océanique et en avons tiré des simulations numériques qui reproduisent correctement les structures des flancs des dorsales lentes. En outre, nous avons précisé la façon dont le magma remonte jusqu’à la surface. Des plaques et des soupapes Depuis les années 1960, on sait que les mouvements à la surface de la Terre résultent du déplacement des plaques lithosphériques qui « flottent » sur le manteau. La lithosphère est la couche rigide, faite de roches peu déformables, qui recouvre notre planète. Elle inclut la croûte terrestre d’une épaisseur comprise entre 5 et 30 kilomètres et la partie supérieure froide du manteau dont l’épaisseur est comprise entre 10 et 100 kilomètres. Le manteau, de 2 900 kilomètres d’épaisseur, est la couche de roches qui sépare la croûte du noyau terrestre. La température des roches augmentant de la surface de la Terre vers les profondeurs, celle des roches du manteau, sous la lithosphère, est proche de leur température de fusion. Elles se déforment sous les contraintes, formant une couche plastique nommée asthénosphère (du grec astheneia pour «faiblesse») qui facilite le déplacement des plaques lithosphériques relativement rigides qu’elles supportent. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 65 LE MANTEAU La matière mantellique remonte au sein de courants plus ou moins cylindriques de quelque 100 kilomètres de rayon, nommés « panaches » ou « points chauds ». Progressant d’environ dix centimètres par an, les roches profondes transportées par les panaches atteignent la lithosphère. La pression diminuant, quelque dix pour cent de leur masse entrent en fusion pour former du magma. Après une maturation au sein de chambres magmatiques transformant le magma en laves plus élaborées, ces dernières sont éjectées. Ainsi, grâce à la convection dans le manteau, une partie importante de la chaleur produite au sein de la Terre est évacuée à la surface par des « soupapes », les points chauds. Les volcans dits de point chaud, tels Hawaii ou l’Islande, résultent de ce mécanisme, et mesurent plusieurs dizaines de kilomètres de diamètre. Par ailleurs, les volcans dits de dorsale, plus petits, et surtout le refroidissement des plaques au contact de l’océan, participent aussi à l’évacuation de la chaleur interne de la planète. Une dorsale océanique est une longue chaîne de montagnes sous-marines située sur une zone où deux plaques lithosphériques s’écartent. Sous une dorsale, le manteau remonte, fondant partiellement, faisant ainsi parvenir du magma en surface. Une partie s’y épanche sous forme de lave et refroidit rapidement au contact de l’eau de mer, formant des roches basaltiques vitreuses ou à très fins cristaux. La partie profonde refroidit plus lentement et forme des roches de même composition chimique, mais à plus gros cristaux : les gabbros. L’ensemble de ces roches constitue la croûte océanique qui, pour la plus grande partie, se met en place près de l’axe de la dorsale. LA DORSALE ATLANTIQUE sillonne l’océan, du Nord au Sud. Le manteau remonte sous l’Islande, partie émergée de la dorsale, par un point chaud. Sous l’axe de la dorsale, des mouvements de convection ont lieu sur une épaisseur d’environ 80 kilomètres. Groenland Islande Point chaud ûte Cro Océan Atlantique Ondulation de flanc de dorsale Petit panache Cellule d’accrétion Courant descendant 1 100 °C 1 150 °C 1 250 °C 1 300 °C DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Delphine Bailly 80 kilomètres Axe de la dorsale 65 dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 66 Le principal moteur du mouvement des plaques est le refroidissement de la lithosphère de part et d’autre des dorsales. À mesure qu’elle s’éloigne de l’axe, la lithosphère, parce qu’elle se refroidit, se contracte et s’épaissit : la zone la plus jeune d’une plaque océanique ne mesure guère que cinq kilomètres d’épaisseur, tandis que les régions les plus anciennes en mesurent 100. Plus épaisses et plus denses, les régions anciennes s’enfoncent dans l’asthénosphère. L’inclinaison de la plaque océanique, forte près de l’axe, diminue avec la distance à l’axe. Les deux plaques en formation, de part et d’autre de la dorsale, s’éloignent. Sous l’effet de ces contraintes, la lithosphère nouvellement créée se brise le long de failles, et le magma s’engouffre dans les nouvelles fissures, formant des volcans de dorsale. Trois types de dorsales Les géophysiciens distinguent trois sortes de dorsales: les dorsales lentes, les dorsales intermédiaires et les dorsales rapides. Ils déduisent la vitesse d’ouverture des plaques de la distance entre isochrones, c’est-à-dire entre bandes de roches d’aimantation symétrique sur les flancs des dorsales et qui ont le même âge. Ces bandes sont la mémoire fidèle des variations du champ magnétique terrestre au fil des temps géologiques, car les roches encore chaudes de la jeune croûte océanique enregistrent le champ magnétique dont l’orientation reste ainsi gravée dans le fond océanique (voir La Terre déboussolée, par J. Aubert, G. Hulot et Y. Gallet, page 24). Les roches les plus éloignées de la dorsale sont aussi les plus anciennes. La vitesse d’ouverture d’une dorsale varie de quelques millimètres à une vingtaine de centimètres par an. Ainsi, les dorsales rapides ont une vitesse d’ouverture supérieure à huit centimètres par an (80 kilomètres par million d’années). La dorsale de l’océan Pacifique Est, qui sépare la plaque pacifique de celle des Cocos, de Nazca, ou antarctique (du Nord au Sud), est une dorsale rapide; elle s’ouvre de 20 centimètres par an près de l’île de Pâques. Son axe rectiligne est surmonté d’une ride, c’est-à-dire d’une montagne allongée et escarpée, dont la crête marque la limite entre les deux plaques. La ride est parsemée de grandes coulées volcaniques alimentées par des fissures, nommées dykes, parce qu’elles se forment à intervalle de plusieurs dizaines d’années lorsque des laves remplissent des filons de quelques mètres de largeur, leur donnant souvent la forme d’une digue (dyke en anglais). Les dykes plongent leurs racines dans une chambre magmatique, pratiquement ininterrompue tout le long de la dorsale du Pacifique Est. Un fossé d’effondrement de quelques centaines de mètres de largeur et de profondeur se forme régulièrement au sommet de la crête. Les dorsales lentes s’ouvrent de moins de cinq centimètres par an, c’est-à-dire de moins de 50 kilomètres par million d’années. La dorsale médio-atlantique, par exemple, sépare les plaques de l’Eurasie et de l’Afrique, d’un côté, des plaques nord- ou sud-américaine, de l’autre. Elle s’ouvre de deux centimètres par an dans l’Atlantique Nord et de quatre dans l’Atlantique Sud. Dans le cas d’une dorsale lente, la limite entre les deux plaques qui s’écartent est beaucoup plus difficile à déter- UNE DORSALE SEGMENTÉE Axe de la dorsale Faille transformante 66 régulière de rides. On constate que la dorsale, orientée Nord-Est/SudOuest (la ligne blanche) est quasi ininterrompue. Les zones orangées près de l’axe trahissent la présence de zones plus épaisses de croûte océanique. L’axe est parfois décalé notablement par une faille transformante, qui lui est perpendiculaire. Les autres ondulations révèlent la segmentation de la dorsale en petits tronçons successifs, souvent un peu décalés les uns par rapport aux autres, qui trahissent des cellules de convection sous-jacentes : du magma remonte le long des courants ascendants. Ainsi, chaque petite ligne orangée (nommée linéation magmatique) signe la présence d’un courant ascendant et d’une croûte épaisse. Faille non transformante Deux de ces lignes sont séparées de quelque 50 kilomètres, et l’on en déduit que les cellules de convection ont un diamètre du même ordre. Ces cellules sont responsables de la structure fine de la dorsale. Sauf mention contraire, toutes les illustrations sont fournies par les auteurs ette carte des anomalies de gravité dans l’océan Atlantique raconte l’histoire de la dorsale médio-atlantique depuis sa naissance : à mesure que l’on s’éloigne de son axe, on remonte le temps. Un ombrage artificiel met en évidence une succession quasi C LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 67 LE MANTEAU miner que dans le cas d’une dorsale rapide. Elle forme, quelque part dans la vallée axiale, un sillon de plusieurs kilomètres de largeur, creusé dans la crête de la dorsale. Les failles tectoniques et les dykes qui nourrissent l’extension ne sont pas nécessairement localisés au milieu de la vallée axiale, mais plutôt sur ses bords. Elles sont régulièrement remplacées (en quelques siècles) par de nouvelles failles qui naissent dans la vallée axiale. a b c Des volcans petits et éphémères DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Dorsale 72 millions d’années après sa naissance Dorsale 40 millions d’années après sa naissance Dorsale 8 millions d’années après sa naissance d 8 mA Ligne de croûte épaisse 8 mA 960 kilomètres 60 kilomètres Les édifices volcaniques présents dans cette dépression ressemblent peu aux grandes coulées qui accompagnent les dykes des dorsales rapides, mais plutôt à des chapelets de volcans, parallèles à la ligne de séparation des plaques le long de dykes, voire à des volcans isolés. Il n’y a pas de chambres magmatiques permanentes sous les dorsales lentes. Contrairement aux volcans de point chaud ou aux dorsales rapides, les volcans éphémères des dorsales lentes, dont le diamètre ne dépasse jamais quelques kilomètres, ne sont pas alimentés en continu. Tandis qu’une partie du magma issu de « petits » lacs situés sous la dorsale s’épanche sous forme de lave, le reste cristallise dans les profondeurs et forme des gabbros. Nous y reviendrons. Enfin, les dorsales intermédiaires ont une vitesse d’ouverture comprise entre cinq et huit centimètres par an. C’est le cas par exemple de la dorsale séparant l’Australie de l’Antarctique, dont la crête axiale est moins prononcée que celle d’une dorsale rapide, sans qu’on n’y observe nulle part de vallée axiale profonde. Les dorsales intermédiaires sont assez atypiques et d’autant plus méconnues qu’elles se trouvent presque toutes sous les mers des quarantièmes rugissants, peu propices à l’exploration. Ces caractéristiques générales des trois types de dorsales ont été établies par les sondeurs multifaisceaux, puis confirmées par les satellites altimétriques. Par ailleurs, les données satellitaires ont révélé que les flancs des dorsales lentes portent des ondulations, successions de creux et de bosses de plusieurs centaines de mètres de hauteur. En outre, l’axe de ces dorsales est morcelé en petits segments, qui signalent la présence sous-jacente de centres distincts de production de lithosphère océanique : les « cellules d’accrétion ». Ces segments, d’une longueur de 20 à 100 kilomètres, sont séparés par des discontinuités. Cellesci se divisent en deux types. Les discontinuités dites non transformantes sont courtes, d’orientation variable et évoluent dans le temps; on parle par abus de langage de failles non transformantes, car ces zones complexes sont fréquemment parcourues de fossés et de petites fractures. Les failles dites transformantes sont longues, stables dans le temps et perpendiculaires à l’axe de la dorsale médio-océanique, qu’elles coupent en deux parties décalées de Dorsale 960 k ilom ètre s CE MODÈLE NUMÉRIQUE simule les mouvements de convection dans le manteau. On suppose que la dorsale initiale était rectiligne, et on impose la différence de température qui règne entre le haut et le bas de la couche fluide. La dorsale (en haut, en noir) est définie comme le lieu des points de tension maximale. La forme des cellules de convection ou cellules d’accrétion prédites par le modèle a été reproduite pour trois périodes : 72 millions d’années après la naissance de cette dorsale (a), 40 millions d’années après (b) et 8 millions d’années après (c). Les zones froides et denses qui s’enfoncent sont en bleu ; les zones chaudes, moins denses, qui remontent, sont en jaune. Le modèle permet aussi de reconstituer la zone formée par la dorsale 100 millions d’années après sa naissance (d), notamment les isochrones (les zones formées à la même époque) et l’épaisseur de croûte océanique : les isochrones (les lignes blanches) apparaissent comme des lignes brisées orientées Nord-Sud (ici, huit millions d’années séparent deux isochrones consécutives) ; les zones de croûte épaisse sont en rouge tandis que celles de croûte mince sont en bleu. On retrouve les lignes de croûte épaisse perpendiculaires à la dorsale détectées par les satellites. 67 dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 68 quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres. En outre, des fossés d’effondrement relient souvent les extrémités des segments de dorsale. On observe aussi que la dorsale – la vallée axiale et ses flancs – s’enfonce parfois de près de 1 000 mètres sur le passage d’une discontinuité. À l’inverse des failles transformantes, les discontinuités non transformantes croissent, diminuent et migrent le long de l’axe de la dorsale, allongeant ou raccourcissant les segments qu’elles délimitent. La vallée axiale et les failles actives qui bordent la dorsale suivent les migrations des segments. Ainsi, la vallée axiale résulte de l’ouverture dont la dorsale lente est le siège, mais la segmentation par les failles non transformantes reflète l’existence des cellules d’accrétion. Les géophysiciens sont parvenus à cette conclusion après avoir constaté les grandes variations de l’épaisseur de la croûte terrestre le long des dorsales lentes. Sur les cartes bathymétriques (qui donnent la profondeur) ou gravimétriques (qui reflètent l’épaisseur de la croûte), on lit qu’une croûte plus épaisse de plusieurs kilomètres se trouve toujours au centre des segments de dorsale. À l’inverse, la croûte est toujours peu épaisse là où passent des failles transformantes ou non transformantes. Dans certains cas extrêmes, des roches mantelliques affleurent même sur le fond océanique près de certaines failles, ce qui suppose une quasi-absence de croûte. Ainsi, la répartition du magma varie notablement le long des dorsales, reflétant une segmentation magmatique de la dorsale, c’est-à-dire son alimentation en magma par différentes cellules d’accrétion. Celles-ci, alimentées par le magma du manteau, sont autant de «machines» à fabriquer de la croûte. Elles mesurent quelque 50 kilomètres de longueur. L’existence des cellules d’accrétion soulève diverses questions : pourquoi le manteau fournitil du magma de façon discontinue ? Les cellules d’accrétion sont-elles indépendantes les unes des autres ? Quelle est leur durée de vie ? Pourquoi migrent-elles ? Quelques réponses ont été apportées par l’étude de l’évolution des segments sur plusieurs dizaines de millions d’années, telle que la racontent les ondulations de flanc de dorsale lente. De telles ondulations sont observées tant sur la dorsale de l’océan Atlantique que sur celle de l’océan Indien, tandis que les dorsales de l’océan Pacifique n’en portent pas puisqu’elles sont rapides. La circulation convective Les ondulations de flancs de dorsales racontent l’évolution des cellules d’accrétion. Par exemple, les discontinuités entre segments de dorsale ont migré au cours du temps. Les segments peuvent croître jusqu’à 50, voire 100 kilomètres de longueur, fusionner ou se diviser. Dans certaines zones, ils restent « tranquilles » : ils persistent plusieurs dizaines de millions d’années à peu près à la même place, ce qui induit des oscillations de profondeurs régulières. En revanche, dans d’autres zones, la segmentation apparaît instable : les segments y survivent moins de dix millions d’années, laissant des traces irrégulières et enchevêtrées. On en déduit que les segments reflètent, en surface, la distribution irrégulière du magma, au niveau de la dorsale. Pour confirmer que les variations du flux magmatique sont liées aux mouvements convectifs qui se déroulent sous les dorsales lentes, dans le manteau, nous avons eu recours à la simulation numérique. LA CONVECTION EN LABORATOIRE a convection dans les roches mantelliques est reproduite en laboratoire. On visualise les écoulements à l’aide d’un liquide qui transmet la lumière de façon variable en fonction de la température. L’alternance de zones chaudes et froides se traduit par un réseau de lignes respectivement claires et sombres. Le phénomène de convection se caractérise par l’imbrication d’un réseau de lames ascendantes chaudes et d’un L a 68 réseau de lames descendantes froides, qui vues de dessus forment des figures polygonales (a). Lorsque l’on met en mouvement la surface de la cavité expérimentale pour reproduire le glissement lithosphérique sur le manteau sous-jacent, la circulation convective initiale se transforme en un régime bidimensionnel composé de rouleaux orientés parallèlement au mouvement d’expansion (b, flèche). b LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 69 LE MANTEAU b c 8 millions d’années d 40 millions d’années e 56 millions d’années 88 millions d’années a a Les mouvements de roches au sein du manteau s’apparentent à des mouvements de convection au sein d’un fluide aux propriétés adaptées. Cette convection doit faire varier la production de magma sous les dorsales d’une façon quasi régulière tous les 50 kilomètres environ. Nous avons considéré que cette structure résulte d’une convection fine, dans la partie supérieure du manteau. Parvenues à 80 kilomètres de profondeur sous une dorsale océanique, les roches du manteau commencent à fondre, d’autant plus que la pression diminue. Elles forment une couche prémagmatique constituée de roches plus ductiles et plus légères que celles du manteau sous-jacent. Cette couche, flottant sur le reste du manteau, est plus chaude à 80 kilomètres qu’à 20 kilomètres de profondeur, ce qui déclenche des mouvements de convection. De petits panaches de manteau chauds remontent le long des courants ascendants et, au-dessus d’eux, la production de croûte est accélérée. Du pavage aux cylindres Avant d’élaborer notre modèle, nous nous sommes penchés sur les résultats d’expériences de convection en laboratoire (voir l’encadré page ci-contre). Les essais montrent que la structure de la circulation convective dépend de l’énergie thermique fournie au système et des conditions d’entraînement en surface du fluide. Lorsque l’énergie disponible est relativement faible, les courants s’organisent en rouleaux d’une largeur proportionnelle à l’épaisseur de la couche de fluide. À plus haute énergie, comme c’est le cas dans le manteau, la circulation convective s’organise en cellules dont les plans verticaux forment des structures polyédriques complexes. La mise en mouvement de la surface du fluide remplace ces structures par des rouleaux dont l’axe de rotation est parallèle à la direction d’entraînement de la surface. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Nous pensons que les écoulements convectifs au sein du manteau, sous les dorsales, se comportent de cette façon. Pour simplifier nos équations, nous avons supposé que les écoulements mantelliques sont si lents que les forces d’inertie y sont négligeables. Sans termes d’inertie, les équations du mouvement sont linéaires, ce qui a permis de les résoudre par transformation de Fourier. Cette astuce divise par dix les temps de calcul. Nous avons ainsi montré que la circulation convective dans la couche de manteau partiellement fondue (prémagmatique) se fait par des courants ascendants chauds et des courants descendants froids, dont la vitesse est comprise entre cinq et dix centimètres par an. Dans les rouleaux de convection parallèles à la direction d’expansion (perpendiculaires à la dorsale), deux courants ascendants sont séparés par une distance caractéristique de 60 kilomètres. Cela correspond bien à la distance moyenne de 50 kilomètres qui sépare deux failles non transformantes. Les simulations révèlent l’existence d’un autre rouleau parallèle à la dorsale, auquel se connectent les rouleaux parallèles à la direction d’expansion. À la jonction des rouleaux naissent les plus chauds des panaches, dont la température dépasse de 100 degrés celle des courants froids. Jusqu’à 20 pour cent de la masse convoyée par ces panaches fond pour former la croûte océanique. Ainsi, chaque cellule serait alimentée par un petit panache chaud issu des courants convectifs ascendants. Notre simulation numérique reproduit bien l’évolution des cellules d’accrétion au cours du LE SOUFFLE D’UN POINT CHAUD s’observe par exemple en Islande, où l’extrémité Nord de la dorsale médio-ztlantique rencontre un panache, c’est-à-dire un puissant flux de matière chaude remontant des profondeurs. Sur les cartes gravimétriques obtenues par satellite, on observe que, dans un rayon de 300 à 1000 kilomètres autour du point chaud, les traces des segments de dorsale ont une forme de V pointés vers la dorsale (a, flèche jaune). Ils seraient donc repoussés petit à petit vers le Sud par le flux de matière issue du panache: le «souffle» du point chaud. Pour reproduire ces observations, nous avons simulé l’entraînement de la petite circulation sous la dorsale par le grand courant radial issu du point chaud (b, c, d et e). Nous retrouvons les segments de dorsale orientés en V (e, en noir, dans le cadre blanc) et la migration des cellules convectives vers le Sud. 69 dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 70 LA REMONTÉE DU MAGMA, DE LAC EN LAC ans les courants ascendants, le magma, qui commence à se former à 80 kilomètres de profondeur, s’infiltre jusqu’à un lac de magma situé à 30 kilomètres de profondeur. Ce lac est ensuite entraîné, puis déformé par le courant de roches, qui s’écarte de la dorsale en arrivant à la base de la lithosphère ; en effet, sous la dorsale, ce courant forme un rouleau d’axe parallèle à la dorsale, auquel se connectent des rouleaux perpendiculaires lorsqu’on s’éloigne un peu. Le magma parcourt les derniers kilomètres au sein de zones très poreuses nommées chenaux de dissolution. Ces zones sont assez stables, car à cette profondeur, la convection sous la dorsale est très lente, de l’ordre du millimètre par an, tandis que les chenaux se creusent à une vitesse de l’ordre du mètre par an. Le magma forme ensuite un lac secondaire sous la croûte. Ce lac se solidifie en partie et se vide parfois à la surface, via des failles, lors d’éruptions sous-marines. D 0 1 5 Vallée axiale Volcan Fissures Croûte Profondeur (en kilomètres) Chenaux de dissolution Lac secondaire Lithosphère Lac de lave 30 5 kilomètres Lignes de courant 30 kilomètres 80 temps (voir la figure page 67). Pour le montrer, nous avons supposé que, le long de la dorsale, les courants de convection modifient la géométrie de la zone d’ouverture et vice versa. Dans notre modèle, un mécanisme ajuste les limites de plaque en fonction des courants de convection : les courants montants chauds étirent et dilatent la base de la lithosphère – en particulier au-dessus des petits panaches –, tandis que les courants descendants froids la compriment. Les contraintes mécaniques ainsi mises en œuvre sont faibles vis-à-vis de celles engendrées dans la vallée axiale par l’ouverture tectonique. Nous avons alors supposé que c’est la tension de plusieurs kilobars associée à l’écartement des plaques qui conduit à la formation de la vallée axiale, mais que c’est la tension supplémentaire de quelques bars exercée par la circulation convective qui détermine la position de la 70 faille dans la vallée. Ainsi, à mesure que la convection évolue sous une dorsale lente, l’axe de celleci se place au-dessus des zones de plus forte tension engendrée par la présence des petits panaches chauds sur la lithosphère. Le rôle des petits panaches Cette hypothèse supplémentaire semble pertinente: en effet, nous avons constaté que, dans notre modèle, la forme et la position des courants convectifs évoluent de quelques millimètres par an seulement, mais pendant plusieurs centaines de millions d’années. Pour cette raison, certains panaches grossissent tandis que d’autres s’étiolent, se scindent ou fusionnent. En conséquence, différents segments de l’axe de la dorsale s’individualisent et suivent l’évolution des courants ascendants. L’interaction des petits panaches avec la lithosphère, que nous avons introduite dans notre modèle, reproduit efficacement l’évolution de la segmentation de l’axe des dorsales lentes, c’est-à-dire l’évolution de la longueur des segments et de leurs décalages. L’évolution simulée est remarquablement comparable à celle des segments des dorsales atlantique et indienne. Ainsi, les segments simulés le long de l’axe de la dorsale bougent exactement comme les traces laissées par les anciens segments le suggèrent. Les segments de dorsale grandissent, diminuent ou disparaissent au gré de la circulation convective sous-jacente. Seuls quelques grands décalages correspondant à la limite de deux grands rouleaux de convection parallèles à la dorsale restent stables : ils correspondent à des failles transformantes. Nous avons alors voulu comparer les résultats quantitatifs obtenus par notre modèle et les résultats observés en ce qui concerne la quantité de croûte produite. Nous avons ainsi obtenu une épaisseur de croûte océanique de six kilomètres environ en moyenne, ce qui correspond bien à ce qui a été mesuré. Par ailleurs, nous avons tiré de ces calculs des cartes d’isochrones et d’épaisseur de croûte sur le flanc d’une dorsale. À l’instar des flancs de dorsales lentes, ces cartes montrent des successions régulières de croûte mince et de croûte épaisse. Ces ondulations sont la signature d’alignements quasi réguliers de petits panaches chauds dans le passé. Les zones où la croûte est épaisse correspondent à la présence d’un panache chaud produit par des courants ascendants. Quand l’ondulation formée par un épaississement local de croûte sur le flanc d’une dorsale lente est orientée Est-Ouest, cela indique que le petit panache chaud qui en est la cause n’a pas changé de latitude. En revanche, quand elle change de direction, c’est que le panache a migré. Toutefois, l’orientation des ondulations est toujours proche de la direction d’expansion, puisque les plaques s’écartent bien plus vite (34 millimètres par an LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_briais.xp 16/03/10 13:13 Page 71 LE MANTEAU dans l’océan Atlantique) qu’un panache ne se déplace (quelques millimètres par an). De plus, les panaches qui fusionnent se traduisent par des ondulations qui se rejoignent. Tous ces comportements correspondent bien à ceux que l’on lit sur les cartes gravimétriques fournies par les satellites. Voyons maintenant comment le magma remonte au sein de ces structures mouvantes. Dans les courants ascendants, le manteau commence à fondre à environ 80 kilomètres de profondeur. Les gouttes de magma produites s’étalent aux interfaces entre grains solides, formant des couches fines qui entourent ces grains et constituent un réseau hydraulique continu. Le magma étant plus léger que la roche, il tend à monter vers la surface. Comme un savon, le magma interstitiel permet le glissement des grains les uns contre les autres, ce qui favorise la déformation de la roche. Celle-ci devient alors de plus en plus ductile à mesure qu’on se rapproche de la surface et donc remonte de plus en plus vite. En conséquence de cette accélération, l’épaisseur du courant ascendant diminue progressivement: d’environ 30 kilomètres à la racine, elle ne vaut plus que 5 kilomètres à 30 kilomètres sous la croûte. Cet étranglement du flux ascendant de manteau donne aux lignes de courant une forme de goulot de bouteille (voir l’encadré page ci-contre). Des lacs de magma souterrains Le rétrécissement comprime horizontalement les grains, chassant le magma des interstices verticaux et conduisant à la formation de films horizontaux : à une profondeur de 30 kilomètres, la continuité hydraulique verticale est coupée. Le magma s’accumule donc à ce niveau, formant un lac de quelques centaines de mètres de profondeur, qui traverse le courant montant sur toute sa largeur. Le lac est ensuite emporté par le mouvement ascendant des roches. À l’approche de la croûte, le flux diverge, dilatant le tube de courant. Ce phénomène induit une compression de direction perpendiculaire à la précédente : les films horizontaux disparaissent et laissent la place à des films verticaux. Ceux-ci favorisent l’écoulement du magma interstitiel vers la surface. En outre, du fait de la courbure des lignes d’écoulement du manteau, les roches ont une vitesse inférieure le long de l’axe du tube de courant par rapport à la périphérie, de sorte que le centre du lac monte moins vite vers la surface que ses bords. Le lac prend alors une forme de cône inversé. De ce cône s’élèvent les liquides magmatiques. Ceux-ci dissolvent de l’orthopyroxène, un silicate qui, à ces profondeurs, représente environ 35 pour cent du volume du manteau, un peu comme de l’eau dissout du sucre. Simultanément, l’olivine (un silicate de magnésium et de fer) contenue dans ces liquides cristallise. Or l’orthoDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE pyroxène est moins dense, donc occupe plus d’espace à masse égale, que l’olivine : la double réaction libère de l’espace. À mesure que le magma dissout de l’orthopyroxène, la perméabilité de la roche augmente, ce qui permet au magma de monter de plus en plus vite. L’augmentation de vitesse entraîne une décompression plus intense qui favorise la dissolution de l’orthopyroxène. Ainsi, plus le magma monte, plus les « tunnels » qu’il forme s’élargissent. Il finit par se concentrer dans des zones très poreuses nommées chenaux de dissolution. Ces chenaux sont composés de 70 pour cent d’olivine solide quasi pure et de 30 pour cent de magma liquide contenant tout l’orthopyroxène ; en volume, ils comprennent donc environ 30 pour cent de tunnels. Des morceaux de manteau hissés sur les continents On a retrouvé la trace de ces chenaux de dissolution dans les massifs ophiolitiques, des morceaux de manteau hissés sur les continents par la rencontre de deux plaques tectoniques. De section centimétrique à métrique, ces chenaux ont perdu leur fraction d’orthopyroxène, probablement car la roche s’est effondrée sous son propre poids, expulsant le magma contenu dans les pores. On nomme dunite la roche ainsi appauvrie, composée à plus de 90 pour cent d’olivine. Finalement, tout le magma produit à divers niveaux dans le courant montant finit sa course sous la croûte, dans une région localisée autour de cinq kilomètres de l’axe de la dorsale. Le magma s’y accumule, donnant naissance à un lac secondaire de plusieurs centaines de mètres de profondeur. Il se fige en partie au contact de la croûte froide, d’où l’épaississement de celle-ci par le dessous. Parfois, le lac se vide brusquement à travers des fractures de la vallée axiale de la dorsale. Cela conduit à une éruption volcanique sous-marine. En se refroidissant, le magma construit alors les nombreux volcans plurikilométriques que l’on trouve dispersés le long de la vallée axiale des dorsales lentes. Notre modèle est le premier à décrire la formation de segments magmatiques distincts. Accordant un rôle primordial aux interactions fines des courants convectifs et de la lithosphère, nous avons pu reproduire l’histoire géologique que racontent les ondulations des flancs des dorsales lentes. Nous avons également montré comment les courants locaux, sous les dorsales, interagissent avec les courants à l’échelle du manteau, notamment les « grands » panaches chauds (voir la figure page 69). Nous avons ainsi obtenu des instantanés successifs du comportement du manteau. De cette façon, on pourra peut-être un jour reconstituer les « humeurs », passées et futures, des entrailles de la Terre. ■ articles • M. RABINOWICZ et M. TOPLIS, Melt segregation in the lower part of the partially molten mantle zone beneath an oceanic spreading centre, in Journal of Petrology, vol. 50 (6), pp. 1071-1106, 2009. • M. BRAUN et P. KELEMEN, Dunite distribution in the Oman ophiolite : implications for melt flux through porous dunite conduits, in Geochemistry, Geophysics, Geosystems, vol. 3, n° 11, 2002. • A. BRIAIS et M. RABINOWICZ, Temporal variation of the segmentation of slow to intermediate spreading mid-ocean ridges, 1. Synoptic observations based on satellite altimetry data, in J. Geophys. Res., vol. 107 (85), 10.1029/2001 JB000533, 2002. • M. RABINOWICZ et A. BRIAIS, Temporal variations of the segmentation of slow to intermediate spreading mid-ocean ridges, 2. A three-dimensional model in terms of lithosphere accretion and convection within the partially molten mantle below the ridge crest, in J. Geophys. Res., vol. 107 (86), 10.1029, 2002. 71 dossier_67_chambat.xp 16/03/10 13:16 Page 72 Voir la planète avec la pesanteur La pesanteur varie à la surface de la Terre et dans le temps. Ces variations renseignent sur la répartition des masses à l’intérieur de la planète, et donc sur la convection dans le manteau, mais aussi sur des phénomènes de surface, tels que les moussons, la fonte des glaces, les séismes… Propos recueillis par Guillaume Jacquemont Quand s’est-on aperçu que la pesanteur variait à la surface de la Terre ? Frédéric Chambat : En 1672, Jean Richer remarque que la période d’oscillation de son pendule est plus longue à Cayenne, en Guyane, qu’à Paris. Or cette période dépend de la pesanteur. Newton explique cette différence par la somme de deux effets. Le premier est une variation de la force centrifuge : Cayenne étant plus près de l’équateur que Paris, et donc plus loin de l’axe de rotation terrestre, elle subit une force centrifuge plus grande, qui diminue d’autant l’intensité de la pesanteur. Le second effet résulte de l’aplatissement de la Terre aux pôles, impliquant que la distance moyenne à la masse interne varie à la surface de la planète ; la concordance des calculs de Newton et des mesures de Richer constitue d’ailleurs l’une des grandes preuves de cet aplatissement. Vers le milieu du XVIIIe siècle, Pierre Bouguer met en évidence, grâce à des mesures dans les Andes, des variations locales de pesanteur qui ne s’expliquent pas par ces deux effets. Il montre ainsi que les masses sont inégalement réparties à l’intérieur de la Terre, et que les hétérogénéités de densité conduisent à des variations de pesanteur. Dans une expérience fondatrice, il mesure la direction de la verticale à proximité du volcan Chimborazo, en Équateur, qui culmine à 6 268 mètres d’alti72 tude. Cette masse énorme dévie la verticale, mais moins qu’il s’y attendait. Il en déduit que le rapport entre la masse du volcan et celle de la Terre est inférieur à ses estimations. Sans le savoir, Bouguer a identifié le phénomène d’équilibre isostatique, qui sera décrit un siècle plus tard : la croûte terrestre flotte sur le manteau dense comme un iceberg sur la mer. Ainsi, les reliefs ont des «racines» de croûte dont la profondeur est proportionnelle à leur hauteur. Sous le Chimborazo s’étend donc une zone moins dense que le manteau, assimilable à un défaut de masse qui explique la diminution de la déviation du pendule. En 1774, Nevil Maskelyne répète cette expérience sur une montagne plus petite et en déduit la valeur de la densité de la Terre avec une erreur de moins de 20 pour cent. Cela constitue la première mesure réaliste de cette densité, souvent attribuée à tort à Cavendish qui, en 1798, obtiendra une mesure précise à un pour cent près à l’aide d’un fil de torsion… Que sait-on aujourd’hui des variations de pesanteur ? Frédéric Chambat : La pesanteur varie en direction et en intensité. On dresse alors deux cartes. La première, nommée géoïde, caractérise la direction de la pesanteur. Plus précisément, le géoïde représente l’horizontale d’altitude zéro, c’està-dire une surface à laquelle un fil à plomb serait perpendiculaire en tout point et qui coïncide avec le niveau moyen des océans (le niveau local varie du fait des courants et des marées, avec une amplitude de l’ordre du mètre). Par rapport à un ellipsoïde théorique défini comme la surface lisse que formerait la Terre si elle était entièrement fluide et homogène, le géoïde est au-dessus au niveau des excès de masse et en dessous à l’endroit des défauts de masse. L’amplitude de ces variations est de plus ou moins 100 mètres. La seconde carte représente l’intensité de la pesanteur. On mesure celle-ci à la surface de la Terre, puis on effectue diverses corrections pour estimer sa valeur à l’altitude zéro, c’est-à-dire à la surface du géoïde. Ces deux cartes sont liées. Mathématiquement, la pesanteur est le gradient du potentiel gravitationnel, dont le géoïde est une équipotentielle (une surface où le potentiel est constant). En faisant une analogie avec les courbes de niveau sur une carte altimétrique, le géoïde serait l’une de ces courbes et l’intensité de la pesanteur serait la pente en tout point. Comment mesure-t-on les variations de pesanteur ? Frédéric Chambat : À l’origine, on mesurait l’intensité de la pesanteur par la période d’oscillation du pendule et sa direction par celle d’un fil à plomb, repérée par rapport aux étoiles. Depuis le XXe siècle, on utilise des gravimètres. CeuxLA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_chambat.xp 16/03/10 13:16 Page 73 LE MANTEAU Frédéric CHAMBAT est maître de conférences à l’École normale supérieure de Lyon, au Laboratoire de sciences de la Terre. ci sont de deux types : les gravimètres absolus déduisent l’intensité de la pesanteur du temps de chute d’une masse dans le vide, et les gravimètres relatifs mesurent soit la différence de pesanteur entre deux points, via la différence d’allongement d’un ressort auquel est fixée une masse, soit sa variation au cours du temps, grâce aux changements d’altitude d’une sphère supraconductrice lévitant dans un champ magnétique. Tous ces appareils sont très précis (jusqu’à 10–8 mètre par seconde carrée pour les gravimètres à supraconducteurs), mais ils n’offrent qu’une couverture partielle de la Terre. À partir des années 1970, les géophysiciens recourent alors aux satellites. Certains sont des boules entourées de réflecteurs : en pointant un laser sur ces boules, on évalue leur éloignement et on reconstitue leur trajectoire, puis on calcule la valeur de la gravitation qui explique ces trajectoires. D’autres satellites mesurent l’altitude des océans, dont on reconstitue la forme ; on accède ainsi au géoïde en domaine océanique, aux courants et aux marées près. Les années 2000 marquent l’arrivée d’une nouvelle génération de satellites équipés d’accéléromètres. Ces dispositifs déterminent les forces de frottement que l’on prend en compte dans les calculs. On peut alors faire voler les satellites plus près de la Terre, d’où une plus grande précision et une DOSSIER N°67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE meilleure résolution spatiale. En outre, ces satellites, notamment ceux de la mission germano-américaine GRACE, mesurent pour la première fois les variations temporelles de pesanteur. Que révèlent les mesures ? Frédéric Chambat : En premier lieu, elles confirment l'équilibre isostatique global de la croûte terrestre. Elles révèlent aussi des déséquilibres locaux, notamment dans certaines zones où se produit un phénomène nommé rebond postglaciaire: le sol, autrefois recouvert de glace, s’y soulève depuis que cette glace a fondu il y a 10 000 ans. C’est le cas par exemple de la baie d’Hudson au Canada et de la Scandinavie : à ces endroits, des maisons situées au bord de la mer il y a un siècle en sont aujourd’hui éloignées d’une centaine de mètres ! Plus en profondeur, la carte d’intensité et le géoïde permettent de tester nos modèles de convection dans le manteau terrestre. En effet, une partie des anomalies de gravité résultent d’hétérogénéités de densité dans le manteau, elles-mêmes issues de la subduction des plaques océaniques– froides, donc denses. Or avec un modèle statique, on ne retrouve pas les cartes mesurées. Pour coïncider avec les observations, les modèles doivent tenir compte des mouvements de convection provoqués par la plongée des plaques. Par ce biais, on estime la viscosité du manteau terrestre. La mesure des variations temporelles de pesanteur révèle les évolutions de la répartition des masses. Certaines sont périodiques, telles les marées et les moussons (on mesure les variations hydrologiques), tandis que d’autres, comme le rebond postglaciaire, correspondent à une augmentation continue à mesure que le sol se soulève. On détecte également certains séismes : lorsque le sol monte le long d’une faille, la pesanteur se renforce localement en raison de la masse supplémentaire. Enfin, on observe la fonte des glaces polaires : l’Antarctique et le Groenland perdent ainsi 170 kilomètres cubes de glace par an. Additionnée à celle des autres glaciers, cette fonte serait responsable d’une montée de 1,3 millimètre par an du niveau des océans (à laquelle il faut ajouter 1,7 millimètre par an dû à la dilatation thermique). Une nouvelle mission a démarré en 2009 : le satellite européen GOCE nous fournira bientôt le géoïde avec une très haute résolution. On disposera alors, entre autres, de cartes précises des fonds sousmarins : un relief océanique constitue en effet une masse supplémentaire qui dévie la verticale vers elle, ce qui se traduit par une bosse du géoïde. Les enseignements sont donc nombreux. Avec l’arrivée de la dernière génération de satellites, la précision et les résolutions spatiales et temporelles sont devenues telles que la gravimétrie a ouvert une nouvelle fenêtre sur la planète. ■ 73 dossier_67_debayle.xp 16/03/10 13:19 Page 74 Fondamental Sous-thème Éric DEBAYLE et Yanick RICARD La zone de transition : couche clef du manteau La sismologie a mis en évidence une zone de transition dans le manteau entre 410 et 660 kilomètres de profondeur. Son épaisseur variant selon les conditions, notamment de température, son exploration révèle la dynamique intime des roches mantelliques. Éric DEBAYLE Laboratoire de science de la Terre, CNRS, Université Claude Bernard et École normale supérieure de Lyon. Yanick RICARD Laboratoire de science de la Terre, CNRS, Université Claude Bernard et École normale supérieure de Lyon. L’ESSENTIEL ➥ Le manteau terrestre est constitué de deux régions séparées par une zone de transition, les frontières correspondant à des zones de discontinuités de vitesse sismique. ➥ Chacune de ces parties est caractérisée par des minéraux qui reflètent les conditions de température et de pression. ➥ Les ondes sismiques révèlent les limites des différentes parties et tentent ainsi de mettre en évidence les panaches mantelliques. 74 L e manteau terrestre est constitué de silicates de magnésium et de fer. Il s’étend de la base de la croûte, de 10 à 70 kilomètres de profondeur selon les régions, jusqu’à la limite du noyau, à 2 900 kilomètres de profondeur. Sa dynamique est contrôlée par de lents mouvements de convection à grande échelle (voir La convection, moteur du manteau, par P. Thomas, page 38). En effet, les vitesses d’écoulement y atteignent au plus quelques centimètres par an, soit celle de la croissance d’un cheveu. La température et la pression variant notablement selon la profondeur dans le manteau, les propriétés physiques et minéralogiques des roches reflètent ces diverses conditions. Jusqu’à la fin des années 1990, des géologues pensaient que la convection du manteau avait lieu dans deux couches distinctes, séparées par une discontinuité à 660 kilomètres de profondeur. L’idée de cette démarcation était née de l’observation de différences géochimiques subtiles, mais significatives entre les basaltes des îles océaniques et ceux des rides océaniques. Ces derniers sont systématiquement pauvres en éléments incompatibles (l’uranium, le thorium et le potassium...) et beaucoup de géologues pensaient que ces basaltes représentaient des échantillons d’un manteau supérieur. Précisons qu’un élément est dit incompatible quand il se concentre principalement dans la phase liquide lors d’un processus de fusion. Ainsi, lors des épisodes de fusion partielle du manteau qui auraient donné naissance à la croûte terrestre, les éléments incompatibles se seraient concentrés dans la phase liquide qui, en se refroidissant, a formé la croûte continentale, laissant un manteau résiduel appauvri. Ce manteau résiduel correspondrait aux basaltes des rides océaniques. Cet appauvrissement n’étant pas observé dans les basaltes des îles océaniques, dont la composition isotopique différait également, on les pensait liés à des remontées de roches plus profondes issues d’un manteau inférieur qui aurait conservé sa composition primitive. Un modèle obsolète De ces observations, on déduisait que la convection se faisait en deux couches séparées, le manteau supérieur appauvri et le manteau inférieur « intact » qui n’avait pas été affecté par l’extraction de la croûte continentale au début de l’histoire de la Terre. Le modèle à deux couches s’accordait avec les bilans de masse des géochimistes selon lesquels un tiers du manteau avait été appauvri lors de l’extraction de la croûte continentale, ce qui correspondait à peu près à la masse du manteau supérieur. Le modèle semblait également validé par l’absence de séisme en dessous de 660 kilomètres de profondeur. Les séismes profonds étant associés aux plaques plongeantes, on imaginait qu’elles ne pouvaient s’enfoncer à plus de 660 kilomètres. Toutefois, les résultats de sismologie, de plus en plus nombreux, ne confirment pas ce modèle. Que montrent-ils ? Rappelons d’abord que l’utilisation des ondes sismiques est la façon la plus directe de cartographier la structure interne du manteau, notamment grâce à l’étude des temps de parcours des différentes ondes enregistrées sur des milliers de sismographes de par le monde. En effet, les ondes sismiques se propagent plus rapidement dans les zones froides que dans les régions chaudes ; les frontières les séparant sont nommées discontinuités sismiques. Depuis la fin des années 1970, ces méthodes, inspirées de l’imagerie LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_debayle.xp 16/03/10 13:19 Page 75 LE MANTEAU médicale, ont conduit aux premiers modèles tomographiques : ces modèles en trois dimensions des hétérogénéités de vitesse sismique révèlent la structure à grande échelle du manteau terrestre. Par ailleurs, la sismologie a mis en évidence deux discontinuités : l’une est à environ 410 kilomètres de profondeur, l’autre à 660 kilomètres de profondeur. Selon les minéralogistes, ces deux limites correspondent à des réarrangements minéralogiques à l’état solide, ou à des changements de phase. La région située entre ces deux discontinuités de vitesse sismique est nommée zone de transition. Des anomalies révélatrices Les principales hétérogénéités sismiques du manteau sont situées à sa base et à son sommet et correspondent à deux couches de quelques centaines de kilomètres d’épaisseur. Dans la couche située au sommet du manteau, les premiers modèles tomographiques montraient une forte corrélation entre la position des hétérogénéités de vitesse et celle des grandes structures géologiques : alors que les vitesses lentes sont principalement détectées sous les rides océaniques et les parties les plus jeunes des continents, les vitesses rapides sont plutôt situées sous les vieux bassins océaniques et les vieux continents précambriens. Cette corrélation s’est renforcée avec l’augmentation du nombre de données. Les premières images de la base du manteau ont également mis en évidence que sa structure en trois dimensions est dominée par deux larges zones d’anomalies de vitesses lentes situées sous l’Afrique et sous le Pacifique, bordées par des régions d’anomalies de vitesses plus rapides (voir la figure page 76). La géométrie des anomalies sismiques à la base du manteau était un premier indice que des écoulements verticaux de matière traversent toute l’épaisseur du manteau. En effet, les anomalies de vitesses lentes (correspondant à des crypto-continents du bord desquels s’élèverait de la matière chaude) situées à la base du manteau sont sous les volcans associés à des remontées de matière profonde, alors que les vitesses rapides coïncident avec les régions où les plaques océaniques (de la matière froide) s’enfoncent dans le manteau depuis 100 millions d’années. Toutefois, le lien entre LE MANTEAU TERRESTRE est constitué essentiellement d’olivine (a), un minéral silicaté riche en fer et en magnésium. À mesure que la température et la pression augmentent, il change de phase et devient de la wadsléyite (b), puis de la pérovskite (c) et enfin de la ringwoodite (d). a DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE d E. R. D. Scott, Université de Hawaii c C. Wright HACTO, Université Okayama, Japon Pyrope b 75 dossier_67_debayle.xp 16/03/10 LES CARTES DE LA VITESSE des ondes de cisaillement au sommet du manteau (a, à 100 kilomètres de profondeur) et à la base (b, à 2850 kilomètres de profondeur) montrent des hétérogénéités. Dans certaines régions (en bleu), les vitesses sont plus rapides que la moyenne (en blanc) et correspondent aux zones froides. Dans d’autres régions, les vitesses sont inférieures à la moyenne et trahissent les régions chaudes (en rouge). Les frontières des plaques tectoniques sont en vert. Les cercles verts sont les volcans associés à des points chauds. 13:19 Page 76 a –10 100 kilomètres manteaux supérieur et inférieur n’était pas encore établi : la faible résolution des premiers modèles tomographiques ne permettait pas de suivre le chemin vertical des anomalies. Ce n’est que depuis la fin des années 1990, grâce à l’augmentation du nombre de données, que les sismologues construisent des modèles tomographiques suffisamment précis. Ces modèles récents permettent de suivre les plaques tectoniques de la surface jusqu’au manteau profond. Ils montrent que les plaques pénètrent dans le manteau inférieur bien que certaines semblent stagner un certain temps dans la zone de transition. Les images obtenues ont bouleversé notre compréhension de la dynamique du manteau terrestre, contredisant le modèle à deux couches, et soulevé de nouvelles questions. Par exemple, si l’on peut suivre le trajet de la matière qui descend dans le manteau inférieur, peut-on détecter les remontées de matière et confirmer qu’elles ont bien leur source à la base du manteau ? Ou bien, comment ce modèle peut-il s’accorder avec les observations des géochimistes ? Nous verrons que les progrès récents en sismologie, mais également en minéralogie, en physique des hautes pressions et en modélisation offrent quelques éléments de réponse. Ils montrent notamment que la zone de transition contrôle la dynamique du manteau. Jusqu’à maintenant, les efforts en tomographie pour détecter des remontées de matière venant du manteau inférieur sont restés peu concluants ou controversés. Les modèles géodynamiques montrent que la dynamique de la Terre est dominée par les zones de subduction, tandis que les remontées de matière se font sous la forme de panaches mantelliques étroits dont la forme rappelle celle d’un champignon (voir Panaches chauds : mythes ou réalité ?, par J.-P. Montagner, page 46). Le conduit 76 0 10 Anomalie de vitesse (en pour cent par rapport à la moyenne) d’alimentation du panache aurait une centaine de kilomètres de diamètre, ce qui reste en deçà de la résolution actuelle de la plupart des modèles tomographiques (elle est dix fois plus grande). Cependant, on peut détecter le matériau chaud du panache lorsqu’il s’étale à la base de la lithosphère, dont l’épaisseur excède rarement 200 kilomètres. Néanmoins, la signature sismique à la base de la lithosphère ne suffit pas pour établir l’origine profonde des remontées de matières chaudes sous les points chauds. Pour ce faire, il faudrait suivre les conduits d’alimentation jusqu’à leurs sources! Des bananes dans le manteau L’analyse des temps d’arrivée des ondes sismiques était, jusqu’à la fin des années 1990, fondée sur une approximation dite « haute fréquence » qui supposait que la sensibilité de l’onde était confinée le long du rai sismique. Ce rai est une ligne perpendiculaire à la surface de propagation de l’onde. En d’autres termes, l’onde ne révélait la structure du manteau que le long d’une ligne, le rai (voir la figure page 78). Depuis, de nouvelles théories ont été élaborées, notamment par Tony Dahlen et Guust Nolet, de l’Université de Princeton, aux États-Unis : l’idée sous-jacente est que les ondes sismiques de basses fréquences sont sensibles à la structure sur une région (en forme de «banane»), plus large que le rai sismique. Dès lors, on obtiendrait beaucoup plus d’informations sur la structure du manteau. En 2004, l’équipe de Princeton déclarait avoir détecté, grâce à ces nouvelles théories, la présence de panaches mantelliques s’enracinant jusqu’à la base du manteau ! Cette découverte fut cependant controversée : selon l’équipe de Rob van der Hilst, de l’Institut de technologie du Massachusetts, l’amélioration imputée à la nouvelle théorie était LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_debayle.xp 16/03/10 13:19 Page 77 LE MANTEAU b –2,25 2 850 kilomètres négligeable devant d’autres effets, tels que ceux, par exemple, liés au poids donné aux différents types de temps de parcours utilisés. Détecter les conduits d’alimentation des panaches mantelliques reste donc encore un défi. Mais le modèle de Princeton n’exploitait que partiellement les avantages des nouvelles méthodes. De fait, des travaux sont aujourd’hui menés par Christophe Zaroli, à l’École et Observatoire des sciences de la Terre de Strasbourg (EOST), avec ses collègues de l’École normale supérieure de Lyon et de l’Université australienne de Canberra, pour extraire encore plus d’informations des ondes sismiques. Les sismologues augmentent le nombre de données et prennent en compte leur sensibilité à la structure dans plusieurs bandes de fréquence suivant l’approche initiée à Princeton. Épaississement et amincissement Au début des années 1990, certains ont proposé que l’étude de la topographie des discontinuités à 410 et 660 kilomètres de profondeur puisse renseigner sur la circulation verticale de matière dans le manteau. Ces deux discontinuités sont attribuées aux changements de phase de l’olivine, un minéral silicaté riche en fer et en magnésium abondant dans le manteau. Des expériences ont montré que, la température et la pression augmentant, l’olivine se transforme en wadsléyite vers 410 kilomètres de profondeur. Puis, vers 520 kilomètres, cette wadsléyite devient de la ringwoodite, et enfin, à 660 kilomètres de la pérovskite plus ferropériclase. Notons que la transition wadsléyite-ringwoodite perturbe peu les ondes sismiques. Ainsi, la zone de transition est limitée par deux zones de changements de phase : olivine-wadsléyite en haut et ringwoodite-pérovskite plus ferropériclase en bas. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 0 2,25 Anomalie de vitesse (en pour cent par rapport à la moyenne) Les conditions de pression et de température de ces changements de phase peuvent être reproduites en laboratoire. Ces expériences montrent que, lorsque la température augmente, la transition de phase olivine-wadsléyite se produit à plus grande profondeur. On dit que la pente de Clapeyron est positive, ce paramètre correspondant à la variation de pression (ou de profondeur) sur la variation de température, soit dP/dT. En revanche, la transition de phase ringwooditepérovskite plus ferropériclase se produit à d’autant plus faible profondeur que la température est élevée (sa pente de Clapeyron est négative). La région située entre les deux discontinuités (la zone de transition) doit donc s’amincir lorsqu’elle est traversée par une remontée de matière chaude (voir la figure page 79). De même, lorsqu’une plaque tectonique froide s’enfonce dans le manteau au niveau d’une zone de subduction, la zone de transition doit s’épaissir. Les premières études sur l’épaisseur de la zone de transition, qui datent du début des années 1990, ont mis en évidence une corrélation entre les régions où les plaques s’enfoncent dans le manteau et celles où la zone de transition est plus épaisse que la moyenne. À grande échelle, la zone de transition s’amincit sous l’océan Pacifique et au Sud de l’Afrique, les deux régions que l’on peut associer à des remontées de matière au niveau de la base du manteau. Cependant, à plus petite échelle, aucune corrélation entre amincissement de la zone de transition et volcans associés à des remontées de matière profonde n’a pu encore être détectée. En 2008, Benoît Tauzin, sismologue de l’EOST, a étudié avec un détail inégalé les topographies des deux interfaces à 410 et 660 kilomètres de profondeur. La discontinuité à 410 kilomètres est plus profonde qu’ailleurs sous la quasi-totalité des 77 16/03/10 UNE ONDE SISMIQUE (ici de période égale à 34 secondes) est sensible à la structure d’une région dont la forme rappelle celle d’une banane et dont la largeur maximale peut dépasser le millier de kilomètres. Les sismologues ont longtemps travaillé avec une approximation dite « haute fréquence » qui suppose que toute la sensibilité de l’onde est réduite au trait noir situé au centre de la « banane » et qui correspond au rai sismique. 13:19 Page 78 660 Noyau 0 1 000 2 000 3 000 4 000 5 000 410 dossier_67_debayle.xp 6 000 Rayon de la Terre (en kilomètres) points chauds, mais dans la moitié des cas, la zone de transition n’est pas amincie, car la discontinuité à 660 kilomètres est, elle aussi, plus profonde! Comment expliquer ce résultat ? Des études de minéralogie ont montré que l’olivine n’est en fait pas le seul minéral du manteau à se transformer sous l’effet de la pression. En effet, dans la zone de transition, la majorite (un minéral de la famille des grenats) se dissocie également en pérovskite vers 660 kilomètres de profondeur. Selon des résultats expérimentaux obtenus à l’Université de Tokyo, la transition de phase de la ringwoodite en pérovskite serait dominante à 660 kilomètres de profondeur dans les régions froides du manteau, par exemple près des zones de subduction. À l’inverse, lorsque la température est suffisamment élevée, notamment autour des panaches remontant de la base du manteau, la transition de phase de la majorite en pérovskite se produirait à plus grande profondeur que celle de la ringwoodite. Ces observations expliqueraient ainsi les renflements du plancher de la zone de transition là où on attendait des amincissements (voir la figure page ci-contre). La topographie des discontinuités révélerait donc les panaches mantelliques? L’affaire n’est pas aussi simple ! En effet, la précision avec laquelle les ondes permettent d’estimer la profondeur des discontinuités dépend notablement de notre connaissance des anomalies de vitesse situées dans les 400 premiers kilomètres du manteau. Par exemple, une sous-estimation de quelques pour cent de l’amplitude des anomalies de vitesse lentes dans l’asthénosphère conduit à une surestimation de la profondeur des discontinuités de plusieurs kilomètres. Or, si grâce aux modèles tomographiques, on localise bien les fortes anomalies de vitesse dans les 300 premiers kilomètres du manteau terrestre, la précision sur l’amplitude de ces anomalies est moindre. Ainsi, 78 les points chauds pour lesquels les discontinuités à 410 et 660 kilomètres sont toutes les deux plus profondes pourraient résulter d’une anomalie lente située dans les 300 premiers kilomètres du manteau, plutôt que d’une perturbation thermique de la zone de transition. Depuis la découverte de plaques froides s’enfonçant jusque dans le manteau inférieur, les sismologues n’ont pas ménagé leurs efforts pour détecter les panaches de matière chaude qui devraient en contrepartie remonter du manteau inférieur. Pourtant, les preuves de ces panaches mantelliques n’ont pas encore été obtenues. Voyons maintenant comment les progrès de la sismologie répondent à une autre question fondamentale posée par le passage des plaques dans le manteau inférieur. Comment réconcilier observations sismologiques et géochimiques ? Un des paramètres clés est la teneur en eau des roches du manteau. Le rôle de l’eau Bien qu’en faible concentration, le vaste manteau terrestre recèle des quantités importantes d’eau, voire, selon certains géologues, l’équivalent du volume des océans ! Aux pressions régnant dans le manteau, l’eau est le plus souvent sous la forme d’ions OH– ou H+ qui sont piégés dans les réseaux cristallins des minéraux. La physique des minéraux à haute pression révèle que la zone de transition peut dissoudre dix fois plus d’eau que l’olivine ou la pérovskite qui sont les minéraux dominants au-dessus et au-dessous. Des travaux effectués à l’Université de Bristol ont montré que ce changement de solubilité augmente l’épaisseur de la zone dans laquelle le changement de phase s’effectue. La discontinuité à 410 kilomètres, de quelques kilomètres d’épaisseur en milieu sec, dépasserait 20 kilomètres d’épaisseur dès lors que 0,5 pour cent d’eau est présent dans la roche. L’eau expliquerait ainsi que la discontinuité à 410 kilomètres n’est parfois pas détectée dans certaines études sismologiques. Une discontinuité trop épaisse peut être vue par des ondes sismiques à haute fréquence comme un simple gradient de vitesse qui ne convertit et ne réfléchit plus les ondes à haute fréquence ! En 2003, Dave Bercovicci et Sun-Ichiro Karato, de l’Université Yale, ont proposé un modèle original réconciliant les signatures géochimiques distinctes des basaltes des îles océaniques et des dorsales avec les observations géophysiques qui suggèrent de larges échanges de matière entre manteau inférieur et supérieur. Une quantité importante d’eau entraînée par les plaques plongeantes océaniques serait transportée, puis piégée dans la zone de transition. L’injection de plaques froides au niveau des zones de subductions serait compensée par un écoulement lent (de quelques millimètres LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_debayle.xp 16/03/10 13:19 Page 79 LE MANTEAU Dorsale Point chaud Point chaud MANTEAU SUPÉRIEUR Zone de fusion partielle Olivine n uctio Subd ZONE DE TRANSITION Wadsléyite Ringwoodite Amincissement dû à la transition ringwoodite-pérovskite en milieu chaud Épaississement dû à la transition ringwoodite-pérovskite en milieu froid Approfondissement dû à la transition majorite-pérovskite en milieu chaud MANTEAU INFÉRIEUR Panache par an) du manteau selon un mouvement d’ensemble vertical ascendant. Ce mouvement serait communiqué aux minéraux présents dans la zone de transition, notamment à la wadsléyite. Du fait du changement de solubilité, ce minéral libérerait la plus grande partie de son eau lorsqu’il se transformerait en olivine vers 410 kilomètres de profondeur. L’eau ainsi évacuée abaisserait la température de fusion des roches et favoriserait le développement d’une zone de fusion partielle audessus de la discontinuité à 410 kilomètres. Un lessivage en profondeur Selon plusieurs résultats expérimentaux, le magma ainsi créé resterait piégé au-dessus de la discontinuité à 410 kilomètres jusqu’à ce qu’une plaque plongeante l’entraîne à nouveau dans le manteau profond. Cette couche de fusion partielle agirait alors comme un filtre géochimique, en piégeant les éléments «incompatibles», qui se concentreraient dans la phase liquide. La matière qui poursuivrait son lent écoulement vertical ascendant au-dessus de la couche de fusion partielle serait donc appauvrie en éléments incompatibles. Elle serait à l’origine des roches recueillies au niveau des rides océaniques. Plus rapides (leur vitesse est de l’ordre du mètre par an), les panaches mantelliques qui remontent n’auraient pas le temps de subir le même lessivage durant leur traversée de la zone de transition. Il n’y aurait donc pas de fusion partielle audessus de la discontinuité à 410 kilomètres à proximité des panaches (voir la figure ci-dessus), ce qui expliquerait que l’appauvrissement en éléments incompatibles ne soit pas observé pour les basaltes des îles océaniques. Avec une zone de fusion partielle réduisant notablement la vitesse des ondes sismiques, les sismologues s’attendent à trouver une couche à DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Panache Pérovskite Ferropériclase faible vitesse là où il y a fusion partielle. Lorsque le modèle de D. Bercovicci et S. Karato a été publié, Lev Vinnik et Véronique Farra, de l’Institut de physique du globe de Paris, avaient déjà détecté la signature sismique de ce qui pourrait être une couche de fusion partielle située au-dessus de la discontinuité à 410 kilomètres. Ces dernières années, les études sismologiques pour détecter cette couche à faible vitesse se sont multipliées, avec des résultats… déconcertants ! Par exemple, on ignore si cette couche est globale : certaines études ont même associé sa présence à du volcanisme récent, un résultat en contradiction avec le modèle des sismologues de Yale, qui prévoit que la couche n’existe pas à proximité des points chauds ! Un autre problème est que, selon ce modèle, la couche de fusion est plutôt fine (moins de dix kilomètres d’épaisseur) et située juste au-dessus de la discontinuité à 410 kilomètres. Mais les sismologues détectent une couche située vers 350 kilomètres de profondeur, dont l’épaisseur varierait entre 30 et 100 kilomètres ! L’un de nous (Y. Ricard), de l’École normale supérieure de Lyon, a récemment montré que la gravité, du fait du poids élevé du magma, favoriserait la formation d’une fine couche de roches fondues, mais qu’elle pourrait être contrebalancée par les forces de capillarité à la frontière des grains de roches cristallisées. L’amplitude de ces forces variant fortement avec la taille des grains et la viscosité de la matrice, deux paramètres eux-mêmes très divers dans le manteau, les géologues commencent à entrevoir comment des couches à faibles vitesses et dont l’épaisseur varie rapidement peuvent se former… L’anatomie du manteau et notamment celle de la zone de transition n’ont pas encore livré tous leurs secrets. ■ LE MANTEAU TERRESTRE est divisé en trois parties (notées en blanc) caractérisées par des changements de phase de l’olivine en d’autres minéraux (notés en orange) selon la pression et la température. La topographie des frontières dépend de la température, par exemple près d’une plaque froide qui plonge dans une zone de subduction ou près d’un panache mantellique chaud qui remonte de la base du manteau. Cependant, la présence d’eau modifie les règles et créerait également une zone de fusion partielle au-dessus de la zone de transition. articles • B. TAUZIN et al., The mantle transition zone as seen by global Pds phases : no clear evidence for a thin transition zone beneath hotspots, in J. Geophys. Res., n° 113, 2008. • L. VINNIK et V. FARRA, Low velocity atop the 410-km discontinuity and mantle plumes, in Earth Planet. Sc. Lett., n° 262, pp. 398-412, 2007. • S. HIER-MAJUMDER et al., Role of grain boundaries in magma migration and storage, in Earth Planet. Sc. Lett., n° 248, pp. 735-749, 2006. • E. DEBAYLE et al., Global azimuthal seismic anisotropy and the unique plate-motion deformation of Australia, in Nature, n° 433, pp. 509-512, 2005. • D. BERCOVICCI et S. KARATO, Whole mantle convection and transition-zone water filter, in Nature, n° 425, pp. 39-44, 2003. • K. HIROSE, Phase transitions in pyrolitic mantle around 670-km depth : implications for upwelling of plumes from the lower mantle, in J. Geophys. Res., n° 107(B4), 2078, doi : 10.1029/2001JB000597, 2002. • J. RITSEMA et al., Complex shear wave velocity structure imaged beneath Africa and Iceland, in Science, n° 286, pp. 1925-1928, 1999. 79 dossier_67_valley.xp 16/03/10 13:21 Page 80 Fondamental Sous-thème John VALLEY Une Terre jeune et froide Combien de temps la Terre primitive est-elle restée une fournaise de magma? Sans doute moins longtemps que les 500 millions à un milliard d’années souvent admis. En effet, l’étude des matériaux terrestres les plus anciens montre que des conditions suffisamment clémentes pour que la croûte terrestre se forme se sont imposées bien plus tôt. John VALLEY est professeur de géologie à l’Université du WisconsinMadison, aux États-Unis. L’ESSENTIEL ➥ On a longtemps cru que le premier milliard d’années de la Terre était une ère infernale où un océan de magma constituait l’essentiel de la planète. ➥ L’analyse de zircons, des minéraux très résistants, datés de 4,4 milliards d’années, bouscule cette idée en révélant que la croûte terrestre s’est formée bien plus tôt. ➥ Depuis qu’elle a été émise, les indices plaidant pour cette hypothèse s’accumulent. 80 dossier_67_valley.xp 16/03/10 13:21 Page 81 LE MANTEAU P ne se dessinent les premiers continents et que les vapeurs se condensent pour créer une atmosphère et des océans d’eau où la vie allait se développer. Un bref océan de magma Combien de temps a duré cette période infernale ? Selon la plupart des spécialistes, la période hadéenne (du nom de Hadès, le dieu grec des enfers) aurait duré au moins 500 millions, voire un milliard d’années. Du moins est-ce ce que l’on croyait jusque récemment, dans la mesure où aucune trace d’impact majeur de plus de quatre milliards d’années n’a été retrouvée, et où, par ailleurs, la vie semble être apparue bien plus tard. Or ces dernières années, des géologues ont retrouvé d’anciens et minuscules cristaux de zircon. L’étude de leur composition chimique remet en cause l’hypothèse couramment admise. Nous allons voir pourquoi. Dès le XIXe siècle, les géologues ont tenté de calculer à quelle vitesse notre planète s’est refroidie. CETTE VUE D’ARTISTE de ce qu’a peut-être été la Terre il y a plus de quatre milliards d’années contraste avec l’idée qui prévalait d’un monde de magma chaud. Don Dixon eu après sa naissance, il y a 4,55 milliards d’années, notre planète était d’une lueur orangée, telle une étoile refroidie. Des blocs rocheux, certains de la taille d’une petite planète, tournaient autour du jeune Soleil et nombre d’entre eux se fracassaient sur la Terre. En se brisant, voire en se vaporisant, ils contribuaient à créer des océans de roche fondue. Au sein de ce magma, le fer et le nickel, éléments plus denses que les autres, sombraient vite et allaient former le noyau métallique de notre planète. Le bombardement météoritique se poursuivit des centaines de millions d’années, en créant parfois des cratères de plus de 1 000 kilomètres de diamètre. Dans le même temps, la désintégration des éléments radioactifs enfouis dans les profondeurs de la Terre produisait six fois plus de chaleur qu’aujourd’hui. C’est seulement lorsque l’agitation du Système solaire primitif diminua que, à la surface de la Terre, les roches en fusion se solidifièrent et formèrent une croûte. Ce durcissement se produisit bien avant que dossier_67_valley.xp 16/03/10 DES ROCHES VIEILLES de plus de 2,5 milliards d’années affleurent ou se trouvent à faible profondeur en de nombreux endroits du globe (en rouge) ; d’autres sont probablement dissimulées sous des couches de roches jeunes dans des régions encore plus vastes (en rose). Y découvrira-t-on des cristaux de zircon aussi anciens que ceux d’Australie occidentale ? Page 82 Ils ne s’attendaient pas toutefois à ce qu’un tel phénomène ait pu laisser des traces matérielles ! Or nous en avons trouvé dans certains cristaux de zircon. Minéral naturel, le zircon est un silicate de zirconium (de formule ZrSiO 4 ). Remarquablement robuste, un cristal de zircon préserve presque indéfiniment des indices sur son environnement au moment où il a été formé. Or, selon nous, les cristaux de zircon indiquent que des océans, susceptibles d’avoir abrité les premières formes de vie, et peut-être des continents, sont apparus 400 millions d’années plus tôt qu’on ne le pensait. Cette idée contre-intuitive d’une « Terre primitive froide » a d’abord été la conséquence des calculs thermodynamiques : bien que la température des océans primitifs de magma ait dépassé 1 000 °C, une croûte a pu se former par refroidissement en dix millions d’années seulement. En s’épaississant, la première croûte terrestre formée aurait progressivement isolé la surface des hautes températures régnant à l’intérieur de la Terre. En outre, en supposant que la croûte nouvellement formée est restée stable, que des périodes de calme ont séparé deux impacts majeurs et que l’atmosphère de la « serre primitive » ne piégeait pas trop la chaleur, alors la surface s’est peut-être rapidement refroidie Gneiss d’Acasta (plus anciennes roches intactes, 4 milliards d’années) Roches datant de plus de 2,5 milliards d’années Lucy Reading-Ikkanda ; Université William Peck Colgate 13:21 et sa température serait passée au-dessous de celle de l’ébullition de l’eau. Ce scénario est d’autant plus plausible que le Soleil primitif brillait moins qu’aujourd’hui. Les plus anciens matériaux : des minicristaux de zircon Cependant, pour la plupart des géologues, la naissance ardente de la Terre et l’absence d’indices dans les données géologiques invitaient plutôt à retenir l’hypothèse d’un climat originel chaud et persistant. La plus ancienne roche intacte connue est le gneiss d’Acasta, une roche métamorphique du Nord-Ouest du Canada, qui date de quatre milliards d’années (voir la figure ci-dessous). Toutefois, le gneiss se forme en profondeur et ne livre donc aucune information sur les conditions qui régnaient à la surface. Les géologues expliquaient l’absence complète de roches plus anciennes que le gneiss d’Acasta par les conditions trop rudes de l’ère hadéenne. Par ailleurs, les plus anciennes roches formées dans l’eau – des roches sédimentaires affleurant à Isua, dans le Sud du Groenland – datent d’il y a environ 3,8 milliards d’années, une époque où la vie était semble-t-il déjà apparue, puisque la roche d’Isua en contient des traces. Ce tableau aurait pu changer dans les années 1980, quand on commença à découvrir des Sédiments d’Isua (premières traces de vie connues, 3,8 milliards d’années) Zircons des Jack Hills (plus ancien matériau terrestre connu, 4,4 milliards d’années) Supposées Affleurantes 82 LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_valley.xp 16/03/10 13:21 Page 83 LE MANTEAU Un minéral très robuste Une fois formé, un cristal de zircon est si robuste qu’il résiste même si la roche-mère où il est inséré est exposée aux éléments (vent, pluie, etc.) assez longtemps pour qu’ils la détruisent complètement. Une fois l’érosion achevée, les grains de zircon restants sont transportés par le vent ou l’eau, parfois sur de grandes distances, avant d’être incorporés dans des dépôts de sable, voire transformés avec le temps en roches sédimentaires. Des zircons ont ainsi été retrouvés dans le conglomérat des Jack Hills, en Australie, un banc fossile de graviers situé sans doute à des milliers de kilomètres du lieu de formation des cristaux. Malheureusement, lors de la découverte, l’information contenue dans les cristaux de zircon s’est révélée difficile à lire : les géologues étaient incapables de déterminer la nature de la roche où ils avaient été formés, c’està-dire de leur roche-mère. Pour cette raison, et malgré l’enthousiasme lié à la découverte d’un matériau terrestre aussi primitif, l’idée d’une ère hadéenne caractérisée par un climat de fournaise persista. Ce n’est qu’en 1999 que des progrès techniques autorisèrent l’étude plus précise des cristaux de zircon : c’est alors que la vision orthodoxe de l’enfance de la Terre fut remise en question. La formation des Jack Hills et ses environs sont des terres arides et poussiéreuses (voir la figure, page 85) situées en bordure de deux vastes zones d’élevage de moutons, Berringarra et Mileura, à 800 kilomètres au Nord de Perth, la plus isolée des villes australiennes. Le conglomérat des Jack Hills s’est déposé il y a trois milliards d’années, aux confins d’une formation dont les roches ont toutes plus de 2,6 milliards d’années. Afin de recueillir moins d’un dé à coudre de zircon, nous avons ramassé des centaines de kilogrammes de pierres que nous avons transportées au laboratoire, puis broyées avant de les trier ! Une fois extrait de sa roche-mère, un cristal peut être daté grâce à l’uranium et au plomb qu’il contient à l’état de traces. Pourquoi ? Lorsque le cristal de zircon se forme au sein d’un magma en cours de solidification, des atomes de zirconium, de silicium et d’oxygène se combinent en proportions précises, de l’uranium s’insérant parfois dans le réseau cristallin. Or l’uranium est radioactif et se désintègre en plomb, à un rythme connu. Pour cette raison, tout zircon ayant incorporé des traces d’uranium lors de sa formation constitue un radiochronomètre. En effet, dès que le zircon est cristallisé, les désintégrations DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE LE ZIRCON, UNE MINE D’INDICES n unique zircon contient de nombreux indices sur l’état de la Terre au moment de la formation du cristal (voir ci-dessous). Pour les découvrir, les géochimistes commencent par entourer le cristal qu’ils veulent étudier d’une gangue de résine, puis arasent et polissent la face exposée afin d’obtenir une surface parfaite. Un passage au microscope électronique révèle ensuite les motifs de croissance du zircon et d’éventuelles impuretés enfermées au cours de la croissance cristalline. Par exemple, les zircons formés au sein du granite (une roche continentale) renferment souvent des inclusions de quartz. L’échantillon ainsi préparé est ensuite placé dans le faisceau d’une microsonde ionique, qui expulse des ions de la surface. Ces derniers sont identifiés grâce à un spectromètre de masse. Pour déterminer l’âge du cristal, les chercheurs dénombrent les atomes d’uranium et de plomb. En effet, le plomb ne peut avoir été produit que par la désintégration radioactive de l’uranium initialement piégé dans le cristal, de sorte que le rapport des concentrations en plomb et en uranium indique le temps écoulé depuis la cristallisation. Puis les géochimistes arasent encore le cristal avant de rediriger le faisceau de la microsonde au même endroit. Cette fois, ils mesurent le rapport isotopique 18O/16O relatif à l’oxygène du silicate de zirconium composant le cristal, car sa valeur dépend de la température lors de la cristallisation. Enfin, une troisième microsonde met en évidence la nature des impuretés contenues dans la structure cristalline du zircon, impuretés qui constituent moins de un pour cent de sa masse. Certains des éléments qu’elles contiennent sont très concentrés dans les masses continentales, de sorte que leur présence indique l’existence de masses continentales lors de la formation du cristal. U Surface polie du cristal Inclusions de quartz Motifs de croissance cristalline Zones de mesure du rapport uranium/plomb Seconde surface polie Zone de mesure du rapport isotopique de l’oxygène Zone d’analyse des éléments à l’état de traces Surface externe abrasée Forme initiale et rectiligne du cristal Simon Wilde ; Université de technologie de Curtin cristaux de zircon très anciens. Cependant, de nombreux travaux ont été nécessaires avant que ces témoins du passé, dont le plus ancien date de presque 4,4 milliards d’années, ne « parlent ». LE ZIRCON LE PLUS ÂGÉ DE LA TERRE date de 4,4 milliards d’années. 83 dossier_67_valley.xp 16/03/10 13:21 Page 84 L’HISTOIRE QUE RACONTENT LES CRISTAUX DE ZIRCON es zircons de la formation des Jack Hills ont modifié la vision que l’on avait de l’enfance de la Terre. Ces cristaux, dont on a trouvé plusieurs centaines d’exemplaires datant de plus de quatre milliards d’années, représentent le plus vieux matériau terrestre. Ils contiennent des indices de l’existence d’océans à la surface de la Terre, à une époque où l’on n’y imaginait que du magma en fusion. Rapport des concentrations 207Pb/235U 1,20 Âge (en milliards d’années) 4,4 4,2 0,80 Âge du zircon le plus ancien 0,40 0,00 10 Dans cette zone, tous les âges sont compris entre 4,2 et 4,4 milliards d’années 20 30 40 50 60 Rapport des concentrations 206Pb/238U 70 L. Reading-Ikkanda ; Simon Wilde, Université de Curtin L 80 UN ÂGE CANONIQUE. Le zircon le plus âgé s’est formé il y a 4,4 milliards d’années (en rouge). Son âge est indiqué simultanément par deux rapports isotopiques différents : le rapport de concentrations 207Pb/235U (axe vertical) et le rapport 206Pb/238U (axe horizontal). Ces deux radiochronomètres se sont déclenchés lors de la formation du cristal, et n’ont cessé depuis de décompter le temps. Lorsque les cristaux sont bien conservés, on peut évaluer leur date de naissance (en jaune). Il arrive que le cristal ait perdu à certains endroits (en rose) une partie du plomb, artefact que les géochimistes savent toutefois compenser. Valeur attendue pour un matériau provenant d’un milieu froid et riche en eau Nombre d’échantillons 20 Zircons typiques du manteau terrestre 15 Zircons des Jack Hills datant de plus de quatre milliards d’années 10 5 Lucy Reading-Ikkanda ; J. Valley/Université de Curtin Valeur attendue pour un matériau provenant du manteau terrestre (couche profonde chaude) 0 4,5 5,0 5,5 6,0 6,5 Indice lié au rapport isotopique 18O/16O 7,0 7,5 DES OCÉANS FROIDS. Un indice lié au rapport isotopique 18O/16O dans les zircons des Jack Hills (en bleu) atteint des valeurs proches de 7,5 (celui de l’eau de mer vaut 0), ce qui n’est possible que si les cristaux correspondants se sont formés dans un milieu relativement froid et riche en eau, donc proche de la surface. Cela exclut qu’une épaisse couche de magma en fusion ait recouvert toute la Terre à l’époque de la formation de ces zircons : sinon, le rapport isotopique serait plus proche de 5,3, la valeur observée dans les cristaux formés à l’intérieur de roches chaudes au sein de la Terre (en rouge). 84 d’atomes d’uranium commencent à produire du plomb, de sorte que le rapport des concentrations en plomb et en uranium croît avec l’âge du cristal. Aujourd’hui, ce rapport est mesuré avec une précision suffisante pour que l’âge du cristal soit connu à un pour cent près, soit environ 40 millions d’années s’agissant de roches âgées de quelque quatre milliards d’années. Une horloge à l’uranium et au plomb Au début des années 1980, la datation de cristaux est devenue possible avec la mise au point d’une microsonde ionique par l’équipe de William Compston, de l’Université de Canberra, en Australie. Même si un cristal de zircon est le plus souvent presque invisible à l’œil nu, la sonde le balaye avec un faisceau si ténu que seule une partie du cristal est touchée. Les ions ainsi éjectés sont introduits dans un spectromètre de masse qui les identifie ; on détermine ainsi la composition chimique de la zone balayée. Par cette méthode, l’équipe de W. Compston et Robert Pidgeon, Simon Wilde et John Baxter, de l’Université de Curtin, en Australie, ont pour la première fois daté les zircons des Jack Hills en 1986. En mai 1999, S. Wilde analysa à ma demande 56 cristaux non datés. Il en trouva cinq qui avaient plus de quatre milliards d’années, et les plus âgés avaient 4,4 milliards d’années ! Certains échantillons de matériau lunaire ou martien sont d’âge similaire, et les météorites sont plus âgées, mais aucun matériau aussi ancien n’avait jamais été trouvé sur Terre. Du reste, on ne s’attendait pas à en trouver : même si des cristaux de zircon ont été créés durant l’ère hadéenne, les conditions qui régnaient alors auraient dû les détruire. Nous n’étions pas encore au bout de nos surprises. Nous nous sommes intéressés aux zircons d’Australie occidentale, car nous recherchions des échantillons bien préservés de l’oxygène le plus ancien de la Terre. Nous savions qu’un cristal de zircon recèlerait des indices non seulement sur l’époque de formation de sa roche-mère, mais aussi sur cette formation. En particulier, nous espérions estimer la température de formation des magmas et des roches en mesurant les rapports isotopiques de l’oxygène. Les géochimistes mesurent les rapports de l’oxygène 18 (18O est un isotope dont le noyau atomique est constitué de huit protons et de dix neutrons ; il représente environ 0,2 pour cent de l’oxygène sur Terre) à l’oxygène 16 (l’isotope commun 16 O, à huit protons et huit neutrons, qui représente 99,8 pour cent de l’oxygène terrestre). Ces isotopes sont tous les deux stables. Cependant, d’un cristal à l’autre, la LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_valley.xp 16/03/10 13:21 Page 85 LE MANTEAU proportion d’oxygène 18 par rapport à celle d’oxygène 16 dépend de la température ambiante au moment de la cristallisation. Le rapport 18O/16O est connu pour le manteau terrestre (la couche de 2 900 kilomètres située sous la croûte terrestre). Par souci de simplicité, les géochimistes comparent systématiquement les rapports 18O/16O de divers matériaux à celui de l’eau de mer et utilisent pour cela la notation ␦. Par définition, le ␦18O de l’océan est égal à zéro, tandis que le ␦18O du zircon du manteau terrestre est de 5,3, ce qui signifie qu’il a un rapport 18O/16O plus élevé que celui de l’eau de mer. Jack Hills Un cristal bien sous tout rapport AUSTRALIE 16 Nous pensions que le rapport O/ O du manteau primitif serait aussi de l’ordre de 5,3. Pendant l’été 1999, nous avons analysé des échantillons de zircon des Jack Hills, dont les cinq plus âgés : les ␦18O des zircons primitifs allaient jusqu’à 7,4 ! Comment interpréter une valeur aussi élevée ? Pour des roches plus jeunes, où les zircons à ␦18O élevés sont communs, la réponse serait aisée. On explique leur formation par le scénario suivant : à température peu élevée et à proximité de la surface de la Terre, une telle roche se trouve au contact des eaux de pluie ou océaniques et, en réagissant chimiquement avec l’eau, acquiert un ␦18O élevé. Ensuite, par le jeu des plaques tectoniques, elle est enfouie, fond et forme un magma qui conservera un rapport isotopique de l’oxygène élevé, et les zircons qui cristalliseront en son sein en hériteront. Pour former des zircons et des magmas à ␦18O élevé, la présence à la surface de la Terre d’eau liquide et de basses températures est donc nécessaire. Ainsi, la découverte des rapports isotopiques de l’oxygène des zircons des Jack Hills invite à conclure que de l’eau existait à la surface de la Terre au moins 400 millions d’années plus tôt que la date déduite de l’analyse des plus anciennes pierres sédimentaires, celles d’Isua au Groenland. De vastes océans auraient donc existé très tôt à la surface de la Terre primitive, qui aurait davantage ressemblé à un sauna qu’aux enfers. D’autres équipes ont conduit leurs propres recherches dans les Jack Hills. Steven Mojzsis, de l’Université du Colorado, et ses collègues de l’Université de Californie, à Los Angeles, ont obtenu les mêmes résultats. Ces découvertes ont suscité un vif intérêt : l’existence de zircon à ␦18O élevé suggérait un monde originel bien plus proche du nôtre que de l’enfer hadéen. Si, bien plus tôt que nous ne l’imaginions, la Terre primitive avait des océans, alors des continents primitifs et d’autres caractéristiques de la Terre d’aujourd’hui étaient peutDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Jack Hills Perth Sydney © NASA 18 être présents. Les zircons pouvaient-ils nous le dire ? Leur surface non, mais leur intérieur oui. Même les plus petits cristaux contiennent des impuretés insérées lors de la cristallisation. De telles inclusions dans les zircons, ainsi que les motifs dessinés par la croissance cristalline et les éléments présents à l’état de traces, renseignent sur le lieu où s’est formé le cristal. De fait, nous avons trouvé dans les zircons âgés de 4,4 milliards d’années des traces d’autres minéraux, notamment du quartz. C’est surprenant, car le quartz est rare dans les roches primitives : il était probablement absent de la première croûte terrestre. Le quartz terrestre provient surtout des roches granitiques, répandues dans la croûte continentale plus récente. Par conséquent, une provenance granitique des zircons des Jack Hills corroborerait l’idée qu’ils sont des échantillons des premiers continents du monde. Précisons que du quartz se forme parfois, mais rarement, lors des dernières étapes de la cristallisation d’un magma, et ce même quand la rochemère n’est pas granitique. Ainsi, on a trouvé du quartz sur la Lune, où aucune couverture granitique continentale n’existe puisqu’il n’y a pas de continent ! Certains géologues se demandent aussi si les premiers zircons terrestres n’ont pas été produits dans un environnement plus proche de celui de la Lune primitive que de la Terre d’aujourd’hui, et ce par des mécanismes inconnus, par exemple sous l’effet d’une météorite géante ou d’un volcanisme de grande profondeur. Mais aucun indice allant dans ce sens n’a encore été trouvé. Quoi qu’il en soit, les cristaux de zircon contenaient nombre d’éléments à l’état de traces qui LA FORMATION DES JACK HILLS, dans l’Ouest de l’Australie, a livré des zircons vieux de 4,4 milliards d’années. 85 dossier_67_valley.xp 16/03/10 13:21 Page 86 Aaron Cavosie ; Université de Wisconsin-Madison DES ZIRCONS DES JACK HILLS ont des surfaces qui ont été arrondies (à gauche) par le vent ou le ruissellement. Ils ont sans doute été transportés sur de grandes distances, voire à travers des continents entiers. Des zircons moins anciens trouvés près de leur lieu de formation ont encore des arêtes cristallines nettes (à droite). plaident pour une formation précoce d’une croûte continentale. Ils contiennent en outre des motifs constitués par l’europium et le cérium, des éléments qui se concentrent dans la croûte lors de sa cristallisation. Indice supplémentaire : les rapports isotopiques du néodyme et du hafnium (deux éléments utilisés pour établir la chronologie de formation de la croûte continentale) suggèrent que des portions notables de croûte continentale se sont formées très tôt, il y a 4,4 milliards d’années. Plusieurs indices convergents articles • A. J. CAVOSIE et al., ␦18O in 4400-3900 Ma detrital zircons : a record of the alteration and recycling of crust in the Early Archean, in Earth and Planetary Science Letters, vol. 235, n° 3, pp. 663-681, 15 juillet 2005. • J. W. VALLEY et al., A cool early Earth, in Geology, vol. 30, n° 4, pp. 351-354, avril 2002. internet • www.geology.wisc.edu/zircon/z ircon_home.html 86 La répartition des anciens zircons fournit d’autres éléments en faveur d’une Terre primitive froide. Tout d’abord, dans les Jack Hills, la proportion de zircons de plus de quatre milliards d’années dépasse les dix pour cent dans certains échantillons. En outre, les surfaces des cristaux sont très abrasées et leurs faces, initialement très anguleuses, sont arrondies. On en déduit que les cristaux ont été emportés par le vent à de grandes distances de leur roche-mère, sans doute des centaines, voire des milliers de kilomètres (voir la figure ci-dessus). Dès lors, comment expliquer leur concentration, sinon en supposant qu’ils existaient en très grand nombre ? Les zircons accumulés dans les Jack Hills proviendraient alors d’une zone très étendue, voire de toute une masse continentale. Si c’est le cas, des roches de cette époque primitive existent vraisemblablement encore aujourd’hui. Les âges des zircons constituent une indication supplémentaire. Ces âges sont tous réunis à l’intérieur de certaines périodes, les zircons étant totalement absents pour d’autres. Aaron Cavosie, à l’Université de Puerto Rico, a fait les mêmes constatations à l’intérieur même de certains zircons dont le cœur s’est formé très tôt, il y a 4,3 milliards d’années, tandis que leur enveloppe s’est constituée plus tard, il y a entre 3,7 et 3,3 milliards d’années. Le fait que les zircons soient plus jeunes au cœur qu’au bord n’est guère étonnant : comme tous les cristaux, les zircons croissent de façon progressive à partir d’un grain initial vers l’extérieur. Toutefois, la grande différence d’âge entre le cœur et le bord témoigne de deux périodes de croissance différentes, séparées par un long intervalle de temps. Une telle configuration résulte peut-être, comme c’est le cas pour des zircons plus jeunes, de processus tectoniques qui font fondre la croûte continentale et recyclent les zircons en son sein. Récemment, Bruce Watson, de l’Institut polytechnique de Rensselaer (État de New York), et Mark Harrison, de l’Université australienne de Canberra, ont rapporté des niveaux de titane inférieurs à ceux attendus dans ces zircons anciens. La température du magma où se sont formés les zircons devait donc se situer entre 650 et 800 degrés. Une température aussi basse n’est possible que lorsque la roche-mère des zircons était granitique : la plupart des roches non granitiques fondent à une température plus élevée, de sorte que leurs zircons devraient contenir plus de titane. Depuis que nous avons analysé les rapports isotopiques de ces cinq zircons des Jack Hills, les données allant dans le sens de nos conclusions se sont multipliées. Des géologues de Perth, de Canberra, de Pékin, de Los Angeles, d’Édimbourg, de Stockholm et de Nancy ont examiné des dizaines de milliers de zircons des Jack Hills avec des microsondes, à la recherche des rares zircons vieux de plus de quatre milliards d’années. Des centaines de nouveaux zircons d’âge compris entre 4,4 et 4 milliards d’années ont été collectés en différents lieux d’Australie. Nombre de géochimistes fouillent activement d’autres régions anciennes de la Terre, dans l’espoir de trouver des zircons vieux de plus de 4,1 milliards d’années hors de l’Australie. Toute cette activité s’accompagne aussi d’avancées techniques. Peut-être découvrira-t-on des morceaux de la roche-mère des zircons, auquel cas de nombreuses questions s’éclaireront. Mais même si nous n’avons pas cette chance, les zircons ont encore beaucoup de secrets à nous révéler. ■ LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_tc3.xp 16/03/10 14:48 Page 87 LES VOLCANS Les volcans, des soupapes en surface 88 Grandeur et décadence d’un volcan par Georges BOUDON 94 EN IMAGES Volcans et styles éruptifs 96 La viscosité des laves : de l’atome au volcan par Pascal RICHET 102 EN IMAGES La métamorphose de l’Etna 104 Les ravages des supervolcans par Ilya BINDEMAN 112 EN IMAGES 114 L’éruption volcanique, phénomène rare par Agust GUDMUNDSSON et Sonja PHILIPP Shutterstock/Mosista Pambudi La naissance d’un océan La croûte terrestre est percée de nombreuses remontées de magma. Elles sont surtout présentes au niveau des dorsales océaniques, mais on en trouve aussi dans les zones de subduction, les rifts et au milieu des plaques tectoniques. Les volcans résultants, qui naissent, vivent et meurent, se distinguent par leurs styles éruptifs, déterminés par la nature du magma. dossier_67_boudon.xp 16/03/10 14:53 Page 88 Grandeur et décadence d’un volcan Les volcans ne sont pas éternels : ils naissent, vivent et meurent. Leur fin se traduit par la disparition partielle ou totale de l’édifice volcanique, un événement aux conséquences parfois dramatiques. Georges BOUDON dirige le Laboratoire de géologie des systèmes volcaniques de l’Institut de physique du globe de Paris. L’ESSENTIEL ➥ Un volcan a une durée de vie limitée, qui varie de quelques années à plusieurs millions d’années. ➥ La disparition brutale d’un volcan peut se faire de deux façons : par effondrement de caldeira ou par déstabilisation de flanc. La destruction est souvent partielle, mais, dans certains cas, elle est totale. ➥ Ce n’est pas pour autant que toute activité magmatique est supprimée: ainsi, la caldeira de Yellowstone, aux États-Unis, menace la région d’une nouvelle éruption. 88 L e parc national de Yellowstone, aux ÉtatsUnis (Wyoming), s’étend sur 8 983 kilomètres carrés. Dans les années 1960, on s’aperçut qu’une vaste région, au centre du parc, avait connu un passé mouvementé. En effet, on se rendit compte qu’il s’agissait d’une caldeira, c’est-à-dire une zone résultant de l’effondrement d’un volcan (voir la figure page 90). Cette région, d’environ 3800 kilomètres carrés, plutôt plane et bordée de montagnes peu élevées, avait donc été un volcan. La dernière éruption aurait eu lieu il y a 640 000 ans et aurait recouvert de cendres la moitié des États-Unis actuels ! Les besoins d’en savoir plus et de prévoir une éventuelle prochaine éruption ont relancé les études du site. Mais le fait est là : les volcans peuvent disparaître... Nous verrons comment les volcans alternent entre des périodes d’activité intense et d’autres, parfois longues, de repos. Ce faisant, ils se construisent lentement, par accumulation progressive des produits émis au cours des éruptions successives. Toutefois, le résultat de ce processus dont la durée se compte en milliers ou en millions d’années peut être anéanti en quelques minutes par des phénomènes extrêmement violents et destructeurs. Ces événements ont parfois des effets catastrophiques de grande ampleur qui ont des conséquences sur des régions entières et perturbent dans certains cas le climat. Parcourons l’histoire d’un volcan, de la naissance à la mort. Les volcans ne sont pas situés au hasard à la surface de la Terre. Ils s’installent pour la plupart sur des zones privilégiées que sont les limites de plaques tectoniques. Les premières sont les zones d’accrétion au niveau desquelles les plaques tectoniques s’écartent les unes par LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_boudon.xp 16/03/10 14:53 Page 89 LES VOLCANS Les pouponnières à volcans Les deuxièmes régions privilégiées sont les zones de subduction où une plaque océanique s’enfonce sous une autre plaque, océanique ou continentale. Enfin, certains volcans ne sont pas installés à la limite des plaques tectoniques. Ces volcans intraplaques, dits de points chauds, sont apparus au milieu des plaques tectoniques, qu’elles soient continentales ou océaniques. Ils résultent de la mise en place sous la croûte d’un panache mantellique. Ce sont des zones de haute production magmatique à l’origine notamment des traps (escalier en suédois), de vastes plateaux basaltiques constitués de l’empilement de coulées. Le piton de la Fournaise, sur l’île de la Réunion, est un volcan lié à un point chaud dont les premières manifestations, il y a 65 millions d’années, ont donné naissance aux traps du Deccan, en Inde (voir la figure page 91). Quel que soit leur contexte géodynamique, les volcans se construisent le plus souvent lentement, par exemple des centaines de milliers d’années pour un volcan composite ou stratovolcan, tel le Christian Guy/Hemis/Corbis rapport aux autres. Ces zones de haute production magmatique représentent plus de 99 pour cent des émissions de magma, mais la plupart sont invisibles, car elles sont situées au fond des océans au niveau des dorsales océaniques. Seuls quelques segments émergés font exception, comme en Islande ou dans le rift est-africain. LA CHAÎNE DES PUYS, en Auvergne, est un chapelet de volcans qui ont eu une courte durée de vie. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 89 dossier_67_boudon.xp 16/03/10 14:53 Page 90 6 500 ans, ce qui en fait le plus jeune volcan de la France métropolitaine. La plupart de ces volcans, dits monogéniques, se sont éteints en même temps que se terminait l’éruption qui les a créés, celle-ci ayant duré de quelques mois à quelques années. L’activité s’arrête et reprend un peu plus loin quelques années, dizaines d’années ou siècles après. Dans de rares cas, plusieurs phases éruptives peuvent se produire sur le même édifice. Cette dispersion des centres d’éruption s’explique par des systèmes de failles qui permettent au magma de remonter en différents endroits. National Park Service La durée de vie d’un volcan LA RÉGION CENTRALE du parc de Yellowstone, aux États-Unis, a été créée lors de l’effondrement de la caldeira d’un supervolcan. Stromboli, en Italie, ou le mont Fuji, au Japon. Ces volcans sont constitués de l’accumulation de coulées de lave et de dépôts de roches solides fragmentées éjectés lors d’éruptions successives. Néanmoins, certains volcans ont une durée de vie très courte, réduite au temps d’une éruption. C’est notamment le cas de la centaine de volcans qui constitue la chaîne des Puys en Auvergne (voir la figure page 88) dont les premières manifestations datent d’au moins 100 000 ans. La dernière éruption, qui a conduit à la formation du cratère occupé par le lac Pavin, date d’environ BIOGRAPHIE D’UN VOLCAN omment peut-on connaître l’histoire d’un volcan? Grâce à la collaboration de géologues, de géochimistes, de pétrologues, de géochronologues… D’abord, grâce à des études stratigraphiques sur le terrain, le géologue reconnaît les différentes couches de dépôts ou les coulées de lave et établit leur succession chronologique. Mais il se heurte rapidement aux effets du temps : sur les volcans explosifs, les dépôts meubles, non consolidés, s’érodent facilement et peuvent donc disparaître. En outre, ils sont parfois recouverts par les dépôts d’éruptions plus récentes et, sur beaucoup de volcans, masqués par la végétation. Sur les volcans effusifs, le recouvrement de coulées anciennes par des coulées plus récentes limite également les observations. Sur les volcans situés près de la mer, sur les îles océaniques, une part notable des produits émis est transportée en mer et donc difficile à observer. Toutefois, certains de ces éléments se déposent directement dans l’eau et sont piégés dans les sédiments. Ainsi, en prélevant des sédiments dans des zones calmes et non perturbées, on obtient souvent un meilleur enregistrement de l’histoire éruptive des volcans surtout pour les périodes anciennes. Enfin, lorsque la chronologie relative est établie, on détermine une chronologie absolue en datant quelques dépôts avec des méthodes fondées sur la décroissance radioactive de différents isotopes. La végétation piégée dans le dépôt est datée par la méthode du carbone 14. Toutefois, cette méthode étant limitée aux quelque 50 000 dernières années, on peut aussi dater les laves avec d’autres isotopes (couple potassium-argon, uranium-thorium...). C 90 À l’inverse, d’autres volcans ont une longue durée de vie et donc d’édification qui peut atteindre plusieurs millions d’années. Par exemple, le volcan du Cantal, le plus grand d’Europe, désormais éteint (depuis deux millions d’années), a été en activité pendant plus de huit millions d’années pendant lesquelles de grandes périodes de construction ont alterné avec des périodes de repos et de destruction massive. Aujourd’hui, on se rend difficilement compte de ce que représente ce gigantesque édifice volcanique, car il a subi de grandes phases de destruction parachevées par une érosion intense et une série de glaciations qui ont creusé des vallées profondes et larges. Tous les cas intermédiaires existent entre un volcan de la chaîne des Puys et le volcan du Cantal. La formation d’un grand volcan est conditionnée par la présence en profondeur d’une alimentation magmatique pérenne et importante, ainsi que de zones durables de stockage (des chambres magmatiques) à différentes profondeurs. Celles qui sont proches de la surface se vident régulièrement lors des éruptions, mais elles sont réalimentées par des chambres plus profondes, elles-mêmes remplies de façon continue au niveau de la zone de production des magmas. De nombreux volcans, actifs actuellement, ont également connu de longues périodes de construction. C’est le cas notamment des volcans de l’île de la Réunion, le piton des Neiges et le piton de la Fournaise. Le premier, éteint aujourd’hui, culmine à 3 070 mètres d’altitude, mais sa base est située à plus de 4 000 mètres de profondeur sur le plancher océanique, ce qui en fait un édifice de 7 000 mètres de hauteur, l’un des plus grands sur Terre. En combien de temps un tel volcan a-t-il été édifié ? Les dernières éruptions datent de 12 000 ans et les âges absolus les plus anciens dont on dispose (pour la partie émergée) remontent à deux millions d’années. Ainsi, au moins cinq millions d’années ont été nécessaires. Le piton de la Fournaise est un volcan plus récent adossé sur le flanc Est du piton des Neiges (voir la figure page ci-contre). C’est l’un des volcans LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_boudon.xp 16/03/10 14:53 Page 91 LES VOLCANS b a Bertrand Rieger/Hemis/Corbis LE POINT CHAUD qui alimente actuellement le piton de la Fournaise, à la Réunion (a), a donné naissance aux traps du Deccan (b, en rose), formés d’un empilement de coulées de lave basaltique qui peut atteindre 3 000 mètres d’épaisseur. les plus actifs de la planète, avec en moyenne deux à trois éruptions par an au cours de la dernière décennie, dont la dernière date de janvier 2010. Le début de son édification daterait d’environ 550 000 ans. Les volcans des îles Hawaï, dits de point chaud, sont de gigantesques édifices dont certains sont encore plus volumineux que le piton des Neiges ! Ils construisent des îles, puis meurent à mesure que la plaque Pacifique qui les porte se déplace, tandis que le point chaud est fixe ou, du moins, progresse plus lentement. L’archipel d’Hawaï est un chapelet d’îles d’autant plus vieilles qu’elles sont éloignées du point chaud. Les plus anciennes ont déjà disparu dans la zone de subduction de la plaque Pacifique sous la plaque nord-américaine située à plusieurs milliers de kilomètres du point chaud. Ce long et lent travail de construction peut être anéanti en quelques heures ou quelques jours lors d’épisodes violents. On en distingue deux types, les effondrements de caldeira et les déstabilisations de flanc. Les effondrements de caldeira – le terme vient du portugais caldeira qui désigne une forme en chaudron – résultent d’une vidange rapide d’un réservoir magmatique suite à une éruption de grande ampleur. Ces éruptions peuvent être effusives, mais sont le plus souvent explosives, de type plinien (voir Volcans et styles éruptifs, par G. Boudon, page 94). Elles forment une colonne éruptive convective atteignant parfois plusieurs dizaines de kilomètres d’altitude. Pour créer et maintenir une telle colonne convective, une quantité importante de magma doit être émise dans un laps de temps très court. Ces éruptions se traduisent par la vidange rapide d’une partie ou de la totalité d’une chambre magmatique. En conséDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE quence, lorsque la pression diminue, la chambre qui a été vidée ne peut plus soutenir la charge des roches qui constituent son toit. Ce dernier s’effondre alors progressivement et entraîne l’affaissement d’une partie du volcan centrée sur la zone d’émission. La taille de la partie effondrée reflète la taille de la chambre magmatique et du volume de magma éjecté. Le réveil de Yellowstone Si la plupart des caldeiras sont modestes, de l’ordre de quelques kilomètres de diamètre, d’autres sont gigantesques avec un diamètre de plusieurs dizaines de kilomètres. Les exemples les plus célèbres sont la caldeira de Yellowstone, aux États-Unis, et celle de Toba sur l’île de Sumatra, en Indonésie. Cette dernière est aujourd’hui occupée par un lac d’eau douce (voir la figure page 92). La caldeira de Yellowstone, de 85 kilomètres de longueur et 45 de largeur, s’est formée au cours de plusieurs éruptions, chacune d’elles ayant entraîné la vidange de plusieurs centaines à plusieurs milliers de kilomètres cubes de magma. Récemment Yellowstone a attiré l’attention, car la région est un « supervolcan » qui pourrait se réveiller dans les siècles ou millénaires à venir (voir Les ravages des supervolcans, par I. Bindeman, page 104). En effet, des volcanologues américains ont montré que les grandes éruptions de Yellowstone se produisaient en moyenne tous les 600 000 ans. Or la dernière grande éruption a eu lieu, nous l’avons vu, il y a 640 000 ans... Cet épisode a émis environ 1 000 kilomètres cubes de débris. De plus, ces dernières années, on a enregistré de petites manifestations qui pourraient être interprétées comme des signes précurseurs d’un nouvel événement, catastrophique ou non. 91 dossier_67_boudon.xp 16/03/10 14:53 Page 92 un tel phénomène. Ce n’est qu’en 1980, lors de l’éruption du mont Saint Helens, dans l’État de Washington, aux États-Unis, que le phénomène a été mis en évidence. Une injection magmatique décentrée dans le flanc Nord du volcan – on parle de cryptodôme – a déformé l’édifice et l’a rendu instable. Le glissement du flanc Nord s’est produit après un séisme de magnitude 5 : il a entraîné une avalanche de débris de 2,8 kilomètres cubes qui s’est écoulée sur plus de 23 kilomètres. Cette déstabilisation a laissé une cicatrice en forme de fer à cheval de 3 kilomètres de longueur et 1,5 kilomètre de largeur (voir la figure page ci-contre). Shutterstock/Hendrik H Naissance d’un fer à cheval LE LAC TOBA, sur l’île de Sumatra, en Indonésie, a rempli une caldeira d’un volcan qui s’est effondré. 92 L’éruption qui a créé une partie de la caldeira de Toba – de 100 kilomètres de longueur et 30 de largeur –, en Indonésie, est plus récente, puisqu’elle s’est produite il y a 73 000 ans. Elle a émis un volume de 2 800 kilomètres cubes de ponces et de cendres dont on retrouve des traces à plusieurs milliers de kilomètres du volcan. Des éruptions mettant en jeu des volumes de centaines ou de milliers de kilomètres cubes de débris projettent dans la haute atmosphère des volumes considérables de cendres et d’aérosols qui sont entraînés par la circulation atmosphérique. Ils se dispersent autour de la terre et peuvent rester longtemps en suspension, modifiant notablement le climat. Par exemple, en 1783, l’éruption du Laki, en Islande, a modifié le climat de l’Europe occidentale pendant les années qui ont suivi, entraînant de mauvaises récoltes et des famines. Et l’éruption du Laki n’a émis qu’un volume de magma de 12 kilomètres cubes étalé sur plusieurs mois… On imagine ce qu’une éruption mettant en jeu 10 ou 100 fois plus de magma et dans un laps de temps plus court aurait comme effet. L’éruption de Toba, il y a 73000 ans, en diminuant la température globale de plusieurs degrés, aurait entraîné une glaciation et l’extinction locale de plusieurs espèces animales et végétales. L’hypothèse selon laquelle la disparition des dinosaures serait en partie liée à la mise en place des traps du Deccan et à l’émission de grandes quantités de cendres et d’aérosols sur une longue période illustrent les effets irréversibles que peuvent avoir les phénomènes volcaniques. Les déstabilisations de flanc, l’autre scénario d’effondrement d’un volcan, ont été longtemps ignorées, les volcanologues n’ayant jamais observé Au cours du glissement, la dépressurisation des gaz magmatiques piégés dans le cryptodôme ainsi que de la vapeur d’eau du système hydrothermal très développé sur ce volcan entraîna une très violente explosion dirigée latéralement vers le Nord par les parois de la structure en fer à cheval en cours de formation. Cette explosion détruisit totalement une superficie de 550 kilomètres carrés. On comprenait enfin qu’un flanc de volcan pouvait se déstabiliser et entraîner de grands dégâts. Du même coup, on expliquait les structures en amphithéâtre, communes à plusieurs volcans. À partir de cette éruption bien suivie par les volcanologues, on découvrit rapidement de nombreux exemples de déstabilisation de flanc dans des éruptions historiques qui n’avaient pas été directement observées ou mal interprétées, puis dans des éruptions préhistoriques. Enfin, on se rendit compte que la plupart des volcans avaient connu de tels phénomènes de déstabilisation de flanc. Ainsi, certains volcans en subissent fréquemment et de faible ampleur : par exemple, le volcan de la Soufrière, en Guadeloupe, a connu au moins huit déstabilisations de flanc dans les derniers 10 000 ans. Les avalanches de débris qui en résultent et parfois les explosions dirigées qui y sont associées affectent toujours le flanc Sud du volcan où sont aujourd’hui installées les villes de Saint-Claude et de Basse-Terre. D’autres volcans sont le siège de ces phénomènes de façon moins fréquente, mais plus drastique. Ainsi, certaines déstabilisations mettent en jeu plusieurs dizaines de kilomètres cubes de débris, comme celles qu’a connues la montagne Pelée, en Martinique, et jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres cubes, notamment sur les volcans des Canaries et d’Hawaï. Ce sont ainsi des parties entières ou la quasi-totalité d’un édifice volcanique qui peuvent disparaître rapidement, en quelques minutes ou jours. La déstabilisation de flanc la plus volumineuse a été identifiée sur le volcan Koolau, sur l’île d’Oahu, à Hawaï : il y a environ deux millions d’années, 3 000 à 4 000 kilomètres cubes de débris se sont LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_boudon.xp 16/03/10 14:53 Page 93 LES VOLCANS effondrés dans l’océan Pacifique, recouvrant 23000 kilomètres carrés. Les effets d’événements aussi brutaux se font sentir aussi bien sur le fonctionnement du volcan que sur l’environnement et les êtres vivants. La disparition d’une partie de l’édifice diminue notablement la charge qui pèse sur la chambre magmatique. Des modèles théoriques ont montré que ce phénomène a deux conséquences principales. D’abord, des magmas plus denses atteignent la surface et entraînent de nouvelles éruptions. Ainsi, l’effet de filtre qu’exerçait le volcan avant la déstabilisation est atténué. La quantité de magmas qui remontent augmente, accentuant la production magmatique et l’activité volcanique. L’autre effet important des grandes structures créées par les déstabilisations est l’orientation des écoulements suivants. Le nouvel édifice qui se reconstruit se situe à l’intérieur de la structure et augmente la dissymétrie de l’édifice. Le nouveau volcan, construit sur la discontinuité que représente le plancher de la structure en fer à cheval, est ainsi plus fragile et donc plus enclin à une nouvelle déstabilisation. C’est le cas du volcan Stromboli dans les îles Éoliennes dont les glissements se succèdent et affectent toujours le même flanc. Le dernier glissement sur ce volcan s’est produit en 2002. Sur l’environnement et les êtres vivants, les déstabilisations de grande ampleur ont parfois des effets catastrophiques. L’avalanche de débris ellemême ensevelit sous plusieurs mètres de dépôts des secteurs entiers. Quand, associée à la déstabilisation de flanc, une explosion dirigée latéralement se produit, comme au mont Saint Helens en 1980 ou à la Soufrière en Guadeloupe, il y a environ 3 000 ans, la superficie des surfaces dévastées augmente d’au moins un ordre de grandeur. Enfin quand le volcan est situé près de la mer, la déstabilisation brutale d’un flanc et l’entrée en mer d’une masse importante de matériaux en un laps de temps très court peuvent entraîner un tsunami. Par exemple, en 1883, le tsunami créé par l’effondrement d’une caldeira, lors de l’éruption du Krakatau en Indonésie, a fait 30000 victimes. Autre cas, l’effondrement de la caldeira du Santorin, en mer Égée, suite à une grande éruption en 1650 avant notre ère, conduisit à un violent tsunami qui ravagea les côtes de la Méditerranée orientale et condamna la civilisation minoenne, alors maître de la région. Des simulations de tsunamis ont été effectuées. Par exemple, une déstabilisation de 500 kilomètres cubes du volcan Cumbre Vieja, sur l’île de la Palma, aux Canaries, créerait des vagues qui traverseraient l’océan Atlantique et atteindraient les côtes américaines avec des hauteurs de 10 à 25 mètres. Toutefois, de telles simulations sont exagérées, car DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Tom Treick/epa/Corbis Les effets des déstabilisations elles supposent l’entrée en mer instantanée de la totalité des matériaux. Or une avalanche de débris est un écoulement progressif : ce n’est donc qu’une partie du matériau déstabilisé qui crée la vague. De plus, les glissements peuvent se faire en plusieurs écoulements successifs, ce qui diminue la quantité de matériaux qui entre en mer à un moment donné. Ces scénarios même s’ils sont probables à l’échelle géologique n’auront pas des effets aussi catastrophiques qu’annoncé. Les volcans sont parmi les manifestations les plus spectaculaires de notre planète. Ils vivent, meurent, semblent parfois éteints, peuvent se réactiver… Les connaissances en volcanologie ont beaucoup progressé ces dernières décennies grâce à l’observation et au suivi de plusieurs grandes crises volcaniques. On connaît maintenant mieux leur fonctionnement et leur potentiel éruptif. On a également recensé la plupart des volcans actifs, bien que certains échappent encore à l’inventaire. Deux exemples récents le montrent : aux Philippines, le Pinatubo que l’on croyait éteint a produit en 1991 l’une des plus violentes éruptions des dernières décennies. C’est aussi le cas du volcan Chaitén, au Chili, qui entra en éruption en 2009. Dans la période historique, nous n’avons pas d’exemples d’éruptions gigantesques. C’est l’éruption du Tambora en 1815 qui mit en jeu le plus gros volume de magma. Bien que cette éruption fût catastrophique (elle fit 93000 victimes, principalement dues à la famine qui suivit), elle n’a rien de comparable avec celles des supervolcans de Yellowstone ou de Toba. On imagine difficilement les effets qu’une telle éruption aurait, mais on sait qu’elle aura lieu dans un laps de temps court… à l’échelle des temps géologiques. ■ LE MONT SAINT HELENS, aux États-Unis, est entré en éruption en 1980. L’événement a entraîné une déstabilisation du flanc Nord, laissant place à une structure en forme de fer à cheval de 3 kilomètres de longueur et de 1,5 kilomètre de largeur. livres • P. BOIVIN et al., Volcanologie de la chaîne des Puys, Eds Parc des volcans, 5e édition, 2009. articles • F. CHIOCCI et al., The Stromboli 2002 tsunamigenic submarine slide: characters and failure mechanisms, in J. Geophys. Res., à paraître, 2010. • M. WILLIAMS et al., Environmental impact of the 73 kA Toba super-eruption in South Asia, in Paleogeography, paleoclimatology & paleoecology, vol. 284, pp. 295-314, 2009. • G. BOUDON et al., Volcano flank instability in the Lesser Antilles Arc: diversity of scale, processes, and temporal recurrence, in J. Geophys. Res., vol. 112, B08205, 2007. 93 dossier_67_volcans.xp 16/03/10 15:12 Page 94 Volcans et styles éruptifs par Georges BOUDON P endant longtemps, les volcans ont été classés en quatre types principaux (hawaiien, strombolien, vulcanien et péléen) selon les éruptions observées. Aujourd’hui, on classe les volcans selon leur style éruptif. On regroupe les volcans en deux grandes catégories, ceux à dominante effusive et ceux à dominante explosive. Cette répartition reflète les différentes compositions des magmas émis. Notons qu’un volcan peut connaître au cours de sa vie, voire au cours d’une même éruption, des styles éruptifs distincts. Voyons comment évolue un magma au cours de sa remontée. À quelques kilomètres de profondeur, au niveau d’une chambre magmatique, le magma contient une certaine quantité d’éléments volatils dissous, principalement de l’eau, mais aussi du dioxyde de carbone et du dioxyde de soufre, ainsi que des éléments halogènes (fluor, chlore, brome, iode). Quand une partie des éléments volatils dissous atteint son seuil de solubilité, ils s'exsolvent, formant ainsi des bulles. Celles-ci, en allégeant le magma, favorisent sa montée vers la surface. La diminution de pression au cours de la remontée du magma entraîne une augmentation progressive du volume de gaz (les bulles sont de plus en plus nombreuses et grosses) et de la vitesse d’ascension du magma. Styles strombolien et hawaiien © Robert Madden, National Geographic Society 2004 © Bookwight Un magma pauvre en silice et de faible viscosité est dit peu différencié : c'est un magma basique qui est fluide, tel par exemple le basalte. Les bulles de gaz formées se déplacent facilement dans le liquide magmatique et peuvent avoir une vitesse supérieure à ce dernier. Le dégazage se fait aisément et les bulles de gaz formées, de plus en plus grosses suite à la décompression et par coalescence, éclatent en surface de façon intermittente. Dans ce cas, les explosions sont nombreuses, mais de faible intensité, et on parle de style éruptif Piton de la Fournaise Kilauea « strombolien ». Quand la quantité de gaz est très importante, un dégazage continu conduit à la formation de fontaines de lave : c’est le style éruptif «hawaiien». Dans ces deux cas, le magma qui arrive à la surface est très dégazé et s'épanche donnant ainsi des coulées de lave. Ces styles éruptifs caractérisent principalement les volcans impliquant des magmas basiques, comme les volcans de point chaud, tels ceux d'Hawaii (à gauche) et celui de la Réunion (ci-dessus). Un magma différencié s’est enrichi en silice et est devenu plus visqueux qu'un basalte. Il contient aussi une plus grande quantité d'éléments volatils dissous dans le liquide (ils n’entrent pratiquement pas dans la composition des phases minérales qui cristallisent dans le réservoir). Par exemple, certains magmas recèlent jusqu’à cinq à six pour cent d’eau dissoute, voire parfois plus. L’exsolution des éléments volatils et la formation des bulles s’effectuent de la même façon que pour les basaltes, mais du fait de la plus grande viscosité du magma, les bulles de gaz y restent piégées: leur vitesse d'ascension est alors identique à celle du liquide magmatique. Près de la surface, la quantité de bulles fait du magma une sorte de mousse instable qui se fragmente. Ce phénomène se produit à quelques centaines de mètres sous la surface, entraînant la projection verticale d’un mélange de gaz et de liquide magmatique visqueux en une colonne éruptive. Quand la quantité de magma mise en jeu est faible (quelques millions de mètres cubes), la colonne éruptive n'est pas soutenue et ne s'élève pas à une très grande altitude (quelques milliers de Mont Saint Helens mètres): c'est le style éruptif «vulcanien». En revanche, lorsque des volumes importants de magma sont disponibles (plusieurs kilomètres cubes à plusieurs milliers de kilomètres cubes), la colonne éruptive est alimentée en continu pendant plusieurs heures à plusieurs dizaines d'heures et devient une colonne ascendante convective qui peut atteindre plusieurs dizaines de kilomètres d'altitude, maintenant en suspension une quantité importante de ponces et surtout de cendres. Ce sont les éruptions de style «plinien» dont les plus volumineuses se produisent sur les supervolcans. 94 © Gary Braasch/CORBIS Styles volcanien et plinien LA TERRE À CŒUR OUVERT ©POUR LA SCIENCE dossier_67_volcans.xp 16/03/10 15:12 Page 95 EN IMAGES Édification de dôme et style péléen Lorsqu’au cours de la montée d'un magma différencié, une partie des gaz peut s'échapper du liquide magmatique, par exemple au travers de parois de conduits d’alimentation perméables, un magma dégazé qui a donc perdu une grande partie de sa potentialité explosive arrive en surface. En effet, après la perte de gaz, les bulles formées s'affaissent et le magma devient plus dense. De plus, le dégazage favorise la microcristallisation du liquide magmatique qui, dès lors, devient encore plus visqueux: sa vitesse d'ascension diminue alors. Lorsqu'il arrive à la surface, le magma dégazé édifie un dôme de lave dont la morphologie dépend directement de la viscosité du magma. Toutefois certains dômes de lave, partiellement dégazés, restent dangereux, car de violentes explosions superficielles et latéralement dirigées peuvent se produire au niveau du dôme en cours de croissance. On parle alors de style éruptif « péléen ». Ce fut le cas de la montagne Pelée, lors des premières phases de l'éruption de 1902. © G. Boudon © A. Lacroix La ville de Saint-Pierre détruite Montagne Pelée Éruption de 1902 © NASA © G. Boudon 11 octobre 2009 © Barry Voight, Penn State Succession de styles Soufrière-Hills, Montserrat, le 28 novembre 2009 Les styles éruptifs plinien, vulcanien, à mise en place de dômes de lave, péléen peuvent se produire sur la plupart des volcans dont les magmas émis sont différenciés. Des éruptions pliniennes ont également été recensées sur des volcans dont les magmas émis sont pourtant basaltiques. D’autres styles éruptifs existent encore, par exemple ceux qui résultent des interactions des magmas ascendants et de l’eau superficielle : ils sont très explosifs. Enfin au cours d’une même éruption, plusieurs styles éruptifs peuvent se succéder. Ainsi, l’éruption en cours de la SoufrièreHills de Montserrat, dans les petites Antilles, a connu depuis 1995, pratiquement tous les styles éruptifs possibles pour des magmas différenciés. La dernière éruption, le 11 février 2010, a émis des cendres jusqu’en Guadeloupe, 100 kilomètres au Sud-Est. 95 dossier_67_richet.xp 16/03/10 15:23 Page 96 Fondamental Sous-thème Pascal RICHET La viscosité des laves: de l’atome au volcan La fluidité des magmas influe sur le type d’éruptions volcaniques et sur les ravages qu’elles causent. C’est donc un paramètre essentiel sur lequel se penchent les géophysiciens afin d’en élucider les ressorts. Pascal RICHET travaille à l’Institut de physique du globe de Paris. L’ESSENTIEL ➥ Une lave fluide s’écoule le long des flancs du volcan. En revanche, une lave plus visqueuse conduit à des nuées ardentes et à des jets de pierres ponces. ➥ La viscosité des laves, quand elles sont homogènes, dépend de plusieurs paramètres, notamment de la proportion en silicates et de la température. ➥ La présence de bulles de gaz ou de cristaux influe également sur la fluidité des magmas. 96 L e lundi 4 janvier 2010, les flancs du piton de la Fournaise, sur l’île de la Réunion, furent autorisés aux visiteurs, deux jours après le début d’une éruption qui dura jusqu’au 12 janvier. La réouverture du site fut un succès et le volcan fut pris d’assaut par des curieux. Ils voulaient assister à l’une des manifestations du volcanisme les plus paisibles : des flots de laves jaillissant en fontaine ou s’écoulant d’un petit cône de scories (voir la figure page ci-contre). Ce spectacle est une attraction prisée, surtout la nuit. Cependant, dans d’autres cas, le volcanisme est moins tranquille et il fait parfois l’objet de craintes révérencielles, voire de terreur. Les exemples, anciens ou récents, sont de sinistre mémoire, que ce soit les ponces (des pierres poreuses) du Vésuve ensevelissant Pompéi et Herculanum en l’an 79, ou les nuées ardentes de la montagne Pelée (voir la figure page ci-contre) ruinant instantanément la ville de Saint-Pierre en 1902. Avec les progrès de la volcanologie, des traces de phénomènes incomparablement plus violents ont été détectées en divers endroits du monde, par exemple dans le Nevada, aux États-Unis (voir Les ravages des supervolcans, par I. Bindeman, page 104), révélant des explosions qui mirent parfois en jeu 1000 kilomètres cubes de lave! Comment expliquer la diversité des modes d’éruption ? L’un des éléments pour comprendre est la propension, plus ou moins forte, des laves à s’écouler. En effet, de ce paramètre – la viscosité (voir l’encadré page 98) – dépend la libération par les laves des gaz qui y étaient dissous en profondeur. Quand la pression de confinement diminue lors de l’ascension du magma, ces gaz tendent à s’en échapper pour former des bulles. On distingue deux cas limites selon la viscosité du magma. Quand celle-ci est faible, les bulles de gaz s’échappent rapidement et entraînent le magma jusqu’au point de sortie, à la manière de bulles de dioxyde de carbone expulsant le champagne d’une bouteille : la lave s’écoule ensuite sur les flancs du volcan en parcourant des distances qui, toutes choses égales par ailleurs, sont d’autant plus longues que la viscosité est faible. C’est notamment le cas du piton de la Fournaise. À l’inverse, les laves très visqueuses s’opposent à l’expansion des bulles qui se forment en leur sein avant de céder sous leur poussée. Dans un flux gazeux parfois violent, les fragments de lave ainsi créés sont alors accélérés soit dans le conduit volcanique sous forme de ponces (le Vésuve au début de notre ère), soit à l’air libre sous forme de nuées ardentes (la montagne Pelée au début du XXe siècle). Types d’écoulements et morphologie des volcans Ces modes d’écoulement de laves se reflètent parfois dans la morphologie des volcans. Pour ne citer que les deux principales familles de laves, des magmas basaltiques, très fluides, conduisent à la formation d’un édifice, nommé bouclier, aux pentes douces, telle l’île Amsterdam, une des Terres australes et antarctiques françaises, dans le sud de l’océan Indien (voir la figure page 99, en haut). En revanche, les magmas andésitiques, beaucoup plus visqueux, créent des édifices aux pentes abruptes et marqués par la présence de dômes construits par intumescence d’une lave très pâteuse à son point de sortie. La Soufrière, à la Guadeloupe, est un volcan de ce type. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_richet.xp 16/03/10 15:23 Page 97 DE LA VISCOSITÉ DES LAVES dépend la nature des éruptions. L’écoulement de laves basaltiques, très fluides, ici au piton de la Fournaise, sur l’île de la Réunion, est un spectacle que l’on peut apprécier sans risque (ci-dessus). En revanche, quand le magma est plus visqueux – c’est le cas des laves andésitiques – l’éruption se traduit par une nuée ardente dévastatrice, formée de gaz très chauds et de fragments de lave. En 1930, un tel aérosol s’est élevé de la montagne Pelée (à la Martinique) à plus d’un kilomètre d’altitude et a dévalé les pentes à des vitesses de plusieurs centaines de kilomètres par heure (ci-contre). DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE F. Perret N. Villeneuve LES VOLCANS 97 16/03/10 Page 98 11 Éruption LA VISCOSITÉ DES LAVES dépend de leur composition et de leur température. Le basalte, l’andésite et la rhyolite se distinguent par leur teneur en silice, respectivement égale à 50, 58 et plus de 70 pour cent, ces valeurs variant de 10 pour cent environ dans chaque type. Les flèches indiquent l’état des magmas lors d’une éruption. 15:23 Logarithme de la viscosité (en pascals seconde) dossier_67_richet.xp 9 7 Rhyolite 5 Andésite 3 Basalte Éruption 1 800 1 000 1 200 Température (en degrés) 1 400 LA VISCOSITÉ a résistance à l’écoulement d’un fluide résulte de sa cohésion : comme le notait Isaac Newton, elle « doit être, toutes choses égales par ailleurs, proportionnelle à la vitesse avec laquelle les parties de ce fluide peuvent être séparées les unes des autres ». L y Vitesse V d Contrainte de cisaillement yx v = y V/d Surface fixe Pour un fluide d’épaisseur d et reposant sur un support fixe et soumis à sa surface supérieure à une contrainte de cisaillement yx, la viscosité est définie par = yx/(␦e/␦t), où e est la déformation ⌬l/l subie par le liquide de longueur l. Cette viscosité est newtonienne quand elle ne dépend ni de la contrainte yx ni de la vitesse de déformation ␦e/␦t de l’échantillon : elle n’est alors fonction que de la température. C’est le cas des silicates fondus homogènes. En revanche, les magmas charriant des bulles ou des cristaux en proportion importante sont non newtoniens: la viscosité dépend de la contrainte exercée. Le sang, la peinture acrylique et même le ketchup sont des fluides non newtoniens ! Pour connaître leur rhéologie, on doit alors déterminer comment leur viscosité dépend de la contrainte exercée. Ayant la dimension du produit d’une pression par un temps, une viscosité s’exprime en pascals par seconde. Ainsi, l’eau à température ambiante a une viscosité de 10—3 pascal seconde, la glycérine de 102 pascals par seconde et un miel épais de 105 pascals par seconde. Notons qu’en physique, on distingue deux types de viscosités : la viscosité cinématique (, en mètres carrés par seconde) et la viscosité dynamique (, en pascals par seconde). On passe de l’une à l’autre par la formule = /, où est la masse volumique. 98 L’écoulement des magmas est ainsi un problème important en sciences de la Terre, et il l’est d’autant plus qu’il concerne aussi le long chemin parcouru par les roches du manteau depuis leur formation à grande profondeur par fusion partielle. Notons que cette science de l’écoulement – la rhéologie – a un nom particulièrement approprié pour la volcanologie, car ce fut le mot rhuax (liquide en grec ancien) que Platon employa pour désigner les laves dans son Phédon, un des plus anciens ouvrages où celles-ci sont mentionnées. Viscosité et mécanismes d’écoulement Toutefois, pour les magmas, la détermination de lois rhéologiques est compliquée par le fait que les facteurs à prendre en compte sont non seulement la température et la composition chimique, mais aussi la pression et la présence de bulles et de cristaux. Avant de décrire l’effet de ces derniers paramètres, intéressons-nous aux liquides homogènes. En effet, nous verrons que l’élucidation des mécanismes d’écoulement à l’échelle atomique éclaire, d’un point de vue fondamental, comment la structure d’un magma gouverne à la fois les modes d’éruption et la morphologie d’un volcan. En première approximation, l’effet de la pression sur la viscosité peut être négligé, car il est très inférieur à ceux de la température et de la composition. Avec la température, les viscosités varient de plus de dix ordres de grandeur de sorte qu’elles doivent être représentées sous une forme logarithmique (voir la figure ci-contre, en haut). Quant à la composition, le facteur dominant est la proportion en silice (SiO2), présente sous la forme ionique, l’ion silicate SiO44–, qui varie de 50 pour cent environ dans les laves basaltiques à 58 pour cent dans les andésites et est supérieure à 70 pour cent dans les laves les plus visqueuses, les rhyolites. À une température donnée, les viscosités de ces laves varient de quatre à cinq ordres de grandeur, mais ces différences sont notablement amplifiées, car les températures du magma éjecté lors d’une éruption varient : 1 150 degrés pour les basaltes et 900 degrés pour les andésites et les rhyolites. Précisons que ces dernières températures, plus basses, résultent d’une remontée plus lente des laves en raison de viscosités supérieures. On comprend dès lors que les magmas andésitiques, un million de fois plus visqueux que les basaltiques, conduisent lors d’éruptions à des nuées ardentes plutôt qu’à des torrents de lave ! Quelle est l’origine microscopique de ces différences ? La viscosité étant une mesure de la mobilité atomique dans un liquide, les variations LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_richet.xp 16/03/10 15:23 Page 99 LES VOLCANS b J.-Y. Cottin S. Bès de Berc/BRGM-im@gé a DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 14 12 10 8 6 730 °C 4 980 °C 2 1 430 °C 0 0 1 2 3 4 Proportion d’eau (en pour cent) 5 6 L’EFFET DE L’EAU DISSOUTE sur la viscosité d’un magma, ici andésitique, est notablement plus important à basse qu’à haute température. Plus la proportion en eau est élevée et plus la structure des silicates est dépolymérisée, fluidifiant le magma. Lejeune et Richet Toutefois, cet effet de taille est trompeur, car la structure des silicates fondus n’est pas statique, mais dynamique : les liaisons chimiques entre les différents cations qui constituent le magma et les atomes d’oxygène ont des durées de vie très brèves. L’écoulement visqueux n’est donc pas gouverné par le glissement, les unes par rapport aux autres, d’entités atomiques de taille et de forme différentes. Il l’est par la façon dont ces différentes entités échangent leurs liaisons en s’interpénétrant mutuellement, via la formation de complexes activés, lors du mouvement d’ensemble du liquide (voir la figure page 100). Dans ces échanges, le rôle primordial est joué par les liaisons fortes entre les atomes de silicium et ceux d’oxygène. De fait, des expériences de résonance magnétique nucléaire ont mis en évidence que les taux de réarrangements de ces liaisons suivaient les mêmes lois d’échelle que la viscosité. Cette fréquence d’échange de liaisons entre atomes de silicium et d’oxygène dépend de deux facteurs de nature différente. Le premier représente l’énergie qui préside à la formation des complexes activés. Or celle-ci est déterminée par toutes les liaisons entre atomes, et non par les seules liaisons silicium-oxygène, parce que tous les atomes participent au processus soit en formant le complexe activé, soit en s’en écartant. La valeur de cette énergie est quasi indépendante de la température, mais elle augmente avec les Logarithme de la viscosité (en pascals par seconde) La viscosité, un révélateur des changements de liaisons LA FORME D’UN VOLCAN trahit les modes d’écoulements des laves et donc leur viscosité. Les pentes douces du volcan de l’île Amsterdam (a) ont été édifiées par des laves basaltiques fluides. Les laves andésitiques, plus visqueuses, ont forgé le dôme escarpé de la Soufrière, en Guadeloupe (b). Viscosité (en pascals seconde) extrêmes décrites indiquent que cette mobilité varie notablement avec la composition chimique. La tentation est grande d’attribuer de telles variations de mobilité à la fragmentation de la structure qui se produit quand la proportion en silice diminue (voir l’encadré page 100), puisque des petits éléments s’écoulent mieux que des gros. 1012 Polycristal 1010 Liquide homogène 108 106 0 40 60 Proportion en cristaux (en pour cent) 100 LA QUANTITÉ DE CRISTAUX influe sur la rhéologie des magmas. Au-delà d'une fraction volumique de cristaux de 40 pour cent environ, le liquide devient non newtonien et la viscosité augmente brusquement. 99 dossier_67_richet.xp 16/03/10 15:23 Page 100 DÉPOLYMÉRISATION a trame des silicates constituant un magma est fragmentée par les oxydes de cations métalliques ; on parle de dépolymérisation. En première approximation, on suppose que les liaisons entre les différents cations et les oxygènes sont essentiellement ioniques : elles sont plus fortes quand les cations sont petits et fortement chargés. Ainsi, le silicium se lie à l’oxygène beaucoup plus fortement que le sodium en raison de sa charge nominale supérieure (Si4+ et Na+) et de son rayon ionique notablement inférieur (0,34 angström pour le silicium, 1,2 pour le sodium). Pour la même raison, les alcalinoterreux — magnésium (Mg2+), calcium (Ca2+) — se lient plus fortement que les alcalins (sodium, potassium…). On peut ainsi décrire la structure des silicates fondus en termes de réseaux désordonnés de tétraèdres SiO4 où s’insèrent les autres cations. Dans la silice pure, les tétraèdres SiO4 forment un réseau tridimensionnel continu où les oxygènes sont tous pontants, car ils lient deux tétraèdres SiO4 différents (à gauche). Quand on ajoute des oxydes alcalins ou alcalinoterreux, le réseau silicaté est progressivement fragmenté : chaque fois qu’un groupe Na2O est par exemple ajouté, un atome d’oxygène pontant disparaît et fait place à deux oxygènes non pontants auxquels se lient les deux cations Na+ introduits (à droite). Cette diminution de la taille des entités structurales quand la teneur en SiO2 décroît conduit à une diminution de la viscosité des laves. L forces moyennes de liaisons propres à chaque silicate. Par exemple, cette valeur pour les silicates alcalino-terreux est supérieure à celle des silicates alcalins. Le second paramètre, d’origine stérique, correspond à la façon dont les diverses entités structurales s’assemblent pour former des complexes activés. On peut identifier ce paramètre à l’entropie de configuration, la mesure thermodynamique du désordre atomique qui est caractéristique d’un liquide et croît continûment quand la température augmente. Les variations de viscosité avec la température sont donc dues à ce second facteur, une conclusion confirmée par l’accord quantitatif des mesures avec le calcul des viscosités à partir des entropies de configuration déterminées par des méthodes calorimétriques. Des liens profonds entre rhéologie, thermodynamique et structure des silicates fondus sont de la sorte mis en évidence. L’effet des gaz dissous sur la viscosité o o Na Si o o o Si o o o o o o Si o o Si Na o o a Ions Ions SiliciumSilicium (Si4+) (S Sodium Sodium (Na+) (N OxygèneOxygène (O2–) ( b Farnan et Stebbins c 100 Complexe activé Grâce à un double effort de mesures expérimentales et de modélisations, la viscosité des liquides homogènes anhydres est aujourd’hui bien connue en fonction de la température et de la composition. Le rôle des gaz dissous, à commencer par l’eau, l’est moins à cause de difficultés expérimentales. On peut néanmoins distinguer deux effets : l’effet chimique dû à la variation de composition chimique du magma résultant de la formation de bulles de gaz, celui-ci n’étant donc plus dissous, et l’effet physique causé par la présence de bulles de gaz. Pour l’eau, le premier effet est d’autant plus important que la température est basse (voir la figure page 99, au centre) et que le magma est riche en silice. Plus le magma est riche en eau dissoute, moins il est visqueux. La raison en est que l’eau, à l’instar des oxydes alcalins, fragmente la trame L’ÉTAPE ÉLÉMENTAIRE DE L’ÉCOULEMENT VISQUEUX d’un silicate fondu sous l’effet d’une contrainte de cisaillement consiste en un échange de liaison entre des tétraèdres SiO44—. En (a) un groupe, contenant un atome d’oxygène non pontant (en bleu) et son ion sodium Na+ associé, s’approche de l’atome d’oxygène pontant (en vert) d’un autre groupe tétraèdre. En (b) les deux entités se sont regroupées pour former un complexe activé, le sodium s’étant écarté. En (c), le complexe activé s’est décomposé en deux nouvelles entités au sein desquelles les deux atomes d’oxygène précédents (en bleu et en vert) ont échangé leurs rôles. La fréquence d’échange de ces liaisons dépend de deux facteurs distincts. D’abord, l’énergie mise en jeu pour former le complexe activé, qui est déterminée par l’ensemble des forces de liaisons, et non par seulement celle des liaisons entre atomes de silicium et d’oxygène. Ensuite, un facteur configurationnel qui reflète la facilité qu’ont des entités différentes à s’approcher, puis à s’assembler pour former le complexe activé. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_richet.xp 16/03/10 15:23 Page 101 LES VOLCANS b A.-M. Lejeune A.-M. Lejeune a silicatée et rend donc plus aisée la formation des complexes activés. Aux températures d’éruption des laves andésitiques, le dégazage s’accompagne d’une augmentation de viscosité de deux à trois ordres de grandeur et renforce donc la nature explosive de l’éruption. L’effet physique des bulles est inverse, car les bulles n’offrent quasiment aucune résistance aux contraintes mécaniques (voir la figure ci-dessus). Cependant, cet effet est plus faible en valeur absolue, car une fraction volumique de bulles de 50 pour cent diminue la viscosité de seulement 75 pour cent. De l’effet des cristaux sur la viscosité La cristallisation partielle des magmas lors de leur remontée et de leur refroidissement à la surface entraîne elle aussi deux effets, l’un chimique et l’autre physique. Les cristaux qui précipitent ont une composition différente de celle du magma. Quand on connaît leur nature et leur proportion, cet effet chimique peut être pris en compte via les modèles de prédiction de viscosité en fonction de la température et de la composition. L’effet physique dû à la présence d’inclusions solides (en pratique non déformables) dans le magma, est plus difficile à prendre en compte, car il dépend non seulement de la fraction volumique des cristaux, mais aussi de leur forme et de la distribution de leur taille. Cependant, le cas le plus simple de cristaux sphériques de taille uniforme représente un bon point de départ (voir la figure page 99, en bas). Il révèle comment les particules solides « arment » le liquide en entraînant d’abord de notables augmentations de viscosité. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE Lorsque les cristaux occupent plus de 40 pour cent du volume, le liquide devient non newtonien, c’est-à-dire que la viscosité varie avec la contrainte exercée. Le sang, la peinture acrylique et même le ketchup sont des fluides non newtoniens ! Enfin, la viscosité augmente de nombreux ordres de grandeur quand les inclusions forment un réseau continu dans le liquide : le seuil de percolation est atteint et le réseau cristallin traverse toute l’épaisseur du magma. En pratique, un écoulement devient donc impossible bien avant que la cristallisation ne soit complète. Ces diverses lois rhéologiques ont de nombreuses applications qui ne sont pas toutes cantonnées aux sciences de la Terre, puisque l’écoulement de liquides hétérogènes est un problème qui est aussi de grande importance industrielle (alimentation, métallurgie, etc.). Néanmoins, les applications pétrologiques sont les plus nombreuses, soit à petite échelle comme celles d’une chambre magmatique en fonctionnement ou d’un dôme en croissance, soit à grande échelle comme celles du manteau d’où s’extraient les magmas. Ces lois aident en outre à comprendre pourquoi les styles d’éruption d’un même volcan peuvent changer dans le temps, comme à la Soufrière-Hills de Montserrat, dans les petites Antilles où alternent des éruptions à ponces et à nuées ardentes (voir Volcans et styles éruptifs, par G. Boudon, page 94). Bien que des progrès restent encore à faire pour traiter quantitativement l’écoulement de laves dans toute leur diversité, les liens qui ont déjà été établis entre les propriétés atomiques et les phénomènes magmatiques illustrent spectaculairement les avancées faites pendant les deux dernières décennies. ■ DANS CERTAINS MAGMAS, la viscosité est modifiée par la présence de bulles de gaz (a, elles représentent trois pour cent du volume et sont aplaties sous l’effet d’une contrainte uniaxiale) ou de cristaux en suspension (b, ils correspondent ici à 45 pour cent du volume). livres • P. RICHET, J.-Y. COTTIN, J. DYON, R. MAURY et N. VILLENEUVE, Guide des volcans d’Outre-mer, Belin, 2007. articles • H. M. GONNERMANN et M. MANGA, The fluid dynamics inside a volcano, in Ann. Rev. Earth Planet. Sci., vol. 39, pp. 321-356, 2007. • A.M. LEJEUNE, Y. BOTTINGA, T. TRULL et P. RICHET, Rheology of bubble-bearing magmas, in Earth Planet Sci. Lett., vol. 166, pp. 71-84, 1999. • A.M. LEJEUNE et P. RICHET, Rheology of crystal-bearing silicate melts : an experimental study at high viscosities, in J. Geophys. Res., vol. 100, pp. 4215-4229, 1995. • I. FARNAN et J.F. STEBBINS, The nature of the glass transition in a silica-rich oxide melt, in Science, vol. 265, pp. 1206-1209, 1994. 101 dossier_67_etna.xp 16/03/10 15:27 Page 102 La métamorphose de l’Etna © 2001 Thalia D. Naidu Lors de la plupart de ses éruptions, l’Etna provoque des coulées de lave spectaculaires, mais inoffensives. Toutefois, il semble se muer lentement en un volcan explosif. C’est d’autant plus inquiétant que , l’une des plus grandes villes de Sicile, s’étend à ses pieds. b United States Geological Survey a Pinatubo, Philippines, 12 juin 1991 Mauna Loa, Hawaii Aci Castello (520 000 ans) Monts Ibléens ou moins profonde, qui percent la croûte terrestre. Les volcans du deuxième type sont les plus dangereux, car leurs éruptions sont violemment explosives (a) ; on l’explique par les grandes quantités de gaz qui se sont dissous dans leur magma lorsque la plaque océanique a plongé sous la plaque continentale et s’est déshydratée. Les volcans des autres types répandent des coulées de laves moins dévastatrices (b). L’Etna passerait du type volcan de point chaud à celui de type explosif. Mt. Maletto (7 000 ans) Cratère Sud-Est (1999) Île Vulcano T. Braun/NASA Earth Observatory P. Schiano, R. Clocchiatti, L. Ottolini et T. Busà/T. Braun Selon leur emplacement sur les plaques tectoniques, les vulcanologues classent les volcans en trois grandes catégories : les volcans fissuraux, les volcans de subduction et les volcans de point chaud. Les premiers sont dus à l’écartement des plaques au niveau des dorsales océaniques, les deuxièmes à la collision de deux plaques (menant le plus souvent à la subduction d’une plaque océanique sous une plaque continentale) et les troisièmes à des panaches de matériaux mantelliques, d’origine plus Stromboli Îles éoliennes (Vulcano…) N MICROPLAQUE TYRRHÉNIENNE Messine Tom Pfeiffer Ytterbium Yttrium Erbium Dysprosium Titane Gadolinium Europium Samarium Zirconium Néodyme Strontium Niobium Cérium Lanthane Baryum Rubidium Potassium Césium Palerme Les plus anciens magmas de l’Etna (en orange) ont une composition semblable à ceux des monts Ibléens (en jaune), des volcans de point chaud aujourd’hui éteints. En revanche, les magmas plus récents (en bleu et en rouge) ressemblent plutôt à ceux du Vulcano (en marron), un volcan explosif résultant de la subduction de la microplaque ionienne sous la microplaque tyrrhénienne. Le changement de type de magma trahit la transition de l’Etna. 102 Etna SICILE Lim ite d et d e la plaque européenne e la p laque afri cai n e PLAQUE AFRICAINE Catane Monts Ibléens MICROPLAQUE IONIENNE 50 km LA TERRE À CŒUR OUVERT ©POUR LA SCIENCE dossier_67_etna.xp 16/03/10 15:27 Page 103 EN IMAGES NASA Earth Observatory À l’été 2001, L’Etna a connu une violente éruption explosive, émettant une impressionnante colonne de cendres de plus de cinq kilomètres de hauteur (ici photographiée depuis la Station spatiale internationale). Bien que rares, de telles éruptions se sont produites plusieurs fois depuis quelques dizaines de milliers d’années, notamment en 122 avant notre ère et il y a 15 000 ans. Elles menacent une région qui compte un million d’habitants. L’évolution vers un volcanisme explosif est toutefois très lente, et les éruptions qui ont suivi celle de 2001 n’ont pas été aussi dangereuses… Sud-Est Microplaque ionienne DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / ©POUR LA SCIENCE ue laq ue p q cro ati Mi adri Îles éoliennes Etna P afr laqu ica e ine Microplaque tyrrhénienne Subduction de la microplaque ionienne Remontée de magma mantellique Z. Girtzman et A. Nur Le caractère « hybride » de l’Etna résulte de sa situation géologique complexe. Situé à la frontière des plaques européennes et africaines (elles-mêmes divisées en microplaques au niveau de la Méditerranée), il est à la fois proche de la zone de subduction ionienne et au-dessus d’une remontée de magma mantellique. Dès lors, ses éruptions sont un mélange de volcanisme de point chaud et de volcanisme de subduction, plus explosif. L’évolution vers le deuxième type provient soit de failles qui acheminent le magma depuis la zone de subduction, soit d’une migration de cette zone vers l’Etna. 103 dossier_67_bindeman.xp 16/03/10 15:31 Page 104 Les ravages des supervolcans Ilya BINDEMAN est professeur de géochimie à l’Université de l’Oregon, aux États-Unis. L’ESSENTIEL ➥ On connaît quatre régions dans le monde qui abritent les vestiges de volcans plusieurs milliers de fois plus grands que ceux en activité aujourd’hui. ➥ L’analyse cristallographique des roches magmatiques a précisé le scénario de leurs éruptions, marquées par l’effondrement de la surface terrestre dans une chambre magmatique géante. Julia Green ➥ Outre une destruction immédiate due à la libération de cendres brûlantes, ces éruptions ont plongé la Terre dans des « hivers volcaniques » de plusieurs années et endommagé la couche d’ozone, du fait des gaz émis. 104 LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_bindeman.xp 16/03/10 15:31 Page 105 Tous les 100 000 ans, en moyenne, des éruptions colossales dévastent tout sur des milliers de kilomètres à la ronde. De nouveaux indices minéralogiques aident les géologues à comprendre et à prévoir ces catastrophes. E nfouis sous la Californie et le Wyoming, deux volcans en hibernation, dont le Yellowstone, sous le parc du même nom, pourraient un jour se réveiller avec une fureur difficile à imaginer. S’ils entraient en activité, ils enseveliraient sans doute la moitié Ouest des États-Unis sous une couche de cendres de deux mètres d’épaisseur en quelques heures. Cela s’est déjà produit au moins à quatre reprises lors des deux derniers millions d’années. Ces volcans dévastateurs sont nommés supervolcans. L’éruption d’un supervolcan libère une énergie de l’ordre de un milliard de tonnes de TNT, l’équivalent de celle dégagée par l’impact d’un astéroïde de plus de 300 mètres de diamètre sur la Terre… et elle survient plus souvent. Une telle explosion est potentiellement l’une des catastrophes naturelles les plus dangereuses pour l’humanité ! Outre une destruction immédiate due à la libération de cendres brûlantes, les supervolcans perturbent notablement le climat global durant des années à cause des gaz qu’ils émettent. Les géologues aimeraient comprendre ce qui déclenche l’explosion des supervolcans, pouvoir prédire leur réveil et évaluer les conséquences d’un tel événement. L’analyse de cristaux microscopiques dans les dépôts de cendres d’anciennes éruptions a fourni récemment des éléments de réponse. Associés à une amélioration de la surveillance des sites cataclysmiques possibles, ces nouveaux indices confortent l’idée que nous pourrons bientôt repérer les signes précurseurs d’une prochaine grande éruption. Ainsi, en 2009, l’équipe de Robert Smith, de l’Université de l’Utah, à Salt Lake City, a cartographié en détail la chambre magmatique sise sous la caldeira de Yellowstone, aux États-Unis (voir la figure page 107). Des travaux révèlent aussi qu’à cause des rejets dans l’atmosphère, les mois qui suivraient une superéruption seraient plus critiques qu’on ne le supposait avant. La plupart des volcanologues s’accordent sur le fait que nous, humains du XXIe siècle, avons peu de chances de connaître l’explosion d’un supervolcan. Toutefois, notons que les grandes éruptions de Yellowstone se produisaient en moyenne tous les 600 000 ans. Or la dernière, qui a mis en mouvement environ 1 000 kilomètres cubes de débris, a eu lieu il y a 640 000 ans… De plus, on a récemment détecté des signes qui pourraient être interprétés comme des précurseurs d’un nouvel événement. L’une des premières découvertes des géologues, à la fin du XIXe siècle, fut celle de gigantesques L’EXPLOSION D’UN SUPERVOLCAN entraîne la formation d’un gigantesque anneau de cheminées éruptives qui vomissent des nuages de gaz et de cendres brûlants dévastant le paysage sur des dizaines de kilomètres à la ronde. DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 105 dossier_67_bindeman.xp 16/03/10 15:31 Page 106 vallées circulaires – de 30 à 60 kilomètres de diamètre et de plusieurs kilomètres de profondeur – ressemblant en tout point aux caldeiras en forme de bol qui surmontent de nombreux volcans. Les caldeiras se forment lorsque la chambre magmatique située sous un volcan se vide et entraîne l’effondrement du sol en surface (voir Grandeur et décadence d’un volcan, par G. Boudon, page 88). Ayant remarqué que ces vallées en forme de caldeiras sont souvent situées près de certains des plus grands dépôts de roches volcaniques formés d’un seul jet, les géologues en ont conclu qu’il s’agissait des vestiges de volcans plusieurs milliers de fois plus grands qu’un volcan actuel. Les dimensions de ces caldeiras et le volume estimé de matériau rejeté indiquent également que les chambres magmatiques situées en profondeur devaient être énormes. Supercycles es vastes chambres de magma en fusion qui alimentent les supervolcans se forment au-dessus de points chauds (des panaches de roches qui remontent des profondeurs de la Terre), et au-dessus de zones de subduction (régions où une plaque tectonique glisse sous une autre). Dans les L deux cas, les supervolcans évoluent selon un cycle éruptif qui est peut-être plus prévisible qu’on ne le pensait autrefois. Voici les quatre grandes étapes de ce cycle qui commence par la formation de la chambre magmatique, représenté ici dans le cas d’une zone de subduction. Cheminée explosive Chambre magmatique supérieure Fractures Plaque tectonique plongeante Croûte continentale Remontée de magma Chambre magmatique inférieure 1. LA CHALEUR DÉGAGÉE par la descente de la plaque océanique fait fondre la roche du manteau, créant une remontée de magma qui vient s’accumuler à la base de la croûte continentale. Cette chambre magmatique inférieure fait fondre les parties de la croûte continentale dont le point de fusion est le moins élevé, créant ainsi une chambre supérieure. Une partie du magma remonte le long de conduits verticaux reliant les deux chambres. Écoulements pyroclastiques Magma sous haute pression 2. LE VOLUME DE LA CHAMBRE MAGMATIQUE SUPÉRIEURE augmentant, le sol qui la surplombe gonfle et se fissure. Le magma, plus riche en silice et moins chaud que celui du manteau, est très résistant à l’écoulement, si bien que l’eau et les gaz peinent à s’échapper. Ainsi, lorsqu’un bouchon de ce magma visqueux atteint la surface par une faille verticale, le matériau sous pression explose violemment plutôt que de s’écouler lentement. Dôme Bord de la caldeira Jen Christiansen Nouvelle couche de cendre Effondrement du plancher 3. DE NOUVELLES CHEMINÉES EXPLOSIVES apparaissent et se rejoignent le long d’un anneau aussi large que la chambre magmatique. La surface terrestre, contrainte et privée de soutènement, finit par se fragmenter et plonger dans la chambre. Une masse énorme de magma est alors brutalement éjectée par le bord de l’anneau. La libération soudaine de ce magma entraîne la création d’immenses nuages de cendres, de gaz et de roches brûlants (les écoulements pyroclastiques), qui dévastent la région environnante. 106 Écoulement de lave 4. APRÈS L’ÉRUPTION, une dépression en forme de cratère, la caldeira, se forme au-dessus de la chambre magmatique partiellement vidée. Avec le temps, le sol effondré dans la chambre fond par-dessous, créant une masse de magma plus modeste qui, associée à d’autres forces, fait s’élever un dôme au centre de la caldeira. Avant que cette masse n’enfle suffisamment pour alimenter une nouvelle superéruption, de la lave peut s’écouler calmement et par intermittence. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_bindeman.xp 16/03/10 15:31 Page 107 LES VOLCANS DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 0 R. Smith Nor d Profondeur (en kilomètres) Les phénomènes pouvant produire la chaleur nécessaire à la création de chambres magmatiques aussi massives étant rares, les supervolcans sont eux-mêmes des formations géologiques peu répandues. Durant les deux derniers millions d’années, seules quatre régions ont connu des explosions qui ont libéré en une seule fois plus de 750 kilomètres cubes de débris : le parc national de Yellowstone et, en Californie, la Long Valley, à Sumatra, le lac Toba et enfin, en NouvelleZélande, à Taupo. La recherche d’éruptions de taille comparable se poursuit dans d’autres régions où la croûte continentale est suffisamment épaisse pour accueillir des chambres magmatiques géantes, notamment dans l’Ouest de l’Amérique du Sud et dans l’extrême Est de la Russie. Au milieu des années 1970, des mécanismes pouvant créer de vastes chambres magmatiques ont été proposés. À l’aplomb de Yellowstone, la plaque tectonique nord-américaine se déplace au-dessus d’un panache de roche visqueuse remontant à travers le manteau. Ce « point chaud » a fait fondre une part suffisante de la croûte pour alimenter des éruptions géantes durant les 16 derniers millions d’années. À Toba, l’origine de la chambre magmatique est différente. Cette région se trouve au-dessus d’une zone de subduction, où une plaque tectonique glisse sous une autre. Cette convergence produit un échauffement, surtout par le biais de la fusion partielle du manteau surplombant la plaque descendante. Quelle que soit la source de chaleur, la pression régnant dans une chambre magmatique augmente à mesure que le magma s’accumule sous la masse de roche qui la surplombe. Une superéruption se produit lorsque le magma atteint une pression telle qu’il soulève la roche qui l’emprisonne et crée des fractures verticales qui courent jusqu’à la surface. Le magma remonte le long de ces failles pour former un anneau de cheminées éruptives. Lorsque ces cheminées fusionnent les unes avec les autres, la portion de sol délimité par cet anneau n’est plus portée, elle s’effondre alors, soit d’un bloc comme un piston, soit par morceaux, dans ce qui reste du magma sous-jacent. Cet effondrement expulse violemment vers l’extérieur, par les bords de l’anneau, un surplus de laves et de gaz (voir l’encadré page ci-contre). Néanmoins, ce scénario souffrait de zones d’ombres. En particulier, on se rendit compte que toutes les chambres magmatiques de grandes dimensions ne conduisent pas nécessairement à une éruption catastrophique. Yellowstone, par exemple, abrite les caldeiras de trois des plus jeunes supervolcans du monde – formés il y a 2,1 millions d’années, 1,3 million d’années et 640 000 ans, l’un pratiquement au-dessus de l’autre –, mais 200 400 600 Montana 240 Nor d-S ud ( 0 en k ilom ètre –240 s) Wyoming Idah o –240 240 0 kilomètres) Ouest-Est (en entre ces événements explosifs, la chambre sousjacente a libéré lentement et tranquillement des volumes de magma similaires, sans que l’on sache l’expliquer. LA CHAMBRE MAGMATIQUE sise sous la caldeira de Yellowstone a été cartographiée en détail. La signature des zircons L’examen de minuscules cristaux piégés dans la lave et les cendres rejetées à Yellowstone a offert un regard nouveau sur le mécanisme de formation du magma. Les géologues ont longtemps supposé que la chambre magmatique se comportait pendant des millions d’années comme un réservoir de roche liquéfiée, et qu’à chaque fois qu’une fraction de magma s’en échappait vers la surface, du fluide neuf remontait immédiatement d’en dessous pour combler la chambre. Dans ce cas, on devrait observer un nombre bien supérieur d’éruptions catastrophiques, car des corps magmatiques monstrueux ne peuvent se maintenir longtemps dans la croûte sans se vider fréquemment. Cette idée était fondée sur une technique dite « d’analyse globale des roches » grâce à laquelle on obtient un ensemble de mesures chimiques associé aux cendres collectées. Ces données révélaient les grandes lignes de l’évolution du magma, mais restaient muettes sur l’âge du magma éjecté et la profondeur où il s’était formé. Chaque fragment de roche est constitué de milliers de cristaux, chacun ayant une composition et une histoire propres. Aussi, lorsqu’à la fin des années 1980, les progrès techniques aidants, on put analyser avec précision des cristaux individuels, on accéda à quantité de nouvelles informations. par exemple, on découvrit que certains cristaux – et donc les magmas où ils se sont initialement formés – apparaissent plus tôt que d’autres et que certains 107 dossier_67_bindeman.xp 16/03/10 15:31 Page 108 J.S. Lackey, College of Wooster zircons étaient trop pauvres en oxygène 18 pour avoir été fabriqués dans les tréfonds du manteau. Le magma devait provenir de roches autrefois situées près de la surface, car la déficience en oxygène 18 apparaît uniquement lorsque les roches abritant les cristaux ont été en contact avec la pluie ou l’eau de mer. On en déduit que le toit de roches qui s’est effondré lors de l’une des deux plus anciennes superéruptions de Yellowstone a fondu pour former la majeure partie du magma rejeté lors des catastrophes plus récentes. LES SUPERVOLCANS endormis, tel celui de Long Valley, en Californie, ne sont pas des cheminées coniques, mais se signalent par d’énormes caldeiras, des dépressions formées par l’effondrement du sol dans la chambre magmatique sous-jacente. LES SUPERVOLCANS répandent des cendres bien plus loin (en bleu et en orange) que les éruptions classiques les plus violentes (en jaune et en violet), car ils éjectent beaucoup plus de matériaux avec une force bien plus considérable. se forment à de grandes profondeurs, tandis que d’autres se forment près de la surface. Ces dernières années, les géochimistes ont accordé une attention particulière à un cristal volcanique nommé zircon. Ces zircons résistent à d’importantes variations de température et de pression sans que leur composition originelle soit modifiée. Ils sont idéaux pour retracer l’évolution initiale de la croûte terrestre. Avec John Valley, de l’Université du Wisconsin, nous avons reconstitué l’histoire du magma d’origine de Yellowstone grâce aux zircons. Cette histoire a livré nombre d’indices sur le comportement à venir du volcan. La première étape fut de mesurer les rapports des divers isotopes de l’oxygène dans les zircons, d’une part, expulsés lors de la dernière superéruption survenue à Yellowstone (il y a 640000 ans), qui donna naissance au tuf de Lava Creek, un dépôt de cendres fossilisées atteignant par endroits 400 mètres d’épaisseur et, d’autre part, de dépôts plus récents formés lors d’éruptions ultérieures moins violentes. Les premières analyses montrèrent que la composition en oxygène de ces zircons ne concordait pas avec celle du manteau profond et brûlant, comme cela aurait été le cas si les chambres magmatiques se remplissaient toujours par le bas. Les Mont Saint Helens : éruption en 1980. Moins de 0,5 kilomètre cube de débris. Des indices sur le futur Cette hypothèse fut confortée par l’âge des zircons provenant d’éruptions postérieures à celle de Lava Creek: les cristaux ont été formés sur l’ensemble des deux millions d’années qu’a duré le volcanisme à Yellowstone. Des zircons aussi âgés ne peuvent exister dans les cendres les plus récentes que s’ils étaient présents dans le matériel éjecté lors des anciennes éruptions, matériel qui a été renglouti ensuite dans la chambre magmatique et qui a contribué à alimenter les éruptions les plus récentes. Cette découverte renseigne sur le comportement futur du supervolcan de Yellowstone et d’autres. Si une série de petites éruptions commençait à Yellowstone (un signe précurseur d’une explosion catastrophique quelques semaines à quelques centaines d’années plus tard), l’analyse de l’oxygène contenu dans ces laves et la datation de leurs zircons révéleraient le type de magma qui remplit la chambre en dessous. Des laves pauvres en oxygène 18 trahiraient une éruption alimentée par des restes recyclés du magma originel, qui tiendrait sans doute plus d’une bouillie cristalline épaisse que d’un liquide explosif. En revanche, une lave dépourvue de vieux zircons signalerait un magma frais issu du manteau: un grand volume de magma nouveau aurait empli la chambre par le bas. Un tel cas de figure Éruption du tuf de Lava Creek, il y a 640 000 ans. 1 000 kilomètres cubes de débris. Jen Christiansen, Geological Survey Crater Lake : éruption du mont Mazama, il y a 7 600 ans. 50 kilomètres cubes de débris. Caldeira de Long Valley : éruption du tuf Bishop, il y a 760 000 ans. 750 kilomètres cubes de débris. 108 LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_bindeman.xp 16/03/10 15:31 Page 109 LES VOLCANS signifierait qu’un nouveau cycle volcanique a débuté et que la chambre magmatique risquerait davantage d’exploser dans une superéruption. Les cristaux et leurs signatures isotopiques ont également dévoilé des surprises sur les conséquences des superéruptions. L’un des exemples les mieux étudiés est le tuf Bishop, une strate volcanique de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres d’épaisseur, qui forme les plateaux volcaniques de l’Est californien. Ce dépôt massif représente les restes des 750 kilomètres cubes de magma éjectés lors de la formation de la caldeira supervolcanique de Long Valley, il y a quelque 760000 ans. Avant les années 1970, de nombreux géologues supposaient que le tuf Bishop résultait d’une série d’éruptions distinctes étalées sur plusieurs millions d’années. Cependant, l’étude de microscopiques bulles de magma piégées dans des cristaux de quartz a conduit à échafauder une autre histoire. La vitesse à laquelle le magma s’échappe d’une chambre dépend essentiellement de deux facteurs: la viscosité du magma et la pression dans la chambre magmatique. La pression à l’intérieur d’une bulle de magma étant égale à celle de la chambre où s’est formé le magma, cette bulle est en quelque sorte une version réduite de la chambre. Partant de cette analogie, Alfred Anderson et ses collègues de l’Université de Chicago ont étudié les bulles dans les cristaux de quartz afin d’estimer le temps mis par le magma pour s’en échapper. Les résultats indiquent que le tuf Bishop a été expulsé lors d’un seul événement, en moins d’une centaine d’heures. Cette découverte a imposé la révision du scénario des superéruptions. Plutôt qu’un lent écoulement de lave liquide, ces éruptions prennent la forme d’explosions supersoniques qui projettent une mousse de cendres et de gaz brûlants jusque dans la stratosphère, à 50 kilomètres d’altitude. Lorsque le sol situé au-dessus de la chambre magmatique s’effondre, d’immenses nuages gris, nommés écoulements pyroclastiques, fusent au ras du sol tout autour de la caldeira. Ce mélange de pierres ponces, de cendres et de gaz en suspension dans l’air, atteignant 700 degrés, progresse jusqu’à 400 kilomètres par heure, brûlant tout sur son passage et à des dizaines de kilomètres alentour (voir la figure page ci-contre, en bas). Aussi dévastateurs que puissent être les écoulements pyroclastiques, les cendres éjectées ont des effets encore plus considérables. Dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres autour de l’éruption et pendant des jours, voire des semaines, des cendres retomberaient comme d’épais flocons de neige. Dans un rayon de 200 kilomètres autour de la caldeira, la lumière du Soleil serait quasi occultée. À 300 kilomètres de la caldeira, la couche de cendre DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE U.S. Department of Energy Dévastation dans un grand rayon atteindrait encore 50 centimètres d’épaisseur. Une épaisseur moindre bloquerait le fonctionnement des centrales et des relais électriques. Une couche de quelques millimètres seulement, qui pourrait recouvrir la moitié de la planète, bloquerait les aéroports et réduirait la production agricole. Progressivement, les pluies (rendues acides par les gaz volcaniques) nettoieraient cette épaisse couche de cendre. Puisqu’elle flotte, la cendre empêcherait le trafic sur la plupart des voies fluviales. De fait, des forages pétroliers dans le golfe du Mexique ont rencontré une couche épaisse de débris supervolcaniques dans le delta du Mississippi, à plus de 1 600 kilomètres de leur source dans le Yellowstone. Cette masse de débris a pu s’accumuler aussi loin de sa source en descendant le cours du Mississippi, puis en s’agrégeant aux sédiments qui se déposent au fond de l’océan. DES DÉPÔTS VOLCANIQUES massifs affleurent sur les versants escarpés du site de Yucca Mountain, dans le Nevada. Les deux strates sont les vestiges des pluies de cendres brûlantes accompagnant deux superéruptions survenues il y a 12,8 et 12,7 millions d’années. Des dégâts dans l’atmosphère L’examen de la composition de petits sous-produits des éruptions passées a précisé les conséquences du rejet de grands volumes de gaz dans la haute atmosphère. Certaines ne sont pas aussi dramatiques qu’on le redoutait, mais d’autres seraient pires. Des divers gaz qui participent à toute éruption volcanique, le dioxyde de soufre est celui qui endommage le plus l’environnement; il réagit avec l’oxygène et l’eau pour produire des gouttelettes d’acide sulfurique (H2SO4). Ces gouttelettes seraient la principale cause de l’atténuation de la lumière solaire à la suite d’une superéruption, et provoqueraient un spectaculaire refroidissement climatique. Sachant que le cycle hydrologique de la planète met des années pour évacuer totalement ces gouttelettes d’acide, de nombreux spécialistes ont parlé d’«hivers volcaniques » apocalyptiques, susceptibles de 109 dossier_67_bindeman.xp 16/03/10 15:31 Page 110 NASA Johnson Space Center La destruction de l’ozone es gaz mortels émis en 1999 par le mont Pinatubo, en Superéruption Indonésie, apparaissent colorés non identifiée et brillants sur les images sateldans l’Ouest litaires de la haute atmosphère des États-Unis (ci-dessus). Ces gaz, émis en bien plus grandes quantités par les supervolcans, peuvent endommager la couche d’ozone avant de retomber sous forme de pluies acides et de se mélanger aux cendres volcaniques Yellowstone Long Valley pour former des sulfates. Les échantillons de sulfates prélevés Petites éruptions dans quatre dépôts supervolcaniques contiennent un excès Proportion d’oxygène18 inhabituel d’oxygène 17 (cicontre). Un tel excès apparaît uniquement dans les composés qui ont acquis ces isotopes légers de l’oxygène lors de réactions avec des gaz présents dans la haute atmosphère terrestre, notamment l’ozone. Les matériaux provenant d’écoulement au sol, notamment les produits des petites éruptions, ne présentent pas une telle anomalie. L I. Bindeman Excès d’oxygène 17 Analyse des échantillons de sulfates articles • I. BINDEMAN et al., Rare sulfur and triple oxygen isotope geochemistry of volcanologic sulfate aerosol, in Geochimica et Cosmochimica Acta, vol. 71, pp. 2326-2343, 2007. • B. HUMING et al., Sulfate oxygen-17 anomaly in an oligocene ash bed in mid-north america : was it the dry fogs ?, in Geophysical Research Letters, vol. 30, pp. 1843-1848, 2003. • I. BINDEMAN et J. VALLEY, Magmatic evolution based on analysis of zircons and individual phenocrists, in J. of Petrology, vol. 42, pp. 1491-1517, 2001. 110 durer des siècles. Cependant, ces dernières années, ces estimations alarmistes ont été revues à la baisse. L’acide sulfurique produit après de grandes éruptions volcaniques se retrouve presque toujours piégé à l’état de trace dans la neige et dans la glace lorsqu’il précipite à partir de l’atmosphère contaminée. En 1996, des glaciologues étudiant des carottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique ont détecté le pic d’acide sulfurique qui a suivi l’éruption du Toba, il y a 74000 ans. Cette éruption éjecta 2800 kilomètres cubes de lave et de cendres et fit chuter la température moyenne de la planète de 5 à 15 degrés. Les conséquences d’un tel refroidissement ne furent probablement pas aussi longues qu’on le pensait: les carottes glaciaires montrent que l’acide sulfurique a disparu au bout de seulement six années. Cette résorption plus rapide que prévu des hivers volcaniques est rassurante. Toutefois, des méthodes récentes pour étudier la composition isotopique de l’oxygène dans les pluies acides d’origine volcanique ont fait dresser une image inquiétante des effets à long terme du dioxyde de soufre dans l’atmosphère. Pour se transformer en acide sulfurique (H2SO4), le dioxyde de soufre (SO2) doit s’oxyder, c’est-à-dire acquérir deux atomes d’oxygène d’un autre composé présent dans l’atmosphère. De quelle nature sont ces composés auxiliaires? Pour le savoir, avec John Eiler, de l’Institut de technologie de Californie, nous avons étudié des échantillons de cendres issus des superéruptions de Yellowstone et de Long Valley. Un déficit d’ozone Nous nous sommes intéressés à un oxydant particulièrement efficace, l’ozone (O3), ce gaz qui, dans la haute atmosphère, protège la Terre du rayonnement ultraviolet émis par le Soleil. Cet intense rayonnement solaire transforme chimiquement certains gaz, dont l’ozone, qui dès lors se caractérise par une anomalie de sa signature isotopique en oxygène : en première approximation, il s’agit d’un excès d’oxygène 17. Lorsque l’ozone ou toute autre molécule stratosphérique riche en oxygène interagit avec le dioxyde de soufre SO2, elle transfère sa signature isotopique en oxygène à l’acide sulfurique résultant. En d’autres termes, l’anomalie de l’oxygène 17 est transmise. Elle le serait jusque dans les pluies acides et dans les composés sulfatés qui se forment lorsque ces pluies réagissent avec des cendres sur le sol. L’excès d’oxygène 17 et d’autres signatures chimiques que nous avons découverts dans les sulfates des cendres de Yellowstone et de Long Valley signifient ainsi que de grandes quantités d’ozone stratosphérique ont réagi avec des gaz issus des superéruptions survenues dans ces régions. D’autres travaux sur les cendres d’éruptions géantes plus anciennes dans le Colorado et le Nebraska ont montré que ces événements ont également perturbé l’ozone stratosphérique. Les superéruptions volcaniques endommageraient ainsi la couche d’ozone pendant un laps de temps plus long que ne dure la diminution des températures qu’elles déclenchent. Une perte significative d’ozone stratosphérique se traduirait par une intensification du rayonnement ultraviolet à la surface de la Terre et, in fine, par une augmentation des cancers et autres dégâts génétiques. L’ampleur et la durée de cette destruction de l’ozone sont encore débattues. L’examen de carottes glaciaires montre que l’éruption du mont Pinatubo, en 1999, a entraîné une diminution de trois à huit pour cent de la quantité d’ozone (voir l’encadré ci-contre). Que se seraitil passé après un événement des centaines de fois plus violent ? Répondre est difficile, car on comprend encore mal les processus d’oxydation qui ont lieu dans l’atmosphère. Les techniques d’étude et de surveillance des volcans se développent lentement, mais sûrement. Aujourd’hui, nous serions démunis face à une superéruption, et les conséquences d’une telle catastrophe restent difficiles à prévoir. Nous devons nous contenter d’une seule certitude: un tel événement ne surviendra pas avant longtemps. ■ LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE p111_pub_belin.xp 16/03/10 12:48 Page 111 dossier_67_haddok.xp 16/03/10 15:32 Page 112 La naissance d’un océan Un océan est en train de naître dans l’un des déserts les plus chauds et les plus secs de la planète, au Nord du rift est-africain. Reportage en direct depuis son berceau. Eitan HADDOK, journaliste et photographe Une dépression sous la menace des eaux D ans le Nord-Est de l’Éthiopie, là où se rencontrent les failles de la mer Rouge, du golfe d’Aden et du rift est-africain se trouve la dépression de l’Afar : la croûte terrestre s’y est étirée au point de ne plus mesurer que 20 kilomètres d’épaisseur, soit la moitié de son épaisseur moyenne. Cet étirement a entraîné l’effondrement de certaines zones à 100 mètres sous le niveau de la mer Rouge. Seule une petite chaîne volcanique les défend contre les eaux de celle-ci… Le manteau étant plus proche qu’ailleurs de la surface terrestre, la dépression de l’Afar est un point chaud qui connaît une intense activité sismique et volcanique. Les géologues prévoient que l’Afar s’étirera et s’enfoncera encore pendant plus d’un million d’années. D’ici là, la mer Rouge l’aura Point culminant occupé, le transformant en fond océanique. La mer, du reste, a déjà envahi cette région plusieurs fois, comme en témoignent ces évaporites de sel qu’elle a déposées près du volcan Afdera lors de son dernier retrait (en bas). Le sel est d’ailleurs exploité par les tribus de l’Afar, qui le vendent sur les hauts plateaux éthiopiens. A u cœur de la dépression de l’Afar se dresse l’Erta Ale, ce qui signifie la «montagne fumante» en langue afar. Ce volcan est le plus septentrional d’une longue série de volcans actifs émaillant le rift est-africain, sorte de couture à la surface de la Terre qui s’ouvrira et donnera naissance à un océan. De fait, la lave basaltique de l’Erta Ale ressemble à celle qu’émettent les volcans du fond des océans. Les éruptions passées ont recouvert la plaine de tant de basalte que la végétation a du mal à s’y maintenir. Dépression de l’Afar Rift est-africain Forces tectoniques S IEN TE LA SP UT A H Cratère du volcan Dallol Mines de sel Volcan olcan Er t a Ale Ér yt hr ée Mer Rouge and T XÉ AU Kevin H P HIO Un lac de lave Sauf mention contraire, toutes les photographies sont de Eitan Haddok Volcan Afdera Éth iop ie A u sommet de l’Erta a Ale se trouve l’un des rares lacs de lave quasi permanent du monde. Seul un fragile équilibre entre le flux de chaleur transporté par les gaz magmatiques et le refroidissement de la lave au contact de l’atmosphère le rend possible. Quand ce flux diminue, il arrive que le lac « gèle » et se couvre d’une croûte noire basaltique (a). La plupart du temps cependant, des blocs de basalte flottent sur la roche en fusion à 1 200 °C, tels des icebergs dans la mer (b). Les Afars évitent de s’approcher du volcan, où, selon leurs croyances, vivent des esprits malfaisants. La nuit, la lave émergeant des fissures du lac devient spectaculaire (c)… b 112 c dossier_67_haddok.xp 16/03/10 15:32 Page 113 EN IMAGES Chaleur infernale À une centaine de kilomètres au Nord de l’Erta Ale, près de la frontière érythréenne, se dresse le cratère de Dallol. La « chaudière magmatique» qui se trouve sous sa surface alimente en eaux très chaudes un vaste réseau de conduits. En résulte une zone large de 1,6 kilomètre, où les sources hydrothermales (a) le disputent aux geysers, les vasques acides vert fluorescent aux concrétions jaune citron riches en soufre minéral (b)ou orange quand l’oxyde de fer se mêle au soufre (c). À quelques pas, des vestiges desséchés (d) témoignent du caractère éphémère des sources chaudes, dû aux tremblements de terre et aux divers sédiments qui bouchent les conduits hydrothermaux. Quand une source se tarit, un an suffit pour que les minéraux qui s’y déposent perdent leurs teintes vives. a b d c Fumées mortelles L e paysage irréel du cratère de Dallol résulte du lavage du sel par la vapeur produite au contact des infiltrations pluviales et du magma. Transporté par la vapeur au niveau du sol, le sel s’y recristallise, formant des évents qui peuvent être massifs (a) ou au contraire aussi délicats que des coquilles d’œuf (b). De ces bouches émanent parfois les vapeurs toxiques qui ont contribué à la réputation… sulfureuse de l’Afar. Sans masque à gaz, aucune prise de vue n’est possible… a Poison ou élixir de vie ? L ’odeur d’hydrocarbure régnant près de ces vasques rougeâtres d’eaux chaudes riches en fer est signe de danger. Les animaux qui s’y désaltèrent sont condamnés à une mort certaine. Pour autant, ces sources nourrissent de complexes communautés microbiennes, des hyperthermophiles et autres extrêmophiles capables de prospérer dans des saumures acides et brûlantes. Puisque le rift africain est une dorsale océanique en formation, il n’est guère étonnant que ces flores ressemblent à celles que l’on rencontre dans les sources hydrothermales du fond des océans. b DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / ©POUR LA SCIENCE 113 dossier_67_gudmundsson.xp 16/03/10 15:37 Page 114 Fondamental Sous-thème Agust GUDMUNDSSON et Sonja PHILIPP L’éruption volcanique, Sous un volcan, de nombreuses fractures emplies de magma sous pression se frayent un chemin vers la surface. La plupart ne débouchent pas. Pour quelles raisons ? Agust GUDMUNDSSON dirige le Département de géologie structurale et de géodynamique de l’Université de Göttingen, en Allemagne. Sonja PHILIPP est professeur à l’Université de Göttingen. L’ESSENTIEL ➥ Les éruptions volcaniques, pour désastreuses qu’elles soient parfois, ne sont pas aussi nombreuses que l’on pourrait s’y attendre. ➥ La raison est à chercher dans les contraintes des couches de roches traversées par les conduits issus des chambres magmatiques. ➥ Quand ces contraintes sont orientées différemment, le magma s’arrête parfois à seulement quelques mètres de la surface. ➥ Fondées sur ce principe, des simulations confirment que certains volcans entrent rarement en éruption, à l’inverse d’autres. 114 P lusieurs millions d’habitants de la région de Naples vivent près du Vésuve ou des champs Phlégréens, deux volcans actifs particulièrement dangereux. Dans le monde, 500 à 600 millions de personnes vivent sous la menace d’une éruption. C’est donc près de dix pour cent de l’humanité qui sont menacés en permanence par les activités volcaniques, sans parler des dégâts économiques qui leur sont liées. Ces nombres illustrent l’intérêt de prédire les éruptions et, pour cela, de mieux les comprendre. Pour autant, du point de vue d’un géologue, les éruptions sont un phénomène relativement rare. Il y a aujourd’hui 1625 volcans répertoriés sur Terre, dont 14 étaient en activité début mars 2010. La plupart des volcans entrent en éruption à intervalles de temps plus ou moins longs. La majeure partie de cette activité a lieu sous la mer, sur les dorsales médio-océaniques. Le reste est à l’air libre, au niveau des volcans actifs – ceux dont la dernière éruption remonte à moins de 10000 ans –, sur tous les continents. À cela s’ajoute un nombre indéterminé, mais sûrement important, de volcans n’ayant connu qu’une seule éruption. Au final, on ne compte environ que 50 à 60 éruptions par an. Cette situation est surprenante dans la mesure où l’asthénosphère, la couche sous-jacente à la lithosphère (la couche externe de la Terre), contient d’énormes quantités de roches partiellement fondues. Le magma à l’origine des éruptions ne se trouve pas seulement dans des chambres magmatiques sous les volcans, mais presque partout à une certaine profondeur. Or, à proximité des volcans, d’incessants tremblements de terre et autres mouvements verticaux de terrain attestent que du magma est poussé dans quelque «tuyauterie» souterraine. On en conclut que les très nombreuses remontées de magma n’aboutissent que rarement à une éruption. Pourquoi en est-il ainsi? Nous allons détailler cette question et tenter d’y répondre. Qu’est-ce qu’une éruption ? Pour qu’un épanchement de lave se produise, une fracture emplie de magma sous pression doit se frayer une voie jusqu’à la surface. Expliquer la rareté des éruptions consiste donc à comprendre pourquoi tant de fractures s’arrêtent pendant leur cheminement. Commençons par étudier la dynamique des volcans, c’est-à-dire l’étude des processus physiques à l’œuvre à l’intérieur de ces édifices et ceux de leurs manifestations extérieures. Pour ce faire, on reconstruit et on analyse ces processus à partir des propriétés et comportements physiques (mécaniques, hydrodynamiques, etc.) des fluides et solides volcaniques. Dans ce contexte, plusieurs concepts issus de la physique des matériaux sont utiles, en particulier la comparaison des volcans avec les matériaux composites, assemblages d’au moins deux matériaux dotés de caractéristiques différentes. Comme tout matériau composite, un volcan est constitué de nombreuses roches ayant des duretés, des élasticités et des résistances à la rupture variables. Des fractures s’arrêtent La plupart des stratovolcans sont alimentés en magma à partir d’une chambre magmatique sous-jacente. Rappelons que les stratovolcans sont des volcans coniques élancés, à magma visqueux et constitués d’épaisses coulées de lave alternant avec des dépôts, dits pyroclastiques, de cendres, de ponces, etc. De la roche en fusion s’est accumulée dans la chambre magmatique après être remontée depuis une source profonde située dans le manteau. Quand la pression devient trop importante dans la chambre magmatique, des fissures naissent dans son plafond, par lesquelles le magma s’infiltre. Les fractures qui LA PROPAGATION DE CETTE FRACTURE emplie de magma aujourd’hui figé s’est brusquement arrêtée cinq mètres sous la surface. Ainsi, il y a 600 ans, dans la région de Reykjavík, une éruption a été stoppée in extremis par une couche de tuf volcanique (en beige, en haut) et plusieurs coulées de lave (les roches bleutées à la surface). Un grand nombre des fractures qui se propagent à partir des chambres magmatiques des volcans n’atteignent jamais la surface. LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_gudmundsson.xp 16/03/10 15:37 Page 115 LES VOLCANS Sauf mention contraire, les photographies sont de A. Gudmundsson un phénomène rare DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE 115 dossier_67_gudmundsson.xp 16/03/10 15:37 Page 116 LE BOUCLIER DE LAVE à Skjaldbreidur, au Sud-Ouest de l’Islande, est vieux de 9 000 ans. L’ASTHÉNOSPHÈRE est située sous la lithosphère, l’enveloppe rocheuse superficielle de la Terre. Du magma produit par la fusion partielle de la roche asthénosphérique s’infiltre via des conduits dans la partie inférieure de la lithosphère et débouche dans une chambre magmatique. Une partie de ce magma cristallise, tandis que la fraction liquide restante continue son ascension dans les fractures qui divergent à partir de la chambre magmatique, et atteint parfois la surface, où elle s’épanche et forme un volcan. se propagent jusqu’à la surface constituent la tuyauterie volcanique. Sans chambre magmatique, les cônes des stratovolcans seraient absents de la surface de la Terre. Les mesures géophysiques indiquent que les chambres magmatiques se trouvent en général à une profondeur comprise entre un et dix kilomètres. Dans ces réservoirs, les roches en fusion évoluent, par cristallisation partielle et, dans une moindre mesure, par réaction avec les roches qui constituent les parois de la chambre. Après ce processus, seule une fraction de la roche en fusion contenue dans la chambre s’infiltre dans les fractures au-dessus de celle-ci et contribue, si elle parvient à la surface, à édifier un cône volcanique. Verticaux ou obliques ? Les mouvements du magma à travers les fractures entraînent de nombreux tremblements de terre et autres mouvements de terrain verticaux. Les signaux sismiques correspondants révèlent les chambres magmatiques et rendent possible une estimation grossière de leurs volumes: ils sont compris entre 5 et 500 kilomètres cubes, ce qui, dans le cas théorique de chambres magmatiques sphériques, correspond à des diamètres allant de deux à huit kilo- Réseau de fractures Volcan Fractures en biais Spektrum der Wissenschaft-Grafik Conduits Fractures verticales Chambre magmatique LITHOSPHÈRE ASTHÉNOSPHÈRE 116 mètres. Toutefois, certaines chambres magmatiques sont bien plus grandes, puisque des éruptions explosives passées ont expulsé entre 1000 et 5000 kilomètres cubes de matériaux… ce qui correspond à des chambres de 12 à 21 kilomètres de diamètre. Toutefois, la plupart des chambres magmatiques ne sont pas sphériques, mais plutôt de forme ellipsoïdale, ce que confirment les plutons observés en Islande, ces chambres magmatiques emplies de magma figé et dégagées par l’érosion (voir la figure page ci-contre). Beaucoup de ces chambres magmatiques sont également aplaties, notamment celles se trouvant sous les dorsales océaniques et celles qui ont conduit aux grandes explosions du passé. Les plus grandes d’entre elles mesuraient 30 kilomètres de largeur et environ 80 kilomètres de longueur. Comment le magma passe-t-il de la chambre magmatique à la surface ? Les éruptions les plus fréquentes sont le fait de volcans sis sur des failles que l’on reconnaît à leurs alignements de cratères : les volcans fissuraux. Ces volcans sont alimentés en magma par de longs conduits nés d’une fracturation de la roche. Ce type de tuyauterie est aussi celui de la plupart des autres catégories de volcans. Toutefois, ces canaux plus ou moins cylindriques se sont formés sous l’influence de l’érosion due au passage en force du magma dans des fissures, et encore, seulement à proximité immédiate de la surface. La plupart des canaux convoyant le magma sont verticaux ou très pentus. Néanmoins, dans certains stratovolcans, des fractures divergent en biais à partir de la chambre magmatique (voir la figure ci-contre), ce que l’on peut observer directement sur les plutons de certaines zones très érodées de l’Islande. La quantité de matériaux acheminés par un canal vers la surface varie selon le volume de la chambre magmatique et la pression qui y règne. Le plus grand épanchement de lave de l’époque historique, le Laki, dans le Sud de l’Islande, était de 14 kilomètres cubes. Ce volume est faible comparé à celui émis par le Yellowstone, il y a 640 000 ans : l’éruption aurait déversé 1 000 kilomètres cubes de lave. D’autres coulées basaltiques LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_gudmundsson.xp 16/03/10 15:37 Page 117 Conduit magmatique Plafond de la chambre magmatique Paroi de la chambre magmatique LES STRATOVOLCANS ÉRODÉS dévoilent leur structure interne, notamment leurs chambres magmatiques figées, nommées plutons. Ici, le pluton de Slaufudalur, au Sud-Ouest de l’Islande, révèle des zones de couleurs différentes; elles correspondent à des veines de magma refroidi qui se distinguent des gabbros, roches grenues issues de la cristallisation lente du magma qui remplissait la chambre magmatique. ont atteint des volumes compris entre 2 000 et 3 000 kilomètres cubes. Si tous les conduits à magma partant d’une chambre magmatique débouchaient à la surface, les éruptions seraient quatre à dix fois plus nombreuses. Ce n’est pas le cas, parce que la plupart des fractures qui se forment à partir d’une chambre magmatique sous pression se propagent, puis s’arrêtent. Ce fait est attesté à la fois par les mesures géophysiques sur des volcans actifs et par l’examen des conduits apparents d’anciens volcans érodés. Quand le tuyau se bouche D’après ces observations, seuls 10 à 25 pour cent des fractures qui naissent au-dessus d’une chambre magmatique percent la surface. À quelques kilomètres de Reykjavík, en Islande, une formation géologique est un exemple de conduit n’ayant pas débouché : une fracture remplie de magma s’est, il y a environ 600 ans, figée à seulement cinq mètres sous la surface ! Les habitants de la région ont-ils échappé à une catastrophe ? En tout cas, ils ont probablement remarqué le phénomène par les nombreux tremblements de terre et la vaporisation de l’eau du sol qu’il a entraînés. Pourquoi la progression du magma s’est-elle arrêtée à cinq mètres de la surface? Pour répondre, essayons de comprendre pourquoi certains volcans basaltiques, tels ceux de Hawaii, entrent souvent DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE en éruption, alors que les stratovolcans, tel le Vésuve en Italie, ne le font que rarement. La clef du problème réside dans le mécanisme de formation des conduits à magma, c’est-à-dire de la fissuration. Une fissure ne se forme et se propage dans un matériau que si celui-ci est soumis à une contrainte supérieure à celle qu’il peut supporter. Une contrainte est la force qui s’applique par unité de surface à l’intérieur d’un solide. Dans un liquide, cette notion correspond à la pression, grandeur qui ne dépend pas de l’orientation de la surface d’application. À l’inverse, dans un solide, la contrainte dépend de la surface d’application, et donc de la direction de la force à l’origine de la contrainte en un point du solide. Dans le sol, les contraintes se développent notamment sous l’effet du magma sous pression qui passe dans un conduit, ou sous l’effet du poids d’un bloc de croûte terrestre. Si la roche subit une contrainte excessive, elle se fracture, ce qui transmet plus loin les tensions qu’elle n’a pu supporter. Ainsi, une fracture se propage : elle progresse en ligne droite tant que le système de contraintes que subit la roche conserve à peu près la même orientation ; mais si elle pénètre dans une région contrôlée par un autre système de contraintes, elle peut changer de direction ou s’arrêter. Ce comportement est celui de toute fracture se propageant à l’intérieur d’un matériau composite. 117 dossier_67_gudmundsson.xp 16/03/10 15:37 Page 118 lorsqu’elle ne rencontre sur son chemin que des contraintes qui tendent à l’élargir plutôt qu’à la refermer. Une telle situation a plus de chance de se produire quand la contrainte régnant dans la roche dans une direction donnée est la même dans tout le volcan. Dans ce cas, une fracture qui a trouvé l’orientation favorable à son élargissement continue de se propager. Nos simulations montrent que les situations favorisant la propagation des contraintes se produisent rarement au sein des stratovolcans. Cette prévision numérique s’accorde avec la rareté des éruptions de très nombreux stratovolcans. Puisque le magma doit vaincre une grande résistance des couches constitutives du volcan, les éruptions, quand elles se produisent, sont souvent explosives. A. Gudmundsson et S. Philipp De la rareté des éruptions CE CONDUIT À MAGMA (en sombre, au centre) a atteint la surface il y a quelque 6000 ans dans le Nord de l’Islande, et occasionné une éruption pendant laquelle il s’est agrandi en une cheminée de huit mètres de largeur. 118 Pour qu’une fracture s’ouvre dans une roche, la contrainte minimale qui y règne doit être perpendiculaire à sa direction de propagation, et la contrainte maximale parallèle. Quand une fissure verticale rencontre une couche rocheuse où la contrainte maximale est perpendiculaire à la direction de propagation de la fissure, deux événements sont possibles : dans le premier cas, la propagation s’arrête ; dans le second cas, le conduit se courbe et continue à l’horizontale, puis repart vers le haut s’il rencontre des conditions l’autorisant. Sur les terrains volcaniques où l’érosion a mis au jour d’anciens conduits, on observe ces deux situations. La nature des contacts entre strates rocheuses, la profondeur sous la surface et la pression à l’intérieur du magma en ascension déterminent le processus qui est privilégié. Dans la plupart des cas, la fracture cesse de se propager, de sorte qu’aucune éruption ne se produit. Comment estimer la probabilité qu’un conduit s’arrête? Dans notre laboratoire, nous avons élaboré des modèles numériques grâce auxquels nous calculons de façon approximative les contraintes existant au sein d’un volcan. Ainsi, nous pouvons reproduire la propagation des fractures. Ces simulations montrent qu’une fracture se propageant depuis la chambre magmatique atteint la surface Au cours des 200 dernières années, on n’a enregistré que 16 grandes éruptions explosives, dont 11 se sont produites sur des volcans qui n’avaient jamais eu un tel comportement lors de l’époque historique – leur précédente éruption daterait donc de plus de 2 500 ans. Tous ces volcans aux éruptions rares sont des stratovolcans ou des caldeiras, c’est-à-dire des volcans en forme de cratère géant issu de l’effondrement de la partie centrale d’un ancien volcan (parfois un stratovolcan) sur sa chambre magmatique, vidée en partie au cours d’une éruption. Outre ces 11 éruptions explosives, il y a eu, au cours des 200 dernières années, environ deux éruptions non explosives par an sur des volcans sans activité connue auparavant. La plupart de ces événements inattendus se sont aussi produits sur des stratovolcans. En revanche, les volcans boucliers (voir la figure page 116, en haut), plus grands, moins pentus et plus homogènes que les stratovolcans, ont un tout autre comportement. Le piton de la Fournaise sur l’île de la Réunion, par exemple, est entré en éruption en moyenne tous les 15 mois au cours des 50 dernières années. Auparavant, il était moins souvent en éruption, mais depuis le XVIIe siècle, il a craché des laves 170 fois. On déduit de cette activité soutenue qu’au cours des siècles passés, la plupart des fractures qui se sont propagées à partir de la chambre magmatique ont atteint la surface. L’Etna, le plus grand volcan d’Europe, a un comportement comparable, puisqu’il est souvent entré en éruption au cours des derniers siècles. Sa base est constituée d’un énorme bouclier de basalte surmonté par plusieurs petits stratovolcans. Durant l’époque historique, toutes ses coulées de lave ont été basaltiques, donc pauvres en silicium, mais le volcan sicilien contient aussi des couches riches en silicium datant d’éruptions LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE dossier_67_gudmundsson.xp 16/03/10 15:37 Page 119 LES VOLCANS a Lave Extrémité de la fracture CES MODÉLISATIONS numériques illustrent la propagation d’une fracture dans une roche volcanique selon les directions des contraintes (les petits traits gris) du milieu rencontré. Le magma peut cesser d’avancer lorsque, après avoir franchi une couche tendre de tuf volcanique, la fracture rencontre une couche de lave, un matériau dur (a). Selon les contraintes, une fracture peut, après avoir traversé verticalement une couche dure peu épaisse (b), progresser horizontalement (c), puis de biais vers la surface (d). b Tuf Conduit vertical Lave Chambre magmatique d c Progression en biais Spektrum der Wissenschaft-Grafik/A. Gudmundsson et S. Philipp Avancée horizontale anciennes, au cours desquelles des nuages de cendres mêlées de gros blocs de pierre volcanique ont été expulsés – ce que l’on nomme des éruptions pyroclastiques. Au cours des trois dernières décennies, il y a eu en moyenne une éruption par an pendant laquelle le magma a fait son ascension par des fissures. Ainsi, dans le cas de l’Etna aussi, les fractures qui se développent à partir de la chambre magmatique atteignent facilement la surface du volcan. Le Mauna Loa à Hawaii est le plus grand volcan de la Terre. Il s’agit aussi d’un volcan bouclier constitué de basalte. Depuis 1843, quand le suivi de son activité a débuté, 38 éruptions se sont produites: un conduit s’est ouvert jusqu’à la surface du Mauna Loa tous les quatre ans environ. Un trouble-fête : l’hétérogénéité Pour quelles raisons une fracture se propage-t-elle plus facilement à l’intérieur d’un volcan bouclier que d’un stratovolcan ? Selon nos simulations, le phénomène est lié à l’hétérogénéité des stratovolcans. Les coulées de lave et les couches de dépôts pyroclastiques qui les constituent ont des propriétés très différentes : tandis que certaines sont plutôt molles, d’autres sont très rigides. À l’intérieur d’un stratovolcan, les intensités et les orientations des DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE contraintes varient donc de place en place (voir la figure ci-dessus). Une fracture ne cesse d’y rencontrer de nouvelles roches, où la contrainte maximale pourra être orientée dans le sens perpendiculaire à la propagation, ou qui seront si molles qu’elles absorberont en se déformant les efforts exercés par le magma sous pression. En revanche, un volcan bouclier est presque entièrement constitué de coulées de laves basaltiques, aux propriétés mécaniques similaires. Une fracture y trouvera facilement son chemin vers la surface, car les contraintes y sont orientées partout de façon favorable à sa propagation. Dès lors, on comprend pourquoi les caldeiras se forment plus souvent dans des volcans boucliers que dans les stratovolcans. Afin de mieux prévoir les éruptions, les mesures des contraintes régnant dans les profondeurs seraient utiles, par exemple à l’aide d’instruments de mesure descendus dans des forages. Grâce à de telles mesures, nous pourrions estimer la probabilité de propagation d’une fracture jusqu’à la surface. Le cas échéant, nous pourrions constater que les contraintes maximales sont orientées perpendiculairement à la direction générale de propagation des fractures : dans cette situation, nous pourrions sonner l’alarme. ■ articles • A. GUDMUNDSSON et S. L. PHILIPP, How local stress fields prevent volcanic eruptions, in Journal of Volcanology and Geothermal Research, vol. 158, pp. 257-268, 2006. • A. GUDMUNDSSON, How local stresses control magma-chamber ruptures, dyke injections and eruptions in composite volcanoes, in Earth Science Reviews, vol. 79, pp. 1-31, 2006. • A. GUDMUNDSSON et S. L. BRENNER, How mechanical layering affects local stresses, unrests, and eruptions of volcanoes, in Geophysical Research Letters, vol. 31, L16606, 2004. 119 dossier_67_livres.xp 16/03/10 15:40 Page 120 À LIRE EN PLUS Objectifs Terre : la révolution des satellites La Terre en feu Philippe Bourseiller et Catherine Guigon (190 pages, 45 euros), Éditions La Martinière, 2009. Les volcans sont une source inépuisable d’images magnifiques. Le photographe Philippe Bourseiller, plusieurs fois primé, nous en offre plus de 100 photographies, prises un peu partout à travers le monde. L’ouvrage est complété par des textes courts et préfacé par le vulcanologue Jacques-Marie Bardintzeff. La géologie : passé, présent et avenir de la Terre Claude Allègre et René Dars (304 pages, 35 euros), Pour la Science, 2009. Structure de la Terre, imagerie sismique, inversions magnétiques, tectonique des plaques, volcanisme… Tout ce qu’il faut savoir sur la géologie, avec, en prime, une présentation historique de la discipline, qui a changé de visage au cours des 50 dernières années. Terre, planète mystérieuse Sous la direction de Ch. Grappin, Ph. Cardin, B. Goffé, L. Jolivet et J.-P. Montagner (167 pages, 28 euros), Le Cherche Midi, 2008. Cet ouvrage nous parle de la dynamique de la surface terrestre, avant de plonger dans les entrailles de la planète et dans l’histoire de sa formation. Il a été réalisé en partenariat avec l’Institut national des sciences de l’Univers, du CNRS, dans le cadre de l’année internationale de la planète Terre. Collectif (187 pages, 39 euros), Éditions Le Pommier, 2009. Les satellites ont bouleversé notre connaissance de la planète, dont ils nous offrent une image globale. Après avoir expliqué le lancement et le fonctionnement de ces observateurs célestes, les auteurs, scientifiques, ingénieurs et philosophes, nous présentent un panorama de tout ce qu’ils scrutent : climat, niveau des océans, champs gravitationnel et électromagnétique, catastrophes naturelles, etc. Le tour de France d’un géologue : nos paysages ont une histoire François Michel (383 pages, 39,95 euros), Delachaux et Niestlé, 2008. La géologie est abordée ici à travers un cas concret, celui des paysages français. Réalisé en partenariat avec le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), cet ouvrage allie qualité scientifique et beauté des images. L’intérieur de la Terre et des planètes Agnès Dewaele et Chrystèle Sanloup (192 pages, 23,50 euros), Belin, 2005. Un ouvrage pour étendre le sujet aux planètes du Système solaire. Il est essentiellement destiné aux étudiants et enseignants en sciences de la Terre. Achevé d’imprimer chez Actis MR (02) - N° d’imprimeur 10/01/0032 - N° d’édition 077667-01 - dépôt légal: avril 2010. Commission paritaire n°0907K82079 du 19-09-02, Distribution: NMPP-ISSN 1246-7685, Directeur de la publication et Gérant: Marie-Claude Brossollet. DANS LE PROCHAIN DOSSIER L’information quantique, une nouvelle ère de calcul et de communication L’étrange monde quantique Domestiquer l’intrication • Einstein, père des bits quantiques • La frontière classique-quantique • Les premières briques de l’ordinateur quantique Calculer avec des ions • Manipuler un seul photon • Les différents types de mémoire Les promesses Diamant et spintronique • La téléportation quantique • La cryptographie quantique • Paul Kwiat et Michael Reck, 1995 • dossier_67_pub_3decouv.xp 17/03/10 16:01 Page 1 dossier_67_pub_4decouv.xp 16/03/10 12:44 Page 1