Du noyau aux volcans

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Du noyau aux volcans
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LA TERRE À CŒUR OUVERT
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DOSSIER
Le noyau de la Terre : ses continents
et ses volcans invisibles
Panaches mantelliques et points
chauds : des modèles à réviser
Vie et mort des volcans et…
des supervolcans
Le magazine thématique de l’actualité scientifique
N° 67 Avril-Juin 2010
POUR LA SCIENCE • DOSSIER N° 67 • AVRIL-JUIN 2010
Du noyau aux volcans
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Quand longtemps a grondé la bouche du Vésuve,
Quand sa lave écumant comme un vin dans la cuve,
Apparaît toute rouge au bord,
Naples s’émeut : pleurante, effarée et lascive,
Elle accourt, elle étreint la terre convulsive ;
Elle demande grâce au volcan courroucé.
Point de grâce ! Un long jet de cendre et de fumée
Grandit incessamment sur la cime enflammée
Comme un cou de vautour hors de l’aire dressé.
V. Hugo, Les Chants du crépuscule
A
u début du IVe siècle avant notre ère, Denys l’Ancien règne sur une
partie de la Sicile, retranché dans son palais fortifié de l’île d’Ortygie,
au large de Syracuse. Le tyran, qui vit depuis toujours dans la
hantise d’être la cible d’un complot, propose, irrité, à l’un des courtisans qui le
flatte sans cesse de prendre sa place pendant une année. Ce fut fait... et l’on
suspendit une épée retenue par un crin de cheval au-dessus de la tête de l’infortuné admirateur nommé Damoclès. Il comprit à ses dépens que le pouvoir est
synonyme de puissance, mais aussi de danger.
Aujourd’hui, 500 à 600 millions d’individus, soit 10 pour cent de l’humanité, vivent également sous la menace d’une épée de Damoclès, qui plus est forgée
par Vulcain lui-même, car ils sont
exposés au risque d’une éruption
volcanique. Syracuse elle-même n’est
qu’à 50 kilomètres au Sud de l’Etna,
retraite du dieu du feu et des volcans.
Pour meurtriers qu’ils soient, les
volcans ne sont que les manifestations, rares et dérisoires, en surface,
de mouvements gigantesques, ceux
de la matière à l’intérieur de notre
Les volcans en activité le 10 mars 2010
planète, une boule de 1012 kilomètres
cubes ! Là, du manteau supérieur
jusqu’au cœur du noyau, roches et fer sont engagés dans des tourbillons immenses
et sans fin qui, outre les éruptions volcaniques, font bouger les continents et
déclenchent les séismes.
Depuis un siècle environ, les géologues en découvrent la chorégraphie complexe
et en sondent les mystères grâce notamment à leurs sismographes de plus en
plus nombreux et précis. Et les signes qui apparaissent sur les écrans de leurs appareils de mesure sont pour eux ce que furent les runes islandaises inscrites sur un
morceau de parchemin tombé de l’Heims-Kringla pour le professeur Otto
Lindenbrock : une invitation à un Voyage au centre de la Terre. Ce numéro est le
récit de leurs explorations !
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Loïc Mangin
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La
Terre à cœur ouvert
Le noyau, un organe complexe
8
16
24
Le cœur de la Terre
dévoilé par les ondes
par Jean-Paul MONTAGNER
56
Le moteur
de la dynamo terrestre
62
ENTRETIEN AVEC Pascal TARITS
La Terre électrique
par Dominique JAULT, Daniel BRITO,
Philippe CARDIN et Henri-Claude NATAF
64
La dynamique
des dorsales océaniques
par Anne BRIAIS, Michel RABINOWICZ
et Michael TOPLIS
72
ENTRETIEN AVEC Frédéric CHAMBAT
Voir la planète avec la pesanteur
74
La zone de transition :
couche clef du manteau
Un monde sous le manteau
Le manteau, pièce à convection
La convection,
moteur du manteau
par Pierre THOMAS
2
La mobilité des points chauds
par John TARDUNO
La Terre déboussolée
par Stéphane LABROSSE
38
Panaches chauds :
mythe ou réalité ?
par Raphaël GARCIA, Marie CALVET
et Annie SOURIAU
par Julien AUBERT, Gauthier HULOT
et Yves GALLET
30
46
par Éric DEBAYLE et Yanick RICARD
80
Une Terre jeune et froide
par John VALLEY
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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Avant-propos
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de Pascal Richet
N° 67 Avril-Juin 2010
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88
Grandeur et décadence d’un volcan
par Georges BOUDON
94
EN IMAGES
Volcans et styles éruptifs
96
La viscosité des laves :
de l’atome au volcan
Posez vos questions aux experts.
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À bientôt sur
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T. Miyagoshi et al., Nature, 2010
Les volcans, des soupapes en surface
par Pascal RICHET
102
EN IMAGES
La métamorphose de l’Etna
104
Les ravages des supervolcans
par Ilya BINDEMAN
112
EN IMAGES
La naissance d’un océan
114
L’éruption volcanique,
phénomène rare
par Agust GUDMUNDSSON et Sonja PHILIPP
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Découvrez
les dernières
modélisations
du noyau terrestre
qui mettent
en évidence
un nouveau régime
de convection dans
l’enveloppe externe.
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Rubrique
Sous-thème
Pascal RICHET
Voyage
en Terre profonde
Ce n’est que depuis quelques décennies que la Terre laisse entrevoir
ses entrailles. Grâce notamment à la sismologie, on a aujourd’hui accès
aux constituants de notre planète et à leur dynamique.
Et l’on découvre un monde complexe dont les volcans
sont la manifestation – dérisoire en termes d’échelle –, en surface.
L
À l’aune de l’ampleur des dégâts et du nombre
des victimes humaines, les éruptions font pâle figure
face aux séismes: durant le XXe siècle, 1,6 million
de personnes aurait péri lors de séismes, soit un bilan
50 fois supérieur à celui des éruptions. Ces différences reflètent surtout le nombre notablement supérieur de failles « bousculées » par des séismes que
de volcans susceptibles d’entrer en éruption. Mais
les éruptions représentent une menace plus insidieuse, car elles ont un «potentiel» de destruction
qui surpasse celui des séismes les plus violents.
L’humanité impuissante
LES CHAMPS PHLÉGRÉENS,
près de Naples, ont expulsé
150 kilomètres cubes de lave
il y a 39000 ans.
D. Reiskoffer
NASA
e Nyamulagira, en République démocratique du Congo, le Galeras, en Colombie,
le piton de la Fournaise, sur l’île de la
Réunion… ces exemples de volcans, entrés en activité depuis le début de l’année 2010, rappellent
que les éruptions volcaniques, avec les séismes
(Sumatra en 2004, Haïti en 2010, etc.), témoignent des forces immenses qui remuent les profondeurs de la Terre. Les régions à risque ne représentent qu’une petite partie de la superficie du
globe, mais elles sont aujourd’hui très peuplées,
laissant des millions d’individus sous la menace
de catastrophes. Comprendre les mouvements qui
se produisent dans la Terre profonde répond donc
à d’évidentes motivations concrètes.
Toutefois, on estime difficilement la violence que
pourrait avoir une grande éruption. Par exemple,
si les explosions qui eurent lieu il y a 39000 ans dans
les Champs phlégréens (voir la figure ci-contre), près
de Naples, devaient se reproduire, 150 kilomètres
cubes de lave seraient projetés, ensevelissant sous
d’épais dépôts toute la région allant de Rome au
Sud de l’Italie, faisant pleuvoir des cendres en abondance, selon la direction du vent, sur l’Europe, le
Moyen-Orient ou l’Afrique du Nord, et disséminant de sombres poussières dans l’atmosphère. Le
tableau serait plus apocalyptique encore pour des
éruptions mettant en jeu 1 000 kilomètres cubes
de magma, comme ce fut le cas pour le Yellowstone,
aux États-Unis il y a 640000 ans (voir Les ravages
des supervolcans, page 104) ! Avec la chute d’une
grosse météorite, un tel phénomène est le dernier
danger majeur face auquel l’ingéniosité humaine
est condamnée à rester impuissante.
Par-delà séismes ou éruptions, l’objet fondamental de la géophysique interne, ou science de la
Terre profonde, est éloigné de ces préoccupations
pratiques. Ses principaux objectifs sont de
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AVANT-PROPOS
de Pascal RICHET
P. Richet
Laboratoire de physique
des minéraux et des magmas,
Institut de physique du globe de Paris
comprendre la planète et de déterminer les mécanismes des grandes évolutions qui y ont eu lieu
depuis sa formation, il y a 4,55 milliards d’années.
Après de tout premiers moments sans doute dominés
par l’existence d’un immense océan de magma (voir
Une Terre jeune et froide, page 80), comment se
sont individualisées des enveloppes distinctes allant
de l’atmosphère à la graine du noyau ? Quelles
relations entretiennent ces diverses couches ?
Quels phénomènes expliquent les mouvements
profonds de matière? En d’autres termes, comment
fonctionne la machinerie complexe dont nous observons aujourd’hui, de la surface, les effets?
Constituant un inépuisable réservoir de matière
et d’énergie, les profondeurs de la Terre ont joué
un rôle déterminant dans cette longue suite de
transformations. En leur sein, les transferts de
matière sont souvent d’une lenteur extrême, ayant
des vitesses dont l’unité est le centimètre par an
(voir La convection, moteur du manteau, page 38).
C’est la durée des temps géologiques qui leur
confère leur importance.
À l’échelle d’une vie humaine, les premiers déplacements observés furent verticaux, car ils modifient
les lignes de rivage. Ainsi, au XVIIIe siècle, le botaniste Carl von Linné (1707-1778) remarqua le soulèvement d’environ un mètre par siècle qui affecte la
Scandinavie (et le bouclier canadien), mais il ne put
deviner que la cause en était un lent réajustement
de l’écorce terrestre consécutif à la disparition de la
charge exercée par une calotte glaciaire (voir Voir
la planète avec la pesanteur, page 72).
Les thèses controversées d’Alfred Wegener
(1880-1930) sur la dérive des continents l’ont
montré, les déplacements horizontaux ne se laissent pas découvrir aussi facilement. Ils ne sont
DOSSIER N°67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
plus mis en doute depuis qu’ils ont été intégrés
dans le schéma global de la tectonique des plaques
il y a près d’un demi-siècle. Expression superficielle de mouvements profonds, ces déplacements
renouvellent progressivement la face du monde.
Toutefois, les idées sur les profondeurs de la Terre
ont avancé lentement, car nombre d’obstacles
sont opposés par un corps de 6370 kilomètres de
rayon moyen et dont l’intérieur reste inaccessible.
Les forages les plus profonds n’ont guère dépassé
10000 mètres et les fragments de roches ramonés
par le volcanisme proviennent au plus d’une centaine
de kilomètres. Voir à travers les milliers de kilomètres
de roches denses, chaudes et opaques est moins
aisé que porter le regard à travers le vide des
espaces intersidéraux. Dans les années 1930, la
constitution profonde de la Terre demeurait ainsi
inconnue quand les mécanismes des réactions thermonucléaires à l’œuvre dans les étoiles commençaient à être établis.
Des concepts anciens
Pourtant, la géophysique a d’innombrables quartiers de noblesse. La géodésie vit le jour dès le
Ve siècle avant notre ère lorsque Parménide proclama
la rotondité de la Terre. Cette rotondité et l’existence d’enveloppes concentriques de terre, d’eau
et d’air, Aristote les expliqua en supposant que
chacun de ces éléments se dirigeait spontanément vers son lieu naturel : eau et terre vers le
bas, et air vers le haut, juste au-dessous du quatrième
élément, le feu. La Terre profonde d’Aristote
était donc froide, et elle le resta près de 2 000 ans…
La révolution scientifique fournit une série de
concepts fondamentaux qui sont encore pertinents.
Pionnier de l’étude du magnétisme, William Gilbert
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de Dolomieu (1750-1801), bien avant que Joseph
Barrell (1869-1919) le nomme asthénosphère et
que l’existence d’un vaste noyau liquide ne soit
détectée. En outre, Kelvin fonda la géophysique
moderne en prônant l’emploi systématique de
méthodes physico-chimiques.
La panoplie des sondes
(1544-1603) supposa que la boussole réagissait à
un vaste aimant présent dans les profondeurs de la
Terre (voir Le moteur de la dynamo terrestre, page 16).
Plus audacieux, selon René Descartes (1596-1650),
la Terre et les étoiles sont faites de la même matière;
notre planète serait un fragment d’étoile qui s’est
refroidi en ayant acquis une structure en couches.
Développant les idées de Descartes, Leibniz
(1646-1716) assura que la Terre primitive avait
été entièrement fondue. Une cristallisation avait
ensuite produit les masses granitiques des continents et une solution aqueuse qui, en refroidissant, avait donné naissance aux océans. La Terre
était donc chaude en profondeur, une idée dont
tira profit Buffon (1707-1788) pour en estimer
l’âge d’après sa vitesse de refroidissement et sa
température de surface, et, de la sorte, établir l’immensité des temps géologiques.
Dans un tournant important vers des approches
quantitatives, Joseph Fourier (1768-1830) donna
une base mathématique solide aux spéculations de
Buffon en établissant son équation décrivant la
propagation de la chaleur dans les solides.
Mais quelle était l’importance relative de la
chaleur parvenant à la surface de la Terre en provenance du Soleil et des profondeurs ? Ce second
point fut rapidement tranché au profit du Soleil
par des mesures calorimétriques. Des mesures
systématiques de températures effectuées dans les
mines conduisirent Louis Cordier (1777-1861)
à définir un gradient géothermique moyen de
un degré Celsius par kilomètre et à conclure, par
une extrapolation audacieuse, que le Terre était
une mer de feu couverte d’une croûte solide mince
de 50 kilomètres seulement (voir la figure ci-dessus).
Le balancier était allé trop loin…
William Thomson (1824-1907), alias lord
Kelvin, démontra qu’elle était « aussi rigide que
l’acier». À son tour, il fut trop catégorique: un soubassement plastique avait déjà été postulé par Déodat
6
LA MER DE FEU telle qu'on
la voyait alimenter
directement les volcans
à la fin du XIXe siècle.
livres
• V. DEPARIS et H. LEGROS, Voyage
à l’intérieur de la Terre,
CNRS-Éditions, 2000.
• P. RICHET, L’âge du monde,
Le Seuil, 1999.
• Cl. ALLÈGRE, L’écume
de la Terre, Fayard, 1983.
Dans une large mesure, les géophysiciens suivent
encore le programme initié par Kelvin. Pour sonder
la Terre, les méthodes sismologiques restent irremplaçables : la vitesse et la nature des ondes transmises reflètent la densité et la nature solide ou
liquide des milieux traversés. Elles mettent ainsi
en évidence les discontinuités physiques ou
chimiques qui distinguent successivement, à partir
de la surface, la croûte, le manteau supérieur, la
zone de transition (voir La zone de transition, la
couche clef du manteau, page 74), le manteau inférieur, le noyau et la graine (voir Le cœur de la
Terre dévoilé par les ondes, page 8). En s’inspirant
des techniques de l’imagerie médicale, ces méthodes
permettent même désormais de détecter de grandes
hétérogénéités telles que des lambeaux de plaques
englouties dans les profondeurs du manteau (voir
Un monde sous le manteau, page 30).
En revanche, c’est en prenant du recul par
rapport à leur objet que d’autres branches de la
géophysique interne ont récemment progressé.
En effet, les satellites se sont mués en instruments
de mesure très sensibles, couvrant rapidement des
aires, voire des profondeurs immenses, et fournissant quantité de données dont l’analyse conduit
à préciser la connaissance de la structure profonde
de la Terre et de sa dynamique.
Cependant, ces méthodes physiques restent
muettes sur la composition chimique des différentes
couches. Faute de pouvoir échantillonner la Terre
en profondeur, le noyau métallique fut d’abord
supposé par analogie avec certaines météorites.
Depuis, la situation a changé grâce à divers dispositifs ingénieux qui reproduisent en laboratoire les
pressions et températures extrêmes du cœur de la
Terre. Le principal minéral du manteau inférieur,
et de la Terre entière, a ainsi pu être synthétisé: c’est
un silicate ferromagnésien de formule (Mg,Fe)SiO3,
dont la structure est celle de la pérovskite.
En complément, les méthodes de simulation
associées à des ordinateurs toujours plus puissants
donnent aujourd’hui accès à des phénomènes qui
restent autrement inaccessibles, telles l’origine du
champ magnétique et celle de ses innombrables inversions dans le passé. Pour autant, peut-on espérer
un jour simuler les grands traits de l’évolution de la
Terre depuis ses origines? Hélas non, en raison de
la nature chaotique de bien des phénomènes profonds.
Qu’on se rassure, la Terre a néanmoins livré bien de
ses secrets, présentés dans ce numéro.
■
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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LE NOYAU
Le noyau,
un organe complexe
8
Le cœur de la Terre
dévoilé par les ondes
par Raphaël GARCIA, Marie CALVET
et Annie SOURIAU
16
Le moteur
de la dynamo terrestre
par Dominique JAULT, Daniel BRITO,
Philippe CARDIN et Henri-Claude NATAF
24
La Terre déboussolée
par Julien AUBERT, Gauthier HULOT
et Yves GALLET
30
Un monde sous le manteau
Shutterstock/Lourdu Prakash Xavier
par Stéphane LABROSSE
Les ondes sismiques ont révélé la structure du noyau terrestre,
constitué d’une graine solide entourée de fer liquide. Les mouvements
qui agitent cette partie liquide expliquent le champ magnétique
de la Terre, dont on commence à comprendre les variations
et les inversions. En outre, sa frontière avec le manteau recèle
d’étranges volcans inversés et des continents invisibles.
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Page 8
Fondamental
Sous-thème
Raphaël GARCIA, Marie CALVET et Annie SOURIAU
Le cœur de la Terre
Les ondes sismiques qui traversent la Terre permettent de « scanner »
sa structure. Au centre d’un noyau de fer en fusion se trouve
une graine solide, constituée d’un agrégat de cristaux géants.
Raphaël GARCIA
est maître de conférences
à l’Université de Toulouse
Paul Sabatier (UPS)
et travaille au Laboratoire
de dynamique terrestre
et planétaire (LDTP),
Unité mixte CNRS-UPS.
Marie CALVET
est physicienne adjointe
à l’Observatoire
Midi-Pyrénées et à l’UPS,
Laboratoire LDTP.
Annie SOURIAU
est directrice de recherche
émérite au CNRS, au LDTP.
L’ESSENTIEL
➥ On connaît mieux
la structure de la Terre
depuis l’avènement
de la sismologie,
au début du XXe siècle.
➥ Sous le manteau
rocheux s’étend
un noyau liquide,
puis une graine solide
et peut-être
une sous-graine.
➥ Le noyau et la graine
sont constitués de fer
et de quelques pour cent
de nickel et d’éléments
plus légers.
➥ La graine est
un agrégat de cristaux
de taille kilométrique,
dont les caractéristiques
influent sur la propagation
des ondes sismiques.
8
Voici ce que je décide, répliqua le professeur
Lidenbrock en prenant ses grands airs : c’est que ni
toi ni personne ne sait d’une façon certaine ce qui
se passe à l’intérieur du globe, attendu qu’on connaît
à peine la douze-millième partie de son rayon.
Jules Verne,
Voyage au centre de la Terre, 1864
A
lors que les mouvements des étoiles et
des planètes du Système solaire sont
observés et mis en équations depuis
plusieurs centaines d’années, la structure interne
de la Terre est encore mal connue à la fin du
XIX e siècle. Dans l’ouvrage de Jules Verne,
Lidenbrock avance tout de même : « L’intérieur
du globe n’est formé ni de gaz, ni d’eau, ni des
plus lourdes pierres que nous connaissons, car
dans ce cas, la Terre aurait un poids deux fois
moindre. » En effet, la première estimation
correcte de la densité moyenne de notre planète,
effectuée par Nevil Maskelyne, en 1774, suggère
la présence d’un noyau lourd en son centre, et
l’analyse des météorites ferreuses en 1827 par
Pierre Louis Antoine Cordier fait naître l’idée
que les profondeurs terrestres recèlent du fer,
mais ces quelques informations ne suffisent
pas pour trancher entre les multiples théories
contradictoires qui s’affrontent.
Au début du XXe siècle, le développement
des premiers sismomètres bouleverse nos connaissances de l’intérieur de la Terre. Ces instruments
sont capables de détecter le mouvement du sol
engendré par un séisme situé à plusieurs milliers
de kilomètres, voire aux antipodes. En mesurant les temps d’arrivée des ondes en divers points
de la planète, on déduit leur vitesse de propagation en fonction de la profondeur qu’elles ont
atteinte. Cette vitesse dépend à la fois de la
composition chimique et de la structure minéralogique des constituants de la planète, ainsi
que de la température et de la pression du milieu
traversé. Les ondes sismiques révèlent alors l’ana-
tomie de la Terre, un peu comme les radiographies et les échographies sondent le corps
humain.
En 1906, Richard Oldham s’aperçoit que les
ondes qui passent près du centre de la Terre sont
notablement retardées. Il en déduit l’existence
d’une structure distincte du manteau, à savoir le
noyau. Par la suite, les géophysiciens remarquent que, dans une zone particulière du globe,
certaines ondes disparaissent ; en 1912, Beno
Gutenberg analyse la géométrie de cette « zone
d’ombre» engendrée par le noyau et évalue le rayon
de celui-ci à environ 3 500 kilomètres. La valeur
retenue aujourd’hui est de 3 480 kilomètres !
Cœur solide ou liquide ?
À cette époque, les sismologues imaginent encore
une Terre complètement rigide. En 1926, Harold
Jeffreys montre que pour expliquer l’amplitude
des déformations engendrées par les marées, on
doit faire l’hypothèse d’un noyau fluide. Dix ans
plus tard, en 1936, Inge Lehmann démontre
l’existence d’une structure solide, la graine, au
cœur du noyau liquide, en détectant des ondes
réfléchies à sa surface. Il faudra attendre les
années 1960 pour confirmer la rigidité de la
graine grâce à l’analyse des modes propres de
vibration de la Terre (voir l’encadré page 10). À
ce stade, la vision moderne de la structure interne
de la Terre est globalement élaborée : une graine
solide au centre d’un noyau liquide, lui-même
entouré par le manteau.
Cette vision s’affinera grâce au déploiement
de réseaux sismologiques mondiaux et au rapprochement de plusieurs disciplines scientifiques. La
sismologie nous renseigne sur les variations
spatiales des propriétés mécaniques des matériaux
dans le noyau. La minéralogie à haute température et haute pression révèle les changements de
phase et les propriétés mécaniques des matériaux.
Enfin, grâce à des modèles numériques et à divers
dispositifs expérimentaux, la géodynamique simule
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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dévoilé par les ondes
Manteau
(solide)
Noyau
(liquide)
0
1 221 km
3 480 km
Didier Florentz
Graine
(solide)
6 371 km
LA STRUCTURE INTERNE DE LA TERRE
se décompose en trois parties principales : la
graine, le noyau liquide et le manteau, sur lequel repose
la mince croûte terrestre. Le manteau, solide (mais non
rigide), est constitué de silicates de magnésium et de fer. Le
noyau a pour constituant principal le fer métallique ; il est liquide
en raison des hautes températures régnant à ces profondeurs.
La pression augmente avec la profondeur et le fer liquide finit
par se solidifier : la partie solide est la graine.
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La sismologie, ou la Terre mise à nu
es séismes sont des « coups de marteau » qui se répercutent dans toute
la Terre. Les géophysiciens utilisent alors certaines ondes créées, dites
de volume, et les modes propres de vibration de notre planète pour récolter de précieuses informations sur le noyau (voir la figure ci-dessous).
Les ondes de volume sont de deux types : les ondes de compression
(notées P) font vibrer le milieu dans la direction de propagation, tandis
que les ondes de cisaillement (notées S) engendrent des mouvements perpendiculaires à cette direction. Les ondes P sont plus rapides que les
ondes S et se propagent dans les milieux solides et liquides. Les ondes S,
elles, sont arrêtées par les liquides, mais elles peuvent se transformer en
ondes P lorsqu’elles traversent une interface entre deux milieux ; le processus inverse est aussi possible.
Les ondes de volume observées ont des périodes comprises entre 0,1 et
30 secondes. Elles se propagent selon des rais sismiques comparables aux
rais de lumière, c’est-à-dire que pour aller d’un point à un autre, elles suivent
le chemin correspondant au temps de trajet le plus court possible (principe
de Fermat). Leur temps de propagation dépend des propriétés élastiques des
matériaux au voisinage du rai. Au cours de leur voyage, elles perdent de
l’énergie, ce qui permet de mesurer les propriétés d’atténuation du milieu. La
sismologie révèle ainsi les variations spatiales des paramètres viscoélastiques des matériaux terrestres, grâce à des méthodes d’imagerie de type
radiographie (utilisant des ondes transmises à travers le milieu) ou échographie (utilisant des ondes réfléchies).
Plus précisément, les techniques de radiographie exploitent deux
types d’ondes passées par le noyau : les ondes PKP et les ondes SKS. Dans
ces dénominations, chaque lettre correspond à une portion de trajet et un
type d’onde (P : onde P dans le manteau ; S : onde S dans le manteau ; K :
onde P dans le noyau liquide ; I : onde P dans la graine ; J : onde S dans la
graine…). Ainsi l’onde SKS est une onde S dans le manteau, puis P dans le
L
a
noyau liquide, puis à nouveau S dans le manteau. L’onde PKIKP traverse la
graine sous la forme d’une onde P. Les techniques d’échographie utilisent
les ondes réfléchies sur les interfaces, désignées par des minuscules : PcP
est ainsi une onde P réfléchie à la surface du noyau liquide « c », tandis
que PKiKP est l’onde réfléchie à la surface de la graine.
Les modes propres de vibration
Les vitesses sismiques et l’atténuation des ondes sont également obtenues en analysant les fréquences et les amplitudes des modes propres de
vibration de la Terre. Ces modes sont les notes jouées par la caisse de
résonance terrestre suite à un fort coup de marteau sismique. Il s’agit de
vibrations à très longues périodes (55 minutes pour le mode le plus
grave), qui sont détectées en examinant plusieurs heures d’enregistrements sismologiques lors de très gros séismes. Les modes sont formés
par l’interférence de toutes les ondes de volume entre elles, de sorte que
leur analyse met en évidence certaines caractéristiques de ces ondes,
comme la vitesse des ondes S dans la graine. Selon leur fréquence, ces
modes sont plus ou moins sensibles aux structures du manteau, du noyau
liquide et de la graine. Par rapport aux ondes de volume, ils présentent
l’avantage de nous renseigner sur la structure globale de la Terre, et d’apporter une information directe sur la densité.
Le développement des réseaux mondiaux et régionaux de sismomètres
numériques, ainsi que la large diffusion des données qu’ils fournissent, ont
amélioré notre représentation du noyau. Cependant, les séismes n’ont lieu
que dans les régions tectoniquement actives et très peu de stations sismologiques sont installées au fond des océans, qui recouvrent 70 pour cent de
la planète — un manque que plusieurs projets visent à combler dans les prochaines années. En conséquence, toutes les régions du noyau n’ont pas pu
être sondées avec précision : certaines sont encore floues!
b
Séisme
Séisme
Position
d’équilibre
Ondes
réfléchies
Ondes
qui ne « voient »
pas le noyau
Graine
R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau
Noyau
Zone
d’ombre
Manteau
Ondes transmises
à travers le noyau
LES ONDES ONT DIFFÉRENTES TRAJECTOIRES, ou «rais» (a), selon les caractéristiques des milieux traversés. Pour explorer le noyau terrestre, on enregistre, lors
d’un séisme, des ondes P de compression (en trait plein) et des ondes S de
cisaillement (en pointillés), qui sont soit transmises à l’intérieur du noyau (en rouge),
soit réfléchies à sa surface (en bleu); les ondes S se transforment en ondes P en
entrant dans le noyau, puis subissent la transformation inverse en en sortant.
10
Déformation
D’autres ondes (en vert)n’atteignent pas le noyau. En déviant les ondes de compression, le noyau crée une «zone d’ombre», dans laquelle on perd la trace de ces
ondes. Lors de très gros séismes, tout le volume de la Terre vibre selon certaines
formes caractéristiques nommées «modes propres» (b), à des fréquences particulières dites «de résonance». Celles-ci dépendent des variations spatiales des
propriétés élastiques et de la densité à l’intérieur de la Terre.
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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LE NOYAU
Nord
Dissymétrie
Est-Ouest
a
VO
Anisotropie
Nord-Sud
VO
Autre forme
d’anisotropie
VH
Ouest
VZ
Est
Atténuation
Forte
b
VZ
Faible
Sud
les écoulements à l’œuvre dans les différentes
parties de la Terre afin de mieux comprendre leurs
dynamiques et leurs couplages.
On explore ainsi de nombreuses questions,
relatives aux compositions chimiques, aux formes
cristallographiques, aux hétérogénéités diverses,
etc. Pénétrons donc dans les entrailles de notre
planète, depuis l’interface avec le manteau jusqu’au
cœur du noyau.
Un noyau deux fois
plus dense que le manteau
À la frontière entre le manteau et le noyau liquide
se produit le plus grand saut de densité mesuré à
l’intérieur de la Terre. En effet, l’alliage de fer en
fusion du noyau est presque deux fois plus dense
que les silicates du manteau. Cette discontinuité
marque la frontière entre les mouvements de
convection rapides du noyau liquide et ceux, très
lents, du manteau. C’est aussi un lieu d’échanges
thermiques et chimiques importants. Les observations sismologiques indiquent que cette interface ondule avec une amplitude maximale de
trois kilomètres autour d’une surface moyenne,
qui forme une sphère aplatie au pôle (le rayon y
est inférieur de neuf kilomètres au rayon équatorial) en raison de la rotation de la Terre.
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
VH
VH
VZ
R. Garcia, M. Calve et, A. Souriau
100 kilomètres
LA GRAINE est un agrégat de gros cristaux anisotropes, dans lesquels la
vitesse des ondes sismiques dépend de la direction de propagation. Les 100premiers
kilomètres de la graine sont isotropes et très atténuants, car ces cristaux sont
orientés aléatoirement, d’où une forte diffusion et une vitesse moyenne V0 égale
dans toutes les directions (a). Dans les couches plus profondes, les cristaux « pointent» tous dans la même direction, de sorte que la graine reflète leur anisotropie: les
ondes se propagent à une vitesse VZ dans la direction Nord-Sud, supérieure à la vitesse VH
dans le plan de l’équateur (b). Dans les 400 derniers kilomètres, on détecte une forme d’anisotropie différente, qui indique une sous-structure, encore mal connue. On constate en outre
une certaine dissymétrie Est-Ouest: l’anisotropie apparaît à une plus grande profondeur à l’Est et
la couche superficielle y est plus atténuante; en outre, dans cette couche, les vitesses sont plus
grandes à l’Est qu’à l’Ouest (cette dernière propriété n’étant pas représentée ici).
En dessous de cette frontière s’étend le noyau
liquide. Dès 1963, Francis Birch, pionnier de
l’étude des matériaux terrestres à haute pression,
établit qu’il est majoritairement constitué de fer.
Cependant, du fer pur impliquerait une densité
beaucoup trop forte et des vitesses trop faibles par
rapport aux observations sismologiques. Il faut
donc associer au fer des éléments plus « légers ».
On estime aujourd’hui que le noyau liquide est
essentiellement composé d’un alliage de fer et de
nickel (comprenant cinq à six pour cent de nickel),
auquel s’ajoutent environ cinq à dix pour cent
d’éléments plus légers.
La nature de ces derniers est encore débattue,
même si le soufre, le silicium et l’oxygène
semblent les candidats les plus sérieux. Cette
information ouvrirait une fenêtre sur l’histoire
du noyau. En effet, pour y être présents, les
éléments légers doivent avoir une certaine affinité avec le fer. Or celle-ci varie en fonction de
la température et de la pression. Ainsi, si l’on
connaît les éléments légers et leurs affinités avec
le métal, on peut en déduire sous quelles
conditions de température et de pression le fer
s’est séparé des silicates du manteau.
La graine solide, issue de la cristallisation du
noyau liquide, ne contiendrait quant à elle qu’une
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La Terre, une toupie au cœur liquide
renez un œuf cru et un œuf dur, posez-les sur le plan de travail de
votre cuisine et faites-les tourner, comme une toupie. Vous vous
apercevrez tout de suite que leurs rotations sont différentes, car l’intérieur du premier est fluide alors que celui du second est solide. Pour la
Terre, la situation est analogue : notre planète a un cœur en partie liquide. Elle ne tourne donc pas de la même façon qu’une boule parfaitement
solide ayant la même taille, la même forme et la même répartition de
masses. Qui plus est, la rotation est influencée par la présence des
océans et de l’atmosphère. Les géophysiciens analysent alors ce mouvement pour sonder les entrailles de notre planète.
On mesure aujourd’hui très précisément la rotation de la Terre, grâce
aux techniques spatiales et aux horloges atomiques. On utilise notamment
le système américain de positionnement par satellites GPS (Global
Positioning System). Dans une autre méthode, l’interférométrie à très
longue base (VLBI, pour Very Long Baseline Interferometry), on détermine
le décalage en temps de la réception, par deux antennes distantes, de
signaux provenant d’une même source radio extragalactique. Un troisième
outil, la télémétrie laser-Lune, consiste à mesurer le temps mis par une
impulsion laser pour atteindre la Lune et en revenir (des réflecteurs y ont
été déposés lors des missions Apollo). La télémétrie laser-satellite, où un
satellite remplace la Lune, est une méthode similaire.
P
Axe de la rotation
terrestre
Précession
Nutation
de Bradley
Équateur
Didier Florentz
Écliptique
L’AXE DE ROTATION DE LA TERRE est incliné d’environ 66,5 degrés par rapport
au plan de l’écliptique. Il tourne autour de la direction perpendiculaire à l’écliptique en 25800 ans. C’est la précession (en rouge). À ce mouvement se superposent des oscillations de l’axe, dénommées nutations. La principale nutation,
dite nutation de Bradley, est représentée ici (en vert); elle a une amplitude de
9,2 secondes d’angle et un cycle de 18,6 ans. D’autres nutations, d’amplitudes
plus faibles, sont de périodes annuelles, semi-annuelles, etc. La non-rigidité de
la Terre perturbe ces amplitudes, dont la mesure permet aux géophysiciens d’accéder à des informations sur l’intérieur de la planète.
12
On connaît alors bien le mouvement de la Terre, dont l’axe de rotation
n’est pas fixe par rapport aux étoiles: il subit des mouvements de précession et de nutation (voir la figure ci-dessous). Dès les XVIIe et XVIIIe siècles,
Newton et l’astronome anglais James Bradley avaient prédit les mouvements «globaux» de cet axe, qui sont dus à l’attraction gravitationnelle de
la Lune, du Soleil et des autres planètes sur la forme elliptique de la Terre.
Les mesures révèlent que ces mouvements ne sont pas exactement
conformes aux calculs des deux illustres scientifiques, effectués pour un
corps rigide. Pour comprendre les écarts, les géophysiciens construisent
des modèles théoriques et comparent la rotation simulée avec la rotation mesurée : lorsque les deux coïncident, ils en déduisent que la modélisation est proche de la réalité. Ils ont ainsi montré que le manteau, le
noyau fluide et la graine — dont l’existence avait été révélée par la sismologie — tournent en bloc selon des axes légèrement différents.
Quand les entrailles de la Terre résonnent
En outre, les équations font apparaître plusieurs fréquences propres —
des fréquences de mouvement propres au système manteau-noyau-graine considéré, indépendamment des actions extérieures. Lorsque le système est excité à ces fréquences par une force externe adéquate, il entre
en résonance, c’est-à-dire que son mouvement est amplifié par rapport à
ce qu’il aurait été pour une Terre rigide. Or deux de ces fréquences correspondent à des périodes très proches de 24 heures, soit la période des
ondes de marée provoquées par la Lune et le Soleil. On arrive alors à
détecter les résonances dans les mesures.
La première de ces fréquences est dite de nutation libre du noyau
(Free Core Nutation, ou FCN): à cette fréquence se produit une nutation
amplifiée de l’axe du noyau liquide. Dans les années 1980, les géophysiciens
ont mis en évidence l’influence de cette nutation dans les mesures effectuées sur le mouvement de l’axe de rotation terrestre (du manteau). Ils en
ont déduit une fréquence FCN mesurée, qui différait de cinq pour cent de sa
valeur théorique. Ce résultat indique un aplatissement du noyau supérieur
de cinq pour cent à celui qui avait été supposé dans les modèles. Ceux-ci
envisageaient un aplatissement résultant uniquement d’un équilibre entre
l’effet centrifuge de la rotation et l’autogravité de la Terre. Le suraplatissement est probablement lié aux hétérogénéités de densité au sein du manteau terrestre, elles-mêmes dues aux mouvements de convection. Par
ailleurs, les mesures montrent que la composante de nutation correspondant à la fréquence FCN s’amortit au cours du temps. On en déduit l’existence de frottements importants entre le manteau et le noyau.
La deuxième fréquence de résonance de période proche de
24 heures est dite fréquence de nutation libre de la graine (Free Inner
Core Nutation, ou FICN). En analysant les amplitudes de nutation mesurées par interférométrie à très longue base, Sonny Mathews, de
l’Université de Madras, Laurence Koot, de l’Observatoire royal de Belgique
et leurs collègues ont déterminé expérimentalement la période exacte et
l’amortissement correspondant à cette fréquence ; l’interprétation de
leurs résultats doit être poursuivie, afin de préciser les paramètres géophysiques qui influent sur ces valeurs, notamment l’amplitude du champ
magnétique à l’interface graine-noyau et la viscosité de la graine.
Plus généralement, les géophysiciens doivent continuer les confrontations entre leurs modèles théoriques et les enregistrements de la rotation
terrestre, afin de progresser, avec l’aide des expériences de laboratoire et des
méthodes sismologiques, dans l’exploration de l’intérieur de notre planète…
Marianne GREFF-LEFFTZ,
Institut de physique du globe de Paris (IPGP)
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LE NOYAU
faible quantité d’éléments légers, de l’ordre de
un à cinq pour cent.
La présence des éléments légers a deux conséquences principales. D’abord, ils modifient la
minéralogie des alliages de fer dans la graine et
les propriétés sismiques de celle-ci. Ensuite, ils
sont en partie responsables des mouvements
de convection du fer liquide dans le noyau, qui
sont à l’origine du champ magnétique terrestre.
En effet, les éléments légers relâchés à la surface
de la graine lors de sa cristallisation ont une
densité plus faible que le liquide environnant ;
ils subissent donc une poussée d’Archimède qui
les entraîne vers le haut, suscitant un brassage
du liquide.
Dans le noyau liquide, la sismologie nous
renvoie l’image d’un mélange parfaitement homogénéisé par la convection. Les mouvements de ce
mélange sont invisibles, mais la vitesse des écoulements du fer en fusion peut être estimée grâce
à l’analyse du champ magnétique terrestre : elle
atteindrait 30 kilomètres par an. Les ondes
sismiques ne détectent pas non plus d’objets
flottants dans le liquide. Cependant, elles suggèrent que les derniers 150 kilomètres à la base du
noyau liquide constituent une couche plus dense,
sans doute liée à divers processus à l’œuvre lors
de la cristallisation de la graine.
Manteau
Noyau liquide
Réarrangement de matière
Axe de rotation
de la Terre
Convection
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Chaleur
blage de ces cristaux. Il faut alors, d’une part,
reconstituer la minéralogie de la graine (le type
de phase minéralogique et son anisotropie
cristalline) et, d’autre part, trouver un mécanisme capable de créer une texturation, c’està-dire d’orienter la majeure partie des cristaux
dans une direction compatible avec les observations sismologiques.
En effet, les ondes sismiques rendent compte
des propriétés moyennes des cristaux qu’elles
rencontrent. Si ceux-ci étaient orientés de façon
aléatoire, la vitesse des ondes serait la même dans
toutes les directions (voir la figure page 11). Le fait
que les ondes « voient » l’anisotropie des cristaux
indique qu’ils sont préférentiellement orientés
dans une direction donnée.
En fonction de la température et de la pression, l’arrangement des atomes dans le réseau
cristallin varie et les structures cristallines (ou
phases) formées ont des propriétés physiques
et mécaniques différentes, dépendantes de la
Une graine anisotrope,
constituée de cristaux de fer
DES CRISTAUX ANISOTROPES
orientés aléatoirement
diffusent les ondes
sismiques, c’est-à-dire
qu’ils dévient de l’énergie
dans toutes les directions,
d’où une forte atténuation
de l’onde initiale.
Énergie diffusée
Onde
sismique
R. Garcia, M. Calvet, A. Souriau
Entrons maintenant dans la graine. En 1986,
plusieurs équipes de sismologues indiquent qu’elle
est anisotrope en vitesse, c’est-à-dire que la vitesse
des ondes varie en fonction de leur direction de
propagation : les ondes sont plus rapides selon
l’axe Nord-Sud que dans le plan de l’équateur.
De la même façon, la variation d’amplitude des
ondes qui traversent la graine est anisotrope :
alors que les trajets Nord-Sud sont très atténués, les trajets équatoriaux le sont peu. Cette
concomitance d’une haute vitesse et d’une
forte atténuation dans la direction de l’axe de
rotation terrestre est intrigante, car une atténuation élevée est le plus souvent associée à un ralentissement et traduit une température élevée – c’est
d’ailleurs ce qu’on observe dans le manteau
terrestre. En effet, le matériau est alors moins
rigide, ce qui diminue la vitesse des ondes
sismiques et augmente les effets anélastiques
responsables de l’atténuation des ondes.
Si l’anisotropie en atténuation est encore mal
comprise, l’anisotropie en vitesse nous révèle
la structure de la graine. Elle est certainement
due à la présence de cristaux de fer anisotropes, qui possèdent une direction dans laquelle
la vitesse sismique est supérieure. On peut
imaginer la graine comme un agrégat, un assem-
Graine
R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau
Chaleur
LA CONVECTION dans
le noyau liquide, organisée
en colonnes parallèles à
l’axe de rotation de la Terre,
extrait plus de chaleur
à l’équateur qu’aux pôles
(flèches rouges). La graine
croîtrait alors par
cristallisation à l’équateur,
avant qu’une partie de
la matière solidifiée ne soit
redirigée vers les pôles
(flèches bleues), l’équilibre
gravitationnel imposant une
forme quasi sphérique.
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direction. La forme minéralogique et les
propriétés de l’alliage de fer constituant la graine
font encore débat, car les techniques expérimentales et numériques actuelles atteignent difficilement les conditions de température et de pression très élevées de la graine (autour de
5 000 degrés et environ trois millions de fois la
pression atmosphérique). En outre, la composition chimique de celle-ci est soumise à de
grandes incertitudes.
Le domaine « température-pression » de stabilité de chaque phase, nommé diagramme de
phase, est connu pour le fer pur à basse pression.
En revanche, aux conditions thermodynamiques
de la graine, il devient beaucoup plus contro-
LES DEUX FACES DE LA GRAINE
a graine, comme la Lune, aurait deux faces différentes (voir la figure cidessous). L’une correspond à peu près à l’hémisphère Est de la Terre
(40°-180° Est), qui couvre toute l’Asie depuis l’Afghanistan jusqu’au
détroit de Béring, et l’autre à l’hémisphère Ouest (180° Ouest–40° Est).
Des modélisations numériques récentes suggèrent que cette dichotomie serait due aux couplages thermiques entre le manteau, le noyau
liquide et la graine. À la base du manteau, sous l’Asie, se trouve une zone
plus froide que la région environnante ; il s’agit probablement du vestige
d’une ancienne plaque de subduction, ayant « coulé » jusqu’à la frontière
entre le noyau et le manteau il y a 100 à 200 millions d’années. Cela implique
un refroidissement supérieur sous cette zone. Ce phénomène structure
les mouvements de convection turbulents du noyau liquide sur de
longues échelles de temps : il crée un « vent thermique » moyen, qui extrait
un flux de chaleur à la surface de la graine plus important côté Est. Ceci
entraîne une cristallisation préférentielle dans cette région, et donc une
croissance dissymétrique de la graine.
L
180°
Vent thermique
moyen
Convection, doigts de fer
ou bourrelets équatoriaux ?
Zone
plus froide
r
leu
Cha
90° Ouest
Graine
90° Est
R. Garcia, M. Calvet et A. Souriau
Convection
Noyau liquide
0°
LES HÉMISPHÈRES EST ET OUEST de la graine ont des propriétés sismiques différentes. Cela
s’explique par une zone du manteau plus froide sous l’Asie, induisant un vent thermique
moyen qui évacue plus de chaleur du noyau liquide et entraîne une cristallisation plus rapide
de la graine dans l’hémisphère Est, comme le montre cette coupe équatoriale de la Terre.
14
versé : le fer est-il sous forme hexagonale ?
Cubique ? Ou autre ? Si le fer était pur, la phase
hexagonale serait la plus probable. Cependant,
la quantité et la nature des éléments légers dans
la graine peuvent déplacer les domaines de stabilité des différentes phases. En présence de
nickel par exemple, l’alliage de fer serait stabilisé plutôt dans une phase cubique. Les deux
phases (cubique et hexagonale) coexistent
peut-être dans la graine.
Les mécanismes de texturation (d’orientation préférentielle des cristaux dans une direction) ne font pas plus consensus. La texturation pourrait résulter de mouvements de
convection thermique à l’intérieur de la graine :
les cristaux pris dans les écoulements s’orienteraient dans une direction qui facilite ces derniers.
De fait, de tels mécanismes sont à l’œuvre
dans le manteau, également anisotrope (voir La
convection, moteur du manteau, par P. Thomas,
page 38). Notons qu’on parle ici de convection « solide », un phénomène autorisé par le
comportement ductile des matériaux en profondeur, qui permet au réseau cristallin de se
déformer sans se briser.
Cependant, une convection dans la graine
suppose que la quantité de chaleur soit suffisante pour mettre en mouvement cette masse
solide et visqueuse et qu’elle ne soit pas totalement évacuée par conduction. Or, d’une part, la
quantité de chaleur dépend de la quantité d’éléments radioactifs dans la graine, qui serait assez
faible et, d’autre part, on connaît mal la conductivité thermique du fer à haute pression et haute
température.
D’autres pistes ont donc été explorées. La structure des écoulements à l’intérieur du noyau
liquide entraîne un refroidissement de la graine
plus important à l’équateur qu’aux pôles (voir
la figure page 13, en haut). Deux scénarios de
formation de la texture anisotrope s’affrontent
alors. Le premier propose que des doigts de fer
(nommés dendrites) cristallisent dans la direction du refroidissement le plus rapide, créant
dans la graine de longues structures ferreuses
orientées perpendiculairement à l’axe Nord-Sud.
Le second stipule que le refroidissement plus
important à l’équateur y crée un bourrelet de
cristallisation qui déforme la graine ; la gravité
imposant à celle-ci une forme quasi sphérique,
les cristaux s’écouleraient alors depuis l’équateur vers les pôles, d’où une texturation de la
graine. Ce réarrangement interne ne doit pas
être confondu avec de la convection, qui implique
un flux de chaleur. Outre ces scénarios fondés
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LE NOYAU
sur l’inégale répartition du refroidissement,
des mécanismes de texturation associés au champ
magnétique ont également été proposés.
Si la vitesse des ondes sismiques nous renseigne
sur l’orientation et la phase des cristaux de fer, leur
atténuation est caractéristique de leur taille.
L’atténuation des ondes dans la graine varie avec
la profondeur : après une couche très atténuante
dans les 100 premiers kilomètres, elle diminue
progressivement. La perte d’énergie des ondes
sismiques serait due à leur diffusion par des objets
diffractants (voir la figure page 13, en bas) : à chaque
fois que l’onde rencontre une hétérogénéité – c’està-dire une zone dans laquelle la vitesse sismique
diffère de celle du milieu environnant –, une partie
de son énergie est déviée.
Des cristaux de fer géants
Ainsi, les ondes qui traversent la graine sont fortement atténuées, et les ondes réfléchies par sa
surface sont suivies, lors de leur remontée vers
les sismomètres, par de l’énergie renvoyée par les
objets diffractants à l’intérieur de la graine. Les
sismologues ont montré que ces objets correspondent à des hétérogénéités d’une taille comprise
entre 500 mètres et 10 kilomètres, à l’intérieur
desquelles les vitesses sismiques varient de
quelques pourcents. Quelle est la nature physique
de ces hétérogénéités ? S’agit-il de différences
de composition chimique ? De changements de
phase du fer ? De poches de fluide piégées à
l’intérieur de la graine ?
On associe naturellement les objets diffractants aux cristaux de fer qui constituent la graine.
Les cent premiers kilomètres de celle-ci étant
isotropes en vitesse (voir la figure page 11), les
cristaux doivent y être orientés aléatoirement.
Pour expliquer l’atténuation et la vitesse moyenne
des ondes dans la graine superficielle, les cristaux devraient être de taille kilométrique ! Ces
géants, pour impressionnants qu’ils soient, sont
compatibles avec les lois de croissance proposées par les métallurgistes.
Sous cette couche superficielle, la graine devient
anisotrope, comme nous l’avons évoqué. Les
cristaux y sont donc orientés selon une direction
préférentielle ; l’atténuation est alors plus faible,
car la vitesse sismique varie peu en passant d’un
cristal à l’autre.
Dans les 400 kilomètres les plus profonds,
les ondes rencontrent une anisotropie différente :
les trajets Nord-Sud ne sont pas tellement plus
rapides que les trajets équatoriaux, mais les ondes
se propageant à 50 degrés environ de l’axe de
rotation de la Terre sont beaucoup plus lentes
que les autres ! De cette observation, on déduit
l’existence d’une nouvelle structure, nommée
« sous-graine », d’un rayon compris entre 300 et
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
OSCILLATIONS OU SUPER-ROTATION ?
elon les premières études de la dynamique du noyau liquide, la graine
tournerait plus vite que le manteau terrestre : elle serait en effet entraînée
par les mouvements de convection du liquide, qui forment des colonnes
tourbillonnantes d’axe Nord/Sud tout autour d’elle, et par les forces électromagnétiques produites par la géodynamo. Au milieu des années 1990, des
géophysiciens ont estimé son surcroît de vitesse (on parle de super-rotation) à trois degrés par an. Cependant, depuis cette date, de nombreux sismologues se sont penchés sur le problème avec des données et des méthodes
d’analyse plus précises. La plupart ont conclu que le surcroît de vitesse est
en réalité inférieur à 0,3 degré par an, voire imputable à la marge d’erreur
de leurs estimations.
Les modélisations numériques actuelles prédisent plutôt des oscillations
de la graine. En effet, les couples magnétiques entraînant la graine sont contrebalancés par les forces de frottement et surtout par le couplage gravitationnel
entre la graine et le manteau, dont les anomalies de masse tendent à s’aligner dans une position d’équilibre. La graine est ainsi sans cesse ballottée
autour de sa position d’équilibre par les actions contraires du champ
magnétique et du champ de gravité.
S
450 kilomètres. La présence de cette structure
expliquerait aussi les fréquences de certains modes
de vibration de la Terre.
Une graine dans la graine ?
Pourtant, les caractéristiques de la sous-graine
demeurent imprécises, si bien que son origine reste
mystérieuse. Cette variation de l’anisotropie résultet-elle d’un changement de phase du fer ou d’une
variation de la texture ? La sous-graine est-elle le
vestige d’une graine primitive ou s’est-elle formée
par des processus inconnus et encore en cours ?
Cela reste à déterminer.
Le noyau terrestre est un milieu à la structure
et à la dynamique complexes. Grâce à l’imagerie
sismique, nous devrions progresser sur les
nombreuses questions encore sans réponse et
améliorer notre vision de la structure du noyau.
L’analyse des séismes de dorsales médio-océaniques
et les enregistrements de futurs sismomètres sousmarins apporteront bientôt de nombreuses données
sismologiques en domaine océanique, qui font
aujourd’hui cruellement défaut; en parallèle, l’étude
des couplages mécaniques entre la Terre solide,
l’océan et l’atmosphère va se développer.
Les comparaisons avec les noyaux des planètes
semblables à la Terre seront aussi riches d’enseignements. Aujourd’hui, les informations sur
leur structure ne sont que très parcellaires, car
on n’y dispose pas d’enregistrements sismologiques, sauf pour la Lune, où les missions Apollo
ont déposé des sismomètres dans les années 1970.
Les géophysiciens travaillent donc à des projets
visant à déployer des sismomètres sur la Lune et
sur Mars. Cela devrait nous donner de précieux
indices pour comprendre la formation et l’évolution des planètes.
■
livres
• A. DEWAELE et C. SANLOUP,
L’intérieur de la Terre
et des planètes, Belin, 2005.
• V. DEPARIS et H. LEGROS,
Voyage à l’intérieur de la Terre,
CNRS Éditions, 2000.
articles
• R. DEGUEN et P. CARDIN,
Tectonic history of the Earth’s
inner core preserved in
its seismic structure, in Nature
Geosciences, vol. 2,
pp. 419-422, 2009.
• J. AUBERT et al.,
Thermochemical flows couple
the Earth’s inner core growth to
mantle heterogeneity, in Nature,
vol. 454, pp. 758-761, 2008.
• M. CALVET et L. MARGERIN,
Constraints on grain size and
stable iron phases in
the uppermost inner core from
multiple scattering modeling of
seismic velocity and attenuation,
in Earth Planet. Sci. Lett.,
vol. 267, pp. 200-212, 2008.
15
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Fondamental
Sous-thème
Dominique JAULT, Daniel BRITO, Philippe CARDIN et Henri-Claude NATAF
Le moteur de la
dynamo terrestre
Pour percer les secrets du champ magnétique de la Terre,
les géophysiciens étudient, par des simulations numériques
et par des expériences sur des modèles réduits,
la dynamique dans le noyau terrestre.
Dominique JAULT
est directeur de recherche
au Laboratoire de
géophysique interne
et tectonophysique (LGIT)
à Grenoble (CNRS, Université
Joseph Fourier).
Daniel BRITO
est maître de conférences
au Laboratoire Modélisation
et imagerie en géosciences,
de l’Université de Pau.
Philippe CARDIN
est directeur de recherche
au LGIT.
Henri-Claude NATAF
est directeur de recherche
au LGIT.
16
A
u IIe siècle, les Chinois utilisaient de la
magnétite, un oxyde de fer naturellement
aimanté, à des fins divinatoires. Posée sur
une table rituelle, une cuillère en pierre d’aimant
représentant la constellation de la Grande Ourse
déterminait l’équilibre des forces yin et yang qui
s’affrontent dans l’Univers. Plus prosaïquement,
la boussole est devenue un moyen de trouver son
chemin, car une aiguille aimantée et libre de pivoter
indique approximativement le Nord.
On sait aujourd’hui que l’aiguille d’une
boussole tend à s’aligner avec les lignes de force
du champ magnétique de la Terre. Ce dernier
ressemble beaucoup à celui que présenterait un
grand barreau aimanté situé au centre du globe.
On parle de champ dipolaire : les lignes de champ
quittent la surface par l’hémisphère Sud, suivent
les méridiens et replongent dans la planète dans
l’hémisphère Nord (voir la figure page ci-contre).
Les pôles magnétiques sont éloignés d’une dizaine
de degrés des pôles géographiques.
S’il est une aide à la navigation, le champ
magnétique terrestre protège aussi les organismes vivants des particules solaires et cosmiques
énergétiques qui bombardent la Terre en permanence. Cependant, ce bouclier n’a pas une intensité ni une structure constantes. Les pôles magnétiques Nord et Sud se sont même inversés des
centaines de fois depuis la formation de la Terre
(voir La Terre déboussolée, par J. Aubert, G. Hulot
et Y. Gallet, page 24). Par ailleurs, les observations
astronomiques ont montré que les champs magnétiques des différentes planètes du Système solaire
sont variés. Comprendre comment une planète,
telle que la Terre, engendre un champ magnétique
est donc un enjeu scientifique d’importance.
Les géophysiciens pensent que le magnétisme
de la Terre est une conséquence des mouvements
qui animent son noyau de métal liquide, composé
à près de 80 pour cent de fer. Or, dans certaines
géométries, des écoulements de fluides conducteurs, tels que le fer liquide, peuvent engendrer des
courants électriques qui créent, à leur tour, des
champs magnétiques, lesquels renforcent les
courants qui leur ont donné naissance, et ainsi de
suite. C’est l’effet dynamo, où champs magnétiques et courants électriques s’entretiennent
mutuellement, à partir du mouvement du fluide.
Deux moteurs possibles
Cependant, au-delà de son principe, le fonctionnement de la dynamo terrestre reste assez
mystérieux. Quels sont les phénomènes qui ont
déclenché l’effet dynamo? Les géophysiciens explorent deux moteurs possibles des mouvements
internes au noyau terrestre : d’une part, les mouvements de l’axe de rotation de la Terre ; d’autre part,
la différence de température entre le centre de la
Terre et sa surface. Comme on ne dispose d’aucune sonde capable d’atteindre le noyau pour y
effectuer des mesures, nous devons nous contenter
de simulations numériques et d’expériences de
laboratoire pour étudier les phénomènes physiques
à l’œuvre dans les profondeurs de la Terre.
Nous examinerons d’abord comment les mouvements de l’axe de la Terre engendrent des contraintes
susceptibles de déclencher un effet dynamo. Nous
décrirons ensuite les expériences permettant d’imaginer les mouvements qui animent le cœur liquide
de la Terre. Modélisations numériques et expériences
en laboratoire se combinent pour nous laisser entrevoir comment naît un champ magnétique.
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LE NOYAU
Delphine Bailly
LE NOYAU LIQUIDE, composé à près de 80 pour cent de fer,
s’étend entre le manteau terrestre et la graine solide
(la boule orange au centre). Les mouvements au sein du
noyau (symbolisés par les cylindres) constituent le moteur
de la dynamo terrestre, laquelle donne naissance au champ
magnétique. À la surface du noyau, la structure du champ
(les lignes blanches) est plus perturbée qu’à proximité de la
surface de la Terre, où l’axe de ce champ magnétique ne
coïncide plus avec l’axe de la rotation (à l’inverse de ce qui
se passe au niveau du noyau).
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La Terre tourne sur elle-même en un jour. À
ce mouvement de rotation s’ajoute un mouvement
de précession de son axe de rotation: cet axe tourne
autour de la direction perpendiculaire au plan de
l’écliptique, le plan de rotation des planètes autour
du Soleil, avec une période égale à 25 800 ans (voir
Le cœur de la Terre dévoilé par les ondes, par R. Garcia,
M. Calvet et A. Souriau, page 8). Comment le
noyau de fer liquide réagit-il aux contraintes mécaniques associées à ces mouvements? Quel rôle cette
réaction joue-t-elle dans la création du champ
magnétique terrestre ?
Dès 1910, le mathématicien Henri Poincaré
étudia le mouvement d’un noyau liquide, à l’intérieur d’une coquille solide (le manteau) légèrement
aplatie aux pôles et animée d’un double mouvement de rotation et de précession. Poincaré
calcula que le noyau liquide tourne en bloc autour
d’un axe intermédiaire entre l’axe de rotation instantanée du manteau et l’axe de précession. Hormis
cette rotation différentielle entre noyau et manteau,
d’autres écoulements complexes surviennent dans
un fluide en rotation, qu’une étude mathématique seule ne permet pas de déterminer.
Ondes inertielles
et cylindres tournants
Nous avons alors conduit, il y a quelques années,
une série d’expériences afin d’étudier les mouvements possibles au sein d’un noyau fluide. Nous
avons utilisé un récipient rempli d’eau, de 25 centimètres de diamètre, légèrement ellipsoïdal, et animé
d’un double mouvement de rotation rapide et de
précession. Pour respecter l’échelle des mouvements terrestres, l’ellipsoïde tourne sur lui-même
avec une vitesse atteignant plusieurs centaines de
tours par minute, tandis que le mouvement de
précession a une période de quelques minutes.
Nous voulions notamment observer des ondes
« inertielles », un phénomène étudié par notre
équipe, après que Rainer Hollerbach et Richard
Kerswell, des Universités de Newcastle et de
Glasgow, l’ont mis en évidence dans les années
1990. Les simulations sur ordinateur avaient montré
PREMIER MOTEUR : LES MOUVEMENTS DE L’AXE DE ROTATION TERRESTRE
n récipient en forme d’ellipsoïde et rempli d’eau est mis en
rotation autour d’un axe (la flèche orange) et soumis à un
mouvement de précession (l’extrémité de l’axe de rotation décrit
le cercle orange centré sur la verticale). Des ondes dites inertielles (a) apparaissent à 30 degrés de latitudes Nord et Sud :
comme des vagues sur la mer, de petites oscillations des particules autour de leur position d’équilibre se propagent en s’enroulant autour de deux cônes (en vert pour les ondes nées au
Sud, en bleu pour celles apparues au Nord) de même axe
(flèche blanche), celui-ci étant décalé par rapport à l’axe de rotation de l’ellipsoïde. Les ondes inertielles conduisent à des
écoulements cylindriques emboîtés, tournant en sens opposés (b).
Le fort cisaillement associé à une telle circulation au sein du
noyau terrestre serait l’un des éléments responsables, via la
création de courants électriques, du champ magnétique de la
Terre. La photographie (c) est celle du dispositif expérimental.
a
b
U
Verticale
Axe de rotation
du fluide
30 degrés
de latitude Nord
Axe de rotation
de la sphère
30 degrés
de latitude Sud
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LE NOYAU
que dans le cas d’un mouvement de précession
de l’ellipsoïde en rotation, le frottement du
noyau sur le manteau entraîne un cisaillement
– une contrainte liée au déplacement de masses
de fluide frottant l’une contre l’autre – qui se
propage à travers le liquide du noyau. Ces ondes
naissent à 30 degrés de latitude (Nord et Sud) par
rapport à l’axe de rotation du fluide, à la frontière
entre le manteau et le noyau (dans l’expérience, il
s’agit de la frontière entre le liquide et la paroi).
Elles se propagent ensuite en tire-bouchon le
long d’une surface conique dont le sommet se
trouve sur le pôle opposé à l’hémisphère où elles
prennent naissance (voir l’encadré ci-dessous).
Pour la première fois, nous avons observé ces
ondes inertielles en laboratoire. Pour ce faire, nous
avons mesuré le profil des vitesses de déplacement
du fluide, au moyen d’un vélocimètre Doppler ultrasonore recueillant l’écho Doppler de fines particules
introduites dans le liquide. Les durées d’aller et retour
de l’onde ultrasonore de l’émetteur jusqu’au récepteur fournissent la position de chaque particule,
c
tandis que le décalage en fréquences donne sa vitesse
et le sens de son déplacement.
Notre expérience a révélé d’autres mouvements : l’écoulement prend la forme de deux
cylindres emboîtés, de même axe que celui de la
rotation, et tournant en sens opposés. À la
source des ondes inertielles, le cisaillement est
élevé, et nous avons montré qu’il accélère ces écoulements cylindriques. En extrapolant les résultats numériques et expérimentaux, on évalue les
vitesses des écoulements à l’échelle de la Terre.
La détermination des mouvements de matière
à l’intérieur d’un ellipsoïde en rotation n’est qu’une
première étape dans la compréhension du moteur
de la dynamo terrestre. Les équations de la
magnéto-hydrodynamique rendent compte de
la façon dont l’énergie mécanique transportée par
les différents mouvements du fluide se transforme
en énergie électrique (des déplacements d’électrons, à distinguer des mouvements de matière).
Étant donné la complexité des calculs, on ne dispose
pas de critère général indiquant si une dynamique
particulière créera ou non un champ magnétique stable. Pour qu’un tel champ naisse, il faut
que les courants amorcent un petit champ magnétique, qui à son tour renforce le courant, puis le
champ magnétique, et ainsi de suite jusqu’à
l’établissement d’un régime stationnaire. En outre,
il reste à montrer que le champ ainsi établi ne s’autodétruit pas en perturbant trop les écoulements
qui lui ont donné naissance.
Aucune expérience de laboratoire n’a encore
recréé un effet dynamo dans un fluide contenu
dans un ellipsoïde grâce aux mouvements de précession de l’axe. Quelques simulations ont réussi,
mais avec des « fluides numériques » de viscosité
bien supérieure à celle du noyau terrestre.
L’ESSENTIEL
➥ Le champ magnétique
terrestre est créé
par un effet dynamo
dû aux écoulements
dans le noyau liquide.
Ceux-ci résultent soit
des mouvements de l’axe
de rotation de la Terre,
soit de l’évacuation
de la chaleur interne.
➥ Aucun dispositif
expérimental n’a réussi
à reproduire la dynamo
terrestre. Des simulations
y sont parvenues, mais
avec des paramètres peu
représentatifs du noyau.
➥ Diverses expériences
éclairent tout de même
les écoulements
à l’intérieur du noyau,
ainsi que la création
d’un champ magnétique
par de tels écoulements.
La convection thermique
Outre la précession, il existe un autre candidat
sérieux au rôle de moteur de la dynamo terrestre.
Beaucoup de géophysiciens pensent que l’on doit
rechercher son origine dans les mouvements de
convection thermique qui agitent le noyau de la
planète. L’intérieur de ce noyau étant plus chaud
que sa surface, de la chaleur s’évacue peu à peu,
de l’intérieur vers la surface. Quand la quantité
de chaleur à évacuer est faible, elle s’échappe par
simple conduction, sans déplacement de matière.
Lorsqu’elle est importante, du métal liquide chaud,
moins dense, s’éloigne du cœur et remonte : la
chaleur s’évacue par convection thermique.
Dans un premier temps, pour étudier les mouvements de convection thermique, on peut négliger
l’influence des phénomènes électromagnétiques.
Pour ce faire, on utilise dans les expériences un
liquide conduisant mal l’électricité, l’eau par exemple.
À la suite des travaux du physicien allemand Fritz
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Busse, les géophysiciens ont d’abord étudié le
seuil d’apparition des mouvements convectifs.
Comme nous l’avons évoqué, l’état le plus naturel
d’un fluide dans une sphère tournant sur elle-même
est une rotation en bloc avec son enveloppe
solide. Si la différence de température entre le cœur
du noyau et sa surface est faible, rien de significatif ne se passe. Cependant, quand la quantité de
chaleur à évacuer augmente, les simulations numériques ont montré qu’une instabilité apparaît. Cette
dernière modifie la dynamique du système et les
mouvements convectifs du fluide s’organisent en
fines colonnes, parallèles à l’axe de rotation et réparties en anneaux autour de cet axe. L’écoulement
présente une alternance de tourbillons où le
fluide circule dans le sens de rotation de la sphère
(des cyclones), et d’anticyclones, avec une circulation en sens opposé (voir l’encadré ci-dessous).
Le diamètre des tourbillons dépend de la viscosité du fluide. Plus cette dernière est faible, plus
le diamètre des tourbillons diminue, et plus la
quantité de chaleur requise pour que la convection démarre augmente. De fait, la viscosité
s’oppose aux mouvements, d’autant plus efficacement que le diamètre des colonnes est petit. À
l’intérieur du noyau, compte tenu de la très
faible viscosité du fer liquide (de l’ordre de celle
de l’eau), on s’attend à des colonnes dont le
diamètre n’est que de quelques kilomètres.
Dans nos modélisations numériques de la
dynamo terrestre, nous considérons un fluide de
viscosité supérieure à celle du noyau terrestre. Avec
une faible viscosité, le nombre de colonnes convectives dans le noyau simulé aurait été trop important, compte tenu des capacités de calcul des ordinateurs actuels. Par conséquent, les colonnes
convectives que nous modélisons, si elles reproduisent qualitativement la dynamique du noyau,
sont beaucoup plus larges que celles qui tournoieraient à l’intérieur de la Terre, s’il n’y avait pas de
champ magnétique.
L’étape suivante des simulations numériques
consiste à tenir compte des propriétés électriques du liquide. On cherche à savoir si les mouvements du fluide s’accompagnent de courants électriques, et si ces derniers sont capables d’engendrer
un effet dynamo. Dans le cas de champs magnétiques intenses, on s’attend aussi à ce que les forces
magnétiques modifient l’écoulement du fluide.
Pour qu’un éventuel champ magnétique naisse,
on doit augmenter la conductivité électrique du
« fluide numérique ». Malgré les différences avec
SECOND MOTEUR : L’ÉVACUATION DE LA CHALEUR INTERNE
a convection thermique du noyau peut être reproduite en laboratoire dans une sphère
(ci-contre). Une différence de température est imposée entre la surface et le centre,
et le système est mis en rotation. Quand la différence de température entre le centre
et la surface du noyau terrestre est faible, la chaleur ne s’évacue que par conduction et
le fluide tourne avec la coque. Quand la différence de température augmente, d’autres
mouvements apparaissent au sein du liquide, et la chaleur peut s’évacuer par convection. D’après les simulations numériques et les expériences, à faible gradient de température, on n’observe pas de colonnes de convection (a). Puis un anneau de colonnes de
convection apparaît au-delà d’une certaine différence de température (b). Une colonne
sur deux tourne dans le sens de la rotation du noyau, les autres dans le sens opposé.
Quand la différence de température augmente encore, les colonnes grossissent et,
près de la graine, un seul sens de rotation est sélectionné. Après un nouveau seuil,
elles s’organisent en deux anneaux concentriques (c).
L
a
Rotation en bloc
b
Petites colonnes de convection
c
Anneaux concentriques
de grosses colonnes de convection
Graine
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la situation réelle, les simulations numériques font
apparaître un champ magnétique qui reproduit
en partie la géométrie du champ terrestre : un
dipôle magnétique aligné avec l’axe de rotation,
comme les colonnes convectives. Reste à reproduire le même phénomène avec une viscosité et
une conductivité électrique proches des valeurs
réelles. À l’instar des écoulements induits par la
précession, ce n’est pas encore possible numériquement, mais des expériences de laboratoire
complètent ces simulations.
En 1998, nous avons entrepris une étude consistant à faire tourner rapidement (sans précession)
une sphère de 22 centimètres de diamètre remplie
soit d’eau, soit de gallium (un métal liquide
ayant une bonne conductivité électrique). Pour
imiter la force de gravité régnant dans le noyau
terrestre (qui ne peut avoir d’équivalent en laboratoire), nous avons soumis le système à une
forte accélération centrifuge en lui imposant une
rotation rapide. Cette force centrifuge étant dirigée
de l’axe de rotation vers l’extérieur, à l’inverse de
la gravité qui est dirigée vers le centre de la Terre,
nous avons inversé le sens du gradient thermique en imposant la température la plus élevée
à la surface de la sphère et la plus basse au cœur
(par un système de refroidissement à eau qui
joue aussi le rôle de la graine). Ainsi, notre expérience reproduit en négatif les conditions géophysiques (bien qu’avec une force de « gravité » de
symétrie cylindrique et non sphérique). Cette
double inversion est sans influence sur la géométrie des écoulements et la structure d’un éventuel champ magnétique.
Avec de l’eau, nous avons mesuré la convection thermique en mélangeant au liquide du pollen
très hydrophile ; les mouvements des grains de
pollen sont enregistrés, comme précédemment,
par vélocimétrie Doppler. Les expériences avec du
gallium liquide se sont révélées plus délicates,
car il est difficile de trouver des particules qui
restent bien en suspension dans ce fluide. Ces
expériences permettent d’explorer une gamme de
paramètres complémentaire de celle autorisée par
les simulations numériques. De plus, elles ont
été importantes dans la mise au point de simulations numériques à la fois rapides et fiables.
Qu’avons-nous constaté? À mesure que la différence de température imposée augmente, les
mouvements deviennent plus turbulents, les
colonnes de convection s’élargissent tout en s’écartant les unes des autres. Elles finissent par s’organiser en deux anneaux concentriques autour de
la graine, ce qui rappelle la structure en cylindres
emboîtés constatée lors des expériences avec précesDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Jean-Paul Masson/LGIT
Convection thermique
en laboratoire
sion. L’anneau intérieur est constitué de colonnes
convectives qui tournent dans le sens inverse de
celui du noyau, mais les sens de circulation des
colonnes de l’anneau extérieur sont aléatoires (voir
l’encadré page ci-contre). Cette configuration
entraîne d’importants cisaillements dans le fluide,
à chaque frontière entre les deux séries de colonnes.
Ces mouvements de cylindres apparaissent
donc comme une caractéristique générale des
écoulements à l’intérieur d’une boule liquide en
rotation rapide, dès que les contraintes (on parle
de forçage) sont importantes, qu’elles soient dues
à un mouvement de précession ou à une différence de température entre l’intérieur et l’extérieur de la sphère. Les mouvements observés
avec le gallium sont sensiblement différents de
ceux avec l’eau dans des conditions équivalentes :
les colonnes sont plus larges, et le cisaillement
d’ensemble sur le cylindre centré sur l’axe de
rotation et s’appuyant sur la graine est encore
plus prononcé. L’explication tient au fait que
le gallium, métal liquide comme l’alliage de fer
du noyau terrestre, conduit beaucoup mieux la
chaleur que l’eau.
Si nous commençons à avoir une idée assez
précise des mouvements qui animent le noyau
fluide de la Terre – et si ceux-ci présentent des
cisaillements élevés, condition favorable à la création de champs magnétiques –, nous n’avons réussi
CE DISPOSITIF vise à étudier
l’effet d’un champ
magnétique intense
sur un écoulement.
Il est constitué de deux
sphères emboîtées
en rotation à des vitesses
différentes. L’espace entre
les sphères est rempli de
sodium liquide et le champ
est créé par un aimant
permanent placé dans
la sphère centrale.
On constate que près
de l’aimant, la forme de
l’écoulement est imposée
par le champ magnétique.
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à recréer une dynamo en laboratoire ni sous l’effet
de la précession ni sous celui de la convection thermique. En effet, les mouvements de convection
reproduits ne sont pas assez rapides pour fonctionner comme le moteur d’une dynamo. Dans
les années 2000, trois équipes ont alors tenté
L’expérience VKS a recréé des dynamos
soit stationnaire, soit périodique,
soit s’inversant de façon aléatoire
comme le champ magnétique terrestre.
livres
• La physique de la Terre, sous
la direction de Henri-Claude
Nataf et Joël Sommeria, BelinCNRS Éditions, 2000.
articles
• D. SCHMITT et al., Rotating
spherical couette flow
in a dipolar magnetic field:
experimental evidence of
magneto-inertial waves,
in Journal of Fluid Mechanics,
vol. 604, pp. 175-197, 2008.
• N. GILLET et al., Experimental
and numerical studies of
convection in a rapidly rotating
spherical shell, in Journal of Fluid
Mechanics, vol. 580,
pp. 83-121, 2007.
• M. BERHANU et al., Magnetic
reversals in an experimental
turbulent dynamo, in EPL, vol. 77,
pp. 59001-59005, 2007.
• J. NOIR et al., Experimental
evidence of non-linear resonance
effects between retrograde
precession and the tilt-over made
within a spheroid, in Geophysical
Journal International, vol. 154,
pp. 407-416, 2003.
22
une approche différente : elles ont recréé des
dynamos en impulsant un mouvement au fluide
par des mécanismes moins proches de ceux à
l’œuvre dans les entrailles de la Terre, afin de
montrer dans un premier temps la possibilité d’une
telle dynamo fluide.
Les deux premières expériences furent effectuées à Riga, en Lettonie, et à Karlsruhe, en
Allemagne : du sodium liquide pompé dans des
tuyaux judicieusement agencés a ainsi créé un
champ magnétique. Ce n’était pas une surprise,
car les calculs avaient prédit les propriétés d’une
telle dynamo résultant d’écoulements simples et
bien connus, mais cela a tout de même permis
de vérifier qu’aucun événement parasite imprévu
ne détruisait le champ magnétique.
Dans le cas d’écoulements turbulents plus
complexes, les calculs deviennent difficiles. L’étape
suivante était donc de construire en laboratoire
des dynamos plus élaborées. C’est ce qu’a réalisé
récemment un groupe de chercheurs réunis au
sein de la collaboration VKS (Von Karman sodium),
au centre du CEA à Cadarache, près d’Aix-enProvence. Leur dispositif utilise deux turbines,
situées de part et d’autre d’une cavité cylindrique remplie de sodium. Ces turbines tournent en sens opposé, à des vitesses parfois différentes et allant jusqu’à 25 tours par seconde
(l’écoulement qui résulte d’un tel dispositif est dit
de Von Karman, d’où le nom de l’expérience).
Ainsi, le fluide est entraîné dans une rotation d’ensemble, comme le fer liquide du noyau terrestre.
Bien que les écoulements soient très désordonnés, on détecte un champ magnétique à l’intérieur du fluide. Ce champ n’est pas parallèle à
l’axe du cylindre, comme un champ dipolaire
l’aurait été, mais perpendiculaire à cet axe et tangentiel au cylindre. En modifiant les vitesses de rotation des deux turbines de façon indépendante, on
observe différents types de dynamo : stationnaire,
périodique ou s’inversant de façon aléatoire comme
le champ magnétique terrestre. Ces dynamos ne
sont obtenues que lorsque l’une au moins des
turbines en rotation est en fer doux, métal ferromagnétique (c’est-à-dire qui s’aimante sous l’effet
d’un champ magnétique extérieur). Le problème
est que l’intérieur de la Terre est trop chaud pour
être ferromagnétique. Ces résultats sont-ils alors
déconnectés de toute signification géophysique ?
Pas nécessairement : la contrainte d’une turbine
ferromagnétique disparaîtrait peut-être avec des
vitesses de rotation supérieures et des récipients
plus vastes. Une expérience à plus grande échelle,
en préparation dans l’État du Maryland aux
États-Unis, devrait répondre à cette question.
S’il est déjà difficile d’obtenir un effet dynamo
dans une cavité fluide en laboratoire, il est quasi
impossible de réaliser une expérience dynamo dans
laquelle le champ magnétique obtenu est suffisamment intense pour influer sur l’écoulement qui lui
a donné naissance, comme dans le noyau de la
Terre. Or c’est un point crucial : un champ magnétique intense pourrait transformer complètement les écoulements que nous avons observés.
On sait déjà qu’en présence d’un tel champ
apparaissent de petites perturbations, dites ondes
d’Alfvén, qui se propagent selon la direction du
champ. Plus généralement, il y a alors compétition entre forces magnétique et de rotation.
L’effet d’un champ intense
sur les écoulements
Pour étudier cette physique, nous avons élaboré
à Grenoble une expérience où un champ magnétique intense est obtenu à l’aide d’aimants permanents – et non par effet dynamo, puisque nous
en sommes encore incapables. Nous avons rempli
de sodium liquide le volume compris entre deux
sphères et imposé une rotation différentielle entre
les frontières interne et externe (voir la figure
page 21). Nous observons alors deux régions
distinctes : près des aimants permanents (situés
dans la sphère interne), les forces magnétiques
dictent la physique des écoulements, qui sont
parallèles aux lignes de champ ; dans la région
externe, nous retrouvons les mouvements en
cylindres emboîtés que nous avions constatés dans
nos expériences précédentes. Ces derniers mouvements sont en effet caractéristiques des fluides
en rotation rapide. Nous observons aussi des ondes
intermittentes, sans doute dues à l’action combinée
du champ magnétique et de la rotation d’ensemble,
cette explication restant à confirmer.
Un modèle réduit de la planète, où un champ
magnétique émergerait naturellement comme
dans le noyau de la Terre, apparaît encore lointain. En revanche, des expériences variées éclairent des facettes complémentaires de la physique
du noyau terrestre. L’enjeu est maintenant d’établir une image cohérente de la géodynamo à partir
de ces différentes pièces.
■
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Fondamental
Sous-thème
Julien AUBERT, Gauthier HULOT et Yves GALLET
La Terre
déboussolée
Les pôles magnétiques, un modèle de stabilité ?
Pas vraiment : ils se sont souvent inversés,
multipliés, ou promenés à la surface de la planète.
Petit voyage au cœur de cette Terre déboussolée…
Julien AUBERT,
Gauthier HULOT et
Yves GALLET
sont chercheurs au CNRS
et travaillent à l’Institut de
physique du globe de Paris.
L’ESSENTIEL
➥ Les roches aimantées
montrent que le champ
magnétique s’est souvent
inversé. On simule
aujourd’hui numériquement
ces inversions.
➥ Elles résultent
de la dynamique
non linéaire du noyau,
et leur fréquence est
globalement contrôlée
par les conditions
thermiques imposées
par le manteau.
➥ En cas d’inversion,
le champ magnétique
s’affaiblirait
temporairement, ce qui
induirait quelques
perturbations électriques,
mais a priori aucune
extinction massive
d’espèces. Aucune inversion
n’est à craindre avant
2000 ans.
24
C
ertaines roches ont de la mémoire : elles se
« souviennent » de l’orientation du champ
magnétique terrestre au moment de leur
formation. Cette propriété remarquable résulte
de certains oxydes de fer, comme la magnétite ou
l’hématite, dont l’aimantation s’aligne avec la direction du champ magnétique, avant de se figer dans
la roche. Celle-ci peut être une roche volcanique
qui se refroidit (on parle d’aimantation thermorémanente) ou une roche sédimentaire (l’aimantation est alors dite détritique).
Quand elles ne sont pas trop altérées au
cours de leur histoire géologique, ces roches aimantées deviennent des fossiles du champ magnétique
terrestre. Et leur enseignement est formel: le champ
magnétique a parfois été « inversé » par rapport à
aujourd’hui, c’est-à-dire que le pôle magnétique
Nord (où rentrent les lignes de champ) était au
Sud géographique et le pôle magnétique Sud (d’où
sortent les lignes de champ) au Nord géographique
(voir la figure page 26).
Outre la direction du champ ancien, les roches
aimantées nous révèlent son intensité, qu’on estime
par des expériences de désaimantation et de réaimantation dans des conditions de champ connues.
L’étude de ces « fossiles magnétiques » est au
cœur d’une discipline importante de la géophysique : le paléomagnétisme. Depuis la fin des
années 1990, il est assisté par des simulations
numériques efficaces. Après un bref historique sur
la découverte des inversions géomagnétiques, nous
détaillerons leur déroulement et les mécanismes
à l’œuvre.
Le champ magnétique terrestre est probablement apparu peu de temps après la formation de
notre planète, il y a environ 4,55 milliards d’an-
nées. Cependant son existence n’est attestée qu’à
partir de l’Archéen, plus d’un milliard d’années
plus tard, grâce à quelques rares roches continentales aimantées ; celles-ci proviennent notamment d’Australie, d’Afrique du Sud et du Canada.
Un code-barres magnétique
au fond des océans
Le premier à montrer que ce champ s’est inversé
par le passé est le physicien français Bernard
Brunhes, au début du XXe siècle. Ses conclusions,
fondées sur l’étude de quelques roches du Massif
central, ne seront toutefois définitivement acceptées qu’au début des années 1960, grâce à l’analyse du signal magnétique des fonds océaniques.
En effet, les laves sortant des dorsales, où ces fonds
se forment, piègent l’orientation du champ magnétique en se refroidissant, puis sont repoussées par
des laves plus jeunes. Il se forme alors au fond des
océans une sorte de « code-barres », où alternent
les aimantations thermorémanentes normales (c’està-dire équivalentes à celle d’aujourd’hui) et inverses,
et qui retrace donc en continu les inversions du
champ géomagnétique. On remonte ainsi jusqu’au
Jurassique moyen, il y a 150 millions d’années, âge
des plus vieux fonds océaniques. Il en ressort que
depuis cette époque, le champ magnétique s’est
inversé à de nombreuses reprises (près de 300 fois),
mais de façon irrégulière.
Pour prolonger notre connaissance des inversions magnétiques au-delà du Jurassique, on a
recours à la magnétostratigraphie : celle-ci étudie
des séquences sédimentaires dont les couches géologiques successives ont gardé, sous forme d’aimantation détritique, la mémoire de l’orientation du
champ magnétique à différentes époques. Ces
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séquences sédimentaires, aujourd’hui émergées
ou toujours situées au fond des océans, sont beaucoup plus fragmentaires que les enregistrements
continus des dorsales.
Elles témoignent tout de même de l’existence de nombreuses inversions géomagnétiques
au début du Phanérozoïque, notamment au
Cambrien, il y a environ 530 millions d’années,
et au Protérozoïque, il y a entre un et deux milliards
d’années. À ce jour, la plus ancienne inversion
magnétique connue, enregistrée dans des sédiments australiens, date de 2,7 milliards d’années. De nouvelles techniques de mesure paléomagnétique prétendent trouver la trace d’inversions
vieilles de 3,2 milliards d’années, mais ces résultats sont encore à confirmer.
Naissance d’une théorie
CETTE SIMULATION NUMÉRIQUE retrace le déroulement
d’une inversion géomagnétique en cinq étapes (de haut
en bas). Le noyau, dans lequel le champ magnétique est créé,
est la partie transparente entre la graine (en gris) et
le manteau (en marron). La couleur des lignes de champ
magnétique représente la polarité du champ, identique à la
polarité actuelle en bleu et inverse en rouge. L’inversion est
marquée par l’apparition de plusieurs pôles magnétiques et
par la décroissance de l’intensité du champ magnétique.
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Julien Aubert /CNRS/IPGP
Si les inversions géomagnétiques découvertes par
Brunhes ont mis plus de 50 ans à être acceptées,
c’est parce que les théoriciens manquaient cruellement d’outils pour les expliquer. En effet, au
début du XXe siècle, seules les toutes premières
briques constitutives de la théorie de la dynamo
terrestre (ou géodynamo) sont posées. On sait depuis
lord Kelvin (1824-1907) que la Terre se refroidit ;
en 1881, Édouard Roche a proposé l’existence d’un
noyau de fer ; et en 1919, Joseph Larmor a envisagé la présence, au sein de ce noyau, de mouvements de convection capables d’amplifier et d’entretenir un champ magnétique par un processus de
dynamo. Mais ce n’est que vers le milieu du siècle
que Edward Bullard et Walter Elsasser posent les
équations susceptibles de gouverner la géodynamo.
Ces équations montrent formellement que si
un champ magnétique d’une certaine polarité peut
être produit, alors un champ de polarité inverse
peut aussi l’être. Une base théorique solide à la
possibilité pour le champ magnétique terrestre
d’inverser sa polarité est enfin trouvée.
Reste cependant à prouver que les mouvements
de convection dans le noyau terrestre, dus à son
refroidissement, sont effectivement capables d’engendrer un champ magnétique. La preuve indiscutable ne sera apportée qu’à la fin du XXe siècle,
grâce aux premières simulations numériques de
dynamo convective. Divers dispositifs expérimentaux éclairent aussi ce phénomène, mais aucune
« géodynamo miniature » réaliste n’a encore été
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Présent
Polarité inversée
Jen Christiansen
Polarité normale
40
50
60
70
80
90
Temps (en millions d’années)
110
120
130
140
150
Yves Gallet/CNRS/IPGP
10
8
4
2
Superchron de l’Ordovicien
6
?
0
0
50
100
150
Présent
200
250
300
350
400
450
500
550
Temps (en millions d’années)
reproduite en laboratoire (voir Le moteur de la
dynamo terrestre, par D. Jault, D. Brito, Ph. Cardin
et H.-C. Nataf, page 16).
En 1995, Gary Glatzmaier et Paul Roberts réussissent pour la première fois à simuler des inversions de polarité sur ordinateur. Cette simulation
est complexe, car l’effet dynamo «exploite» les trois
dimensions de l’espace ; il ne peut se produire
dans un système à deux dimensions, de sorte qu’il
faut être capable de simuler des écoulements
tridimensionnels. Aujourd’hui encore, on peine à
intégrer dans les modèles la turbulence des écoulements réellement à l’œuvre dans le noyau terrestre,
et les mécanismes d’inversion suscitent des recherches
actives, nécessitant des techniques numériques de
modélisation et de visualisation avancées.
Il y a 780 000 ans
s’est produite la dernière inversion magnétique.
Nous avons tout de même une meilleure compréhension de ces mécanismes, que nous allons détailler.
Le paléomagnétisme nous enseigne que les inversions sont des événements brefs à l’échelle géologique: elles ne durent «que» quelques millénaires.
L’étude des plus récentes montre qu’elles se produisent après une décroissance générale du champ
magnétique, qui perd près de 90 pour cent de son
intensité. Pendant la période de transition, le champ
est constitué de plusieurs pôles Nord et Sud (voir
la figure page 25). Ces derniers «voyagent» à la surface
de la Terre selon des trajectoires tortueuses, pour
26
100
Pas de données
LE CHAMP MAGNÉTIQUE
terrestre s’est fréquemment
inversé au cours des temps
géologiques. Grâce
aux roches aimantées
des dorsales océaniques,
on reconstitue son évolution
sur les 150 derniers millions
d’années (ci-dessus), tandis
que des roches sédimentaires
permettent de remonter
plus loin, mais de façon plus
fragmentaire. On constate
que la fréquence
des inversions varie selon
un cycle d’environ
150 millions d’années, avec
de longues périodes sans
inversions nommées
superchrons (ci-contre).
30
Superchron de la fin de l’ère primaire
20
Superchron du Crétacé
10
Fréquence des inversions (occurrences par million d’années)
0
finalement coalescer à nouveau, tandis que le champ
reprend de la vigueur ; à l’issue de l’inversion, le
champ retrouve deux pôles magnétiques, l’un à
proximité du pôle géographique Nord, l’autre près
du pôle géographique Sud.
Un petit tour…
et puis s’en revient !
Ces épisodes de champ faible et multipolaire ne
conduisent pas toujours à des inversions. Assez
souvent (peut-être une dizaine de fois durant le
dernier million d'années), ils s’achèvent par un
retour à la même polarité. On parle alors d’excursion géomagnétique. La plus récente d’entre
elles, et la mieux documentée, date d’il y a
environ 40 000 ans. Déduite de l’étude paléomagnétique de coulées volcaniques près de Laschamp,
en Auvergne, elle est connue sous le nom d’excursion du Laschamp. Parce que ces excursions
ressemblent beaucoup aux inversions par leur durée
caractéristique et par la diminution de l’intensité
géomagnétique qui les accompagne, elles sont
souvent perçues comme des inversions « ratées ».
Parfois, l’événement est plus bref et de moindre
ampleur ; il ne s’agirait alors que d’une manifestation extrême de la variation séculaire, c’est-à-dire
des légers changements qui animent en permanence le champ magnétique terrestre.
Les simulations numériques de la géodynamo
reproduisent, au moins qualitativement, la plupart
de ces observations : irrégularité des inversions et
des excursions, «courte» durée, diminution de l’intensité géomagnétique durant ces épisodes. Mais
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LE NOYAU
ce n’est que récemment que les progrès de la visualisation informatique ont révélé l’intérieur de ces
simulations, et mis en évidence les structures participant au phénomène.
Les inversions, quel panache !
On pense aujourd’hui que les inversions et les
excursions sont déclenchées par des panaches
magnétiques, sortes de concentrations exceptionnelles de lignes de champ magnétique (voir la
figure ci-dessous). En eux-mêmes, ces panaches
sont assez furtifs : ils se forment à l’intérieur du
noyau, influencent peu le champ magnétique à
la surface de la Terre et disparaissent en quelques
centaines d’années. Toutefois, ils contiennent
parfois une grande quantité de « champ inverse »,
c’est-à-dire de lignes de champ orientées dans le
sens opposé au champ « normal », et qui perturbent celui-ci. Ils donneraient ainsi la « pichenette »
qui lance la valse des pôles magnétiques.
Les simulations numériques montrent aussi que
les inversions sont d’une extraordinaire versatilité.
Si l’on introduit une très faible perturbation dans
le système peu de temps avant une inversion, même
bien engagée, celle-ci peut évoluer vers une excursion, ou être différée pour une durée indéterminée.
De même, les inversions successives ne se ressemblent pas dans le détail de leur déroulement, audelà des caractéristiques générales dont nous
avons fait état ; ce point est d’ailleurs confirmé par
les observations, qui montrent par exemple que
les trajectoires des pôles magnétiques diffèrent à
chaque fois. Ainsi les inversions, bien que mieux
comprises, restent intrinsèquement imprévisibles.
Vue du champ à la surface
de la Terre depuis le pôle Nord
Vue du noyau depuis le pôle Nord
On sait tout de même leur attribuer quelques
propriétés statistiques: les inversions se produisent
selon un processus dit de Poisson, c’est-à-dire avec
une probabilité indépendante des occurrences passées.
Leur fréquence est fonction de la vigueur de la convection du noyau, elle-même gouvernée par les conditions thermiques «aux limites», autrement dit à la
surface du noyau: ces conditions contrôlent en effet
le refroidissement du noyau. Elles sont facilement
paramétrées dans les simulations, mais dans le cas
de la Terre «réelle», elles sont dictées par le manteau
rocheux, lui-même siège d’une convection solide
(par fluage des roches, qui sont ductiles en raison
de leur haute température). Cette convection, par
ailleurs responsable de la dérive des continents, est
notablement plus lente que celle du noyau; à l’échelle
géologique, elle suffit néanmoins à modifier les
conditions imposées par le manteau, et donc probablement la fréquence des inversions.
Celle-ci varie en effet selon les périodes (voir
la figure page ci-contre). Les inversions sont parfois
fréquentes, par exemple durant les 30 derniers
millions d’années ou au Jurassique supérieur (il
y 140 millions d’années), et beaucoup moins
nombreuses à d’autres périodes ; il arrive qu’elles
cessent même complètement pendant de longues
périodes, nommées « superchrons ». On a ainsi
identifié trois superchrons au cours des 550 derniers
millions d’années : pendant le Crétacé, entre
120 et 83 millions d’années ; vers la fin de l’ère
primaire, entre environ 310 et 260 millions
d’années ; et pendant l’Ordovicien, entre 490 et
460 millions d’années. La fréquence des inversions semble subir de lentes ondulations, d’une
AU DÉBUT D’UNE INVERSION,
de multiples lignes
de champ magnétique
(en gris, respectivement
orangé et bleuté selon
qu’elles sortent ou rentrent
dans le noyau) se
concentrent en un panache
(la structure orangée en
forme de cône). À la surface
de la Terre, la polarité
globale du champ est telle
que les lignes rentrent
au Nord et sortent au Sud.
Cependant, à l'intérieur
du noyau, la dynamo a
fabriqué au Nord un panache
magnétique sortant, donc
de polarité inverse. Notons
que dans cette simulation,
on n’a représenté que
les champs les plus forts
à la surface du noyau,
rendue transparente.
Vue équatoriale du champ
à la surface de la Terre
Champ magnétique
dirigé vers l’extérieur
Intensité croissante
Vue équatoriale du noyau
Champ magnétique
dirigé vers l’intérieur
Intensité croissante
Panache
Julien Aubert /CNRS/IPGP
Graine
Champ magnétique
de polarité inverse
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périodicité approximative de 150 millions d’années, qu’il est tentant d’interpréter comme la signature du contrôle du manteau sur le noyau au cours
des temps géologiques. Les conditions imposées
par le manteau varient en effet selon le cycle de
Wilson de la tectonique des plaques, de périodicité voisine de 150 millions d’années, qui décrit
l’agrégation et la dislocation des supercontinents.
Une période comparable sépare les apparitions de
deux gigantesques plateaux basaltiques à la surface
de la Terre, les « traps » du Deccan (en Inde) et
de Sibérie, autres phénomènes associés à la
dynamique convective du manteau.
DES ZONES DE POLARITÉ INVERSE
es satellites Magsat et Oersted ont mesuré le champ magnétique au-dessus
de la surface terrestre, respectivement vers 1980 et 2000. On en a ensuite
déduit celui de l’interface noyau-manteau (voir ci-dessous). Dans l’hémisphère
Sud, le champ magnétique pointe presque toujours vers l’extérieur de la
Terre, tandis que c’est le contraire dans l’hémisphère Nord. Toutefois, dans
quelques régions atypiques, l’orientation est opposée ; ces régions se sont
étendues entre 1980 et 2000.
Si cette extension se poursuit, la polarité du champ magnétique terrestre
pourrait s’inverser. Cependant, cela se traduirait par une décroissance préalable du champ magnétique de 90 pour cent de sa valeur actuelle — livrant
les satellites et les avions à une série de déboires —, une diminution qui
prendra au moins 2 000 ans. D’ici là, le processus a tout le temps d’évoluer différemment…
L
Champ magnétique
dirigé vers l’extérieur
Intensité croissante
Champ magnétique
dirigé vers l’intérieur
Intensité croissante
Zones de flux inversé
1980
Zones
de flux inversé
Nouvelles zones
P. Olson d’après G. Hulot et al., Nature, 2002
2000
28
Zone
s’élargissant
Des analyses plus fines de la séquence temporelle des polarités ont cependant souligné le caractère soudain (à l’échelle géologique) de certaines
transitions dans la fréquence des inversions géomagnétiques. Cela concerne en particulier le passage
vers le superchron du Crétacé, il y a 120 millions
d’années : ce superchron apparaît alors que de
nombreuses inversions se produisent encore
quelques millions d’années plus tôt. La même
tendance paraît se dégager pour les superchrons
plus anciens, mais nos données sur ceux-ci sont
plus parcellaires. Cette soudaineté reste à expliquer, et serait peut-être due à la dynamique non
linéaire du noyau. De nouvelles simulations numériques sur de très longues durées devraient
permettre d’en savoir plus.
Quoi qu’il en soit, les inversions du champ
magnétique sont vraisemblablement des phénomènes spontanés (en d’autres termes, le manteau
pourrait contrôler globalement la fréquence des
inversions, mais il ne déciderait pas de leur déclenchement), fruits de la dynamique non linéaire
qui caractérise la géodynamo. Si l’on comprend
mieux les conditions favorables à une inversion,
on ne peut en prédire l’avènement ou le déroulement précis.
La prochaine inversion,
pas avant 2 000 ans
Nous n’avons en particulier aucun moyen de prédire
la prochaine inversion. Tout au plus peut-on affirmer
qu’elle ne se produira pas avant 2000 ans. L’intensité
globale du champ magnétique actuel est en effet
très élevée, de sorte qu’il lui faudrait au moins ce
laps de temps pour diminuer de 90 pour cent et
atteindre la faible valeur qui lui permettrait, peutêtre, de s’inverser. Ce scénario n’est pas irréaliste :
le champ moderne est effectivement en train de
décroître à un rythme susceptible de conduire à
une inversion. Est-elle pour autant inéluctable ?
Non, car les simulations numériques et les données
paléomagnétiques montrent qu’en 2 000 ans, la
géodynamo peut renverser cette tendance et maintenir la polarité actuelle du champ pour une
durée bien plus longue.
Et d’ailleurs, les inversions sont-elles tant à
redouter ? La question mérite d’être posée, car
le champ magnétique nous protège contre le
vent solaire et les rayons cosmiques, des flux
de particules chargées émis respectivement par
le Soleil et par divers phénomènes astrophysiques, telles les supernovae. La diminution de
l’intensité du champ terrestre au moment d’une
inversion, et surtout la perte de son caractère
principalement dipolaire, affaibliraient beaucoup cette protection. Que l’on se rassure, une
ultime barrière, très efficace, subsisterait :
notre atmosphère. Celle-ci contiendrait alors les
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LE NOYAU
Julien Aubert /CNRS/IPGP
L’INTERFACE ENTRE LE NOYAU ET LE MANTEAU
TERRESTRE est thermiquement hétérogène,
avec des parties chaudes (en rouge) et
froides (en bleu), visibles sur
cette simulation.
Ces hétérogénéités créent
des écoulements dans
le noyau (traits
blancs) qui
influent sur la
géodynamo.
assauts du vent solaire et des rayons cosmiques,
de sorte que la faune et la flore resteraient protégées. La surface de la Terre serait tout de même
plus exposée aux rayonnements, mais jusqu’à
présent, aucun lien direct n’a été établi entre
les inversions géomagnétiques et les disparitions
d’espèces. Nos lointains ancêtres ont d’ailleurs
connu plusieurs inversions !
Les principales précautions à prendre concerneraient le transport aérien et les satellites, qui ne
bénéficient pas ou peu de la protection de l’atmosphère, et qui subiraient alors directement l’agression du vent solaire. Au sol, diverses protections
seraient aussi à envisager. En effet, l’interaction du
vent solaire avec un champ magnétique terrestre
réduit et multipolaire risquerait de déclencher de
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
violents courants électriques dans la magnétosphère
(la zone dominée par le champ magnétique de la
planète) et l’ionosphère (une couche de la haute
atmosphère, située entre 80 et 500 kilomètres d'altitude), en particulier lors des tempêtes solaires.
Outre la multiplication des aurores boréales,
nous subirions, en l’absence de protections adaptées, d’immenses pannes du réseau électrique. De
telles pannes se sont d’ailleurs déjà produites à
quelques rares occasions, plongeant par exemple
six millions de personnes dans le noir au Québec
lors de la tempête solaire de 1989. Si le champ
magnétique protecteur avait en plus été affaibli par
une inversion en cours, les conséquences auraient
probablement été bien pires ! Heureusement, ce
n’est pas à craindre à court terme…
■
livres
• Collectif, Treatise
on Geophysics, vol. 5,
Geomagnetism, Elsevier, 2007.
articles
• J. ODENWALD et J. GREEN,
En attendant la tempête solaire
du millénaire, in Pour la Science,
n° 374, décembre 2008.
• J. AUBERT et al.,
Thermochemical flows couple
the Earth’s inner core growth to
mantle heterogeneity, in Nature,
vol. 454, pp. 758-761, 2008.
• J. AUBERT et al., The magnetic
structure of convection driven
numerical dynamos, in Geophys. J.
Int., vol. 172, pp. 945-956, 2008.
29
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Fondamental
Sous-thème
Stéphane LABROSSE
Un monde
sous le manteau
Autrefois décrite comme une couche uniforme, la base du manteau
est bien plus complexe. Vestiges de plaques océaniques englouties,
sources de panaches chauds, crypto-continents et poches de matière fondue
peuplent cette zone essentielle de la planète.
Stéphane LABROSSE
est professeur
au Laboratoire des sciences
de la Terre, à l’ENS Lyon.
À LA SURFACE DU NOYAU
s’épanchent parfois des
poches de matière fondue,
situées à la base du
manteau. Ces éruptions
« à l’envers » ressemblent
à l’étalement des laves
des dorsales sur les fonds
océaniques.
30
À
2 900 kilomètres sous nos pieds s’étend la
frontière entre le noyau et le manteau
terrestres. À quoi ressemble-t-elle ? D’un
côté, le noyau, une boule de fer fondu très dense,
est agité de mouvements de convection rapides
(d’une vitesse d’environ 30 centimètres par heure)
à l’origine du champ magnétique de la Terre. De
l’autre, les roches silicatées du manteau sont
principalement solides, mais elles se déforment
aussi par convection, à une vitesse environ
25 000 fois inférieure (dix centimètres par an). Les
différences de composition et de propriétés
physiques et chimiques entre ces deux parties sont
aussi importantes que celles observées entre la
croûte solide et les océans ou l’atmosphère. On
s’attend donc à ce que la structure de l’in-
terface entre le noyau et le manteau soit au moins
aussi complexe que la surface de la Terre.
De fait, les sismologues ont identifié à la base
du manteau une couche « anormale », nommée D”
(D seconde) ; ce nom est un vestige des premiers
modèles de la structure de la Terre, où le manteau
inférieur se nommait « couche D » et était divisé
en deux sous-couches, D’ et D’’. La couche D’’ a
une importance géodynamique majeure: en contact
avec le noyau, elle forme la couche limite inférieure
du manteau, auquel elle impose un certain nombre
de paramètres thermiques influant sur sa dynamique. En outre, cette zone est le point d’arrivée
des plaques océaniques qui ont coulé après leur
subduction et la
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LE NOYAU
source des panaches mantelliques à l’origine des
points chauds, tel celui de Hawaii. Elle joue donc
un rôle essentiel dans la dynamique de notre planète.
Des progrès importants ont été accomplis
dans la compréhension du fonctionnement de la
couche D’’ lors de la dernière quinzaine d’années,
notamment grâce à la tomographie sismique. Nous
avons aujourd’hui une meilleure image de cette zone
frontière, qui apparaît très hétérogène. Après avoir
décrit sa structure, nous verrons comment elle s’est
mise en place depuis la formation de la Terre.
Des transitions de phase
riches d’enseignements
L’ESSENTIEL
➥ Le noyau, constitué
de fer liquide très dense,
est chimiquement et
physiquement bien
distinct du manteau.
➥ Dès lors, à la frontière
entre ces deux milieux,
de multiples structures
se sont mises en place.
Les études sismologiques
les dévoilent.
➥ Deux scénarios
de formation
de ces structures ont été
proposés. Le premier
décrit la cristallisation
d’un océan de magma
profond, tandis que
le second postule que
la croûte coule jusqu’à
la frontière du noyau
après sa subduction.
Shutterstock/Nikolajs Strigins
En 1949, Keith Bullen parle pour la première fois
d’une couche D’’, car il observe une discontinuité
de la vitesse des ondes sismiques à proximité du
noyau ; des mesures ultérieures montreront que
la profondeur à laquelle commence cette couche
varie selon les régions, entre 150 et 300 kilomètres
au-dessus du noyau. À l’instar des discontinuités du manteau supérieur (voir La zone de transition : couche clef du manteau, par É. Debayle et
Y. Ricard, page 74), on a supposé qu’une transition de phase (un changement de la structure cristalline) expliquait la discontinuité. Pour vérifier
cette hypothèse, en 2004, on a recréé en laboratoire les conditions extrêmes de pression (environ
1,3 million de fois la pression atmosphérique)
et de température (plus de 2 200 degrés) attendues à la base du manteau. On a ainsi observé
que dans ces conditions, le minéral dominant
dans cette partie du manteau, la pérovskite (une
solution solide de FeSiO 3 dissous dans du
MgSiO 3), change de structure pour adopter
une forme nommée postpérovskite. La discontinuité sismique que Bullen interprétait comme
le début de la couche D’’ correspondrait donc à
la limite entre pérovskite et postpérovskite.
Dans les années 2000, de nouvelles observations sismologiques plus précises ont montré
que la base du manteau est plus complexe qu’une
simple couche. À certains endroits, les ondes
rencontrent deux discontinuités successives – donc
une double transition de phase –, tandis qu’à
d’autres, aucune discontinuité n’est observée. Ces
zones « continues » marqueraient des panaches
chauds de roches mantelliques (constituées de
pérovskite et de ferropériclase, un oxyde de fer et
de magnésium) montant des profondeurs ; en arrivant à la surface, ces panaches perceraient la croûte
et donneraient naissance à des volcans de points
chauds (voir Panaches chauds : mythe ou réalité ?,
par J.-P. Montagner, page 46).
Les doubles discontinuités correspondraient
à l’entrée et la sortie de l’onde dans une zone de
postpérovskite. On reconstitue alors la descente
d’une parcelle de plaque lithosphérique vers la
base du manteau. Lorsque la plaque arrive à environ
200 kilomètres au-dessus du noyau, son minéral
le plus important, la pérovskite, se transforme en
postpérovskite. En continuant sa descente, la
plaque s’échauffe à mesure qu’elle s’approche du
noyau, et la postpérovskite reprend sa forme initiale
de pérovskite.
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LES TRANSITIONS DE PHASE, FENÊTRE SUR LA TEMPÉRATURE ET LA STRUCTURE
Tiède
Pérovskite
Chaud
Postpérovskite
NOYAU
3 000
4 000
Température
(en kelvins)
Première estimation directe
du flux sortant du noyau
Ces courbes de températures nous donnent le
gradient thermique à la base du manteau. En multipliant ce gradient par la conductivité thermique,
on détermine le flux de chaleur qui sort du noyau.
Ce paramètre est capital, car il contrôle l’évolution
thermique du noyau, la vitesse à laquelle la graine
cristallise et la vigueur de la convection dans le
noyau. Pour la première fois, on dispose d’un
outil pour le déterminer directement. On obtient
ainsi une valeur de 10 à 15 térawatts (un térawatt
vaut 1012 watts), soit entre 25 et 30 pour cent du
flux de chaleur perdu par la Terre à sa surface ;
cela équivaut à la production électrique d’environ
Noyau
Postpérovskite
Ma
nte
au
Hernlund et al/Nature 434
Froi
d
Pérovskite
L’existence des transitions de phase représente
une mine d’informations sur la base du manteau.
En effet, la pression (et donc la profondeur) à
laquelle elles se produisent dépend de la température. À partir de la profondeur à laquelle une
discontinuité sismique est observée, on peut donc
déduire la température régnant dans cette région
– on détermine par une méthode similaire les
températures à l’interface entre la graine et le noyau
externe, ainsi qu’aux niveaux des discontinuités
sismiques du manteau supérieur. On établit
alors des courbes d’augmentation de la température avec la profondeur à différents endroits
(voir l’encadré ci-dessus).
32
c
MANTEAU
Tiède
Tiède
Profondeur (en kilomètres)
b
Chaud
Froid
Chaud
Profondeur (en kilomètres)
marqueraient l’entrée et la sortie de l’onde sismique dans une
zone peu chaude, constituée de postpérovskite (en bleu clair).
Enfin, la courbe froide subit également deux discontinuités, mais
plus écartées : la zone froide de postpérovskite correspondante
aurait donc une plus grande largeur, et serait le vestige d’une
plaque lithosphérique ayant plongé dans le manteau.
Froid
la base du manteau, les profils des vitesses sismiques varient
selon la région. On distingue trois courbes types, notées
« froid », « tiède » et « chaud » (a), car elles correspondent à
des zones traversées de températures différentes. Le nombre
de discontinuités sur ces courbes indique le nombre de transitions de phase, et donc le nombre de fois que la courbe d’évolution de la température croise la
courbe de séparation entre la pérovsa
kite et la postpérovskite, dite courbe
2 500
de Clapeyron (b, en pointillés rouges), 2 500
sur le diagramme profondeur-température (b). On en déduit les courbes
d’évolution de la température avec
la profondeur, représentées sur ce
même diagramme (en noir). On reconstitue ensuite les zones traversées par
les ondes (c).
La courbe chaude ne subit aucune
NOYAU
discontinuité : la région correspon3 000
dante serait un panache de roche 3 000
chaude (en rouge), composée d’un
assemblage de pérovskite et de ferroVitesse
périclase. La courbe tiède subit deux
sismique
discontinuités (les points noirs), qui
À
15000 centrales nucléaires, mais, ramené à la surface
du noyau, cela fait environ 100 milliwatts par mètre
carré, c’est-à-dire qu’un mètre carré de noyau ne
perd par seconde qu’un millième de l’énergie d’une
ampoule à incandescence classique. Une telle valeur
implique tout de même que le noyau s’est refroidi
d’environ 1 000 degrés depuis sa formation !
Notons que notre estimation du flux est supérieure aux évaluations précédentes, de l’ordre de
trois à cinq térawatts, fondées sur l’hypothèse que
le flux à la surface du noyau est égal au flux évacué
par les points chauds à la surface de la Terre ;
cette hypothèse est erronée, car, d’une part, les
panaches à l’origine des points chauds échangent de la chaleur avec le manteau et, d’autre part,
de nombreux panaches se perdent dans le manteau
sans arriver en surface. Notre estimation est toutefois encore peu précise, et le raffinement des
diagrammes de phase, des études sismiques et
des connaissances sur les propriétés thermiques
des minéraux devrait l’améliorer.
Si les discontinuités – et les continuités – de
vitesse sismique révèlent des zones de postpérovskite et des panaches chauds à la base du manteau,
ce ne sont pas les seules structures détectées par la
sismologie. Certaines zones exhibent des variations
de vitesse qui, sans être aussi brusques que les discontinuités, n’en sont pas moins riches d’information. On cartographie alors les vitesses sismiques
à 2850 kilomètres de profondeur, soit 50 kilomètres
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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Page 33
LE NOYAU
les liquides, se propagent dans les zones ULVZ :
ces zones sont donc principalement solides.
Toutefois, elles ne le sont pas entièrement, comme
l’indiquent l’importance des diminutions de vitesse
et le fait que les ondes S soient trois fois plus ralenties que les ondes P ; cela ressemble aux zones de
fusion partielles sous les dorsales, à l’origine du
volcanisme et de la croûte océanique. Ainsi, les
zones ULVZ seraient constituées d’une matrice
solide percée de pores emplis de magma (dont la
proportion atteindrait dix pour cent), à l’instar
d’une éponge gorgée d’eau.
Depuis leur découverte, ces zones partiellement fondues sont au centre des attentions de
nombreux sismologues, qui ont affiné leur
Ritsema et al/Science 286
au-dessus du noyau. On détecte ainsi deux zones
de vitesses lentes, respectivement sous l’océan
Pacifique et sous l’Afrique, entourées de zones de
vitesses rapides (voir la figure ci-contre). Comme les
vitesses sismiques augmentent lorsque la température diminue, ces mesures semblent indiquer deux
zones chaudes entourées de zones froides. De fait,
l’arrivée de plaques froides en subduction en provenance du pourtour du Pacifique expliquerait l’existence de telles zones froides.
Les zones centrales de vitesse lente sont un peu
plus complexes : elles seraient effectivement plus
chaudes, mais aussi plus denses d’environ trois
pour cent (une valeur à confirmer) que les alentours. C’est étonnant, car la dilatation thermique provoquée par la hausse de température
devrait diminuer la densité. On l’explique alors
par un changement de composition chimique : au
niveau de ces zones, les roches mantelliques
contiendraient, soit plus de fer soit des proportions différentes de pérovskite et de ferropériclase.
a
Des continents cachés
à la base du manteau
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Variations de vitesse par rapport à la moyenne (en pour cent)
–0,7
–1,4
0
0,7
1,4
b
Probabilité d’existence d’une zone ULVZ
0
0,2
0,4
0,6
0,8
1,0
Thorne et al/J. Geophys. Res. 109
Du fait de leur densité élevée, les zones chaudes
restent à la base du manteau, sans être entraînées
par les courants ascendants. De façon analogue,
les continents, qui « flottent » à la surface du
manteau, sont tirés vers le bas par des courants
descendants, mais leur densité moindre, due à une
composition chimique différente, leur permet
de résister. En 1991, Franck Stacey, de l’Université
de Queensland, en Australie, a alors proposé pour
les zones denses et chaudes de la base du manteau
le nom de crypto-continents, littéralement des
continents cachés (crypto venant du grec kruptos,
caché). On parle aussi d’anticontinents.
Les panaches chauds naissent à la marge de ces
crypto-continents (voir les figures ci-contre et
page 35). Ceux-ci sont des régions d’ancrage privilégié pour les panaches, du fait de leur température élevée et de leur stabilité gravitationnelle.
Les sismologues ont détecté d’autres structures à la base du manteau, caractérisées par des
vitesses sismiques très faibles (on parle d’Ultra
low velocity zone, ou ULVZ). Ces structures sont
petites : elles ont une épaisseur de 5 à 50 kilomètres pour une extension horizontale de l’ordre
de 100 kilomètres. Les vitesses des ondes de
compression (ondes P) et des ondes de cisaillement (ondes S) y sont inférieures à la moyenne,
respectivement d’environ 10 et 30 pour cent. Ces
réductions de vitesse sont bien supérieures à celles
rencontrées dans le reste de cette zone, qui sont
plutôt de l’ordre de deux pour cent, notamment
au niveau des crypto-continents.
Même si elles sont très ralenties, les ondes de
cisaillement, qui ne peuvent pas pénétrer dans
LA BASE DU MANTEAU, à 2 850 kilomètres de profondeur, est une mosaïque de zones de faibles et
de fortes vitesses sismiques (a), respectivement en rouge et en bleu. On nomme crypto-continents les zones de faibles vitesses sismiques, chaudes et denses. À la marge de ces crypto-continents naissent des panaches de matière chaude, qui remontent jusqu’à la surface et forment les
volcans dits de point chaud (les triangles blancs). Les zones à vitesse sismique élevée, plus
froides, résulteraient de la plongée de la plaque pacifique dans le manteau lors de sa subduction
(les traits blancs représentent les limites de plaque). En outre, on détecte de petites zones de très
faibles vitesses sismiques, dites ULVZ (b), qui seraient partiellement fondues ; ces zones semblent
majoritairement localisées à la base et sur les bords des crypto-continents. Les régions en blanc
ne sont pas couvertes par les études sismologiques.
33
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Page 34
DES MONTAGNES À L’ENVERS DANS UN OCÉAN DE FER LIQUIDE ?
la surface de la Terre, les océans et l’atmosphère baignent
les continents et les îles. De la même façon, à la base du
manteau, des montagnes inversées de roches pourraient plonger
dans l’océan de fer liquide du noyau. Les sismologues tentent de cartographier cette zone, mais la faible épaisseur de celle-ci complique leur
tâche : elle s’étendrait sur plus ou moins trois kilomètres autour d’un
ellipsoïde moyen.
Cette topographie est en tout cas liée aux structures observées à la
base du manteau. Les montagnes naîtraient ainsi de l’enfoncement de
zones denses, comme les plaques tectoniques froides ayant coulé
jusqu’à la frontière, dans le noyau. On ne s’attend toutefois pas nécessairement à en trouver sous les crypto-continents, pourtant denses eux aussi :
comme ils sont chauds, leur viscosité est assez faible, de sorte qu’ils s’étalent
à la surface du noyau au lieu d’y s’enfoncer.
localisation et leurs caractéristiques physiques.
Toutefois, pour explorer ces zones petites et lointaines, il faut utiliser des ondes sismiques d’assez
haute fréquence, qui sont très atténuées, et des
réseaux denses de sismomètres, encore peu
nombreux, si bien que de grandes régions de la
base du manteau n’ont pas pu être étudiées.
Les sismologues ont tout de même montré
que les zones ULVZ ne forment pas une couche
homogène couvrant l’ensemble de la frontière
entre le noyau et le manteau. En effet, dans certaines
régions, les ondes ne sont pas ralenties, signalant
l’absence de zone ULVZ. Ils ont aussi déterminé
la probabilité que les régions couvertes par les
études sismologiques abritent une zone partiellement fondue – les ondes sismiques réfléchies par
de telles zones étant difficiles à distinguer de celles
réfléchies par la frontière entre le noyau et le
manteau, on ne peut déterminer qu’une probabilité de présence. On constate ainsi que ces zones
semblent majoritairement localisées sur les
bords des crypto-continents (voir la figure page 33).
En outre, elles auraient une densité environ dix
pour cent supérieure à la densité moyenne du
manteau à la même profondeur.
On a donc affaire à un magma plus dense
que la roche solide avec laquelle il coexiste.
Cette situation est inhabituelle, car dans la
majorité des cas, le liquide produit par la fonte
d’un solide est moins dense que celui-ci (le cas
de l’eau est un contre-exemple). Les magmas de
surface ne dérogent d’ailleurs pas à la règle : de
densité plus faible que la roche environnante, ils
sont poussés vers le haut et s’échappent lors des
éruptions volcaniques.
Deux effets peuvent être à l’origine de la grande
densité du magma des zones ULVZ. D’abord, les
liquides étant souvent plus compressibles que
les solides, leur densité augmente avec la pression
plus vite que celle de ces derniers ; or à la base
34
Shutterstock/Mike Norton
À
du manteau, la pression est très élevée. Ensuite,
des expériences de laboratoire ont montré que
le liquide formé par fusion partielle de la roche
« capte » le fer de celle-ci, de sorte qu’il en contient
plus que le solide avec lequel il coexiste. Cette
différence de composition rendrait le magma plus
dense que la roche.
Des crypto-volcans
qui s’épanchent sur le noyau
En conséquence, il s’écoulerait vers le noyau,
un peu comme le magma de surface sort des
volcans, mais dans le sens inverse. La frontière
entre le noyau et le manteau abriterait ainsi des
sortes de volcans inversés. De même que l’on
parle de crypto-continents, ce serait des cryptovolcans ou des antivolcans. Attention toutefois
à ne pas pousser trop loin l’analogie : aucune
fontaine de lave inversée ne peut s’enfoncer à
plusieurs kilomètres de profondeur dans le noyau,
dont la densité est trop supérieure à celle du
magma des zones ULVZ ; celui-ci tendrait alors
plutôt à s’épancher à la surface du noyau, comme
le magma des dorsales s’écoule sur les fonds maritimes (voir la figure page 30).
À la base du manteau, les observations sismologiques nous renvoient donc l’image d’une région
complexe, peuplée de structures diverses (voir la
figure page ci-contre). Comment ces structures se
sont-elles mises en place ? Pour répondre à cette
question, considérons la Terre dans sa globalité,
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Page 35
LE NOYAU
puisque la base du manteau est « connectée » à la
surface, à travers les plaques froides qui en viennent et les panaches chauds qui y montent.
Deux scénarios possibles
Deux scénarios ont été envisagés pour expliquer la
formation des crypto-continents. Le premier se
fonde sur la différenciation chimique à la surface
de la Terre: sous les dorsales, la fusion partielle produit
du magma, dans lequel se concentrent de nombreux
éléments chimiques qualifiés d’incompatibles, car
ils ont peu d’affinités avec les solides et préfèrent
les liquides. Ce magma sort à la surface et cristallise pour former la croûte océanique, laissant en
dessous un manteau appauvri en éléments incompatibles. La croûte et cette partie de manteau appauvrie, de densités différentes, se séparent lorsque la
plaque océanique qu’elles constituent retourne dans
le manteau par subduction. À la profondeur de
50 kilomètres environ, le basalte de la croûte change
de structure cristalline du fait de la pression et devient
plus dense que les roches environnantes, de sorte
qu’il s’enfonce et va s’accumuler à la base du manteau.
Point chaud
Point chaud
Ainsi, les crypto-continents auraient été produits
par cette accumulation de croûte depuis que la tectonique des plaques s’est mise en marche, il y a quelques
milliards d’années.
Dans le second scénario, la formation des
crypto-continents résulte de la cristallisation du
manteau (voir l’encadré page 36). À l’origine, la
Terre, née de l’accrétion de planétésimaux de taille
croissante, était presque entièrement fondue et
le manteau abritait un océan de magma. Depuis,
la planète se refroidit. En particulier, la température du noyau, et donc de la frontière noyaumanteau, a diminué ; en témoigne l’existence d’un
champ magnétique depuis au moins trois milliards
d’années, signe des mouvements de convection
du noyau qui évacuent sa chaleur.
Le refroidissement entraîne la solidification
progressive de la Terre. À la base du manteau, le
solide formé par cristallisation partielle est
moins riche en fer que le liquide à partir duquel
il se forme, de sorte que la concentration en fer
– et donc la densité – du liquide augmente. Il se
produit alors une sorte d’effet boule de neige : la
Dorsale
Subduction
Croûte
Panaches
Manteau
Continent
Croûte
Crypto-volcans
Stéphane Labrosse
Postpérovskite
Noyau
Crypto-continent
Graine
LA STRUCTURE ET LA DYNAMIQUE DU MANTEAU PROFOND
sont liées à la tectonique des plaques et aux points chauds. Dans
le manteau, la circulation est principalement engendrée par la
subduction des plaques océaniques, qui entraînent le matériau
environnant. Lors de cette subduction, la croûte se sépare de la
lithosphère, dont elle est chimiquement différente. Les cryptocontinents sont constitués de roches chaudes et denses,
repoussées par les plaques froides arrivant en bas du manteau ;
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
ces roches s’accumulent sous les panaches chauds, qu’elles aident
à se fixer. Les crypto-continents s’élèvent jusqu’à 1500 kilomètres
« d’altitude » au-dessus du noyau. Une circulation secondaire s’y
met en place, due à l’entraînement visqueux par le manteau
environnant et sans doute à la différence de température entre
le noyau et le manteau. Cette circulation interne déplace les zones
partiellement fondues – les crypto-volcans – et évite que leur
magma dense s’étale complètement sur le noyau.
35
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Page 36
NAISSANCE DES CRYPTO-CONTINENTS ET DES CRYPTO-VOLCANS
’un des scénarios d’évolution du manteau profond explique
sa structure par la cristallisation d’un océan de magma. Peu
après la formation de la Terre, la majorité du manteau est en fusion
(a, en jaune), du fait de la chaleur importante libérée. Par la suite,
la Terre refroidit et cristallise. À la base du manteau, le solide est
moins dense que le magma, de sorte qu’il est entraîné vers le
haut par la poussée d’Archimède ; en surface, le solide est plus
dense que le magma et coule vers les profondeurs. La cristallisation (en gris) procède donc du centre vers le haut et le bas. L’océan
de magma de surface se solidifie rapidement, tandis que celui de
L
4,5 milliards d’années
la base du manteau persiste jusqu’à aujourd’hui sous la forme de
poches de fusion partielle. La cristallisation de l’océan de
magma basal mène à un enrichissement progressif du liquide, et
donc du solide, en fer, ce qui augmente progressivement leur
densité. Les cristaux finissent par être trop denses pour être
emportés par la convection du reste du manteau (flèches blanches) ;
ils s’accumulent alors sous les courants montants (les panaches
chauds), pour former les crypto-continents (en gris plus foncé).
Dans un scénario concurrent, ceux-ci résultent de l’accumulation
de croûte ayant coulé jusqu’à la frontière avec le noyau.
4,45 milliards d’années
a
b
3,5 milliards d’années
c
Aujourd’hui
d
Océan de magma superficiel
Panache chaud
Manteau solidifié
Crypto-continent
Océan de magma profond
Crypto-volcan
Noyau
articles
• S. LABROSSE et al.,
A crystallizing dense magma
ocean at the base of Earth’s
mantle, in Nature, vol. 450,
pp. 866-869, 2007.
• J. HERNLUND et al., Phase
boundary double crossing and
the structure of Earth’s deep
mantle, in Nature, vol. 434,
pp. 882-886, 2005.
• M. MURAKAMI et al.,
Post-perovskite phase transition
in MgSiO, in Science, vol. 304,
pp. 855-858, 2004.
• M. THORNE et E. GARNERO,
Inferences on ultralow-velocity
zone structure from a global
analysis of SPdKS waves, in
Journal of Geophysical Research,
vol. 109, pp. 1-22, 2004.
• J. RITSEMA et al., Complex
shear wave velocity structure
imaged beneath Africa and
Iceland, in Science, vol. 286,
pp. 1925–1928, 1999.
36
concentration en fer du liquide augmentant, le
solide qui cristallise à partir de ce liquide est
aussi de plus en plus riche en fer – même s’il
reste moins riche que le liquide lui-même. Ainsi,
la densité des cristaux augmente avec le temps et
devient trop importante pour qu’ils soient entraînés
vers le haut par la convection du manteau ; ils s’accumulent alors sous les panaches chauds montants,
pour former les crypto-continents. Plus tard dans
l’évolution de la planète, les cristaux finiront
sans doute par être si denses qu’ils ne seront plus
du tout affectés par les courants et s’étaleront en
une couche uniforme sous l’effet de la gravité. Les
images de tomographie sismique nous indiquent que ce n’est pas encore le cas.
Un vestige d’un océan
de magma profond primordial
Ce scénario explique aussi la formation des zones
partiellement fondues à la base du manteau – les
crypto-volcans. En effet, dans le manteau profond,
le magma est plus dense que les cristaux formés par
le refroidissement ; les cristaux sont donc poussés
vers le haut. En revanche, à la surface, ils sont plus
denses que le liquide et plongent vers les profondeurs. Ainsi, les cristaux s’accumulent au centre du
manteau, qui est encadré par un océan de magma
superficiel et un océan de magma profond. Ce
dernier cristallise beaucoup plus lentement que
celui de surface, car la chaleur s’en échappe plus
Labrosse et al/Nature 450
Poche de fer liquide coulant
vers le noyau
difficilement à travers le manteau solide. Les cryptovolcans seraient alors des vestiges de l’océan de
magma profond primordial, dont la cristallisation
n’est pas terminée. Ils sont situés à la base des cryptocontinents, car ceux-ci ont une concentration supérieure en fer, qui agit comme un « antigel » en diminuant la température de cristallisation, tout comme
le sel sur les routes empêche la neige de s’accumuler.
Notons que ces deux scénarios ne sont pas
exclusifs : les crypto-continents peuvent être
produits à la fois par cristallisation de l’océan de
magma profond et par accumulation de la croûte
océanique dense qui coule au fond du manteau.
Précisons aussi que la postpérovskite, qui se forme
à haute pression et relativement basse température, n’apparaît que tardivement, lorsque le
manteau a suffisamment refroidi.
De nombreuses pistes restent à explorer, comme
l’impact des crypto-volcans sur les interactions
chimiques et thermiques du manteau et du noyau,
ainsi que sur la dynamique de ce dernier. En outre,
la couverture des études sismologiques doit croître,
afin d’englober toute la frontière entre le noyau
et le manteau. Toutefois, nous commençons à
avoir une image cohérente de cette région essentielle pour la compréhension du fonctionnement de la planète. Une chose est déjà sûre : elle
n’a rien d’une couche homogène. Dès lors, la
description de la base du manteau par une
simple couche D’’ n’a plus lieu d’être…
■
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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Page 37
LE MANTEAU
38
La convection,
moteur du manteau
Loïc Mangin
Le manteau,
pièce à convection
par Pierre THOMAS
46
Panaches chauds :
mythe ou réalité ?
par Jean-Paul MONTAGNER
56
La mobilité des points chauds
par John TARDUNO
62 ENTRETIEN AVEC Pascal TARITS
64
La Terre électrique
La dynamique
des dorsales océaniques
par Anne BRIAIS, Michel RABINOWICZ
et Michael TOPLIS
72 ENTRETIEN AVEC Frédéric CHAMBAT
74
Voir la planète
avec la pesanteur
La zone de transition :
couche clef du manteau
par Éric DEBAYLE et Yanick RICARD
80
Une Terre jeune et froide
par John VALLEY
Le bord émergé de la dorsale atlantique, en Islande.
Le manteau, essentiellement fait de roches solides, est pourtant animé
de nombreux mouvements, notamment de convection, qui sont à relier
à la tectonique des plaques. En outre, on a découvert récemment
que le manteau se divise non pas en deux, mais en trois couches distinctes.
On y traque les panaches mantelliques, des remontées de matière chaude
postulées depuis les années 1960.
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Page 38
Fondamental
Sous-thème
Pierre THOMAS
La convection,
moteur du manteau
Le manteau terrestre est constitué de roches solides
mises en mouvement par des phénomènes de convection.
Le moteur de ces déplacements est la subduction des plaques océaniques.
Pierre THOMAS
est professeur à l'École
normale supérieure de Lyon
et géologue au Laboratoire
des sciences de la Terre de
l'ENS Lyon.
L’ESSENTIEL
➥ Le manteau n’est pas
liquide, ce qui n’empêche
pas des mouvements
de convection
de s’y dérouler.
➥ Ce phénomène résulte
de la libération de chaleur
par les roches du manteau
et, dans une moindre
mesure, de celle émise
par le noyau.
➥ Les plaques
lithosphériques ne sont
pas mises en mouvement
par la libération
de magma au niveau
des dorsales océaniques,
mais par la subduction
des plaques.
38
E
n 1968, la synthèse de diverses données
géophysiques et géologiques a conduit à
la formulation du modèle de la tectonique des plaques : la surface de la Terre est divisée
en une douzaine de plaques, des fragments de
lithosphère et de croûte d’une centaine de kilomètres d’épaisseur, mobiles les unes par rapport
aux autres et par rapport à l’asthénosphère sousjacente. Ce modèle proposé par des géophysiciens
fut adopté par les autres communautés scientifiques, mais peut-être un peu vite, car la physique
de cette tectonique des plaques n’est pas aussi
simple qu’il n’y paraît. De fait, diverses représentations erronées ont parfois été proposées, et aujourd’hui, 40 ans plus tard, plusieurs se trouvent encore
dans certains manuels, ouvrages de vulgarisation…
Quelles sont ces idées fausses ?
La première est celle de plaques solides
dérivant sur un manteau liquide. Pourtant, on
sait depuis le début du XX e siècle que les
2 900 premiers kilomètres de la Terre (le manteau)
sont solides. Une deuxième idée fausse privilégie
le rôle des dorsales. Sous ces structures, du magma
serait produit (par un mécanisme souvent passé
sous silence), s’injecterait dans la lithosphère et
écarterait de force les plaques situées de part et
d’autre. La Terre n’augmentant pas de volume,
ces plaques doivent disparaître quelque part :
au niveau des zones de subduction, ce phénomène étant alors passif.
Une troisième représentation infondée
concerne la notion de convection. Des mouvements profonds de l’asthénosphère située sous
les plaques les déplaceraient, un peu comme
des moteurs et des roues dentées meuvent un
tapis roulant situé juste au-dessus des engrenages.
Le mot de convection est ainsi avancé, et souvent
repris sans que le phénomène soit bien compris.
Nous nous intéresserons de façon détaillée à la
réalité de ce que recouvre ce mot. Ce faisant,
nous verrons que les idées précédentes ne résistent pas à l’exploration du manteau terrestre et
de sa dynamique quand les mécanismes de la
convection sont clarifiés.
Conduction et convection
Dans un corps opaque et non déformable, la
chaleur se transmet par conduction. Les atomes
des zones chaudes vibrent plus que les atomes
des zones froides. Ces vibrations se transmettent
de proche en proche des parties chaudes vers les
parties froides. Il n’y a donc pas de mouvement
macroscopique de matière. C’est ce qui se passe
quand on pose une brique froide sur une plaque
chauffante. Mais que se passe-t-il dans un corps
déformable, telle l’eau d’une casserole ?
Quand sa température augmente, un corps
se dilate tandis que sa masse volumique diminue.
Lorsqu’un corps est froid en bas et chaud en haut,
par exemple une casserole d’eau chaude posée
sur un tapis de glace, les zones denses sont en
bas, les régions peu denses en haut. C’est une situation stable, qui ne s’accompagne d’aucun mouvement de matière. En revanche, quand un corps
est chauffé par le bas et refroidi par le haut (une
casserole d’eau froide est posée sur une plaque
chauffante), les zones denses sont en haut alors
que les régions légères sont en bas. Dans ce cas,
la matière froide descend et la matière chaude
du bas monte. C’est la convection thermique.
Dans un système quelconque, refroidi par le
haut et chauffé par le bas, qu’est-ce qui décide
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Google Earth
LE MANTEAU
d’un transfert de chaleur par convection ou par
conduction ? Ce problème a été formalisé par le
physicien anglais lord Rayleigh (1842-1919)
en 1916 qui a défini un nombre, dit de Rayleigh
et noté Ra (voir l’encadré page 40), caractérisant
un système. Quand ce nombre de Rayleigh est
supérieur à environ 103, la convection est privilégiée, sinon, c’est la conduction qui prime.
Les couches limites thermiques
Regardons d’un peu plus près un système convectif
(le nombre Ra est supérieur à 103). Imaginons un
réservoir d’eau, avec une plaque métallique refroidie
en haut et une autre chauffante en bas. Une mince
couche d’eau froide s’établit donc en haut, par
conduction, contre la plaque froide. Elle est d’autant plus dense que sa température diminue, jusqu’à
plonger à un moment donné. Dès lors, sans contact
avec la source de froid, elle reste à température
constante tout au long de sa descente. La situation
en bas est symétrique: une couche d’eau se réchauffe
par conduction au contact de la plaque, s’allège et
monte, à température constante, dans le réservoir.
Les mouvements des deux couches s’accompagnent
de la formation de digitations, des panaches, au
milieu du système.
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Des mesures de la température en fonction de
la profondeur montrent qu’elle varie rapidement
dans les minces couches qui se refroidissent et se
réchauffent au contact des plaques métalliques (voir
la figure page 40). Dans ces minces couches d’eau
froide et chaude, on observe un fort gradient
thermique, dit conductif. Ces deux couches minces
qui échangent de la chaleur par conduction avec
l’extérieur et qui se mettent en mouvement à
cause des différences de masse volumique sont des
couches limites thermiques (notées CLT).
Dans le cœur de la cellule, entre les deux CLT,
la matière se déplace « passivement », entraînée
par les mouvements des CLT, sans recevoir ou
perdre de chaleur. C’est pourquoi la température est quasi constante entre les deux CLT .
Cependant, elle ne l’est pas tout à fait, car la matière
qui descend se comprime, sa température
augmente donc légèrement. De même, la matière
qui monte se relâche, et sa température diminue
un peu. Cette variation de température interne
(hors des CLT) due aux variations de pression crée
un faible gradient thermique de bas en haut,
nommé gradient isentropique ou adiabatique.
Une convection thermique apparaît également dans d’autres conditions, par exemple dans
LA GLACE EST UN SOLIDE
cristallisé 1016 fois plus
visqueux que l’eau à
20 degrés, mais 107 fois
moins visqueux (c’est-à-dire
plus «fluide») que
le manteau terrestre.
Cependant, bien que solide,
la glace peut fluer et
se déformer, comme
le montrent les glaciers (ici,
du Groenland). Lorsqu’ils
fondent, ces glaciers libèrent
la lithosphère de leur poids.
Ce fut par exemple le cas
en Scandinavie
il y a 20000 ans:
cet allégement a entraîné
un «rebond postglaciaire»
dont la mesure de la durée
et de la vitesse donne accès
à la viscosité
de l’asthénosphère
(la couche du manteau
sous la lithosphère).
Avec cette information,
on peut déterminer
si une convection peut avoir
lieu dans le manteau.
39
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LA CONVECTION THERMIQUE.
se déroule selon trois cas.
Dans le premier, le système
est refroidi en haut et chauffé
en bas. Le haut, plus dense
car refroidi, plonge
activement (a, les panaches
bleus) tandis que le bas,
moins dense car réchauffé,
monte. Les couches
froide et chaude sont
les couches limites
thermiques (CLT) supérieure
et inférieure. Entre ces deux
CLT, la matière bouge peu
et a une température quasi
constante. Dans le deuxième
cas, la chaleur (b, les points
rouges) est produite dans
la masse. Cette fois, une
seule CLT apparaît, en haut:
elle plonge activement.
Le troisième cas (c),
intermédiaire (le bas
du système est peu chauffé),
correspondrait au manteau
terrestre. En effet, le noyau
libère peu de chaleur
par rapport à la radioactivité
des éléments du cœur
du manteau.
a
12:52
Page 40
Surface froide
Température
CLT supérieure
CLT inférieure
Fond chaud
b
Profondeur
Surface froide
Température
CLT supérieure
Chauffage interne
Fond isolé
c
Profondeur
Surface froide
Température
CLT supérieure
Chauffage
interne
CLT inférieure
Fond quasi isolé, mais chaud
LE MOTEUR DE LA CONVECTION THERMIQUE
u début du XXe siècle, lord Rayleigh s’est intéressé à la convection et
aux paramètres physiques qui autorisent l’apparition de ce phénomène dans un système donné. Le moteur de la convection thermique est la
poussée d’Archimède, due à la différence de masse volumique (notée ⌬␳)
entre deux zones d’un même système. Cette différence ⌬␳
du système dépend de l’écart de température (⌬T), du
coefficient de dilatation thermique ␣ et de l’accélération de la pesanteur, c’est-à-dire g. La poussée
d’Archimède dépend donc du produit ⌬T.␣.g. Deux facteurs
physiques s’opposent à la convection thermique : la
viscosité cinématique ␷ qui freine les mouvements, et
la diffusivité thermique ␬ qui limite les écarts de températures. Plus un corps est visqueux, moins il se déforme.
Et plus un corps a une diffusivité thermique élevée,
moins les gradients de température et de masse volumique sont importants, car la diffusion de chaleur par
conduction limite les écarts de températures. On montre aussi que la hauteur h
d’un système influe sur la convection : plus un système est mince, mieux la
chaleur s’évacue par conduction ; plus il est épais, plus les mouvements de
convection « ont de la place » pour s’établir. Rayleigh a montré que la « convectabilité » d’un système dépend de ces cinq facteurs, ␣, ⌬T, g, h, ␬ et ␷. Plus
précisément, elle est fonction du rapport Ra = ␣.⌬T.g.h3/␬.␷. Ce nombre Ra
est nommé depuis nombre de Rayleigh. Lorsque ce nombre est inférieur à
une valeur critique voisine de 10 3, il n’y a pas de convection thermique,
mais seulement de la conduction. Quand ce nombre est supérieur à cette
valeur critique, la convection est privilégiée.
Proc. R. Soc.
A
40
Profondeur
le cas d’un refroidissement par le haut et d’une
production ou d’une libération de chaleur diffuse
et homogène dans toute la masse du système.
Ici, la couche supérieure se refroidit par conduction, devient plus dense et descend activement
sous forme de panaches verticaux. En revanche,
on n’observe aucun gradient de température et de
masse volumique ni en bas ni au centre du système.
En conséquence, en l’absence de CLT inférieure,
ce dernier est dépourvu de mouvement ascendant
actif : seuls des déplacements passifs ont lieu,
orientés vers le haut, pour remplacer la matière
froide qui descend.
Une convection en milieu solide
Tous les cas intermédiaires existent, comme ceux
du chauffage exclusivement par le bas ou uniquement dans la masse. Par exemple, une surface supérieure froide, avec la majorité de l’énergie libérée
dans la masse et une minorité seulement apportée
par le fond chaud : l’essentiel des mouvements
ascendants est alors passif et compense les mouvements descendants actifs. Néanmoins, quelques
panaches ascendants actifs pourront naître à partir
de la surface inférieure chaude.
Nous avons parlé d’une casserole d’eau pour
la convection et d’une brique pour la conduction.
Or le manteau terrestre est solide et pourrait
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LE MANTEAU
Pascal Thomas
a
0
0
200
400
Température (en degrés Celsius)
600
800
1 000
1 200
200
1 400
1 600
1 800
Moho
Limite lithosphèreasthénosphère
100
Profondeur (en kilomètres)
plus s’apparenter à une brique qu’à de l’eau.
Toutefois, un solide peut se déformer, les glaciers
l’attestent. Pour trancher, calculons le nombre
de Rayleigh du manteau afin de déterminer s’il
peut être le siège d’une convection. Sur Terre, g
vaut 9,81 mètres par seconde au carré et h (l’épaisseur du manteau) vaut 2,9.106 mètres. Le coefficient de dilatation thermique ␣ et la diffusivité
thermique ␬ de la péridotite (la roche majoritaire du manteau) ont été déterminés en laboratoire : ␣ vaut 2,5.10–5 K–1 et ␬, 10–6 m2 s–1.
La viscosité du manteau asthénosphérique
peut être (difficilement) mesurée en laboratoire
par des expériences sous hautes pression et température. Elle peut aussi être déterminée par des études
sur le terrain. Il y a 20000 ans, la Scandinavie était
recouverte de 3000 mètres de glace, dont le poids
avait enfoncé la lithosphère dans l’asthénosphère.
Quand cette glace a disparu, la Scandinavie s’est
mise à remonter. Ce mouvement est nommé rebond
postglaciaire. Les grands glaciers ont disparu, mais
la Scandinavie remonte toujours (un centimètre par
an) au point qu’encore aujourd’hui, des terres émergent. La durée et la vitesse de ce phénomène sont
mesurables, et l’on peut alors calculer la viscosité ␷,
égale à environ 1017 mètres carrés par seconde.
Précisons qu’un corps est d’autant plus visqueux
qu’il est rigide et peu déformable: une roche est plus
visqueuse que du miel!
Pour calculer le nombre de Rayleigh du
manteau, nous avons aussi besoin d’estimer la
différence de température entre le sommet et la
base du manteau. Le gradient thermique moyen
à la surface de la Terre est de 10 à 30 °C par kilomètre. Des mesures dans les mines et les forages
montrent qu’il diminue légèrement avec la profondeur. En outre, l’étude des roches métamorphiques
Olivine
300
400
500
Wadsleyite
600
Ringwoodite
700
Pérowskite
800
révèle que la température au moho, la base de la
croûte continentale située entre 30 et 40 kilomètres de profondeur, est de 500 à 600 °C.
Le gradient de température
Les volcans remontent souvent des fragments du
manteau dont la composition en différents minéraux indique la température à la profondeur où
ils se sont formés. Ainsi, on connaît la température jusqu’à 400 kilomètres de profondeur, d’où
proviennent les enclaves les plus profondes
connues : elle est d’environ 1 400 °C.
En outre, on sait que les vitesses sismiques
augmentent à 670 kilomètres de profondeur, ce
qui correspond à une pression de 23,5 gigapascals. Cette variation de vitesse trahit un changement de phase du principal minéral du manteau,
l’olivine ␥ (aussi nommée ringwoodite), en pérowskite (voir La zone de transition : couche clef du
manteau, par É. Debayle et Y. Ricard, page 74).
Des études expérimentales ont montré que la
température de changement de phase de l’olivine à cette pression est de 1 550 °C.
LA TEMPÉRATURE
dans le manteau varie
avec la profondeur.
Dans les 100 premiers
kilomètres, la température
croît à raison de plus de 10 °C
par kilomètre de 0 à 1300 °C.
Ensuite, cette augmentation
n’est plus que de 0,4 °C
par kilomètre. Cette courbe
ressemble à celle décrivant
la partie supérieure
d’une cellule de convection
thermique. Selon
la profondeur, la roche
dominante varie (en rouge).
b
3 millimètres
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
3 millimètres
LE MANTEAU TERRESTRE
est constitué d’une roche
verte, solide, cristallisée,
nommée péridotite.
Jusqu’à 420 kilomètres
de profondeur, le principal
minéral est l’olivine, mais
les minéraux accessoires
changent: en a,
une péridotite à spinelle
(minéral noir), formée
entre 25 et 75 kilomètres
de profondeur; en b,
une péridotite à grenat,
formée entre 75 et
400 kilomètres
de profondeur.
41
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LA COUPE TOMOGRAPHIQUE
met en évidence
les anomalies de vitesse
des ondes sismiques
par rapport à la moyenne
de ces vitesses à la même
profondeur. La subduction
andine (flèche bleue) est
« visible » quasiment jusqu’à
l’interface du noyau et du
manteau. En revanche,
aucune anomalie chaude
profonde n’est détectée
sous la dorsale pacifique
(flèche rouge) : une dorsale
ne correspond donc pas
à une remontée de matériel
chaud venue
des profondeurs.
12:52
Page 42
On sait enfin que le noyau externe est en fer
liquide alors que la graine est solide (voir Le cœur
de la Terre dévoilé par les ondes, par R. Garcia,
M. Calvet et A. Souriau, page 8). L’analyse de l’état
du fer à ces pressions indique que la température
du noyau externe est comprise entre 3 000 et
5 000 °C. Ainsi, l’écart de température entre le
haut et le bas du manteau est de 2 500 à 4 500 °C.
À partir de ces valeurs numériques, on montre
que le nombre de Rayleigh est compris entre 106
et 108, soit très supérieur à la valeur critique (103).
La physique nous dit donc que le manteau doit
être affecté de mouvements de convection. En at-on d’autres preuves observationnelles que le
mouvement des plaques ?
Sur la courbe de la température en fonction
de la profondeur pour les 700 premiers kilomètres
de la Terre, on distingue deux parties (voir la figure
page 41, en haut) : une partie supérieure où le
gradient thermique est fort (de 10 à 30 °C par
kilomètre) et une partie inférieure où il est faible
(environ 0,4 °C par kilomètre). La rupture entre
ces deux parties correspond à la limite de la
lithosphère et de l’asthénosphère (à 100 kilomètres
de profondeur en moyenne, où la température est
d’environ 1 300 °C), ce qui n’est pas un hasard.
En effet, cette courbe ressemble étonnamment
à la partie supérieure de celle d’un système convectif.
La lithosphère correspondrait donc à la couche
limite thermique supérieure, la CLT, d’un système
Profondeur (en kilomètres)
0
400
800
1 200
1 600
Subduction
andine
2 000
2 400
2 800
–1,0
42
Anomalie de vitesse
(en pour cent par rapport à la moyenne)
1,0
convectif dont le reste du manteau serait le cœur.
Quand cette CLT supérieure est suffisamment
refroidie, sa masse volumique (3,3 grammes par
centimètre cube) dépasse celle de l’asthénosphère
sous-jacente (3,25 grammes par centimètre cube) :
la lithosphère plonge alors dans l’asthénosphère.
C’est le phénomène de subduction.
Convection et subduction
Dans le modèle fondé sur ce scénario, les remontées de matière profonde, chaude et peu dense (l’asthénosphère), se font au niveau des dorsales. La
CLT (lithosphère) s’étend des dorsales aux zones
de subduction. Dès lors, le modèle permet de calculer
la profondeur de la surface, la variation du flux de
chaleur entre dorsale et zone de subduction… Les
mesures sismiques, bathymétriques et géothermiques sont conformes à ce que prédit le modèle.
Les plaques lithosphériques, c’est-à-dire les
fragments de CLT, sont animées de mouvements
de translation, de la dorsale vers les zones de
subduction. On distingue deux cas extrêmes de
convection thermique : les systèmes chauffés par
le bas, et ceux où la chaleur est libérée dans leur
masse. Dans aucun de ces deux cas, la lithosphère
ne se déplace en raison de mouvements sousjacents. Comment dès lors expliquer les mouvements de la lithosphère ?
Dans le second cas, la lithosphère n’est mise en
mouvement que par sa tendance « spontanée » à
couler du fait de sa plus forte densité ; on parle de
traction des subductions. Dans le premier cas, l’arrivée active de matériel chaud venu des profondeurs se rajoute à la tendance spontanée à «couler»,
ce qui entraîne une cause supplémentaire de mouvements, à savoir, la poussée aux dorsales.
Le manteau représente 85 pour cent du volume
de la Terre et 70 pour cent de sa masse. La
majorité de l’énergie dégagée par la Terre est libérée
par quatre noyaux radioactifs (le thorium 232,
le potassium 40 et les uraniums 235 et 238), ainsi
que par le « refroidissement séculaire ». Or ces
éléments radioactifs sont concentrés dans les silicates du manteau. Le noyau de fer, pauvre en
sources radioactives, et qui ne représente que
30 pour cent de la masse de la Terre se refroidissant, ne fournit qu’une faible part de l’énergie
de la Terre. On en déduit que le manteau terrestre
est davantage un système libérant de la chaleur
dans sa masse qu’un système chauffé par le bas.
Les subductions représenteraient les seuls mouvements actifs, alors que les dorsales seraient simplement des remontées passives. Une plaque lithosphérique est donc tirée par la subduction
plutôt que poussée par la dorsale.
Deux informations indépendantes ont
confirmé cette interprétation. Depuis les
années 1980, les progrès de l’informatique et
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Page 43
LE MANTEAU
La subduction,
moteur des plaques
La tomographie sismique aux frontières de plaques
indique, d’une part, que de la matière froide plonge
au niveau des zones de subduction, quasiment
jusqu’à l’interface du noyau et du manteau (voir
la figure page ci-contre) et, d’autre part, qu’il n’y a
pas sous les dorsales d’anomalie thermique s’enracinant à une profondeur supérieure à 400 kilomètres. On déduit de cette dernière observation
que le manteau chaud n’y remonte pas de la base
du manteau.
Autre fait montrant que la subduction est le
moteur du mouvement des plaques, les mesures
d’anomalies magnétiques et les relevés GPS mettent
en évidence les mouvements relatifs des plaques.
Par différentes techniques, on en déduit ensuite
les mouvements «absolus» des plaques. Qu’apprendon ? Par rapport à des repères supposés fixes, par
exemple les points chauds, certaines plaques sont
« rapides » avec une vitesse supérieure à six centimètres par an, alors que d’autres sont lentes, leur
vitesse étant inférieure à quatre centimètres par
an. Or, les plaques rapides, telle la plaque Pacifique,
sont celles qui subductent, tandis que les plaques
lentes, notamment la plaque Eurasiatique, ne le
font pas (voir la figure ci-dessus). En outre, il n’y a
aucune relation entre la vitesse des plaques et la
longueur des dorsales qui les bordent.
Ces informations, tomographiques et cinématiques, confirment les modèles : les subductions
correspondent à des plongements profonds de la
lithosphère qui mettent en mouvement les plaques,
au moins les plus rapides. Au niveau des dorsales,
aucune remontée du manteau ne s’enracine profondément: ces remontées restent superficielles, engendrées pour compenser l’écartement relatif dû au
déplacement des plaques lithosphériques.
Bien que le noyau ne soit pas la source principale de chaleur de la Terre, il en produit néanmoins une fraction minoritaire, mais non négligeable. Aussi, en théorie, doit-il y avoir quelques
remontées actives de manteau profond, issues
du voisinage de l’interface noyau-manteau.
Les points chauds seraient les traces en surface
de ces panaches mantelliques actifs d’origine
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
40
Proportion de la frontière de plaque
prise dans une zone de subduction (en pour cent)
l’extension des réseaux sismologiques mondiaux
ont permis le développement de la tomographie sismique, l’équivalent géologique des
scanners en médecine. Cette tomographie détecte
des anomalies de vitesse de propagation des ondes
sismiques, ces anomalies étant interprétées en
termes d’écart de température. En effet, une accélération de la vitesse correspond à une température plus basse, par rapport à la moyenne à
cette profondeur, et une diminution de la vitesse
à une température plus élevée.
Plaques rapides
30
20
10
Plaques lentes
0
0
2
4
6
8
10
Vitesse moyenne des plaques (en centimètres par an)
profonde. La géochimie, particulièrement la mesure
de certains rapports isotopiques (de plomb, de
l’hélium…), révèle que le manteau qui fond partiellement sous les dorsales diffère de celui que l’on
trouve, dans le même état, au niveau des points
chauds. Sous les dorsales, le manteau qui fond
est d’origine superficielle : il ne monte que pour
combler le vide laissé par les deux plaques qui
s’écartent. En revanche, sous les points chauds,
le manteau fondu qui remonte est d’origine
profonde. D’autres arguments géochimiques indiquent d’ailleurs que cette base du manteau est
contaminée par la lithosphère océanique (un
mélange de manteau supérieur, de croûte basaltique et de sédiments) ayant plongé par subduction jusqu’à ces profondeurs (voir Un monde sous
le manteau, par S. Labrosse, page 30).
Dans ce qui précède, nous avons négligé la
mince croûte océanique. Constituée de basalte,
cette croûte a une masse volumique de 2,8 à
2,9 grammes par centimètre cube : elle est
notablement moins dense que le manteau (lithosphérique et asthénosphérique) sur lequel elle
« flotte » donc. Pour une subduction, la lithosphère océanique, qui rassemble la croûte et le
manteau lithosphérique, doit acquérir une masse
volumique supérieure à celle de l’asthénosphère,
et le manteau lithosphérique, refroidi, doit être
très épais. Dans le cas de la lithosphère continentale, avec une croûte de 30 à 40 kilomètres
d’épaisseur, et une densité encore plus faible
(2,7 grammes par centimètre cube), la subduction est quasi impossible.
Toutefois, quand la lithosphère océanique
descend par subduction, la croûte basaltique se
transforme sous l’effet de la pression et de la température qui augmentent : le basalte devient de l’éclogite, une roche plus dense (3,4 grammes par centimètre cube) que le manteau. Ainsi, la croûte
ralentirait l’initiation de la subduction, mais accélérerait le phénomène une fois celui-ci amorcé.
DEUX TYPES DE PLAQUES
constituent la lithosphère,
celles qui se déplacent
rapidement (en rose) et
les autres (en vert).
On connaît cinq plaques
rapides (Pacifique, Nazca,
Indo-Australienne, Coco
et Philippine). Or ce sont
les plaques qui subductent
sur un pourcentage notable
de leur périmètre (supérieur
à 20 pour cent). Les autres
plaques (Africaine,
Eurasiatique, Nord et Sud
Américaines, Antarctique,
Arabe, Caraïbe) sont très
lentes et ne subductent pas
ou peu. En revanche,
la vitesse des plaques n’est
pas corrélée à la longueur
des dorsales qui les bordent.
Les subductions sont
le principal moteur
du mouvement des plaques.
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Page 44
Point chaud
aud
h
Point c
Lithosphère
Dors
ale
Su
b
on
ti
uc
Panaches
bd
Su te
oû
Cr teau
n
Ma
du
cti
on
Cr
Ma oûte
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en
t
Co
n
c
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Po
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Co
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hau
Couche D“
ub
s
ûte
Cro
Dorsale
Dorsale
e
cté
du
Manteau
solide
Noyau
externe
liquide
Graine
solide
UN MODÈLE SIMPLIFIÉ DE LA CONVECTION MANTELLIQUE. Le manteau (en vert)
est constitué d’une zone froide, la lithosphère (en vert foncé), de régions majoritaires de température « normale » (en vert intermédiaire) et de régions plus
chaudes correspondant aux panaches (en vert clair). La transition entre les
deux types d’olivine (la ringwoodite et la pérowskite) correspond au cercle
pointillé. La couche D’’, ici simplifiée, marque la frontière entre le manteau
inférieur et le noyau. Les croûtes sont en brun et le noyau en gris. Les rares
parties magmatiques (liquides) du manteau ainsi que les volcans aériens sont
en rouge : la Terre n’est pas une boule de magma ! Les subductions sont les prin-
cipaux moteurs du mouvement de la lithosphère (flèches blanches, leur taille est
proportionnelle à la vitesse des déplacements), tandis que les dorsales sont plutôt
passives : elles ne font que combler l’écartement créé par le mouvement des
plaques. Le manteau asthénosphérique est mis en mouvement par la lithosphère.
Les plaques qui plongent par subduction vont vite (environ dix centimètres par
an), les autres étant jusqu’à dix fois plus lentes. L’ascension des panaches sous
les points chauds est également active et rapide (plus de dix centimètres par
an). Ici, les deux subductions vont plus vite que l’ouverture de la dorsale de
l’océan qu’elles bordent : la taille de celui-ci diminue.
En outre, les croûtes qui ont plongé doivent
être très peu miscibles au manteau. La modélisation des effets des croûtes et leur destinée en
est encore à ses débuts, mais elle est une voie active
de recherches.
Le problème
des dorsales lentes
articles
• D. BERCOVICI, Mantle dynamics
past, present and future :
An introduction and overview,
in Treatise on Geophysics
(G. Schubert ed.), vol. 7,
pp. 1-30, Elsevier, 2007.
• G. F. DAVIES et M. A. RICHARDS,
Mantle convection, in Journal
of Geology, vol. 100,
pp. 151-206, 1992.
• Y RICARD, M. A. RICHARDS,
C. LITHGOW-BERTELLONI et
Y. LESTUNFF, A geodynamic model
of mantle mass heterogeneities,
in J. Geophys. Res., vol. 98,
pp. 21895-21909, 1993.
44
Dans une casserole d’eau, la CLT a la même viscosité que l’eau interne. En d’autres termes, l’eau
superficielle ne constitue pas une entité rhéologique indépendante de l’eau profonde. En
revanche, la lithosphère a une viscosité 1 000 à
10 000 fois supérieure à celle de l’asthénosphère. Elle a donc une individualité mécanique qui la distingue de l’asthénosphère. La lithosphère peut transmettre des forces sur de longues
distances, par exemple sur les 10 000 kilomètres
qui séparent la subduction japonaise de la dorsale
Est-Pacifique. On ne parvient pas encore à parfaitement modéliser ce saut de viscosité entre la
lithosphère et l’asthénosphère, mais on sait que,
lorsque ce saut de viscosité est faible ou progressif
(c’est le cas sur des astres actifs, comme Vénus
et Io, un satellite de Jupiter), la convection mantellique fonctionne selon un autre mode que la tectonique des plaques.
Les dorsales rapides, essentiellement celles
du Pacifique et de l’Est de l’océan Indien,
évacuent plus des trois quarts de la chaleur de
la Terre, mais elles ne représentent qu’environ
la moitié de la longueur totale des dorsales. Nous
avons vu que, selon les modèles, ces dorsales
rapides sont mises en mouvement par les subductions. Cependant, les dorsales lentes, principalement celles de l’océan Atlantique et de l’Ouest
de l’océan Indien, sont rattachées à des plaques
qui ne subissent aucune subduction. Quel est
le moteur de leur mouvement ? La question n’est
pas tranchée et plusieurs scénarios sont débattus.
Ils mettent en cause soit une très faible poussée
aux dorsales, soit l’ascension active de panaches.
Si l’on suppose que la faible poussée des dorsales
est suffisante, comment ces dorsales lentes
ont-elles été créées ? L’accumulation de chaleur
sous le couvercle continental et les points chauds
ont sans doute joué un rôle.
Divers résultats récents, travaux en cours ou
hypothèses de modèles à l’étude font du manteau
de la Terre un environnement mobile où rien n’est
fixé. Il en va de même dans les sciences de la Terre,
et les prochaines découvertes bouleverseront peutêtre ce que l’on croyait acquis sur le fonctionnement du manteau…
■
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Fondamental
Sous-thème
Jean-Paul MONTAGNER
Panaches chauds:
mythe ou réalité ?
Pour expliquer la présence de certains volcans, les géophysiciens
ont supposé que de la matière chaude remonte du tréfonds de la Terre
sous la forme d’étroits panaches. Cette théorie née il y a plus
de 40 ans suscite aujourd’hui un vif débat.
Jean-Paul MONTAGNER
est professeur à l’Université
Paris 7 et au Département
de sismologie de l’Institut
de physique
du globe de Paris.
L’ESSENTIEL
➥ Les volcans dits de
point chaud seraient dus
à des panaches de magma
chaud perçant la croûte
terrestre.
➥ La théorie classique,
qui se fonde notamment
sur la composition
des magmas, situe l’origine
de ces panaches à
la frontière entre le noyau
et le manteau.
➥ En réalité, il existerait
plusieurs types de
panaches, d’origine plus
ou moins profonde.
Certains géophysiciens
remettent en cause
l’existence même
des panaches et tentent
d’expliquer les volcans
de point chaud par des
mécanismes alternatifs.
46
S
elon la théorie de la tectonique des
plaques, la surface terrestre se décompose
en un certain nombre de plaques rigides
en mouvement les unes par rapport aux autres.
Cette théorie riche et prédictive, dont l’un des
aspects – la dérive des continents – a été proposé
par l’Allemand Alfred Wegener au début du XXe
siècle, ne s’est imposée que dans les années 1960.
Malgré sa puissance, certaines observations à
la surface de la Terre lui résistaient. Par exemple,
elle n’expliquait pas, à elle seule, le fait que des
volcans très actifs, tels ceux de Hawaii, de la
Réunion ou de Tahiti, soient présents au beau
milieu d’une plaque : selon cette théorie, l’activité sismique et volcanique devrait se cantonner
aux frontières des plaques, là où ces dernières
se séparent, entrent en collision ou frottent l’une
contre l’autre.
Pour lever ces difficultés, une deuxième
théorie est apparue, également dans les
années 1960, selon laquelle d’étroits panaches
de matière chaude s’élèvent de la frontière
entre le noyau et le manteau, à 2 900 kilomètres
de profondeur, et atteignent la croûte terrestre.
Ces panaches créeraient des « points chauds »
fixes, au-dessus desquels les plaques se déplacent : là où un point chaud réussit à percer la
surface terrestre, un volcan naît. La théorie des
panaches mantelliques et des points chauds offre
une explication à plusieurs phénomènes : le volcanisme de points chauds, l’âge croissant des
chaînes volcaniques à mesure qu’on s’éloigne du
point chaud, mais aussi la dislocation de l’ancien supercontinent de la Pangée et certaines
extinctions massives d’espèces qui ont eu lieu
dans un lointain passé. Cependant, alors que
plus personne ne remet en cause l’existence des
plaques lithosphériques, la réalité des panaches
profonds est actuellement débattue par les
géologues. Quel est l’objet de ce débat et quels
sont les arguments qui s’opposent ? C’est ce que
nous examinerons.
Voyons d’abord en quoi consiste l’hypothèse
des panaches mantelliques. La tectonique des
plaques décrit leur mouvement les unes par rapport
aux autres, mais les causes profondes qui mettent
en mouvement ces plaques seraient à relier aux
mouvements de convection qui animent le manteau
terrestre. La Terre constitue une énorme machine
thermique qui évacue lentement sa chaleur vers
l’extérieur, principalement grâce à la convection
thermique – la matière chaude, moins dense,
remonte vers la surface où elle cède sa chaleur,
tandis que la matière refroidie, plus dense, plonge
vers le noyau terrestre. Ces mouvements de convection s’effectuent à différentes échelles, dans l’ensemble du manteau terrestre. Leur connaissance
détaillée demeure un défi scientifique.
Des volcans en chapelets
Nous avons souligné que la tectonique des plaques
n’explique pas l’activité volcanique importante
constatée au milieu de certaines plaques. Ce
type de volcanisme ne représente qu’un dixième
environ de la production de magma par l’ensemble
des volcans, mais il intrigue les géophysiciens.
Le Canadien Tuzo Wilson fut le premier, en 1963,
à proposer l’existence de points chauds fixes
dans le manteau, qui créent en surface des chapelets d’îles volcaniques lorsqu’une plaque passe audessus d’un tel point : les volcans hawaiiens, par
exemple, s’expliqueraient de cette façon.
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LE MANTEAU
Quelle serait l’origine des points chauds ?
L’Américain Jason Morgan, l’un des pionniers
de la tectonique des plaques, proposa en 1971
que les points chauds sont alimentés par d’étroits
panaches thermiques : de la matière chaude
provenant de la frontière noyau-manteau, à
2 900 kilomètres de profondeur, s’élèverait à
travers le manteau et parviendrait à proximité
de la surface, donnant naissance aux volcans
de points chauds.
Les spécialistes de mécanique des fluides
connaissent bien les panaches thermiques. Ces
structures naissent quand on chauffe le bas d’un
récipient rempli d’un fluide. À partir d’une certaine
puissance de chauffage, il se forme en bas du
récipient ce que l’on nomme une couche limite
thermique, où les propriétés physiques (densité,
température) varient fortement dans la direction
verticale (voir La convection, moteur du manteau,
par P. Thomas, page 38). La partie chaude du
fluide, moins dense, a tendance à s’élever sous
l’effet de la poussée d’Archimède ; des instabilités apparaissent alors et de la matière se met à
monter en colonnes très étroites s’évasant près
de la surface (voir les figures pages 48 et 49). La
forme de ces panaches rappelle le champignon
des explosions nucléaires atmosphériques, même
si les paramètres physiques en jeu sont très différents. À l’échelle des temps géologiques, qui se
comptent en millions d’années, les matériaux
terrestres se comportent comme un fluide, et des
panaches de ce type pourraient naître à l’interface
noyau-manteau.
Pourquoi les points chauds semblent-ils immobiles, contrairement aux plaques ? Parce que les
panaches seraient ancrés dans une région profonde
LE PITON DE LA FOURNAISE (a),
à la Réunion, et les traps
du Deccan (b),
un épanchement de millions
de kilomètres cubes de laves
basaltiques en Inde, auraient
le même « père » : un panache
de magma chaud, au-dessus
duquel les plaques tectoniques
ont défilé. De tels panaches
seraient à l’origine
de nombreux autres volcans.
Mais d’où viennent
ces panaches ?
a
Aurélien Théau
Nicholas (Nichalp)
b
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des dorsales océaniques. En comparaison avec ces
derniers, les basaltes des îles océaniques ont des
rapports isotopiques bien plus variables.
Tête du panache
Manteau supérieur
Zone de transition
410
660 km
km
Discontinuités
sismiques
Manteau inférieur
Hélène Fournier, d’après H.-C. Nataf, 2000
Queue du panache
27
5
2 9 0 km
00
km
Noyau
Graine
52
50
km
6 400 km
LE MODÈLE STANDARD
de panache postule que
de la matière chaude, moins
dense que le matériau
environnant, se détache
de la frontière noyaumanteau et remonte
en formant une sorte
de champignon. Le diamètre
du panache serait de
quelques centaines
de kilomètres à sa base
et irait en diminuant avant
que sa tête ne s’étale, juste
au-dessous de la croûte
terrestre. La température
y dépasserait d’environ
300 à 500 degrés celle
de la matière qui l’entoure.
48
du manteau, où les mouvements sont beaucoup
plus lents que ceux des plaques. Les géophysiciens
se sont vite rendu compte que les points chauds
ne peuvent être considérés fixes que sur des échelles
de temps de l’ordre de 50 millions d’années.
Néanmoins, à la fin des années 1970, la relative
immobilité des points chauds a permis de définir
un référentiel pour déterminer le déplacement
absolu des plaques – auparavant, on ne mesurait
que les mouvements relatifs des plaques les unes
par rapport aux autres.
En réalité, les points chauds se déplacent à
des vitesses de l’ordre de un ou deux centimètres
par an. Cette valeur n’est pas négligeable, mais elle
reste faible en comparaison des mouvements des
plaques (une dizaine de centimètres par an pour
la plaque Pacifique). Signalons toutefois que
certaines théories avancent des vitesses de déplacement des points chauds allant jusqu’à quatre
centimètres par an (voir La mobilité des points
chauds, par J. Tarduno, page 56).
Initialement, J. Morgan avait proposé l’existence d’une vingtaine de panaches, qui permettaient d’expliquer le volcanisme des îles océaniques
situées à l’intérieur d’une plaque, ainsi que l’activité volcanique de certaines îles localisées sur
les dorsales médio-océaniques (telle l’Islande) et
celle de sites continentaux (le Yellowstone aux
États-Unis, l’Afar en Afrique de l’Est). L’hypothèse
des panaches, accueillie avec un certain scepticisme avant d’être rapidement adoptée, était donc
séduisante. Elle s’est de plus révélée fructueuse,
puisqu’elle allait rendre compte de plusieurs autres
observations géologiques.
Par exemple, on savait depuis longtemps, par
des analyses géochimiques notamment, que les
basaltes des îles océaniques diffèrent des basaltes
La composition des basaltes,
un indice en faveur des panaches
C’est particulièrement le cas pour le rapport
hélium 4/hélium 3. L’hélium 3 est un isotope dit
primordial, dont la plus grande part s’est formée
à la naissance de l’Univers et qui a été incorporé
à la Terre lors de sa formation. Il n’est pas produit
par désintégration radioactive et sa quantité est
donc à peu près constante. De plus, la Terre dégaze
en permanence dans l’atmosphère ses éléments les
plus volatils, son hélium 3 notamment. L’hélium 4,
lui, provient de la désintégration radioactive de
l’uranium et du thorium, éléments concentrés
dans la partie supérieure de la Terre, et s’accumule
au cours du temps. Ainsi, la matière caractérisée
par un rapport hélium 4/hélium 3 relativement
faible proviendrait d’une région profonde du
manteau, ayant peu participé aux mouvements
convectifs qui favorisent le dégazage. Or on constate
que de nombreux basaltes d’îles océaniques ont
un rapport isotopique hélium 4/hélium 3 notablement inférieur à celui des basaltes de dorsales
océaniques (voir la figure page 51). C’est l’un des
principaux arguments en faveur d’une origine
profonde des points chauds.
Dans les années 1980, les géophysiciens ont
enrichi le modèle des panaches en établissant
un lien entre les panaches et les grandes provinces
ignées, ces vastes épanchements de laves basaltiques que l’on trouve sur les continents (les traps)
ou au fond des bassins océaniques (les plateaux
océaniques). En 1989, Vincent Courtillot, de
l’Institut de physique du globe de Paris, proposait avec les Américains Mark Richards et Robert
Duncan d’associer les grandes provinces ignées
à la naissance d’un point chaud. L’idée est que,
en arrivant près de la surface, les panaches perforent la lithosphère et engendrent un volcanisme de très grande ampleur, beaucoup plus
intense que celui des dorsales ou des arcs des
zones de subduction. La fusion partielle de la
croûte terrestre à la tête du panache provoquerait l’épanchement de millions de kilomètres
cubes de laves basaltiques.
Les traps du Deccan, en Inde, s’étendent sur
près de un million de kilomètres carrés et sur une
épaisseur d’au moins trois kilomètres. Ce cataclysme
volcanique semble s’être produit il y a 65 millions
d’années, à la fin du Crétacé et au début du Tertiaire,
sur une durée très brève à l’échelle géologique
– moins d’un million d’années. Il a peut-être
contribué de façon importante à la disparition, à
cette même époque, des dinosaures et de quantité
d’autres espèces, bien que cette extinction soit par
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a
Cinzia Farnetani/IPGP
DES SIMULATIONS
numériques (a) et
des expériences de
laboratoire (b) permettent
de préciser les modèles
de formation et d’évolution
des panaches thermiques
profonds. La simulation
montre l’évolution
d’un panache, le rouge
correspondant à
la température la plus
élevée. Dans le système
expérimental représenté,
trois panaches sont bien
visibles. La forme
des panaches varie selon
les conditions expérimentales (la nature du fluide par
exemple) ou selon
les paramètres physiques
choisis dans les simulations.
Anne Devaille/IPGP
b
La tectonique des plaques
elon cette théorie, la surface de la Terre est divisée en plaques
rigides (délimitées en jaune sur la carte ci-dessous) qui se déplacent les unes par rapport aux autres, sans se déformer sauf à leurs
frontières où règne une intense activité sismique et volcanique. Les
frontières où les plaques se séparent sont dénommées dorsales, et là
où elles entrent en collision, zones de subduction. Quand elles coulissent les unes par rapport aux autres, on parle de failles transformantes. Une dorsale est une étroite chaîne de montagnes. Les dorsales
océaniques ont une longueur totale de 60 000 kilomètres et sont
situées vers 2 000 mètres de profondeur. Les plaques océaniques
S
s’éloignent de quelques centimètres par an. Au niveau des zones de
subduction, elles plongent dans le manteau terrestre. Quand une
plaque océanique entre en collision avec une autre plaque, continentale ou océanique, l’une passe sous l’autre, ce qui se traduit par de forts
tremblements de terre. Les continents sont portés par les plaques et,
étant plus légers que les plaques océaniques, ils surnagent. La dérive
des continents n’est qu’un des aspects de l’expansion des fonds océaniques. Quand deux continents entrent en collision, la déformation ne
se limite plus à la frontière : de grandes chaînes de montagnes et de
hauts plateaux s’érigent, par exemple en Asie centrale.
Plaque eurasienne
Plaque
nord-américaine
Plaque
caraïbe
Plaque philippine
Plaque pacifique
Plaque africaine
Plaque
de Cocos
Plaque
sud-américaine
Plaque
australienne
Plaque
de Nazca
Plaque antarctique
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LES CRISTAUX D’OLIVINE
s’orientent dans la direction
du flot de matière.
Les données sismologiques
indiquent que leur
orientation (traits verts,
d’autant plus longs que
la proportion de cristaux
orientés est importante),
à peu près Nord-Sud en
Afrique centrale, est
modifiée autour du point
chaud de l’Afar. Ce dernier
présente par ailleurs
une anomalie sismique,
trahissant la présence
de matière chaude (zones
rouges) jusqu’à au moins
600 kilomètres de
profondeur. Ces résultats
sont compatibles avec
une remontée profonde
de matière chaude sous
le point chaud de l’Afar.
16:48
Page 50
ailleurs attribuée à l’impact d’une grosse météorite,
tombée tout près du Yucatán. Le responsable de
l’événement volcanique majeur associé aux traps
du Deccan serait le point chaud qui se trouve actuellement sous l’île de la Réunion.
Par une étude systématique des épanchements
basaltiques et des traces de points chauds,
V. Courtillot et ses collègues ont associé de
nombreuses grandes provinces ignées à des points
chauds actuels. Ainsi, les traps d’Éthiopie (âgés
de 30 millions d’années) seraient reliés au point
chaud de l’Afar, et ceux du Groenland au point
chaud de l’Islande.
Les points chauds dus à des panaches profonds
expliqueraient également l’ouverture de nouvelles
dorsales. La dorsale de l’Atlantique se serait ainsi
ouverte sous l’effet des points chauds actuellement situés sous Sainte-Hélène et Tristan da Cunha
dans le Sud, sous les Açores et sous l’Islande
dans le Nord. Il est donc vraisemblable que l’arrivée tumultueuse des panaches en surface ait
entraîné, il y a 200 millions d’années, la dislocation de la Pangée en plusieurs continents. Par
ailleurs, les épisodes volcaniques correspondant
aux traps ont fortement perturbé le climat, et on
peut associer de tels phénomènes à la plupart des
grandes extinctions biologiques qui ont ponctué
le passage d’une ère géologique à une autre.
Entre-temps, les spécialistes de mécanique des
fluides ont élaboré une sorte de modèle standard
de panache thermique mantellique, en se fondant
notamment sur des simulations numériques et
des expériences de laboratoire (voir la figure
page 49). D’après ce modèle, le panache a la forme
d’un conduit long et étroit – la queue du panache –,
surmonté d’une grosse tête en forme de champignon sous la lithosphère. Le diamètre de la
queue serait d’environ 500 kilomètres dans le
manteau inférieur. Dans le manteau supérieur, où
la viscosité est inférieure, il serait d’une centaine
de kilomètres seulement. À l’intérieur du panache,
la température dépasserait de quelques centaines
Hoggar
Tibesti
Afar
100 kilomètres de profondeur
50
Le modèle de panache, dont il existe plusieurs
variantes (par exemple des panaches résultant
d’une convection de nature thermochimique),
semble cohérent. Reste à le confirmer. La tectonique des plaques s’est imposée grâce à la sismologie, qui a permis de délimiter avec précision
les frontières de plaques et de relier leurs divers
types aux différents mécanismes des tremblements
de terre. Les scientifiques espéraient que, de la
même façon, les données sismologiques étaieraient
l’hypothèse des panaches.
Au cours des années 1980, la tomographie
sismique connut un développement spectaculaire
en fournissant des images tridimensionnelles de
plus en plus précises de l’intérieur de la Terre.
Cette technique est fondée sur la vitesse variable
des ondes sismiques selon le milieu traversé. Par
exemple, dans les régions froides, la vitesse de
propagation est supérieure à ce qu’elle est dans
les régions chaudes. En analysant un très grand
nombre de sismogrammes enregistrés dans une
gamme étendue de fréquences, tels ceux recueillis
par les stations sismiques du réseau français (et
planétaire) GEOSCOPE, et grâce à des ordinateurs
Tibesti
Darfour
Afar
D’après D. Sicilia et al., 2004
Darfour
Des mesures sismologiques
peu concluantes
Hoggar
Hoggar
Tibesti
de degrés celle du manteau environnant. Le modèle
fournit également des scénarios décrivant la formation et l’évolution du panache au cours du temps,
et sa disparition. Par exemple, en arrivant – au
bout de quelques millions d’années – à proximité
de la lithosphère, dont la viscosité est très élevée,
la matière du panache s’étalerait dans l’asthénosphère et entraînerait un bombement en surface.
La fusion partielle à la tête du panache ouvrirait
une brèche dans la lithosphère, ce qui conduirait
à des épanchements catastrophiques de basaltes.
Une fois vidé de son contenu, le panache ne serait
plus composé que d’une petite queue pouvant
subsister encore plusieurs dizaines de millions
d’années, si elle est toujours alimentée par le bas.
200 kilomètres de profondeur
Darfour
Afar
300 kilomètres de profondeur
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Mer Méditerranée
D’autres tentatives consistent à détecter indirectement les panaches en étudiant leur effet sur les
discontinuités sismiques dans la zone de transition, c’est-à-dire les profondeurs (principalement
à 410 et à 660 kilomètres) auxquelles les propriétés
minéralogiques changent brutalement (voir La
zone de transition : couche clef du manteau, par
É. Debayle et Y. Ricard, page 74). Une anomalie
thermique associée à un panache a tendance à
élever ou à abaisser les discontinuités sismiques,
selon les propriétés minéralogiques du manteau
terrestre à ce niveau. Par exemple, le passage
d’un panache de matière chaude à travers la zone
de transition tend à amincir cette région, tandis
que la présence d’une plaque plongeante froide
l’épaissit. En 1993, Henri-Claude Nataf, alors à
l’École normale supérieure, à Paris, et le Canadien
John VanDecar détectèrent une telle déflexion des
discontinuités sismiques sous le point chaud de
Bowie, au large des côtes canadiennes. Toutefois,
une étude sismologique publiée en 1999 par
Sébastien Chevrot, alors à l’Institut de physique
du globe de Paris, et ses collègues n’a pas révélé
d’amincissement systématique de la zone de transition sous les points chauds.
Des expériences faisant appel à des réseaux
denses de stations sismiques sont également menées
en Islande, en France (dans le Massif central) et
aux États-Unis, dans la région de Yellowstone.
Là encore, les résultats sont mitigés et n’apportent pas d’éléments concluants sur les profondeurs
supérieures à 400 kilomètres. Pourquoi ces
déboires ? Tout d’abord, le conduit n’est pas forcément vertical, car les courants de matière dans le
manteau peuvent dévier le panache au cours de
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Mer
Rouge
son ascension. Ensuite, tous les panaches ne
semblent pas identiques, et certains naissent peutêtre à des profondeurs beaucoup moins importantes. Par exemple, en dessinant la carte des
anomalies sismiques sous la dorsale médioatlantique, dotée d’un grand nombre de points
chauds, avec Jeraoen Ritsema, de l’Institut de technologie de Californie, nous avons montré en 2001
que certains points chauds ne présentent plus
d’anomalies visibles au-dessous de 200 kilomètres
et que seul celui de l’Islande exhibe des vitesses
lentes (donc de la matière chaude) jusqu’à 700 kilomètres de profondeur. De même, d’après Michel
Granet, de l’École et observatoire des sciences de
la Terre de Strasbourg, le volcanisme du Massif
central, parfois considéré comme lié à un point
chaud, ne serait dû qu’à un «bébé panache» prenant
son origine dans le manteau supérieur.
Jusqu’à aujourd’hui, les sismologues ont surtout
délimité des zones correspondant grossièrement à
des courants mantelliques de matière chaude (ascendante) ou froide (descendante). L’orientation des
cristaux – principalement l’olivine, minéral silicaté
le plus abondant dans le manteau supérieur – permet
de progresser en visualisant la direction de ces
courants. L’olivine est un minéral anisotrope, où
la vitesse des ondes sismiques varie selon la direction de propagation. La variation est de 20 pour
cent entre l’axe dit rapide et l’axe lent. Or, dans les
années 1970, on s’est rendu compte que l’olivine
tend à orienter son axe rapide parallèlement à la
LES DONNÉES SISMOLOGIQUES
recueillies pour diverses
profondeurs autorisent
la reconstitution d’une carte
tridimensionnelle indiquant
les zones où les ondes
sismiques se propagent
lentement (en rouge) ou
rapidement (en bleu).
Ces ondes sont interprétées
respectivement comme
des courants de matière
ascendants (chauds) ou
descendants (froids).
LE RAPPORT ISOTOPIQUE
HÉLIUM 4/HÉLIUM 3 est
l’un des principaux
arguments en faveur
des panaches profonds.
Ce rapport est beaucoup
plus variable et a
des valeurs plus faibles
dans les basaltes d’îles
océaniques, comparé
à celui des basaltes
de dorsales océaniques.
Ces caractéristiques
s’expliquent si les basaltes
des îles océaniques
proviennent des grandes
profondeurs de la Terre.
60
Basaltes d’îles océaniques
40
20
D’après M. Moreira et C. Allègre, 2000
D’où viennent les panaches ?
Afrique
Nombre d’échantillons
de plus en plus puissants, les sismologues cartographient les zones de vitesse lente et celles de
vitesse rapide dans l’ensemble de la Terre, de la
surface jusqu’à son centre.
Les sismologues sont ainsi parvenus à bien
visualiser plusieurs structures géologiques, telles
que boucliers précambriens, zones de dorsales
océaniques ou plaques qui s’enfoncent dans les
zones de subduction. Ils ont même repéré
deux superpanaches de plusieurs milliers de kilomètres de diamètre sous le Pacifique central et
l’Afrique. En revanche, ils n’ont pu clairement
déceler des structures ressemblant aux panaches
thermiques décrits par le modèle standard. Les
raisons de cet échec sont simples : la résolution
latérale des techniques de tomographie sismique
est seulement de l’ordre de 1 000 kilomètres,
alors que les structures recherchées sont de l’ordre
de la centaine de kilomètres, et s’étendent sur
un large domaine de profondeur (entre la surface
et 2 900 kilomètres).
Basaltes de dorsales océaniques
150
100
50
50 000
150 000
Rapport hélium 4/hélium 3
51
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Craton
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Plaque
océanique
Courant
de matière chaude
Hélène Fournié
Courant
de matière froide
UN MÉCANISME DE
CONVECTION SECONDAIRE
se produisant au bord
des cratons continentaux,
des boucliers de croûte
terrestre, expliquerait
certains points chauds, tels
ceux associés aux îles du
Cap-Vert ou de Sainte-Hélène.
D’après ce scénario, défendu
par des détracteurs
des panaches profonds,
le bord du craton, froid,
refroidirait la matière à
sa proximité. Le courant
descendant ainsi induit
entraînerait une remontée
de matière chaude quelques
centaines de kilomètres plus
loin, faisant apparaître
un point chaud.
52
direction principale du flot de matière. En cartographiant l’orientation des axes rapides des minéraux, obtenue en mesurant l’anisotropie sismique,
on peut donc visualiser les mouvements de matière
à grande échelle.
L’olivine indique la direction
Par des modélisations numériques, Édouard
Kaminski et Neil Ribe, de l’Institut de physique du
globe de Paris, ont montré en 2002 que les courants
de matière mantellique – et donc l’anisotropie
sismique associée – sont fortement perturbés par
la présence d’un panache, même à grande distance
de celui-ci. Cette observation fournit un moyen
indirect de détecter les panaches. Dans le cadre d’un
programme de recherche de l’INSU (Institut du
CNRS pour les sciences de l’Univers), la répartition de l’anisotropie autour du point chaud de l’Afar
a été cartographiée en 2000, grâce à l’installation
en Éthiopie et au Yémen d’un réseau de stations
sismiques temporaires. Alors que les directions d’anisotropie sont à peu près Nord-Sud en Afrique
centrale, elles sont déviées autour de l’Afar, ce qui
indiquerait une zone anormale, par ailleurs caractérisée par des vitesses très lentes, jusqu’à au moins
600 kilomètres de profondeur. À l’inverse, les autres
points chauds africains du Darfour, du Tibesti et
du Hoggar ne trahissent des vitesses lentes que
jusqu’à 200 kilomètres de profondeur (voir les figures
pages 50 et 51, en haut). L’Afar serait-il donc le
seul point chaud africain à l’aplomb d’un panache
profond ? Pour y répondre, nous devrons affiner
nos méthodes de mesure.
La détermination de l’orientation des minéraux à l’intérieur de la Terre en est encore à ses
débuts. Néanmoins, elle apporte déjà des éléments
de réponse sur la façon dont interagissent les
panaches mantelliques et le manteau supérieur,
et montre, aussi bien à l’échelle globale que régionale, que l’origine des points chauds volcaniques
ne se trouve pas toujours à la même profondeur.
Afin d’expliquer toutes ces observations sismologiques souvent contradictoires, les géologues
ont été contraints de compliquer le modèle des
panaches mantelliques. Il en résulte une certaine
confusion. Aussi, V. Courtillot et ses collègues,
reprenant tout un ensemble de données disparates, ont proposé en 2003 une classification des
panaches afin de séparer les vrais panaches mantelliques – ceux issus de la limite noyau-manteau –
des « usurpateurs » qui proviennent de profondeurs plus faibles. Ceux-ci naîtraient d’instabilités de couches limites thermiques situées dans
la zone de transition (entre 410 et 660 kilomètres
de profondeur) ou juste sous la lithosphère.
Sous l’impulsion de Don Anderson, de l’Institut
de technologie de Californie, une autre école se
fait jour, qui remet radicalement en cause l’existence même des panaches. Pour ce géophysicien,
les panaches mantelliques originaires de la limite
noyau-manteau ne sont qu’une vue de l’esprit et
la dynamique de la Terre est essentiellement
régie par la tectonique des plaques. Le débat lancé
par D. Anderson et ses adeptes, s’il est parfois
animé, a le mérite d’affûter les arguments des
uns et des autres. Ces contestataires remettent
en question chacune des observations qui ont
permis de bâtir le modèle de panaches issus de la
limite noyau-manteau. Passons en revue leurs principales objections.
D’abord, ils préparent que le référentiel défini
par les panaches n’est pas absolu, dans la mesure
où les différents points chauds se déplacent les
uns par rapport aux autres à des vitesses de
l’ordre de deux, voire quatre centimètres par an.
Ces vitesses, soulignent-ils, sont du même ordre
de grandeur que la vitesse des plaques lentes.
L’immobilité relative des points chauds serait donc
une hypothèse injustifiée.
Pourquoi alors l’âge des îles volcaniques
augmente-t-il le long de la chaîne hawaiienne? Selon
ces géologues, cette chaîne volcanique résulterait de
l’ouverture progressive d’une fissure dans la lithosphère, sous l’effet de forces internes à la plaque
Pacifique. D’autres points chauds, qui ne peuvent
être expliqués de cette façon, seraient dus à un mécanisme de convection secondaire agissant à la frontière des cratons (des boucliers de croûte terrestre,
plus épais et plus légers que les plaques océaniques, formés depuis plusieurs centaines de millions
d’années). Au bord d’un craton, qui est froid, la
matière mantellique subirait un mouvement descendant de convection thermique, ce qui entraînerait
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modèles. Cet échec serait dû à une
mauvaise estimation des paramètres physiques utilisés
Hawaii
(conductivité thermique,
influence de la pression, etc.) :
l’évacuation de la chaleur interne
Niveau de la mer
des remontées de matière chaude
par la Terre aurait été surestimée,
plus loin, à plusieurs centaines de
et la convection thermique
kilomètres des côtes (voir la figure
serait moins turbulente qu’on
page 52). Les îles Canaries et du
ne le pensait.
Cap-Vert, dans l’Atlantique
Ainsi, les opposants à la théorie
300 km
Nord, de Tristan da Cunha et de
des panaches mantelliques ne
Sainte-Hélène, dans l’Atlantique Sud,
manquent pas d’arguments et proporésulteraient d’un tel scénario, qui est
sent des explications alternatives
cependant peu compatible avec les
faisant appel à la seule tectonique
données géochimiques.
des plaques. Néanmoins, l’idée des
Autre argument en défaveur
panaches profonds ne doit pas être
650 km
des panaches: la température dans
rejetée à la légère, car il existe indéla région des points chauds ne semble pas
niablement des observations robustes qui
plus élevée que dans le reste du manteau.
l’étayent. Mais le modèle standard
Carol Stein, de l’Université de
de panaches est probablement trop
l’Illinois, et Seth Stein, de
simpliste, voire faux. Il existerait
l’Université Northwestern, ont
plutôt divers types de panaches, issus
1 000 km
effectué des mesures de flux de
de profondeurs différentes. Le reste ne
chaleur, mais n’ont détecté aucune
serait qu’une question de sémananomalie thermique autour du
tique, le mot panache s’appliquant
point chaud de l’Islande. Les
à des objets géologiques différents.
points chauds, pas si chauds que
Pour que le débat sur les panaches
1 450 km
cela, seraient au mieux « humides » :
mantelliques progresse vraiment, de
la surproduction de magma résultenouvelles données et observations
rait simplement de leur teneur
sont nécessaires. Par exemple, on
en eau, supérieure à la moyenne.
espère des images plus fiables des struc1 900 km
Il pourrait en être de même pour
tures sismiques sous les points chauds grâce
les grandes provinces ignées.
à de nouvelles méthodes tomographiques développées par Raffaela
Les panaches
Montelli et ses collègues à l’Université
remis en question
de Princeton (voir la figure ci-contre). Par
2 350 km
Par ailleurs, selon D. Anderson, les
ailleurs, l’exploration des autres planètes telludonnées géochimiques sur le rapport
riques, telle Mars, aiderait à comprendre
hélium 4/hélium 3 ne permettent
comment naissent des volcans en l’abpas de conclure que l’origine des
sence de tectonique des plaques.
2 800 km
points chauds est plus profonde que
Sur Terre, des expériences de grande
celle des dorsales océaniques. Les difféampleur sont indispensables, mais elles ne sont
rences statistiques constatées entre les rapports pas à la portée d’un seul pays. Plusieurs projets
isotopiques des basaltes d’îles océaniques et ceux sont en cours dans le Pacifique, afin de déterminer
des basaltes de dorsales océaniques ne seraient la structure détaillée du manteau sous les points
dues qu’à un échantillonnage imparfait des deux chauds océaniques. L’un deux, au niveau d’Hawaii,
types de basaltes. Cet argument se fonde notam- utilise des stations sismologiques sous-marines,
ment sur la découverte, grâce à l’exploration systé- ce qui permet d’augmenter la résolution : en
matique du fond des océans, de centaines de monts décembre 2009, les géologues ont ainsi annoncé
sous-marins de petite taille et ayant des rapports la détection de matière chaude jusqu’à 1 500 kiloisotopiques anormaux, parfois voisins de ceux des mètres de profondeur, mais ces résultats, controbasaltes d’îles océaniques, et dont l’origine est vrai- versés, résultent sans doute d’un artefact dans le
semblablement peu profonde.
traitement des données. Nous aimerions mener
Dernière objection que nous mentionnerons: un projet similaire à la Réunion. La recherche
les opposants aux panaches soulignent que les géophy- des panaches mantelliques profonds est ainsi un
siciens de la convection n’arrivent pas à reproduire défi à la fois scientifique et technologique, une
correctement la tectonique des plaques avec leurs quête du Graal des géologues.
■
R. M
on
tel
li
DE NOUVELLES MÉTHODES DE TOMOGRAPHIE SISMIQUE, qui s’efforcent de mieux prendre
en compte les variations d’amplitude des ondes sismiques – et pas uniquement leurs
temps de parcours – sont développées à l’Université de Princeton. Leur fiabilité
est encore discutée, mais les premiers résultats plaident pour l’existence
de plusieurs panaches profonds, dont un sous les îles de Hawaii.
livres
• D. SICILIA, Tomographie
anisotrope du manteau supérieur
sur la corne de l’Afrique, thèse
de doctorat, IPGP, Paris, 2003.
articles
• C. WOLFE et al., Mantle shearwave velocity structure beneath
the Hawaiian hotspot, in Science,
vol. 326, pp. 1388-1390, 2009.
• R. MONTELLI et al., A catalogue
of deep mantle plumes : new
results from finite-frequency
tomography, in Geophys.
Geosyst., vol. 7, Q11007, 2006.
• V. COURTILLOT et al., Three
distinct types of hotspots in the
Earth’s mantle, in Earth Planet
Science Letters, vol. 205,
pp. 295-308, 2003.
• D. L. ANDERSON, Top-down
tectonics ?, in Science, vol. 293,
pp. 2016-2018, 2001.
internet
• Site consacré au débat sur la
théorie des panaches :
http://www.mantleplumes.org
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Fondamental
Sous-thème
John TARDUNO
La mobilité
des points chauds
Les géophysiciens ont longtemps pensé que les points chauds
étaient fixes. En fait, ces remontées de matériau
venu des profondeurs de la planète qui donnent naissance
aux chaînes d’îles volcaniques se déplaceraient.
John TARDUNO
est professeur de
géophysique au Laboratoire
de paléomagnétisme
de l’Université de Rochester,
dans l’État de New York.
L’ESSENTIEL
➥ Les chapelets d’îles
océaniques, tels Hawaii,
se forment par défilement
de la plaque tectonique
qui les porte au-dessus
d’un point chaud.
➥ L’inclinaison du champ
magnétique fossile
sur ces îles permet de
reconstituer leur latitude
de formation. Or celle-ci
n’est pas fixe.
➥ On en déduit
que les points chauds
bougent. Plusieurs
explications, fondées
sur leur enracinement
plus ou moins profond
dans le manteau ou sur
la dynamique de celui-ci,
sont en concurrence.
➥ Les implications
en science de la Terre
sont nombreuses, car
les points chauds étaient
souvent utilisés comme
repères fixes.
56
O
ù était passé le cône ? Après avoir remplacé
la tête de forage, nous venions de replonger
la tige vers le fond de l’océan, un kilomètre
et demi sous le bateau. Agglutinés dans la salle
de contrôle, nous scrutions les images de la caméra
fixée à l’extrémité de la tige, cherchant le cône
déposé pour marquer l’emplacement du trou
que nous étions en train de forer. L’équipe s’était
livrée à cet exercice maintes fois, mais ce jour-là,
le cône restait introuvable. Notre repère avait-il
bougé ? Nous avons fini par comprendre que les
courants océaniques l’avaient emporté, et nous
avons réussi à retrouver notre forage. De façon
ironique, cette situation était similaire à l’hypothèse géologique que nous étions précisément
en train d’étudier: les points chauds qui semblaient
être des repères fixes sur des plaques tectoniques
en mouvement se déplaceraient eux aussi.
Nous étions dans l’océan Pacifique NordOuest pour prélever des carottes dans des volcans
sous-marins éteints, les « guyots » (ou monts sousmarins) de l’Empereur, qui forment l’extrémité
Nord des îles Hawaii. Le motif que forme la
chaîne Hawaii-Empereur est – avec les formes
de l’Amérique du Sud et de l’Afrique qui s’épousent parfaitement – un des signes évidents de la
tectonique des plaques (la théorie selon laquelle
la surface de notre planète est une mosaïque de
plaques rocheuses en mouvement qui s’imbriquent les unes dans les autres). Non seulement
les volcans et les monts sous-marins sont alignés
sur quelque 3 500 kilomètres au milieu du
Pacifique, mais ils sont de plus en plus anciens
à mesure qu’on remonte vers le Nord-Ouest de
la chaîne, de la Grande-Île, qui continue à
s’agrandir, jusqu’à l’atoll de Midway, dont le
volcan, depuis longtemps éteint, s’est affaissé
au point qu’il émerge à peine, en passant par
Maui, Oahu et Kauai. Au-delà, la ligne fait un
angle et continue vers le Nord le long des
monts sous-marins de l’Empereur, jusqu’à la
pointe des îles Aléoutiennes.
L’explication classique de ce motif est que les
îles témoignent du mouvement de la plaque pacifique au-dessus d’un « point chaud » fixe, c’est-àdire d’un panache de magma s’élevant depuis les
profondeurs du manteau terrestre (voir Panaches
chauds : mythe ou réalité ?, par J.-P. Montagner,
page 46). On peut se représenter ce point chaud
comme une bougie située à l’intérieur de la Terre
et dont la flamme brûlerait la croûte, faisant
remonter vers la surface de la lave qui donne
naissance à une île volcanique. À mesure que la
plaque se déplace au-dessus du point chaud, l’île
s’en éloigne et cesse de grandir, tandis qu’une autre
apparaît, puis se déplace, et ainsi de suite. Le point
chaud combiné à la tectonique des plaques produit
des îles « à la chaîne ».
Des bougies supposées
immobiles et qui bougent
Dans ce schéma, le point chaud hawaiien est resté
fixe à une latitude d’environ 19 degrés Nord, tandis
que la plaque pacifique se décalait vers le NordOuest à raison d’une dizaine de centimètres par
an. Le virage dans la chaîne volcanique indiquerait que la direction de la plaque a changé de façon
soudaine, il y a environ 47 millions d’années.
Outre qu’elle rend compte de l’évolution de
Hawaii et d’autres chaînes d’îles, l’hypothèse de
la fixité des points chauds a fourni un ensemble
de repères précieux, qui ont permis aux géologues
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de reconstituer les mouvements des plaques et
de déterminer le lieu d’origine d’échantillons géologiques, telles les carottes de sédiments utilisées
pour reconstituer le climat passé ou les roches
servant à évaluer le mouvement de la croûte par
rapport à l’axe de rotation de la planète.
Ce fut dont l’étonnement lorsque nous avons
mis en évidence que les points chauds ne sont en
réalité pas fixes. Comme notre cône de repérage,
ils se sont déplacés avec le temps. Et comme nous,
les géophysiciens doivent désormais comprendre
pourquoi les points chauds dérivent, et développer
une nouvelle façon de les repérer. Mais voyons
d’abord comment nous sommes parvenus à
cette conclusion.
LES VOLCANS HAWAIIENS
sont alimentés par un point
chaud, le sommet d’un
panache de roche fondue qui
s’élève à travers le manteau
terrestre. Ce point chaud a
donné naissance à une
chaîne d’îles et de volcans
engloutis qui court sur plus
de 3 500 kilomètres dans
l’océan Pacifique.
L’enregistrement du mouvement des plaques dans
l’aimantation fossile des roches a été l’un des principaux indices pour étayer la théorie de la tectonique des plaques dans les années 1960, et préciser
notre compréhension des points chauds. Lorsque
la lave se refroidit, les minéraux magnétiques qu’elle
contient, principalement la magnétite et la titanomagnétite, cristallisent. Ces minuscules barreaux
aimantés se figent dans la direction du champ
magnétique qui règne à un moment et en un
lieu précis de la surface du globe. Comme le champ
magnétique terrestre varie à la fois dans le temps
et dans l’espace, la magnétisation des roches
nous révèle comment les plaques bougent, et ce
de deux façons.
Tout d’abord, les géologues peuvent étudier
la variation dans le temps. À intervalles réguliers, la polarité du champ magnétique s’inverse,
les pôles magnétiques Nord et Sud échangent leurs
places (voir La Terre déboussolée, par J. Aubert,
G. Hulot et Y. Gallet, page 24). Quel est l’impact sur les roches qui se forment au niveau des
dorsales océaniques ? Quand la lave émerge de la
dorsale et se refroidit au contact de l’eau, la magnétisation de ses minéraux s’aligne comme de la
limaille de fer pointant par exemple vers le
Nord. Le mouvement des plaques emporte ensuite
ces roches loin de la dorsale. Après quelques
centaines de milliers d’années, la polarité s’inverse,
et les roches qui se forment après coup sont magnétisées dans l’autre sens. Celles-ci sont à leur tour
emportées loin de la dorsale, puis la polarité du
champ magnétique retrouve son sens initial, et
le cycle continue. La croûte océanique est ainsi
zébrée de bandes où les minéraux magnétiques
pointent alternativement vers le Nord et vers le
Sud. Les géologues estiment l’âge de ces bandes
en les confrontant à la chronologie des inversions de polarité, établie par ailleurs. Ils en
déduisent alors la direction et la vitesse d’une
plaque par rapport à une plaque adjacente.
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Getty Images/Rene Frederick
Fertiles fossiles…
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L’EXPLICATION CLASSIQUE DE L’ORIGINE DE LA CHAÎNE HAWAIIENNE
elon l’hypothèse en vigueur jusqu’à présent, la chaîne
constituée par les îles Hawaii et les monts sous-marins
de l’Empereur (ci-contre) s’est formée à mesure que la
plaque pacifique passait au-dessus d’un point chaud fixe.
La lave éjectée a formé une île, puis le mouvement de la
plaque a emporté cette île vers le Nord-Ouest, une autre île
s’est formée à la place de la première, et ainsi de suite (cidessous). Le coude que forme la chaîne était attribué à un
changement de direction de la plaque.
Divers résultats indiquent que ce scénario est incomplet.
En particulier, la géométrie de la chaîne ne correspond pas
à celle prédite par l’étude des points chauds des bassins
des océans Indien et Atlantique (en pointillés).
S
Alaska
Îles
Aléoutiennes
Russie
Detroit, formé il y a 81 à 75 millions d’années (mA)
Suiko, 61 mA
Nintoku, 56 mA
Prévision fondée
sur les points chauds
indo-atlantiques
Koko, 49-50 mA
Daikakuji, 47 mA
Guyots de l’Empereur
(volcans éteints
engloutis)
Îles hawaiiennes
Midway, 28 mA
PACIFIQUE
Necker, 10 mA
Kauai, 5 mA
Kevin Hand
Hawaii, récent
Plaque pacifique
Point
chaud
La seconde technique exploite le fait que la
direction du champ magnétique terrestre a deux
composantes : la déclinaison et l’inclinaison.
Une boussole, en pointant dans la direction du
Nord, matérialise la déclinaison. Cependant, en
regardant l’aiguille de près, on s’aperçoit qu’elle
est légèrement décalée par rapport à l’horizontale.
Comme l’a démontré Neil Opdyke, de l’Université
de Floride, à la fin des années 1960, l’inclinaison
est directement reliée à la latitude (voir l’encadré
page ci-contre). La mesure de l’inclinaison de l’aimantation d’une roche révèle ainsi la latitude de
son lieu de formation, et donc la distance minimum
que la plaque a parcourue depuis. En revanche,
la longitude est inconnue.
Ces méthodes ne sont pas triviales. En réalité,
le champ magnétique de la Terre ne pointe pas
exactement dans la direction Nord-Sud en
tout point du globe. Les lignes de champ forment
un motif plus complexe, qui refléterait l’écoulement du fer liquide dans le noyau de la planète.
Mais si l’on regarde la direction moyenne sur
plusieurs millénaires, ces déviations s’annulent. Ainsi, on peut compenser la complexité du
champ magnétique en analysant un vaste échantillon de roches représentant un intervalle de
temps suffisamment grand. Peu d’îles abritent
encore des roches très anciennes, si bien que
les géologues doivent forer le plancher océanique
pour les récolter.
Ce procédé se heurte à plusieurs difficultés.
La croûte océanique est parfois inclinée, ce qui
peut être interprété à tort comme une inclinaison
magnétique. Les meilleurs échantillons rocheux
58
proviennent ainsi de zones dont les données
sismiques garantissent qu’elles sont horizontales.
Seules quelques-unes de ces zones ont fait l’objet
de forages profonds. Une autre méthode consiste
à remorquer un magnétomètre et à mesurer à
distance l’aimantation du fond océanique.
Cependant, ces mesures ne reflètent pas seulement l’aimantation existant lors de la formation de la roche, mais aussi celle provenant de
la réorientation spontanée d’une partie des
domaines magnétiques au sein des cristaux sur
des échelles de temps géologiques, ainsi que la
direction du champ magnétique terrestre actuel.
Les relevés des magnétomètres doivent être
calibrés par rapport à des roches directement
échantillonnées.
Une grande latitude
dans la position du point fixe
La première indication laissant penser que le point
chaud de Hawaii n’est pas fixe date du début des
années 1970. Elle était issue d’études dirigées
par Tanya Atwater et Peter Molnar, de l’Institut
de technologie du Massachusetts. Ils ont étudié
le mouvement des plaques par deux approches :
les zébrures du fond océanique et les chapelets
d’îles. Au niveau d’une dorsale océanique séparant deux plaques, les mouvements entraînent la
création d’une série de zébrures du plancher océanique, et si un point chaud est présent sous chacune
des plaques, deux chaînes d’îles parallèles sont
engendrées. Connaissant le mouvement des plaques
indiqué par les zébrures, on peut prédire la
trajectoire d’une chaîne d’îles sur une des plaques
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en examinant la trajectoire de la chaîne correspondante sur l’autre plaque.
Or T. Atwater et P. Molnar ont montré que
les prédictions relatives à plusieurs traces de
points chauds ne correspondent pas aux volcans
réellement observés. Cela suggère que les points
chauds ont bougé. Depuis, la technique a été
perfectionnée par Joann Stock, de l’Institut de
technologie de Californie, et ses collègues,
avec des résultats semblables. Les prédictions
concernant la chaîne Hawaii-Empereur, fondées
sur les points chauds de l’océan Atlantique (la
plaque atlantique rencontre la plaque pacifique au niveau de la côte Ouest de l’Amérique
du Nord), sont en bon accord avec la position
de la partie la plus récente de la chaîne, formée
au cours des 30 derniers millions d’années, mais
elles s’en écartent lorsqu’on remonte plus en
arrière. Il y a quelque 60 millions d’années, le
décalage est très grand.
Une histoire incomplète
Cependant, ces conclusions n’ont dans l’ensemble
pas convaincu les géologues. D’autres effets
pouvaient expliquer le désaccord entre les deux
ensembles de données. Les bassins du Pacifique
et de l’Atlantique sont constitués de plaques qui
jouxtent le continent antarctique, lui-même
constitué d’au moins deux plaques. Ces plaques
pourraient tourner comme des engrenages, ce qui
modifierait le lien entre les caractéristiques géographiques de l’Atlantique et celles du Pacifique.
Toutefois, une grande partie de l’histoire géologique de l’Antarctique, enfouie sous d’épaisses
calottes glaciaires, demeure un mystère. Cette
incertitude empêche les géologues de reconstituer
de façon complète le mouvement des plaques.
John Tarduno
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La seule façon de trancher était de retourner
aux échantillons rocheux. En 1995, avec Rory
Cottrell, de l’Université de Rochester, nous avons
décidé d’explorer cette piste. Nous avons examiné
des carottes de sédiments et des roches prélevées
sur plusieurs décennies dans les archives du
programme de forage océanique ODP à l’Université
Texas A&M. La carotte la plus prometteuse avait
été récoltée en 1992 dans le guyot de l’Empereur
nommé Detroit (voir l’encadré page ci-contre),
formé il y a 81 à 75 millions d’années. Les
roches, de type basaltique, semblables à celles
qui se créent sur la grande île de Hawaii aujourd’hui, portent le type de signal magnétique le
mieux compris. Cette carotte n’avait pas retenu
l’attention, car on estimait qu’elle était trop courte
pour fournir des mesures précises de l’inclinaison magnétique.
Une nouvelle analyse a apporté des conclusions différentes. Nous voulions supprimer les
effets de l’aimantation induite et de la réorientation spontanée des minéraux afin d’identifier l’aimantation d’origine de la roche. Pour ce faire,
nous avons mesuré les échantillons dans un magnétomètre SQUID (pour superconducting quantum
interference device, ou magnétomètre supraconducteur à interférences quantiques). Ce type de
UN CÔNE DE REPÉRAGE
est déposé sur le fond
de l’océan (ici à travers
l’ouverture dans la coque
du JOIDES Resolution) pour
faciliter le positionnement
du tube de forage.
CE QUE RÉVÈLE L’AIMANTATION DES ROCHES
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Ligne de champ
magnétique
45°
0°
Kevin Hand
’aimantation des roches a joué un rôle clef dans la compréhension de l’évolution de la chaîne hawaiienne. Quand la lave se solidifie, certains minéraux se figent dans une orientation correspondant
à la direction du champ magnétique terrestre au lieu concerné. Or
90°
l’inclinaison du champ magnétique par rapport à l’horizontale dépend de la latitude. Ainsi, à l’équateur, les minéraux s’alignent parallèlement à la surface du globe ;
aux pôles magnétiques, ils s’alignent perpendiculairement à la surface, et selon des angles intermédiaires aux latitudes moyennes (flèches
blanches ci-contre). Lorsqu’une roche est déplacée,
elle conserve son inclinaison magnétique d’origine. Si la chaîne hawaiienne s’était formée à
mesure du passage d’une plaque au-dessus
d’un point chaud fixe, donc à une latitude constante,
l’inclinaison magnétique des roches de tous les
monts de la chaîne devrait être identique à celle des
roches de Hawaii. Ce n’est pas le cas.
L
59
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magnétomètre permet de mesurer des champs
magnétiques de l’ordre de 10–14 tesla (par comparaison, la valeur moyenne du champ magnétique terrestre est de l’ordre de 5 ⫻ 10–5 tesla).
La carotte était juste assez longue pour fournir des
mesures signifiantes de l’inclinaison magnétique, et donc de la latitude à laquelle les minéraux s’étaient formés : 36 degrés Nord.
Nous avons comparé ce résultat à une étude
réalisée en 1980 par Masaru Kono, de l’Institut
de technologie de Tokyo, à l’aide du prédécesseur du programme ODP, le Deep Sea Drilling
Project. Des échantillons prélevés sur le mont sousmarin Suiko, situé dans la chaîne de l’Empereur
et vieux de 61 millions d’années, indiquaient
que celui-ci s’est formé à une latitude de 27 degrés
Nord. Or, si le point chaud hawaiien, aujourd’hui
situé à une latitude de 19 degrés Nord, était fixe,
les monts sous-marins Detroit et Suiko auraient
dû se former tous deux à cette latitude. Ces
écarts de latitude suggèrent ainsi que le point
chaud à l’origine des monts sous-marins de
l’Empereur se déplace. Nos collègues ont néanmoins reçu ces résultats avec une certaine indifférence. Nos milliers de mesures en laboratoire
se résumaient à deux points sur une courbe, et il
en fallait plus pour remettre en cause l’explication
de la formation de la chaîne hawaiienne par le seul
mouvement des plaques.
En 1997, avec R. Cottrell, nous avons organisé une nouvelle expédition de forages océaniques.
Nous avons sélectionné des sites avec l’aide de
David Scholl, de l’Université de Stanford, et invité
Bernhard Steinberger, de l’Université de Harvard,
qui avait modélisé l’écoulement du manteau, à
se joindre à nous. Nous avons embarqué à bord
du JOIDES Resolution durant l’été 2001 pour une
expédition de deux mois – baptisée Leg 197 – qui
nous a conduits sur le site de trois des guyots de
l’Empereur : Detroit, Nintoku et Koko.
Avant de forer, nous nous sommes assurés
par des relevés sismiques que les couches de lave
étaient horizontales, afin d’éliminer une source
d’erreur potentielle sur l’inclinaison magnétique. Une fois les échantillons remontés, nous les
avons analysés. Pour estimer leur âge, nous
avons examiné les microfossiles présents dans
des sédiments intercalés ou mélangés aux couches
de lave. Nous avons évalué l’aimantation de la
roche sur place, dans le laboratoire du navire.
Plusieurs analyses complémentaires (dont des datations par isotopes) dans des laboratoires à terre
ont été nécessaires pour confirmer nos résultats,
mais le tableau se dessinait déjà clairement quand
nous sommes rentrés au port de Yokohama.
Un point chaud pas si fixe
Le point chaud s’est déplacé de façon rapide vers
le Sud. Nous avons estimé sa vitesse à plus de
quatre centimètres par an pour la période allant
de 81 à 47 millions d’années. Le fait que nous
n’ayons trouvé aucun débris de coraux sur les
monts Detroit et Nintoku, et très peu sur le mont
Koko, corrobore ce résultat. En effet, si ces îles
s’étaient formées à la latitude tropicale de Hawaii,
des récifs coralliens se seraient formés autour d’elles.
Les implications de ce résultat bouleversent
de nombreux domaines des sciences de la Terre.
Par exemple, un autre indicateur géologique de
la latitude est le type de sédiments déposés sur
le fond océanique. Près de l’équateur, les sédiments sont riches en coquilles formées de carbonate de calcium, en raison de la forte production biologique de cette région. En dehors de la
zone équatoriale, les sédiments sont plus pauvres
en carbonate. Or les carottes prélevées dans l’océan
LE SCÉNARIO DU POINT CHAUD MOBILE
’analyse de l’aimantation des roches
montre que les monts sous-marins de
la chaîne Hawaii-Empereur se sont formés
à des latitudes de plus en plus basses au fil
du temps (de 35 degrés Nord pour Detroit
à environ 22 degrés Nord pour Koko).
Auparavant, on supposait que le point chaud
de Hawaii était resté fixe pendant que la
plaque pacifique coulissait par-dessus
(à gauche). Selon le nouveau scénario envisagé, le point chaud a lui aussi migré (à droite),
se déplaçant vers le Sud (l’épaisseur des
flèches représente les vitesses relatives).
L
ANCIENNE HYPOTHÈSE
NOUVELLE HYPOTHÈSE
80 millions
d’années
N
NO
S
50 millions
d’années
N
NO
S
45 millions
d’années
Kevin Hand
Mouvement de la plaque
Mouvement du point chaud
60
NO
NO
S
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LE MANTEAU
LE PANACHE EMPORTÉ PAR LE VENT DU MANTEAU
ANCIENNE HYPOTHÈSE
Pacifique datant de moins de 50 millions d’années sont plus pauvres en carbonate qu’attendu
si les points chauds étaient fixes. Josep Pares et
Ted Moore, de l’Université du Michigan, à
Ann Arbor, ont récemment montré que ce
paradoxe serait levé en postulant une dérive du
point chaud hawaiien vers le Sud.
Peut-être doit-on aussi réécrire les manuels
de géologie en ce qui concerne l’Amérique du
Nord. On sait depuis longtemps qu’une grande
partie de l’Ouest américain ne s’est pas formée à
son emplacement actuel. Ces masses terrestres ont
été poussées par des plaques disparues qui constituaient autrefois le bassin de l’océan Pacifique.
Les interactions des plaques océaniques et des
plaques continentales ont aussi conduit à la formation des montagnes Rocheuses. Mais ce scénario
a été écrit en supposant qu’Hawaii était un point
de référence fixe. Si ce point chaud se déplace,
l’histoire de la formation de l’Amérique du
Nord est à revoir.
Quand la Terre bascule
À plus grande échelle, le mouvement des points
chauds modifie nos conceptions sur la « migration polaire ». Précisons que ce ne sont pas les
pôles qui se déplacent à proprement parler par
rapport au reste des plaques, mais la Terre
solide dans son ensemble – masses terrestres et
fond des océans – qui bascule par rapport à
l’axe de rotation de la planète. La plongée des
plaques tectoniques pourrait perturber la distribution de masse de la Terre, et entraîner un déséquilibre, comme lorsque des vêtements s’agglutinent en boule dans un sèche-linge. En réaction,
l’axe de rotation terrestre basculerait. Dans un
cas extrême, on peut imaginer que la France
deviendrait une région tropicale ! Stricto sensu,
ce processus est différent de la tectonique des
plaques, car les positions relatives des plaques
entre elles resteraient inchangées.
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
NOUVELLE HYPOTHÈSE
Point
chaud
Croûte
Manteau
supérieur
Manteau
inférieur
Noyau liquide
Graine du noyau
Kevin Hand
a découverte de la mobilité des points
chauds soulève des questions sur leur
nature. Ils sont en général vus comme les
extrémités de panaches mantelliques qui
naissent en profondeur, près de la frontière
entre le noyau liquide de la Terre et le manteau
rocheux qui le recouvre. Dans l’ancienne représentation (à gauche), les panaches restent
fixes par rapport à leur base profonde. Pour
expliquer la mobilité des points chauds, une
nouvelle hypothèse stipule que la colonne du
panache est déstabilisée par la convection
au sein du manteau (à droite). La base pourrait elle aussi se déplacer.
L
Dans les années 1980, les géologues reconstituaient le mouvement des plaques et déterminaient la migration polaire en se fondant
sur l’hypothèse de la fixité des points chauds.
Selon les données, l’axe de rotation terrestre avait
pu basculer de 20 degrés au cours des
130 derniers millions d’années. Nos résultats
jettent un doute sur cette affirmation : ce sont
les points chauds, et non les pôles, qui ont bougé.
Les points chauds seraient donc un mauvais
repère du mouvement des plaques et de la migration des pôles.
Enfin, la mobilité des points chauds remet en
cause notre compréhension du manteau terrestre.
Par exemple, un point chaud pourrait toujours
être enraciné dans le manteau profond, mais sa
base bougerait, et le panache serait courbé par
l’écoulement relatif du manteau (voir l’encadré
ci-dessus). De façon plus radicale, Don Anderson,
de l’Institut de technologie de Californie, a imaginé
que les points chauds ne seraient pas ancrés
dans le manteau profond, mais qu’il s’agirait plutôt
de phénomènes peu profonds, émergeant des
couches supérieures du manteau ou des couches
inférieures de la croûte terrestre. D’autres pensent
qu’il existe des panaches de toutes formes et de
toutes tailles, trouvant leurs origines dans différentes couches de la planète.
Aussi perturbante que soit la découverte de
la mobilité des points chauds, toute la compréhension actuelle de la géologie ne doit pas être
remise en cause. La remarquable progression de
la chaîne Hawaii-Empereur et le volume de magma
éjecté montrent que le point chaud de Hawaii
reste très proche de l’ancien modèle. Mais plutôt
que d’être fixé dans le manteau profond, ce
point chaud a une mobilité inattendue. Une vision
simple a cédé la place à une autre plus complexe.
Sous-estimés jusqu’à présent, les mouvements
au sein du manteau méritent à présent qu’on s’y
intéresse de plus près.
■
articles
• J. TARDUNO et al., The Emperor
seamounts : southward motion
of the hawaiian hotspot plume
in Earth’s mantle, in Science,
vol. 301, pp. 1064-1069, 2003.
• J. STOCK, Geophysics : hotspots
come unstuck, in Science,
vol. 301, pp. 1059-1060,
22 août 2003.
61
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La Terre
électrique
Des courants électriques circulent dans le manteau terrestre.
Ils génèrent un champ électromagnétique fluctuant, grâce auquel
on établit une image des profondeurs de la planète complémentaire
de celle fournie par la sismologie.
Propos recueillis par Guillaume Jacquemont
D’où viennent les courants
qui circulent dans la Terre ?
Pascal Tarits : Ils sont produits par un
phénomène d’induction électromagnétique. L’interaction entre le Soleil (le rayonnement et le vent solaires) et le champ
magnétique terrestre génère un champ
électromagnétique fluctuant, qui induit
des courants dans la Terre, de la même
façon qu’un électroaimant crée des courants
dans le métal d’une casserole posée sur une
plaque à induction. Plus généralement,
un courant circule dans un matériau
conducteur dès que celui-ci baigne dans
un champ magnétique variable.
La Terre est donc conductrice ?
Pascal Tarits: Oui, même si elle l’est beaucoup moins qu’un métal (sauf son noyau,
qui est métallique). Un courant électrique
est un flux de charges, dont la conductivité mesure la vitesse de déplacement.
Dans les métaux, ces charges sont des
électrons, petits, légers et faiblement
liés au noyau. Il en résulte une très bonne
conductivité, de l’ordre de 108 siemens
par mètre (un siemens correspond à la
conductivité d'un matériau ayant une
résistance électrique d'un ohm). Par
comparaison, l’atmosphère, un isolant
quasi parfait, a une conductivité d’environ 10–10 siemens par mètre.
Dans les roches, les électrons sont trop
fortement liés aux atomes pour se déplacer.
Cependant, des charges de type ionique
62
circulent. Les ions sont plus lourds et volumineux que les électrons, d’où la moins
grande conductivité des roches, de l’ordre
de 10–4 siemens par mètre maximum pour
un granite ou un basalte froid et sec.
Comment détecte-t-on
les courants induits ?
Pascal Tarits : Les courants induits dans
la Terre génèrent un champ électromagnétique secondaire que l’on mesure à la
surface. On le distingue aisément du
champ magnétique principal (issu de la
convection du fer liquide dans le noyau
et beaucoup plus intense), car il est très
fluctuant. Le champ secondaire est directement fonction de la conductivité de la
Terre. En outre, ses caractéristiques révèlent la conductivité à différentes profondeurs. Ainsi, ses composantes de plus basses
fréquences sont issues de courants qui
circulent plus profondément dans la Terre;
c’est ce qu’on nomme l’effet de peau.
Quel est le « profil
de conductivité » de la Terre ?
Pascal Tarits : La conductivité moyenne
augmente avec la profondeur, à mesure
que la température et la pression s’élèvent, car l’agitation thermique, la constitution minéralogique à haute pression de
la roche et son état sans doute partiellement fondu favorisent la circulation des
ions. À cette évolution continue se superposent plusieurs discontinuités, corres-
pondant à des augmentations brusques
de la conductivité. En outre, on détecte
un certain nombre de zones anormalement conductrices.
Assez faible dans la croûte (10–4 siemens par mètre), la conductivité moyenne
atteint ainsi plus de deux siemens par
mètre à 1 500 kilomètres de profondeur, vers le milieu du manteau. Elle est
difficilement mesurable à plus grande
profondeur. Une théorie, fondée sur les
lentes variations du champ magnétique
principal, tente de l’évaluer à la base du
manteau, mais les valeurs obtenues sont
controversées et peu précises (entre 10
et 200 siemens par mètre).
Où se situent les discontinuités ?
Pascal Tarits: À l’inverse des sismologues,
nous n’observons pas de discontinuité entre
la croûte et le manteau, car la conductivité ne varie pas assez avec la composition
chimique pour influer notablement sur le
champ mesuré en surface. Une première
discontinuité, assez peu intense, est détectée
à la frontière entre la lithosphère et l’asthénosphère (la lithosphère correspond à
la croûte terrestre et à la partie rigide du
manteau supérieur; l’asthénosphère est la
partie ductile du manteau). On l’attribue
soit à de la fusion partielle, soit à une anisotropie des cristaux dans l’asthénosphère:
ceux-ci seraient orientés dans une direction préférentielle par la convection à
l’œuvre dans cette partie du manteau.
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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LE MANTEAU
Pascal TARITS
est chercheur
à l'Université de Brest.
La deuxième discontinuité se situe à
400 kilomètres de profondeur: la structure
cristalline passe alors sous une forme plus
compacte, en raison de l’augmentation
de pression. On la détecte également
dans les mesures sismologiques. Une troisième discontinuité est observée à 670 kilomètres de profondeur, où se produit sans
doute un changement de structure cristalline et de composition chimique.
Comment explique-t-on les zones
anormalement conductrices ?
Pascal Tarits: La conductivité électrique
augmente beaucoup dès que de petites
quantités d’éléments très conducteurs s’insèrent dans le réseau cristallin. Ces éléments
sont par exemple des impuretés ou des
poches de fusion partielle : la conductivité d’une roche passe ainsi de 10 –5 à
10 siemens par mètre lorsqu’elle fond, car
les ions s’y déplacent plus facilement. Ainsi,
certaines zones anormalement conductrices
sous les dorsales et les volcans ou à la base
de la lithosphère seraient dues à de faibles
quantités de roche fondue.
Dans le manteau, l’hypothèse dominante pour expliquer de telles zones est la
présence d’eau. Celle-ci se dissocierait dans
le cristal, y libérant des ions hydrogène,
petits et rapides: 0,01 pour cent d’eau suffirait pour augmenter significativement la
conductivité du milieu. Cette eau serait
apportée dans le manteau par la subduction des plaques océaniques.
DOSSIER N°67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Des zones anormalement conductrices
ont cependant été détectées dans des
endroits très éloignés (plusieurs milliers
de kilomètres) des zones de subduction ;
à l’inverse, on n’en trouve pas dans certaines
régions de subduction. L’eau est-elle transportée à travers le manteau par un mécanisme encore inconnu ? C’est possible,
mais une hypothèse alternative postule
la présence de très faibles quantités de
carbonatites fondues (des minéraux contenant des ions carbonate CO32–). On a
en effet constaté au Laboratoire de l’Institut
des sciences de la Terre d'Orléans que
ces carbonatites fondues avaient une forte
conductivité et une grande « mouillabilité », c’est-à-dire une grande capacité à
se connecter de proche en proche entre
les grains non fondus. En outre, on trouve
de la carbonatite en surface, qui aurait été
remontée des profondeurs du manteau
par divers mécanismes volcaniques.
Cette hypothèse intéresse beaucoup les
géochimistes, car elle permet d’expliquer
la composition de certaines roches, dans
les dorsales océaniques notamment. Mais
les carbonatites étaient jusqu’à présent indétectables, car en trop faible quantité. Avec
des sondages électromagnétiques ciblés,
nous devrions les repérer.
Nous allons ainsi lancer deux
campagnes de mesures. La première sera
sur le volcan tanzanien du Lengai, seul
volcan au monde où les laves sortantes
sont carbonatitiques – ailleurs, la carbo-
natite se transforme en remontant. La
seconde campagne se fera aux îles
Kerguelen, où des carbonatites retrouvées en surface indiquent la présence de
ces roches dans le manteau sous-jacent…
Quels autres projets
sont envisagés ?
Pascal Tarits: Nous essayons d’établir des
images tridimensionnelles de la conductivité électromagnétique du manteau, afin
de les comparer à celles fournies par la
sismologie. Ces images seront complémentaires: la sismologie est plus sensible aux
grandes enveloppes géologiques tandis que
les sondages électromagnétiques révèlent
aussi les faibles quantités d’eau ou de roches
fondues. En outre, leur combinaison
permettra de trancher, lors de l’analyse
des mesures, entre la marque d’une
anomalie de température et celle d’un changement de composition.
Nous manquons toutefois de données,
notamment sous les océans, pour établir
des images complètes. On cherche alors à
utiliser les satellites. Les missions en cours
(OERSTED et CHAMP), qui étudient le
champ magnétique principal, nous ont
permis de démontrer la faisabilité d’une
telle opération. Elles seront suivies d’ici 2011
par la mission Swarm de l’ESA, une constellation de trois satellites optimisée pour la
mesure du champ créé par les courants
induits. Nous disposerons alors enfin de
mesures précises et globales…
■
63
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Fondamental
Sous-thème
Anne BRIAIS, Michel RABINOWICZ et Michael TOPLIS
La dynamique des
dorsales océaniques
Les motifs complexes qui se forment sur les flancs
des dorsales océaniques reflètent l’évolution des mouvements de roches
au sein des 80 premiers kilomètres d’épaisseur de la Terre.
Anne BRIAIS
est chargée de recherche
au CNRS, au Laboratoire
de dynamique terrestre
et planétaire (LDTP)
de l’Observatoire MidiPyrénées.
Michel RABINOWICZ
est professeur
de géophysique
à l’Université Paul Sabatier,
à Toulouse.
Michael TOPLIS
est directeur de recherche
au CNRS, au LDTP.
L’ESSENTIEL
➥ Il existe trois types de
dorsales, classées selon
la vitesse d’écartement
des plaques.
➥ Sous les dorsales
lentes, des cellules
de convection façonnent
les détails du relief
observé en surface.
En particulier, la croûte est
localement plus épaisse
à l’aplomb des courants
ascendants, dont
la température élevée
favorise la production
de magma.
➥ Au sein des courants
ascendants se forment
alors des chenaux
de dissolution, zones
très poreuses où remonte
le magma.
64
E
ssayez d’explorer un parc à la lampe de poche
une nuit sans lune. Vous devinerez quelques
allées, des troncs d’arbres et partout… des
ombres grises. En plein jour, en revanche, un seul
coup d’œil vous révélera l’entrelacs des allées autour
de l’étang bordé de bosquets. Aujourd’hui, les géophysiciens marins sont dans la position de paysagistes
qui voient le Soleil se lever pour la première fois
sur leur jardin. Longtemps, le fond de la mer n’a
pu être exploré qu’à l’échosondeur (un appareil
qui mesure le temps de trajet d’une onde acoustique
réfléchie par le fond et en déduit la profondeur).
Malgré leur pauvreté, les observations ainsi accumulées ont révélé des chaînes de montagnes sousmarines de plusieurs milliers de kilomètres au milieu
de chaque océan: les dorsales océaniques. Ces massifs
grossièrement parallèles aux côtes sont le lieu où
est créée la croûte océanique. Jusque dans les
années 1970, les dorsales étaient considérées comme
des lignes à géométrie simple séparant des plaques
tectoniques. Cette vision a changé avec l’arrivée
des échosondeurs multifaisceaux dans les années
1980. Dès lors, des bandes de plusieurs kilomètres
de largeur ont pu être cartographiées au fond de la
mer. Les navires océanographiques ont ainsi établi
la structure de régions entières.
Toutefois, à l’échelle de l’océan, de tels rectangles
de, par exemple, 200 kilomètres sur 400, ne sont
que des « timbres-poste » éclairés par une lampe
torche! Le jour ne s’est vraiment levé en géophysique marine qu’avec l’arrivée des satellites altimétriques au milieu des années 1990. Grâce à leurs
altimètres embarqués fonctionnant sur le principe
des radars, les satellites ont livré des cartes précises
du niveau moyen de la surface de l’océan, relief
qui est à l’image de celui du fond (voir Voir la planète
avec la pesanteur, entretien avec F. Chambat, page 72).
Les géophysiciens ont ainsi établi la carte des profondeurs de l’océan avec une résolution de quelques
kilomètres. Complétée par les relevés locaux effec-
tués par des navires océanographiques, cette carte
raconte l’histoire des fonds océaniques.
Nous exposerons ici une vision nouvelle de la
façon dont la croûte océanique se forme. Après
avoir rappelé ce que nous savons des dorsales océaniques, nous décrirons ce que les satellites ont révélé
de nouveau : les flancs des dorsales à faible taux
d’ouverture, dites « lentes », sont ornés d’ondulations et de petites failles. De ces informations
inédites, on déduit que la production de la croûte
résulte à la fois de l’écartement des plaques océaniques et de l’activité de nombreux petits courants
de convection situés dans les 80 premiers kilomètres sous la surface. Nous avons élaboré un
modèle de la production de la croûte océanique
et en avons tiré des simulations numériques qui
reproduisent correctement les structures des flancs
des dorsales lentes. En outre, nous avons précisé
la façon dont le magma remonte jusqu’à la surface.
Des plaques et des soupapes
Depuis les années 1960, on sait que les mouvements
à la surface de la Terre résultent du déplacement
des plaques lithosphériques qui « flottent » sur le
manteau. La lithosphère est la couche rigide, faite
de roches peu déformables, qui recouvre notre
planète. Elle inclut la croûte terrestre d’une épaisseur comprise entre 5 et 30 kilomètres et la partie
supérieure froide du manteau dont l’épaisseur est
comprise entre 10 et 100 kilomètres. Le manteau,
de 2 900 kilomètres d’épaisseur, est la couche de
roches qui sépare la croûte du noyau terrestre. La
température des roches augmentant de la surface de
la Terre vers les profondeurs, celle des roches du
manteau, sous la lithosphère, est proche de leur
température de fusion. Elles se déforment sous les
contraintes, formant une couche plastique nommée
asthénosphère (du grec astheneia pour «faiblesse»)
qui facilite le déplacement des plaques lithosphériques relativement rigides qu’elles supportent.
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LE MANTEAU
La matière mantellique remonte au sein de
courants plus ou moins cylindriques de quelque
100 kilomètres de rayon, nommés « panaches » ou
« points chauds ». Progressant d’environ dix centimètres par an, les roches profondes transportées
par les panaches atteignent la lithosphère. La
pression diminuant, quelque dix pour cent de
leur masse entrent en fusion pour former du magma.
Après une maturation au sein de chambres magmatiques transformant le magma en laves plus élaborées, ces dernières sont éjectées. Ainsi, grâce à la
convection dans le manteau, une partie importante
de la chaleur produite au sein de la Terre est évacuée
à la surface par des « soupapes », les points chauds.
Les volcans dits de point chaud, tels Hawaii ou
l’Islande, résultent de ce mécanisme, et mesurent
plusieurs dizaines de kilomètres de diamètre. Par
ailleurs, les volcans dits de dorsale, plus petits, et
surtout le refroidissement des plaques au contact
de l’océan, participent aussi à l’évacuation de la
chaleur interne de la planète.
Une dorsale océanique est une longue chaîne de
montagnes sous-marines située sur une zone où deux
plaques lithosphériques s’écartent. Sous une dorsale,
le manteau remonte, fondant partiellement, faisant
ainsi parvenir du magma en surface. Une partie s’y
épanche sous forme de lave et refroidit rapidement
au contact de l’eau de mer, formant des roches basaltiques vitreuses ou à très fins cristaux. La partie
profonde refroidit plus lentement et forme des roches
de même composition chimique, mais à plus gros
cristaux : les gabbros. L’ensemble de ces roches
constitue la croûte océanique qui, pour la plus grande
partie, se met en place près de l’axe de la dorsale.
LA DORSALE ATLANTIQUE
sillonne l’océan, du Nord au
Sud. Le manteau remonte
sous l’Islande, partie
émergée de la dorsale,
par un point chaud.
Sous l’axe de la dorsale,
des mouvements
de convection ont lieu
sur une épaisseur
d’environ 80 kilomètres.
Groenland
Islande
Point chaud
ûte
Cro
Océan Atlantique
Ondulation de flanc de dorsale
Petit panache
Cellule d’accrétion
Courant descendant
1 100 °C
1 150 °C
1 250 °C
1 300 °C
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Delphine Bailly
80 kilomètres
Axe de la dorsale
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Le principal moteur du mouvement des plaques
est le refroidissement de la lithosphère de part et
d’autre des dorsales. À mesure qu’elle s’éloigne de
l’axe, la lithosphère, parce qu’elle se refroidit, se
contracte et s’épaissit : la zone la plus jeune d’une
plaque océanique ne mesure guère que cinq kilomètres d’épaisseur, tandis que les régions les plus
anciennes en mesurent 100. Plus épaisses et plus
denses, les régions anciennes s’enfoncent dans l’asthénosphère. L’inclinaison de la plaque océanique,
forte près de l’axe, diminue avec la distance à
l’axe. Les deux plaques en formation, de part et
d’autre de la dorsale, s’éloignent. Sous l’effet de ces
contraintes, la lithosphère nouvellement créée se
brise le long de failles, et le magma s’engouffre dans
les nouvelles fissures, formant des volcans de dorsale.
Trois types de dorsales
Les géophysiciens distinguent trois sortes de dorsales:
les dorsales lentes, les dorsales intermédiaires et les
dorsales rapides. Ils déduisent la vitesse d’ouverture des plaques de la distance entre isochrones,
c’est-à-dire entre bandes de roches d’aimantation
symétrique sur les flancs des dorsales et qui ont le
même âge. Ces bandes sont la mémoire fidèle des
variations du champ magnétique terrestre au fil
des temps géologiques, car les roches encore chaudes
de la jeune croûte océanique enregistrent le champ
magnétique dont l’orientation reste ainsi gravée dans
le fond océanique (voir La Terre déboussolée, par
J. Aubert, G. Hulot et Y. Gallet, page 24). Les roches
les plus éloignées de la dorsale sont aussi les plus
anciennes. La vitesse d’ouverture d’une dorsale varie
de quelques millimètres à une vingtaine de centimètres par an. Ainsi, les dorsales rapides ont une
vitesse d’ouverture supérieure à huit centimètres par
an (80 kilomètres par million d’années). La dorsale
de l’océan Pacifique Est, qui sépare la plaque pacifique de celle des Cocos, de Nazca, ou antarctique
(du Nord au Sud), est une dorsale rapide; elle s’ouvre
de 20 centimètres par an près de l’île de Pâques.
Son axe rectiligne est surmonté d’une ride,
c’est-à-dire d’une montagne allongée et escarpée,
dont la crête marque la limite entre les deux plaques.
La ride est parsemée de grandes coulées volcaniques alimentées par des fissures, nommées dykes,
parce qu’elles se forment à intervalle de plusieurs
dizaines d’années lorsque des laves remplissent des
filons de quelques mètres de largeur, leur donnant
souvent la forme d’une digue (dyke en anglais).
Les dykes plongent leurs racines dans une chambre
magmatique, pratiquement ininterrompue tout
le long de la dorsale du Pacifique Est. Un fossé
d’effondrement de quelques centaines de mètres
de largeur et de profondeur se forme régulièrement au sommet de la crête.
Les dorsales lentes s’ouvrent de moins de
cinq centimètres par an, c’est-à-dire de moins de
50 kilomètres par million d’années. La dorsale
médio-atlantique, par exemple, sépare les plaques
de l’Eurasie et de l’Afrique, d’un côté, des plaques
nord- ou sud-américaine, de l’autre. Elle s’ouvre
de deux centimètres par an dans l’Atlantique Nord
et de quatre dans l’Atlantique Sud. Dans le cas
d’une dorsale lente, la limite entre les deux plaques
qui s’écartent est beaucoup plus difficile à déter-
UNE DORSALE SEGMENTÉE
Axe de la dorsale
Faille transformante
66
régulière de rides. On constate que la dorsale, orientée Nord-Est/SudOuest (la ligne blanche) est quasi ininterrompue. Les zones orangées
près de l’axe trahissent la présence de zones plus épaisses de croûte
océanique. L’axe est parfois décalé notablement par une faille
transformante, qui lui est perpendiculaire. Les autres ondulations révèlent la segmentation de la dorsale en
petits tronçons successifs, souvent
un peu décalés les uns par rapport
aux autres, qui trahissent des cellules
de convection sous-jacentes : du
magma remonte le long des courants
ascendants. Ainsi, chaque petite ligne
orangée (nommée linéation magmatique) signe la présence d’un courant
ascendant et d’une croûte épaisse.
Faille non transformante
Deux de ces lignes sont séparées de
quelque 50 kilomètres, et l’on en
déduit que les cellules de convection ont un diamètre du même ordre.
Ces cellules sont responsables de la
structure fine de la dorsale.
Sauf mention contraire,
toutes les illustrations sont fournies par les auteurs
ette carte des anomalies de gravité dans l’océan Atlantique
raconte l’histoire de la dorsale médio-atlantique depuis sa
naissance : à mesure que l’on s’éloigne de son axe, on remonte le
temps. Un ombrage artificiel met en évidence une succession quasi
C
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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Page 67
LE MANTEAU
miner que dans le cas d’une dorsale rapide. Elle
forme, quelque part dans la vallée axiale, un sillon
de plusieurs kilomètres de largeur, creusé dans la
crête de la dorsale. Les failles tectoniques et les
dykes qui nourrissent l’extension ne sont pas nécessairement localisés au milieu de la vallée axiale,
mais plutôt sur ses bords. Elles sont régulièrement
remplacées (en quelques siècles) par de nouvelles
failles qui naissent dans la vallée axiale.
a
b
c
Des volcans petits et éphémères
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Dorsale 72 millions d’années
après sa naissance
Dorsale 40 millions d’années
après sa naissance
Dorsale 8 millions d’années
après sa naissance
d
8 mA
Ligne de croûte épaisse
8 mA
960 kilomètres
60 kilomètres
Les édifices volcaniques présents dans cette dépression ressemblent peu aux grandes coulées qui
accompagnent les dykes des dorsales rapides, mais
plutôt à des chapelets de volcans, parallèles à la
ligne de séparation des plaques le long de dykes,
voire à des volcans isolés. Il n’y a pas de chambres
magmatiques permanentes sous les dorsales lentes.
Contrairement aux volcans de point chaud ou aux
dorsales rapides, les volcans éphémères des dorsales
lentes, dont le diamètre ne dépasse jamais quelques
kilomètres, ne sont pas alimentés en continu.
Tandis qu’une partie du magma issu de « petits »
lacs situés sous la dorsale s’épanche sous forme
de lave, le reste cristallise dans les profondeurs et
forme des gabbros. Nous y reviendrons.
Enfin, les dorsales intermédiaires ont une vitesse
d’ouverture comprise entre cinq et huit centimètres
par an. C’est le cas par exemple de la dorsale séparant l’Australie de l’Antarctique, dont la crête
axiale est moins prononcée que celle d’une dorsale
rapide, sans qu’on n’y observe nulle part de vallée
axiale profonde. Les dorsales intermédiaires sont
assez atypiques et d’autant plus méconnues qu’elles
se trouvent presque toutes sous les mers des quarantièmes rugissants, peu propices à l’exploration.
Ces caractéristiques générales des trois types
de dorsales ont été établies par les sondeurs multifaisceaux, puis confirmées par les satellites altimétriques. Par ailleurs, les données satellitaires ont
révélé que les flancs des dorsales lentes portent
des ondulations, successions de creux et de bosses
de plusieurs centaines de mètres de hauteur. En
outre, l’axe de ces dorsales est morcelé en petits
segments, qui signalent la présence sous-jacente de
centres distincts de production de lithosphère océanique : les « cellules d’accrétion ».
Ces segments, d’une longueur de 20 à 100 kilomètres, sont séparés par des discontinuités. Cellesci se divisent en deux types. Les discontinuités
dites non transformantes sont courtes, d’orientation variable et évoluent dans le temps; on parle par
abus de langage de failles non transformantes, car
ces zones complexes sont fréquemment parcourues
de fossés et de petites fractures. Les failles dites transformantes sont longues, stables dans le temps et
perpendiculaires à l’axe de la dorsale médio-océanique, qu’elles coupent en deux parties décalées de
Dorsale
960
k
ilom
ètre
s
CE MODÈLE NUMÉRIQUE simule les mouvements de convection dans le manteau. On suppose
que la dorsale initiale était rectiligne, et on impose la différence de température qui règne
entre le haut et le bas de la couche fluide. La dorsale (en haut, en noir) est définie comme
le lieu des points de tension maximale. La forme des cellules de convection ou cellules
d’accrétion prédites par le modèle a été reproduite pour trois périodes : 72 millions d’années
après la naissance de cette dorsale (a), 40 millions d’années après (b) et 8 millions d’années
après (c). Les zones froides et denses qui s’enfoncent sont en bleu ; les zones chaudes, moins
denses, qui remontent, sont en jaune. Le modèle permet aussi de reconstituer la zone formée
par la dorsale 100 millions d’années après sa naissance (d), notamment les isochrones
(les zones formées à la même époque) et l’épaisseur de croûte océanique : les isochrones
(les lignes blanches) apparaissent comme des lignes brisées orientées Nord-Sud (ici, huit
millions d’années séparent deux isochrones consécutives) ; les zones de croûte épaisse sont en
rouge tandis que celles de croûte mince sont en bleu. On retrouve les lignes de croûte épaisse
perpendiculaires à la dorsale détectées par les satellites.
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quelques dizaines à quelques centaines de kilomètres.
En outre, des fossés d’effondrement relient souvent
les extrémités des segments de dorsale. On observe
aussi que la dorsale – la vallée axiale et ses flancs –
s’enfonce parfois de près de 1 000 mètres sur le
passage d’une discontinuité. À l’inverse des failles
transformantes, les discontinuités non transformantes croissent, diminuent et migrent le long de
l’axe de la dorsale, allongeant ou raccourcissant les
segments qu’elles délimitent. La vallée axiale et les
failles actives qui bordent la dorsale suivent les migrations des segments. Ainsi, la vallée axiale résulte de
l’ouverture dont la dorsale lente est le siège, mais la
segmentation par les failles non transformantes
reflète l’existence des cellules d’accrétion.
Les géophysiciens sont parvenus à cette conclusion après avoir constaté les grandes variations de
l’épaisseur de la croûte terrestre le long des dorsales
lentes. Sur les cartes bathymétriques (qui donnent
la profondeur) ou gravimétriques (qui reflètent
l’épaisseur de la croûte), on lit qu’une croûte plus
épaisse de plusieurs kilomètres se trouve toujours
au centre des segments de dorsale. À l’inverse, la
croûte est toujours peu épaisse là où passent des
failles transformantes ou non transformantes. Dans
certains cas extrêmes, des roches mantelliques affleurent même sur le fond océanique près de certaines
failles, ce qui suppose une quasi-absence de croûte.
Ainsi, la répartition du magma varie notablement
le long des dorsales, reflétant une segmentation
magmatique de la dorsale, c’est-à-dire son alimentation en magma par différentes cellules d’accrétion. Celles-ci, alimentées par le magma du manteau,
sont autant de «machines» à fabriquer de la croûte.
Elles mesurent quelque 50 kilomètres de longueur.
L’existence des cellules d’accrétion soulève
diverses questions : pourquoi le manteau fournitil du magma de façon discontinue ? Les cellules
d’accrétion sont-elles indépendantes les unes des
autres ? Quelle est leur durée de vie ? Pourquoi
migrent-elles ? Quelques réponses ont été apportées par l’étude de l’évolution des segments sur
plusieurs dizaines de millions d’années, telle que
la racontent les ondulations de flanc de dorsale
lente. De telles ondulations sont observées tant
sur la dorsale de l’océan Atlantique que sur celle
de l’océan Indien, tandis que les dorsales de l’océan
Pacifique n’en portent pas puisqu’elles sont rapides.
La circulation convective
Les ondulations de flancs de dorsales racontent
l’évolution des cellules d’accrétion. Par exemple,
les discontinuités entre segments de dorsale ont
migré au cours du temps. Les segments peuvent
croître jusqu’à 50, voire 100 kilomètres de
longueur, fusionner ou se diviser. Dans certaines
zones, ils restent « tranquilles » : ils persistent
plusieurs dizaines de millions d’années à peu
près à la même place, ce qui induit des oscillations
de profondeurs régulières. En revanche, dans
d’autres zones, la segmentation apparaît instable :
les segments y survivent moins de dix millions
d’années, laissant des traces irrégulières et enchevêtrées. On en déduit que les segments reflètent,
en surface, la distribution irrégulière du magma,
au niveau de la dorsale. Pour confirmer que les
variations du flux magmatique sont liées aux
mouvements convectifs qui se déroulent sous les
dorsales lentes, dans le manteau, nous avons eu
recours à la simulation numérique.
LA CONVECTION EN LABORATOIRE
a convection dans les roches mantelliques est reproduite
en laboratoire. On visualise les écoulements à l’aide d’un
liquide qui transmet la lumière de façon variable en fonction
de la température. L’alternance de zones chaudes et froides
se traduit par un réseau de lignes respectivement claires et
sombres. Le phénomène de convection se caractérise par
l’imbrication d’un réseau de lames ascendantes chaudes et d’un
L
a
68
réseau de lames descendantes froides, qui vues de dessus
forment des figures polygonales (a). Lorsque l’on met en mouvement la surface de la cavité expérimentale pour reproduire le
glissement lithosphérique sur le manteau sous-jacent, la circulation convective initiale se transforme en un régime bidimensionnel composé de rouleaux orientés parallèlement au
mouvement d’expansion (b, flèche).
b
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LE MANTEAU
b
c
8 millions d’années
d
40 millions d’années
e
56 millions d’années
88 millions d’années
a
a
Les mouvements de roches au sein du
manteau s’apparentent à des mouvements
de convection au sein d’un fluide aux
propriétés adaptées. Cette convection doit
faire varier la production de magma sous les dorsales
d’une façon quasi régulière tous les 50 kilomètres environ. Nous avons considéré que cette
structure résulte d’une convection fine, dans la
partie supérieure du manteau. Parvenues à 80 kilomètres de profondeur sous une dorsale océanique,
les roches du manteau commencent à fondre, d’autant plus que la pression diminue. Elles forment
une couche prémagmatique constituée de roches
plus ductiles et plus légères que celles du manteau
sous-jacent. Cette couche, flottant sur le reste du
manteau, est plus chaude à 80 kilomètres qu’à
20 kilomètres de profondeur, ce qui déclenche des
mouvements de convection. De petits panaches
de manteau chauds remontent le long des courants
ascendants et, au-dessus d’eux, la production de
croûte est accélérée.
Du pavage aux cylindres
Avant d’élaborer notre modèle, nous nous sommes
penchés sur les résultats d’expériences de convection en laboratoire (voir l’encadré page ci-contre).
Les essais montrent que la structure de la circulation convective dépend de l’énergie thermique fournie au système et des conditions d’entraînement en surface du fluide. Lorsque l’énergie
disponible est relativement faible, les courants
s’organisent en rouleaux d’une largeur proportionnelle à l’épaisseur de la couche de fluide. À
plus haute énergie, comme c’est le cas dans le
manteau, la circulation convective s’organise en
cellules dont les plans verticaux forment des structures polyédriques complexes. La mise en mouvement de la surface du fluide remplace ces structures par des rouleaux dont l’axe de rotation est
parallèle à la direction d’entraînement de la surface.
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Nous pensons que les écoulements convectifs
au sein du manteau, sous les dorsales, se comportent de cette façon.
Pour simplifier nos équations, nous avons
supposé que les écoulements mantelliques sont
si lents que les forces d’inertie y sont négligeables. Sans termes d’inertie, les équations du
mouvement sont linéaires, ce qui a permis de les
résoudre par transformation de Fourier. Cette
astuce divise par dix les temps de calcul. Nous
avons ainsi montré que la circulation convective
dans la couche de manteau partiellement fondue
(prémagmatique) se fait par des courants ascendants chauds et des courants descendants froids,
dont la vitesse est comprise entre cinq et dix centimètres par an. Dans les rouleaux de convection
parallèles à la direction d’expansion (perpendiculaires à la dorsale), deux courants ascendants
sont séparés par une distance caractéristique de
60 kilomètres. Cela correspond bien à la distance
moyenne de 50 kilomètres qui sépare deux
failles non transformantes. Les simulations révèlent l’existence d’un autre rouleau parallèle à la
dorsale, auquel se connectent les rouleaux parallèles à la direction d’expansion. À la jonction des
rouleaux naissent les plus chauds des panaches,
dont la température dépasse de 100 degrés celle
des courants froids. Jusqu’à 20 pour cent de la
masse convoyée par ces panaches fond pour former
la croûte océanique. Ainsi, chaque cellule serait
alimentée par un petit panache chaud issu des
courants convectifs ascendants.
Notre simulation numérique reproduit bien
l’évolution des cellules d’accrétion au cours du
LE SOUFFLE D’UN POINT CHAUD
s’observe par exemple
en Islande, où l’extrémité Nord
de la dorsale médio-ztlantique
rencontre un panache,
c’est-à-dire un puissant flux
de matière chaude remontant
des profondeurs. Sur les cartes
gravimétriques obtenues
par satellite, on observe
que, dans un rayon de 300
à 1000 kilomètres autour
du point chaud, les traces
des segments de dorsale ont
une forme de V pointés vers
la dorsale (a, flèche jaune).
Ils seraient donc repoussés
petit à petit vers le Sud par
le flux de matière issue
du panache: le «souffle»
du point chaud.
Pour reproduire
ces observations,
nous avons simulé
l’entraînement de
la petite circulation sous
la dorsale par le grand courant
radial issu du point chaud (b, c,
d et e). Nous retrouvons
les segments de dorsale
orientés en V (e, en noir, dans
le cadre blanc) et la migration
des cellules convectives vers
le Sud.
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LA REMONTÉE DU MAGMA, DE LAC EN LAC
ans les courants ascendants, le magma, qui commence à se former à 80 kilomètres de profondeur, s’infiltre jusqu’à un lac de magma situé à 30 kilomètres de profondeur. Ce lac est ensuite entraîné, puis déformé par le courant
de roches, qui s’écarte de la dorsale en arrivant à la base de la lithosphère ; en
effet, sous la dorsale, ce courant forme un rouleau d’axe parallèle à la dorsale,
auquel se connectent des rouleaux perpendiculaires lorsqu’on s’éloigne un peu.
Le magma parcourt les derniers kilomètres au sein de zones très poreuses
nommées chenaux de dissolution. Ces zones sont assez stables, car à cette profondeur, la convection sous la dorsale est très lente, de l’ordre du millimètre par an,
tandis que les chenaux se creusent à une vitesse de l’ordre du mètre par an. Le
magma forme ensuite un lac secondaire sous la croûte. Ce lac se solidifie en partie
et se vide parfois à la surface, via des failles, lors d’éruptions sous-marines.
D
0
1
5
Vallée
axiale
Volcan
Fissures
Croûte
Profondeur (en kilomètres)
Chenaux
de dissolution
Lac
secondaire
Lithosphère
Lac
de lave
30
5 kilomètres
Lignes
de courant
30 kilomètres
80
temps (voir la figure page 67). Pour le montrer,
nous avons supposé que, le long de la dorsale, les
courants de convection modifient la géométrie de
la zone d’ouverture et vice versa. Dans notre modèle,
un mécanisme ajuste les limites de plaque en fonction des courants de convection : les courants
montants chauds étirent et dilatent la base de la
lithosphère – en particulier au-dessus des petits
panaches –, tandis que les courants descendants
froids la compriment. Les contraintes mécaniques
ainsi mises en œuvre sont faibles vis-à-vis de celles
engendrées dans la vallée axiale par l’ouverture
tectonique. Nous avons alors supposé que c’est
la tension de plusieurs kilobars associée à l’écartement des plaques qui conduit à la formation
de la vallée axiale, mais que c’est la tension supplémentaire de quelques bars exercée par la circulation convective qui détermine la position de la
70
faille dans la vallée. Ainsi, à mesure que la convection évolue sous une dorsale lente, l’axe de celleci se place au-dessus des zones de plus forte tension
engendrée par la présence des petits panaches
chauds sur la lithosphère.
Le rôle des petits panaches
Cette hypothèse supplémentaire semble pertinente:
en effet, nous avons constaté que, dans notre modèle,
la forme et la position des courants convectifs évoluent
de quelques millimètres par an seulement, mais
pendant plusieurs centaines de millions d’années.
Pour cette raison, certains panaches grossissent tandis
que d’autres s’étiolent, se scindent ou fusionnent.
En conséquence, différents segments de l’axe de la
dorsale s’individualisent et suivent l’évolution des
courants ascendants. L’interaction des petits panaches avec la lithosphère, que nous avons introduite
dans notre modèle, reproduit efficacement l’évolution de la segmentation de l’axe des dorsales lentes,
c’est-à-dire l’évolution de la longueur des segments
et de leurs décalages. L’évolution simulée est
remarquablement comparable à celle des segments
des dorsales atlantique et indienne.
Ainsi, les segments simulés le long de l’axe de
la dorsale bougent exactement comme les traces
laissées par les anciens segments le suggèrent.
Les segments de dorsale grandissent, diminuent
ou disparaissent au gré de la circulation convective sous-jacente. Seuls quelques grands décalages
correspondant à la limite de deux grands rouleaux
de convection parallèles à la dorsale restent stables :
ils correspondent à des failles transformantes.
Nous avons alors voulu comparer les résultats quantitatifs obtenus par notre modèle et les
résultats observés en ce qui concerne la quantité
de croûte produite. Nous avons ainsi obtenu
une épaisseur de croûte océanique de six kilomètres environ en moyenne, ce qui correspond
bien à ce qui a été mesuré. Par ailleurs, nous avons
tiré de ces calculs des cartes d’isochrones et d’épaisseur de croûte sur le flanc d’une dorsale. À
l’instar des flancs de dorsales lentes, ces cartes
montrent des successions régulières de croûte
mince et de croûte épaisse. Ces ondulations sont
la signature d’alignements quasi réguliers de petits
panaches chauds dans le passé. Les zones où la
croûte est épaisse correspondent à la présence d’un
panache chaud produit par des courants ascendants. Quand l’ondulation formée par un épaississement local de croûte sur le flanc d’une dorsale
lente est orientée Est-Ouest, cela indique que le
petit panache chaud qui en est la cause n’a pas
changé de latitude. En revanche, quand elle change
de direction, c’est que le panache a migré. Toutefois,
l’orientation des ondulations est toujours proche
de la direction d’expansion, puisque les plaques
s’écartent bien plus vite (34 millimètres par an
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LE MANTEAU
dans l’océan Atlantique) qu’un panache ne se
déplace (quelques millimètres par an). De plus,
les panaches qui fusionnent se traduisent par des
ondulations qui se rejoignent. Tous ces comportements correspondent bien à ceux que l’on lit sur
les cartes gravimétriques fournies par les satellites.
Voyons maintenant comment le magma remonte
au sein de ces structures mouvantes. Dans les courants
ascendants, le manteau commence à fondre à environ
80 kilomètres de profondeur. Les gouttes de magma
produites s’étalent aux interfaces entre grains solides,
formant des couches fines qui entourent ces grains
et constituent un réseau hydraulique continu. Le
magma étant plus léger que la roche, il tend à monter
vers la surface. Comme un savon, le magma interstitiel permet le glissement des grains les uns
contre les autres, ce qui favorise la déformation de
la roche. Celle-ci devient alors de plus en plus ductile
à mesure qu’on se rapproche de la surface et donc
remonte de plus en plus vite. En conséquence de
cette accélération, l’épaisseur du courant ascendant diminue progressivement: d’environ 30 kilomètres à la racine, elle ne vaut plus que 5 kilomètres à 30 kilomètres sous la croûte. Cet
étranglement du flux ascendant de manteau
donne aux lignes de courant une forme de goulot
de bouteille (voir l’encadré page ci-contre).
Des lacs de magma souterrains
Le rétrécissement comprime horizontalement les
grains, chassant le magma des interstices verticaux
et conduisant à la formation de films horizontaux :
à une profondeur de 30 kilomètres, la continuité
hydraulique verticale est coupée. Le magma s’accumule donc à ce niveau, formant un lac de
quelques centaines de mètres de profondeur, qui
traverse le courant montant sur toute sa largeur.
Le lac est ensuite emporté par le mouvement
ascendant des roches. À l’approche de la croûte,
le flux diverge, dilatant le tube de courant. Ce
phénomène induit une compression de direction perpendiculaire à la précédente : les films
horizontaux disparaissent et laissent la place à
des films verticaux. Ceux-ci favorisent l’écoulement du magma interstitiel vers la surface. En
outre, du fait de la courbure des lignes d’écoulement du manteau, les roches ont une vitesse
inférieure le long de l’axe du tube de courant par
rapport à la périphérie, de sorte que le centre du
lac monte moins vite vers la surface que ses bords.
Le lac prend alors une forme de cône inversé.
De ce cône s’élèvent les liquides magmatiques.
Ceux-ci dissolvent de l’orthopyroxène, un silicate qui, à ces profondeurs, représente environ
35 pour cent du volume du manteau, un peu
comme de l’eau dissout du sucre. Simultanément,
l’olivine (un silicate de magnésium et de fer)
contenue dans ces liquides cristallise. Or l’orthoDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
pyroxène est moins dense, donc occupe plus
d’espace à masse égale, que l’olivine : la double
réaction libère de l’espace. À mesure que le magma
dissout de l’orthopyroxène, la perméabilité de la
roche augmente, ce qui permet au magma de
monter de plus en plus vite. L’augmentation de
vitesse entraîne une décompression plus intense
qui favorise la dissolution de l’orthopyroxène. Ainsi,
plus le magma monte, plus les « tunnels » qu’il
forme s’élargissent. Il finit par se concentrer dans
des zones très poreuses nommées chenaux de dissolution. Ces chenaux sont composés de 70 pour
cent d’olivine solide quasi pure et de 30 pour
cent de magma liquide contenant tout l’orthopyroxène ; en volume, ils comprennent donc environ
30 pour cent de tunnels.
Des morceaux de manteau
hissés sur les continents
On a retrouvé la trace de ces chenaux de dissolution dans les massifs ophiolitiques, des morceaux
de manteau hissés sur les continents par la rencontre
de deux plaques tectoniques. De section centimétrique à métrique, ces chenaux ont perdu leur fraction d’orthopyroxène, probablement car la
roche s’est effondrée sous son propre poids, expulsant le magma contenu dans les pores. On nomme
dunite la roche ainsi appauvrie, composée à plus
de 90 pour cent d’olivine.
Finalement, tout le magma produit à divers
niveaux dans le courant montant finit sa course
sous la croûte, dans une région localisée autour de
cinq kilomètres de l’axe de la dorsale. Le magma
s’y accumule, donnant naissance à un lac secondaire de plusieurs centaines de mètres de profondeur. Il se fige en partie au contact de la croûte
froide, d’où l’épaississement de celle-ci par le dessous.
Parfois, le lac se vide brusquement à travers des fractures de la vallée axiale de la dorsale. Cela conduit
à une éruption volcanique sous-marine. En se refroidissant, le magma construit alors les nombreux
volcans plurikilométriques que l’on trouve dispersés
le long de la vallée axiale des dorsales lentes.
Notre modèle est le premier à décrire la formation de segments magmatiques distincts.
Accordant un rôle primordial aux interactions
fines des courants convectifs et de la lithosphère, nous avons pu reproduire l’histoire géologique que racontent les ondulations des flancs
des dorsales lentes. Nous avons également montré
comment les courants locaux, sous les dorsales,
interagissent avec les courants à l’échelle du
manteau, notamment les « grands » panaches
chauds (voir la figure page 69). Nous avons ainsi
obtenu des instantanés successifs du comportement du manteau. De cette façon, on pourra
peut-être un jour reconstituer les « humeurs »,
passées et futures, des entrailles de la Terre. ■
articles
• M. RABINOWICZ et M. TOPLIS,
Melt segregation in the lower
part of the partially molten
mantle zone beneath an oceanic
spreading centre, in Journal of
Petrology, vol. 50 (6),
pp. 1071-1106, 2009.
• M. BRAUN et P. KELEMEN,
Dunite distribution in the Oman
ophiolite : implications for melt
flux through porous dunite
conduits, in Geochemistry,
Geophysics, Geosystems,
vol. 3, n° 11, 2002.
• A. BRIAIS et M. RABINOWICZ,
Temporal variation of the segmentation of slow to intermediate spreading mid-ocean ridges,
1. Synoptic observations based
on satellite altimetry data, in
J. Geophys. Res., vol. 107 (85),
10.1029/2001 JB000533, 2002.
• M. RABINOWICZ et A. BRIAIS,
Temporal variations of the segmentation of slow to intermediate spreading mid-ocean ridges,
2. A three-dimensional model in
terms of lithosphere accretion
and convection within the partially molten mantle below the
ridge crest, in J. Geophys. Res.,
vol. 107 (86), 10.1029, 2002.
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Page 72
Voir la planète avec
la pesanteur
La pesanteur varie à la surface de la Terre et dans le temps. Ces variations
renseignent sur la répartition des masses à l’intérieur de la planète,
et donc sur la convection dans le manteau, mais aussi sur des phénomènes
de surface, tels que les moussons, la fonte des glaces, les séismes…
Propos recueillis par Guillaume Jacquemont
Quand s’est-on aperçu
que la pesanteur variait
à la surface de la Terre ?
Frédéric Chambat : En 1672, Jean Richer
remarque que la période d’oscillation de
son pendule est plus longue à Cayenne,
en Guyane, qu’à Paris. Or cette période
dépend de la pesanteur. Newton explique
cette différence par la somme de deux
effets. Le premier est une variation de la
force centrifuge : Cayenne étant plus près
de l’équateur que Paris, et donc plus
loin de l’axe de rotation terrestre, elle subit
une force centrifuge plus grande, qui
diminue d’autant l’intensité de la pesanteur. Le second effet résulte de l’aplatissement de la Terre aux pôles, impliquant
que la distance moyenne à la masse interne
varie à la surface de la planète ; la concordance des calculs de Newton et des mesures
de Richer constitue d’ailleurs l’une des
grandes preuves de cet aplatissement.
Vers le milieu du XVIIIe siècle, Pierre
Bouguer met en évidence, grâce à des
mesures dans les Andes, des variations
locales de pesanteur qui ne s’expliquent
pas par ces deux effets. Il montre ainsi
que les masses sont inégalement réparties à l’intérieur de la Terre, et que les
hétérogénéités de densité conduisent à
des variations de pesanteur.
Dans une expérience fondatrice, il
mesure la direction de la verticale à proximité du volcan Chimborazo, en Équateur, qui culmine à 6 268 mètres d’alti72
tude. Cette masse énorme dévie la verticale, mais moins qu’il s’y attendait. Il en
déduit que le rapport entre la masse du
volcan et celle de la Terre est inférieur à
ses estimations.
Sans le savoir, Bouguer a identifié le
phénomène d’équilibre isostatique, qui
sera décrit un siècle plus tard : la croûte
terrestre flotte sur le manteau dense comme
un iceberg sur la mer. Ainsi, les reliefs
ont des «racines» de croûte dont la profondeur est proportionnelle à leur hauteur.
Sous le Chimborazo s’étend donc une zone
moins dense que le manteau, assimilable
à un défaut de masse qui explique la diminution de la déviation du pendule.
En 1774, Nevil Maskelyne répète cette
expérience sur une montagne plus petite
et en déduit la valeur de la densité de la
Terre avec une erreur de moins de 20 pour
cent. Cela constitue la première mesure
réaliste de cette densité, souvent attribuée
à tort à Cavendish qui, en 1798, obtiendra
une mesure précise à un pour cent près
à l’aide d’un fil de torsion…
Que sait-on aujourd’hui
des variations de pesanteur ?
Frédéric Chambat : La pesanteur varie en
direction et en intensité. On dresse
alors deux cartes. La première, nommée
géoïde, caractérise la direction de la pesanteur. Plus précisément, le géoïde représente l’horizontale d’altitude zéro, c’està-dire une surface à laquelle un fil à plomb
serait perpendiculaire en tout point et
qui coïncide avec le niveau moyen des
océans (le niveau local varie du fait des
courants et des marées, avec une amplitude de l’ordre du mètre). Par rapport à
un ellipsoïde théorique défini comme la
surface lisse que formerait la Terre si elle
était entièrement fluide et homogène,
le géoïde est au-dessus au niveau des excès
de masse et en dessous à l’endroit des
défauts de masse. L’amplitude de ces variations est de plus ou moins 100 mètres.
La seconde carte représente l’intensité
de la pesanteur. On mesure celle-ci à la
surface de la Terre, puis on effectue diverses
corrections pour estimer sa valeur à l’altitude zéro, c’est-à-dire à la surface du géoïde.
Ces deux cartes sont liées. Mathématiquement, la pesanteur est le gradient
du potentiel gravitationnel, dont le géoïde
est une équipotentielle (une surface où
le potentiel est constant). En faisant
une analogie avec les courbes de niveau
sur une carte altimétrique, le géoïde serait
l’une de ces courbes et l’intensité de la
pesanteur serait la pente en tout point.
Comment mesure-t-on
les variations de pesanteur ?
Frédéric Chambat : À l’origine, on mesurait l’intensité de la pesanteur par la
période d’oscillation du pendule et sa
direction par celle d’un fil à plomb, repérée
par rapport aux étoiles. Depuis le XXe
siècle, on utilise des gravimètres. CeuxLA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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LE MANTEAU
Frédéric CHAMBAT
est maître de conférences
à l’École normale supérieure
de Lyon, au Laboratoire
de sciences de la Terre.
ci sont de deux types : les gravimètres
absolus déduisent l’intensité de la pesanteur du temps de chute d’une masse dans
le vide, et les gravimètres relatifs mesurent soit la différence de pesanteur entre
deux points, via la différence d’allongement d’un ressort auquel est fixée une
masse, soit sa variation au cours du temps,
grâce aux changements d’altitude d’une
sphère supraconductrice lévitant dans un
champ magnétique.
Tous ces appareils sont très précis
(jusqu’à 10–8 mètre par seconde carrée
pour les gravimètres à supraconducteurs),
mais ils n’offrent qu’une couverture
partielle de la Terre. À partir des années
1970, les géophysiciens recourent alors
aux satellites. Certains sont des boules
entourées de réflecteurs : en pointant un
laser sur ces boules, on évalue leur éloignement et on reconstitue leur trajectoire,
puis on calcule la valeur de la gravitation
qui explique ces trajectoires. D’autres satellites mesurent l’altitude des océans, dont
on reconstitue la forme ; on accède ainsi
au géoïde en domaine océanique, aux
courants et aux marées près.
Les années 2000 marquent l’arrivée d’une nouvelle génération de satellites équipés d’accéléromètres. Ces dispositifs déterminent les forces de
frottement que l’on prend en compte
dans les calculs. On peut alors faire voler
les satellites plus près de la Terre, d’où
une plus grande précision et une
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meilleure résolution spatiale. En outre,
ces satellites, notamment ceux de la
mission germano-américaine GRACE,
mesurent pour la première fois les variations temporelles de pesanteur.
Que révèlent les mesures ?
Frédéric Chambat : En premier lieu, elles
confirment l'équilibre isostatique global
de la croûte terrestre. Elles révèlent aussi
des déséquilibres locaux, notamment dans
certaines zones où se produit un phénomène nommé rebond postglaciaire: le sol,
autrefois recouvert de glace, s’y soulève
depuis que cette glace a fondu il y a
10 000 ans. C’est le cas par exemple de la
baie d’Hudson au Canada et de la
Scandinavie : à ces endroits, des maisons
situées au bord de la mer il y a un siècle
en sont aujourd’hui éloignées d’une
centaine de mètres !
Plus en profondeur, la carte d’intensité
et le géoïde permettent de tester nos modèles
de convection dans le manteau terrestre.
En effet, une partie des anomalies de gravité
résultent d’hétérogénéités de densité dans
le manteau, elles-mêmes issues de la subduction des plaques océaniques– froides, donc
denses. Or avec un modèle statique, on
ne retrouve pas les cartes mesurées. Pour
coïncider avec les observations, les modèles
doivent tenir compte des mouvements de
convection provoqués par la plongée des
plaques. Par ce biais, on estime la viscosité du manteau terrestre.
La mesure des variations temporelles
de pesanteur révèle les évolutions de la
répartition des masses. Certaines sont périodiques, telles les marées et les moussons
(on mesure les variations hydrologiques),
tandis que d’autres, comme le rebond postglaciaire, correspondent à une augmentation continue à mesure que le sol se soulève.
On détecte également certains séismes :
lorsque le sol monte le long d’une faille,
la pesanteur se renforce localement en raison
de la masse supplémentaire. Enfin, on
observe la fonte des glaces polaires :
l’Antarctique et le Groenland perdent ainsi
170 kilomètres cubes de glace par an.
Additionnée à celle des autres glaciers, cette
fonte serait responsable d’une montée de
1,3 millimètre par an du niveau des océans
(à laquelle il faut ajouter 1,7 millimètre par
an dû à la dilatation thermique).
Une nouvelle mission a démarré en
2009 : le satellite européen GOCE nous
fournira bientôt le géoïde avec une très
haute résolution. On disposera alors, entre
autres, de cartes précises des fonds sousmarins : un relief océanique constitue
en effet une masse supplémentaire qui
dévie la verticale vers elle, ce qui se traduit
par une bosse du géoïde.
Les enseignements sont donc nombreux. Avec l’arrivée de la dernière génération de satellites, la précision et les résolutions spatiales et temporelles sont
devenues telles que la gravimétrie a ouvert
une nouvelle fenêtre sur la planète. ■
73
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Fondamental
Sous-thème
Éric DEBAYLE et Yanick RICARD
La zone de transition :
couche clef du manteau
La sismologie a mis en évidence une zone de transition
dans le manteau entre 410 et 660 kilomètres de profondeur.
Son épaisseur variant selon les conditions, notamment de température,
son exploration révèle la dynamique intime des roches mantelliques.
Éric DEBAYLE
Laboratoire de science
de la Terre, CNRS, Université
Claude Bernard et École
normale supérieure de Lyon.
Yanick RICARD
Laboratoire de science
de la Terre, CNRS, Université
Claude Bernard et École
normale supérieure de Lyon.
L’ESSENTIEL
➥ Le manteau terrestre
est constitué de deux
régions séparées par
une zone de transition,
les frontières
correspondant à des zones
de discontinuités
de vitesse sismique.
➥ Chacune de ces parties
est caractérisée par
des minéraux qui reflètent
les conditions
de température
et de pression.
➥ Les ondes sismiques
révèlent les limites des
différentes parties et
tentent ainsi de mettre
en évidence les panaches
mantelliques.
74
L
e manteau terrestre est constitué de silicates
de magnésium et de fer. Il s’étend de la base
de la croûte, de 10 à 70 kilomètres de profondeur selon les régions, jusqu’à la limite du noyau,
à 2 900 kilomètres de profondeur. Sa dynamique
est contrôlée par de lents mouvements de convection à grande échelle (voir La convection, moteur du
manteau, par P. Thomas, page 38). En effet, les
vitesses d’écoulement y atteignent au plus quelques
centimètres par an, soit celle de la croissance d’un
cheveu. La température et la pression variant
notablement selon la profondeur dans le manteau,
les propriétés physiques et minéralogiques des roches
reflètent ces diverses conditions.
Jusqu’à la fin des années 1990, des géologues
pensaient que la convection du manteau avait lieu
dans deux couches distinctes, séparées par une
discontinuité à 660 kilomètres de profondeur.
L’idée de cette démarcation était née de l’observation de différences géochimiques subtiles,
mais significatives entre les basaltes des îles océaniques et ceux des rides océaniques.
Ces derniers sont systématiquement pauvres en
éléments incompatibles (l’uranium, le thorium et
le potassium...) et beaucoup de géologues pensaient
que ces basaltes représentaient des échantillons d’un
manteau supérieur. Précisons qu’un élément est
dit incompatible quand il se concentre principalement dans la phase liquide lors d’un processus de
fusion. Ainsi, lors des épisodes de fusion partielle
du manteau qui auraient donné naissance à la croûte
terrestre, les éléments incompatibles se seraient
concentrés dans la phase liquide qui, en se refroidissant, a formé la croûte continentale, laissant un
manteau résiduel appauvri. Ce manteau résiduel
correspondrait aux basaltes des rides océaniques.
Cet appauvrissement n’étant pas observé dans
les basaltes des îles océaniques, dont la composition isotopique différait également, on les pensait
liés à des remontées de roches plus profondes issues
d’un manteau inférieur qui aurait conservé sa
composition primitive.
Un modèle obsolète
De ces observations, on déduisait que la convection se faisait en deux couches séparées, le manteau
supérieur appauvri et le manteau inférieur « intact »
qui n’avait pas été affecté par l’extraction de la croûte
continentale au début de l’histoire de la Terre. Le
modèle à deux couches s’accordait avec les bilans
de masse des géochimistes selon lesquels un tiers
du manteau avait été appauvri lors de l’extraction
de la croûte continentale, ce qui correspondait à
peu près à la masse du manteau supérieur. Le modèle
semblait également validé par l’absence de séisme
en dessous de 660 kilomètres de profondeur. Les
séismes profonds étant associés aux plaques plongeantes, on imaginait qu’elles ne pouvaient s’enfoncer à plus de 660 kilomètres.
Toutefois, les résultats de sismologie, de plus
en plus nombreux, ne confirment pas ce modèle.
Que montrent-ils ? Rappelons d’abord que l’utilisation des ondes sismiques est la façon la plus
directe de cartographier la structure interne du
manteau, notamment grâce à l’étude des temps de
parcours des différentes ondes enregistrées sur
des milliers de sismographes de par le monde. En
effet, les ondes sismiques se propagent plus rapidement dans les zones froides que dans les régions
chaudes ; les frontières les séparant sont nommées
discontinuités sismiques. Depuis la fin des
années 1970, ces méthodes, inspirées de l’imagerie
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LE MANTEAU
médicale, ont conduit aux premiers modèles tomographiques : ces modèles en trois dimensions des
hétérogénéités de vitesse sismique révèlent la structure à grande échelle du manteau terrestre.
Par ailleurs, la sismologie a mis en évidence deux
discontinuités : l’une est à environ 410 kilomètres
de profondeur, l’autre à 660 kilomètres de profondeur. Selon les minéralogistes, ces deux limites
correspondent à des réarrangements minéralogiques
à l’état solide, ou à des changements de phase. La
région située entre ces deux discontinuités de vitesse
sismique est nommée zone de transition.
Des anomalies révélatrices
Les principales hétérogénéités sismiques du manteau
sont situées à sa base et à son sommet et correspondent à deux couches de quelques centaines
de kilomètres d’épaisseur. Dans la couche située
au sommet du manteau, les premiers modèles
tomographiques montraient une forte corrélation
entre la position des hétérogénéités de vitesse et
celle des grandes structures géologiques : alors que
les vitesses lentes sont principalement détectées
sous les rides océaniques et les parties les plus jeunes
des continents, les vitesses rapides sont plutôt situées
sous les vieux bassins océaniques et les vieux continents précambriens. Cette corrélation s’est renforcée
avec l’augmentation du nombre de données. Les
premières images de la base du manteau ont également mis en évidence que sa structure en trois
dimensions est dominée par deux larges zones
d’anomalies de vitesses lentes situées sous l’Afrique
et sous le Pacifique, bordées par des régions d’anomalies de vitesses plus rapides (voir la figure page 76).
La géométrie des anomalies sismiques à la
base du manteau était un premier indice que des
écoulements verticaux de matière traversent toute
l’épaisseur du manteau. En effet, les anomalies de
vitesses lentes (correspondant à des crypto-continents du bord desquels s’élèverait de la matière
chaude) situées à la base du manteau sont sous les
volcans associés à des remontées de matière profonde,
alors que les vitesses rapides coïncident avec les
régions où les plaques océaniques (de la matière
froide) s’enfoncent dans le manteau depuis
100 millions d’années. Toutefois, le lien entre
LE MANTEAU TERRESTRE
est constitué essentiellement
d’olivine (a), un minéral
silicaté riche en fer et
en magnésium. À mesure que
la température et la pression
augmentent, il change
de phase et devient
de la wadsléyite (b), puis
de la pérovskite (c) et enfin
de la ringwoodite (d).
a
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d
E. R. D. Scott, Université de Hawaii
c
C. Wright
HACTO, Université Okayama, Japon
Pyrope
b
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LES CARTES DE LA VITESSE
des ondes de cisaillement
au sommet du manteau
(a, à 100 kilomètres
de profondeur) et à la base
(b, à 2850 kilomètres
de profondeur) montrent
des hétérogénéités. Dans
certaines régions (en bleu),
les vitesses sont plus rapides
que la moyenne (en blanc) et
correspondent aux zones
froides. Dans d’autres
régions, les vitesses sont
inférieures à la moyenne et
trahissent les régions
chaudes (en rouge).
Les frontières des plaques
tectoniques sont en vert.
Les cercles verts sont
les volcans associés
à des points chauds.
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a
–10
100 kilomètres
manteaux supérieur et inférieur n’était pas encore
établi : la faible résolution des premiers modèles
tomographiques ne permettait pas de suivre le
chemin vertical des anomalies.
Ce n’est que depuis la fin des années 1990, grâce
à l’augmentation du nombre de données, que les
sismologues construisent des modèles tomographiques suffisamment précis. Ces modèles récents
permettent de suivre les plaques tectoniques de la
surface jusqu’au manteau profond. Ils montrent
que les plaques pénètrent dans le manteau inférieur
bien que certaines semblent stagner un certain temps
dans la zone de transition. Les images obtenues ont
bouleversé notre compréhension de la dynamique
du manteau terrestre, contredisant le modèle à deux
couches, et soulevé de nouvelles questions. Par
exemple, si l’on peut suivre le trajet de la matière
qui descend dans le manteau inférieur, peut-on
détecter les remontées de matière et confirmer
qu’elles ont bien leur source à la base du manteau ?
Ou bien, comment ce modèle peut-il s’accorder
avec les observations des géochimistes ?
Nous verrons que les progrès récents en sismologie, mais également en minéralogie, en physique
des hautes pressions et en modélisation offrent
quelques éléments de réponse. Ils montrent notamment que la zone de transition contrôle la dynamique du manteau.
Jusqu’à maintenant, les efforts en tomographie
pour détecter des remontées de matière venant
du manteau inférieur sont restés peu concluants
ou controversés. Les modèles géodynamiques
montrent que la dynamique de la Terre est dominée
par les zones de subduction, tandis que les remontées de matière se font sous la forme de panaches
mantelliques étroits dont la forme rappelle celle
d’un champignon (voir Panaches chauds : mythes
ou réalité ?, par J.-P. Montagner, page 46). Le conduit
76
0
10
Anomalie de vitesse
(en pour cent
par rapport à la moyenne)
d’alimentation du panache aurait une centaine
de kilomètres de diamètre, ce qui reste en deçà de
la résolution actuelle de la plupart des modèles
tomographiques (elle est dix fois plus grande).
Cependant, on peut détecter le matériau chaud
du panache lorsqu’il s’étale à la base de la lithosphère,
dont l’épaisseur excède rarement 200 kilomètres.
Néanmoins, la signature sismique à la base de la
lithosphère ne suffit pas pour établir l’origine
profonde des remontées de matières chaudes sous
les points chauds. Pour ce faire, il faudrait suivre
les conduits d’alimentation jusqu’à leurs sources!
Des bananes dans le manteau
L’analyse des temps d’arrivée des ondes sismiques
était, jusqu’à la fin des années 1990, fondée sur
une approximation dite « haute fréquence » qui
supposait que la sensibilité de l’onde était confinée
le long du rai sismique. Ce rai est une ligne perpendiculaire à la surface de propagation de l’onde.
En d’autres termes, l’onde ne révélait la structure
du manteau que le long d’une ligne, le rai (voir
la figure page 78). Depuis, de nouvelles théories
ont été élaborées, notamment par Tony Dahlen
et Guust Nolet, de l’Université de Princeton, aux
États-Unis : l’idée sous-jacente est que les ondes
sismiques de basses fréquences sont sensibles à
la structure sur une région (en forme de «banane»),
plus large que le rai sismique. Dès lors, on obtiendrait beaucoup plus d’informations sur la structure du manteau.
En 2004, l’équipe de Princeton déclarait avoir
détecté, grâce à ces nouvelles théories, la présence
de panaches mantelliques s’enracinant jusqu’à la
base du manteau ! Cette découverte fut cependant
controversée : selon l’équipe de Rob van der Hilst,
de l’Institut de technologie du Massachusetts,
l’amélioration imputée à la nouvelle théorie était
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LE MANTEAU
b
–2,25
2 850 kilomètres
négligeable devant d’autres effets, tels que ceux,
par exemple, liés au poids donné aux différents
types de temps de parcours utilisés. Détecter les
conduits d’alimentation des panaches mantelliques reste donc encore un défi.
Mais le modèle de Princeton n’exploitait que
partiellement les avantages des nouvelles méthodes.
De fait, des travaux sont aujourd’hui menés par
Christophe Zaroli, à l’École et Observatoire des
sciences de la Terre de Strasbourg (EOST), avec ses
collègues de l’École normale supérieure de Lyon
et de l’Université australienne de Canberra, pour
extraire encore plus d’informations des ondes
sismiques. Les sismologues augmentent le nombre
de données et prennent en compte leur sensibilité à la structure dans plusieurs bandes de fréquence
suivant l’approche initiée à Princeton.
Épaississement et amincissement
Au début des années 1990, certains ont proposé
que l’étude de la topographie des discontinuités
à 410 et 660 kilomètres de profondeur puisse
renseigner sur la circulation verticale de matière
dans le manteau. Ces deux discontinuités sont
attribuées aux changements de phase de l’olivine, un minéral silicaté riche en fer et en magnésium abondant dans le manteau.
Des expériences ont montré que, la température et la pression augmentant, l’olivine se transforme en wadsléyite vers 410 kilomètres de profondeur. Puis, vers 520 kilomètres, cette wadsléyite
devient de la ringwoodite, et enfin, à 660 kilomètres de la pérovskite plus ferropériclase. Notons
que la transition wadsléyite-ringwoodite perturbe
peu les ondes sismiques. Ainsi, la zone de transition est limitée par deux zones de changements
de phase : olivine-wadsléyite en haut et ringwoodite-pérovskite plus ferropériclase en bas.
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0
2,25
Anomalie de vitesse
(en pour cent
par rapport à la moyenne)
Les conditions de pression et de température
de ces changements de phase peuvent être reproduites en laboratoire. Ces expériences montrent
que, lorsque la température augmente, la transition de phase olivine-wadsléyite se produit à
plus grande profondeur. On dit que la pente de
Clapeyron est positive, ce paramètre correspondant à la variation de pression (ou de profondeur)
sur la variation de température, soit dP/dT. En
revanche, la transition de phase ringwooditepérovskite plus ferropériclase se produit à d’autant plus faible profondeur que la température est
élevée (sa pente de Clapeyron est négative).
La région située entre les deux discontinuités
(la zone de transition) doit donc s’amincir lorsqu’elle est traversée par une remontée de matière
chaude (voir la figure page 79). De même, lorsqu’une plaque tectonique froide s’enfonce dans le
manteau au niveau d’une zone de subduction, la
zone de transition doit s’épaissir.
Les premières études sur l’épaisseur de la zone
de transition, qui datent du début des années 1990,
ont mis en évidence une corrélation entre les régions
où les plaques s’enfoncent dans le manteau et celles
où la zone de transition est plus épaisse que la
moyenne. À grande échelle, la zone de transition
s’amincit sous l’océan Pacifique et au Sud de
l’Afrique, les deux régions que l’on peut associer à
des remontées de matière au niveau de la base du
manteau. Cependant, à plus petite échelle, aucune
corrélation entre amincissement de la zone de transition et volcans associés à des remontées de matière
profonde n’a pu encore être détectée.
En 2008, Benoît Tauzin, sismologue de l’EOST,
a étudié avec un détail inégalé les topographies
des deux interfaces à 410 et 660 kilomètres de
profondeur. La discontinuité à 410 kilomètres est
plus profonde qu’ailleurs sous la quasi-totalité des
77
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UNE ONDE SISMIQUE
(ici de période égale
à 34 secondes) est sensible
à la structure d’une région
dont la forme rappelle celle
d’une banane et dont
la largeur maximale peut
dépasser le millier
de kilomètres.
Les sismologues ont
longtemps travaillé avec
une approximation dite
« haute fréquence » qui
suppose que toute
la sensibilité de l’onde
est réduite au trait noir
situé au centre
de la « banane » et qui
correspond au rai sismique.
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660
Noyau
0
1 000
2 000
3 000
4 000
5 000
410
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6 000
Rayon de la Terre (en kilomètres)
points chauds, mais dans la moitié des cas, la zone
de transition n’est pas amincie, car la discontinuité à 660 kilomètres est, elle aussi, plus profonde!
Comment expliquer ce résultat ?
Des études de minéralogie ont montré que l’olivine n’est en fait pas le seul minéral du manteau à
se transformer sous l’effet de la pression. En effet,
dans la zone de transition, la majorite (un minéral
de la famille des grenats) se dissocie également en
pérovskite vers 660 kilomètres de profondeur. Selon
des résultats expérimentaux obtenus à l’Université
de Tokyo, la transition de phase de la ringwoodite
en pérovskite serait dominante à 660 kilomètres de
profondeur dans les régions froides du manteau,
par exemple près des zones de subduction. À l’inverse, lorsque la température est suffisamment élevée,
notamment autour des panaches remontant de la
base du manteau, la transition de phase de la majorite en pérovskite se produirait à plus grande profondeur que celle de la ringwoodite. Ces observations expliqueraient ainsi les renflements du plancher
de la zone de transition là où on attendait des amincissements (voir la figure page ci-contre).
La topographie des discontinuités révélerait donc
les panaches mantelliques? L’affaire n’est pas aussi
simple ! En effet, la précision avec laquelle les
ondes permettent d’estimer la profondeur des discontinuités dépend notablement de notre connaissance
des anomalies de vitesse situées dans les 400 premiers
kilomètres du manteau. Par exemple, une sous-estimation de quelques pour cent de l’amplitude des
anomalies de vitesse lentes dans l’asthénosphère
conduit à une surestimation de la profondeur des
discontinuités de plusieurs kilomètres. Or, si grâce
aux modèles tomographiques, on localise bien les
fortes anomalies de vitesse dans les 300 premiers
kilomètres du manteau terrestre, la précision sur
l’amplitude de ces anomalies est moindre. Ainsi,
78
les points chauds pour lesquels les discontinuités à
410 et 660 kilomètres sont toutes les deux plus
profondes pourraient résulter d’une anomalie
lente située dans les 300 premiers kilomètres du
manteau, plutôt que d’une perturbation thermique
de la zone de transition.
Depuis la découverte de plaques froides s’enfonçant jusque dans le manteau inférieur, les sismologues n’ont pas ménagé leurs efforts pour détecter
les panaches de matière chaude qui devraient en
contrepartie remonter du manteau inférieur.
Pourtant, les preuves de ces panaches mantelliques
n’ont pas encore été obtenues. Voyons maintenant comment les progrès de la sismologie répondent à une autre question fondamentale posée par
le passage des plaques dans le manteau inférieur.
Comment réconcilier observations sismologiques
et géochimiques ? Un des paramètres clés est la
teneur en eau des roches du manteau.
Le rôle de l’eau
Bien qu’en faible concentration, le vaste manteau
terrestre recèle des quantités importantes d’eau,
voire, selon certains géologues, l’équivalent du
volume des océans ! Aux pressions régnant dans
le manteau, l’eau est le plus souvent sous la
forme d’ions OH– ou H+ qui sont piégés dans les
réseaux cristallins des minéraux. La physique des
minéraux à haute pression révèle que la zone de
transition peut dissoudre dix fois plus d’eau que
l’olivine ou la pérovskite qui sont les minéraux
dominants au-dessus et au-dessous.
Des travaux effectués à l’Université de Bristol
ont montré que ce changement de solubilité
augmente l’épaisseur de la zone dans laquelle le
changement de phase s’effectue. La discontinuité
à 410 kilomètres, de quelques kilomètres d’épaisseur en milieu sec, dépasserait 20 kilomètres d’épaisseur dès lors que 0,5 pour cent d’eau est présent
dans la roche. L’eau expliquerait ainsi que la discontinuité à 410 kilomètres n’est parfois pas détectée
dans certaines études sismologiques. Une discontinuité trop épaisse peut être vue par des ondes
sismiques à haute fréquence comme un simple
gradient de vitesse qui ne convertit et ne réfléchit
plus les ondes à haute fréquence !
En 2003, Dave Bercovicci et Sun-Ichiro Karato,
de l’Université Yale, ont proposé un modèle original
réconciliant les signatures géochimiques distinctes
des basaltes des îles océaniques et des dorsales avec
les observations géophysiques qui suggèrent de
larges échanges de matière entre manteau inférieur et supérieur. Une quantité importante d’eau
entraînée par les plaques plongeantes océaniques serait transportée, puis piégée dans la zone
de transition. L’injection de plaques froides au
niveau des zones de subductions serait compensée
par un écoulement lent (de quelques millimètres
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LE MANTEAU
Dorsale
Point
chaud
Point
chaud
MANTEAU SUPÉRIEUR
Zone de fusion partielle
Olivine
n
uctio
Subd
ZONE DE TRANSITION
Wadsléyite
Ringwoodite
Amincissement dû
à la transition
ringwoodite-pérovskite
en milieu chaud
Épaississement dû
à la transition
ringwoodite-pérovskite
en milieu froid
Approfondissement dû
à la transition
majorite-pérovskite
en milieu chaud
MANTEAU INFÉRIEUR
Panache
par an) du manteau selon un mouvement d’ensemble vertical ascendant. Ce mouvement serait
communiqué aux minéraux présents dans la zone
de transition, notamment à la wadsléyite.
Du fait du changement de solubilité, ce minéral
libérerait la plus grande partie de son eau lorsqu’il
se transformerait en olivine vers 410 kilomètres
de profondeur. L’eau ainsi évacuée abaisserait la
température de fusion des roches et favoriserait le
développement d’une zone de fusion partielle audessus de la discontinuité à 410 kilomètres.
Un lessivage en profondeur
Selon plusieurs résultats expérimentaux, le magma
ainsi créé resterait piégé au-dessus de la discontinuité à 410 kilomètres jusqu’à ce qu’une plaque
plongeante l’entraîne à nouveau dans le manteau
profond. Cette couche de fusion partielle agirait
alors comme un filtre géochimique, en piégeant
les éléments «incompatibles», qui se concentreraient
dans la phase liquide. La matière qui poursuivrait
son lent écoulement vertical ascendant au-dessus de
la couche de fusion partielle serait donc appauvrie
en éléments incompatibles. Elle serait à l’origine des
roches recueillies au niveau des rides océaniques.
Plus rapides (leur vitesse est de l’ordre du mètre
par an), les panaches mantelliques qui remontent n’auraient pas le temps de subir le même lessivage durant leur traversée de la zone de transition.
Il n’y aurait donc pas de fusion partielle audessus de la discontinuité à 410 kilomètres à proximité des panaches (voir la figure ci-dessus), ce qui
expliquerait que l’appauvrissement en éléments
incompatibles ne soit pas observé pour les basaltes
des îles océaniques.
Avec une zone de fusion partielle réduisant
notablement la vitesse des ondes sismiques, les
sismologues s’attendent à trouver une couche à
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Panache
Pérovskite
Ferropériclase
faible vitesse là où il y a fusion partielle. Lorsque
le modèle de D. Bercovicci et S. Karato a été publié,
Lev Vinnik et Véronique Farra, de l’Institut de
physique du globe de Paris, avaient déjà détecté
la signature sismique de ce qui pourrait être une
couche de fusion partielle située au-dessus de la
discontinuité à 410 kilomètres.
Ces dernières années, les études sismologiques
pour détecter cette couche à faible vitesse se sont
multipliées, avec des résultats… déconcertants !
Par exemple, on ignore si cette couche est globale :
certaines études ont même associé sa présence à
du volcanisme récent, un résultat en contradiction avec le modèle des sismologues de Yale, qui
prévoit que la couche n’existe pas à proximité
des points chauds !
Un autre problème est que, selon ce modèle,
la couche de fusion est plutôt fine (moins de dix
kilomètres d’épaisseur) et située juste au-dessus
de la discontinuité à 410 kilomètres. Mais les
sismologues détectent une couche située vers
350 kilomètres de profondeur, dont l’épaisseur
varierait entre 30 et 100 kilomètres !
L’un de nous (Y. Ricard), de l’École normale
supérieure de Lyon, a récemment montré que la
gravité, du fait du poids élevé du magma, favoriserait la formation d’une fine couche de roches
fondues, mais qu’elle pourrait être contrebalancée
par les forces de capillarité à la frontière des grains
de roches cristallisées. L’amplitude de ces forces
variant fortement avec la taille des grains et la
viscosité de la matrice, deux paramètres eux-mêmes
très divers dans le manteau, les géologues commencent à entrevoir comment des couches à faibles
vitesses et dont l’épaisseur varie rapidement peuvent
se former… L’anatomie du manteau et notamment celle de la zone de transition n’ont pas encore
livré tous leurs secrets.
■
LE MANTEAU TERRESTRE
est divisé en trois parties
(notées en blanc)
caractérisées par
des changements de phase
de l’olivine en d’autres
minéraux (notés en orange)
selon la pression
et la température.
La topographie des frontières
dépend de la température,
par exemple près
d’une plaque froide qui plonge
dans une zone de subduction
ou près d’un panache
mantellique chaud qui
remonte de la base
du manteau. Cependant,
la présence d’eau modifie
les règles et créerait également une zone de fusion
partielle au-dessus
de la zone de transition.
articles
• B. TAUZIN et al., The mantle
transition zone as seen by global
Pds phases : no clear evidence
for a thin transition zone beneath hotspots, in J. Geophys. Res.,
n° 113, 2008.
• L. VINNIK et V. FARRA, Low velocity atop the 410-km discontinuity and mantle plumes, in
Earth Planet. Sc. Lett., n° 262,
pp. 398-412, 2007.
• S. HIER-MAJUMDER et al., Role
of grain boundaries in magma
migration and storage, in Earth
Planet. Sc. Lett., n° 248,
pp. 735-749, 2006.
• E. DEBAYLE et al., Global azimuthal seismic anisotropy and
the unique plate-motion deformation of Australia, in Nature,
n° 433, pp. 509-512, 2005.
• D. BERCOVICCI et S. KARATO,
Whole mantle convection and
transition-zone water filter, in
Nature, n° 425, pp. 39-44, 2003.
• K. HIROSE, Phase transitions in
pyrolitic mantle around 670-km
depth : implications for upwelling
of plumes from the lower
mantle, in J. Geophys. Res.,
n° 107(B4), 2078, doi :
10.1029/2001JB000597, 2002.
• J. RITSEMA et al., Complex
shear wave velocity structure
imaged beneath Africa and
Iceland, in Science, n° 286,
pp. 1925-1928, 1999.
79
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16/03/10
13:21
Page 80
Fondamental
Sous-thème
John VALLEY
Une Terre
jeune et froide
Combien de temps la Terre primitive est-elle restée une fournaise de magma?
Sans doute moins longtemps que les 500 millions à un milliard d’années souvent
admis. En effet, l’étude des matériaux terrestres les plus anciens montre
que des conditions suffisamment clémentes pour que la croûte terrestre se forme
se sont imposées bien plus tôt.
John VALLEY
est professeur de géologie
à l’Université du WisconsinMadison, aux États-Unis.
L’ESSENTIEL
➥ On a longtemps cru
que le premier milliard
d’années de la Terre était
une ère infernale où
un océan de magma
constituait l’essentiel
de la planète.
➥ L’analyse de zircons,
des minéraux très
résistants, datés
de 4,4 milliards d’années,
bouscule cette idée
en révélant que la croûte
terrestre s’est formée
bien plus tôt.
➥ Depuis qu’elle a été
émise, les indices plaidant
pour cette hypothèse
s’accumulent.
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LE MANTEAU
P
ne se dessinent les premiers continents et que les
vapeurs se condensent pour créer une atmosphère
et des océans d’eau où la vie allait se développer.
Un bref océan de magma
Combien de temps a duré cette période infernale ? Selon la plupart des spécialistes, la période
hadéenne (du nom de Hadès, le dieu grec des
enfers) aurait duré au moins 500 millions,
voire un milliard d’années. Du moins est-ce ce
que l’on croyait jusque récemment, dans la mesure
où aucune trace d’impact majeur de plus de quatre
milliards d’années n’a été retrouvée, et où, par
ailleurs, la vie semble être apparue bien plus tard.
Or ces dernières années, des géologues ont
retrouvé d’anciens et minuscules cristaux de
zircon. L’étude de leur composition chimique
remet en cause l’hypothèse couramment admise.
Nous allons voir pourquoi.
Dès le XIXe siècle, les géologues ont tenté de
calculer à quelle vitesse notre planète s’est refroidie.
CETTE VUE D’ARTISTE
de ce qu’a peut-être été
la Terre il y a plus de quatre
milliards d’années contraste
avec l’idée qui prévalait
d’un monde de magma chaud.
Don Dixon
eu après sa naissance, il y a 4,55 milliards
d’années, notre planète était d’une lueur
orangée, telle une étoile refroidie. Des blocs
rocheux, certains de la taille d’une petite planète,
tournaient autour du jeune Soleil et nombre d’entre
eux se fracassaient sur la Terre. En se brisant, voire
en se vaporisant, ils contribuaient à créer des océans
de roche fondue. Au sein de ce magma, le fer et
le nickel, éléments plus denses que les autres,
sombraient vite et allaient former le noyau
métallique de notre planète. Le bombardement
météoritique se poursuivit des centaines de millions
d’années, en créant parfois des cratères de plus
de 1 000 kilomètres de diamètre. Dans le même
temps, la désintégration des éléments radioactifs
enfouis dans les profondeurs de la Terre produisait six fois plus de chaleur qu’aujourd’hui.
C’est seulement lorsque l’agitation du Système
solaire primitif diminua que, à la surface de la Terre,
les roches en fusion se solidifièrent et formèrent une
croûte. Ce durcissement se produisit bien avant que
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DES ROCHES VIEILLES
de plus de 2,5 milliards d’années affleurent ou se trouvent à faible profondeur en
de nombreux endroits du
globe (en rouge) ; d’autres
sont probablement dissimulées sous des couches de
roches jeunes dans des
régions encore plus vastes
(en rose). Y découvrira-t-on
des cristaux de zircon aussi
anciens que ceux d’Australie
occidentale ?
Page 82
Ils ne s’attendaient pas toutefois à ce qu’un tel
phénomène ait pu laisser des traces matérielles !
Or nous en avons trouvé dans certains cristaux
de zircon. Minéral naturel, le zircon est un silicate de zirconium (de formule ZrSiO 4 ).
Remarquablement robuste, un cristal de zircon
préserve presque indéfiniment des indices sur son
environnement au moment où il a été formé.
Or, selon nous, les cristaux de zircon indiquent
que des océans, susceptibles d’avoir abrité les
premières formes de vie, et peut-être des continents, sont apparus 400 millions d’années plus
tôt qu’on ne le pensait.
Cette idée contre-intuitive d’une « Terre
primitive froide » a d’abord été la conséquence
des calculs thermodynamiques : bien que la
température des océans primitifs de magma ait
dépassé 1 000 °C, une croûte a pu se former
par refroidissement en dix millions d’années
seulement. En s’épaississant, la première croûte
terrestre formée aurait progressivement isolé la
surface des hautes températures régnant à l’intérieur de la Terre. En outre, en supposant que
la croûte nouvellement formée est restée stable,
que des périodes de calme ont séparé deux
impacts majeurs et que l’atmosphère de la « serre
primitive » ne piégeait pas trop la chaleur, alors
la surface s’est peut-être rapidement refroidie
Gneiss d’Acasta
(plus anciennes
roches intactes,
4 milliards d’années)
Roches datant de plus
de 2,5 milliards d’années
Lucy Reading-Ikkanda ; Université William Peck Colgate
13:21
et sa température serait passée au-dessous de
celle de l’ébullition de l’eau. Ce scénario est d’autant plus plausible que le Soleil primitif brillait
moins qu’aujourd’hui.
Les plus anciens matériaux :
des minicristaux de zircon
Cependant, pour la plupart des géologues, la naissance ardente de la Terre et l’absence d’indices
dans les données géologiques invitaient plutôt à
retenir l’hypothèse d’un climat originel chaud et
persistant. La plus ancienne roche intacte connue
est le gneiss d’Acasta, une roche métamorphique
du Nord-Ouest du Canada, qui date de quatre
milliards d’années (voir la figure ci-dessous).
Toutefois, le gneiss se forme en profondeur et
ne livre donc aucune information sur les conditions
qui régnaient à la surface. Les géologues expliquaient
l’absence complète de roches plus anciennes que le
gneiss d’Acasta par les conditions trop rudes de l’ère
hadéenne. Par ailleurs, les plus anciennes roches
formées dans l’eau – des roches sédimentaires affleurant à Isua, dans le Sud du Groenland – datent d’il
y a environ 3,8 milliards d’années, une époque où
la vie était semble-t-il déjà apparue, puisque la roche
d’Isua en contient des traces.
Ce tableau aurait pu changer dans les années
1980, quand on commença à découvrir des
Sédiments d’Isua
(premières traces
de vie connues,
3,8 milliards d’années)
Zircons des Jack Hills
(plus ancien matériau
terrestre connu,
4,4 milliards d’années)
Supposées
Affleurantes
82
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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Page 83
LE MANTEAU
Un minéral très robuste
Une fois formé, un cristal de zircon est si robuste
qu’il résiste même si la roche-mère où il est
inséré est exposée aux éléments (vent, pluie, etc.)
assez longtemps pour qu’ils la détruisent complètement. Une fois l’érosion achevée, les grains de
zircon restants sont transportés par le vent ou l’eau,
parfois sur de grandes distances, avant d’être incorporés dans des dépôts de sable, voire transformés
avec le temps en roches sédimentaires. Des zircons
ont ainsi été retrouvés dans le conglomérat des
Jack Hills, en Australie, un banc fossile de graviers
situé sans doute à des milliers de kilomètres du
lieu de formation des cristaux. Malheureusement,
lors de la découverte, l’information contenue dans
les cristaux de zircon s’est révélée difficile à lire :
les géologues étaient incapables de déterminer la
nature de la roche où ils avaient été formés, c’està-dire de leur roche-mère.
Pour cette raison, et malgré l’enthousiasme lié
à la découverte d’un matériau terrestre aussi
primitif, l’idée d’une ère hadéenne caractérisée par
un climat de fournaise persista. Ce n’est qu’en 1999
que des progrès techniques autorisèrent l’étude
plus précise des cristaux de zircon : c’est alors
que la vision orthodoxe de l’enfance de la Terre
fut remise en question.
La formation des Jack Hills et ses environs sont
des terres arides et poussiéreuses (voir la figure,
page 85) situées en bordure de deux vastes zones
d’élevage de moutons, Berringarra et Mileura, à
800 kilomètres au Nord de Perth, la plus isolée
des villes australiennes. Le conglomérat des Jack
Hills s’est déposé il y a trois milliards d’années,
aux confins d’une formation dont les roches ont
toutes plus de 2,6 milliards d’années. Afin de
recueillir moins d’un dé à coudre de zircon, nous
avons ramassé des centaines de kilogrammes de
pierres que nous avons transportées au laboratoire,
puis broyées avant de les trier !
Une fois extrait de sa roche-mère, un cristal
peut être daté grâce à l’uranium et au plomb qu’il
contient à l’état de traces. Pourquoi ? Lorsque le
cristal de zircon se forme au sein d’un magma
en cours de solidification, des atomes de zirconium, de silicium et d’oxygène se combinent en
proportions précises, de l’uranium s’insérant
parfois dans le réseau cristallin. Or l’uranium
est radioactif et se désintègre en plomb, à un
rythme connu. Pour cette raison, tout zircon ayant
incorporé des traces d’uranium lors de sa formation constitue un radiochronomètre. En effet, dès
que le zircon est cristallisé, les désintégrations
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
LE ZIRCON, UNE MINE D’INDICES
n unique zircon contient de nombreux indices sur l’état de la Terre au
moment de la formation du cristal (voir ci-dessous). Pour les découvrir, les géochimistes commencent par entourer le cristal qu’ils veulent
étudier d’une gangue de résine, puis arasent et polissent la face exposée
afin d’obtenir une surface parfaite. Un passage au microscope électronique
révèle ensuite les motifs de croissance du zircon et d’éventuelles impuretés enfermées au cours de la croissance cristalline. Par exemple, les
zircons formés au sein du granite (une roche continentale) renferment
souvent des inclusions de quartz.
L’échantillon ainsi préparé est ensuite placé dans le faisceau d’une microsonde ionique, qui expulse des ions de la surface. Ces derniers sont identifiés
grâce à un spectromètre de masse. Pour déterminer l’âge du cristal, les chercheurs dénombrent les atomes d’uranium et de plomb. En effet, le plomb ne
peut avoir été produit que par la désintégration radioactive de l’uranium
initialement piégé dans le cristal, de sorte que le rapport des concentrations
en plomb et en uranium indique le temps écoulé depuis la cristallisation.
Puis les géochimistes arasent encore le cristal avant de rediriger le faisceau de la microsonde au même endroit. Cette fois, ils mesurent le rapport
isotopique 18O/16O relatif à l’oxygène du silicate de zirconium composant le
cristal, car sa valeur dépend de la température lors de la cristallisation.
Enfin, une troisième microsonde met en évidence la nature des impuretés contenues dans la structure cristalline du zircon, impuretés qui
constituent moins de un pour cent de sa masse. Certains des éléments
qu’elles contiennent sont très concentrés dans les masses continentales, de sorte que leur présence indique l’existence de masses continentales lors de la formation du cristal.
U
Surface polie du cristal
Inclusions de quartz
Motifs de croissance
cristalline
Zones de mesure
du rapport uranium/plomb
Seconde
surface
polie
Zone de mesure
du rapport isotopique
de l’oxygène
Zone d’analyse
des éléments
à l’état de traces
Surface externe
abrasée
Forme initiale et rectiligne
du cristal
Simon Wilde ; Université de technologie de Curtin
cristaux de zircon très anciens. Cependant, de
nombreux travaux ont été nécessaires avant que
ces témoins du passé, dont le plus ancien date
de presque 4,4 milliards d’années, ne « parlent ».
LE ZIRCON LE PLUS ÂGÉ DE LA TERRE
date de 4,4 milliards d’années.
83
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Page 84
L’HISTOIRE QUE RACONTENT LES CRISTAUX DE ZIRCON
es zircons de la formation des Jack Hills ont modifié la vision que l’on avait
de l’enfance de la Terre. Ces cristaux, dont on a trouvé plusieurs centaines
d’exemplaires datant de plus de quatre milliards d’années, représentent le plus
vieux matériau terrestre. Ils contiennent des indices de l’existence d’océans à la
surface de la Terre, à une époque où l’on n’y imaginait que du magma en fusion.
Rapport des concentrations 207Pb/235U
1,20
Âge
(en milliards
d’années)
4,4
4,2
0,80
Âge du zircon
le plus ancien
0,40
0,00
10
Dans cette zone,
tous les âges sont compris
entre 4,2 et 4,4 milliards
d’années
20
30
40
50
60
Rapport des concentrations 206Pb/238U
70
L. Reading-Ikkanda ; Simon Wilde, Université de Curtin
L
80
UN ÂGE CANONIQUE. Le zircon le plus âgé s’est formé il y a 4,4 milliards d’années (en rouge).
Son âge est indiqué simultanément par deux rapports isotopiques différents : le rapport de
concentrations 207Pb/235U (axe vertical) et le rapport 206Pb/238U (axe horizontal). Ces deux radiochronomètres se sont déclenchés lors de la formation du cristal, et n’ont cessé depuis de
décompter le temps. Lorsque les cristaux sont bien conservés, on peut évaluer leur date de
naissance (en jaune). Il arrive que le cristal ait perdu à certains endroits (en rose) une partie
du plomb, artefact que les géochimistes savent toutefois compenser.
Valeur attendue
pour un matériau
provenant d’un milieu
froid et riche en eau
Nombre d’échantillons
20
Zircons typiques
du manteau
terrestre
15
Zircons
des Jack Hills
datant de plus
de quatre
milliards d’années
10
5
Lucy Reading-Ikkanda ; J. Valley/Université de Curtin
Valeur attendue
pour un matériau provenant
du manteau terrestre
(couche profonde chaude)
0
4,5
5,0
5,5
6,0
6,5
Indice lié au rapport isotopique 18O/16O
7,0
7,5
DES OCÉANS FROIDS. Un indice lié au rapport isotopique 18O/16O dans les zircons des Jack
Hills (en bleu) atteint des valeurs proches de 7,5 (celui de l’eau de mer vaut 0), ce qui
n’est possible que si les cristaux correspondants se sont formés dans un milieu relativement froid et riche en eau, donc proche de la surface. Cela exclut qu’une épaisse couche
de magma en fusion ait recouvert toute la Terre à l’époque de la formation de ces
zircons : sinon, le rapport isotopique serait plus proche de 5,3, la valeur observée dans
les cristaux formés à l’intérieur de roches chaudes au sein de la Terre (en rouge).
84
d’atomes d’uranium commencent à produire
du plomb, de sorte que le rapport des concentrations en plomb et en uranium croît avec l’âge
du cristal. Aujourd’hui, ce rapport est mesuré
avec une précision suffisante pour que l’âge du
cristal soit connu à un pour cent près, soit environ
40 millions d’années s’agissant de roches âgées
de quelque quatre milliards d’années.
Une horloge à l’uranium
et au plomb
Au début des années 1980, la datation de cristaux
est devenue possible avec la mise au point d’une
microsonde ionique par l’équipe de William
Compston, de l’Université de Canberra, en
Australie. Même si un cristal de zircon est le plus
souvent presque invisible à l’œil nu, la sonde le
balaye avec un faisceau si ténu que seule une partie
du cristal est touchée. Les ions ainsi éjectés sont
introduits dans un spectromètre de masse qui les
identifie ; on détermine ainsi la composition
chimique de la zone balayée. Par cette méthode,
l’équipe de W. Compston et Robert Pidgeon,
Simon Wilde et John Baxter, de l’Université de
Curtin, en Australie, ont pour la première fois
daté les zircons des Jack Hills en 1986.
En mai 1999, S. Wilde analysa à ma demande
56 cristaux non datés. Il en trouva cinq qui
avaient plus de quatre milliards d’années, et les
plus âgés avaient 4,4 milliards d’années ! Certains
échantillons de matériau lunaire ou martien sont
d’âge similaire, et les météorites sont plus âgées,
mais aucun matériau aussi ancien n’avait jamais
été trouvé sur Terre. Du reste, on ne s’attendait
pas à en trouver : même si des cristaux de
zircon ont été créés durant l’ère hadéenne, les
conditions qui régnaient alors auraient dû les
détruire. Nous n’étions pas encore au bout de
nos surprises.
Nous nous sommes intéressés aux zircons
d’Australie occidentale, car nous recherchions des
échantillons bien préservés de l’oxygène le plus
ancien de la Terre. Nous savions qu’un cristal de
zircon recèlerait des indices non seulement sur
l’époque de formation de sa roche-mère, mais
aussi sur cette formation. En particulier, nous
espérions estimer la température de formation des
magmas et des roches en mesurant les rapports isotopiques de l’oxygène.
Les géochimistes mesurent les rapports de
l’oxygène 18 (18O est un isotope dont le noyau
atomique est constitué de huit protons et de dix
neutrons ; il représente environ 0,2 pour cent
de l’oxygène sur Terre) à l’oxygène 16 (l’isotope commun 16 O, à huit protons et huit
neutrons, qui représente 99,8 pour cent de l’oxygène terrestre). Ces isotopes sont tous les deux
stables. Cependant, d’un cristal à l’autre, la
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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LE MANTEAU
proportion d’oxygène 18 par rapport à celle
d’oxygène 16 dépend de la température ambiante
au moment de la cristallisation.
Le rapport 18O/16O est connu pour le manteau
terrestre (la couche de 2 900 kilomètres située sous
la croûte terrestre). Par souci de simplicité, les
géochimistes comparent systématiquement les
rapports 18O/16O de divers matériaux à celui de
l’eau de mer et utilisent pour cela la notation ␦. Par
définition, le ␦18O de l’océan est égal à zéro, tandis
que le ␦18O du zircon du manteau terrestre est
de 5,3, ce qui signifie qu’il a un rapport 18O/16O
plus élevé que celui de l’eau de mer.
Jack Hills
Un cristal
bien sous tout rapport
AUSTRALIE
16
Nous pensions que le rapport O/ O du manteau
primitif serait aussi de l’ordre de 5,3. Pendant
l’été 1999, nous avons analysé des échantillons de
zircon des Jack Hills, dont les cinq plus âgés : les
␦18O des zircons primitifs allaient jusqu’à 7,4 !
Comment interpréter une valeur aussi élevée ?
Pour des roches plus jeunes, où les zircons à
␦18O élevés sont communs, la réponse serait aisée.
On explique leur formation par le scénario
suivant : à température peu élevée et à proximité de la surface de la Terre, une telle roche se
trouve au contact des eaux de pluie ou océaniques
et, en réagissant chimiquement avec l’eau, acquiert
un ␦18O élevé. Ensuite, par le jeu des plaques
tectoniques, elle est enfouie, fond et forme un
magma qui conservera un rapport isotopique
de l’oxygène élevé, et les zircons qui cristalliseront en son sein en hériteront. Pour former des
zircons et des magmas à ␦18O élevé, la présence
à la surface de la Terre d’eau liquide et de basses
températures est donc nécessaire.
Ainsi, la découverte des rapports isotopiques
de l’oxygène des zircons des Jack Hills invite à
conclure que de l’eau existait à la surface de la
Terre au moins 400 millions d’années plus tôt que
la date déduite de l’analyse des plus anciennes
pierres sédimentaires, celles d’Isua au Groenland.
De vastes océans auraient donc existé très tôt à la
surface de la Terre primitive, qui aurait davantage ressemblé à un sauna qu’aux enfers.
D’autres équipes ont conduit leurs propres
recherches dans les Jack Hills. Steven Mojzsis, de
l’Université du Colorado, et ses collègues de
l’Université de Californie, à Los Angeles, ont
obtenu les mêmes résultats.
Ces découvertes ont suscité un vif intérêt :
l’existence de zircon à ␦18O élevé suggérait un
monde originel bien plus proche du nôtre que
de l’enfer hadéen. Si, bien plus tôt que nous ne
l’imaginions, la Terre primitive avait des océans,
alors des continents primitifs et d’autres caractéristiques de la Terre d’aujourd’hui étaient peutDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Jack Hills
Perth
Sydney
© NASA
18
être présents. Les zircons pouvaient-ils nous le
dire ? Leur surface non, mais leur intérieur oui.
Même les plus petits cristaux contiennent des
impuretés insérées lors de la cristallisation. De telles
inclusions dans les zircons, ainsi que les motifs
dessinés par la croissance cristalline et les éléments
présents à l’état de traces, renseignent sur le lieu
où s’est formé le cristal. De fait, nous avons trouvé
dans les zircons âgés de 4,4 milliards d’années des
traces d’autres minéraux, notamment du quartz.
C’est surprenant, car le quartz est rare dans les
roches primitives : il était probablement absent de
la première croûte terrestre. Le quartz terrestre
provient surtout des roches granitiques, répandues dans la croûte continentale plus récente. Par
conséquent, une provenance granitique des zircons
des Jack Hills corroborerait l’idée qu’ils sont des
échantillons des premiers continents du monde.
Précisons que du quartz se forme parfois, mais
rarement, lors des dernières étapes de la cristallisation d’un magma, et ce même quand la rochemère n’est pas granitique. Ainsi, on a trouvé du
quartz sur la Lune, où aucune couverture granitique continentale n’existe puisqu’il n’y a pas de
continent ! Certains géologues se demandent aussi
si les premiers zircons terrestres n’ont pas été
produits dans un environnement plus proche de
celui de la Lune primitive que de la Terre d’aujourd’hui, et ce par des mécanismes inconnus, par
exemple sous l’effet d’une météorite géante ou
d’un volcanisme de grande profondeur. Mais aucun
indice allant dans ce sens n’a encore été trouvé.
Quoi qu’il en soit, les cristaux de zircon contenaient nombre d’éléments à l’état de traces qui
LA FORMATION DES JACK HILLS,
dans l’Ouest de l’Australie,
a livré des zircons vieux
de 4,4 milliards d’années.
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Page 86
Aaron Cavosie ; Université de Wisconsin-Madison
DES ZIRCONS DES JACK HILLS
ont des surfaces qui ont été
arrondies (à gauche) par
le vent ou le ruissellement.
Ils ont sans doute été
transportés sur de grandes
distances, voire à travers
des continents entiers.
Des zircons moins anciens
trouvés près de leur lieu
de formation ont encore
des arêtes cristallines
nettes (à droite).
plaident pour une formation précoce d’une croûte
continentale. Ils contiennent en outre des motifs
constitués par l’europium et le cérium, des
éléments qui se concentrent dans la croûte lors
de sa cristallisation. Indice supplémentaire : les
rapports isotopiques du néodyme et du hafnium
(deux éléments utilisés pour établir la chronologie de formation de la croûte continentale)
suggèrent que des portions notables de croûte
continentale se sont formées très tôt, il y a
4,4 milliards d’années.
Plusieurs indices convergents
articles
• A. J. CAVOSIE et al., ␦18O in
4400-3900 Ma detrital zircons :
a record of the alteration and
recycling of crust in the Early
Archean, in Earth and Planetary
Science Letters, vol. 235, n° 3,
pp. 663-681, 15 juillet 2005.
• J. W. VALLEY et al., A cool early
Earth, in Geology, vol. 30, n° 4,
pp. 351-354, avril 2002.
internet
• www.geology.wisc.edu/zircon/z
ircon_home.html
86
La répartition des anciens zircons fournit d’autres
éléments en faveur d’une Terre primitive froide.
Tout d’abord, dans les Jack Hills, la proportion
de zircons de plus de quatre milliards d’années
dépasse les dix pour cent dans certains échantillons.
En outre, les surfaces des cristaux sont très abrasées et leurs faces, initialement très anguleuses, sont
arrondies. On en déduit que les cristaux ont été
emportés par le vent à de grandes distances de
leur roche-mère, sans doute des centaines, voire
des milliers de kilomètres (voir la figure ci-dessus).
Dès lors, comment expliquer leur concentration,
sinon en supposant qu’ils existaient en très grand
nombre ? Les zircons accumulés dans les Jack Hills
proviendraient alors d’une zone très étendue, voire
de toute une masse continentale. Si c’est le cas, des
roches de cette époque primitive existent vraisemblablement encore aujourd’hui.
Les âges des zircons constituent une indication supplémentaire. Ces âges sont tous réunis à
l’intérieur de certaines périodes, les zircons
étant totalement absents pour d’autres. Aaron
Cavosie, à l’Université de Puerto Rico, a fait les
mêmes constatations à l’intérieur même de certains
zircons dont le cœur s’est formé très tôt, il y a
4,3 milliards d’années, tandis que leur enveloppe
s’est constituée plus tard, il y a entre 3,7 et
3,3 milliards d’années.
Le fait que les zircons soient plus jeunes au
cœur qu’au bord n’est guère étonnant : comme
tous les cristaux, les zircons croissent de façon
progressive à partir d’un grain initial vers l’extérieur. Toutefois, la grande différence d’âge entre
le cœur et le bord témoigne de deux périodes de
croissance différentes, séparées par un long intervalle de temps. Une telle configuration résulte
peut-être, comme c’est le cas pour des zircons
plus jeunes, de processus tectoniques qui font
fondre la croûte continentale et recyclent les
zircons en son sein.
Récemment, Bruce Watson, de l’Institut
polytechnique de Rensselaer (État de New York),
et Mark Harrison, de l’Université australienne
de Canberra, ont rapporté des niveaux de titane
inférieurs à ceux attendus dans ces zircons
anciens. La température du magma où se sont
formés les zircons devait donc se situer entre
650 et 800 degrés. Une température aussi
basse n’est possible que lorsque la roche-mère
des zircons était granitique : la plupart des roches
non granitiques fondent à une température plus
élevée, de sorte que leurs zircons devraient
contenir plus de titane.
Depuis que nous avons analysé les rapports
isotopiques de ces cinq zircons des Jack Hills, les
données allant dans le sens de nos conclusions se
sont multipliées. Des géologues de Perth, de
Canberra, de Pékin, de Los Angeles, d’Édimbourg,
de Stockholm et de Nancy ont examiné des dizaines
de milliers de zircons des Jack Hills avec des microsondes, à la recherche des rares zircons vieux de
plus de quatre milliards d’années.
Des centaines de nouveaux zircons d’âge
compris entre 4,4 et 4 milliards d’années ont été
collectés en différents lieux d’Australie. Nombre
de géochimistes fouillent activement d’autres
régions anciennes de la Terre, dans l’espoir de
trouver des zircons vieux de plus de 4,1 milliards
d’années hors de l’Australie. Toute cette activité
s’accompagne aussi d’avancées techniques.
Peut-être découvrira-t-on des morceaux de la
roche-mère des zircons, auquel cas de nombreuses
questions s’éclaireront. Mais même si nous n’avons
pas cette chance, les zircons ont encore beaucoup de secrets à nous révéler.
■
LA TERRE À CŒUR OUVERT © POUR LA SCIENCE
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LES VOLCANS
Les volcans, des
soupapes en surface
88
Grandeur et décadence
d’un volcan
par Georges BOUDON
94 EN IMAGES
Volcans et styles éruptifs
96
La viscosité des laves :
de l’atome au volcan
par Pascal RICHET
102 EN IMAGES
La métamorphose de l’Etna
104
Les ravages
des supervolcans
par Ilya BINDEMAN
112 EN IMAGES
114
L’éruption volcanique,
phénomène rare
par Agust GUDMUNDSSON
et Sonja PHILIPP
Shutterstock/Mosista Pambudi
La naissance d’un océan
La croûte terrestre est percée de nombreuses remontées de magma.
Elles sont surtout présentes au niveau des dorsales océaniques,
mais on en trouve aussi dans les zones de subduction, les rifts
et au milieu des plaques tectoniques. Les volcans résultants,
qui naissent, vivent et meurent, se distinguent par leurs styles
éruptifs, déterminés par la nature du magma.
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Grandeur et décadence
d’un volcan
Les volcans ne sont pas éternels : ils naissent, vivent et meurent.
Leur fin se traduit par la disparition partielle ou totale de l’édifice
volcanique, un événement aux conséquences parfois dramatiques.
Georges BOUDON
dirige le Laboratoire
de géologie des systèmes
volcaniques de l’Institut
de physique du globe de Paris.
L’ESSENTIEL
➥ Un volcan a une durée
de vie limitée,
qui varie de quelques
années à plusieurs
millions d’années.
➥ La disparition brutale
d’un volcan peut se faire
de deux façons :
par effondrement
de caldeira ou par
déstabilisation de flanc.
La destruction est
souvent partielle,
mais, dans certains cas,
elle est totale.
➥ Ce n’est pas pour
autant que toute activité
magmatique est
supprimée: ainsi,
la caldeira de Yellowstone,
aux États-Unis,
menace la région
d’une nouvelle éruption.
88
L
e parc national de Yellowstone, aux ÉtatsUnis (Wyoming), s’étend sur 8 983 kilomètres carrés. Dans les années 1960, on
s’aperçut qu’une vaste région, au centre du parc,
avait connu un passé mouvementé. En effet, on
se rendit compte qu’il s’agissait d’une caldeira,
c’est-à-dire une zone résultant de l’effondrement d’un volcan (voir la figure page 90). Cette
région, d’environ 3800 kilomètres carrés, plutôt
plane et bordée de montagnes peu élevées, avait
donc été un volcan. La dernière éruption aurait
eu lieu il y a 640 000 ans et aurait recouvert de
cendres la moitié des États-Unis actuels ! Les
besoins d’en savoir plus et de prévoir une
éventuelle prochaine éruption ont relancé les
études du site. Mais le fait est là : les volcans
peuvent disparaître...
Nous verrons comment les volcans alternent entre des périodes d’activité intense et
d’autres, parfois longues, de repos. Ce faisant,
ils se construisent lentement, par accumulation progressive des produits émis au cours
des éruptions successives. Toutefois, le résultat
de ce processus dont la durée se compte en
milliers ou en millions d’années peut être
anéanti en quelques minutes par des phénomènes extrêmement violents et destructeurs.
Ces événements ont parfois des effets catastrophiques de grande ampleur qui ont des
conséquences sur des régions entières et perturbent dans certains cas le climat. Parcourons
l’histoire d’un volcan, de la naissance à la mort.
Les volcans ne sont pas situés au hasard à
la surface de la Terre. Ils s’installent pour la
plupart sur des zones privilégiées que sont les
limites de plaques tectoniques. Les premières
sont les zones d’accrétion au niveau desquelles
les plaques tectoniques s’écartent les unes par
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LES VOLCANS
Les pouponnières à volcans
Les deuxièmes régions privilégiées sont les zones
de subduction où une plaque océanique s’enfonce
sous une autre plaque, océanique ou continentale. Enfin, certains volcans ne sont pas installés
à la limite des plaques tectoniques. Ces volcans
intraplaques, dits de points chauds, sont apparus
au milieu des plaques tectoniques, qu’elles soient
continentales ou océaniques. Ils résultent de la
mise en place sous la croûte d’un panache mantellique. Ce sont des zones de haute production
magmatique à l’origine notamment des traps (escalier en suédois), de vastes plateaux basaltiques
constitués de l’empilement de coulées. Le piton
de la Fournaise, sur l’île de la Réunion, est un
volcan lié à un point chaud dont les premières
manifestations, il y a 65 millions d’années, ont
donné naissance aux traps du Deccan, en Inde
(voir la figure page 91).
Quel que soit leur contexte géodynamique, les
volcans se construisent le plus souvent lentement,
par exemple des centaines de milliers d’années
pour un volcan composite ou
stratovolcan, tel le
Christian Guy/Hemis/Corbis
rapport aux autres. Ces zones de haute production magmatique représentent plus de 99 pour
cent des émissions de magma, mais la plupart sont
invisibles, car elles sont situées au fond des océans
au niveau des dorsales océaniques. Seuls quelques
segments émergés font exception, comme en
Islande ou dans le rift est-africain.
LA CHAÎNE DES PUYS,
en Auvergne, est
un chapelet de volcans
qui ont eu une courte
durée de vie.
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6 500 ans, ce qui en fait le plus jeune volcan de la
France métropolitaine. La plupart de ces volcans,
dits monogéniques, se sont éteints en même temps
que se terminait l’éruption qui les a créés, celle-ci
ayant duré de quelques mois à quelques années.
L’activité s’arrête et reprend un peu plus loin
quelques années, dizaines d’années ou siècles après.
Dans de rares cas, plusieurs phases éruptives peuvent
se produire sur le même édifice. Cette dispersion
des centres d’éruption s’explique par des systèmes
de failles qui permettent au magma de remonter
en différents endroits.
National Park Service
La durée de vie d’un volcan
LA RÉGION CENTRALE
du parc de Yellowstone,
aux États-Unis, a été créée
lors de l’effondrement
de la caldeira
d’un supervolcan.
Stromboli, en Italie, ou le mont Fuji, au Japon.
Ces volcans sont constitués de l’accumulation
de coulées de lave et de dépôts de roches solides
fragmentées éjectés lors d’éruptions successives.
Néanmoins, certains volcans ont une durée
de vie très courte, réduite au temps d’une éruption. C’est notamment le cas de la centaine de
volcans qui constitue la chaîne des Puys en Auvergne
(voir la figure page 88) dont les premières manifestations datent d’au moins 100 000 ans. La
dernière éruption, qui a conduit à la formation
du cratère occupé par le lac Pavin, date d’environ
BIOGRAPHIE D’UN VOLCAN
omment peut-on connaître l’histoire d’un volcan? Grâce à la collaboration
de géologues, de géochimistes, de pétrologues, de géochronologues… D’abord,
grâce à des études stratigraphiques sur le terrain, le géologue reconnaît les différentes couches de dépôts ou les coulées de lave et établit leur succession chronologique. Mais il se heurte rapidement aux effets du temps : sur les volcans
explosifs, les dépôts meubles, non consolidés, s’érodent facilement et peuvent
donc disparaître. En outre, ils sont parfois recouverts par les dépôts d’éruptions plus récentes et, sur beaucoup de volcans, masqués par la végétation. Sur
les volcans effusifs, le recouvrement de coulées anciennes par des coulées plus
récentes limite également les observations.
Sur les volcans situés près de la mer, sur les îles océaniques, une part notable
des produits émis est transportée en mer et donc difficile à observer. Toutefois,
certains de ces éléments se déposent directement dans l’eau et sont piégés dans
les sédiments. Ainsi, en prélevant des sédiments dans des zones calmes et non
perturbées, on obtient souvent un meilleur enregistrement de l’histoire éruptive des volcans surtout pour les périodes anciennes.
Enfin, lorsque la chronologie relative est établie, on détermine une chronologie absolue en datant quelques dépôts avec des méthodes fondées sur la
décroissance radioactive de différents isotopes. La végétation piégée dans le
dépôt est datée par la méthode du carbone 14. Toutefois, cette méthode étant
limitée aux quelque 50 000 dernières années, on peut aussi dater les laves
avec d’autres isotopes (couple potassium-argon, uranium-thorium...).
C
90
À l’inverse, d’autres volcans ont une longue durée
de vie et donc d’édification qui peut atteindre
plusieurs millions d’années. Par exemple, le volcan
du Cantal, le plus grand d’Europe, désormais
éteint (depuis deux millions d’années), a été en
activité pendant plus de huit millions d’années
pendant lesquelles de grandes périodes de
construction ont alterné avec des périodes de
repos et de destruction massive. Aujourd’hui, on
se rend difficilement compte de ce que représente ce gigantesque édifice volcanique, car il a
subi de grandes phases de destruction parachevées par une érosion intense et une série de glaciations qui ont creusé des vallées profondes et larges.
Tous les cas intermédiaires existent entre un
volcan de la chaîne des Puys et le volcan du Cantal.
La formation d’un grand volcan est conditionnée par la présence en profondeur d’une
alimentation magmatique pérenne et importante,
ainsi que de zones durables de stockage (des
chambres magmatiques) à différentes profondeurs.
Celles qui sont proches de la surface se vident
régulièrement lors des éruptions, mais elles sont
réalimentées par des chambres plus profondes,
elles-mêmes remplies de façon continue au niveau
de la zone de production des magmas.
De nombreux volcans, actifs actuellement,
ont également connu de longues périodes de
construction. C’est le cas notamment des volcans
de l’île de la Réunion, le piton des Neiges et le
piton de la Fournaise. Le premier, éteint aujourd’hui, culmine à 3 070 mètres d’altitude, mais
sa base est située à plus de 4 000 mètres de profondeur sur le plancher océanique, ce qui en fait un
édifice de 7 000 mètres de hauteur, l’un des plus
grands sur Terre. En combien de temps un tel
volcan a-t-il été édifié ? Les dernières éruptions
datent de 12 000 ans et les âges absolus les plus
anciens dont on dispose (pour la partie émergée)
remontent à deux millions d’années. Ainsi, au
moins cinq millions d’années ont été nécessaires.
Le piton de la Fournaise est un volcan plus
récent adossé sur le flanc Est du piton des Neiges
(voir la figure page ci-contre). C’est l’un des volcans
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LES VOLCANS
b
a
Bertrand Rieger/Hemis/Corbis
LE POINT CHAUD qui alimente
actuellement le piton de
la Fournaise, à la Réunion (a),
a donné naissance aux traps
du Deccan (b, en rose),
formés d’un empilement de
coulées de lave basaltique
qui peut atteindre
3 000 mètres d’épaisseur.
les plus actifs de la planète, avec en moyenne
deux à trois éruptions par an au cours de la
dernière décennie, dont la dernière date de
janvier 2010. Le début de son édification daterait d’environ 550 000 ans.
Les volcans des îles Hawaï, dits de point chaud,
sont de gigantesques édifices dont certains sont
encore plus volumineux que le piton des Neiges !
Ils construisent des îles, puis meurent à mesure
que la plaque Pacifique qui les porte se déplace,
tandis que le point chaud est fixe ou, du moins,
progresse plus lentement. L’archipel d’Hawaï est
un chapelet d’îles d’autant plus vieilles qu’elles sont
éloignées du point chaud. Les plus anciennes ont
déjà disparu dans la zone de subduction de la plaque
Pacifique sous la plaque nord-américaine située à
plusieurs milliers de kilomètres du point chaud.
Ce long et lent travail de construction peut
être anéanti en quelques heures ou quelques jours
lors d’épisodes violents. On en distingue deux
types, les effondrements de caldeira et les déstabilisations de flanc.
Les effondrements de caldeira – le terme vient
du portugais caldeira qui désigne une forme en
chaudron – résultent d’une vidange rapide d’un
réservoir magmatique suite à une éruption de
grande ampleur. Ces éruptions peuvent être
effusives, mais sont le plus souvent explosives,
de type plinien (voir Volcans et styles éruptifs, par
G. Boudon, page 94). Elles forment une colonne
éruptive convective atteignant parfois plusieurs
dizaines de kilomètres d’altitude. Pour créer et
maintenir une telle colonne convective, une quantité importante de magma doit être émise dans
un laps de temps très court. Ces éruptions se traduisent par la vidange rapide d’une partie ou de la
totalité d’une chambre magmatique. En conséDOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
quence, lorsque la pression diminue, la chambre
qui a été vidée ne peut plus soutenir la charge
des roches qui constituent son toit. Ce dernier
s’effondre alors progressivement et entraîne l’affaissement d’une partie du volcan centrée sur la
zone d’émission. La taille de la partie effondrée
reflète la taille de la chambre magmatique et du
volume de magma éjecté.
Le réveil de Yellowstone
Si la plupart des caldeiras sont modestes, de l’ordre
de quelques kilomètres de diamètre, d’autres sont
gigantesques avec un diamètre de plusieurs dizaines
de kilomètres. Les exemples les plus célèbres sont
la caldeira de Yellowstone, aux États-Unis, et celle
de Toba sur l’île de Sumatra, en Indonésie.
Cette dernière est aujourd’hui occupée par un lac
d’eau douce (voir la figure page 92).
La caldeira de Yellowstone, de 85 kilomètres
de longueur et 45 de largeur, s’est formée au cours
de plusieurs éruptions, chacune d’elles ayant
entraîné la vidange de plusieurs centaines à plusieurs
milliers de kilomètres cubes de magma.
Récemment Yellowstone a attiré l’attention, car
la région est un « supervolcan » qui pourrait se
réveiller dans les siècles ou millénaires à venir (voir
Les ravages des supervolcans, par I. Bindeman,
page 104). En effet, des volcanologues américains
ont montré que les grandes éruptions de
Yellowstone se produisaient en moyenne tous les
600 000 ans. Or la dernière grande éruption a eu
lieu, nous l’avons vu, il y a 640 000 ans... Cet
épisode a émis environ 1 000 kilomètres cubes
de débris. De plus, ces dernières années, on a enregistré de petites manifestations qui pourraient être
interprétées comme des signes précurseurs d’un
nouvel événement, catastrophique ou non.
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un tel phénomène. Ce n’est qu’en 1980, lors de
l’éruption du mont Saint Helens, dans l’État de
Washington, aux États-Unis, que le phénomène a
été mis en évidence. Une injection magmatique
décentrée dans le flanc Nord du volcan – on parle
de cryptodôme – a déformé l’édifice et l’a rendu
instable. Le glissement du flanc Nord s’est produit
après un séisme de magnitude 5 : il a entraîné une
avalanche de débris de 2,8 kilomètres cubes qui
s’est écoulée sur plus de 23 kilomètres. Cette déstabilisation a laissé une cicatrice en forme de fer à
cheval de 3 kilomètres de longueur et 1,5 kilomètre
de largeur (voir la figure page ci-contre).
Shutterstock/Hendrik H
Naissance d’un fer à cheval
LE LAC TOBA, sur l’île
de Sumatra, en Indonésie,
a rempli une caldeira
d’un volcan qui s’est effondré.
92
L’éruption qui a créé une partie de la caldeira
de Toba – de 100 kilomètres de longueur et
30 de largeur –, en Indonésie, est plus récente,
puisqu’elle s’est produite il y a 73 000 ans. Elle a
émis un volume de 2 800 kilomètres cubes de
ponces et de cendres dont on retrouve des traces
à plusieurs milliers de kilomètres du volcan.
Des éruptions mettant en jeu des volumes de
centaines ou de milliers de kilomètres cubes de débris
projettent dans la haute atmosphère des volumes
considérables de cendres et d’aérosols qui sont
entraînés par la circulation atmosphérique. Ils se
dispersent autour de la terre et peuvent rester
longtemps en suspension, modifiant notablement
le climat. Par exemple, en 1783, l’éruption du Laki,
en Islande, a modifié le climat de l’Europe occidentale pendant les années qui ont suivi, entraînant
de mauvaises récoltes et des famines. Et l’éruption
du Laki n’a émis qu’un volume de magma de 12 kilomètres cubes étalé sur plusieurs mois… On imagine
ce qu’une éruption mettant en jeu 10 ou 100 fois
plus de magma et dans un laps de temps plus
court aurait comme effet.
L’éruption de Toba, il y a 73000 ans, en diminuant la température globale de plusieurs degrés,
aurait entraîné une glaciation et l’extinction locale
de plusieurs espèces animales et végétales. L’hypothèse
selon laquelle la disparition des dinosaures serait
en partie liée à la mise en place des traps du
Deccan et à l’émission de grandes quantités de
cendres et d’aérosols sur une longue période illustrent les effets irréversibles que peuvent avoir les
phénomènes volcaniques.
Les déstabilisations de flanc, l’autre scénario
d’effondrement d’un volcan, ont été longtemps
ignorées, les volcanologues n’ayant jamais observé
Au cours du glissement, la dépressurisation des
gaz magmatiques piégés dans le cryptodôme ainsi
que de la vapeur d’eau du système hydrothermal
très développé sur ce volcan entraîna une très
violente explosion dirigée latéralement vers le
Nord par les parois de la structure en fer à
cheval en cours de formation. Cette explosion
détruisit totalement une superficie de 550 kilomètres carrés. On comprenait enfin qu’un flanc
de volcan pouvait se déstabiliser et entraîner de
grands dégâts. Du même coup, on expliquait les
structures en amphithéâtre, communes à plusieurs
volcans. À partir de cette éruption bien suivie par
les volcanologues, on découvrit rapidement de
nombreux exemples de déstabilisation de flanc
dans des éruptions historiques qui n’avaient pas
été directement observées ou mal interprétées,
puis dans des éruptions préhistoriques.
Enfin, on se rendit compte que la plupart des
volcans avaient connu de tels phénomènes de déstabilisation de flanc. Ainsi, certains volcans en subissent fréquemment et de faible ampleur : par
exemple, le volcan de la Soufrière, en Guadeloupe,
a connu au moins huit déstabilisations de flanc
dans les derniers 10 000 ans. Les avalanches de
débris qui en résultent et parfois les explosions dirigées qui y sont associées affectent toujours le
flanc Sud du volcan où sont aujourd’hui installées les villes de Saint-Claude et de Basse-Terre.
D’autres volcans sont le siège de ces phénomènes
de façon moins fréquente, mais plus drastique. Ainsi,
certaines déstabilisations mettent en jeu plusieurs
dizaines de kilomètres cubes de débris, comme celles
qu’a connues la montagne Pelée, en Martinique,
et jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres cubes,
notamment sur les volcans des Canaries et d’Hawaï.
Ce sont ainsi des parties entières ou la quasi-totalité d’un édifice volcanique qui peuvent disparaître rapidement, en quelques minutes ou jours.
La déstabilisation de flanc la plus volumineuse a
été identifiée sur le volcan Koolau, sur l’île d’Oahu,
à Hawaï : il y a environ deux millions d’années,
3 000 à 4 000 kilomètres cubes de débris se sont
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LES VOLCANS
effondrés dans l’océan Pacifique, recouvrant
23000 kilomètres carrés. Les effets d’événements
aussi brutaux se font sentir aussi bien sur le fonctionnement du volcan que sur l’environnement et
les êtres vivants.
La disparition d’une partie de l’édifice diminue
notablement la charge qui pèse sur la chambre
magmatique. Des modèles théoriques ont montré
que ce phénomène a deux conséquences principales. D’abord, des magmas plus denses atteignent
la surface et entraînent de nouvelles éruptions.
Ainsi, l’effet de filtre qu’exerçait le volcan avant
la déstabilisation est atténué. La quantité de
magmas qui remontent augmente, accentuant la
production magmatique et l’activité volcanique.
L’autre effet important des grandes structures
créées par les déstabilisations est l’orientation des
écoulements suivants. Le nouvel édifice qui se reconstruit se situe à l’intérieur de la structure et augmente
la dissymétrie de l’édifice. Le nouveau volcan,
construit sur la discontinuité que représente le plancher de la structure en fer à cheval, est ainsi plus
fragile et donc plus enclin à une nouvelle déstabilisation. C’est le cas du volcan Stromboli dans les
îles Éoliennes dont les glissements se succèdent et
affectent toujours le même flanc. Le dernier glissement sur ce volcan s’est produit en 2002.
Sur l’environnement et les êtres vivants, les déstabilisations de grande ampleur ont parfois des
effets catastrophiques. L’avalanche de débris ellemême ensevelit sous plusieurs mètres de dépôts des
secteurs entiers. Quand, associée à la déstabilisation de flanc, une explosion dirigée latéralement
se produit, comme au mont Saint Helens en
1980 ou à la Soufrière en Guadeloupe, il y a environ
3 000 ans, la superficie des surfaces dévastées
augmente d’au moins un ordre de grandeur.
Enfin quand le volcan est situé près de la mer, la
déstabilisation brutale d’un flanc et l’entrée en mer
d’une masse importante de matériaux en un laps
de temps très court peuvent entraîner un tsunami.
Par exemple, en 1883, le tsunami créé par l’effondrement d’une caldeira, lors de l’éruption du
Krakatau en Indonésie, a fait 30000 victimes. Autre
cas, l’effondrement de la caldeira du Santorin, en
mer Égée, suite à une grande éruption en 1650 avant
notre ère, conduisit à un violent tsunami qui ravagea
les côtes de la Méditerranée orientale et condamna
la civilisation minoenne, alors maître de la région.
Des simulations de tsunamis ont été effectuées.
Par exemple, une déstabilisation de 500 kilomètres
cubes du volcan Cumbre Vieja, sur l’île de la Palma,
aux Canaries, créerait des vagues qui traverseraient
l’océan Atlantique et atteindraient les côtes américaines avec des hauteurs de 10 à 25 mètres.
Toutefois, de telles simulations sont exagérées, car
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Tom Treick/epa/Corbis
Les effets des déstabilisations
elles supposent l’entrée en mer instantanée de la
totalité des matériaux. Or une avalanche de débris
est un écoulement progressif : ce n’est donc qu’une
partie du matériau déstabilisé qui crée la vague.
De plus, les glissements peuvent se faire en plusieurs
écoulements successifs, ce qui diminue la quantité de matériaux qui entre en mer à un moment
donné. Ces scénarios même s’ils sont probables à
l’échelle géologique n’auront pas des effets aussi
catastrophiques qu’annoncé.
Les volcans sont parmi les manifestations les
plus spectaculaires de notre planète. Ils vivent,
meurent, semblent parfois éteints, peuvent se réactiver… Les connaissances en volcanologie ont
beaucoup progressé ces dernières décennies
grâce à l’observation et au suivi de plusieurs grandes
crises volcaniques. On connaît maintenant mieux
leur fonctionnement et leur potentiel éruptif. On
a également recensé la plupart des volcans actifs,
bien que certains échappent encore à l’inventaire.
Deux exemples récents le montrent : aux
Philippines, le Pinatubo que l’on croyait éteint a
produit en 1991 l’une des plus violentes éruptions
des dernières décennies. C’est aussi le cas du volcan
Chaitén, au Chili, qui entra en éruption en 2009.
Dans la période historique, nous n’avons pas
d’exemples d’éruptions gigantesques. C’est l’éruption du Tambora en 1815 qui mit en jeu le plus gros
volume de magma. Bien que cette éruption fût catastrophique (elle fit 93000 victimes, principalement
dues à la famine qui suivit), elle n’a rien de comparable avec celles des supervolcans de Yellowstone ou
de Toba. On imagine difficilement les effets
qu’une telle éruption aurait, mais on sait qu’elle aura
lieu dans un laps de temps court… à l’échelle des
temps géologiques.
■
LE MONT SAINT HELENS,
aux États-Unis, est entré
en éruption en 1980.
L’événement a entraîné
une déstabilisation du flanc
Nord, laissant place à
une structure en forme
de fer à cheval
de 3 kilomètres de longueur
et de 1,5 kilomètre de largeur.
livres
• P. BOIVIN et al., Volcanologie de
la chaîne des Puys, Eds Parc des
volcans, 5e édition, 2009.
articles
• F. CHIOCCI et al., The Stromboli
2002 tsunamigenic submarine
slide: characters and failure
mechanisms, in J. Geophys. Res.,
à paraître, 2010.
• M. WILLIAMS et al.,
Environmental impact of the
73 kA Toba super-eruption in
South Asia, in Paleogeography,
paleoclimatology & paleoecology,
vol. 284, pp. 295-314, 2009.
• G. BOUDON et al., Volcano flank
instability in the Lesser Antilles
Arc: diversity of scale, processes,
and temporal recurrence, in
J. Geophys. Res., vol. 112,
B08205, 2007.
93
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15:12
Page 94
Volcans et styles éruptifs
par Georges BOUDON
P
endant longtemps, les volcans ont été
classés en quatre types principaux
(hawaiien, strombolien, vulcanien et
péléen) selon les éruptions observées.
Aujourd’hui, on classe les volcans selon leur
style éruptif. On regroupe les volcans en deux
grandes catégories, ceux à dominante effusive
et ceux à dominante explosive. Cette répartition reflète les différentes compositions des
magmas émis. Notons qu’un volcan peut
connaître au cours de sa vie, voire au cours
d’une même éruption, des styles éruptifs distincts. Voyons comment évolue un magma au
cours de sa remontée.
À quelques kilomètres de profondeur, au
niveau d’une chambre magmatique, le magma
contient une certaine quantité d’éléments
volatils dissous, principalement de l’eau, mais
aussi du dioxyde de carbone et du dioxyde de
soufre, ainsi que des éléments halogènes
(fluor, chlore, brome, iode). Quand une partie
des éléments volatils dissous atteint son seuil
de solubilité, ils s'exsolvent, formant ainsi des
bulles. Celles-ci, en allégeant le magma, favorisent sa montée vers la surface. La diminution
de pression au cours de la remontée du magma
entraîne une augmentation progressive du
volume de gaz (les bulles sont de plus en plus
nombreuses et grosses) et de la vitesse d’ascension du magma.
Styles strombolien et hawaiien
© Robert Madden, National Geographic Society 2004
© Bookwight
Un magma pauvre en silice et de faible viscosité est dit peu différencié : c'est
un magma basique qui est fluide, tel par exemple le basalte. Les bulles de gaz
formées se déplacent facilement dans le liquide magmatique et peuvent avoir
une vitesse supérieure à ce dernier. Le dégazage se fait aisément et les bulles
de gaz formées, de plus en plus grosses suite à la décompression et par
coalescence, éclatent en surface de façon intermittente. Dans ce cas, les explosions sont nombreuses, mais de faible intensité, et on parle de style éruptif
Piton de la Fournaise
Kilauea
« strombolien ». Quand la quantité de gaz est très importante, un dégazage
continu conduit à la formation de fontaines de lave : c’est le style éruptif
«hawaiien». Dans ces deux cas, le magma qui arrive à la surface est très dégazé
et s'épanche donnant ainsi des coulées de lave. Ces styles éruptifs caractérisent principalement les volcans impliquant des magmas basiques, comme les
volcans de point chaud, tels ceux d'Hawaii (à gauche) et celui de la Réunion
(ci-dessus).
Un magma différencié s’est enrichi en silice et est devenu plus visqueux qu'un basalte. Il
contient aussi une plus grande quantité d'éléments volatils dissous dans le liquide (ils
n’entrent pratiquement pas dans la composition des phases minérales qui cristallisent
dans le réservoir). Par exemple, certains magmas recèlent jusqu’à cinq à six pour cent
d’eau dissoute, voire parfois plus. L’exsolution des éléments volatils et la formation des
bulles s’effectuent de la même façon que pour les basaltes, mais du fait de la plus grande
viscosité du magma, les bulles de gaz y restent piégées: leur vitesse d'ascension est alors
identique à celle du liquide magmatique. Près de la surface, la quantité de bulles fait du
magma une sorte de mousse instable qui se fragmente. Ce phénomène se produit à quelques
centaines de mètres sous la surface, entraînant la projection verticale d’un mélange de
gaz et de liquide magmatique visqueux en une colonne éruptive. Quand la quantité de
magma mise en jeu est faible (quelques millions de mètres cubes), la colonne éruptive
n'est pas soutenue et ne s'élève pas à une très grande altitude (quelques milliers de
Mont Saint Helens
mètres): c'est le style éruptif «vulcanien». En revanche, lorsque des volumes importants
de magma sont disponibles (plusieurs kilomètres cubes à plusieurs milliers de kilomètres
cubes), la colonne éruptive est alimentée en continu pendant plusieurs heures à plusieurs dizaines d'heures et devient une colonne ascendante convective qui
peut atteindre plusieurs dizaines de kilomètres d'altitude, maintenant en suspension une quantité importante de ponces et surtout de cendres. Ce sont les
éruptions de style «plinien» dont les plus volumineuses se produisent sur les supervolcans.
94
© Gary Braasch/CORBIS
Styles volcanien et plinien
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EN IMAGES
Édification de dôme et style péléen
Lorsqu’au cours de la montée d'un magma différencié, une partie des gaz peut s'échapper du liquide magmatique, par exemple au travers de parois de conduits
d’alimentation perméables, un magma dégazé qui a donc perdu une grande partie de sa potentialité explosive arrive en surface. En effet, après la perte de gaz,
les bulles formées s'affaissent et le magma devient plus dense. De plus, le dégazage favorise la microcristallisation du liquide magmatique qui, dès lors, devient
encore plus visqueux: sa vitesse d'ascension diminue alors. Lorsqu'il arrive à la surface, le magma dégazé édifie un dôme de lave dont la morphologie dépend
directement de la viscosité du magma. Toutefois certains dômes de lave, partiellement dégazés, restent dangereux, car de violentes explosions superficielles
et latéralement dirigées peuvent se produire au niveau du dôme en cours de croissance.
On parle alors de style éruptif « péléen ». Ce fut le cas de la montagne Pelée, lors des
premières phases de l'éruption de 1902.
© G. Boudon
© A. Lacroix
La ville de Saint-Pierre détruite
Montagne Pelée
Éruption de 1902
© NASA
© G. Boudon
11 octobre 2009
© Barry Voight, Penn State
Succession de styles
Soufrière-Hills, Montserrat, le 28 novembre 2009
Les styles éruptifs plinien, vulcanien, à mise en place de dômes de lave, péléen peuvent se produire
sur la plupart des volcans dont les magmas émis sont différenciés. Des éruptions pliniennes ont
également été recensées sur des volcans dont les magmas émis sont pourtant basaltiques.
D’autres styles éruptifs existent encore, par exemple ceux qui résultent des interactions des
magmas ascendants et de l’eau superficielle : ils sont très explosifs. Enfin au cours d’une même
éruption, plusieurs styles éruptifs peuvent se succéder. Ainsi, l’éruption en cours de la SoufrièreHills de Montserrat, dans les petites Antilles, a connu depuis 1995, pratiquement tous les styles
éruptifs possibles pour des magmas différenciés. La dernière éruption, le 11 février 2010, a émis
des cendres jusqu’en Guadeloupe, 100 kilomètres au Sud-Est.
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Fondamental
Sous-thème
Pascal RICHET
La viscosité des laves:
de l’atome au volcan
La fluidité des magmas influe sur le type d’éruptions volcaniques
et sur les ravages qu’elles causent. C’est donc un paramètre
essentiel sur lequel se penchent les géophysiciens
afin d’en élucider les ressorts.
Pascal RICHET
travaille à l’Institut de
physique du globe de Paris.
L’ESSENTIEL
➥ Une lave fluide
s’écoule le long des flancs
du volcan. En revanche,
une lave plus visqueuse
conduit à des nuées
ardentes et à des jets
de pierres ponces.
➥ La viscosité des laves,
quand elles sont
homogènes, dépend
de plusieurs paramètres,
notamment
de la proportion
en silicates et
de la température.
➥ La présence de bulles
de gaz ou de cristaux
influe également sur
la fluidité des magmas.
96
L
e lundi 4 janvier 2010, les flancs du
piton de la Fournaise, sur l’île de la
Réunion, furent autorisés aux visiteurs,
deux jours après le début d’une éruption qui
dura jusqu’au 12 janvier. La réouverture du
site fut un succès et le volcan fut pris d’assaut
par des curieux. Ils voulaient assister à l’une
des manifestations du volcanisme les plus
paisibles : des flots de laves jaillissant en fontaine
ou s’écoulant d’un petit cône de scories (voir
la figure page ci-contre). Ce spectacle est une
attraction prisée, surtout la nuit.
Cependant, dans d’autres cas, le volcanisme
est moins tranquille et il fait parfois l’objet de craintes
révérencielles, voire de terreur. Les exemples, anciens
ou récents, sont de sinistre mémoire, que ce soit
les ponces (des pierres poreuses) du Vésuve ensevelissant Pompéi et Herculanum en l’an 79, ou les
nuées ardentes de la montagne Pelée (voir la figure
page ci-contre) ruinant instantanément la ville de
Saint-Pierre en 1902. Avec les progrès de la volcanologie, des traces de phénomènes incomparablement plus violents ont été détectées en divers endroits
du monde, par exemple dans le Nevada, aux
États-Unis (voir Les ravages des supervolcans, par
I. Bindeman, page 104), révélant des explosions qui
mirent parfois en jeu 1000 kilomètres cubes de lave!
Comment expliquer la diversité des modes
d’éruption ? L’un des éléments pour comprendre
est la propension, plus ou moins forte, des laves à
s’écouler. En effet, de ce paramètre – la viscosité
(voir l’encadré page 98) – dépend la libération par
les laves des gaz qui y étaient dissous en profondeur. Quand la pression de confinement diminue
lors de l’ascension du magma, ces gaz tendent à
s’en échapper pour former des bulles. On distingue
deux cas limites selon la viscosité du magma. Quand
celle-ci est faible, les bulles de gaz s’échappent rapidement et entraînent le magma jusqu’au point
de sortie, à la manière de bulles de dioxyde de
carbone expulsant le champagne d’une bouteille :
la lave s’écoule ensuite sur les flancs du volcan en
parcourant des distances qui, toutes choses égales
par ailleurs, sont d’autant plus longues que la viscosité est faible. C’est notamment le cas du piton
de la Fournaise.
À l’inverse, les laves très visqueuses s’opposent à l’expansion des bulles qui se forment en
leur sein avant de céder sous leur poussée. Dans
un flux gazeux parfois violent, les fragments de
lave ainsi créés sont alors accélérés soit dans le
conduit volcanique sous forme de ponces (le
Vésuve au début de notre ère), soit à l’air libre
sous forme de nuées ardentes (la montagne
Pelée au début du XXe siècle).
Types d’écoulements
et morphologie des volcans
Ces modes d’écoulement de laves se reflètent
parfois dans la morphologie des volcans. Pour
ne citer que les deux principales familles de
laves, des magmas basaltiques, très fluides, conduisent à la formation d’un édifice, nommé bouclier,
aux pentes douces, telle l’île Amsterdam, une
des Terres australes et antarctiques françaises, dans
le sud de l’océan Indien (voir la figure page 99,
en haut). En revanche, les magmas andésitiques,
beaucoup plus visqueux, créent des édifices aux
pentes abruptes et marqués par la présence de
dômes construits par intumescence d’une lave très
pâteuse à son point de sortie. La Soufrière, à la
Guadeloupe, est un volcan de ce type.
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DE LA VISCOSITÉ DES LAVES dépend la nature des éruptions. L’écoulement de laves basaltiques, très
fluides, ici au piton de la Fournaise, sur l’île de la Réunion, est un spectacle que l’on peut apprécier sans
risque (ci-dessus). En revanche, quand le magma est plus visqueux – c’est le cas des laves andésitiques –
l’éruption se traduit par une nuée ardente dévastatrice, formée de gaz très chauds et de fragments
de lave. En 1930, un tel aérosol s’est élevé de la montagne Pelée (à la Martinique) à plus d’un kilomètre
d’altitude et a dévalé les pentes à des vitesses de plusieurs centaines de kilomètres par heure (ci-contre).
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F. Perret
N. Villeneuve
LES VOLCANS
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11
Éruption
LA VISCOSITÉ DES LAVES
dépend de leur composition
et de leur température.
Le basalte, l’andésite et
la rhyolite se distinguent
par leur teneur en silice,
respectivement égale à 50,
58 et plus de 70 pour cent,
ces valeurs variant
de 10 pour cent environ
dans chaque type.
Les flèches indiquent
l’état des magmas
lors d’une éruption.
15:23
Logarithme de la viscosité (en pascals seconde)
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9
7
Rhyolite
5
Andésite
3
Basalte
Éruption
1
800
1 000
1 200
Température (en degrés)
1 400
LA VISCOSITÉ
a résistance à l’écoulement d’un fluide résulte de sa cohésion : comme
le notait Isaac Newton, elle « doit être, toutes choses égales par
ailleurs, proportionnelle à la vitesse avec laquelle les parties de ce fluide
peuvent être séparées les unes des autres ».
L
y
Vitesse V
d
Contrainte de cisaillement ␴yx
v = y V/d
Surface fixe
Pour un fluide d’épaisseur d et reposant sur un support fixe et soumis à sa
surface supérieure à une contrainte de cisaillement ␴yx, la viscosité est définie
par ␩ = ␴yx/(␦e/␦t), où e est la déformation ⌬l/l subie par le liquide de
longueur l. Cette viscosité est newtonienne quand elle ne dépend ni de la
contrainte ␴yx ni de la vitesse de déformation ␦e/␦t de l’échantillon : elle n’est
alors fonction que de la température. C’est le cas des silicates fondus homogènes. En revanche, les magmas charriant des bulles ou des cristaux en proportion importante sont non newtoniens: la viscosité dépend de la contrainte exercée.
Le sang, la peinture acrylique et même le ketchup sont des fluides non newtoniens ! Pour connaître leur rhéologie, on doit alors déterminer comment leur
viscosité dépend de la contrainte exercée.
Ayant la dimension du produit d’une pression par un temps, une viscosité
s’exprime en pascals par seconde. Ainsi, l’eau à température ambiante a une
viscosité de 10—3 pascal seconde, la glycérine de 102 pascals par seconde et un
miel épais de 105 pascals par seconde. Notons qu’en physique, on distingue
deux types de viscosités : la viscosité cinématique (␷, en mètres carrés par
seconde) et la viscosité dynamique (␩, en pascals par seconde). On passe de l’une
à l’autre par la formule ␷ = ␩/␳, où ␳ est la masse volumique.
98
L’écoulement des magmas est ainsi un
problème important en sciences de la Terre, et
il l’est d’autant plus qu’il concerne aussi le long
chemin parcouru par les roches du manteau
depuis leur formation à grande profondeur par
fusion partielle. Notons que cette science de
l’écoulement – la rhéologie – a un nom particulièrement approprié pour la volcanologie,
car ce fut le mot rhuax (liquide en grec ancien)
que Platon employa pour désigner les laves
dans son Phédon, un des plus anciens ouvrages
où celles-ci sont mentionnées.
Viscosité
et mécanismes d’écoulement
Toutefois, pour les magmas, la détermination
de lois rhéologiques est compliquée par le fait
que les facteurs à prendre en compte sont non
seulement la température et la composition
chimique, mais aussi la pression et la présence
de bulles et de cristaux. Avant de décrire l’effet
de ces derniers paramètres, intéressons-nous
aux liquides homogènes. En effet, nous verrons
que l’élucidation des mécanismes d’écoulement
à l’échelle atomique éclaire, d’un point de vue
fondamental, comment la structure d’un magma
gouverne à la fois les modes d’éruption et la
morphologie d’un volcan.
En première approximation, l’effet de la pression sur la viscosité peut être négligé, car il est
très inférieur à ceux de la température et de la
composition. Avec la température, les viscosités
varient de plus de dix ordres de grandeur de
sorte qu’elles doivent être représentées sous une
forme logarithmique (voir la figure ci-contre,
en haut). Quant à la composition, le facteur
dominant est la proportion en silice (SiO2),
présente sous la forme ionique, l’ion silicate
SiO44–, qui varie de 50 pour cent environ dans
les laves basaltiques à 58 pour cent dans les andésites et est supérieure à 70 pour cent dans les
laves les plus visqueuses, les rhyolites.
À une température donnée, les viscosités de
ces laves varient de quatre à cinq ordres de
grandeur, mais ces différences sont notablement
amplifiées, car les températures du magma éjecté
lors d’une éruption varient : 1 150 degrés pour
les basaltes et 900 degrés pour les andésites et les
rhyolites. Précisons que ces dernières températures, plus basses, résultent d’une remontée plus
lente des laves en raison de viscosités supérieures.
On comprend dès lors que les magmas andésitiques, un million de fois plus visqueux que les
basaltiques, conduisent lors d’éruptions à des
nuées ardentes plutôt qu’à des torrents de lave !
Quelle est l’origine microscopique de ces différences ? La viscosité étant une mesure de la mobilité atomique dans un liquide, les variations
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LES VOLCANS
b
J.-Y. Cottin
S. Bès de Berc/BRGM-im@gé
a
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14
12
10
8
6
730 °C
4
980 °C
2
1 430 °C
0
0
1
2
3
4
Proportion d’eau (en pour cent)
5
6
L’EFFET DE L’EAU DISSOUTE sur la viscosité d’un magma, ici
andésitique, est notablement plus important à basse qu’à haute
température. Plus la proportion en eau est élevée et plus la
structure des silicates est dépolymérisée, fluidifiant le magma.
Lejeune et Richet
Toutefois, cet effet de taille est trompeur, car la
structure des silicates fondus n’est pas statique,
mais dynamique : les liaisons chimiques entre les
différents cations qui constituent le magma et
les atomes d’oxygène ont des durées de vie très
brèves. L’écoulement visqueux n’est donc pas
gouverné par le glissement, les unes par rapport
aux autres, d’entités atomiques de taille et de forme
différentes. Il l’est par la façon dont ces différentes
entités échangent leurs liaisons en s’interpénétrant
mutuellement, via la formation de complexes
activés, lors du mouvement d’ensemble du liquide
(voir la figure page 100). Dans ces échanges, le rôle
primordial est joué par les liaisons fortes entre
les atomes de silicium et ceux d’oxygène. De
fait, des expériences de résonance magnétique
nucléaire ont mis en évidence que les taux de réarrangements de ces liaisons suivaient les mêmes
lois d’échelle que la viscosité.
Cette fréquence d’échange de liaisons entre
atomes de silicium et d’oxygène dépend de
deux facteurs de nature différente. Le premier
représente l’énergie qui préside à la formation
des complexes activés. Or celle-ci est déterminée
par toutes les liaisons entre atomes, et non par
les seules liaisons silicium-oxygène, parce que
tous les atomes participent au processus soit en
formant le complexe activé, soit en s’en écartant.
La valeur de cette énergie est quasi indépendante
de la température, mais elle augmente avec les
Logarithme de la viscosité (en pascals par seconde)
La viscosité, un révélateur
des changements de liaisons
LA FORME D’UN VOLCAN trahit les modes d’écoulements
des laves et donc leur viscosité. Les pentes douces du volcan
de l’île Amsterdam (a) ont été édifiées par des laves basaltiques
fluides. Les laves andésitiques, plus visqueuses, ont forgé le
dôme escarpé de la Soufrière, en Guadeloupe (b).
Viscosité (en pascals seconde)
extrêmes décrites indiquent que cette mobilité
varie notablement avec la composition chimique.
La tentation est grande d’attribuer de telles variations de mobilité à la fragmentation de la structure qui se produit quand la proportion en silice
diminue (voir l’encadré page 100), puisque des
petits éléments s’écoulent mieux que des gros.
1012
Polycristal
1010
Liquide
homogène
108
106
0
40
60
Proportion en cristaux (en pour cent)
100
LA QUANTITÉ DE CRISTAUX influe sur la rhéologie
des magmas. Au-delà d'une fraction volumique de cristaux
de 40 pour cent environ, le liquide devient non newtonien et
la viscosité augmente brusquement.
99
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Page 100
DÉPOLYMÉRISATION
a trame des silicates constituant un magma est fragmentée par les oxydes
de cations métalliques ; on parle de dépolymérisation. En première approximation, on suppose que les liaisons entre les différents cations et les oxygènes
sont essentiellement ioniques : elles sont plus fortes quand les cations sont petits
et fortement chargés. Ainsi, le silicium se lie à l’oxygène beaucoup plus fortement que le sodium en raison de sa charge nominale supérieure (Si4+ et Na+) et
de son rayon ionique notablement inférieur (0,34 angström pour le silicium,
1,2 pour le sodium). Pour la même raison, les alcalinoterreux — magnésium (Mg2+),
calcium (Ca2+) — se lient plus fortement que les alcalins (sodium, potassium…).
On peut ainsi décrire la structure des silicates fondus en termes de réseaux
désordonnés de tétraèdres SiO4 où s’insèrent les autres cations. Dans la
silice pure, les tétraèdres SiO4 forment un réseau tridimensionnel continu où
les oxygènes sont tous pontants, car ils lient deux tétraèdres SiO4 différents
(à gauche). Quand on ajoute des oxydes alcalins ou alcalinoterreux, le réseau
silicaté est progressivement fragmenté : chaque fois qu’un groupe Na2O est
par exemple ajouté, un atome d’oxygène pontant disparaît et fait place à
deux oxygènes non pontants auxquels se lient les deux cations Na+ introduits
(à droite). Cette diminution de la taille des entités structurales quand la
teneur en SiO2 décroît conduit à une diminution de la viscosité des laves.
L
forces moyennes de liaisons propres à chaque
silicate. Par exemple, cette valeur pour les silicates alcalino-terreux est supérieure à celle des
silicates alcalins.
Le second paramètre, d’origine stérique, correspond à la façon dont les diverses entités structurales s’assemblent pour former des complexes
activés. On peut identifier ce paramètre à l’entropie de configuration, la mesure thermodynamique du désordre atomique qui est caractéristique d’un liquide et croît continûment quand
la température augmente. Les variations de viscosité avec la température sont donc dues à ce second
facteur, une conclusion confirmée par l’accord
quantitatif des mesures avec le calcul des viscosités à partir des entropies de configuration déterminées par des méthodes calorimétriques. Des
liens profonds entre rhéologie, thermodynamique
et structure des silicates fondus sont de la sorte
mis en évidence.
L’effet des gaz dissous
sur la viscosité
o
o
Na
Si
o
o
o
Si
o
o
o
o
o
o
Si
o
o
Si
Na
o
o
a
Ions
Ions
SiliciumSilicium
(Si4+) (S
Sodium Sodium
(Na+) (N
OxygèneOxygène
(O2–) (
b
Farnan et Stebbins
c
100
Complexe
activé
Grâce à un double effort de mesures expérimentales et de modélisations, la viscosité des
liquides homogènes anhydres est aujourd’hui
bien connue en fonction de la température et
de la composition. Le rôle des gaz dissous, à
commencer par l’eau, l’est moins à cause de difficultés expérimentales. On peut néanmoins distinguer deux effets : l’effet chimique dû à la variation de composition chimique du magma
résultant de la formation de bulles de gaz,
celui-ci n’étant donc plus dissous, et l’effet
physique causé par la présence de bulles de gaz.
Pour l’eau, le premier effet est d’autant plus
important que la température est basse (voir la
figure page 99, au centre) et que le magma est riche
en silice. Plus le magma est riche en eau dissoute,
moins il est visqueux. La raison en est que l’eau,
à l’instar des oxydes alcalins, fragmente la trame
L’ÉTAPE ÉLÉMENTAIRE DE L’ÉCOULEMENT VISQUEUX d’un silicate
fondu sous l’effet d’une contrainte de cisaillement consiste
en un échange de liaison entre des tétraèdres SiO44—. En (a)
un groupe, contenant un atome d’oxygène non pontant (en bleu)
et son ion sodium Na+ associé, s’approche de l’atome d’oxygène
pontant (en vert) d’un autre groupe tétraèdre. En (b) les deux
entités se sont regroupées pour former un complexe activé,
le sodium s’étant écarté. En (c), le complexe activé s’est
décomposé en deux nouvelles entités au sein desquelles
les deux atomes d’oxygène précédents (en bleu et en vert) ont
échangé leurs rôles. La fréquence d’échange de ces liaisons
dépend de deux facteurs distincts. D’abord, l’énergie mise
en jeu pour former le complexe activé, qui est déterminée
par l’ensemble des forces de liaisons, et non par seulement
celle des liaisons entre atomes de silicium et d’oxygène.
Ensuite, un facteur configurationnel qui reflète la facilité
qu’ont des entités différentes à s’approcher, puis à s’assembler
pour former le complexe activé.
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LES VOLCANS
b
A.-M. Lejeune
A.-M. Lejeune
a
silicatée et rend donc plus aisée la formation des
complexes activés. Aux températures d’éruption
des laves andésitiques, le dégazage s’accompagne
d’une augmentation de viscosité de deux à trois
ordres de grandeur et renforce donc la nature
explosive de l’éruption.
L’effet physique des bulles est inverse, car les
bulles n’offrent quasiment aucune résistance aux
contraintes mécaniques (voir la figure ci-dessus).
Cependant, cet effet est plus faible en valeur
absolue, car une fraction volumique de bulles
de 50 pour cent diminue la viscosité de seulement 75 pour cent.
De l’effet des cristaux
sur la viscosité
La cristallisation partielle des magmas lors de
leur remontée et de leur refroidissement à la
surface entraîne elle aussi deux effets, l’un
chimique et l’autre physique. Les cristaux qui
précipitent ont une composition différente de
celle du magma. Quand on connaît leur nature
et leur proportion, cet effet chimique peut être
pris en compte via les modèles de prédiction
de viscosité en fonction de la température et de
la composition.
L’effet physique dû à la présence d’inclusions
solides (en pratique non déformables) dans le
magma, est plus difficile à prendre en compte, car
il dépend non seulement de la fraction volumique
des cristaux, mais aussi de leur forme et de la distribution de leur taille. Cependant, le cas le plus
simple de cristaux sphériques de taille uniforme
représente un bon point de départ (voir la figure
page 99, en bas). Il révèle comment les particules
solides « arment » le liquide en entraînant d’abord
de notables augmentations de viscosité.
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
Lorsque les cristaux occupent plus de 40 pour
cent du volume, le liquide devient non newtonien, c’est-à-dire que la viscosité varie avec la
contrainte exercée. Le sang, la peinture acrylique
et même le ketchup sont des fluides non newtoniens ! Enfin, la viscosité augmente de nombreux
ordres de grandeur quand les inclusions forment
un réseau continu dans le liquide : le seuil de
percolation est atteint et le réseau cristallin traverse
toute l’épaisseur du magma. En pratique, un
écoulement devient donc impossible bien avant
que la cristallisation ne soit complète.
Ces diverses lois rhéologiques ont de
nombreuses applications qui ne sont pas toutes
cantonnées aux sciences de la Terre, puisque l’écoulement de liquides hétérogènes est un problème
qui est aussi de grande importance industrielle
(alimentation, métallurgie, etc.).
Néanmoins, les applications pétrologiques
sont les plus nombreuses, soit à petite échelle
comme celles d’une chambre magmatique en
fonctionnement ou d’un dôme en croissance,
soit à grande échelle comme celles du manteau
d’où s’extraient les magmas. Ces lois aident en
outre à comprendre pourquoi les styles d’éruption d’un même volcan peuvent changer dans
le temps, comme à la Soufrière-Hills de
Montserrat, dans les petites Antilles où alternent
des éruptions à ponces et à nuées ardentes (voir
Volcans et styles éruptifs, par G. Boudon, page 94).
Bien que des progrès restent encore à faire pour
traiter quantitativement l’écoulement de laves
dans toute leur diversité, les liens qui ont déjà
été établis entre les propriétés atomiques et les
phénomènes magmatiques illustrent spectaculairement les avancées faites pendant les deux
dernières décennies.
■
DANS CERTAINS MAGMAS,
la viscosité est modifiée
par la présence de bulles
de gaz (a, elles représentent
trois pour cent du volume et
sont aplaties sous l’effet d’une
contrainte uniaxiale) ou de
cristaux en suspension (b, ils
correspondent ici
à 45 pour cent du volume).
livres
• P. RICHET, J.-Y. COTTIN, J. DYON,
R. MAURY et N. VILLENEUVE,
Guide des volcans d’Outre-mer,
Belin, 2007.
articles
• H. M. GONNERMANN et M. MANGA,
The fluid dynamics inside a volcano, in Ann. Rev. Earth Planet. Sci.,
vol. 39, pp. 321-356, 2007.
• A.M. LEJEUNE, Y. BOTTINGA,
T. TRULL et P. RICHET, Rheology
of bubble-bearing magmas, in
Earth Planet Sci. Lett., vol. 166,
pp. 71-84, 1999.
• A.M. LEJEUNE et P. RICHET,
Rheology of crystal-bearing silicate melts : an experimental
study at high viscosities,
in J. Geophys. Res., vol. 100,
pp. 4215-4229, 1995.
• I. FARNAN et J.F. STEBBINS,
The nature of the glass transition
in a silica-rich oxide melt,
in Science, vol. 265,
pp. 1206-1209, 1994.
101
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Page 102
La métamorphose de l’Etna
© 2001 Thalia D. Naidu
Lors de la plupart de ses éruptions, l’Etna provoque des coulées de lave
spectaculaires, mais inoffensives. Toutefois, il semble se muer lentement
en un volcan explosif. C’est d’autant plus inquiétant que , l’une des plus
grandes villes de Sicile, s’étend à ses pieds.
b
United States Geological Survey
a
Pinatubo, Philippines, 12 juin 1991
Mauna Loa, Hawaii
Aci Castello
(520 000 ans)
Monts
Ibléens
ou moins profonde, qui percent la croûte terrestre. Les volcans du
deuxième type sont les plus dangereux, car leurs éruptions sont violemment explosives (a) ; on l’explique par les grandes quantités de gaz qui
se sont dissous dans leur magma lorsque la plaque océanique a plongé
sous la plaque continentale et s’est déshydratée. Les volcans des autres
types répandent des coulées de laves moins dévastatrices (b). L’Etna
passerait du type volcan de point chaud à celui de type explosif.
Mt. Maletto
(7 000 ans)
Cratère Sud-Est
(1999)
Île Vulcano
T. Braun/NASA Earth Observatory
P. Schiano, R. Clocchiatti, L. Ottolini et T. Busà/T. Braun
Selon leur emplacement sur les plaques tectoniques, les vulcanologues
classent les volcans en trois grandes catégories : les volcans fissuraux,
les volcans de subduction et les volcans de point chaud. Les premiers
sont dus à l’écartement des plaques au niveau des dorsales océaniques,
les deuxièmes à la collision de deux plaques (menant le plus souvent à
la subduction d’une plaque océanique sous une plaque continentale) et
les troisièmes à des panaches de matériaux mantelliques, d’origine plus
Stromboli
Îles éoliennes (Vulcano…)
N
MICROPLAQUE
TYRRHÉNIENNE
Messine
Tom Pfeiffer
Ytterbium
Yttrium
Erbium
Dysprosium
Titane
Gadolinium
Europium
Samarium
Zirconium
Néodyme
Strontium
Niobium
Cérium
Lanthane
Baryum
Rubidium
Potassium
Césium
Palerme
Les plus anciens magmas de l’Etna (en orange) ont une composition semblable à ceux des monts Ibléens (en jaune), des volcans de point chaud
aujourd’hui éteints. En revanche, les magmas plus récents (en bleu et en
rouge) ressemblent plutôt à ceux du Vulcano (en marron), un volcan
explosif résultant de la subduction de la microplaque ionienne sous la
microplaque tyrrhénienne. Le changement de type de magma trahit la
transition de l’Etna.
102
Etna
SICILE
Lim
ite d
et d e la plaque européenne
e la p
laque afri
cai n e
PLAQUE AFRICAINE
Catane
Monts
Ibléens
MICROPLAQUE
IONIENNE
50 km
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EN IMAGES
NASA Earth Observatory
À l’été 2001, L’Etna a connu une
violente éruption explosive, émettant une impressionnante colonne
de cendres de plus de cinq kilomètres de hauteur (ici photographiée depuis la Station spatiale
internationale). Bien que rares, de
telles éruptions se sont produites
plusieurs fois depuis quelques
dizaines de milliers d’années,
notamment en 122 avant notre ère
et il y a 15 000 ans. Elles menacent
une région qui compte un million
d’habitants. L’évolution vers un
volcanisme explosif est toutefois
très lente, et les éruptions qui ont
suivi celle de 2001 n’ont pas été
aussi dangereuses…
Sud-Est
Microplaque
ionienne
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ue
laq ue
p
q
cro ati
Mi adri
Îles éoliennes
Etna
P
afr laqu
ica e
ine
Microplaque
tyrrhénienne
Subduction
de la microplaque
ionienne
Remontée
de magma
mantellique
Z. Girtzman et A. Nur
Le caractère « hybride » de l’Etna résulte de sa situation
géologique complexe. Situé à la frontière des plaques européennes et africaines (elles-mêmes divisées en microplaques au niveau de la Méditerranée), il est à la fois proche
de la zone de subduction ionienne et au-dessus d’une
remontée de magma mantellique. Dès lors, ses éruptions
sont un mélange de volcanisme de point chaud et de volcanisme de subduction, plus explosif. L’évolution vers le
deuxième type provient soit de failles qui acheminent le
magma depuis la zone de subduction, soit d’une migration
de cette zone vers l’Etna.
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Les ravages
des supervolcans
Ilya BINDEMAN
est professeur de géochimie
à l’Université de l’Oregon,
aux États-Unis.
L’ESSENTIEL
➥ On connaît quatre
régions dans le monde
qui abritent les vestiges
de volcans plusieurs
milliers de fois plus
grands que ceux
en activité aujourd’hui.
➥ L’analyse
cristallographique
des roches magmatiques
a précisé le scénario
de leurs éruptions,
marquées par
l’effondrement
de la surface terrestre
dans une chambre
magmatique géante.
Julia Green
➥ Outre une destruction
immédiate due
à la libération de cendres
brûlantes, ces éruptions
ont plongé la Terre dans
des « hivers
volcaniques » de
plusieurs années
et endommagé la couche
d’ozone, du fait
des gaz émis.
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Tous les 100 000 ans, en moyenne, des éruptions colossales dévastent tout
sur des milliers de kilomètres à la ronde. De nouveaux indices minéralogiques
aident les géologues à comprendre et à prévoir ces catastrophes.
E
nfouis sous la Californie et le Wyoming,
deux volcans en hibernation, dont le
Yellowstone, sous le parc du même nom,
pourraient un jour se réveiller avec une fureur
difficile à imaginer. S’ils entraient en activité,
ils enseveliraient sans doute la moitié Ouest
des États-Unis sous une couche de cendres de
deux mètres d’épaisseur en quelques heures. Cela
s’est déjà produit au moins à quatre reprises
lors des deux derniers millions d’années. Ces
volcans dévastateurs sont nommés supervolcans.
L’éruption d’un supervolcan libère une énergie
de l’ordre de un milliard de tonnes de TNT, l’équivalent de celle dégagée par l’impact d’un astéroïde de plus de 300 mètres de diamètre sur la
Terre… et elle survient plus souvent. Une telle
explosion est potentiellement l’une des catastrophes naturelles les plus dangereuses pour l’humanité ! Outre une destruction immédiate due
à la libération de cendres brûlantes, les supervolcans perturbent notablement le climat global
durant des années à cause des gaz qu’ils émettent.
Les géologues aimeraient comprendre ce
qui déclenche l’explosion des supervolcans,
pouvoir prédire leur réveil et évaluer les conséquences d’un tel événement. L’analyse de cristaux microscopiques dans les dépôts de cendres
d’anciennes éruptions a fourni récemment des
éléments de réponse. Associés à une amélioration de la surveillance des sites cataclysmiques
possibles, ces nouveaux indices confortent l’idée
que nous pourrons bientôt repérer les signes
précurseurs d’une prochaine grande éruption.
Ainsi, en 2009, l’équipe de Robert Smith, de
l’Université de l’Utah, à Salt Lake City, a cartographié en détail la chambre magmatique sise
sous la caldeira de Yellowstone, aux États-Unis
(voir la figure page 107). Des travaux révèlent
aussi qu’à cause des rejets dans l’atmosphère,
les mois qui suivraient une superéruption seraient
plus critiques qu’on ne le supposait avant.
La plupart des volcanologues s’accordent sur
le fait que nous, humains du XXIe siècle, avons
peu de chances de connaître l’explosion d’un
supervolcan. Toutefois, notons que les grandes
éruptions de Yellowstone se produisaient en
moyenne tous les 600 000 ans. Or la dernière,
qui a mis en mouvement environ 1 000 kilomètres cubes de débris, a eu lieu il y a
640 000 ans… De plus, on a récemment détecté
des signes qui pourraient être interprétés comme
des précurseurs d’un nouvel événement.
L’une des premières découvertes des géologues,
à la fin du XIXe siècle, fut celle de gigantesques
L’EXPLOSION
D’UN SUPERVOLCAN
entraîne la formation
d’un gigantesque anneau
de cheminées éruptives
qui vomissent des nuages
de gaz et de cendres
brûlants dévastant
le paysage sur des dizaines
de kilomètres à la ronde.
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vallées circulaires – de 30 à 60 kilomètres de
diamètre et de plusieurs kilomètres de profondeur – ressemblant en tout point aux caldeiras
en forme de bol qui surmontent de nombreux
volcans. Les caldeiras se forment lorsque la chambre
magmatique située sous un volcan se vide et
entraîne l’effondrement du sol en surface (voir
Grandeur et décadence d’un volcan, par G. Boudon,
page 88). Ayant remarqué que ces vallées en forme
de caldeiras sont souvent situées près de certains
des plus grands dépôts de roches volcaniques formés
d’un seul jet, les géologues en ont conclu qu’il
s’agissait des vestiges de volcans plusieurs milliers
de fois plus grands qu’un volcan actuel. Les dimensions de ces caldeiras et le volume estimé de matériau rejeté indiquent également que les chambres
magmatiques situées en profondeur devaient
être énormes.
Supercycles
es vastes chambres de magma en fusion qui alimentent les supervolcans se forment au-dessus de points chauds (des panaches de roches
qui remontent des profondeurs de la Terre), et au-dessus de zones de subduction (régions où une plaque tectonique glisse sous une autre). Dans les
L
deux cas, les supervolcans évoluent selon un cycle éruptif qui est peut-être
plus prévisible qu’on ne le pensait autrefois. Voici les quatre grandes étapes
de ce cycle qui commence par la formation de la chambre magmatique,
représenté ici dans le cas d’une zone de subduction.
Cheminée
explosive
Chambre magmatique
supérieure
Fractures
Plaque tectonique
plongeante
Croûte
continentale
Remontée
de magma
Chambre magmatique
inférieure
1. LA CHALEUR DÉGAGÉE par la descente de la plaque océanique fait fondre
la roche du manteau, créant une remontée de magma qui vient s’accumuler
à la base de la croûte continentale. Cette chambre magmatique inférieure
fait fondre les parties de la croûte continentale dont le point de fusion est
le moins élevé, créant ainsi une chambre supérieure. Une partie du magma
remonte le long de conduits verticaux reliant les deux chambres.
Écoulements
pyroclastiques
Magma
sous haute pression
2. LE VOLUME DE LA CHAMBRE MAGMATIQUE SUPÉRIEURE augmentant, le sol
qui la surplombe gonfle et se fissure. Le magma, plus riche en silice et moins
chaud que celui du manteau, est très résistant à l’écoulement, si bien que
l’eau et les gaz peinent à s’échapper. Ainsi, lorsqu’un bouchon de ce magma
visqueux atteint la surface par une faille verticale, le matériau sous pression
explose violemment plutôt que de s’écouler lentement.
Dôme
Bord
de la caldeira
Jen Christiansen
Nouvelle couche
de cendre
Effondrement du plancher
3. DE NOUVELLES CHEMINÉES EXPLOSIVES apparaissent et se rejoignent le long
d’un anneau aussi large que la chambre magmatique. La surface terrestre,
contrainte et privée de soutènement, finit par se fragmenter et plonger dans
la chambre. Une masse énorme de magma est alors brutalement éjectée par
le bord de l’anneau. La libération soudaine de ce magma entraîne la création
d’immenses nuages de cendres, de gaz et de roches brûlants (les écoulements
pyroclastiques), qui dévastent la région environnante.
106
Écoulement de lave
4. APRÈS L’ÉRUPTION, une dépression en forme de cratère, la caldeira,
se forme au-dessus de la chambre magmatique partiellement vidée.
Avec le temps, le sol effondré dans la chambre fond par-dessous, créant
une masse de magma plus modeste qui, associée à d’autres forces, fait
s’élever un dôme au centre de la caldeira. Avant que cette masse n’enfle
suffisamment pour alimenter une nouvelle superéruption, de la lave
peut s’écouler calmement et par intermittence.
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LES VOLCANS
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0
R. Smith
Nor
d
Profondeur (en kilomètres)
Les phénomènes pouvant produire la chaleur
nécessaire à la création de chambres magmatiques
aussi massives étant rares, les supervolcans sont
eux-mêmes des formations géologiques peu répandues. Durant les deux derniers millions d’années, seules quatre régions ont connu des explosions qui ont libéré en une seule fois plus de
750 kilomètres cubes de débris : le parc national
de Yellowstone et, en Californie, la Long Valley,
à Sumatra, le lac Toba et enfin, en NouvelleZélande, à Taupo.
La recherche d’éruptions de taille comparable se poursuit dans d’autres régions où la croûte
continentale est suffisamment épaisse pour
accueillir des chambres magmatiques géantes,
notamment dans l’Ouest de l’Amérique du Sud
et dans l’extrême Est de la Russie.
Au milieu des années 1970, des mécanismes
pouvant créer de vastes chambres magmatiques
ont été proposés. À l’aplomb de Yellowstone, la
plaque tectonique nord-américaine se déplace
au-dessus d’un panache de roche visqueuse remontant à travers le manteau. Ce « point chaud » a fait
fondre une part suffisante de la croûte pour
alimenter des éruptions géantes durant les
16 derniers millions d’années. À Toba, l’origine de
la chambre magmatique est différente. Cette région
se trouve au-dessus d’une zone de subduction, où
une plaque tectonique glisse sous une autre.
Cette convergence produit un échauffement,
surtout par le biais de la fusion partielle du manteau
surplombant la plaque descendante.
Quelle que soit la source de chaleur, la pression régnant dans une chambre magmatique
augmente à mesure que le magma s’accumule sous
la masse de roche qui la surplombe. Une superéruption se produit lorsque le magma atteint une
pression telle qu’il soulève la roche qui l’emprisonne et crée des fractures verticales qui courent
jusqu’à la surface. Le magma remonte le long de
ces failles pour former un anneau de cheminées
éruptives. Lorsque ces cheminées fusionnent les
unes avec les autres, la portion de sol délimité
par cet anneau n’est plus portée, elle s’effondre
alors, soit d’un bloc comme un piston, soit par
morceaux, dans ce qui reste du magma sous-jacent.
Cet effondrement expulse violemment vers l’extérieur, par les bords de l’anneau, un surplus de
laves et de gaz (voir l’encadré page ci-contre).
Néanmoins, ce scénario souffrait de zones
d’ombres. En particulier, on se rendit compte que
toutes les chambres magmatiques de grandes
dimensions ne conduisent pas nécessairement à
une éruption catastrophique. Yellowstone, par
exemple, abrite les caldeiras de trois des plus jeunes
supervolcans du monde – formés il y a 2,1 millions
d’années, 1,3 million d’années et 640 000 ans,
l’un pratiquement au-dessus de l’autre –, mais
200
400
600
Montana
240
Nor
d-S
ud ( 0
en k
ilom
ètre –240
s)
Wyoming
Idah
o
–240
240
0
kilomètres)
Ouest-Est (en
entre ces événements explosifs, la chambre sousjacente a libéré lentement et tranquillement des
volumes de magma similaires, sans que l’on
sache l’expliquer.
LA CHAMBRE MAGMATIQUE
sise sous la caldeira
de Yellowstone a été
cartographiée en détail.
La signature des zircons
L’examen de minuscules cristaux piégés dans la
lave et les cendres rejetées à Yellowstone a offert
un regard nouveau sur le mécanisme de formation
du magma. Les géologues ont longtemps supposé
que la chambre magmatique se comportait pendant
des millions d’années comme un réservoir de roche
liquéfiée, et qu’à chaque fois qu’une fraction de
magma s’en échappait vers la surface, du fluide
neuf remontait immédiatement d’en dessous pour
combler la chambre. Dans ce cas, on devrait observer
un nombre bien supérieur d’éruptions catastrophiques, car des corps magmatiques monstrueux
ne peuvent se maintenir longtemps dans la croûte
sans se vider fréquemment.
Cette idée était fondée sur une technique
dite « d’analyse globale des roches » grâce à laquelle
on obtient un ensemble de mesures chimiques
associé aux cendres collectées. Ces données révélaient les grandes lignes de l’évolution du magma,
mais restaient muettes sur l’âge du magma éjecté
et la profondeur où il s’était formé.
Chaque fragment de roche est constitué de
milliers de cristaux, chacun ayant une composition
et une histoire propres. Aussi, lorsqu’à la fin des
années 1980, les progrès techniques aidants, on put
analyser avec précision des cristaux individuels,
on accéda à quantité de nouvelles informations.
par exemple, on découvrit que certains cristaux – et
donc les magmas où ils se sont initialement formés –
apparaissent plus tôt que d’autres et que certains
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J.S. Lackey, College of Wooster
zircons étaient trop pauvres en oxygène 18 pour
avoir été fabriqués dans les tréfonds du manteau.
Le magma devait provenir de roches autrefois situées près de la surface, car la déficience en
oxygène 18 apparaît uniquement lorsque les roches
abritant les cristaux ont été en contact avec la pluie
ou l’eau de mer. On en déduit que le toit de roches
qui s’est effondré lors de l’une des deux plus
anciennes superéruptions de Yellowstone a fondu
pour former la majeure partie du magma rejeté
lors des catastrophes plus récentes.
LES SUPERVOLCANS
endormis, tel celui de Long
Valley, en Californie, ne sont
pas des cheminées coniques,
mais se signalent par
d’énormes caldeiras,
des dépressions formées
par l’effondrement du sol
dans la chambre magmatique
sous-jacente.
LES SUPERVOLCANS
répandent des cendres bien
plus loin (en bleu et
en orange) que les éruptions
classiques les plus violentes
(en jaune et en violet), car
ils éjectent beaucoup plus
de matériaux avec une force
bien plus considérable.
se forment à de grandes profondeurs, tandis que
d’autres se forment près de la surface.
Ces dernières années, les géochimistes ont
accordé une attention particulière à un cristal volcanique nommé zircon. Ces zircons résistent à d’importantes variations de température et de pression sans que leur composition originelle soit
modifiée. Ils sont idéaux pour retracer l’évolution initiale de la croûte terrestre. Avec John Valley,
de l’Université du Wisconsin, nous avons reconstitué l’histoire du magma d’origine de Yellowstone
grâce aux zircons. Cette histoire a livré nombre
d’indices sur le comportement à venir du volcan.
La première étape fut de mesurer les rapports
des divers isotopes de l’oxygène dans les zircons,
d’une part, expulsés lors de la dernière superéruption survenue à Yellowstone (il y a 640000 ans),
qui donna naissance au tuf de Lava Creek, un
dépôt de cendres fossilisées atteignant par endroits
400 mètres d’épaisseur et, d’autre part, de dépôts
plus récents formés lors d’éruptions ultérieures
moins violentes.
Les premières analyses montrèrent que la
composition en oxygène de ces zircons ne concordait pas avec celle du manteau profond et brûlant,
comme cela aurait été le cas si les chambres magmatiques se remplissaient toujours par le bas. Les
Mont Saint Helens :
éruption en 1980.
Moins de 0,5 kilomètre cube
de débris.
Des indices sur le futur
Cette hypothèse fut confortée par l’âge des zircons
provenant d’éruptions postérieures à celle de Lava
Creek: les cristaux ont été formés sur l’ensemble des
deux millions d’années qu’a duré le volcanisme à
Yellowstone. Des zircons aussi âgés ne peuvent exister
dans les cendres les plus récentes que s’ils étaient
présents dans le matériel éjecté lors des anciennes
éruptions, matériel qui a été renglouti ensuite
dans la chambre magmatique et qui a contribué à
alimenter les éruptions les plus récentes.
Cette découverte renseigne sur le comportement futur du supervolcan de Yellowstone et
d’autres. Si une série de petites éruptions commençait à Yellowstone (un signe précurseur d’une explosion catastrophique quelques semaines à quelques
centaines d’années plus tard), l’analyse de l’oxygène
contenu dans ces laves et la datation de leurs zircons
révéleraient le type de magma qui remplit la chambre
en dessous. Des laves pauvres en oxygène 18
trahiraient une éruption alimentée par des restes
recyclés du magma originel, qui tiendrait sans doute
plus d’une bouillie cristalline épaisse que d’un liquide
explosif. En revanche, une lave dépourvue de vieux
zircons signalerait un magma frais issu du manteau:
un grand volume de magma nouveau aurait
empli la chambre par le bas. Un tel cas de figure
Éruption du tuf de Lava Creek,
il y a 640 000 ans.
1 000 kilomètres cubes de débris.
Jen Christiansen, Geological Survey
Crater Lake :
éruption du mont Mazama,
il y a 7 600 ans.
50 kilomètres cubes de débris.
Caldeira de Long Valley :
éruption du tuf Bishop,
il y a 760 000 ans.
750 kilomètres cubes de débris.
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LES VOLCANS
signifierait qu’un nouveau cycle volcanique a débuté
et que la chambre magmatique risquerait davantage d’exploser dans une superéruption.
Les cristaux et leurs signatures isotopiques ont également dévoilé des surprises sur les conséquences
des superéruptions. L’un des exemples les mieux
étudiés est le tuf Bishop, une strate volcanique de
plusieurs dizaines à plusieurs centaines de mètres
d’épaisseur, qui forme les plateaux volcaniques de
l’Est californien. Ce dépôt massif représente les restes
des 750 kilomètres cubes de magma éjectés lors de
la formation de la caldeira supervolcanique de Long
Valley, il y a quelque 760000 ans.
Avant les années 1970, de nombreux géologues
supposaient que le tuf Bishop résultait d’une série
d’éruptions distinctes étalées sur plusieurs millions
d’années. Cependant, l’étude de microscopiques
bulles de magma piégées dans des cristaux de quartz
a conduit à échafauder une autre histoire. La
vitesse à laquelle le magma s’échappe d’une chambre
dépend essentiellement de deux facteurs: la viscosité du magma et la pression dans la chambre magmatique. La pression à l’intérieur d’une bulle de magma
étant égale à celle de la chambre où s’est formé le
magma, cette bulle est en quelque sorte une
version réduite de la chambre. Partant de cette
analogie, Alfred Anderson et ses collègues de
l’Université de Chicago ont étudié les bulles dans
les cristaux de quartz afin d’estimer le temps mis par
le magma pour s’en échapper. Les résultats indiquent que le tuf Bishop a été expulsé lors d’un seul
événement, en moins d’une centaine d’heures.
Cette découverte a imposé la révision du
scénario des superéruptions. Plutôt qu’un lent
écoulement de lave liquide, ces éruptions prennent la forme d’explosions supersoniques qui
projettent une mousse de cendres et de gaz brûlants
jusque dans la stratosphère, à 50 kilomètres d’altitude. Lorsque le sol situé au-dessus de la chambre
magmatique s’effondre, d’immenses nuages gris,
nommés écoulements pyroclastiques, fusent au
ras du sol tout autour de la caldeira. Ce mélange
de pierres ponces, de cendres et de gaz en suspension dans l’air, atteignant 700 degrés, progresse
jusqu’à 400 kilomètres par heure, brûlant tout sur
son passage et à des dizaines de kilomètres alentour (voir la figure page ci-contre, en bas).
Aussi dévastateurs que puissent être les écoulements pyroclastiques, les cendres éjectées ont des
effets encore plus considérables. Dans un rayon de
plusieurs centaines de kilomètres autour de l’éruption et pendant des jours, voire des semaines, des
cendres retomberaient comme d’épais flocons de
neige. Dans un rayon de 200 kilomètres autour de
la caldeira, la lumière du Soleil serait quasi occultée.
À 300 kilomètres de la caldeira, la couche de cendre
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
U.S. Department of Energy
Dévastation dans un grand rayon
atteindrait encore 50 centimètres d’épaisseur. Une
épaisseur moindre bloquerait le fonctionnement
des centrales et des relais électriques. Une couche
de quelques millimètres seulement, qui pourrait
recouvrir la moitié de la planète, bloquerait les aéroports et réduirait la production agricole.
Progressivement, les pluies (rendues acides par
les gaz volcaniques) nettoieraient cette épaisse
couche de cendre. Puisqu’elle flotte, la cendre empêcherait le trafic sur la plupart des voies fluviales.
De fait, des forages pétroliers dans le golfe du
Mexique ont rencontré une couche épaisse de débris
supervolcaniques dans le delta du Mississippi, à
plus de 1 600 kilomètres de leur source dans le
Yellowstone. Cette masse de débris a pu s’accumuler aussi loin de sa source en descendant le cours
du Mississippi, puis en s’agrégeant aux sédiments
qui se déposent au fond de l’océan.
DES DÉPÔTS VOLCANIQUES
massifs affleurent sur
les versants escarpés du
site de Yucca Mountain,
dans le Nevada. Les deux
strates sont les vestiges
des pluies de cendres
brûlantes accompagnant
deux superéruptions
survenues il y a 12,8 et
12,7 millions d’années.
Des dégâts dans l’atmosphère
L’examen de la composition de petits sous-produits
des éruptions passées a précisé les conséquences du
rejet de grands volumes de gaz dans la haute atmosphère. Certaines ne sont pas aussi dramatiques
qu’on le redoutait, mais d’autres seraient pires.
Des divers gaz qui participent à toute éruption
volcanique, le dioxyde de soufre est celui qui endommage le plus l’environnement; il réagit avec l’oxygène et l’eau pour produire des gouttelettes d’acide
sulfurique (H2SO4). Ces gouttelettes seraient la principale cause de l’atténuation de la lumière solaire à
la suite d’une superéruption, et provoqueraient un
spectaculaire refroidissement climatique. Sachant
que le cycle hydrologique de la planète met des
années pour évacuer totalement ces gouttelettes
d’acide, de nombreux spécialistes ont parlé d’«hivers
volcaniques » apocalyptiques, susceptibles de
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NASA Johnson Space Center
La destruction de l’ozone
es gaz mortels émis en 1999
par le mont Pinatubo, en
Superéruption
Indonésie, apparaissent colorés
non identifiée
et brillants sur les images sateldans l’Ouest
litaires de la haute atmosphère
des États-Unis
(ci-dessus). Ces gaz, émis en
bien plus grandes quantités par
les supervolcans, peuvent endommager la couche d’ozone
avant de retomber sous forme
de pluies acides et de se mélanger aux cendres volcaniques
Yellowstone
Long Valley
pour former des sulfates. Les
échantillons de sulfates prélevés
Petites
éruptions
dans quatre dépôts supervolcaniques contiennent un excès
Proportion d’oxygène18
inhabituel d’oxygène 17 (cicontre). Un tel excès apparaît uniquement dans les composés qui ont acquis ces isotopes légers de l’oxygène lors de réactions avec des gaz présents dans la haute atmosphère terrestre, notamment l’ozone. Les matériaux provenant d’écoulement au sol,
notamment les produits des petites éruptions, ne présentent pas une telle anomalie.
L
I. Bindeman
Excès d’oxygène 17
Analyse des échantillons de sulfates
articles
• I. BINDEMAN et al., Rare sulfur
and triple oxygen isotope geochemistry of volcanologic sulfate
aerosol, in Geochimica et
Cosmochimica Acta, vol. 71,
pp. 2326-2343, 2007.
• B. HUMING et al., Sulfate oxygen-17 anomaly in an oligocene
ash bed in mid-north america :
was it the dry fogs ?, in
Geophysical Research Letters,
vol. 30, pp. 1843-1848, 2003.
• I. BINDEMAN et J. VALLEY,
Magmatic evolution based on
analysis of zircons and individual
phenocrists, in J. of Petrology,
vol. 42, pp. 1491-1517, 2001.
110
durer des siècles. Cependant, ces dernières années,
ces estimations alarmistes ont été revues à la baisse.
L’acide sulfurique produit après de grandes éruptions volcaniques se retrouve presque toujours piégé
à l’état de trace dans la neige et dans la glace lorsqu’il précipite à partir de l’atmosphère contaminée. En 1996, des glaciologues étudiant des
carottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique
ont détecté le pic d’acide sulfurique qui a suivi l’éruption du Toba, il y a 74000 ans. Cette éruption éjecta
2800 kilomètres cubes de lave et de cendres et fit
chuter la température moyenne de la planète de 5
à 15 degrés. Les conséquences d’un tel refroidissement ne furent probablement pas aussi longues
qu’on le pensait: les carottes glaciaires montrent que
l’acide sulfurique a disparu au bout de seulement
six années. Cette résorption plus rapide que prévu
des hivers volcaniques est rassurante.
Toutefois, des méthodes récentes pour étudier
la composition isotopique de l’oxygène dans les
pluies acides d’origine volcanique ont fait dresser
une image inquiétante des effets à long terme du
dioxyde de soufre dans l’atmosphère. Pour se transformer en acide sulfurique (H2SO4), le dioxyde de
soufre (SO2) doit s’oxyder, c’est-à-dire acquérir deux
atomes d’oxygène d’un autre composé présent dans
l’atmosphère. De quelle nature sont ces composés
auxiliaires? Pour le savoir, avec John Eiler, de l’Institut
de technologie de Californie, nous avons étudié
des échantillons de cendres issus des superéruptions de Yellowstone et de Long Valley.
Un déficit d’ozone
Nous nous sommes intéressés à un oxydant particulièrement efficace, l’ozone (O3), ce gaz qui, dans
la haute atmosphère, protège la Terre du rayonnement ultraviolet émis par le Soleil. Cet intense
rayonnement solaire transforme chimiquement
certains gaz, dont l’ozone, qui dès lors se caractérise par une anomalie de sa signature isotopique
en oxygène : en première approximation, il s’agit
d’un excès d’oxygène 17.
Lorsque l’ozone ou toute autre molécule stratosphérique riche en oxygène interagit avec le dioxyde
de soufre SO2, elle transfère sa signature isotopique
en oxygène à l’acide sulfurique résultant. En d’autres
termes, l’anomalie de l’oxygène 17 est transmise.
Elle le serait jusque dans les pluies acides et dans
les composés sulfatés qui se forment lorsque ces
pluies réagissent avec des cendres sur le sol.
L’excès d’oxygène 17 et d’autres signatures
chimiques que nous avons découverts dans les
sulfates des cendres de Yellowstone et de Long
Valley signifient ainsi que de grandes quantités
d’ozone stratosphérique ont réagi avec des gaz
issus des superéruptions survenues dans ces
régions. D’autres travaux sur les cendres d’éruptions géantes plus anciennes dans le Colorado
et le Nebraska ont montré que ces événements
ont également perturbé l’ozone stratosphérique. Les superéruptions volcaniques endommageraient ainsi la couche d’ozone pendant un
laps de temps plus long que ne dure la diminution des températures qu’elles déclenchent.
Une perte significative d’ozone stratosphérique se traduirait par une intensification du rayonnement ultraviolet à la surface de la Terre et, in
fine, par une augmentation des cancers et autres
dégâts génétiques. L’ampleur et la durée de cette
destruction de l’ozone sont encore débattues.
L’examen de carottes glaciaires montre que l’éruption du mont Pinatubo, en 1999, a entraîné une
diminution de trois à huit pour cent de la quantité d’ozone (voir l’encadré ci-contre). Que se seraitil passé après un événement des centaines de fois
plus violent ? Répondre est difficile, car on
comprend encore mal les processus d’oxydation
qui ont lieu dans l’atmosphère.
Les techniques d’étude et de surveillance des
volcans se développent lentement, mais sûrement.
Aujourd’hui, nous serions démunis face à une
superéruption, et les conséquences d’une telle
catastrophe restent difficiles à prévoir. Nous devons
nous contenter d’une seule certitude: un tel événement ne surviendra pas avant longtemps.
■
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La naissance d’un océan
Un océan est en train de naître dans l’un des déserts les plus chauds
et les plus secs de la planète, au Nord du rift est-africain.
Reportage en direct depuis son berceau.
Eitan HADDOK, journaliste et photographe
Une dépression sous la menace des eaux
D
ans le Nord-Est de l’Éthiopie, là où se rencontrent les failles de la mer Rouge, du golfe
d’Aden et du rift est-africain se trouve la dépression de l’Afar : la croûte terrestre s’y est étirée
au point de ne plus mesurer que 20 kilomètres
d’épaisseur, soit la moitié de son épaisseur
moyenne. Cet étirement a entraîné l’effondrement
de certaines zones à 100 mètres sous le niveau de
la mer Rouge. Seule une petite chaîne volcanique les défend contre les eaux de celle-ci…
Le manteau étant plus proche qu’ailleurs
de la surface terrestre, la dépression de l’Afar
est un point chaud qui connaît une intense
activité sismique et volcanique.
Les géologues prévoient que l’Afar s’étirera et s’enfoncera encore pendant plus d’un
million d’années. D’ici là, la mer Rouge l’aura
Point culminant
occupé, le transformant en fond océanique. La
mer, du reste, a déjà envahi cette région
plusieurs fois, comme en témoignent ces
évaporites de sel qu’elle a déposées près du
volcan Afdera lors de son dernier retrait (en
bas). Le sel est d’ailleurs exploité par les tribus
de l’Afar, qui le vendent sur les hauts plateaux
éthiopiens.
A
u cœur de la dépression de l’Afar se dresse l’Erta Ale, ce
qui signifie la «montagne fumante» en langue afar. Ce
volcan est le plus septentrional d’une longue série de
volcans actifs émaillant le rift est-africain, sorte de couture
à la surface de la Terre qui s’ouvrira et donnera naissance à
un océan. De fait, la lave basaltique de l’Erta Ale ressemble à
celle qu’émettent les volcans du fond des océans. Les éruptions passées ont recouvert la plaine de tant de basalte que
la végétation a du mal à s’y maintenir.
Dépression
de l’Afar
Rift
est-africain
Forces
tectoniques
S
IEN
TE
LA
SP
UT
A
H
Cratère du volcan Dallol
Mines de sel
Volcan
olcan Er t a Ale
Ér
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Mer Rouge
and
T
XÉ
AU
Kevin
H
P
HIO
Un lac de lave
Sauf mention contraire, toutes les photographies sont de Eitan Haddok
Volcan Afdera
Éth
iop
ie
A
u sommet de l’Erta a
Ale se trouve l’un des
rares lacs de lave quasi
permanent du monde.
Seul un fragile équilibre
entre le flux de chaleur
transporté par les gaz
magmatiques et le refroidissement de la lave au
contact de l’atmosphère le rend possible. Quand ce flux diminue,
il arrive que le lac « gèle » et se couvre d’une croûte noire
basaltique (a). La plupart du temps cependant, des blocs de
basalte flottent sur la roche en fusion à 1 200 °C, tels des
icebergs dans la mer (b). Les Afars évitent de s’approcher du
volcan, où, selon leurs croyances, vivent des esprits malfaisants. La nuit, la lave émergeant des fissures du lac devient
spectaculaire (c)…
b
112
c
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EN IMAGES
Chaleur infernale
À
une centaine de kilomètres au
Nord de l’Erta Ale, près de la
frontière érythréenne, se dresse le
cratère de Dallol. La « chaudière
magmatique» qui se trouve sous
sa surface alimente en eaux
très chaudes un vaste
réseau de conduits. En
résulte une zone large
de 1,6 kilomètre, où
les sources hydrothermales (a) le disputent aux geysers, les
vasques acides vert fluorescent aux concrétions
jaune citron riches en soufre
minéral (b)ou orange quand l’oxyde
de fer se mêle au soufre (c). À
quelques pas, des vestiges desséchés (d) témoignent du caractère
éphémère des sources chaudes,
dû aux tremblements de
terre et aux divers sédiments qui bouchent les
conduits hydrothermaux. Quand une
source se tarit, un
an suffit pour que les
minéraux qui s’y déposent perdent leurs teintes
vives.
a
b
d
c
Fumées mortelles
L
e paysage irréel du cratère de
Dallol résulte du lavage du sel
par la vapeur produite au contact
des infiltrations pluviales et du
magma. Transporté par la vapeur
au niveau du sol, le sel s’y recristallise, formant des évents qui
peuvent être massifs (a) ou au
contraire aussi délicats que des
coquilles d’œuf (b). De ces bouches
émanent parfois les vapeurs
toxiques qui ont contribué à la réputation… sulfureuse de l’Afar. Sans
masque à gaz, aucune prise de vue
n’est possible…
a
Poison ou élixir de vie ?
L
’odeur d’hydrocarbure régnant près de ces vasques
rougeâtres d’eaux chaudes riches en fer est signe de danger.
Les animaux qui s’y désaltèrent sont condamnés à une mort
certaine. Pour autant, ces sources nourrissent de complexes
communautés microbiennes, des hyperthermophiles et autres
extrêmophiles capables de prospérer dans des saumures acides
et brûlantes. Puisque le rift africain est une dorsale océanique
en formation, il n’est guère étonnant que ces flores ressemblent à celles que l’on rencontre dans les sources hydrothermales du fond des océans.
b
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Fondamental
Sous-thème
Agust GUDMUNDSSON et Sonja PHILIPP
L’éruption volcanique,
Sous un volcan, de nombreuses fractures emplies de magma
sous pression se frayent un chemin vers la surface.
La plupart ne débouchent pas. Pour quelles raisons ?
Agust GUDMUNDSSON
dirige le Département
de géologie structurale
et de géodynamique
de l’Université de Göttingen,
en Allemagne.
Sonja PHILIPP
est professeur à l’Université
de Göttingen.
L’ESSENTIEL
➥ Les éruptions
volcaniques,
pour désastreuses
qu’elles soient parfois,
ne sont pas aussi
nombreuses que l’on
pourrait s’y attendre.
➥ La raison est
à chercher dans
les contraintes
des couches de roches
traversées par
les conduits issus
des chambres
magmatiques.
➥ Quand ces contraintes
sont orientées
différemment, le magma
s’arrête parfois
à seulement quelques
mètres de la surface.
➥ Fondées sur
ce principe,
des simulations
confirment que certains
volcans entrent rarement
en éruption, à l’inverse
d’autres.
114
P
lusieurs millions d’habitants de la région
de Naples vivent près du Vésuve ou des
champs Phlégréens, deux volcans actifs particulièrement dangereux. Dans le monde, 500 à
600 millions de personnes vivent sous la menace
d’une éruption. C’est donc près de dix pour cent
de l’humanité qui sont menacés en permanence par
les activités volcaniques, sans parler des dégâts économiques qui leur sont liées. Ces nombres illustrent
l’intérêt de prédire les éruptions et, pour cela, de
mieux les comprendre.
Pour autant, du point de vue d’un géologue,
les éruptions sont un phénomène relativement rare.
Il y a aujourd’hui 1625 volcans répertoriés sur Terre,
dont 14 étaient en activité début mars 2010. La
plupart des volcans entrent en éruption à intervalles
de temps plus ou moins longs. La majeure partie
de cette activité a lieu sous la mer, sur les dorsales
médio-océaniques. Le reste est à l’air libre, au niveau
des volcans actifs – ceux dont la dernière éruption
remonte à moins de 10000 ans –, sur tous les continents. À cela s’ajoute un nombre indéterminé, mais
sûrement important, de volcans n’ayant connu
qu’une seule éruption. Au final, on ne compte environ
que 50 à 60 éruptions par an.
Cette situation est surprenante dans la mesure
où l’asthénosphère, la couche sous-jacente à la lithosphère (la couche externe de la Terre), contient
d’énormes quantités de roches partiellement fondues.
Le magma à l’origine des éruptions ne se trouve
pas seulement dans des chambres magmatiques sous
les volcans, mais presque partout à une certaine
profondeur. Or, à proximité des volcans, d’incessants tremblements de terre et autres mouvements
verticaux de terrain attestent que du magma est
poussé dans quelque «tuyauterie» souterraine. On
en conclut que les très nombreuses remontées de
magma n’aboutissent que rarement à une éruption.
Pourquoi en est-il ainsi? Nous allons détailler cette
question et tenter d’y répondre.
Qu’est-ce qu’une éruption ? Pour qu’un épanchement de lave se produise, une fracture emplie
de magma sous pression doit se frayer une voie
jusqu’à la surface. Expliquer la rareté des éruptions consiste donc à comprendre pourquoi tant
de fractures s’arrêtent pendant leur cheminement.
Commençons par étudier la dynamique des
volcans, c’est-à-dire l’étude des processus physiques
à l’œuvre à l’intérieur de ces édifices et ceux de
leurs manifestations extérieures. Pour ce faire, on
reconstruit et on analyse ces processus à partir des
propriétés et comportements physiques (mécaniques,
hydrodynamiques, etc.) des fluides et solides
volcaniques. Dans ce contexte, plusieurs concepts
issus de la physique des matériaux sont utiles, en
particulier la comparaison des volcans avec les matériaux composites, assemblages d’au moins deux
matériaux dotés de caractéristiques différentes.
Comme tout matériau composite, un volcan est
constitué de nombreuses roches ayant des duretés,
des élasticités et des résistances à la rupture variables.
Des fractures s’arrêtent
La plupart des stratovolcans sont alimentés en
magma à partir d’une chambre magmatique
sous-jacente. Rappelons que les stratovolcans
sont des volcans coniques élancés, à magma
visqueux et constitués d’épaisses coulées de lave
alternant avec des dépôts, dits pyroclastiques,
de cendres, de ponces, etc. De la roche en fusion
s’est accumulée dans la chambre magmatique
après être remontée depuis une source profonde
située dans le manteau. Quand la pression devient
trop importante dans la chambre magmatique,
des fissures naissent dans son plafond, par
lesquelles le magma s’infiltre. Les fractures qui
LA PROPAGATION DE CETTE FRACTURE emplie de magma
aujourd’hui figé s’est brusquement arrêtée cinq mètres sous
la surface. Ainsi, il y a 600 ans, dans la région de Reykjavík,
une éruption a été stoppée in extremis par une couche de tuf
volcanique (en beige, en haut) et plusieurs coulées de lave
(les roches bleutées à la surface). Un grand nombre
des fractures qui se propagent à partir des chambres
magmatiques des volcans n’atteignent jamais la surface.
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LES VOLCANS
Sauf mention contraire, les photographies sont de A. Gudmundsson
un phénomène rare
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LE BOUCLIER DE LAVE
à Skjaldbreidur,
au Sud-Ouest de l’Islande,
est vieux de 9 000 ans.
L’ASTHÉNOSPHÈRE est située
sous la lithosphère,
l’enveloppe rocheuse
superficielle de la Terre.
Du magma produit par
la fusion partielle de la roche
asthénosphérique s’infiltre
via des conduits dans
la partie inférieure
de la lithosphère et débouche
dans une chambre
magmatique. Une partie
de ce magma cristallise,
tandis que la fraction liquide
restante continue
son ascension dans
les fractures qui divergent
à partir de la chambre
magmatique, et atteint
parfois la surface, où elle
s’épanche et forme un volcan.
se propagent jusqu’à la surface constituent la
tuyauterie volcanique. Sans chambre magmatique, les cônes des stratovolcans seraient absents
de la surface de la Terre. Les mesures géophysiques indiquent que les chambres magmatiques
se trouvent en général à une profondeur comprise
entre un et dix kilomètres. Dans ces réservoirs,
les roches en fusion évoluent, par cristallisation partielle et, dans une moindre mesure, par
réaction avec les roches qui constituent les parois
de la chambre. Après ce processus, seule une
fraction de la roche en fusion contenue dans la
chambre s’infiltre dans les fractures au-dessus
de celle-ci et contribue, si elle parvient à la surface,
à édifier un cône volcanique.
Verticaux ou obliques ?
Les mouvements du magma à travers les fractures
entraînent de nombreux tremblements de terre et
autres mouvements de terrain verticaux. Les signaux
sismiques correspondants révèlent les chambres
magmatiques et rendent possible une estimation
grossière de leurs volumes: ils sont compris entre 5
et 500 kilomètres cubes, ce qui, dans le cas théorique de chambres magmatiques sphériques, correspond à des diamètres allant de deux à huit kilo-
Réseau
de fractures
Volcan
Fractures
en biais
Spektrum der Wissenschaft-Grafik
Conduits
Fractures
verticales
Chambre
magmatique
LITHOSPHÈRE
ASTHÉNOSPHÈRE
116
mètres. Toutefois, certaines chambres magmatiques
sont bien plus grandes, puisque des éruptions explosives passées ont expulsé entre 1000 et 5000 kilomètres cubes de matériaux… ce qui correspond à
des chambres de 12 à 21 kilomètres de diamètre.
Toutefois, la plupart des chambres magmatiques ne sont pas sphériques, mais plutôt de
forme ellipsoïdale, ce que confirment les plutons
observés en Islande, ces chambres magmatiques
emplies de magma figé et dégagées par l’érosion
(voir la figure page ci-contre). Beaucoup de ces
chambres magmatiques sont également aplaties, notamment celles se trouvant sous les dorsales
océaniques et celles qui ont conduit aux grandes
explosions du passé. Les plus grandes d’entre elles
mesuraient 30 kilomètres de largeur et environ
80 kilomètres de longueur.
Comment le magma passe-t-il de la chambre
magmatique à la surface ? Les éruptions les plus
fréquentes sont le fait de volcans sis sur des
failles que l’on reconnaît à leurs alignements de
cratères : les volcans fissuraux. Ces volcans sont
alimentés en magma par de longs conduits nés
d’une fracturation de la roche. Ce type de tuyauterie est aussi celui de la plupart des autres catégories de volcans. Toutefois, ces canaux plus ou
moins cylindriques se sont formés sous l’influence
de l’érosion due au passage en force du magma
dans des fissures, et encore, seulement à proximité
immédiate de la surface. La plupart des canaux
convoyant le magma sont verticaux ou très pentus.
Néanmoins, dans certains stratovolcans, des fractures divergent en biais à partir de la chambre
magmatique (voir la figure ci-contre), ce que l’on
peut observer directement sur les plutons de
certaines zones très érodées de l’Islande.
La quantité de matériaux acheminés par un
canal vers la surface varie selon le volume de la
chambre magmatique et la pression qui y règne.
Le plus grand épanchement de lave de l’époque
historique, le Laki, dans le Sud de l’Islande, était
de 14 kilomètres cubes. Ce volume est faible
comparé à celui émis par le Yellowstone, il y a
640 000 ans : l’éruption aurait déversé 1 000 kilomètres cubes de lave. D’autres coulées basaltiques
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Conduit magmatique
Plafond de la chambre
magmatique
Paroi de la chambre
magmatique
LES STRATOVOLCANS ÉRODÉS dévoilent leur structure interne,
notamment leurs chambres magmatiques figées, nommées plutons.
Ici, le pluton de Slaufudalur, au Sud-Ouest de l’Islande, révèle
des zones de couleurs différentes; elles correspondent à des veines
de magma refroidi qui se distinguent des gabbros, roches grenues
issues de la cristallisation lente du magma qui remplissait
la chambre magmatique.
ont atteint des volumes compris entre 2 000 et
3 000 kilomètres cubes.
Si tous les conduits à magma partant d’une
chambre magmatique débouchaient à la surface, les
éruptions seraient quatre à dix fois plus nombreuses.
Ce n’est pas le cas, parce que la plupart des fractures qui se forment à partir d’une chambre magmatique sous pression se propagent, puis s’arrêtent. Ce
fait est attesté à la fois par les mesures géophysiques sur des volcans actifs et par l’examen des
conduits apparents d’anciens volcans érodés.
Quand le tuyau se bouche
D’après ces observations, seuls 10 à 25 pour cent
des fractures qui naissent au-dessus d’une chambre
magmatique percent la surface. À quelques kilomètres de Reykjavík, en Islande, une formation
géologique est un exemple de conduit n’ayant
pas débouché : une fracture remplie de magma
s’est, il y a environ 600 ans, figée à seulement
cinq mètres sous la surface ! Les habitants de la
région ont-ils échappé à une catastrophe ? En
tout cas, ils ont probablement remarqué le phénomène par les nombreux tremblements de terre
et la vaporisation de l’eau du sol qu’il a entraînés.
Pourquoi la progression du magma s’est-elle
arrêtée à cinq mètres de la surface? Pour répondre,
essayons de comprendre pourquoi certains volcans
basaltiques, tels ceux de Hawaii, entrent souvent
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
en éruption, alors que les stratovolcans, tel le Vésuve
en Italie, ne le font que rarement.
La clef du problème réside dans le mécanisme
de formation des conduits à magma, c’est-à-dire
de la fissuration. Une fissure ne se forme et se propage
dans un matériau que si celui-ci est soumis à une
contrainte supérieure à celle qu’il peut supporter.
Une contrainte est la force qui s’applique par unité
de surface à l’intérieur d’un solide. Dans un liquide,
cette notion correspond à la pression, grandeur
qui ne dépend pas de l’orientation de la surface d’application. À l’inverse, dans un solide, la contrainte
dépend de la surface d’application, et donc de la
direction de la force à l’origine de la contrainte en
un point du solide.
Dans le sol, les contraintes se développent notamment sous l’effet du magma sous pression qui passe
dans un conduit, ou sous l’effet du poids d’un
bloc de croûte terrestre. Si la roche subit une
contrainte excessive, elle se fracture, ce qui transmet
plus loin les tensions qu’elle n’a pu supporter. Ainsi,
une fracture se propage : elle progresse en ligne
droite tant que le système de contraintes que subit
la roche conserve à peu près la même orientation ;
mais si elle pénètre dans une région contrôlée par
un autre système de contraintes, elle peut changer
de direction ou s’arrêter. Ce comportement est celui
de toute fracture se propageant à l’intérieur d’un
matériau composite.
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lorsqu’elle ne rencontre sur son chemin que des
contraintes qui tendent à l’élargir plutôt qu’à la
refermer. Une telle situation a plus de chance de
se produire quand la contrainte régnant dans la
roche dans une direction donnée est la même dans
tout le volcan. Dans ce cas, une fracture qui a
trouvé l’orientation favorable à son élargissement continue de se propager.
Nos simulations montrent que les situations
favorisant la propagation des contraintes se produisent rarement au sein des stratovolcans. Cette prévision numérique s’accorde avec la rareté des éruptions de très nombreux stratovolcans. Puisque le
magma doit vaincre une grande résistance des
couches constitutives du volcan, les éruptions,
quand elles se produisent, sont souvent explosives.
A. Gudmundsson et S. Philipp
De la rareté des éruptions
CE CONDUIT À MAGMA
(en sombre, au centre)
a atteint la surface
il y a quelque 6000 ans
dans le Nord de l’Islande,
et occasionné une éruption
pendant laquelle il s’est
agrandi en une cheminée
de huit mètres de largeur.
118
Pour qu’une fracture s’ouvre dans une roche,
la contrainte minimale qui y règne doit être perpendiculaire à sa direction de propagation, et la
contrainte maximale parallèle. Quand une fissure
verticale rencontre une couche rocheuse où la
contrainte maximale est perpendiculaire à la direction de propagation de la fissure, deux événements
sont possibles : dans le premier cas, la propagation s’arrête ; dans le second cas, le conduit se
courbe et continue à l’horizontale, puis repart vers
le haut s’il rencontre des conditions l’autorisant.
Sur les terrains volcaniques où l’érosion a mis
au jour d’anciens conduits, on observe ces deux
situations. La nature des contacts entre strates
rocheuses, la profondeur sous la surface et la pression à l’intérieur du magma en ascension déterminent le processus qui est privilégié. Dans la
plupart des cas, la fracture cesse de se propager,
de sorte qu’aucune éruption ne se produit.
Comment estimer la probabilité qu’un conduit
s’arrête? Dans notre laboratoire, nous avons élaboré
des modèles numériques grâce auxquels nous calculons de façon approximative les contraintes existant au sein d’un volcan. Ainsi, nous pouvons
reproduire la propagation des fractures. Ces simulations montrent qu’une fracture se propageant
depuis la chambre magmatique atteint la surface
Au cours des 200 dernières années, on n’a
enregistré que 16 grandes éruptions explosives, dont 11 se sont produites sur des volcans
qui n’avaient jamais eu un tel comportement
lors de l’époque historique – leur précédente
éruption daterait donc de plus de 2 500 ans.
Tous ces volcans aux éruptions rares sont des
stratovolcans ou des caldeiras, c’est-à-dire des
volcans en forme de cratère géant issu de l’effondrement de la partie centrale d’un ancien
volcan (parfois un stratovolcan) sur sa chambre
magmatique, vidée en partie au cours d’une
éruption. Outre ces 11 éruptions explosives, il
y a eu, au cours des 200 dernières années, environ
deux éruptions non explosives par an sur des
volcans sans activité connue auparavant. La
plupart de ces événements inattendus se sont
aussi produits sur des stratovolcans.
En revanche, les volcans boucliers (voir la
figure page 116, en haut), plus grands, moins
pentus et plus homogènes que les stratovolcans,
ont un tout autre comportement. Le piton de
la Fournaise sur l’île de la Réunion, par exemple,
est entré en éruption en moyenne tous les
15 mois au cours des 50 dernières années.
Auparavant, il était moins souvent en éruption, mais depuis le XVIIe siècle, il a craché des
laves 170 fois. On déduit de cette activité
soutenue qu’au cours des siècles passés, la plupart
des fractures qui se sont propagées à partir de
la chambre magmatique ont atteint la surface.
L’Etna, le plus grand volcan d’Europe, a un
comportement comparable, puisqu’il est souvent
entré en éruption au cours des derniers siècles.
Sa base est constituée d’un énorme bouclier de
basalte surmonté par plusieurs petits stratovolcans. Durant l’époque historique, toutes ses
coulées de lave ont été basaltiques, donc pauvres
en silicium, mais le volcan sicilien contient aussi
des couches riches en silicium datant d’éruptions
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LES VOLCANS
a
Lave
Extrémité
de la fracture
CES MODÉLISATIONS
numériques illustrent
la propagation d’une fracture
dans une roche volcanique
selon les directions
des contraintes (les petits
traits gris) du milieu
rencontré. Le magma peut
cesser d’avancer lorsque,
après avoir franchi
une couche tendre de tuf
volcanique, la fracture
rencontre une couche
de lave, un matériau dur (a).
Selon les contraintes,
une fracture peut, après
avoir traversé verticalement
une couche dure
peu épaisse (b), progresser
horizontalement (c), puis
de biais vers la surface (d).
b
Tuf
Conduit vertical
Lave
Chambre
magmatique
d
c
Progression en biais
Spektrum der Wissenschaft-Grafik/A. Gudmundsson et S. Philipp
Avancée
horizontale
anciennes, au cours desquelles des nuages de
cendres mêlées de gros blocs de pierre volcanique
ont été expulsés – ce que l’on nomme des éruptions pyroclastiques. Au cours des trois dernières
décennies, il y a eu en moyenne une éruption
par an pendant laquelle le magma a fait son ascension par des fissures. Ainsi, dans le cas de l’Etna
aussi, les fractures qui se développent à partir
de la chambre magmatique atteignent facilement
la surface du volcan.
Le Mauna Loa à Hawaii est le plus grand volcan
de la Terre. Il s’agit aussi d’un volcan bouclier
constitué de basalte. Depuis 1843, quand le
suivi de son activité a débuté, 38 éruptions se sont
produites: un conduit s’est ouvert jusqu’à la surface
du Mauna Loa tous les quatre ans environ.
Un trouble-fête : l’hétérogénéité
Pour quelles raisons une fracture se propage-t-elle
plus facilement à l’intérieur d’un volcan bouclier
que d’un stratovolcan ? Selon nos simulations, le
phénomène est lié à l’hétérogénéité des stratovolcans. Les coulées de lave et les couches de dépôts
pyroclastiques qui les constituent ont des propriétés
très différentes : tandis que certaines sont plutôt
molles, d’autres sont très rigides. À l’intérieur d’un
stratovolcan, les intensités et les orientations des
DOSSIER N° 67 / AVRIL-JUIN 2010 / © POUR LA SCIENCE
contraintes varient donc de place en place (voir
la figure ci-dessus). Une fracture ne cesse d’y rencontrer de nouvelles roches, où la contrainte maximale pourra être orientée dans le sens perpendiculaire à la propagation, ou qui seront si molles
qu’elles absorberont en se déformant les efforts
exercés par le magma sous pression.
En revanche, un volcan bouclier est presque
entièrement constitué de coulées de laves
basaltiques, aux propriétés mécaniques similaires. Une fracture y trouvera facilement son
chemin vers la surface, car les contraintes y
sont orientées partout de façon favorable à sa
propagation. Dès lors, on comprend pourquoi
les caldeiras se forment plus souvent dans des
volcans boucliers que dans les stratovolcans.
Afin de mieux prévoir les éruptions, les mesures
des contraintes régnant dans les profondeurs
seraient utiles, par exemple à l’aide d’instruments de mesure descendus dans des forages. Grâce
à de telles mesures, nous pourrions estimer la
probabilité de propagation d’une fracture jusqu’à
la surface. Le cas échéant, nous pourrions constater
que les contraintes maximales sont orientées
perpendiculairement à la direction générale de
propagation des fractures : dans cette situation,
nous pourrions sonner l’alarme.
■
articles
• A. GUDMUNDSSON et S. L. PHILIPP,
How local stress fields prevent
volcanic eruptions, in Journal
of Volcanology and Geothermal
Research, vol. 158,
pp. 257-268, 2006.
• A. GUDMUNDSSON, How local
stresses control magma-chamber ruptures, dyke injections and
eruptions in composite volcanoes, in Earth Science Reviews,
vol. 79, pp. 1-31, 2006.
• A. GUDMUNDSSON et
S. L. BRENNER, How mechanical
layering affects local stresses,
unrests, and eruptions of volcanoes, in Geophysical Research
Letters, vol. 31, L16606, 2004.
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45 euros), Éditions La Martinière, 2009.
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Achevé d’imprimer chez Actis MR (02) - N° d’imprimeur 10/01/0032 - N° d’édition 077667-01 - dépôt légal: avril 2010. Commission paritaire n°0907K82079 du 19-09-02, Distribution: NMPP-ISSN 1246-7685, Directeur de la publication et Gérant: Marie-Claude Brossollet.
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