La révolution tunisienne
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La révolution tunisienne
La révolution tunisienne Économie X DANS UNE ENTREPRISE TEXTILE DE NABEUL Les ateliers du silence La corruption généralisée qui gangrénait l’économie a coûté près de 200 000 emplois à laTunisie. A Nabeul, les « Confections du soleil » veulent tourner la page. N ’ÉTAIT le bruit des machines, on entendrait une mouche voler. Concentrées, les ouvrières sont penchées sur l’ouvrage. A Nabeul, à soixante-dix kilomètres de Tunis, les « Confections du soleil » ont retrouvé leur quiétude après trois semaines d’angoisse, jusqu’à la chute de Ben Ali, le 14 janvier. « Il y a eu une vraie crainte, c’est vrai, que des exaltés s’attaquent aux ateliers. Les rumeurs étaient alarmantes. Il suffisait d’une étincelle. On a vécu des moments pénibles », admet le gérant, Loukil Abdelraouf. En ville, le bureau de poste, un supermarché Carrefour, une agence Tunisair – symboles de l’ancien régime ou des intérêts mafieux du clan Ben Ali-Trabelsi – ont été incendiés. Comme d’autres l’ont fait partout en Tunisie pour protéger leurs quartiers, leurs écoles, leurs magasins, les salariés de l’entreprise ont organisé des tours de garde nocturnes par équipe de six. Mais le couvrefeu (aujourd’hui levé) imposé aux Tunisiens au plus fort de la révolte entre 17 heures et 6 heures du matin a « lourdement pénalisé » les « Confections du soleil », site de fabrication depuis 2004 des vêtements féminins conçus par la société auboise Ryvia (commercialisés sous les griffes « Pause café » et « Un point c’est tout »). A raison de 8 h 30 de travail par jour (5 h 30 le samedi) pour 48 heures par semaine (durée légale en Tunisie), l’entreprise ne pouvait longtemps se permettre de fermer ses ateliers à cinq heures du soir, en pleine période de fabrication de la collection estivale. « J’ai passé mon temps à réconforter le personnel. La plupart ne comprenait pas ce qui se passait. Habituellement, ici, on ne parle pas de politique. L’ambiance est familiale. Ce sont des gens tranquilles qui voulaient simplement pouvoir continuer à travailler », explique le gérant. « Rubis sur l’ongle, primes comprises » De 60 salariés en 2004, l’entreprise en emploie aujourd’hui 340, une majorité de femmes âgées de 18 à 40 ans, « toutes en CDI », assure Loukil Abdelraouf. Lorsqu’elle doit, en trois mois, boucler une commande urgente de 350 000 pièces, la société fait également appel à un millier de façonniers de Nabeul, réputée pour ses ateliers textiles. « Aux Confections, les salaires oscillent entre 1,805 et 1,950 dinars tunisiens de l’heure (autour d’un euro) selon les postes, qualifiés ou non », explique le gérant, pas peu fier de payer ses employés rubis sur l’ongle – « primes comprises » – et de leur permettre de « prendre normalement leurs congés ». Une prouesse en Tunisie où beaucoup d’entreprises, peu à cheval sur le droit du travail, « oublieraient » de déclarer leurs salariés. 340 salariés, dont la majorité des femmes, travaillent aux Confections du Soleil. « J’ai passé mon temps à les rassurer », dit le gérant. Miracle ou mirage ? Depuis le 14 janvier, la Tunisie est fâchée avec les chiffres. « Tous faux », assure un membre du syndicat unique, l’UGTT. Le taux de croissance annuel de 4 à 5 % repris à l’envi ? Confirmé par le ministère de l’Économie mais sujet à caution à en croire le même syndicaliste : « C’est le chiffre que l’État claironnait à l’international. Mais quand on négociait l’augmentation des salaires, tous les trois ans, bizarrement il se fondait sur 1,5 % ! » Il en va ainsi du chômage. Officiellement à 14-15 %. C’est une moyenne nationale car il grimpe à 30 %, voire plus, dans certaines régions déshéritées (Sidi Bouzid, Kasserine…). Ainsi encore du niveau scolaire. L’objectif de Ben Ali était d’atteindre en 2012 un taux de réussite au bac de 60 % et les 500 000 étudiants (contre 350 000 aujourd’hui !). Le tout au prix d’une baisse spectaculaire du niveau des diplômes. Le résultat est que, chaque année, le pays accueille près de 140 000 nouveaux entrants sur le marché du travail (dont 70 000 diplômés, souvent inadaptés à l’offre). Or le pays ne produit que 45 000 emplois par an ! Pire : le chômage des diplômés augmenterait trois fois plus vite que celui des analphabètes ! Enfin, la privatisation à marche forcée (en 23 ans, 53 % du secteur public l’ont été) a tétanisé l’investissement des entreprises soucieuses d’échapper au racket de la clique bénaliste. Cette frilosité aurait coûté 200 000 emplois entre 1995 et 2010 (voir ci-dessous) et la corruption, en général, près de 740 M€ par an au pays. C’est un peu moins que le montant des pertes causées par l’arrêt de l’activité économique pendant la révolution (1,5 milliard). Mais une révolution, ce n’est pas tous les ans… « Il faut assainir le climat concurrentiel et développer les services internet » Ancien du cabinet Ernst-andYoung, Sami Zaoui est secrétaire d’État aux technologies de la communication, rattaché au ministère de l’Industrie. Il est aussi l’un des deux seuls membres du gouvernement transitoire tunisien à être surTwitter. Quel a été l’impact de la corruption ? Elle nous a fait perdre 2 à 3 % de croissance de PIB par an. Les enquêtes de police bloquaient les projets d’activités dès lors qu’elles révélaient la présence au sein des sociétés candidates d’un opposant, www.lunion.presse.fr d’un blogueur, d’un islamiste… Quel rôle a tenu internet dans la révolution ? Il a considérablement amplifié le mouvement. Sans lui, la révolte serait restée confinée à certaines régions. Privées de Facebook ou Twitter, les émeutes de Gafsa en 2008 ont eu beaucoup moins de conséquences. Elles ont pourtant duré huit mois ! Devant la pression de la rue, Ben Ali a décidé d’autoriser Facebook, début janvier. En réalité, il s’est savonné la planche. L’internet tunisien est-il aujourd’hui complètement ouvert ? Oui, mais il y a un vide juridique. Le pays doit se doter d’une législation pour éviter les débordements. Je songe notamment aux sites à caractère pornographique et terroriste. Mais en la matière, il n’y aura plus de décision autoritaire, administrative ou politique. Ce sera à la justice d’en décider. Le gendre de Ben Ali, Sakhr el-Materi, venait d’acquérir 25 % de Tunisiana, l’un des trois opérateurs tunisiens avec Tuni- Slim Zaoui : « La corruption a coûté très cher à laTunisie, de deux à trois points de croissance du PIB par an. Les enquêtes de police freinaient une grande partie des initiatives privées. » Vendredi 25 février 2011 sie Télécom et Orange Tunisi. L’État va-t-il les récupérer ? Les choses sont claires. Une procédure de confiscation est lancée. Les priorités sont d’introduire une partie du capital de Tunisiana en bourse, d’assainir le climat concurrentiel et de développer en interne les services internet, dont les centres d’appels qui ne travaillent que pour l’étranger et emploient actuellement 25 000 personnes. L’objectif est de doubler ce chiffre d’ici deux ou trois ans.