L`école des maîtres - Jean
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L`école des maîtres - Jean
L’école des maîtres Les nuits de Georges de LaTour La Flagellation du Christ à la colonne Vers 1606-07. Huile sur toile. Le Caravage © RMN. Il n’y a pas, en art, de génération spontanée. Il est plus juste d’envisager une éclosion générale dont la simultanéité surprend. Le voyage obligé en Italie, pour tout jeune peintre en formation, explique la formidable influence du Caravage sur toute la peinture européenne. Il inspire des artistes de passage qui, de retour au pays, divulguent la nouvelle manière : Honthorst, Bigot, Lucas de Leyde infusèrent aux pays nordiques ce souffle de lumière contrastée. Dès 1610, une Annonciation du Caravage figure dans les collections locales. À n’en pas douter, Georges de La Tour n’en ignorait rien, qu’il ait effectué ou non le fameux voyage. être l’expression peinte de son angoisse devant l’horreur de la guerre qui dévastait alors la Lorraine. Certains historiens pressentent des liens avec les milieux religieux ascétiques. Aucunes archives ne dévoilent les raisons profondes de ce choix artistique : la vie de Georges de La Tour fut et restera un mystère. Un art en héritage Georges de La Tour ne fut pas l’artiste isolé et méconnu qu’on a bien voulu s’imaginer. Il fut un artiste célèbre et estimé. Les prix auxquels se négociaient ses tableaux le prouvent tout comme les séries d’œuvres sur un même sujet : la demande devait être si forte qu’il multipliait les versions, se copiait lui-même. On suppose l’existence d’un atelier dans lequel collaborait son fils Étienne qui se serait consacré à l’exécution de ces nombreuses variations. Les nuits ne constituent pas un thème propre à La Tour. Elles furent de son vivant un sujet en vogue auquel s’essayèrent Poussin et Vouet. L’audience de ce thème correspond à la vague de caravagisme qui se répandit sur l’Europe. Le Caravage proposait en effet de nouveaux sujets et des manières innovantes d’aborder les motifs religieux. La Tour lui doit ses scènes de joueurs de cartes, ses diseuses de bonne aventure, ses inhabituelles représentations de saints. Mais le génie de La Tour fut de pousser à leur apogée ces influences recueillies. Il n’en fut pas l’inventeur. Qu’importe. Comme le Caravage, Georges de La Tour élabore sa toile sans dessin ni ébauche préalables. À l’huile, il attaque directement son sujet. Guidé par un impérieux souci de vraisemblance, il fait poser son apprenti dans l’attitude souhaitée. Le réalisme le concerne : il n’est point de scènes religieuses peintes par La Tour qui ne paraissent sorties du quotidien. Saint Joseph est un homme du peuple, vigoureux, vêtu de manière contemporaine. Jésus est un enfant. Ils sont l’un et l’autre dépourvus de marques les sanctifiant. L’utilisation de la lumière est aussi un héritage : la source lumineuse artificielle – ici, une bougie – impose une utilisation radicale du clair-obscur, assombrissant encore plus les ombres, presque noires dans Saint Joseph charpentier, exaltant les zones illuminées comme le profil de Jésus, ramassant les parties intermédiaires pour les marquer du sceau de la transparence. Pourtant, Georges de La Tour n’est pas un peintre que le caravagisme limite Saint Joseph dans son exprescharpentier sion. Il lui doit Huile sur toile. beaucoup certes, Georges de La Tour. mais il a cette © RMN. ▲ 28 Pratique des Arts S urgies de la nuit la plus noire que l’on puisse imaginer, deux figures se font face. Un vieil homme et un enfant échangent leurs regards. Le premier est à demi enfoui dans les ténèbres, le second est à peine effleuré par l’ombre : sa silhouette s’y découpe, nette et pure. Son visage laisse irradier la lumière. Métaphore de l’âge ou message biblique, Saint Joseph charpentier est une des plus magistrales toiles de Georges de La Tour, une de ses plus belles nuits. Elle date probablement de 1640. Depuis 1638, le peintre se sert intensément de ce procédé particulier du clair-obscur pour s’exprimer. Cette année-là, un incendie ravagea Lunéville, détruisant totalement l’atelier du peintre. Georges de La Tour ne devait plus être tout à fait le même homme. Son œuvre en témoigne et on suppose que l’inspiration venue des ténèbres pourrait À travers une utilisation radicale du clair-obscur, La Tour laisse une œuvre où prévalent le pouvoir de suggestion comme le souci de vraisemblance. Pratique des Arts 29 L’école des maîtres Dépouillement et réalisme : les maîtres mots de La Tour. ▲ Le clair-obscur personnel de La Tour Détail de Saint Joseph charpentier. L’utilisation audacieuse du clair-obscur par La Tour a pour effet de hausser le contraste de l’ombre et de la lumière à son maximum. La Tour n’est pas Rembrandt, qui use du clair-obscur en ménageant les passages de l’un à l’autre par de multiples demi-teintes. Ses ombres sont plus noires et les clairs plus clairs que ne le voudrait la nature. Dans les œuvres de La Tour, on pourrait croire qu’un projecteur puissant éclaire la scène. Le peintre avait recours aux lumières artificielles du temps, une bougie, un flambeau, qu’il oriente à dessein. Il aime les voiler par une main, une grille… Puis il précise et accentue les parties lumineuses, laisse l’ombre se répandre sur le reste du tableau. Le choc des deux espaces est nécessairement brutal. Portrait d’homme Crayon noir, sanguine. Pierre Lagneau. © RMN. Le réalisme parisien. Contemporain de La Tour, ce dessin montre combien les peintres français de l’époque se montrent sensibles aux différents types d’hommes. S’éloignant de l’art de la Renaissance, le style du Grand Siècle mûrit sous les auspices du réalisme. La Tour dut fréquenter la capitale et en recueillir les influences qu’il mêle à celles glanées aux Pays-Bas. 30 Pratique des Arts manière particulière d’amener sa peinture à terme par un atout majeur : le dépouillement. Rien n’est plus sobre que la mise en œuvre d’une toile de Georges de La Tour. Rien n’est plus efficace. Dans son récit pictural, le peintre sélectionne les éléments : il peint avec force les mains de Jésus et ses ongles sales, les pieds de Joseph, quelques plis de sa manche. Mais pas tous les plis. Grâce à l’accentuation réaliste de certains détails et grâce à l’oblitération des autres éléments, La Tour renforce son pouvoir de suggestion. Il semblerait que les parties non retenues servent, par leur absence, de faire-valoir à ce qui a été précisé. Pourquoi en dire plus quand une partie suffit à évoquer le tout ? Pourquoi pousser plus loin la représentation au risque de briser l’unité de la toile ainsi conçue ? Sous l’angle du dessin, Saint Joseph charpentier est dans sa partie supérieure une succession de courbes, ici pleines et suggérant un volume avec autorité, là plus réduites et rythmant la surface. Le profil de l’enfant est un trait continu dont l’arrondi s’intègre à l’harmonie de l’ensemble. Les cheveux de Joseph sont des courbes aussi, tracées par un pinceau calligraphique. Leur répondent les verticales de la partie inférieure du tableau. À l’unité des courbes répond le parti pris coloré du peintre : la palette est réduite aux tons chauds d’ocres, d’orangés, de terres, de bruns. Il n’est pas besoin de multiplier les teintes pour atteindre son but. Posées en larges espaces, elles se multiplient en tons, en touches variées. Ici un aplat, là un empâtement, ailleurs un jus ou un frottis révèlent la chair nourrie du tableau. Mais là encore, point trop n’en faut. Un esprit de synthèse Enfin, le dépouillement volontaire a pour effet de propulser les volumes avec un esprit de synthèse que les cubistes envieront au maître de Lunéville. La géométrie régente la lecture du sujet par le peintre qui ne retient de ses modèles réels que la structure. Il suffit d’examiner la nature morte des outils du charpentier posés au sol pour comprendre qu’il s’agit avant tout de rectangles, d’ovales, de cubes. Paradoxalement, le réalisme soumis à ce traitement exigeant atteint alors un stade insoupçonné : ressemblantes, oui, les figures paraissent familières, vite assimilées, vite comprises. Comparés aux œuvres codées du XVIIe siècle, les tableaux de La Tour ne désarçonnent pas le public actuel qui s’y sent à son aise. Néanmoins, parce que murés dans leur silence, ils semblent également lointains. La Tour semble avoir fixé une scène intense où le peintre, comme le spectateur, s’introduit par effraction. Ne dérange-t-on pas, dans d’autres tableaux, Madeleine pensive ? Ne vole-t-on pas ici les instants graves qui unissent Joseph à ce fils lumineux ? Spectateurs, nous devenons dans le plus grand des silences des voleurs d’éternité. ■ Texte : Emmanuelle Tenailleau. Photos : Fany Baron, sauf mentions. À lire : La Nuit et le Silence, de Pascal Quignard. Éditions Flohic, 1997. GEORGES DE LA TOUR 1593 – Naissance à Vic-sur-Seille en Lorraine. Son père, boulanger, pourrait l’avoir mis en apprentissage dans un atelier lorrain. 1617 – Il se marie avec la fille de l’argentier du duc de Lorraine. Il mène une vie de hobereau et développe son atelier de peinture. 1639 – Il est nommé peintre ordinaire du Roi. 1644 – Il débute une série de commandes de Lunéville. 1652 – Il meurt d’une épidémie qui emporte aussi sa femme. Saint Thomas. Détail de la signature de Georges de La Tour. © RMN. Entre ombre et lumière Élaboré à la Renaissance, le clairobscur désigne un procédé de traduction de la lumière et de l’ombre dans l’intention de rendre les volumes et les formes. Sous la conduite de Jean-Jacques Houée, avec en tête l’exemple magistral de Georges de La Tour, voici les étapes d’une mise en œuvre pratique, inspirée par le sujet de Saint Joseph charpentier, qui vous feront percevoir la particularité de cette technique. 1 2 1. Sur un fond acrylique ocre foncé laissant en réserve le visage de l’enfant et la bougie, je frotte au chiffon et au doigt les futures parties de valeur moyenne. 2. Une teinte brun foncé et verdâtre sur le fond évoque les lueurs dansantes de la flamme en jouant du contraste fort de la toile vierge et du fond sombre. J’y ajoute la valeur intermédiaire et la couleur chaude du feu. 3. Un ton ivoire sur la joue et sur le front est ensuite recouvert partiellement d’une même nuance, mais plus claire. Le volume provient de la rencontre subtile de ces deux tons. 4. J’ai essuyé la teinte sombre avec un chiffon de façon à faire apparaître la sous-couche orangée. Je suggère ainsi la fumée de la bougie et la mèche éclairée de la chevelure de l’enfant. 3 5. Le travail sur l’œil répond aux mêmes critères de définition entre ombre et lumière. Des parties claires alternent avec des endroits assombris et donnent l’illusion du volume des paupières. Pour en rehausser l’intensité, il me suffit de renforcer le fond. 4 6 et 7. Dans le clair-obscur, il existe des contrastes forts, comme ici la limite entre le front et la chevelure, et des contrastes doux, comme la rencontre entre la teinte foncée du fond et celle également foncée mais rougeâtre des cheveux. Il existe aussi des contrastes modulés où les passages se font par étapes. C’est le cas du traitement de la flamme. 5 La technique que j’ai utilisée est une version très édulcorée de celle de La Tour. Elle a modestement pour objectif de montrer comment, dans le principe, fonctionne le clair-obscur. 6 7 Avec la collaboration de Jean-Jacques Houée. Tél. : 02 41 37 17 55. E-mail : [email protected] et site Internet : www.atelier-houee.com Pratique des Arts 31