Images, mythes et symboles: les représentations de

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Images, mythes et symboles: les représentations de
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Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique
Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific
IMAGES, MYTHES ET SYMBOLES : LES REPRÉSENTATIONS DE LA FLÛTE DANS LA
CRÉATION ET LES PRATIQUES ARTISTIQUES EN INDE DU NORD
IMAGES, MYTHS AND SYMBOLS: THE REPRESENTATIONS OF FLUTE IN ARTISTIC
PRACTICES AND CREATIONS IN NORTH INDIA
Jeanne Miramon-Bonhoure
Université Paris IV Sorbonne
Thématique D : Créations artistiques et imaginaires
Theme D: Artistic and Imaginary Creations
Atelier D 05 : Entre images et imaginaires : réflexions autour des représentations de
la musique en Asie du Sud
Workshop D 05: Between images and imaginaries: Thoughts on South Asian
representations of music
4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique
4th Congress of the Asia & Pacific Network
14-16 sept. 2011, Paris, France
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes
© 2011 – Jeanne Miramon-Bonhoure
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IMAGES, MYTHES ET SYMBOLES: LES REPRÉSENTATIONS DE LA FLÛTE DANS LA
CRÉATION ET LES PRATIQUES ARTISTIQUES EN INDE DU NORD
Jeanne Miramon-Bonhoure
Université Paris IV Sorbonne
La flûte traversière en bambou1 appelée bāṁsurī aujourd’hui en Inde du Nord2, est un
symbole important dans les représentations et les imaginaires de l’Inde. Si elle est
indissociable aujourd’hui de la divinité ‘au teint sombre’3 elle a cependant occupé une place
non négligeable avant le courant de la dévotion kṛṣṇaïte du 16ème siècle, notamment dans les
pratiques rituelles comme en témoignent de nombreuses sources littéraires et iconographiques
datées plusieurs siècles avant l’ère chrétienne4. Connue sous différents noms et morphologies
selon les régions et les contextes historiques5, tantôt instrument raffiné de cour, tantôt
instrument festif de plein air, la flûte a inspiré de nombreux poètes et véhiculé des imaginaires
encore vibrants dans la création artistique actuelle. Après une brève étude de quelques
sources littéraires et iconographiques existantes sur le sujet, j’aborderai la symbolique de la
flûte à travers deux thématiques intimement liées à la dévotion kṛṣṇaïte et profondément
ancrées aujourd’hui encore dans l’imaginaire collectif indien à savoir l’enchantement (mohān)
et la jouissance (ānanda)6. Mon propos sera illustré par quelques exemples tirés de la poésie
du 16ème siècle, du cinéma d’auteur et de mes propres observations de terrain recueillies
depuis 2006.
Sources littéraires et iconographiques
Bien que certaines sources manquent aujourd’hui pour établir une historiographie précise de
la flûte7, quelques écrits majeurs attestent d’une certaine continuité dans les références faites à
cet instrument au cours des siècles.
1
Il existe plusieurs centaines d’espèces de bambou dans le monde. Il est dit que le meilleur bambou en Inde se
trouve en Assam (extrême est de l’Inde), particulièrement résistant et adapté à la fabrication des grandes flûtes
de concert (70 centimètres en moyenne). Les fameuses flûtes du luthier Harsh Wardhan sont par exemple faites
en bambou originaire de cette région (http://www.hindu.com/fr/2011/05/27/stories/2011052750110200.htm).
Pour plus de détail sur le bambou voir la revue de La société européenne du bambou,
http://www.aebfrance.fr/public/revue/revue.htm, premier numéro paru en 1988;
2
De bāṁs [sanskrit vaṁśa-] « bambou » et sur [sanskrit svara-] « son, note, mélodie » (R.S. Mc Gregor (ed.),
The Oxford Hindi-English Dictionary, Oxford University Press, [1993], 2006);
3
Shyām, un des noms donnés au dieu Kṛ̦ṣṇa en raison de la couleur noire de son teint;
4
Je reviendrai brièvement sur ces sources dans la première partie de cette communication;
5
La flûte est aussi appelée veṇu (Sanskrit « bambou »), kolalu (kannada), kuzhal (tamil, malayālam), bunsee
(bengali) ;
6
Un troisième thème essentiel, celui de la separation (viraha) a été brièvement abordé dans le cadre de cette
communication sans être développé; voir notamment Hawley à ce sujet: “So marked is the them that it is given a
distinct name: viraha, which can mean both the physical fact of separation between lovers and the various
emotions that accompany it. And most often it is the virahiṇi herself, the woman afflicted by love, who speaks”
(Hawley, 2005 :169);
7
Par exemple, parmi les sources de références, le chapitre sur les instruments à vent dans le Bṛhaddeśī (Mataṅga
, 9ème) a été perdu, voir Bor, 2006 : 49 ;
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Images, mythes et symboles : les représentations de la flûte dans la création et les pratiques
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Les premiers éléments sont à trouver dans les vastes ressources qu’offrent les littératures
védique, puraṇique et épique dans lesquelles plusieurs termes font explicitement références à
des instruments à vent dont l’étymologie renvoie au roseau ou au bambou8.
Les termes vaṁśa et veṇu9 apparaissent dans les épopées du Mahābhārata et du Rāmāyaṇa où
la flûte est décrite comme instrument de cour qui accompagnait la vina. On retrouve une
terminologie équivalente dans la littérature puraṇique10.
Autres sources fondamentales, les grands traités sur la musique et les arts consacrent presque
tous un chapitre à la description des instruments et leur fonction11; c’est le cas notamment du
chapitre 30 du Nāṭyaśāstra12, dédié aux aérophones (suśira vādya) dans lequel seule la flûte
(vaṁśa) est mentionnée pour les instruments à vents13. L’auteur donne quelques instructions
techniques de doigtés et détaille même les attentes esthétiques du jeu de la flûte au sein du
kutapa14 lors de représentations dramatiques :
‘The notes of the flute should be perfected (lit. accomplished) with the help of the vina and of
the human throat. The very notes, which the singer will attain, should be sung in
accompaniment of a flute. Unison of the human throat (lit. the body), the vina and the flute, is
specially praised. The music of the flute, which is steady, not very loud and furnished with the
varnas and the alamkaras, and follows rules, is sweet and soothing’15
http://www.musicology.nl/groups/meermusic/wiki/43b61/images/ef5e3.png#799x531
8
La littérature védique donne au moins cinq termes faisant référence à des instruments à vent : vana, bakura,
vani, nadi, tuvana, chacun d’eux associés au verbe dham « souffler », (Reis, 1983 :?). Les termes nala et nadi
dériveraient d’une même racine nada ou nala désignant une espèce de roseau (Reis, 1983 : 51).
9
Voir note 5;
10
Notamment dans le Vayu Purana et Vishnu Dharmottara, (Reis, 1983 : 56).
11
Notamment Bṛhaddeśī (Mantanga, 9ème siècle), Saṅgīta-Ratnākara (Śārṅgadeva, début du 13ème siècle),
Ghunyat al-Munya (anonyme, 1374-1375)
12
Traité attribué à Bharata, date entre -100/500;
13
Bor, 2006 : 50 ;
14
‘This ensemble consisted of a singer, his attendants – who may have play small brass bells or cymbals,
presumably to mark the tala pattern, and players of two different types of harps, and a flute’, Nāṭyaśāstra, 28. 45, quoted in Reis, 1983: 56).
15
Nāṭyaśāstra, 30.11-12, traduction de Ghosh, 1961:51-52;
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Sur le plan iconographique, les splendides sculptures et fresques des nombreux sites
archéologiques indiens16 donnent également des informations précieuses.
L’indianiste Wim van der Meer, sur son blog personnel17, propose une réflexion autour de
quelques photographies prises dans les grottes d’Ellora et Ajanta (à Aurangabad) sur
lesquelles on peut voir de petits ensembles orchestraux constitués de flûtes, cymbales et
tambours datés entre les 6ème et 7ème siècle. Ces fresques font référence au temps de la vie du
Bouddha, et on peut donc se demander, comme le suggère Meer, si elles sont représentatives
de la musique telle qu’elle existait au temps où ces fresques ont été réalisées ou si elles
véhiculent un imaginaire de cette époque-là sur les pratiques musicales au temps de
Bouddha18. Les flûtes semblent ici en étroite relation avec la danseuse placée au centre ;
toujours situées juste derrière ou à côté de celle-ci, elles avaient probablement un rôle
prédominant.
D’autres sculptures sur le site de Māvalipuram dans le Tamil Nadu représentent la flûte
comme instrument de berger. Selon Marcel-Dubois ce ne serait qu’entre les 2ème et 4ème
siècles que la flûte serait associée au gardien de troupeaux, jusqu’alors demeurée instrument
de ‘concert’ (Marcel-Dubois, 1941:97). D’autre part, l’auteur souligne qu’elle n’apparaît pas
avant le 12ème siècle comme attribut du dieu Kr̥ ṣṇa (ibid., 98).
Si la flûte a en effet perdu de sa prédominance comme instrument d’art et de cours à partir du
12ème siècle sous l'invasion des Moghols19, elle a connu, à travers la mythologie et la poésie
Kṛṣṇaïte, un autre souffle, brûlant et passionné qui n’a cessé d’être attisé par des artistes et des
dévots inspirés par ‘le ravissant joueur de flûte20’.
L’enchantement – Mohān
La flûte bouleverse tout !
Elle emplit de son chant les trois mondes
Dès que l’amant de Radha se met à jouer…
Le veau écarte sa tête du pis
La vache cesse de brouter
Le flot de la Jamnâ coule en sens inverse
Et le vent fait silence au son de la flûte…
Emus, égarés, les êtres célestes
Dieux, déesses et Gandharvas
Soûr-Dâs, restent immoblies ça et là, médusés
Au son de la flûte qui enchante les femmes du Braj !
La flûte bouleverse tout…21
Ce poème de Surdas22, magnifiquement traduit par Charlotte Vaudeville, évoque un des
aspects symboliques les plus forts liés à la flûte, que l’on retrouve dans toute la littérature
indienne depuis la composition du Bhāgavata-Purāṇa23:
16
Sanchi, Mathura, Ellora et Ajanta, Gandhara, Bhumara, Badami, Khajuraho, le Deccan et le Gujarat ;
http://www.musicology.nl/groups/meermusic/wiki/546cc/
18
http://www.musicology.nl/groups/meermusic/wiki/546cc/The_Dance_Panel_of_the_Aurangabad_Caves.html
19
Bruguière, 2003
20
Muralimanohar, un des noms pour désigner Kṛṣṇa;
21
Poème de Surdas, traduit par Charlotte Vaudeville (Vaudeville, 1971 :90);
22
Poète du 16ème siècle considéré comme le poète exemplaire qui a composé en Brajbhāṣā, la langue de la région
de Braj, au sud de Delhi où Kṛṣṇa aurait passé son enfance.
23
Texte de la littérature puranique, daté environ du premier millénaire de l’ère chrétienne, centré sur la notion de
bhakti (dévotion), et plus particulièrement de la dévotion du Dieu Kṛṣṇa;
17
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cet effet enchanteur (mohān) du son de la flûte de Kṛṣṇa, capable de réveiller les Dieux24, de
faire oublier aux femmes leurs devoirs d’épouses et d’arrêter les rivières de couler :
‘When Kṛṣṇa plays his flute the river and reeds from which the flute grew wep tears
of
delight. When the cloud hear his flute, they hover over him to provide shade and to
shower him with colling drops of fresh water. Rivers slow down when they hear his flute and
grow lotuses for him. The deer in the forest hearing his flute, stand still, ears erect, attentive
and motionless. The whole creation can concentrate on nothing but it sounds’25
C’est une thématique que l’on retrouve au-delà du contexte Kṛṣṇaïte ou même indien ; on
pense par exemple à la légende du joueur de flûte d’Hamelin26 qui ensorcela les enfants d’un
village au son de sa flûte ; la flûte du Dieu Pan27 ou encore la flûte enchantée dans l’opéra de
Mozart28 qui est donnée au prince Tamino pour le protéger et l’aider à vaincre les épreuves
qui lui sont imposées ; c’est le chant de cette flûte qui ensorcelle les animaux :
“Quelle puissance ton son magique n'a-t-il pas, ô flûte amie, pour enchanter même les bêtes
sauvages!...”29
Ce pouvoir magique de la flûte est régulièrement évoqué aujourd’hui par les musiciens ; un
des fils de mon maître par exemple me racontait lors d’une interview comment le son de la
flûte de son père avait eut un jour un effet sur la nature environnante :
« My father is not an ordinary person, there is only one like him in this life and I know that
no matter how hard I work I will never reach such sublime music as he does. There was sign
already when he was young, in his twenties, my grand father was telling a story that one day
he took his flute outside to play and everybody stopped to listen to him, even cows where
30
listening to him and the air was very special »
Cette flûte enchanteresse est aussi séductrice, elle chante ‘pour captiver le cœur des femmes
aux beaux yeux’31. Et c’est l’aspect symbolique que l’on retrouve le plus fréquemment dans
les transpositions cinématographiques : la flûte symbole du jeune homme romantique, du
séducteur, de l’amant. C’est l’instrument joué par Apu, le garçon de la nouvelle Pather
Panchali32 de Bibhuti Bhushan Banerjee adaptée au cinéma par Satyajit Ray en 1959. Apu est
un jeune homme timide et mal à l’aise avec les femmes mais sa beauté exerce une attraction
irrésistible auprès de celles-ci qui le mettent souvent dans une situation inconfortable dont il
s’échappe grâce à son instrument de musique. Dans le dernier volet de la trilogie de Ray, Apu
Sansar (« Le monde d’Apu »), l’auteur utilise la flûte et son rapprochement avec la
personnalité du Dieu Kṛṣṇa pour souligner ce trait de caractère du personnage :
24
La flûte perturbe le serpent Ananta sur lequel Viṣṇu repose durant sa nuit cosmique (Kinsley, 1975 :39)
Extrait du Bhagavad-purāṇa [X. 21. 12-15 (4:93)] traduit par Kinsley, 1975 :39 ;
26
Légende allemande du 13ème siècle, transcrite par les frères Grimm en 1816;
27
Dieu des bergers et des troupeaux, originaire d’Arcadie.
28
Die Zauberflöte (1791);
29
“Wie stark ist nicht dein Zauberton, weil holde Flöte durch dein Spielen selbst wildeTiere Freude fühlen!”,
acte XV, air No. 5;
30
Interview avec Rishab Prasanna, Delhi, Décembre 2007;
31
‘Krishan sang with his flute in a manner so as to captivate the hearts of women with beautiful eyes’,
Bhagavad-purāṇa X. 29. 3-7 (4:119-20), in Kinsley, 1975 :34;
32
Pather Panchali (« La complainte du sentier ») Nouvelle de Bibhuti Bhushan Banerjee adaptée au cinéma par
Satyajit Ray en 1959;
25
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« Pulu comes into the room with [Apu]. He (…) touches his aunt’s feet. The room is crouded
with Young girls.
AUNT : (blessing him) There, there, how are you, my child ?
(Apu comes in)
PULU : (to Apu) My Aunt.
(Apu touches her feet. Pulu’s aunt stares at Apu, her eyes shining.)
(…)
AUNT : Where have I seen this face ?
PULU : You couldn’t have seen it anywhere. This is his first visit.
AUNT : No, no. I know this face well. Oh yes ! I know where I have seen it before, in the
painting of Gods !
PULU : Lord Krishna incarnate. Complete with flute.
(Apus smiles, very embarassed). »33
Cooper décrit et analyse la scène ainsi :
« When Apu enters the room, the only object he holds is his flute. We cut to
Aparna’s
mother staring at Apu and his flute ; behind her we see a row of girls
doing the same.
Now Ray cuts to a reverse shot, so that we see Apu, completely alone and embarrassed, in
the frame. As bouts of shyness overwhelm his angikas, he becomes more appealing as the
consummate object of desire for the predominantly féminine gaze, not only of Aparna’s
mother but also of the other women standing behind her. The Krishna pronouncement adds
another layer to Apu ; the flute immediately becomes the conspicuous dhvani that suggests the
merging of Apu with that God » (Cooper, 2000 :57)
De même, dans l’adaptation cinématographique de la nouvelle de Tagore Chokher Bali34, le
personnage de Behari est souvent accompagné de sa flûte ; sans que jamais on l’entende
jouer, la seule présence de l’instrument souligne la force séductrice du personnage et renforce
l’atmosphère romantique installée par le réalisateur.
De manière encore plus explicite, Deepa Mehta dans son film Water (2005) met en scène une
histoire d’amour impossible entre Kalyani, une jeune veuve, et Narayan, un jeune homme issu
d’une famille du milieu aisé et conservateur de Bénarès. La réalisatrice rassemble tous les
éléments symboliques qui évoquent la relation amoureuse de Kṛṣṇa et Radha le temps d’une
scène: Kalyani se prépare pour retrouver clandestinement son bien-aimé après s’être
prosternée devant la statut du dieu Kṛṣṇa et déposer du kohl de la lampe sur ses yeux, tandis
que Narayan l’attend sous un arbre au bord de la rivière en jouant de la flûte ; il lui parle du
parfum de l’arbre Kadamba, qui est l’arbre sous lequel Kṛṣṇa joue de la flûte.
Au-delà des thèmes cinématographiques, les exemples d’association entre la flûte qui
enchante et le Dieu Kṛṣṇa chez les flûtistes aujourd’hui sont multiples : titres d’album de
disque35, illustrations de sites internet, anecdotes et récits de vie dans les biographies des
musiciens sont autant d’éléments qui alimentent le mythe. S’il en est un qui incarne ce jeu des
ressemblances dans le paysage des flûtistes indiens, c’est bien le maître Hariprasad Chaurasia.
Dès l’entrée dans son site officiel le ton est donné avec cette phrase qui apparaît sous une
représentation du Dieu Kṛṣṇa jouant de la flûte en miroir avec celle du maître :
« The flute is the symbol of the Spiritual call – the call of the divine love »36
33
Extrait du scénario du film, cité par Cooper, 2000: 57; à 26’30;
Adaptation de Riturpano Ghosh, 2003;
35
Par exemple pour l’artiste Hariprasad Chaurasia: Krishnadhwani (1978), Possession (1994), The Mystical
Flute (1995), Krishna’s flute (1996), Love Divine, Paravies of Passion (2001)
36
http://www.hariprasadchaurasia.com/
34
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La séduction, alliée à la notion de jeu37 fait partie du vocabulaire souvent utilisé pour décrire
l’art du jeu du flûtiste Hariprasad Chaurasia : lui-même s’en amuse et aime à se comparer au
jeune Kṛṣṇa blagueur, coquin et chenapant38 :
« The impulse was irresistible. The flute lay on a little brick by the side of a municipal tap.
The young street boy who had been playing it was leaning forward, his hands cupped under
the tap, drinking thirstily from it. Hari, himself only a little older than five, had followed him
through this quiet corner of Allahabad bewitched by the sound of the flute. He had heard
nothing like it before. And now there it was. Hari bent forwrad, picked it up and ran. The boy
saw him and shouted. But Hari was lithe and quick and he knew his street well. He laughed
back at the boy, dodged him, got home and hid the flute »39
Ce trait de caractère se retrouve dans son jeu sur scène : son rapport au public (ouvre souvent
un concert en racontant une anecdote pour susciter le rire), ses interactions avec le joueur de
tabla (il s’amuse à piéger le percussionniste avec des jeux rythmiques ‘inattendus’) et son
approche du développement des rāga (effets de surprise en ne jouant pas la tonique quand on
l’attend ou encore par l’emploi de sauts d’octaves inhabituels).
A cet effet enchanteur que nous venons d’illustrer vient s’associer un autre aspect inséparable
du premier, celui de la jouissance ou félicité (ānanda) que l’on retrouve dans les descriptions
du concept de rasa, cette jouissance esthétique extra-ordinaire.
La délectation - Anānda
‘(…) Le vertige fait (…) partie de l’expérience kṛṣṇaïte (…). De fait, tout contact physique
(visuel, auditif ou tactile) avec Kṛṣṇa se traduit chez les gopī par un désarroi quasiment
physiologique, un étourdissement, une perte de la conscience’ :
‘Que puis-je (en) dire, j’ai perdu la conscience de mon corps.
A écouter le son de la flûte, suspendue aux douces lèvres de Śyām,
les jeunes femmes ont le vertige’40
Cet notion de vertige est présente dans la description de l’expérience du bhava en musique :
de même que la flûte de Kṛṣṇ peut faire perdre la conscience aux gopi, une note peut
renverser le public si elle saisit le coeur du rāga. Le son de la flûte, responsable d’un véritable
bouleversement corporel ébranle, met en mouvement, à la fois l’émetteur et le récepteur.
L’émotion ressentie par les jeunes gopi telle que Surdas la décrit dans ce poème s’apparente à
celle relatée dans certains témoignages de musiciens ou auditeurs après avoir goûté au plaisir
esthétique lié à l’effet miraculeux de l’interprétation d’un rāga ; dans cet exemple, le rāga
Mārwā par Amir Khan :
37
Līlā
39
Biographie de Hariprasad Chaurasia, Uma Vasudev (2005:15-16)
Surdas, pad 1239, in Rousseva, 2005 :73-74;
40
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« Nous savons tous aujourd’hui, combien Amir Khan chantait bien [le rāga] Mārwā.
Mais cette nuit-là quelque chose s’est passé, je ne sais pas quoi! Au bout de quinze minutes,
sa musique transcenda tout ce que j’avais fait [Salamat Ali Khan venait de chanter
auparavant] ; au bout d’une demi-heure je ne me souvenais même plus de ce que j’avais
chanté un moment avant. Comme si un seul rāga, Mārwā, était à lui seul toute la musique.
Khansahib [le respecté Amir Khan] chanta une heure et demie, se leva et quitta la scène sans
qu’il n’y ait aucun applaudissement, ni mouvement dans l’auditoire. Nous étions tous
envoûtés pendant un instant avant que les applaudissements n’arrivent en cascade. Non,
personne n’a réclamé autre chose, nous avions tous compris ! Que s’était-il passé?
41
Simplement un miracle. »
Cette expérience esthétique s’exprime souvent dans l’auditoire par des gémissements, des
soupirs, des acclamations qui ne relèvent ni de la joie ni de la peine mais d’un état qui les a
fait « sortir » d’eux-mêmes l’instant de cette expérience extra-ordinaire42.
‘Elle sont restées figées sur place,
de joie ou de douleur – on ne saurait le dire’43
Conclusion
Ces quelques exemples nous ont permis d’entrevoir un échantillon seulement de la force
évocatrice de la flûte dans la création artistique à travers l’histoire et l’influence de sa portée
symbolique sur la création actuelle notamment dans le cinéma, mais aussi à travers les
pratiques et les récits des musiciens eux-mêmes.
Si l’instrument est aujourd’hui systématiquement associé au Dieu Kṛṣṇa, les sources littéraires
et iconographiques étudiées nous révèlent l’importance de replacer la flûte dans une
perspective historique en allant au-delà des récits mythologiques et symboliques, pour une
meilleure compréhension de l’évolution des pratiques et des représentations liées à cet
instrument.
41
« Now we all know how well Amir Khan Sahib sang Marwa. But that night something happened, I don’t
know what! After he had sung for fifteen minutes the music transcended all that I had done; after half hour I
could not even remember what I had sung a little while ago. It was as if there was the one raga, Marwa, in all
music. Khansahib sang for about ninety minutes, stood up and left the stage and yet there was no applause, no
movement of the audience. We were all spellbound for a while before rounds and rounds of applause followed.
No, there were no requests for another item, we all know better than that! What had happened? Simply a
miracle ». Salamat Ali Khan, Pakistan, extrait du livret du CD de Vilayat Khan, Râga Mârwâ, Puriya, Sohini,
IAM, CD 1075, (1991), New York, 2004, propos recueillis par Deepak Banerjee, traduction personnelle. Même
récit dans Ustad Amir Khan, Ananya, Navras NRCD 0091 (1998), p. 8.
42
Ce passage reprend des extraits d’un paragraphe que j’ai déjà publié dans l’article collectif « Musique et
émotion : pour une anthropologie de la musique. Du rasa au rāga », in Musique, Signification et émotion, Ed.
Delatour-France, 2009;
43
Surdas, pad 1239, in Rousseva, 2005 : 74 ;
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Références
BOR, Joep, “Melodic Instrumental Music and Improvisation”, in ITC Sangeet Research Academy,
Seminar on Improvisation in Music, Mumbai, organised by ITC-SRA (Western Region), Co-Sponsors
NCPA & Music Forum, 13 th , 14th and 15th January 2006;
COOPER, Darius, « Between Wonder, Intuition, and Suggestion : Rasa in Satyajit Ray’s The Apu
Trilogy and Jalsaghar », in The cinema of Satyajit Ray. Between tradition and Modernity, Cambridge
University Press, 2000, pp.1-63 ;
DELVOYE, Françoise ‘Nalini’, « Les chants dhrupad en langue braj des poètes-musiciens de l’Inde
moghole », in Françoise Mallison (dir.), Littératures médiévales de l’Inde du Nord. Contributions de
Charlotte Vaudeville et de ses élèves, Paris, Publications de l’École française d’Extrême-Orient, 1991,
p. 139-185;
ERGUNER, Kudsi, La Fontaine de la Séparation. Voyages d’un musicien soufi, Le bois d’Orion,
Paris, 2000 ;
FLORA, Reis Wenger, Double reed aerophones in India to AD 1400, University of California, Los
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HARDGRAVE Robert L. Junior, SLAWECK, Stephen M., Musical Instruments of North India - 18th
century Portraits by Balthazar Solvyns, Manohar, 1997;
HAWLEY, John Stratton, Three Bhakti Voices. Mirabai, Surdas, and Kabir in their Time and Ours,
Oxford University Press, Berkeley, Los Angeles, London
2005 ;
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réflexions autour des représentations de la musique en Asie du Sud
Images, mythes et symboles : les représentations de la flûte dans la création et les pratiques
artistiques en Inde du Nord / Jeanne Miramon-Bonhoure / 9