LA VIDEOSURVEILLANCE COMME
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LA VIDEOSURVEILLANCE COMME
ETUDES ET RECHERCHES L’IMPACT DE LA VIDEOSURVEILLANCE SUR LA SECURITE dans les espaces publics et les établissements privés recevant du public Dominique PECAUD Sociologue à l’Institut de l’Homme et de la Technologie, Nantes Institut des hautes études de la sécurité intérieure 2 DANS LA MÊME COLLECTION Jean-Paul GREMY, 1996, Les violences urbaines : comment prévoir et gérer les crises dans les quartiers sensibles ? , Paris, IHESI, 31 p. Guy BARON (dir.), 1996, Intelligence économique : objectifs et politiques d’information, Paris, IHESI, 31 p. André MIDOL, 1996, La sécurité dans les espaces publics : huit études de cas sur des équipements ouverts au public, Paris, IHESI, 143 p. (épuisé) Alain BAUER, René BREGEON (dir.), 1997, Grands équipements urbains et sécurité : comment réaliser et contrôler les études de sécurité publique prévues par l’article 11 de la loi du 21 janvier 1995, Paris, IHESI, 75 p. Renaud FILLIEULE, Catherine MONTIEL, 1997, La pédophilie, Paris, IHESI, 79 p.(épuisé) Jean-Paul GREMY, 1997, Les Français et la sécurité : trois sondages réalisés en 1996 sur l’insécurité et ses remèdes, Paris, IHESI, 157 p. François DIEU, 1997, Sécurité et ruralité : enquête sur l’action de la Gendarmerie dans les campagnes françaises, Paris, IHESI, 183 p. Jean-Claude SALOMON, 1998, Lexique des termes de police Anglais-Français/FrançaisAnglais, Paris, IHESI, 143 p. Michel AUBOUIN, Michel-François DELANNOY, Jean-Paul GREMY, 1998, Anticiper et gérer les violences urbaines : bilan d’expérimentation des cellules de veille, Paris, IHESI, 47 p. Jean-Paul GREMY, 1998, Les aspirations des Français en matière de sécurité : leur évolution entre 1990 et 1998 selon les enquêtes du CREDOC, Paris, IHESI, 86 p. 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Jean CARTIER-BRESSON, Christelle JOSSELIN, Stéfano MANACORDA, 2001, Les délinquances économiques et financières transnationales : manifestation et régulation, Paris, IHESI, 134 p. Pierre KOPP, 2001, Les délinquances économiques et financières transnationales : Analyse de l’action menée par les institutions internationales spécialisées dans la prévention et la répression des DEFT, Paris, IHESI, 64 p. Anne WUILLEUMIER, 2001, Création et développement d’un service de police nationale : Le cas des Brigades Régionales d’Enquêtes et de Coordination (BREC) de la Police Judiciaire, Paris, IHESI, 102 p. Georgina VAZ-CABRAL, 2001, Les formes contemporaines d’esclavage dans six pays de l’union européenne, Paris, IHESI, 120 p. ISSN : 1263-0837 ISBN : 2-11-091881-0 IHESI 19, rue Péclet - 75015 Paris Tél. : 01.53.68.20.20/24 Fax : 01.45.30.50.71 www.ihesi.interieur.gouv.fr 4 SOMMAIRE INTRODUCTION ............................................................................... 7 LA VIDEOSURVEILLANCE COMME TECHNIQUE ET COMME TECHNOLOGIE ......................................................... 9 LE PARADIGME DE LA NEUTRALITE DE LA TECHNIQUE ............................................................... 9 LE PARADIGME DE L'OUTIL COMME ACTEUR SOCIAL ................................................................ 10 PROBLEMATIQUE .........................................................................13 LES DEUX FORMES DE CONTROLE ........................................21 L’INDUCTION DE LA PERFORMANCE TECHNIQUE SUR LE CONTROLE SOCIAL................................................................25 PERFORMANCE TECHNIQUE ET FORME DE CONTROLE SOCIAL .................................................. 25 PERFORMANCE TECHNIQUE, DEFINITION ET EVOLUTION DES POLITIQUES DE SECURITE ........... 27 PERFORMANCE TECHNIQUE DES OBJETS ET JUSTIFICATION DE LEUR USAGE ............................ 28 INTERDICTION DE L’USAGE D’UN OBJET AU NOM DE SA PERFORMANCE TECHNIQUE ................ 29 PERFORMANCE TECHNIQUE DE L’OBJET ET PRATIQUES SOCIALES DES DELINQUANTS .............. 31 EVOLUTION CONJOINTE DES PERFORMANCES TECHNIQUES ET SOCIALES ................................. 31 L’INDUCTION DES CONDITIONS SOCIALES SUR LA PERFORMANCE TECHNIQUE ....................................35 LA NATURALISATION DE LA TECHNIQUE REVELATRICE DES CONDITIONS SOCIALES ................... 35 LA FASCINATION POUR LA TECHNIQUE REVELATRICE DES CONDITIONS SOCIALES ................... 35 DECISIONS POLITIQUES ET STRATEGIES MARCHANDES ............................................................ 38 UNE DIALECTIQUE ENTRE EVOLUTION TECHNIQUE ET EVOLUTION SOCIALE ...........................................................41 LE STATUT DE L’OBJET ..............................................................43 LA VIDEOSURVEILLANCE OBJET DE SURVEILLANCE OU SIGNE DE CONTROLE ?........................ 43 SURVEILLANCE PENSEE ET SURVEILLANCE REELLE .................................................................. 44 LES ELEMENTS DU PROCESSUS DE DECISION ............................................................................ 46 DIMENSION TECHNIQUE ET PSYCHOLOGIQUE DE L’OBJET ........................................................ 47 BANALISATION DE L’OBJET VIDEOSURVEILLANCE................................................................... 49 SECURITE ET SURVEILLANCE ................................................................................................... 50 INDIVIDUS, GROUPES ET OBJETS .............................................................................................. 51 VIDEOSURVEILLANCE, SURETE ET SECURITE ..................53 LA VILLE DE D. ....................................................................................................................... 53 LA VILLE DE F. ........................................................................................................................ 55 SECURITE ET POLITIQUE .......................................................................................................... 57 LA COMPAGNIE DE TRANSPORTS A.......................................................................................... 58 LA COMPAGNIE DE TRANSPORTS B. ......................................................................................... 63 VIDEOSURVEILLANCE, PREVENTION ET SITUATIONS D'INSECURITE ................................................................................67 LES DEUX FORMES DE PREVENTION ......................................................................................... 67 VIE PRIVEE ET VIE PUBLIQUE ................................................................................................... 69 LES FAUX BESOINS ET LA POST-MODERNITE ............................................................................ 72 DES REPONSES RATIONNELLES EN FINS ET EN MOYENS............................................................ 74 CONCLUSION ..................................................................................79 ANNEXE : TABLEAU COMPARATIF DES ELEMENTS TECHNIQUES DES INSTALLATIONS ETUDIEES .............. 83 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................85 6 INTRODUCTION L’Institut des Hautes Etudes de Sécurité Intérieure (IHESI) a commandé à l’Institut de l’Homme et de la Technologie (IHT) une étude portant sur l’impact des dispositifs de vidéosurveillance en matière de sécurité dans les espaces publics et les établissements privés recevant du public. Il a souhaité que soient analysés les points suivants : - La manière dont les utilisateurs avérés ou potentiels de la vidéosurveillance ou les acteurs opposés à ce type de dispositif avaient pris des décisions en ce domaine. L’IHESI cherchait à savoir si ces décisions faisaient suite à une analyse des risques. Y avait-il un rapport à établir entre les risques à conjurer, révélés à travers le thème de la protection des personnes et des biens contre l’insécurité, et la mise en œuvre d’un système de vidéosurveillance pour les prévenir ? Etait-il possible d’établir une quelconque relation entre l’installation des caméras et la diminution de ces risques ? Cette relation s’établissait-elle sur la base d’un effet de nombre de caméras, d’un niveau de qualité quant à l’exploitation globale des images ? Il nous fallait donc nous intéresser aux scénarios sociaux qui président à toute définition des risques (modes de représentation, circonstances conjoncturelles et structurelles, fabrication et exploitation des opinions, des données…) et à l’élaboration de la réponse technique et politique que représente l’installation de la vidéosurveillance (recherche de solutions, organisation du marché, formes de la pression sociale…). Nous avons aussi tenté de repérer et de donner une signification aux scripts sociaux présents dans les dispositifs de vidéosurveillance euxmêmes et dans les objets qui les composaient. - La manière dont les différents acteurs concernés utilisaient ce dispositif au regard de la loi de 1996, notamment à travers une réflexion sur les difficultés rencontrées pour s’y adapter, voire dans certains cas pour la contourner. - L’évaluation, par les utilisateurs qu’ils soient Etablissements Recevant du Public, « victimes organisées » préoccupées par la défense de leurs intérêts privés ou collectivités publiques mettant en avant la défense de l’intérêt général, de l’impact de ces techniques de vidéosurveillance en matière de « retour de sécurité ». Nous avons donc cherché à reconstituer la nature des pratiques sociales d’évaluation existantes destinées à mesurer les effets de la vidéosurveillance. Comment et par qui sont repérés les impacts des dispositifs de vidéosurveillance ? Quels sont les indicateurs dont les responsables se sont dotés ? Nous avons considéré que cette demande s’inscrivait dans une réflexion portant sur l’approche des vulnérabilités de nos sociétés, approche que nous développons au sein de l’Institut de l’Homme et de la Technologie en ce qui concerne notamment les risques industriels. D’une manière générale, nous avons souvent constaté dans ce type de situations un double mouvement : - Le maintien d’une manière déjà connue pour résoudre une situation. L’apparition et l’utilisation d’une technique destinée à accroître la sécurité s’inscrit dans l’évolution de 7 situations plus globales caractérisées par leurs dimensions économiques et sociales. Il n’y a donc pas à proprement parler dans ce cas d’innovation en matière d’accroissement de la sécurité, au sens de rupture, quand est adoptée cette technique. Il y a résolution d’un problème déjà posé. Ce problème n’est jamais strictement technique, mais l’apparition de nouveaux moyens techniques pourrait laisser croire que les réponses apportées sont nouvelles et que le problème serait donc lui aussi nouveau. - L’apparition d’une technique génère bien souvent de nombreux effets contre-intuitifs. En effet, les acteurs qui mettent en œuvre à quelque titre que ce soit une nouvelle technique ont toujours tendance à en sur valoriser a priori son efficacité et donc à restreindre la compréhension de la situation globale dans laquelle elle apparaît. L’effet immédiat est mis en avant tandis que les effets contre-intuitifs demeurent ignorés, faute de dispositifs d’évaluation pertinents. Par exemple, dans le domaine industriel, comment se fait-il que persistent des accidents de travail alors même qu’ont été installés des systèmes de protection sophistiqués ? Ce double mouvement va apparaître à propos des technologies de la surveillance. Michel Foucault a su, par exemple, mettre en évidence les rapports croisés entre les dispositifs techniques, juridiques et sociaux et les comportements normés des individus. Prolongeant sa réflexion, André Vitalis voit aujourd’hui dans la vidéosurveillance le moyen de « moderniser les dispositifs panoptiques » jusque là réservés aux espaces fermés. Selon lui, « La fonction générale d’être vu sans jamais voir (…) va être appliquée aux espaces ouverts fréquentés par des individus de plus en plus mobiles.1 ». Pour répondre à la commande de l’IHESI, nous avons travaillé à partir de l’observation de différents terrains : - Deux compagnies de transports urbains ayant installé des dispositifs de vidéosurveillance dans leurs véhicules (Compagnie A. et Compagnie B.), - Une compagnie de transports ayant installé des systèmes de vidéosurveillance dans des installations fixes (Compagnie A.), - Trois collectivités territoriales françaises (Mairie de C., Mairie de D., Mairie de E.) et une municipalité allemande (Mairie de F.), - Une compagnie bancaire (Banque G.). Nous avons rencontré des difficultés pour obtenir des autorisations d’enquête, rencontrer des interlocuteurs, obtenir des données et surtout pour dépasser les discours habituellement convenus. C’est aussi pour cette raison que nous avons mis en résonance ces différentes sources avec un corpus théorique important afin de mieux déceler l’existence de pratiques avérées nous permettant de répondre aux questions posées par l’IHESI. 1 « Le regard omniprésent de la vidéosurveillance », Le Monde diplomatique, mars 1998. 8 LA VIDEOSURVEILLANCE COMME TECHNIQUE ET COMME TECHNOLOGIE La vidéosurveillance peut être définie à partir de deux points de vue distincts et complémentaires. Ces points de vue correspondent aussi à deux paradigmes qui ont en partie servi à structurer notre étude. LE PARADIGME DE LA NEUTRALITE DE LA TECHNIQUE La vidéosurveillance désigne un ensemble d’éléments techniques ayant pour finalité de produire des images fixes ou mobiles destinées à surveiller un espace en temps réel (vision directe) ou en temps différé (vision d’images enregistrées). Cet ensemble se présente comme un outil dédié à une activité : la surveillance. La plupart des personnes que nous avons rencontrées aiment à faire remarquer que « Ce n’est qu’un outil ». Cette formule précautionneuse cherche à attirer notre attention sur la nécessité de mettre en perspective les capacités techniques de l’outil et l’usage qui en en fait à l’intérieur d’un ensemble plus vaste d’intentions politiques concernant la sécurité, la tranquillité publique, la qualité de vie, la citoyenneté. Selon nos interlocuteurs, seule cette mise en perspective permettrait de juger de l’efficacité et de la vertu de cet outil, ce dernier n’ayant pas à lui seul de qualités permettant de le juger socialement. Ce premier paradigme suppose donc la possibilité de cliver outil et usage de l’outil. Mais que serait un outil sans intention pratique et un usage qui ne serait pas instrumentalisé ? Il repose également sur la hiérarchisation implicite de l’usage des outils dans un champ d’application donné, ici la sécurité, dans les espaces publics et privés recevant du public. Plusieurs témoignages recueillis à la ville de C. offrent une illustration de la pertinence de ce paradigme dans le domaine de la sécurité. Dans une réunion d’information publique portant sur la mise en place d’un système de vidéosurveillance dans la commune, l’élu adjoint à la sécurité déclare : « Notre effort porte sur la prévention. ». La vidéosurveillance est présentée comme s’inscrivant dans cette finalité. Elle devient un des outils possibles, capable de répondre à l’objectif de prévention annoncé. Le même élu, quelques mois après cette réunion précise : « Que les choses soient bien claires, il ne s’agit pas de transformer la commune en bunker. Ce qui nous intéresse, c’est la dissuasion. C’est mettre un terme à tous ces petits délits qui pourrissent le quotidien des gens. ». La vidéosurveillance vient « en complément de l’action que nous menons dans les quartiers depuis de longues années, grâce à l’excellent travail de nos agents de proximité. », déclare-t-il. Autant de déclinaisons d’une rhétorique qui cherche à distinguer l’idée politique de la machinerie chargée de sa mise en œuvre au cas où cette machinerie pourrait renvoyer spectaculairement ce que contient implicitement cette politique. À cause de ce risque, l’intention politique qui préside au choix de la vidéosurveillance ne doit donc absolument pas être confondue avec les soi-disant capacités techniques de cette technologie ; la vidéosurveillance peut à la rigueur être décrite comme un outil technique qui complète un 9 dispositif politique qu’on ne veut pas réduire à un simple dispositif technique auquel on prêterait implicitement une mauvaise réputation. LE PARADIGME DE L’OUTIL COMME ACTEUR SOCIAL Si la vidéo est présentée comme un outil, elle est aussi une technologie. En effet, les éléments techniques qui concourent à la production et à l’exploitation des images (caméras, réseaux de transmission, postes de contrôle, stockages…) mettent en œuvre un processus social plus large intégrant tous ces éléments techniques, et éventuellement, d’autres innovations techniques. Ce processus que nous appellerons dorénavant technologie comporte des éléments techniques simples (caméras, écrans de visualisation, réseaux de transmission…) ainsi que des éléments techniques en interactions avec les « interfaces » comme les commandes à distance des caméras, les transmissions d’images par différents canaux). Il comporte aussi des scénarios d’utilisation réglementés par des lois, des décrets ou mis en œuvre à travers des procédures d’établissements. Il s’inscrit dans des modes d’organisation propres à ces établissements. Il est également constitué d’actions menées par des utilisateurs primaires (ceux qui vont utiliser les images dans un cadre professionnel à des fins de sécurité) et d’actions menées par des utilisateurs secondaires qu’elles soient ou orientées par l’existence des éléments techniques comme la présence de caméras dans des lieux publics. Ces derniers utilisateurs peuvent être qualifiés de « malgré eux » dans le sens où ils vont apparaître involontairement sur des images. La lecture de ces images peut, le cas échéant, entraîner une prise de décision ayant une conséquence directe sur eux, par exemple dans le cas interpellation au cours d’une enquête de police, ou une conséquence indirecte comme l’interprétation d’un comportement par des contrôleurs2. C’est ainsi qu’à la banque G., les employés de guichet ont pour consigne de refuser l’entrée à des personnes qu’elles considèrent comme suspectes. Les critères qui mènent au jugement de suspicion restent flous. Le responsable de la sécurité estime que « c’est l’expérience des guichetiers qui compte dans ces cas-là ». 2 Il existe actuellement des individus ou des associations qui militent contre la vidéosurveillance installée dans les espaces publics. Cf. par exemple, ce site : http://membres.tripod.fr/cameravideo/. On y lit : « Depuis quelques temps déjà, on voit de plus en plus de caméras envahir nos rues, les magasins, les résidences à un tel point qu'il est difficile de ne pas apparaître sur une vidéo en allant quelque part. Depuis que la loi Pasqua de 1995 est passée, la CNIL n'a plus de regard quant aux dérives éventuelles qui peuvent résulter de ce foisonnement de systèmes vidéos. Le projet que j'essaye de mettre en route consiste donc à : 1- Localiser le plus grand nombre de caméras de vidéosurveillance dans Paris. 2- Reporter ces endroits sur une carte de Paris qui sera accessible sur ce site. Les informations qui seront disponibles auront un format comme suit: - Lieu (n°, rue) ; - Hauteur (toit, poteau, façade, étage) ;- Type (fixe, pivotante, autre). Lorsque vous êtes à Paris (pour aller au cinéma, pour bosser, etc.) jeter un coup d'œil autour de vous, il y a sûrement une caméra quelque part. Noter mentalement où elle se trouve et faites m'en part quand vous le pouvez (…). ». Cf. aussi les prises de position de la Ligue des Droits de l’Homme, notamment sur l’installation d’un système de vidéosurveillance à C. « On aurait préféré que les quinze personnes affectées au Centre superviseur urbain rejoignent la vingtaine de médiateurs dans les quartiers » (extrait de la presse locale, mercredi 11 octobre 2000). Dans ce même organe de presse, la Ligue des Droits de l’Homme locale, par la voix de son président déclare : « Les caméras de C. sont utilisées pour surveiller l’espace public. Nous craignons que la compagnie de transports B. généralise son système de caméras embarquées dans tous les bus. Les gens n’ont plus droit à l’intimité, ce n’est pas normal. La vidéo surveillance est en train de se banaliser. On est passé de l’espace privé au semi-public, puis on généralise à tout l’espace public ». 10 Ce processus rend compte d’une technologie que l’on peut définir comme un ensemble insécable de possibilités techniques et intentions politiques. Nous désignerons ici l’outil comme acteur social. D’une part, l’outil contient des intentions sociales, d’autre part, il s’inscrit dans une logique d’acteurs dont il est l’un des éléments. La technologie ne peut donc être confondue avec la seule technique qu’elle englobe. C’est à un vaste ensemble fonctionnel auquel nous avons à faire : connaissances, pratiques professionnelles et, de manière plus large, pratiques sociales, expériences, échanges. Cette première et rustre énumération d’éléments compose la technologie de la vidéosurveillance. Certains d’entre eux ont une réalité physique (éléments techniques, personnes), d’autres sont plus immatériels (lois, comportements), d’autres encore sont à compter au nom des échanges symboliques (images, représentations, interprétations). La technologie de la vidéosurveillance s’inscrivant en même temps dans une dimension technique et sociale, nous lui attribuerons alors une finalité et une valeur sociales reposant sur une performance technique. La manière qu’ont eu nos interlocuteurs d’utiliser implicitement ces deux paradigmes ordonne autant de prises de position différentes quant au bien-fondé de faire appel ou non à la vidéosurveillance pour accroître la sécurité. La plupart des témoignages recueillis offre l’illustration d’une correspondance entre ces deux paradigmes. Ils inscrivent l’usage de la vidéosurveillance dans le cadre général de l’évolution des technologies du contrôle social. Il s’agit de voir comment les discours, principalement établis dans le registre de la justification implicite ou revendiquée, s’articulent avec ce que produisent en terme de faits et d’effets les dispositifs sur lesquels portent ces discours. « Lorsque je suis filmé, je me sens toujours en liberté », déclare un habitant de la ville de C. « Si les agresseurs, eux, se savent filmés, peutêtre cela les retiendra-t-il ? » remarque un autre. Ces deux témoignages illustrent deux dimensions du contrôle dont nous parlerons plus loin. Pour le premier témoin, la caméra matérialise l’existence d’une surveillance qui s’impose physiquement au surveillé potentiel. Cette surveillance n’entrave pas sa liberté d’action. Ses actes ne peuvent faire, selon lui, l’objet de répression, n’étant pas répréhensibles. On peut donc en déduire que, dans cette perspective, il n’y a de surveillé que s’il existe une « conscience » de surveillé. Celle-ci s’élaborerait dans la conscience de la transgression sociale des règles de la vie en société. Pour le second témoin, le surveillé dont parle la personne est censé prendre conscience de l’existence et du rôle de la caméra. Il est censé avoir intériorisé les conséquences de la surveillance physique de la caméra comme risque pour lui en cas de transgression des règles. La conscience de la caméra fait partie d’une conception du monde qui comporte entre autres l'idée qu'il se fait des conséquences de la surveillance et de la transgression des règles sociales. Si pour l’un, la vidéosurveillance n’entrave pas sa liberté du fait que sa propre activité sociale ne lui semble pas relever de ce que la caméra surveille, pour l’autre, la liberté d’action de l’agresseur potentiel serait restreinte en raison de l’idée que se fait ce dernier de la transgression de son acte et de la valeur des conséquences induites. C’est en tous les cas ce que laisse entendre notre interlocuteur. Or rien dans l’étude que nous avons menée ne nous a fourni d’arguments permettant de lui donner raison de manière franche car le raisonnement que tient cette personne nécessite que les « agresseurs » partagent les mêmes manières de raisonner que les siennes. Ces manières supposent l’existence d’un rapport à la loi de type calculateur et l’estimation des inconvénients qu’il y aurait à la transgresser. Au contraire, plusieurs témoignages et le constat de faits avérés ont confirmé que ce n’était pas toujours le cas. On nous a signalé le déplacement, à la suite d’installations de vidéosurveillance, de personnes et d’activités supposées liées à la délinquance vers des zones dites « non 11 surveillées » de l’espace communal (mairie de C.). On nous a parlé de l’adaptation des malfaiteurs aux dispositifs de sécurité bancaire (banque A.), de l’existence d’attitudes démonstratives face à la caméra (mairie de C.), voire de tentatives de destruction du matériel de surveillance (mairie de C.)3. Quant au responsable de la tranquillité publique à la ville de D., il déclare que la vidéosurveillance n’est pas un obstacle pour ceux qui sont « déjà installés dans la délinquance. » Ceux-là « risquent d’intégrer cette nouveauté dans leurs pratiques existantes comme ils ont intégré le reste : alarmes de voiture, interphones dans les cages d’escalier. Il suffit de se procurer une clé, de faire des doubles… » D’une manière plus générale, nous considérons que technique et société ne peuvent être dissociées sans courir le risque d’accepter l’idée d’une autonomie de l’activité du champ technique ainsi que celle du champ social et de son contrôle. Depuis les analyses de M. Foucault, l’idée d’une césure entre ces deux champs ne nous paraît guère tenable même si plusieurs personnes rencontrées affirment haut et fort la neutralité de l’activité technique de surveillance vis-à-vis des modes de relations sociales. Pour notre part, nous avançons l’idée que la vidéosurveillance est une technologie du contrôle social en général, dont la légitimité s’exprime socialement à travers des arguments techniques et politiques dédiés à la question de la sécurité. L’argument du clivage entre champ technique et champ social apparaît comme une justification idéologique qui permet d’ordonner les modes de raisonnement amenant nos interlocuteurs à mettre en œuvre et à justifier cette technologie. Cette idée sert ici de clé d’entrée à notre propos. « [la vidéosurveillance], ce n’est pas Big Brother. Le système est bien encadré. Il faut sécuriser les rues : nous avons un vrai problème de délinquance dans le centre. » (Maire de E., mai 2000). Figure 1 : la correspondance des paradigmes Outil comme objet technique asocial Outil comme acteur social Position relative des acteurs Voici comment s’organise la plupart des discours recueillis : a) D’abord et curieusement, seule une soi-disant neutralité technique de la vidéosurveillance permettrait d’affirmer et d’évaluer les intentions sociales qui vont permettre ou non de prendre la décision de l’utiliser. Le clivage entre technique et politique permet de juger des intentions politiques. b) Mais, en même temps, et de manière implicite, l’affichage des intentions laissent à entendre que l’outil n’est pas neutre, puisque son usage pourrait avoir des effets politiques indésirables. c) La dangerosité sociale de l’outil technique permet d’affirmer parallèlement la vertu des intentions politiques. d) Ainsi, seules les intentions politiques permettent de neutraliser un usage condamnable de l’outil ! 3 Cf. à ce propos un article de Gérard Chevalier, « Les limites de l’évangélisation civique », Le Monde, 14 juin 1991 qui notait « la distance qui sépare les intérêts des « jeunes en difficulté » du système de croyances qui guide les politiques publiques. (…)Vraisemblablement, à l’inverse du lamento ordinaire sur la désagrégation du « tissu social », placent-ils au premier plan des satisfactions attendues au sein du groupe de leurs pairs. Cette prédominance du groupe ou de la bande, comme médiation entre l’individu et la société, induit des rapports de forces et des hiérarchies qui conditionnent fortement les langages et les pratiques corporelles. Intimidation logique du défi et de la mise à l’épreuve, « héroïsme » de centre commercial, sont autant de traits qui traduisent des intérêts subjectifs incompréhensibles pour les pouvoirs publics. Réussir tel enchaînement de coups de pieds à la face, vu dans un téléfilm ou pratiqué par un rival, se tailler une réputation de « petit caïd » local par le racket à la sortie des écoles ou par la « dépouille » dans les transports en commun, se faire une « situation » dans le trafic d’objets volés ou de drogue, être connu et reconnu après une brève incarcération, rivaliser de courage face à la police, bref se distinguer, être le plus fort ou le plus rusé ou le plus audacieux. » 12 PROBLEMATIQUE La vidéosurveillance telle que nous l’avons précédemment définie peut donc procéder d’une double approche : une approche technique à caractère instrumental qui oriente dans un premier temps le regard sur l’excellence technique, les rôles de la conception et de l’exécution tenus par des spécialistes ; une approche sociologique qui met en avant les particularités des formes de coopération entre différents acteurs concernés par l’utilisation de la vidéosurveillance. À partir de cette définition, la problématique générale que nous avions élaborée dans un premier temps pour conduire cette étude, consistait à affirmer que l’outil, la technologie et le processus social de la vidéosurveillance perturbaient des manières d’être ensemble dans des domaines variés comme, par exemple, ceux de l’organisation du travail des personnes qui l’utilisent directement ou de celles qui travaillent dans un environnement où la vidéosurveillance est installée. D’autres domaines comme celui des relations entre usagers et prestataires de services publics ou privés, celui des manières d’occuper l’espace public et d’y agir, mais aussi celui plus général, des rapports entre le citoyen et l’Etat semblaient également touchés. Nous avions posé d’entrée de jeu cette perturbation comme la marque de l’existence d’un fait social total que l’étude de terrain aurait à confirmer. Nous pensions que le respect d’un espace ou d’une vie privée, le droit à l’anonymat, le droit d’utilisation de sa propre image, inscrits à la fois dans des textes de lois et dans des normes convenues étaient vraisemblablement mis en cause par la mise en place des dispositifs de vidéosurveillance. Le décret de 1996 lui-même semblait donner corps à cette problématique puisqu’il cherche à protéger les citoyens de risques de transgression d’aspects normatifs et culturels de leur vie privée en offrant des garanties en matière d’utilisation de la vidéosurveillance. La plupart des éléments recueillis au cours de l’enquête de terrain ont mis progressivement en doute cette problématique. La perturbation que nous avions posée d’abord comme une évidence n’apparaît pas aussi prégnante que nous le supposions chez les différentes personnes rencontrées et dans les institutions qu’elles représentent. Nous avons alors avancé plusieurs explications pour comprendre ce décalage entre ce que nous supposions, ce que nous observions et ce qui se disait. Première explication : il existerait une absence assez générale de préoccupations de ce type de la part des personnes rencontrées (essentiellement des utilisateurs primaires) quelle que soient la technologie mise en œuvre et sa lisibilité dans l’espace social. Toutefois et de manière un peu paradoxale, la plupart de ces personnes ont fourni un discours destiné à nous rassurer. C’est ainsi qu’elles ont cherché à nous apporter la preuve du strict respect de l’usage défini par la loi dans l’utilisation des techniques de vidéosurveillance. Elles ont cherché aussi à minimiser l’intensité et l’efficacité de la vidéosurveillance. Plus intéressant encore, une des personnes rencontrées (utilisateur primaire) a affirmé que s’il y a parfois transgression de la 13 loi, l’intention justifiait cette transgression4. Ces discours correspondent-ils à un discours de façade masquant soit les usages réels des dispositifs de surveillance, soit l’idée que s’en font leurs utilisateurs ? Sont-ils au contraire le signe manifeste d’une cohérence existant entre les capacités techniques de surveillance qu’offre la vidéosurveillance, les attentes des utilisateurs et les attentes supposées des populations sur lesquelles cette surveillance s’exerce ? Deuxième explication : l’étude de terrain que nous avons menée ne nous aurait pas permis de rencontrer les « bons » interlocuteurs, c’est-à-dire ceux conformes à notre problématique ! Nous ne retiendrons pas cette hypothèse. En effet, l’étude nous a permis de distinguer deux types de personnes, celles qui utilisaient des techniques de vidéosurveillance dans un cadre professionnel, celles qui risquaient de les subir malgré elles dans un cadre professionnel ou dans un cadre plus général, en tant que citoyen ou que « consommateur ». Dans l’ensemble, les premières ont manifesté une volonté de respect envers le cadre de la loi et évoqué en même temps la sous-estimation de l’usage technique de la vidéosurveillance comme garantie politique. Quant aux secondes, leur inquiétude se cristallise autour de la question du respect de la loi et de manière plus large, autour de prises de positions philosophiques et politiques sur les risques sociaux que représente une généralisation des techniques de surveillance. Leur position politique est globale et constante. La vidéosurveillance n’est qu’un épiphénomène technique qui exacerbe le problème. Mais il est déjà en partie dépassé. Leur position s’articule soit sur le respect du droit et sur les risques de débordement de l’usage réglementaire de la vidéosurveillance (position conjoncturelle), soit sur les choix politiques qui président à l’installation de tout système de surveillance (position structurelle). Ces deux types de position nous permettent donc de ne pas retenir l’explication avancée car, pour des prétextes bien sûr différents liés à leur statut et aux rôles que ce dernier induit, curieusement, les personnes évoquent en même temps l’existence d’un grand nombre d’individus pour lesquels la vidéosurveillance ne pose pas de problèmes particuliers.. Une autre explication pourrait être celle qui consiste à penser que la technologie de la vidéosurveillance est déjà obsolète et que d’autres techniques de surveillance permettent d’accroître la sophistication de la surveillance et cristallise l’inquiétude. C’est ce que laisse entendre, par exemple, cette page d’introduction d’un site Internet dénonçant les risques sociaux du système de surveillance ECHELON : « Echelon is perhaps the most powerful intelligence gathering organization in the world. Several credible reports that suggest that this global electronic communications surveillance system presents an extreme threat to the privacy of people all over the world. According to these reports, ECHELON attempts to capture staggering volumes of satellite, microwave, cellular and fiber-optic traffic, including communications to and from North America. This vast quantity of voice and data communications are then processed through sophisticated filtering technologies. This massive surveillance system apparently operates with little oversight. Moreover, the agencies that purportedly run ECHELON have provided few details as to the legal guidelines for the project. Because of this, there is no way of knowing if ECHELON is being used illegally to spy on private citizens. This site is designed to encourage public discussion of this potential threat to civil liberties, and to urge the governments of the world to protect our rights. » 4 Cette assertion rejoint les informations d’un sondage concernant l’utilisation de la torture, sondage faisant apparaître que l’utilisation de la torture est plus justifiable dans certaines circonstances que dans d’autres, montrant par là combien la fin peut justifier les moyens et le risque de voir les moyens devenir une fin. (sources : sondage réalisé par le Groupe CSA TMO, Le Monde, jeudi 19 octobre 2000). 14 À la lumière de ces premiers constats, nous avons alors décidé de revoir notre problématique et d’appréhender l’état actuel de la demande sociale à travers l’absence apparente de perturbations causées par l’installation de la vidéosurveillance, à travers le discours de réassurance tenu par les uns et par les autres, et celui plus politique de la vigilance. De notre point de vue, l’usage de la vidéosurveillance s’inscrit dans un contexte social ou prédominent d’une part des idéologies conjointes de l’utilité, de l’efficacité et de l’immédiateté en matière de sécurité, et d’autre part un discours plus ou moins autonomisé politiquement à propos des dangers que représenteraient les dispositifs de surveillance. Cet usage traduit les influences réciproques entre les processus de naturalisation des effets sociaux de la technique (la technique devient immédiatement disponible pour l’usage social recherché) et les formes de régulation sociale qui participent plus traditionnellement à la sécurité et à la tranquillité (rôle des institutions, pression sociale exercée par les uns sur les autres). Deux éléments importants apparus au cours de l’enquête de terrain portent sur la remise en cause de catégories de pensée que la problématique initiale supposait. Le premier concerne l’évolution de la distinction politique entre vie privée et vie publique du fait d’une vision utilitariste de la vie commune et de la sécurité dont le thème envahit le débat politique. Le second a trait à l’évolution de la distinction entre la liberté du citoyen et l’intention des dispositifs de protection que peut offrir une quelconque instance chargée de produire un service à l’usager. Ces éléments renvoient eux-mêmes à l’influence de deux modèles d’organisation sociale dans le choix des modes de prévention de la criminalité. Le premier est le modèle sociétal qui va attribuer à une instance suprême la fonction de sécurité. L’Etat hérite ainsi du monopole de la violence pour assurer cette fonction. Dans l’approche sociétale, la criminalité correspond à une faillite de la sécurité et l’instance chargée de la sécurité sera en même temps chargée du rétablissement de la sécurité via notamment la mise en œuvre de mesures répressives. Le second est le modèle communautaire qui fait reposer la sécurité sur l’engagement réciproque de l’ensemble des citoyens quels que soient leur fonction et leur rôle. Cet engagement se traduit aussi par la prégnance permanente de la pression exercée par les uns sur les autres à travers les rites, les valeurs et les règles introjectées. La distinction nettement marquée dans le premier modèle entre prévention et protection, voire répression est ici plus ténue, les notions de responsabilité et de responsabilisation contribuant à la réduire. Chaque membre de la communauté s’attribue un ensemble de rôles orientés vers la tranquillité5. Ainsi, selon la prégnance de l’un ou de l’autre de ces deux modèles dans les pratiques sociales, les lignes de partage entre vie publique et vie privée, liberté du citoyen et instances de contrôle ou de surveillance se déplacent. Les éléments recueillis au cours de l’enquête montrent que plus le modèle sociétal s’impose comme modèle pertinent d’analyse, plus seront valorisées et contrôlées ces lignes. Par contre le modèle communautaire tend à donner de l’importance aux circonstances et aux finalités qui déclenchent et légitiment les lignes de partage franches indispensable à la construction du modèle sociétal. 5 Cf. notamment le dossier consacré à « La cité policée » par Libération, samedi 26 et dimanche 27 mai 2001. 15 Nous avons donc décidé de retenir la problématique suivante : la vidéosurveillance ne perturbe guère les manières d’être ensemble car elle s’accorde avec l’une des caractéristiques de ces manières implicitement admises. En effet, elle manifeste techniquement l’existence d’un jugement social d’efficacité portant sur le rapport immédiat entre un moyen technique et un mode de comportement. La surveillance du comportement des individus équivaudrait à une forme de contrôle social. Toutefois, la vidéosurveillance suppose que ces mêmes individus aient intériorisé la notion de contrôle et que cette intériorisation rende efficace ce mode de surveillance. Cette problématique s’illustre notamment à travers les termes du débat portant sur l’intérêt ou non de la « prévention situationnelle » par rapport à la « prévention sociale », termes relayés par plusieurs de nos interlocuteurs. À la prévention situationnelle correspond une approche de la sécurité qui repose sur la prise en compte des conditions d’insécurité et la mise en œuvre de mesures principalement techniques destinées à faire disparaître ces conditions. A contrario, la prévention sociale est décrite comme une manière de prendre soin de populations à risques dont les comportements génèrent des dangers pour des populations conformées aux règles de droit et aux normes de civilité. Au-delà des caractéristiques sur lesquelles porte chacune de ces formes de prévention, situations ou populations, ce sont deux conceptions de l’ordre social qui se dessinent à travers ces approches différentes. L’une privilégie la pression de l’environnement hic et nunc sur les dynamiques comportementales (ce serait en quelque sorte « l’occasion qui fait le larron ») tandis que l’autre s’appuie sur le processus d’intériorisation et de reproduction de normes sociales comme fondement principal du lien social. La prise en compte des populations à risques a pour but de favoriser un processus de socialisation interrompu ou en danger de déviance. Ces deux approches sont présentées, selon les rencontres que nous avons faites sur le terrain, comme opposées ou complémentaires. Opposées quand est rappelé l’attachement à la prévention comme marque d’une position idéologique affirmée (ville de D.). Opposées aussi quand le problème à résoudre est identifié comme un problème de protection de biens et de personnes (banque G.). Complémentaires quand une approche pragmatique est annoncée (ville de F.) et quand la notion de prévention est présentée comme l'affaire d'une communauté prenant en charge l’insécurité criminelle. Complémentaires quand se mêlent mission de protection et mission de prévention (compagnie de transports A.) : protection des voyageurs et du personnel de la compagnie tout au long de leur présence dans les trains ou dans les gares, prévention pour maintenir la mission de service public de la compagnie. Cette problématique est proche de celle qui s’est dégagée d’une étude que nous avons menée sur les modes d’explication des accidents du travail6. On y retrouvait la prédominance actuelle d’un mode de raisonnement de type instrumental qui privilégie l’importance des solutions techniques (évolution des mesures de protection) et des comportements normalisés face aux dangers. L’éradication des conditions d’apparition de l’insécurité aurait de fait amélioré la sécurité : conception de machines sûres, mise en place de protections collectives… La sécurité aurait augmenté grâce à l’apprentissage de comportements ad hoc codifiés. Ces comportements prolongeraient des solutions à apporter face à des situations de dangers qui perdureraient malgré la mise en place de solutions techniques garantissant l’absence la plus complète possible d’insécurité. Toutefois cette approche de la sécurité, apparemment 6 D. Pécaud, « L’usage des notions de facteur comportemental et de facteur humain dans l’analyse d’accident du travail », Revue PREVENIR, n°40, 1er semestre 2001, pp.217-233. 16 homogène du point de vue de sa conception, comporte une défaillance constatée par expérience : l’apprentissage des comportements ad hoc ne garantit pas leur réalisation à coup sûr. De là l’obligation d’introduire des notions telles que celles de « facteur humain », d’« erreur humaine » pour rendre compte de l’apparition de comportements inattendus réintroduisant le danger au cœur des situations sécurisées. Sans s’attarder sur cette étude, nous pouvons toutefois en tirer quelques enseignements utiles pour la justification de notre problématique. Les visions instrumentales appliquées à la compréhension de situations sociales tendent à redoubler les problèmes qu’elles souhaitent traiter. Dans le cas de l’explication des accidents de travail, cela va se traduire par l’obligation de concevoir des comportements adaptés, une fois mises en place des situations sécurisées. Nous retrouvons cette dynamique dans le cas de la vidéosurveillance : sécuriser un territoire peut engendrer « l’effet plumeau »7, c’est-à-dire le déplacement des populations « à risques » vers d’autres territoires moins surveillés. Cet effet peut alors amener soit à une généralisation de l’installation de la vidéosurveillance sur un territoire donné, soit à la décision de discriminer des lieux en matière de sécurité. Au-delà de ce choix possible de discrimination, peut aussi apparaître la volonté de modifier, y compris de manière autoritaire, les comportements des individus ou des populations dites « à risques ». Cette problématique posée, nous avons émis quatre hypothèses que nous avons cherché à vérifier. A - L’existence des objets techniques de surveillance, et plus particulièrement celle de la vidéosurveillance dans des lieux publics est à prendre en considération dans un contexte général de contrôle social8. Nous avons cherché à comparer, notamment pour la compagnie de transports A. et pour la banque C., les intentions et les effets de l’installation d’une vidéosurveillance quand celle-ci est dédiée à la production économique et quand, en même temps, elle est censée contribuer à assurer la sécurité des personnes9. Pour nous, il s’agissait de repérer ce qui relevait avant tout des exigences de la production et, à partir de là, de comprendre la manière dont les salariés appréciaient ou non la présence de caméras sur leur lieu de travail. Il s’agissait également de distinguer ce qui relevait du lien entre l’exigence de production et le contrôle social en général. En d’autres termes, l’exigence technique de la production visée et l’adhésion des salariés à cette exigence rendent-elle l’installation de vidéosurveillance acceptable à leurs yeux ? La vidéosurveillance est-elle un élément parmi d’autres qui relève des techniques visant de manière plus ou moins implicite l’amélioration de la production comme les 7 « Zone quadrillée », Libération, mardi 5 décembre 2000 8 On peut rappeler ici, à titre d’anecdote l’intuition conceptuelle de la Psychogéographie comme « Etude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. » Internationale situationniste, n°1, juin 1958, p. 13. 9 Cf. article 432-2-1 du code du travail : notion de surveillance proportionnelle au but recherché avec obligation pour l’employeur d’en avertir les représentants du personnel et les salariés. A rapprocher de la participation de l’accusé à la recherche de la vérité dont parle Foucault dans : Surveiller et Punir, Editions Gallimard, Paris 1975, p.49, chapitre 2. « Par l’aveu, l’accusé prend place lui-même dans le rituel de production de la vérité pénale. ». Obligation pour le salarié de porter un badge électronique pour enregistrer les déplacements, les horaires, les motifs d’absence, les heures supplémentaires, possibilité pour l’employeur d’installer un autocommutateur pour le contrôle des appels téléphoniques, voire un système de télé-surveillance justifié par des impératifs de sécurité. Dans ce cas, si l’employeur filme à l’insu du salarié il est passible de sanctions pénales (Art. 226-1 du Nouveau Code Pénal). De même le contrôle des vestiaires est rendu possible pour des impératifs d’hygiène et de sécurité. Il ne peut s’effectuer qu’en présence du salarié et après que celui-ci en ait été informé. 17 techniques ergonomiques, les techniques préventives collectives et individuelles liées à la sécurité au travail, les techniques d’organisation des déplacements urbains ou dans des lieux publics10, des circuits, les techniques ayant pour objet la qualité et son évaluation. Sa banalisation n’est-elle pas liée à son niveau d’intégration dans le processus de production ? À l’issue de l’étude, nous considérons que cette hypothèse est en partie vérifiée. La banalisation de la vidéosurveillance est facilitée dès lors qu’elle apparaît comme une technique utile au processus de production. Deux autres arguments renforcent ce constat. D’une part, le périmètre du processus de production a tendance à s’élargir sous le prétexte de la qualité de service et de la sécurité des personnes. D’autre part, la production d’images se généralise et envahit notre univers. En ce qui concerne la compagnie de transports A., d’entrée de jeu sûreté de fonctionnement et sécurité des personnes sont liées. Dans le cas de la banque G., l’état de concurrence entre les établissements, donc la possibilité de fragilisation de telle installation vis-à-vis de telle autre, sert d’argument pour installer un dispositif de vidéosurveillance. Dans les deux cas, les justifications d’installation prennent naissance à partir de préoccupations techniques confirmées et admises en grande partie par les salariés des entreprises respectives. B - Ce n’est pas l’évolution des techniques qui génère directement une hypothétique demande formulée de (vidéo)surveillance. Par contre, il est toujours demandé de mettre la technique au service d’une demande sociale diffuse ou argumentée. L’évolution des techniques exacerbe-t-elle la demande de contrôle social ? Il existe une croyance latente ou manifeste en l’efficacité de la technique au service du contrôle social, et plus spécialement aujourd’hui au service de la sécurité publique d’autant plus que la lutte contre la violence et la criminalité est considérée par environ 25% des Français comme le problème numéro un de la société contemporaine française11. Dans le cadre des deux compagnies de transport que nous avons étudiées, il nous est apparu que la mise en place de vidéosurveillance ne procédait pas des mêmes analyses et des mêmes pressions sociales. Il est évident que dans le cas de la compagnie A., nous venons de le dire, sûreté de fonctionnement et sécurité des personnes sont les deux facettes d’une même préoccupation. Le réseau doit être le plus sûr techniquement car de ce niveau de sûreté dépend la sécurité des passagers. Mais il ne peut être sûr pour les passagers que si ces passagers euxmêmes ne mettent pas en cause la sûreté technique du réseau. Les passagers deviennent donc à la fois fins et moyens de la sûreté technique. Dans ce cas, il n’est pas possible de dire, au moins à l’origine du processus d’installation, que la disponibilité d’une technique influence directement le souhait de l’utiliser. Pourtant, sur une période de dix ans correspondant à la mise en œuvre du processus, force est de constater que la demande sociale a fini par rattraper l’exigence technique. 10 Cf. notamment : P.H. Chombard de LAUWE, et al. (red.), Paris et l’agglomération parisienne, Editions P.U.F., Paris, 1952. 11 Enquête CECOP, Le Monde, 15/16 août 1999. 18 Par contre, dans le cas de la compagnie B., la décision récente d’installation de vidéosurveillance (environ un an) ne dépend que d’un sentiment d’insécurité des conducteurs d’autobus de nuit et d’une demande diffuse de la population prise en compte par une politique commerciale affichée par la direction. Aucun argument technique n’est mis en avant. Par contre, l’existence de la technique de vidéosurveillance devient un argument utilisé par les chauffeurs pour réclamer l’installation de caméras embarquées dans les autobus. Dans ce cas, on peut dire que l’existence d’une technique donne forme à une revendication qui n’est pas technique et qui n’est pas présentée dans le registre de la technique. Toutefois, comme le rappelait à juste titre P. Clastres12 il n’y a pas de « hiérarchisation dans le champ de la technique, il n’y a pas de technologie supérieure ni inférieure ; on ne peut mesurer un équipement technologique qu’à sa capacité de satisfaire, en un milieu donné, les besoins de la société ». Ainsi il n’est pas certain que la vidéosurveillance comme technique disponible dans le champ de la sûreté de fonctionnement renforce à coup sûr l’exigence de sécurité. Par contre, la vidéosurveillance se met en place d’autant plus facilement qu’elle apparaît à l’interface des problèmes de sûreté des installations et des problèmes qui relèvent de la sécurité des personnes. C - L’impact social de la vidéosurveillance se saisit à partir d’une morphologie du contrôle social. Nous avons retenu la typologie proposée par A. Etzioni13 pour définir le contrôle social. Nous la présentons sous cette forme schématique. Contrôle externe fort Contrôle externe faible Introjection des normes forte Introjection des normes faible Conformité réglementaire Régulation de contrôle Contrainte physique et psychique Coopération Régulation autonome Anomie L’induction comportementale et sociale provoquée par l’installation de la vidéosurveillance peut être analysée à partir de deux sources du contrôle : la contrainte externe et la contrainte interne. Pour comprendre son efficacité, il convient donc autant d’analyser la nature de l’introjection des normes et des symboles contenus par l’objet technique que les actions objectives provoquées par la production des images. Cette piste de travail s’est révélée fructueuse au cours de l’étude. La majorité des propos recueillis tendent à minimiser le danger de la vidéosurveillance sur les libertés publiques. Ils s’accompagnent d’une confiance dans les textes de loi et dans leur application. Ne peut-on voir, par exemple, dans la croyance de l’impact de la vidéosurveillance le signe de cette 12 Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Paris, Editions de Minuit, 1974, p. 163. 13 Amiai Etzioni, Modern organisation, Editions Englewood Cliffs, New Jersey Prentice Hall, 1964. 19 introjection des normes et des symboles ? La banalisation de la vidéosurveillance et des images qu’elle produit sont autant le fait de l’accoutumance de l’objet technique dans notre environnement et dans nos usages que le fait qu’il devient indispensable d’être inscrit dans des rapports de proximité et d’immédiateté. Ces derniers, curieusement, se satisfont aussi de mémoire et de stockage. L’utilisation de caméscopes dans les pratiques de loisirs se généralise. Il faut garder en image ce qu’on voit, quitte à ne plus voir qu’à travers l’objectif de la caméra. Les téléphones portables remettent radicalement en cause les catégories d’espace, de temps et d’intimité du fait de l’exigence de réactions qu’ils induisent et de perturbations qu’ils provoquent. On pourrait évoquer aussi l’émission Loft Story14 dont la gnose médiatique en France relève curieusement beaucoup plus des interrogations identitaires et des jeux de miroir censés exister entre exhibitionnistes et voyeurs que des droits des citoyens en matière d’images. Le déficit d’évaluation de l’impact de la vidéosurveillance quant aux objectifs que son installation renvoie, de notre point de vue, à l’existence de cette dimension introjectée de la norme. À titre d’illustration, les pratiques d’évaluation que nous avons recueillies portent généralement sur l’impact social de l’installation (auprès des salariés ou des usagers), et peu sur la résolution des problèmes que l’installation se devrait de résoudre. D - La vidéosurveillance, comme tout objet technique, génère des impacts sur les phénomènes qu’elle cherche à réduire. Ces phénomènes sont catégorisés à partir des performances techniques de l’objet ou du groupe d’objets techniques (ici la vidéosurveillance) mais aussi à partir des usages sociaux pour lesquels l’objet est conçu. C’est ainsi que l’on aura affaire à deux types de raisonnement. L’un part de la production d’images qui permettrait soit de surveiller à distance, soit de mémoriser des événements, l’autre se développe à partir de l’impact possible de la présence de caméras dans un espace public ou dans un espace privé recevant du public. Dans le premier raisonnement, les performances techniques sont analysées du point de vue d’une utilisation mécaniste de l’objet. À partir de l’ingénierie de l’objet technique, sont définis et décrits les objectifs et les résultats escomptés. Dans le second, les effets escomptés mais aussi les effets contre-intuitifs engendrés par l'objet sont au cœur des préoccupations des utilisateurs primaires. L’analyse de l’usage social de l’objet confirmera ou infirmera la réalité sociale supposée. Des effets inattendus peuvent apparaître, comme l’effet-miroir provoqué par la caméra. Dans tous les cas, il existe une réciprocité à envisager entre l’intention définie par l’ingénierie de l’objet et les effets constatés à partir de l’usage de cet objet. Cette réciprocité est l’objet de débats au moment où se réalise la prise de décision d’installer ou non un dispositif de vidéosurveillance. 14 Emission diffusée par la chaîne M6 en 2001. 20 LES DEUX FORMES DE CONTROLE Le contrôle social comme pression constante des différentes instances chargées de maintenir l’ordre social observable s’exerce de deux manières. La première relève de la mise en œuvre d’un dispositif de contraintes pouvant aller de l’instauration de lois et de règles, de consignes, de procédures jusqu’aux sanctions qui s’appliquent en cas de transgression. Ces contraintes peuvent revêtir la forme d’influences sociales revendiquées ou diffuses comme celle de l’expression physique d’une domination s’exerçant par le corps sur le corps15. Elles peuvent être mises en œuvre par des agents spécialisés représentant des organisations formelles ou exercées de manière informelle dans le cadre de relations de proximité16. Leur mise en œuvre équivaut à la mise en scène d’un rapport coercitif entre surveillant et surveillé, via des techniques de contraintes. La seconde correspond à une intériorisation des normes garantissant la reproduction d’attitudes conformes. Dans les deux cas, qu’il soit externe ou interne, le contrôle social s’exerce dans le temps même de ce qui est en train de se faire. C’est pourquoi nous distinguerons la fonction du contrôle social renvoyant à l’existence d’une continuité d’actions, des formes que peut prendre cette fonction. L’une d’entre elles consiste à produire, à travers la vidéosurveillance, des preuves de l’existence d’une action pouvant entraîner pour son auteur une sanction sociale effective (sanction pénale, stigmatisation comportementale, sociale, etc.). L’analyse que M. Foucault17 offre du Panopticon de Bentham permet de comprendre ces deux formes de contrôle et d’envisager leur évolution historique et leur relation avec la fonction du pouvoir. L’invention du Panopticon correspond au passage de l’une à l’autre. En effet, la situation de contrôle, à travers un dispositif de sanctions, permet d’identifier deux rôles majeurs : le surveillant et le surveillé. Il va donc s’agir de mettre en scène cette co-présence afin de rendre possible la production d’un ordre social commun aux deux rôles. Le pouvoir est de ce fait une coproduction. 15 D. Pécaud, « La colonie pénitentiaire ou la mise en scène des rapports entre corps, lois et procédures chez Kafka », notes pour le séminaire MSH-IHT, La prévention des risques constitue-t-elle un champ d’enseignement ?, 2 mars 2000. 16 Cf. à ce propos E. Goffman qui distingue l’identité sociale virtuelle correspondant aux attentes normative des co-acteurs de l’identité sociale réelle correspondant aux caractéristiques objectives et connues d’une personne. La connaissance d’une identité sociale réelle en décalage avec les attentes d’une identité sociale virtuelle entraîne le phénomène de stigmatisation. « Tout le temps que l’inconnu est en notre présence, des signes peuvent se manifester montrant qu’il possède un attribut qui le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant, qui à l’extrême fait de lui quelqu’un d’intégralement mauvais, ou dangereux ou sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d’être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d’individu vicié, amputé. » E. Goffman, Stigmate – Les usages sociaux des handicaps. Editions de Minuit, Paris, 1975, p. 12. 17 M. Foucault, opus cité, chapitre 3, p. 228-264. 21 L’invention de Bentham consisterait, selon Foucault, à mettre fin à la co-présence permanente du surveillant et du surveillé pour proposer une forme plus sophistiquée du contrôle social : mettre en place un type de surveillance où le surveillé pourrait toujours être vu sans savoir exactement quand il serait, où il ne pourrait jamais pensé pouvoir échapper au regard du surveillant. Un certain nombre de dispositions architecturales (point de vue circulaire, alignements, etc.) vont permettre au surveillant de toujours voir le surveillé, sans que celui-ci puisse le voir. Ainsi, deux modes de surveillance se renforcent : l’élargissement du regard du surveillant, celui-ci voyant plus en même temps, mais surtout, la possibilité pour le surveillant de faire croire au surveillé qu’il est toujours surveillé. L’invention de Bentham permet de dissocier preuve physique de la surveillance (donnée par la présence du surveillant) et certitude d’être surveillé. Dans ce dernier cas, il suffira de donner la preuve au surveillé qu’il est toujours surveillé, notamment en intervenant dès lors que des règles seront transgressées par le surveillé. Rapidement, la possibilité d’être vu se substitue donc à la présence physique du surveillant. Le contrôle emprunte alors deux voies : une voie physique, une voie idéologique18 au sens des représentations de la surveillance. De ce fait, la contrainte du contrôle va donc s’intérioriser. Le surveillé adopte un comportement conforme aux attentes du surveillant s’il intègre l’idée d’être (toujours ?) surveillé. Le Panipoticon permet donc de se dispenser de la présence hic et nunc du surveillant, multipliant ainsi non plus simplement les lieux de surveillance, mais les temps de surveillance, via l’impression d’être surveillé. C’est donc surtout l’idée que se fait le surveillé de la présence du surveillant qui va générer l’efficacité du contrôle. L’intervention contraignante du surveillant sur le corps du surveillé ne sera là que pour rappeler de temps à autre à ce dernier la réalité de cette contrainte alors même que le surveillé n’a pas la possibilité de voir en permanence le surveillant. Cette intériorisation de la contrainte renvoie à cette seconde forme de contrôle social. L’usage de la vidéosurveillance s’inscrit dans la perspective d’une performance technique au service de cette dernière forme de contrôle social. Toutefois la vidéosurveillance comme outil de contrôle social ne s’avérera efficace que si le surveillé est censé avoir intériorisé la contrainte qu’elle rend possible. Deux limites de la vidéosurveillance sont évoquées par nos interlocuteurs : une limite en matière de population sensible à cette forme de contrôle ; une limite en matière d’influence dans un processus général de contrôle. La première pose la question de savoir quel type de population peut être éventuellement sensible à ce type de contrôle. Beaucoup de personnes rencontrées pensent que la vidéosurveillance peut dissuader une population potentiellement capable de passer à l’acte concernant des délits mineurs, corroborant ainsi l’hypothèse d’une correspondance relativement stable entre type de délinquance et type de contrôle. « Si j’ai envie de voler une pomme dans un supermarché, j’hésiterais de le faire, sachant qu’il y a une caméra. Les autres [délinquants] sont en dehors de ça ! », nous avertit l’un de nos interlocuteurs (mairie de D.) en se projetant lui-même dans cette situation. Pourtant, rien ne nous dit que ce raisonnement soit transposable à d’autres personnes. 18 On retrouve, par exemple, l’illustration de ce phénomène d’intériorisation dans l’analyse de P. Bourdieu sur l’Etat et la difficulté qu’il y a à comprendre objectivement l’Etat en dehors de la manière dont on le comprend déjà. « Entreprendre de penser l’Etat, c’est s’exposer à reprendre à son compte une pensée d’Etat, à appliquer à l’Etat des catégories de pensée produites et garanties par l’Etat, donc à méconnaître la vérité la plus fondamentale de l’Etat. ». P. Bourdieu, Raisons pratiques, Editions du Seuil, Paris, p.101. 22 La seconde est également signalée par les utilisateurs primaires du système de vidéosurveillance. Tous insistent sur l’idée que l’installation de la vidéosurveillance n’est pas la seule réponse ni en matière de protection, ni surtout en matière de prévention. Ils affirment ainsi, de manière plus ou moins implicite, que la valeur d’usage du système est toujours définie par les situations dans lequel il fonctionne et s’échange. « La vidéosurveillance n’est pas la panacée universelle. [Mais] nous avons affaire à une délinquance d’hypercentre, violente et importée, contre laquelle la prévention ne peut pas grand chose. » (élu de la Mairie de E., mai 2000). Derrière ces délimitations de l’efficacité de la vidéosurveillance comme technologie de contrôle se dessine une classification de la délinquance à laquelle correspondrait un type de réponse technique en matière de contrôle. Apparaît également une théorie de l’efficacité du contrôle social à partir des différentes formes techniques qu’il peut prendre. Figure 2 : La vidéosurveillance relève de deux formes de contrôle Visibilité des agents de contrôle (contrôleurs) Le surveillé voit le surveillant qui agit directement sur le surveillé (contrainte externe) Visibilité des éléments de contrôle (caméras) Le surveillé voit ce qui permet au surveillant de le surveiller Invisibilité des éléments de contrôle Le surveillé doit se sentir surveillé (sentiment intériorisé d’être contraint) Processus d’intériorisation de la contrainte 23 24 L’INDUCTION DE LA PERFORMANCE TECHNIQUE SUR LE CONTROLE SOCIAL Nous définissons et clarifions ici un premier mouvement que nous nommerons dorénavant induction technique. Il désigne l’influence de la performance technique d’un ensemble technique dans l’élaboration ou la sophistication d’une intention sociale qui lui préexiste en partie. Celle-ci reste contenue dans des conditions sociales générales existantes alors même que l’ensemble technique n’existe pas encore en tant que tel. Dit autrement, la performance technique ne fait que rendre compte et accroître progressivement l’intention sociale qui lui préexiste. La technologie apparaît alors comme la rencontre d’une performance technique et d’un état social. Ce mouvement nous est apparu comme un puissant élément qui structure la demande d’installation de la vidéosurveillance. Il se situe dans un paradigme général, selon lequel les progrès techniques s’autogénéreraient et deviendraient légitimes socialement du fait de leur existence même. Ils devraient ainsi trouver spontanément leurs applications sociales notamment dans le registre de l’assujettissement des citoyens. Ce mouvement rend compte du sentiment d’une technique socialement neutre et s’inscrit dans une pensée utilitariste de la technique. PERFORMANCE TECHNIQUE ET FORME DE CONTROLE SOCIAL EXACERBATION ET FORMATION DE LA DEMANDE SOCIALE PAR LA TECHNIQUE Il s’agit de comprendre ici en quoi les formes techniques de surveillance s’articulent aux principes de contrôle mis en avant par nos interlocuteurs. Si, bien sûr, existent des conditions sociales qui précèdent l’invention de la vidéosurveillance et qui vont induire en partie sa conception et son utilisation, les caractéristiques techniques de la vidéosurveillance vont toutefois contribuer à donner forme au contrôle recherché, à définir les types de délinquance ainsi qu’à stigmatiser leurs auteurs. De plus, ces caractéristiques techniques vont influencer, dans certains cas, les analyses établies par les diagnostics précédant la mise en place des contrats locaux de sécurité, les préconisations et certaines réalisations qui les ont suivis. - Diagnostic de sécurité et matériel de surveillance Un de nos interlocuteurs laisse entendre que, dans plusieurs cas, les démarches de diagnostic proposées et les préconisations faites étaient pensées en même temps, l’auteur du diagnostic étant le futur vendeur et installateur de matériel. 25 « Quand le CLS est lancé en 97, il y a obligation de faire un diagnostic. En fait l’idée de diagnostic remonte à plus longtemps, mais là, ça devient une obligation et à cette période, personne ne nous dit quelle est la doctrine en la matière. On [l’Etat] ne nous dit pas, voilà, les diagnostics c’est fait de ça, de ça. Le maire, on ne le voit pas, alors il n’a pas l’impression d’être soutenu. En même temps, il a affaire à l’opinion publique. L’idée de faire le diagnostic, ça a été un coup extraordinaire de promotion du marché privé de la sécurité. » (mairie de C.) - Zoom et conception du trouble social La possibilité d’utiliser à distance une caméra munie d’un zoom influence en partie l’idée du trouble. Telle installation comporte un zoom très puissant. On l’utilisera pour identifier un individu fauteur de troubles dans un stade de football (mairie de D.) ou pour repérer un individu suspect dans une rue (mairie de E.). Le rapport entre la technique et l’usage est ici flagrant. La possibilité d’utiliser une performance technique renforce la manière de « voir » donc de « comprendre » l’incident. Elle donne corps à une conception du trouble social qui repose sur l’importance attribuée à l’action et à la responsabilité d’une personne ayant une forte influence dans la genèse du trouble. On note le lien existant entre la performance technique d’une installation, la conception de l’apparition d’un trouble social, la forme de la responsabilité juridique. - Zoom et objectif d’identification On remarque ici comment s’articulent intimement performance technique et possibilité de contrôle. Le mot « cible » prend alors toute son importance métaphorique : « Dans le centre ville, elles [les caméras] seront disposées le long des grandes artères commerçantes (…) Logées dans des globes opaques, elles filmeront le passant sans qu’il s’en aperçoive. Comme elles pivotent à 360 degrés, elles pourront surveiller les venelles adjacentes. Depuis leurs écrans, les agents pourront suivre leurs cibles dans presque tous leurs déplacements. Seules quelques ruelles échapperont à leur surveillance, ce qui risque d’ailleurs d’attirer vers elles tous les trafics. Les façades d’immeubles, en revanche seront masquées numériquement mais il restera possible de repérer le client du sex-shop ou celui du club échangiste. (…) Le zoom permettra un agrandissement confortable : une multiplication de l’image par 72. De quoi cadrer une photo d’identité à 100 mètres du modèle. »19 - Images en direct et possibilités d’intervention La possibilité de transmettre facilement des images, en temps réel ou non, influencera l’organisation de leurs usages. Un de nos interlocuteurs faisait remarquer qu’un rapide calcul l’avait amené à comprendre que l’installation d’une caméra destinée à surveiller un espace public pouvait entraîner indirectement l’embauche d’une quinzaine de personnes afin d’exploiter les informations qu’elle serait capable de fournir (mairie de C.). Ce calcul illustre le fait que notre interlocuteur a en tête un schéma d’intervention associé à la performance technique de l’installation de la vidéosurveillance. 19 Article de presse concernant l’installation de 48 caméras dans le centre-ville de la ville de E. 26 - Travelling et respect de la vie privée La possibilité d’adjoindre des « caches » informatiques rendra possible le balayage de façades d’immeubles en respectant la loi qui interdit de braquer la caméra sur des espaces privés, même si parfois « ça se dérègle » et qu’il « faudra le signaler ». (mairie de C.) On pourrait multiplier les exemples. Les possibilités de performance qu’offrent les techniques existantes, leur disponibilité d’un point de vue économique, rentreront dans une définition des objectifs de surveillance que se donnera l’utilisateur primaire. Elles participeront à des conceptions de la surveillance, de l’insécurité, de la protection, de la prévention plus ou moins élaborées. Dans certains cas, elles permettront aux utilisateurs de préciser leur demande en matière de protection ou de prévention. JUSTIFICATION A POSTERIORI DE LA DEMANDE SOCIALE PAR L’OFFRE TECHNIQUE Si la technique disponible chez les fabricants d’objets techniques ou souhaitée par les commanditaires donne corps à une demande sociale de surveillance, elle joue aussi le rôle d’une justification a posteriori de cette demande. C’est comme si on ne comprenait pas qu’une technique disponible ne soit pas utilisée alors que la demande en matière de sécurité pourrait y trouver une réponse (banque G.). Ce point de vue équivaut à une justification instrumentale qu’adopteraient les professionnels de la sécurité. Ils relaieraient, au nom de leurs propres croyances et intérêts, une supposée demande des clients ou, dit de manière plus générale, des citoyens. C’est donc comme si la demande sociale trouvait directement son expression dans la forme de la technique ou dans son évolution. Dans cette perspective, il n’est pas envisagé l’existence d’une construction sociale conjointe de la technique et de son usage. Ainsi, à la banque G., le responsable de la sécurité guette avec impatience toutes les nouveautés techniques pour les mettre en œuvre, minimisant en même temps les conséquences sociales liées à leur utilisation. A la mairie de C., les techniciens cherchent à améliorer techniquement le système actuel sans trop se préoccuper de savoir si cette évolution technique ne risque pas à terme de perturber et le système mis en place et les règles déontologiques sous-jacentes, l’évolution de la technique ne pouvant, selon eux, qu’accroître la sécurité. La vidéosurveillance est en place, le pas est franchi, il ne s’agit plus que d’accroître l’efficacité de l’installation. Le raisonnement tenu tend à justifier l’évolution technique comme événement autonome qui ne peut que répondre de manière mécanique à un objectif de sécurité. Autre exemple : un agent chargé de surveiller les écrans du centre de surveillance de la mairie de C. nous fera remarquer que la demande d’installation de tel ou tel objet technique destinée à protéger biens ou personnes peut aussi émaner des habitants de la commune. Les « commerçants exacerbés » par la présence de délinquants autour des boutiques revendiquent la mise en œuvre de moyens existants. Si ces moyens existent, il faut les utiliser. PERFORMANCE TECHNIQUE, DEFINITION ET EVOLUTION DES POLITIQUES DE SECURITE Si la forme de contrôle social est en partie dépendante de la performance technique des objets de contrôle (du Panopticon au zoom), le niveau de performance technique peut aussi servir de référence à l’ensemble de la politique de sécurité. 27 Cette position est sans doute marginale mais nous l’avons rencontrée au moins une fois, à la banque G.. Dans ce cas, la politique de sécurité équivaut à résoudre des problèmes assez simples dans un cadre largement défini à la fois par la résolution d’aspects techniques : surveillance pour éviter toute intrusion ou attaque, protection matérielle des biens et des personnes. La banque n’est pas ici préoccupée de prévention mais de protection. C’est ainsi que les capacités techniques des éléments de protection mis en œuvre définissent largement la conception de la sécurité. De toutes façons, l’établissement bancaire ne peut raisonner de manière isolée sous peine de devenir plus vulnérable que ses concurrents. L’homogénéité des politiques de sécurité et donc, selon le responsable de la sécurité, leur efficacité passent par l’application des nouvelles techniques de sécurité « au fur et à mesure qu’elles sont sur le marché ». Il pense qu’à terme les moyens techniques permettront de totalement sécuriser les opérations bancaires dans la mesure où les « guichets » traditionnels, et, par extension, les agences bancaires comme lieu de transmission d’espèces convoitées par les malfaiteurs risquent de disparaître au profit de « murs d’argent », c’est-à-dire d’un ensemble de guichets entièrement automatiques permettant à l’utilisateur de procéder à l’ensemble des opérations courantes. « Plus de problèmes de sécurité des personnes pour la banque, de cette manière !». Quant aux clients, ils seront dans la rue, dans l’espace public et leur sécurité ne dépendra plus de la banque. « La police pourra surveiller et assurer la sécurité des personnes ». On voit donc comment interfèrent l’évolution des technologies, la politique de sécurité, la politique commerciale, le partage des responsabilités en matière de sécurité, la recherche d’externalisation des coûts de surveillance. PERFORMANCE TECHNIQUE DES OBJETS ET JUSTIFICATION DE LEUR USAGE « Puisque ça existe, autant s’en servir » (banque G.) ; « puisque d’autres en installent, autant que ce soit nous qui le fassions, ne serait ce que pour montrer que l’usage peut ne pas être perverti » (mairie de C.). Ces remarques évoquent deux types de justifications de l’installation de système de vidéosurveillance. La première est celle du progrès qui ferait que les objets techniques s’imposeraient « naturellement » à nous tous, professionnels de la sécurité, clients, citoyens, du fait de leur présence et de leur performance. Elle traduit l’impact immédiat de la technique dans nos modes de vie. Nous venons de l’évoquer plus haut. La seconde est celle de l’existence d’une moralité personnelle de l’utilisateur qui garantirait le bon usage des objets techniques. A l’impact immédiat de la technique se rajouterait une intention raisonnée. Curieusement débarrassés des scripts sociaux qui ont pourtant concouru à leur conception, les objets techniques apparaissent alors comme des objets socialement neutres au service d’une intention qui leur permettra d’atteindre une valeur morale. Au culte du progrès rendant possible l’impact immédiat de la technique répond l’affirmation de la vertu de ceux qui vont utiliser ces objets. Cette justification est largement répandue parmi les interlocuteurs rencontrés. La mairie de D. met en avant son étiquette politique pour refuser toute installation de vidéosurveillance, affirmant que cette technologie est incompatible avec l’idée qu’elle se fait de la citoyenneté. Celle de C. utilisera sensiblement les mêmes arguments pour justifier cette installation ! Son étiquette politique deviendra alors la garantie de l'usage qui sera fait de la vidéosurveillance, laissant entendre, en creux, que cet usage pourrait aller à l’encontre de ses propres principes de citoyenneté du fait des potentialités techniques. Le réalisme et le pragmatisme de la 28 démarche peuvent alors être affirmés au nom d’une intention vertueuse ignorant les capacités techniques du système mis en place20. Au-delà des raisonnements tenus sur la vidéosurveillance, on retrouve cette forme de justification basée sur la distinction entre les performances d’un objet (technique) et les principes de son usage dans beaucoup d’autres domaines, par exemple dans celui des biens de consommation : le tabac ou l’alcool dont « l’abus nuit à la santé » ; les voitures performantes en vitesse dont seule une mauvaise utilisation en ferait une source de danger. Dans le domaine du management, prononcer la fameuse expression « ce n’est qu’un outil, tout dépend de ce qu’on en fait » sert à dédouaner curieusement l’outil de toute source de danger intrinsèque et à affirmer en même temps que ce danger peut exister puisqu’elle met en avant l’indispensable vertu de son utilisateur ! Dans le cas de la vidéosurveillance, cette vertu politique de l’utilisateur est présentée comme ce qui va permettre d’éviter un usage social « abusif » de l’objet technique, voire d’empêcher son détournement implicite. L’objet technique s’impose presque comme un défi à relever (mairie de C.) sur fond de connaissance d’une mauvaise utilisation probable et supposée, voire, dans ce cas particulier, comme une stratégie délibérée pour détourner une mauvaise intention prêtée à d’autres utilisateurs de l’objet technique. Apparaît ici un mode de raisonnement ambigu amalgamant l’absence d’intentionnalité de l’outil technique, sa neutralité sociale mais aussi le danger potentiel qu’il représente au cas où son utilisateur ne serait pas vertueux politiquement. A la mairie de C., se rajoute à ce raisonnement une autre manière de penser : l’adoption et l’utilisation de l’objet technique deviennent une mise à l’épreuve de la vertu politique. Elles mènent d’une part à réaffirmer la nature de l’attitude vertueuse, à l’évaluer en permanence, et, d’autre part, à neutraliser, par l’exemplarité, toute tentative de détournement de l’usage vertueux de cet objet. INTERDICTION DE L’USAGE D’UN OBJET AU NOM DE SA PERFORMANCE TECHNIQUE A la mairie de F. (Allemagne), le maire rejette vigoureusement tout usage de la vidéosurveillance du fait même que l’intention sociale « ne peut que rappeler le 3e Reich ». Cette intention prêtée à l’usage d’un objet technique appelle deux remarques. - La sensibilité aux objets techniques Chacun peut avoir vis-à-vis d’objets techniques, apparemment neutres, une vision très contrastée. Elle dépendra de sa propre expérience, de son propre système de valeurs, de ses références personnelles, de celles de son groupe d’appartenance ou de référence, de l’histoire de sa communauté ou de l’histoire de son pays. Il s’agit de « savoir comment les objets sont vécus, à quels besoins autres que fonctionnels ils répondent, quelles structures mentales s’enchevêtrent avec les structures fonctionnelles et y contredisent, sur quel système culturel, infra- ou transculturel, est fondée leur quotidienneté vécue. »21 Cette sensibilité montre que 20 Cette forme de rhétorique n’est pas sans rappeler la distinction opérée par Montesquieu entre « la nature du gouvernement » et « son principe ». « Il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel, et son principe ce qui le fait agir. L’une est sa structure particulière, et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir » (De l’esprit des lois, livre III, § 1). « La corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle des principes » (idem, livre VII, § 1). 21 Jean Baudrillard, Le système des objets. Editions Gallimard, Paris, 1968, p. 9. 29 l’impact de la vidéosurveillance ne peut se comprendre qu’à travers une vision globale portant sur l’objet lui-même (ses caractéristiques techniques et les problèmes qu’il peut résoudre, ce que Jean Baudrillard appelle le « plan technologique »22 de l’objet), l’usage qui en est fait (usage prescrit et usage détourné), le contexte dans lequel il s’inscrit (sa réception)23. Ainsi le propos tenu par le maire de la ville de D. en 1997, « La sécurité est un droit républicain, sa demande est totalement légitime. Ce n’est pas un problème droite-gauche », accompagne-t-il, au moment où il est tenu, une modification de la politique définie par le conseil communal de prévention de la délinquance. Prônant jusqu’alors les vertus d’une politique de prévention reposant principalement sur l’animation socioculturelle et sportive, le maire admet la nécessité pour les citoyens d’une meilleure lisibilité des actions en faveur de la sécurité. « Si nous n’assurons pas la sécurité de proximité, la perte de confiance fait le lit du découragement civique et des thèses extrémistes. Alors que si nous sommes crédibles sur le terrain les gens sont prêts à se mobiliser. ». Cette sécurité de proximité se réalisera alors à travers le développement de médiations et ne fera pas appel (tout au moins jusqu’à aujourd’hui) à l’installation d’un système municipal de vidéosurveillance24. Cette position fait écho, mais pour des raisons différentes, à celle du maire allemand de F.. Rappelons que ce dernier, d’un côté, prône les valeurs démocratiques du respect de la liberté du citoyen et, en même temps, montre l’intérêt que représente l’utilisation d’un « atlas de la criminalité » capable de rendre compte avec une grande précision de la géographie des différents délits et de l’évolution de leur fréquence et de leur gravité. Ces deux exemples montrent bien qu’à partir d’une conception assez proche de la citoyenneté et de la démocratie, des options différentes peuvent être prises en matière de sécurité et d’utilisation d’objets destinés à la servir. Il y a bien pour les deux maires refus d’installer un système technique de vidéosurveillance, mais les raisons invoquées diffèrent : référence au passé pour l’un, mise en avant des valeurs de médiation pour l’autre. Ces deux arguments ne sont pas exclusifs. Le maire de F. valorisera l’intérêt de la médiation à un autre moment de son discours, mais, pour les deux, le rejet de la vidéosurveillance est dicté par ces arguments sensibles qui tranchent avec l’aspect « inessentiel » de l’objet qui s’inscrit dans « le domaine psychologique ou sociologique des besoins et des pratiques »25. D’autres arguments viendront nuancer les premiers principes fortement revendiqués. L’un souhaitera donner à voir à ses administrés la réalité d’une sécurité active, pensant qu’elle facilitera la mobilisation des citoyens contre l’excès de répression. L’autre présentera avec fierté l’atlas de la criminalité pour renforcer auprès de la population le sentiment d’une action réaliste de sécurité menée grâce à des moyens d’information fiables. - la valorisation de la capacité prêtée à un objet technique Il est en effet objectivement évident que la performance technique d’un système de vidéosurveillance ne peut suffire à établir ou à un maintenir un régime tel que celui du 3e Reich ! On voit donc, à travers l’exemple précédent, comment tel aspect (réel ou symbolique) 22 Idem. 23 Cf. Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, Editions Payot, 1967, p. 34. 24 On note toutefois à D., fin 2000, 269 systèmes de vidéosurveillance soumis à autorisation préfectorale, la plupart installés dans ou aux abords des établissements recevant du public. Seules une quarantaine de caméras (sans enregistrement d’images) sont utilisées par la compagnie de transports urbains locale pour contrôler et réguler le trafic des bus. 25 Jean Baudrillard, op. cité, p.10. 30 de l’objet technique, mis en avant par le discours, révèle l’importance des modes de régulation que recèle, au-delà des catégories de pensée habituellement admises, un fait social. Cette survalorisation symbolique de l’objet correspond à la figure inversée de la naturalisation de l’objet technique traduite à travers une soi-disant neutralité fonctionnelle, une « autonomie interne »26. Dans un cas on attribue à l’objet technique une puissance sociale excessive, dans l’autre, on ne lui en attribue aucune, au nom de sa fonctionnalité technique évidente. Nous avons constaté l’existence d’une corrélation forte entre le processus de naturalisation de l’objet technique et l’état social dans lequel se situait cet objet. D’une part, plus l’objet technique est pensé « naturellement », plus les préoccupations des commanditaires relevaient d’une volonté de protection immédiate des biens et des personnes. D’autre part, plus l’objet technique était pensé comme élément d’une construction sociale, plus ces préoccupations relevaient d’une volonté de prévention via des formes de régulation sociale jugées politiquement vertueuses. PERFORMANCE TECHNIQUE DE L’OBJET ET PRATIQUES SOCIALES DES DELINQUANTS L’innovation technique que représente la vidéosurveillance peut aussi entraîner des modifications dans les pratiques sociales de délinquants qui s’adapteront plus ou moins rapidement à la mise en place d’éléments techniques de protection. Un de nos interlocuteurs (mairie de D.) cherche à nous le faire constater quand il prend l’exemple de l’installation de « digicodes » à l’entrée des immeubles HLM. Pour lui, l’installation ne provoque qu’un temps d’arrêt provisoire des intrusions malveillantes, temps nécessaire à l’adaptation de la nouvelle situation ainsi créée. A la banque G., on constate que seule l’évolution constante des techniques de protection permet de garder un avantage technique vis-à-vis des malfaiteurs qui ne cessent de trouver des réponses aux problèmes que les responsables de la sécurité leur posent. EVOLUTION CONJOINTE DES PERFORMANCES TECHNIQUES ET SOCIALES Des utilisateurs de la vidéosurveillance peuvent aussi souhaiter une évolution des performances techniques des éléments qui la composent. Ils peuvent également appeler de leurs vœux une mutation technique plus fondamentale de l’ensemble afin de développer les performances du contrôle. Nous avons observé l’expression de cette demande quand un responsable de la sécurité bancaire évoquait la possible apparition d’évolutions techniques permettant à terme de « se dispenser d’installations de câbles particulièrement onéreuses », de « piloter des caméras à partir de puces électroniques », de « contrôler tout un centre de télésurveillance à partir d’un simple téléphone portable », autant d’évolutions qui « permettraient de généraliser l’utilisation de la vidéosurveillance, notamment pour les levées de doutes en cas de problèmes ». Ces propos révèlent une intention sociale de contrôle exacerbée par le rêve 26 idem, p. 91. 31 d’une technique toute puissante. Ils illustrent, d’une autre manière, la question de la naturalisation de l’objet technique comme préalable à son usage et à sa diffusion. Les objets techniques ne sont toujours que les éléments d’un système social qui les englobent. Il est indispensable de définir la manière de décrire ce système pour comprendre l’impact des objets techniques sur la production de la sécurité. Nous venons d’en dénombrer et analyser quelques éléments : - Forme de symbolisation et/ou d’incorporation des modes de contrôle social, - Pratiques objectives de surveillance, - Degré de sophistication des objets techniques de surveillance, - Etat de la demande sociale en matière de sécurité des biens et des personnes, - Etat des croyances, - Stratégies politiques, - Circonstances historiques, - Nécessités conjoncturelles, - Influences et pressions sociales. Ce sont autant d’éléments que nous pouvons utiliser pour comprendre les processus de décision concernant l’installation ou le refus d’installation d’un système de vidéosurveillance. Il est vraisemblable que ces mêmes éléments seront utiles à la compréhension des usages qui seront fait de ce système. 32 Figure 3 : Extrait de l’atlas de la criminalité de la ville de F. Crimes et délits recensés dans la Rue principale (Hauptstrasse) en 1999 Karlstor 2 9 6 4 3 Marstallstr. Marktplatz DHC Universitätsplatz Bismarckplatz Cas recensés par bloc de constructions Kaufhof de 1 à 10 cas de 11 à 25 cas de 26 à 50 cas de 51 à 100 cas plus de 100 cas n = 1.314 cas N.B. : Selon ses utilisateurs, cet atlas donne une image renouvelée de la sécurité « réelle » dans la commune. Il indique là où se multiplient les délits jusque par « îlots de maisons », l’évolution de leur fréquence, contribuant ainsi à renforcer le sentiment de sécurité des citoyens, ceux-ci y ayant accès. Il est, dans cette ville, selon le maire de F., un des vecteurs de la participation des citoyens à leur sécurité. Rappelons qu’aucun système de vidéosurveillance n’était actuellement présent sur ce territoire au moment de l’étude. 33 34 L’INDUCTION DES CONDITIONS SOCIALES SUR LA PERFORMANCE TECHNIQUE Si la vidéosurveillance comme ensemble technique appliqué à la sécurité participe à l’évolution des pratiques sociales qu’elle est censée réguler, des conditions sociales peuvent aussi sinon engendrer directement des inventions techniques, tout au moins légitimer la mise en place et accroître l’amélioration de ces ensembles techniques. Celles-ci vont des plus générales aux plus particulières. LA NATURALISATION DE LA TECHNIQUE REVELATRICE DES CONDITIONS SOCIALES L’utilisation de la vidéosurveillance s’inscrit dans un processus social qui se développe à partir d’une part, de l’ensemble des conditions sociales qui permettent en partie cette utilisation et, d’autre part, de l’ensemble des réactions que suscite son utilisation. Le discours sur l’utilité de la vidéosurveillance, les pratiques sociales liées à l’usage de cet ensemble technique vont engendrer des justifications, des modes de raisonnement comme autant d’idéologies tendant à naturaliser, au-delà de son existence même, son installation et son utilisation. La vidéosurveillance apparaîtra à terme comme allant de soi, au même titre que d’autres formes de surveillance. A travers les témoignages recueillis, il apparaît que ce qui résiste à la naturalisation de la technique de la vidéosurveillance et à celle de son usage est moins l’idée de la surveillance, largement banalisée par la demande de sécurité, que celle de l’utilisation des images nécessaires à l’acte de surveiller. LA FASCINATION POUR LA TECHNIQUE REVELATRICE DES CONDITIONS SOCIALES L’installation et surtout l’usage de la vidéosurveillance développent des discours qui justifient la mise en place de la technique au nom de sa seule performance technique. Ces discours traduisent une tendance générale à présenter la technique et son évolution de manière autonome vis-à-vis des enjeux sociaux plus implicites. 35 Premier exemple : la décision que prend la banque G. de construire des « murs d’argent » pour sécuriser les situations dans lesquelles l’argent est échangé. Cette décision semble a priori rationnelle pour celui qui l’évoque. S’il n’y a plus de guichets, il y aura moins de holdup dans la mesure où les « braqueurs » prennent souvent pour cible les guichets, rendus fragiles du fait de l’échange matériel d’espèces entre deux personnes. Ce raisonnement tire sa légitimité du fait que son auteur tient un discours d’essence technique (et/ou instrumentale) et que ce discours lui apparaît socialement juste (il s’agit de protéger les guichetiers et les clients), économiquement rationnel (les machines n’ont pas d’horaires de travail, les guichetiers pourront voir leurs tâches évoluer dans des fonctions plus gratifiantes, etc.. Or qu’en est-il, par exemple, du nouveau risque, « externalisé » par l’entreprise grâce à une solution technique, entraîné par le fait que les clients de la banque effectueront des opérations bancaires dans la rue ? Deuxième exemple : les techniciens qui maintiennent l’installation de vidéosurveillance vont chercher à améliorer sa performance (mairie de C.). Cette amélioration incessante légitimée techniquement par les fonctionnaires territoriaux qui ont en charge la maintenance de l’installation ne semble pas enfreindre ce que la loi permet. Mais qu’en sera-t-il demain si la pensée et l’action techniques se développaient de manière autonome et que le système se sophistiquait techniquement, faisant perdre de vue ses conséquences sociales ? La fascination pour la technique, et, au-delà, pour le développement sans entrave de cette sophistication technique peut mener à un oubli, même provisoire, des contraintes sociales identifiées dont la définition a précédé l’installation du système de surveillance. Dernier exemple : l’« atlas de la criminalité » de la mairie allemande de F., destiné à « donner une image de la sécurité réelle dans la commune. » emprunte aux techniques de la cartographie informatisée. Il permet de voir où et quand se multiplient les délits, par zones, îlots de maison, rues. Lors d’une présentation de cet atlas à un public de fonctionnaires territoriaux français, les personnes présentes, toutes impliquées professionnellement dans les problèmes de sécurité, semblaient s’approprier cette technique comme quelque chose allant de soi. Les questions qu’elles posèrent étaient presque toutes d’ordre technique. Les valeurs, les principes de fonctionnement de la police, l’état d’esprit des citoyens ne faisaient pas partie de leurs préoccupations. L’intérêt fonctionnel de cet atlas allait de soi, en dehors de toute forme de compréhension du fait social auquel il renvoyait et dont il restait à préciser les contours et la consistance. Ces exemples dressent, à notre avis, un état des lieux dans lequel la technique apparaît comme un champ largement pensé de manière autonome et dont la performance justifie l’usage. C’est sans doute l’une des explications de la relative indifférence du public dont rendent compte les interlocuteurs que nous avons rencontrés vis-à-vis de l’installation de la vidéosurveillance dans les espaces publics. 36 Figure 4 : Naturalisation des effets de la technique Espace disjoint Champ technique Champ social Appropriation de la technique comme objet « neutre » capable de réguler le champ social Autonomie Naturalité de la technique - Il existerait une « logique » technique autonome La technique produirait des effets immédiats sur les attitudes sociales Le système technique fournirait ses propres significations (pas de distinction entre signe et symbole) Il existerait une « logique » sociale autonome capable d’être perturbée directement par les systèmes techniques Les significations fournies par le système technique produiraient des effets immédiats de régulation sociale Figure 5 : L’idéal social de l’usage de la technique Espace conjoint Dérive naturaliste « puisque ça existe… » Champ technique Champ social Dérive technocratique Idéal social de l’usage de la technique - Le système technique ne se réduit pas au système social et réciproquement L’idéal social de la technique est le résultat d’une co-construction entre acteurs concernés Il existe des principes d’évaluation sociale de la technique (éthique, déontologie, délibérations) La maîtrise sociale de la technique garantit socialement des usages propres de la technique Il existe deux risques : dérive naturaliste de la technique, dérive technocratique par technicisation des modes de régulation sociale 37 DECISIONS POLITIQUES ET STRATEGIES MARCHANDES DE L’APPROCHE MECANISTE DE LA SURVEILLANCE A L’APPROCHE POLITIQUE DU CONTROLE SOCIAL L’utilisation de la vidéosurveillance cherche-t-elle à améliorer la sécurité ou la tranquillité civile indispensables à des formes de relations sociales jugées conformes aux lois de la République ? Si tel est le cas, la description de son utilisation fera avant tout valoir le respect strict du cadre de la loi (ex : Mairie de C., compagnie de transports B.). Ceux qui ont décidé de mettre en œuvre cette technologie s’appliqueront à démontrer que l’adoption de cet « outil » ne risque pas de remettre en cause les libertés publiques. Ils utiliseront deux séries d’arguments. Premièrement, il sera fait appel au strict respect du cadre législatif qui définit les modes d’usages de la technologie et qui instrumentalise ce respect. Il suffit d’appliquer les dispositions de la loi et de veiller aux dérives éventuelles. Celles-ci sont quasiment impossibles, le dispositif technique et le contrôle régulier des installations devant les empêcher. Deuxièmement, sera rappelée la nécessité de lutter contre les formes de délinquance ou d’« incivilité » susceptibles, elles, de remettre en cause l’ordre social établi. Ces arguments sont évoqués de manière abrupte ou discrète selon les rencontres que nous avons faites au cours de l’enquête. En tous les cas, leur réception nous a fait comprendre que cette question constituait une sorte d’impasse pour notre recherche. Nous ne pouvions persévérer dans cette voie de compréhension trop mécaniste, dans laquelle notre questionnement n’apparaissait que devoir renforcer des justifications prêtes à être servies par nos interlocuteurs. Il fallait donc, nous a-t-il semblé, rechercher dans la décision d’installer une vidéosurveillance, le signe tangible d’une évolution de techniques de surveillance qui composent généralement le contrôle social. Une nouvelle question surgissait donc. L’attrait pour la vidéosurveillance ne reflète-t-il pas l’évolution des techniques de surveillance dans le cadre d’un contrôle social dont les formes ont évolué ? Cette nouvelle perspective permet de mieux comprendre en quoi le débat sur la vidéosurveillance occulte en partie le débat sur les formes politique du contrôle social. Débattre du bien-fondé de la vidéosurveillance revient à porter le regard sur les formes techniques du contrôle au détriment d’une interrogation sur la légitimité politique de ce contrôle et de ses formes. À l’issue des travaux menés, nous pouvons nous risquer à établir une typologie de ces formes du débat. Trois types peuvent être dégagés : A - Parmi les interlocuteurs rencontrés, il y a ceux qui voient la vidéosurveillance comme une simple réponse technique à un problème technique de sécurité. Ils ne cherchent pas à attribuer un intérêt particulier aux enjeux politiques liés à ce mode de surveillance. Ceux-là n’ont pas lieu d’être pour au moins deux raisons. La première concerne le respect de la loi se substituant à toute autre forme de réflexion. A noter que dans un cas, il nous a semblé que le respect de la loi pouvait être en partie oublié en raison même d’un souci d’efficacité en matière de sécurité ! La seconde porte sur les fonctions occupées par nos interlocuteurs qui « appliquent » les directives de leurs employeurs, l’un se gardant le droit de partir au cas où il constaterait une dérive. La seule sensibilité « politique » que nous avons enregistrée dans ces 38 cas de figure concernait l’intérêt commercial que pouvait représenter la vidéosurveillance : prise en compte de la sécurité des clients, des employés, mise à un niveau de sécurité équivalent à celui de la concurrence. B – Il existe des positions de type réformiste pour lesquelles leurs auteurs cherchent à concilier différentes formes et technologies de contrôle social. C – D’autres d’interlocuteurs rejettent tout projet d’installation de vidéosurveillance au nom de principes politiques incarnés notamment dans des politiques de prévention de la délinquance. Pour eux, la vidéosurveillance comme technique de contrôle renvoie à une forme de contrôle social radicalement incompatible avec des principes politiques affirmés en matière de libertés publiques et déclinés en actions de prévention. Le rejet de la vidéosurveillance se fait alors à deux niveaux. Au plan stratégique, la politique de prévention mise en place semble incompatible avec l’installation d’une vidéosurveillance qui incarnerait le choix de la « prévention situationnelle » (mairie de D.). Au plan tactique, la mise en place de caméras est présentée comme risquant de déclencher des réactions de violence de la part d’une population dite « à risques ». D’une certaine manière, la position de ces interlocuteurs apparaît plus jusqu’au-boutiste que celle que régit la loi elle-même qui est là aussi pour offrir des garanties suffisantes au regard du respect de ces libertés publiques. Cette typologie aide à mieux comprendre comment les décisions politiques concernant l’installation ou non de système de vidéosurveillance seront diversement influencées par les stratégies commerciales développées de la part des concepteurs et installateurs. Quand la vidéosurveillance est conçue par le futur utilisateur comme moyen simple moyen technique dont l’usage est encadré par une loi garantissant le respect des libertés publiques, les arguments commerciaux porteront sur la capacité de l’objet à transformer la nature des relations sociales et chercheront alors à montrer les effets bénéfiques de la surveillance par vidéo sur l’évolution de la sécurité publique. Quand, au contraire, la vidéosurveillance est proposée à d'éventuels acheteurs qui la rejettent d’entrée pour des raisons politiques, les arguments porteront à la fois sur la relativité de l’outil (le fameux « ce n’est qu’un outil ! ») et donc sur sa neutralité politique. Par contre, le vendeur fera valoir l’importance des principes politiques affichés par les éventuels acheteurs et les garanties qu’offre la loi. Ainsi, et de manière apparemment paradoxale, on s’aperçoit que des décideurs (mairie de C.) peuvent être sensibles à ce type d’arguments, dans la mesure où l’installation de la vidéosurveillance devient un défi supplémentaire pour maintenir et développer des formes de contrôle social préventif basées sur la prise en charge des populations « à risques ». 39 Figure 6 : Répartition des arguments utilisés selon l’existence ou non d’une vidéosurveillance Arguments utilisés Mise en place d’une politique de sécurité Garantie des libertés publiques Lisibilité des actions menées Utilisation de moyens existants Positions prises Rejet Adoption de la vidéosurveillance de la vidéosurveillance xxxxx xxxxx xxxx xxxxx x xxxxx x xxx NB : le nombre de x utilisés correspond grosso modo au « poids » cumulé des arguments utilisés par les interlocuteurs rencontrés, qu’ils aient mis en place ou non une vidéosurveillance. UN RAISONNEMENT DIALECTIQUE ENTRE TECHNIQUE ET POLITIQUE Là où la vidéosurveillance était installée, nous avons recueilli l’expression d’une volonté de transformer par une technique, celle de la vidéosurveillance, la quantité et la qualité de la sécurité ou de la tranquillité. Le projet de surveillance est alors présenté comme un moyen technique introduit dans une situation dont la nature politique et sociale ne changera pas si des précautions sont prises. Le risque existe, mais il est minimisé du fait de la capacité que les décideurs se donnent à le maîtriser. « Je terminerai en citant Bernard Splitz, Maître des requêtes au Conseil d’Etat, « la vidéosurveillance est, en somme un excellent test de notre capacité collective à nous protéger de nous-mêmes. Sachons anticiper son développement par le jeu combiné de la réglementation, du contrôle et de l’évaluation. Bref, surveillons la vidéosurveillance »27. Toutefois, au delà des arguments, cette volonté affichée ne peut toutefois dédouaner son auteur de participer à la construction de formes de contrôle social qui ne se réduisent pas aux simples aspects techniques, comme, par exemple, la production d’images destinées à la surveillance. « Aucune technique n’est neutre en particulier si les libertés individuelles sont en jeu. Ayons bien conscience, avant toute considération, que la mise en œuvre de la vidéosurveillance marque l’insuffisance des mesures de prévention en matière de sécurité. L’information, l’éducation et l’encadrement humain ne suffisent plus. Notre société est donc bien malade. D’ailleurs rien ne remplacera, dans ce domaine, la lutte efficace, résolue et de longue haleine contre le chômage et la misère, même s’il ne faut pas simplifier ou réduire les problèmes de sécurité au seul problème social »28. Ici, l’ambiguïté est parfaitement mise en évidence : face à l’importance des conséquences politiques possibles dues à la technique utilisée, croire en l’existence de neutralité en matière d’usage devient un leurre. Mais en même temps, si cette absence de neutralité est un risque, elle devient un défi que sont prêts à relever les décideurs car la vidéosurveillance peut représenter un nouveau moyen pour garantir et accroître la sécurité ou la tranquillité publique, les autres ne suffisant plus. 27 Conseil Municipal de F., 1999, « Elaboration d’un audit de vidéosurveillance, Etudes pour l’équipement des secteurs prioritaires en système vidéo (Direction Sécurité et prévention – Cellule de coordination du Contrat Local de Sécurité) ». Extrait de l’exposé du rapporteur. 28 Idem. Extrait de l’exposé d’un conseiller municipal. 40 UNE DIALECTIQUE ENTRE EVOLUTION TECHNIQUE ET EVOLUTION SOCIALE Les deux formes d’induction que nous avons précédemment explorées (induction de la performance technique sur le contrôle social ; induction des conditions sociales sur la performance technique) reposent sur une conviction partagée par l’ensemble de nos interlocuteurs : la production des objets techniques et les effets qu’ils produisent s’inscrivent toujours dans la dimension sociale de l’échange. Cet échange se produit entre concepteurs, producteurs et utilisateurs. Cette conviction est directement exprimée ou implicitement suggérée. La présence de caméras dans des quartiers socialement « sensibles » ne risque-t-elle pas d’être interprétée comme une provocation, rompant un statu-quo fragile mais existant entre les fauteurs de troubles et les représentants des institutions ? L’invention de nouvelles technologies ne permet-elle pas de prendre de vitesse des délinquants avérés ou potentiels et ainsi assurer, pour un temps, un niveau de sécurité satisfaisant ? Nous avons constaté que la définition de la technique pouvait être intégrée par quelques-uns de nos interlocuteurs comme un élément du processus de décision en matière de surveillance, l’appréciation de son niveau de performance pouvant faire pencher la décision d’installation d’un dispositif de vidéosurveillance d’un côté ou de l’autre. Soit ce niveau permet de garantir les libertés publiques en offrant, par exemple, la possibilité de masquer des zones d’habitation privée. Soit il permet d’identifier des éléments susceptibles d’intéresser la police, comme la lecture des numéros de plaque d’immatriculation rendue possible grâce à des commandes à distance permettant de diriger la caméra vers tel ou tel endroit. Dans tous les cas, nous avons décelé un lien permanent entre l’usage et la valorisation des objets techniques et des stratégies développées pour maintenir et faire évoluer leur performance. Quand la technique de la vidéosurveillance est en place, tout retour en arrière ne semble plus envisageable. Nous avons également remarqué que la technique pouvait aussi être simplement perçue comme aide à la mise en place d’un dispositif de surveillance pensé par ailleurs, qu’elle s’intégrait comme un élément parmi d’autres au cours d’un processus global de réflexion. Enfin, nous avons perçu que plus la personne que nous interrogions tenait un discours favorable à la technique de la vidéosurveillance, plus elle tenait un discours sans nuance sur la sécurité et conjointement manifestait peu d’intérêt pour la prévention. C’est comme si la sécurité se substituait à la prévention. C’est comme si, dit de manière plus abrupte, la sécurité était la prévention. A contrario, plus un discours militant pour la prévention était tenu par notre interlocuteur, plus ce dernier minimisait ou relativisait le rôle de la technique de surveillance. 41 Pourtant, à partir de ces différents cas, nous avons constaté qu’il existait un risque d’incompréhension dans l’appréhension des impacts des technologies sur les modes de contrôle dès lors qu’on cherchait à rendre autonome le champ de la technique et celui du contrôle social et à faire de la technique soit un simple élément perturbateur du système social, soit une des causes essentielles de la transformation de ce système. Nos investigations ont montré qu’une définition de la vidéosurveillance comme ensemble d’objets techniques disponible pour assurer une fonction de sécurité ou répondre à une demande sociale réelle ou supposée était plutôt le fait d’acteurs cherchant à faire valoir l’importance de leur propre rôle dans la mise en place d’une politique de sécurité. Par contre dès que ces acteurs s’affichaient comme adeptes d’une philosophie de prévention, la fascination pour une technique de surveillance comme celle de la vidéosurveillance était moindre. D’une manière plus générale, il nous semble, que la technique s’inscrit de manière quasi autonome dans des mesures de protection, alors qu’en matière de prévention s’élabore une technologie générale de cette dernière dont les éléments purement techniques ne sont pas particulièrement distingués. Nous ne souhaitons pas nous faire ici l’écho d’un quelconque et strict déterminisme attaché à la technique. Nous souhaitons plutôt soumettre, dans le cas de la vidéosurveillance un paradigme qui n’est pas sans rappeler le « paradigme de Sauve » que H. Mendras définissait de la manière suivante : « Pour pénétrer, une innovation technique doit s’ajouter au système technique et social ; dans un deuxième temps, en s’intégrant au système technique et social, elle le transforme et induit ainsi un changement social »29. Toutefois, nous souhaitons pour renouveler ce paradigme y adjoindre les deux points suivants. Le premier est un constat indiscutable. Toutes les formes de sociétés sécrètent des technologies. Il n’y a pas de société sans technologie. Nous insistons alors sur l’idée que l’innovation technique et technologique que constitue la vidéosurveillance n’est pas simplement importée dans un type de société quelconque mais qu’il existe bien une sécrétion technique et technologique issue de toute forme de société existante. Nous rejoignons ici les perspectives ouvertes par Michel Foucault dans notamment Surveiller et punir30. Il nous importe alors de repérer ce qui ressurgit mais qui était déjà là quand un établissement décide d’installer un système de vidéosurveillance. Cela reprend bien les éléments du statut de l’objet que nous allons aborder plus loin. Le second point porte sur la capacité qu’ont les technologies à sécréter des formes sociales de la vie en commun. Nous reprenons à notre compte une des cinq caractéristiques de la société industrielle définie par Daniel Bell, c’est-à-dire le fait que le contrôle de la technologie et de sa connaissance devient le champ même de l’expression du pouvoir politique31. Prolongeant cette intuition, nous voyons dans l’évolution technique et technologique de la vidéosurveillance, un changement des lieux et des formes d’expression de ce pouvoir politique. Ce changement émane en partie de nouvelles possibilités techniques de transmission des images censés traiter du contrôle social : rapidité de la transmission, diffusion simultanée des images en différents endroits. Dans ce cas, nous avons à nous intéresser aux jeux d’acteurs et à la structuration du champ social de la sécurité. Le premier de ces acteurs est l’objet technique lui-même. 29 Henri Mendras, Michel Forsé, Le changement social. Tendances et paradigmes. Editions Armand Colin, Paris, 1983, p. 264. L’étude dont ce paradigme est issu porte sur la transformation du système agricole méditerranéen traditionnel en vigueur au XVIII siècle par l’introduction de la culture du mûrier et par l’élevage du vers à soie. Cf. Henri Mendras, Sociétés paysannes. Editions Armand Colin, Paris, 1976. 30 Op. cité. 31 Cf. Daniel Bell, Vers la société post-industrielle. Editions Laffont, Paris, 1976. 42 LE STATUT DE L’OBJET LA VIDEOSURVEILLANCE OBJET DE SURVEILLANCE OU SIGNE DE CONTROLE ? Le terme de vidéosurveillance relève d’une ambiguïté liée à la nature même de sa construction sémantique. Que transforme la vidéosurveillance, sur quoi porte-t-elle intentionnellement ? En effet, le terme donne-t-il de l’importance à un moyen, la vidéo, au service d’une finalité, la surveillance, l’effet recherché étant la sécurité ou la tranquillité des citoyens ? Dans ce cas, la vidéo devient une simple et neutre particularité technique d’une surveillance dont les finalités sont connues et admises. Au contraire, le terme de vidéosurveillance désigne-t-il plus profondément une évolution sociale du contrôle social ? Dans ce cas, le terme ne peut plus être dissocié : d’un côté la vidéo, de l’autre la surveillance. Il ne renvoie plus à une simple technique de l’image mais à un nouveau mode de contrôle social. L’utilisation de l’image au cœur de la surveillance confirmerait l’apparition de l’ère de la stigmatisation comportementale des citoyens. La vidéosurveillance ne devient acceptable comme mode de surveillance que si est admise l’idée d’une apparence conforme que l’image va donner à lire au surveillant. En effet, le terme de vidéosurveillance peut suggérer qu’il rassemble le moyen technique, ici la vidéo, et l’objet de l’usage, la surveillance : « (…) Parmi ces mesures [du C.L.S.], certaines visent la sécurisation des espaces publics, par la réalisation d’installation de vidéosurveillance et d’alarme notamment dans les quartiers ayant une fonction de centralité, ainsi que sur des secteurs jugés prioritaires. (…) compte-tenu de l’augmentation significative des actes de délinquance en Centre ville et de l’accroissement du sentiment d’insécurité dans certains secteurs de (…), il est nécessaire de réaliser une étude visant l’élaboration d’un cahier des charges d’équipements vidéosurveillance. »32. Mais l’usage qui en est fait cherche parfois à les distinguer : « (…) mais ces réponses sont limitées compte-tenu de deux faits nouveaux. Le premier, c’est la baisse du contrôle social. On appelle contrôle social la faculté qu’a un groupement, une population dans un quartier donné, à maîtriser, par des réflexes simples, les tentations de délit. Ce contrôle social, par peur et par intimidation, ce qui est compréhensible, a baissé. Deuxième limite : on assiste à la résurgence d’un banditisme, soit sous forme de réseaux intégrés à certains quartiers, soit que ce banditisme provienne d’espaces extérieurs à l’échelle de la Région (…). Dans ce contexte et pour pallier le désarroi devant les hold-up répétés, les voitures béliers, nous sommes amenés à mettre en œuvre la vidéosurveillance. »33. On comprend le raisonnement : le contrôle social est décrit ici dans une perspective fonctionnaliste comme une forme de régulation sociale provenant de la pression exercée par les uns sur les autres. Cette pression se définit dans le cadre d’une communauté de proximité, 32 Conseil Municipal de E., 1999. 33 Idem 43 le quartier décrit à la fois comme espace géographique et comme population homogène, y compris du point de vue de l’apparence physique et comportementale des membres qui la composent. Cette communauté supposée est-elle l’émanation d’une communauté plus élargie ? Nous n’avons pas de réponse. Par contre, mettre en avant l’état dégradé d’une communauté de quartier dont rien ne nous dit qu’elle ait un jour existé s’inscrit dans la perspective de la recherche d’un espace sécuritaire cher à la « prévention situationnelle ». La notion de « quartier » définit l’espace contrôlé ou censé l’être par une « population » agissant au nom d’une solidarité. Comme le déclare Paul Landauer, « la résidentialisation porte en elle l’idée qu’il faut sortir l’ennemi de l’intérieur »34. Selon J. Baudrillard35, tout objet transforme quelque chose. Cette transformation porte sur le contexte d’usage exclusif ou social de l’objet. Il est évident que pour ce qui est de la vidéosurveillance envisagée comme objet, la transformation visée est celle des conditions sociales immédiates de la vie commune dont relèvent des termes comme ceux de sécurité et de tranquillité. SURVEILLANCE PENSEE ET SURVEILLANCE REELLE Cherchant à caractériser cette affirmation de J. Baudrillard, nous avons constaté que le « contexte d’usage exclusif ou social » que transformait l’objet « vidéosurveillance » lorsque celui-ci était mis en place ou lorsque cette mise en place était envisagée, était avant tout celui de la surveillance pensée. L’existence de la surveillance à laquelle renvoie l’objet qui permet et de surveiller et de montrer qu’il existe une surveillance effective transforme des aspects pensés de la relation sociale. Les arguments utilisés par nos interlocuteurs le précisent. D’abord, la présence des caméras devrait entraîner la diminution des petits délits d’incivilité (compagnie de transports B.). Ensuite, ce n’est pas la peine d’en installer car elles n’empêchent que les « voleurs de pommes » de passer à l’acte et la politique de prévention vise d’autres domaines de délinquance, ville de D.). Autre argument : la présence de la caméra rassure les conducteurs d’autobus (compagnie de transports B.). Enfin, elle permet de réduire le sentiment d’isolement (compagnie de transports A.). À chaque fois, c’est donc comme si la seule présence d’un objet suffisait à modifier la forme des relations sociales et que cette transformation se faisait par intériorisation de la surveillance à laquelle renvoie l’objet visible qu’est la caméra. La surveillance réelle et les effets qu’elle produisait apparaissait, aux yeux de nos interlocuteurs plus secondaires que la surveillance pensée (à la fois par les délinquants potentiels et par les populations protégées ou « à protéger »). La dimension symbolique de la surveillance l’emporte sur la mesure objective de son efficacité. La majorité des points de vue recueillis porte sur les conditions de la vie en commun, la vie sociale exprimée selon les cas par les notions de sécurité et de tranquillité, quelle que soit la technologie de surveillance mise en place. Ce qui est majoritairement admis par les utilisateurs primaires et peut être secondaires, mais là, nos investigations restent très partielles, c’est l’usage de la surveillance alors que le débat, quand il a lieu, portera plutôt sur les conditions techniques de la surveillance et sur les menaces que peut représenter cette technique sur les garanties en matière de liberté publique. 34 Journal Libération, samedi 26 et dimanche 27 mai 2001, p. 34. 35 Jean Baudrillard, opus cité, p.7-18. 44 Il existe donc à notre avis tout un volet de réflexion sur l’évolution de l’acceptabilité des formes sociales de la surveillance en général qui demeure en partie occulté, notamment du fait de la mise en scène des débats publics sur la vidéosurveillance (mairie de E., mairie de C.). Ces débats prennent une ampleur manifeste à partir du moment où le projet d’installation engendre une mobilisation publique de ses partisans et de ses détracteurs. En prolongeant les réflexions de J. Baudrillard à propos du Système des objets, on peut avancer l’idée que la vidéosurveillance transforme concerne aussi bien les conditions techniques de surveillance (Cf. plus haut les réflexions sur le Panopticon) que l’acceptabilité d’une surveillance portant sur l’image du conformisme social. Ce qui est en jeu, - mais le jeu n’est-il pas déjà joué au delà du temps sporadique des débats, c’est, comme le sondage ci-dessous le montre, la manière dont s’articulent sans rapport causal manifeste sentiment d’insécurité ou de sécurité et acceptation de la surveillance par utilisation d’images. Cette articulation est à rechercher dans les manières de penser la vie sociale dont rend mal compte le simple débat sur le danger éventuel que représente la vidéosurveillance en matière de libertés publiques. Si, dans l’ensemble des objets, la vidéosurveillance peut être classée selon sa fonction technique reliée à sa forme, à sa structure technique, elle doit l’être aussi selon les « structures mentales » avec lesquelles cette structure technique rentre en résonance. Il s’agit bien de comprendre « comment les objets sont vécus, à quels besoins autres que fonctionnels ils répondent, quelles structures mentales s’enchevêtrent et se contredisent, sur quel système culturel, infra et transculturel, est fondée une quotidienneté vécue »36. Il s’agit aussi de définir et de comprendre « les processus par lesquels les gens entrent en relation avec eux et de la systématique des conduites et des relations humaines qui en résulte »37. À partir de ce point de vue, peut être complétée la compréhension des articulations implicites existantes entre décisions politiques et stratégies marchandes. Si l’on admet la pertinence des informations que nous livre le sondage ci-dessous, on peut dire que les objets de la vidéosurveillance et leur transaction sociale s’inscrivent dans un contexte culturel qui admet la surveillance, et plus précisément la surveillance par production et analyse d’images, comme nécessaire, que cette opinion soit ou non forgée par un sentiment d’insécurité. La question politique de la surveillance par l’image ne se pose plus comme question préalable à résoudre. Il nous a semblé que les interlocuteurs rencontrés pouvaient d’abord être distingués par la manière dont ils se posaient la question de la surveillance et de l’ordre public en général avant de l’être par la manière dont ils évaluaient à la fois de manière politique et fonctionnelle la question de la vidéosurveillance. 36 Idem, p. 9. 37 Idem. 45 Figure 7 : Sondage réalisé par et pour la Compagnie de transports B. Enquête réalisée en juillet 2000 auprès de 420 personnes dont 59% sont des utilisateurs intensifs des autobus de nuit (2 à 3 fois par semaine). - - 60 % se déclarent n’être « jamais inquiets » lorsqu’ils prennent les autobus de nuit 30 % se déclarent être « assez rarement inquiets » 36 % ont entendu parler de la vidéosurveillance 74% pensent qu’elle est nécessaire 52 % se déclarent rassurés par ce dispositif (dont 59% de femmes) 92 % des femmes interrogées se déclarent favorables à l’installation de la vidéosurveillance dans les autobus de nuit 82 % des hommes interrogés se déclarent favorables à l’installation de la vidéosurveillance dans les autobus de nuit38 LES ELEMENTS DU PROCESSUS DE DECISION Il est dès lors possible de proposer une réponse à la question que pose l’IHESI sur les processus de décision concernant l’installation de la vidéosurveillance. - Quand la question d’installer une vidéosurveillance se pose, le débat politique (public) va porter sur le respect ou l’atteinte des libertés publiques. Qui met le plus à mal ces libertés : les fauteurs de troubles ou les dispositifs de surveillance eux-mêmes ? - Ce débat va avoir tendance à occulter un débat plus technique sur le rôle de la prévention et le choix de ses formes. Faut-il tenir compte des populations ou des situations ? - S’il n’y a pas obligatoirement de lien mécanique entre sentiment d’insécurité et souhait de voir des moyens de sécurité mis en œuvre, la preuve de l’existence de ce lien est au cœur des arguments utilisés pour mettre en place un système de vidéosurveillance. - Il existe une croyance portant sur l’existence d’un âge d’or de la sécurité reposant sur le rôle perdu d’une communauté régulée à partir de la pression exercée par les uns sur les autres. - L’objet technique que représente la vidéosurveillance rentre en résonance avec les « structures mentales » de ses futurs utilisateurs (primaires ou secondaires) de plusieurs manières : - Il correspond à un nouveau moyen venant se substituer à des moyens disparus ; - Il est dans l’air du temps et ne peut qu’être utilisé (d’autant que d’autres l’utilisent) ; - Nous serions rentrés dans l’ère de l’image et dans son usage universel accepté ; 38 Ce sondage fait ressortir que la quasi totalité des personnes interrogées ne manifeste pas ou peu d’inquiétude quand elles utilisent un transport en commun de nuit et que quasiment la même proportion est favorable à l’installation de la vidéosurveillance. Le rapprochement de ces deux chiffres conduit à penser qu’il n’y a pas dans ce cas de rapport mécanique à établir entre le sentiment d’inquiétude et le souhait de prendre des mesures de sécurité. 46 - Ces « structures mentales » admettent aussi le bien fondé d’un type de régulation de la vie en société reposant sur le conformisme de l’apparence physique et comportementale ; - Si le paraître est un signe de distinction, il est aussi un mode de contrôle ; - Cette dernière manière de penser s’oppose à la préoccupation concernant le respect des libertés publiques qui portent plutôt sur le droit à l’image, la préservation de l’anonymat, la liberté d’action, la séparation des pouvoirs, etc ; - Le processus de décision renvoie plus à la manière de concevoir la surveillance, et au delà la sécurité et la tranquillité qu’à la forme technique de cette surveillance ; - La négociation marchande qui précède l’installation du système de vidéosurveillance porte sur deux registres : la nécessité de la surveillance et l’inquiétude vis-à-vis des effets pervers de la technologie. DIMENSION TECHNIQUE ET PSYCHOLOGIQUE DE L’OBJET Pour affiner la compréhension de ces processus de décisions et celle des effets de ces décisions, il semble nécessaire de s’intéresser à la fois aux « processus par lesquels les gens entrent en relation avec eux [les objets »] »39 et à la « systématique des conduites et des relations humaines qui en résultent »40 Selon Baudrillard, il existe un système plus ou moins cohérent de significations que les objets instaureraient du fait même de leur présence et leur usage. Ce système de significations reposerait sur un plan « plus rigoureusement structuré »41 que lui, le plan technologique. Baudrillard suggère l’idée selon laquelle le plan technologique est une abstraction. Restant inconscient pour les usagers des objets, pour ceux qui les manipulent, il appartient pourtant aux cadres de la pensée dans lesquels seront produites les significations. Le plan technologique peut donc être considéré ici comme essentiel. Le discours du responsable de la sécurité de la banque G. le suggère. Dans une moindre mesure, le personnel rencontré à la mairie de C. aussi. L’avancée des techniques appliquées à la sécurité alimente fondamentalement les technologies de la sécurité. Du progrès technique constaté ou souhaité, on passe naturellement à la conception technologique de la sécurité, c’est-à-dire à un vaste ensemble composé d’objets, d’usages, de règles, etc.. Ce passage de la technique à la technologie présent dans le discours renvoie au plan de la transformation « structurelle » et « objective » de l’environnement. Pour le responsable de la banque, « il faut utiliser ce qui existe ». Pour le responsable de la mairie, l’utilisation de la vidéosurveillance peut aussi constituer un défi à relever : montrer qu’on peut installer ce système de surveillance et militer en même temps en faveur de la prévention sociale des populations. Dans les deux cas, la conduite est dépendante de l’existence technique de l’objet. L’objet technique à la fois contient et suggère des scripts sociaux qui sont ceux des technologies du pouvoir. L’abstraction de cette dimension gouverne les transformations radicales de l’environnement. 39 J. Baudrillard, opus cité, p. 9. 40 Idem. 41 Idem. 47 Par opposition ou par complémentarité, le plan psychologique ou sociologique des besoins et des pratiques est qualifié par Baudrillard d ’« inessentiel »42. Il concerne les interprétations, les justifications…43 C’est le système « parlé » des objets, c’est-à-dire un « système de significations plus ou moins cohérent qu’ils instaurent ». 44 La distinction entre ces deux plans ramène à une hypothèse en partie vérifiée sur le terrain. La vidéosurveillance répondrait à une volonté d’accroître la sécurité. Pour ces raisons, elle serait utilisable. Tel est le discours convenu dont nous pouvons dire qu’il prend sa source dans l’existence technique des objets qui composent la vidéosurveillance. Cette volonté correspondrait à l’expression d’une finalité collective rattachée à une vision partagée concernant la manière d’être ensemble dans un contexte de « tranquillité ». Les objets techniques disponibles sont alors présentés comme un des moyens pour y parvenir. Nous avons détecté deux argumentations différentes destinées à valoriser ou à rejeter ce moyen. La première (mairie de C., mairie de F.) cherche à focaliser l’attention sur la qualité sociale et morale du moyen technique. Elle met en avant un imaginaire culturel négatif attaché à ce moyen : totalitarisme, contrôle incontrôlable, risque de débordement. Mais, en même temps, elle insiste en creux sur l’obligation de sécurité publique, la remise en cause de cette sécurité conduisant aussi aux dangers attachés à ce moyen. Une fois posée cette argumentation, il est proposé de définir une typologie de moyens différents sans faire varier la finalité. Sont évoqués des modes de contrôle externe, comme la présence accrue de personnes chargées de maintenir la tranquillité, (mairie de C., de F., compagnies de transports A., B.), des modes d’intervention à visée éducative (les médiations), ou encore de modes éducatifs plus intégrés (la prévention prenant la forme d’interventions sociales et éducatives auprès de populations « à risques »). L’usage des notions de tranquillité et de sécurité, mais aussi la manière dont elles sont distinguées sont centraux dans la construction de ce type d’argumentation. Il en est de même pour l’usage de la notion de surveillance qui, sur le plan de la pensée, est rattaché à ces deux notions. En effet, il nous a semblé que la notion de tranquillité visait plus un univers comportemental, l’état de tranquillité étant atteint par l’existence et le respect de normes, qu’un univers régi par la loi, car l’application de la loi ne fait pas disparaître le domaine des « incivilités ». D’ailleurs, à chaque fois que le respect de la loi était évoqué ou que le maintien de la sécurité des biens et des personnes était mis en avant, il nous a semblé que l’utilisation de la vidéosurveillance engendrait beaucoup moins d’hésitation que lorsqu’il s’agissait de réfléchir aux moyens de maintenir la tranquillité. La seconde argumentation met en avant le maintien ou le retour de la tranquillité ou bien encore la garantie de la sécurité comme un objectif impératif. A partir de là, « tous les moyens sont bons ». Ces derniers sont strictement présentés sous leur finalité utilitaire. Les dangers qu’ils pourraient représenter pour les valeurs démocratiques sont minimisés du fait de la haute valeur politique et morale attribuée à l’objectif recherché. 42 Idem, p. 10. 43On remarquera comment, curieusement, cette distinction recouvre un point de méthode sociologique. L’enquête de terrain a permis de recueillir des propos souvent « convenus » qui auraient pu apparaître désespérants aux regard de notre quête compréhensive. Cet obstacle est partiellement levé à partir du moment où nous considérons que ces discours expriment avant tout l’existence d’une authenticité de la convenance qui permet alors de concevoir la nature du plan technologique de la vidéosurveillance. 44 J. Baudrillard, op. cité, p. 10. 48 La première argumentation illustre parfaitement la distinction proposée par Baudrillard. Elle se nourrit de débats portant sur des interprétations (ville de F.), sur des justifications (ville de C.), distrayant en quelque sorte leurs auteurs comme leurs auditeurs de l’a priori qui les font naître : la nécessité de la tranquillité et surtout, l’instrumentalisation qui la rend possible. Plus que le fantasme de Big Brother, c’est celui de la présence et de la conformité de l’autre qui est en jeu. Cette affaire est admise. La crainte de Big Brother ne recouvre que la crainte que soit captée par des « professionnels » le problème de la tranquillité. La caméra comme objet, et, de manière plus sophistiquée, la vidéosurveillance comme ensemble d’objets imposent l’idée de la nécessité d’une proximité et d’une immédiateté de l’autre même quand il n’est pas sous le regard de l’un. Cette dimension technologique de l’objet (le « plan technologique » de l’objet décrit par Baudrillard) va alors ouvrir le champ des interprétations politiques concernant la manière de rendre compte de ce plan. La seconde s’inscrit immédiatement dans le registre d’une technique capable de transformer immédiatement les aspects structurels de l’environnement (par opposition aux usages de régulation). Elle illustre la manière dont les technologies du pouvoir et les scripts sociaux peuvent se recouvrir et se confondre. C’est l’illusion d’une naturalisation de la technique et de son efficacité qui est ainsi proposée. Figure 8 : répartition des moyens selon les objectifs de sécurité et de tranquillité Respect de la loi Garantie de la sécurité (physique) Maintien de la tranquillité Moyens techniques permettant d’atteindre ces finalités Moyens sociaux permettant d’atteindre cette finalité BANALISATION DE L’OBJET « VIDEOSURVEILLANCE » L’objet « vidéosurveillance » fait partie d’un ensemble d’objets qui accompagnent nos manières d’agir. Le fait de considérer qu’il appartient à une classe d’objets de surveillance aux fonctions spécialisées et restreintes n’apparaît pas clairement dans notre recherche. Quelques conversations spontanées menées avec des interlocuteurs que l’on peut qualifier d’utilisateurs secondaires laissent apparaître une relative indifférence quant à la présence de caméras dans l’espace public : on ne les repère pas, on ne sait pas à quoi elles servent, on ne sait pas s’il y en a plus qu’avant, on ne sait pas ce qu’il y a derrière (dispositif). 49 SECURITE ET SURVEILLANCE Nos interlocuteurs spécialisés présentent l’objet « vidéosurveillance » comme l’un des objets destinés à assurer la sécurité des biens et surtout des personnes. D’ailleurs, ils associent volontiers les personnes travaillant avec ou sur ces biens et le public qui utilise ces biens dans une même finalité, leur sécurité. Cette association est la marque d’une volonté d’affirmer l’objectif de sécurité et non pas celui de surveillance. La surveillance en général, la vidéosurveillance en particulier, sont alors présentées comme étant au service de la sécurité, au même titre que d’autres objets ou d’autres actions (la fameuse « chaîne de la sécurité »). C’est un moyen au service d’une fin. Cette distinction entre fin et moyen permet de définir une finalité noble et partagée, la sécurité et un moyen pouvant être moralement ou politiquement suspect ou discutable, la surveillance. La sécurité renvoie à l’exigence d’une des conditions nécessaires pour être ensemble. Dans le discours de nos interlocuteurs, elle s’apparente à une valeur a priori partagée par tous, et notamment par tous ceux qui « n’ont rien à se reprocher », sous entendu ceux qui ne peuvent donc pas être gênés par des mesures de surveillance. La surveillance revêt alors l’apparence d’une simple fonction qui nécessite la distinction entre deux rôles : le surveillant et le surveillé. Cette distinction inégalitaire socialement et discutable politiquement est apparemment atténuée si elle ne se confond pas avec sa finalité qui est la sécurité. Nous sommes dans le registre général de la fin qui justifie les moyens mais des nuances émises par nos interlocuteurs méritent d’être relevées pour atténuer ce raisonnement présenté de manière trop radicale. La première consiste à faire remarquer qu’il ne faut pas croire que la vidéosurveillance soit la panacée universelle en matière de sécurité. C’est en tout cas ce que l’on nous a dit et laissé croire. Bien d’autres moyens sont glorifiés, comme dans le cas de la surveillance interne d’un établissement, la conception des installations générales, l’organisation du travail, le comportement des employés. Ces trois moyens sont autant d’étapes d’une intériorisation progressive de la contrainte sociale liée à l’obtention de la sécurité. À la conception des installations et à l’organisation du travail qui suppose que soit défini l’ensemble des besoins à partir, par exemple, d’une analyse fonctionnelle, répondent, dans le registre de l’autocontrainte, des comportements ad hoc, adaptés aux situations que rencontrent les employés. Tel agent ne devra pas permettre à telle personne de pénétrer dans une agence bancaire sous prétexte que cette personne lui semble suspecte. Une deuxième nuance suggère que la vidéosurveillance serait sous-utilisée car elle n’est pas strictement nécessaire à la sécurité. C’est la vision complémentaire de ce qui précède. Plusieurs arguments plaident dans ce sens. La loi fournit un cadre restrictif par rapport aux possibilités de la technologie. Si tous les interlocuteurs le signalent, aucun ne le déplore. Ensuite, quand nous avons pu le vérifier, nous avons remarqué que la décision d’installation de la vidéosurveillance ne relevait pas d’une simple rationalité technique. La pression supposée du public ou réelle de groupes professionnels, la demande syndicale en matière d’amélioration des conditions de travail traduite en terme d’efforts à réaliser de la part de la direction en matière de sécurité des salariés sont autant d’éléments qui favorisent la prise décision en faveur de l’installation. C’est donc plutôt à une forme de rationalité sociale à laquelle nous avons affaire dans la prise de décision. Elle relève de calculs particuliers : prise en compte d’une demande exacerbée de sécurité par quelques acteurs organisés pour définir leur exigence, « achat » de la paix sociale, l’installation de la vidéosurveillance devant être lue comme signe d’une prise en compte de revendications, influence de « vendeurs de sécurité », offrant un double service : analyse sociale et offre commerciale. 50 INDIVIDUS, GROUPES ET OBJETS Les discours recueillis mettent en avant l’intérêt que portent les responsables de la sécurité au citoyen qui est aussi parfois considéré comme un « client ». Au delà de l’intérêt général du citoyen ou de la définition des besoins du client, des intérêts particuliers et contradictoires sont soulevés. L’existence de ces intérêts vient naturellement justifier l’installation de vidéosurveillance. Ainsi tel moyen de transport traversant un vaste territoire est utilisé par des populations hétérogènes : classes moyennes ou supérieures habitant des banlieues « résidentielles », jeunes banlieusards résidant dans des « quartiers difficiles », touristes se rendant dans un parc d’attraction. L’analyse des risques que représente potentiellement cette hétérogénéité rassemblée dans un même espace-temps amènera la compagnie de transports A. à installer des dispositifs de vidéosurveillance dans certaines gares. Il s’agira de protéger telle population, de dissuader telle autre, l’objectif fixé étant d’assurer la sécurité à tous, y compris aux employés de la compagnie. Dans ce cas, l’analyse qui préside à l’installation de la vidéosurveillance relève au moins de deux principes : la reconnaissance explicite de groupes homogènes aux intérêts divergents (les « publics ») ; la nécessité d’assurer un service public homogène, notamment en matière de sécurité. L’objet « vidéosurveillance » répondra alors à plusieurs fonctions apparemment évidentes. Il s’agira, par exemple de rassurer les « clients » de la compagnie de transports, de décourager les délinquants potentiels, de protéger les biens et les personnes, de faciliter les actions de police en cas d’actes répréhensibles. La vidéosurveillance n’apparaît pas seulement comme une réponse technique partielle pour répondre au problème de la sécurité des passagers. Son installation et sa mise en scène expriment son appartenance à une situation sociale globale de fait qui va se révéler par l’hypothèse de l’existence d’une lutte protéiforme entre des groupes sociaux à l’existence avérée ou supposée. Comme le proposait déjà Herbert Marcuse, c’est donc bien à « un système de production et de distribution spécifique »45 qu’appartient la vidéosurveillance. Ici, il nous est proposé de comprendre comment la vidéosurveillance pourrait réguler les actes de chacun, quelle que soit son appartenance sociale dans un espace de transports. Là, il nous est implicitement suggéré l’existence d’un système social de luttes, rendu visible par des incidents, des agressions, voire par l’expression de peurs dont doit tenir compte la compagnie de transports A.. Coexistent dans un espace restreint (le train, la gare) des groupes habituellement ségrégués, vivant ordinairement dans des espaces spécialisés et qui vont devoir cohabiter dans les circonstances particulières de leur déplacement. L’existence de ce système admis par une majorité d’acteurs, il est aussi admis que l’objet « vidéosurveillance » pourrait pour une part le réguler. Ainsi, se confirme donc que « la puissance de la machine est essentiellement la puissance de l’homme accumulée et projetée »46. A contrario, le discours tenu par le responsable du service « prévention, tranquillité publique » de la ville de D. laisse implicitement entendre la nécessité de maintenir une vision homogène de la population et de ne pas reconnaître a priori l’existence de groupes sociaux aux intérêts contradictoires dont il s’agirait de satisfaire les besoins supposés. Il s’agit plutôt de considérer et de prendre en compte la réalité des interactions existantes entre des personnes vivant sur un même espace public, et de définir les effets contre-intuitifs que pourrait engendrer l’installation d’une vidéosurveillance. Comment un ensemble d’objets visibles, comme ceux qui composent la vidéosurveillance, serait-il perçu par ces différentes 45 Herbert Marcuse (1964), L’homme unidimensionnel, éditions de Minuit, Paris, 1968, p. 29. 46 Idem. 51 personnes ? Seront-ils interprétés comme des messages d’agression ? Engendreront-ils un excès de confiance ? Le rapprochement de ces deux points de vue définit une perspective, celle de la compréhension de l’activité humaine à partir d’une théorie des besoins. Il semble bien que l’adoption ou non de ce mode de compréhension contribue à définir des prises de position différentes quant à l’installation de vidéosurveillance. Dans le premier cas, l’installation de la vidéosurveillance est légitimée par une approche utilitariste qu’incarne par exemple la compagnie de transport A.. Les besoins de différents groupes identifiés seraient pris en compte à travers l’usage d’objets techniques, par une machinerie de surveillance. Ce serait donc bien la nature de la société et non pas l’idée qu’on s’en ferait qui rendrait légitime l’installation de cette machinerie. Cette légitimation au nom de la nature est construite sur la base de la croyance en des besoins. L’acceptation de l’existence de besoins pour des groupes mène à concevoir un dispositif technique destiné à protéger ou à surveiller ces groupes. La surveillance et la protection de ces groupes ou de leurs membres suppose donc qu’ils soient préalablement identifiés. L’acception des besoins entraînerait l’acceptation de l’utilité de la machinerie chargée de les prendre en compte. Implicitement, elle entraînerait aussi l’acceptation des conséquences qu’induit l’utilisation de la machinerie, c’est-à-dire le maintien en ordre et la stigmatisation de groupes ségrégués en compétition les uns par rapport aux autres sur un même territoire. Dans le second cas, la vidéosurveillance est perçue comme un acteur s’intégrant dans un jeu d’interactions de proximité. Son introduction dans un espace donné transformerait les caractéristiques de ce domaine. Elle serait alors interprétée par chaque personne en fonction de la compréhension de la situation dans laquelle elle se trouve. Cet effet ne pourrait être ignoré par les responsables de la « tranquillité » publique. Deux modèles se dégagent donc. Le premier mécanique et normatif pose l’existence a priori de besoins attachés à des groupes supposés homogènes, alors même que la définition de ces besoins ne reflète que l’existence du dispositif social dans lequel agissent les auteurs de ces définitions. Seule, la croyance en ces besoins et en la nécessité de leur satisfaction rend acceptable ou utile la présence d’une vidéosurveillance qui devient une réponse possible. Le second à la fois constructiviste et interactionniste pose d’abord la question de la dynamique des interprétations des acteurs au cœur de l’action sociale. La décision de l’installation de la vidéosurveillance n’est pas dans ce cas déductible de besoins mais de l’analyse de ses effets possibles par rapport aux jeux des interactions. Sa présence révèlera et engendrera des stratégies poursuivies par des acteurs qui développent des analyses rationnelles sur la situation dans laquelle ils se trouvent à partir de la place qu’ils occupent. 52 VIDEOSURVEILLANCE, SURETE ET SECURITE Nous souhaitons d’abord présenter l’exemple de deux communes dans lesquelles est rejeté pour l’instant tout projet de vidéosurveillance. L’un est français, l’autre allemand. Une comparaison des deux peut nous permettre de circonscrire le périmètre du champ de la sécurité, de sa représentation et des liens qu’établissent les responsables entre sécurité et vie sociale. Nous présenterons ensuite l’exemple de deux compagnies de transports qui ont installé ce type de dispositif. LA VILLE DE D. Pourquoi la ville de D. (France) ne souhaite pas installer de système de vidéosurveillance ? Cette question se pose dans un contexte d’enjeux politiques forts concernant les représentations du lien social. Le discours municipal s’appuie depuis de nombreuses années sur la mise en avant de valeurs portant sur l’intérêt des solidarités de proximité. La prévention est évoquée comme une des pratiques au service de cette politique même si progressivement, la nécessité de la sécurisation, voire de l’action policière est sensiblement valorisée par ce même discours. La politique de prévention se décline à travers un CLS cherchant à impliquer l’ensemble des acteurs sensibilisés à la question de la délinquance urbaine. Si la thèse officielle affirme qu’il n’y a pas d’installation municipale de vidéosurveillance à D., cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de vidéosurveillance sur le territoire municipal : vidéosurveillance embarquée dans les autobus de nuit, réseau de caméras destiné à réguler la circulation des automobiles, réseau spécialisé pour surveiller les autobus, possibilité offerte aux utilisateurs de l’Internet de visualiser par le biais d’une webcam avec zoom sur une place de la ville, etc. Le chargé de mission de la tranquillité publique rappelle la position officielle de l’équipe municipale. La technologie de la vidéosurveillance constitue un risque d’atteinte à la liberté des citoyens, même si chacun admet que la loi offre des garanties en la matière. Il tient à confirmer qu’il adhère totalement à cette vision et serait « très embêté au cas où les élus lui demanderaient de mettre en place une telle installation ». Selon lui, décider d’installer une vidéosurveillance relèverait d’un changement important de cap politique. Jusqu’à présent, l’action municipale en matière de prévention de la délinquance urbaine consiste à favoriser les actions qui développent les relations de terrain et les médiations de proximité. La municipalité en place cherche à animer et développer le tissu associatif. Or, selon notre interlocuteur, installer une vidéosurveillance, « c’est sécuriser avant tout un espace, un territoire au détriment d’une prise en charge relationnelle de la population. » 53 Cette distinction entre la sécurisation d’un territoire et la prise en charge d’une population recoupe la distinction entre « prévention situationnelle » et « prévention sociale », distinction conceptuelle acquise par notre interlocuteur au cours d’une formation. Selon lui, la « prévention situationnelle » consiste à anticiper sur la question de la sécurité en mettant en place des solutions techniques censées réduire les risques de criminalité. Il constate, non sans interrogation et crainte, qu’elle est en œuvre à bas bruit à D. : installations d’interphones à l’entrée des immeubles, de portes résistantes à l’incendie. Cette stratégie s’opposerait aux stratégies de prévention sociale qu’il qualifie d’« innovation sociale »47. Dans le cadre des Contrats Locaux de Sécurité, la ville de D. a, par exemple, cherché à animer des réseaux d’acteurs publics travaillant dans des espaces urbains communs. Elle a infléchi les politiques publiques vers la prise en compte des aspects sociaux, par exemple en mettant en place des « correspondants de nuits », et recherché « des réponses ajustées à des populations plutôt que des réponses massives. » Il semble à notre interlocuteur que les réponses d’ordre technique correspondent de facto à l’abandon d’une politique sociale. Si plusieurs approches lui apparaissent intellectuellement compatibles, il estime toutefois qu’à terme, elles s’opposent politiquement. De toutes façons, il demeure circonspect quant à l’efficacité des techniques de sécurisation dans la mesure où elles génèrent leurs propres effets pervers. Mettre en place des interphones dans les cages d’escalier peut provisoirement ramener la tranquillité, mais cette installation ne suffira pas à éradiquer les problèmes. Rapidement, une surenchère s’installe. Les délinquants vont intégrer et dépasser cette nouvelle donne de la sécurité. Une fois mises au point de nouvelles techniques d’infraction, surenchère oblige, ils réinvestiront les cages d’escaliers et reprendront leurs différentes activités. À quoi alors a servi l’installation des interphones ? « À réassurer provisoirement les habitants, à leur donner l’impression que la ville s’occupe d’eux, mais, aujourd’hui, les plaintes remontent de nouveau. Il aurait mieux valu que cet argent serve à embaucher des correspondants de nuits, des médiateurs… ». La vidéosurveillance comme toutes les techniques de ce type n’est donc pas un obstacle pour ceux qui sont déjà installés dans la délinquance. « Les délinquants intègrent ces éléments dans leurs pratiques de délinquance comme ils ont intégré le reste, par exemple, les alarmes de voitures, … ». Prévention situationnelle et prise en compte des problèmes sociaux correspondent à des choix politiquement marqués. La prévention situationnelle, « c’est penser du hard, plutôt que penser du soft. Cela constitue une des limites de la politique de la ville. ». Parmi le « hard », on trouvera la transformation des aménagements urbains en général, « autant d’investissements qui ne vont pas dans la prise en compte des besoins de prévention ». À D., « un effort important a été réalisé pour aménager l’espace urbain, le rendre agréable : mettre des fleurs, des statues, améliorer l’esthétique des quartiers. ». Il s’agit de distinguer l’aménagement urbain et le sentiment pour les habitants de « se sentir bien » qui correspond à « un sentiment personnel, intérieur ou intériorisé ». Ce sentiment se 47 Remarquons ici que ce qui est qualifié d’innovation sociale fait allusion à la mise en place de moyens relevant de la prévention sociale. Il s’agit de prendre soin de populations « à risques » en mettant en place différentes médiations sociales. Dans ce cadre, la mise en place de moyens relevant de la prévention situationnelle apparaît comme une action mobilisant des moyens financiers qui échappent aux acteurs de la prévention sociale. Apparaissent également des querelles d’images, les acteurs de la prévention sociale ayant le sentiment que les élus auraient tendance à choisir des solutions spectaculaires utiles à leurs stratégies électorales au détriment d’actions d’accompagnement social définies comme « un travail de fond » peu spectaculaire en terme et de résultats à faire valoir. 54 construirait à partir d’un sentiment de sécurité, le fait « d’être pris en compte ». Or, selon lui, « la municipalité a mis beaucoup d’énergie et d’argent dans la construction de l’espace urbain et n’a pas fait suffisamment d’effort sur le reste. Mettre une statue sur la place d’un quartier, c’est autant de ressources qui pourraient être utilisées notamment pour la mise en place de correspondants de nuit ». Dans ce cadre, la vidéosurveillance peut devenir « un moyen pour rassurer les citoyens, leur donner l’impression que l’on s’occupe de leur sécurité. ». D’où la crainte de voir un jour la vidéosurveillance arriver à D. par ce biais. Cette remarque en rejoint une autre, plus générale. L’installation de la vidéosurveillance comme toutes les mesures du type de la « prévention situationnelle » entre dans les coûts d’investissement alors que l’action sociale relève des coûts de fonctionnement. Cette distinction budgétaire oriente aussi les modes de pensée de la prévention. L’incompatibilité entre « prévention situationnelle » et prévention sociale va aussi se développer à travers des analyses sociales « réalistes » de type interactionniste et utilitariste. Notre interlocuteur considère que la mise en place de la vidéosurveillance dans des quartiers « difficiles » engendrerait des rapports de forces qui nécessiteraient d’être suivis d’effets pour être efficaces. Pour lui, la présence physique de caméras apparaîtrait comme un signe de l’établissement d’un nouveau rapport de force. « Qu’est-ce qu’on est en train de dire, de montrer, de déclarer ? ». Et surtout : « A-t-on les moyens de répondre à ce nouveau rapport de forces pour atteindre la tranquillité publique ? ». Si la vidéosurveillance facilite éventuellement l’acte d’interpellation, reste posé le problème du traitement de cet acte. Notre interlocuteur va développer une série d’arguments caractérisant les populations « à risques ». Si, selon lui, la vidéosurveillance peut être éventuellement un obstacle à des passages à l’acte, encore faut-il que ce qu’elle représente (la possibilité d’être reconnu, identifié et poursuivi) ait un sens pour ceux qui passent à l’acte. Elle ne peut donc pas toucher tous les types de délinquance. À propos de la vidéosurveillance dans un supermarché, il déclare : « J’hésiterais à voler une pomme, faire une petite connerie si je me sens surveillé. Il y a des formes de délinquance pour lesquelles la vidéosurveillance ne peut pas avoir d’impact : soit parce que l’acte est vraiment mineur, soit parce que l’acte intégrera la présence de la caméra comme un des éléments de la situation à prendre en compte pour le réaliser. ». Reste qu’en matière de sécurité, il semble difficile d’avoir des politiques globales. « On met des portes, puis des correspondants de nuit, aussi en fonction de la pression du moment. ». Cette absence de constance rend difficile l’évaluation des décisions prises. « Il n’y a pas de stratégie globale et cohérente en en amont et en aval. On évalue donc plus ce qui est technique, physique que le reste ! ». LA VILLE DE F. Pourquoi la ville de F. (Allemagne) ne souhaite-t-elle pas installer de système de vidéosurveillance ? La prévention de la criminalité est vécue ici comme un processus et non comme un projet. Cette distinction est importante. Elle renvoie à une vision pragmatique et démocratique de la vie sociale dans laquelle l’ensemble de la population doit être mobilisée48. 48 Par opposition, à D. (France) et à E. (France), le débat sur la vidéosurveillance est structuré à partir de deux positions : le rôle de l’Etat, le rôle des communautés de proximité. 55 Il n’existe pas de clivage entre les différentes institutions capables de prévenir de la criminalité : police, mairie mais aussi écoles, églises. Les citoyens sont incités, via la mise en place d’actions par la Direction de la Police, à développer des comportements permettant de développer la prévention. Par exemple, la mise en place du Eigentums Identifizierung System (Système d’Identification Propriété), c’est-à-dire du marquage individuel des objets de valeur est proposé à la population afin d’accroître la prévention vis-à-vis des vols. La création de séminaires d’auto-affirmation sont offertes aux femmes comme modes de prévention face à l’agression. Des pièces de théâtre pour les enfants abordent, à travers des scénarios ludiques, l’importance du rôle de la communauté, de l’élaboration de règles communes, de la résolution de conflits sans violence, etc.. Le maire de F. a pris connaissance de l’existence d’un système de vidéosurveillance installé en Grande-Bretagne et estime que celui-ci peut représenter un grave danger pour les libertés individuelles : « On peut voir une personne prendre son petit déjeuner en pointant la caméra sur une façade d’immeuble ! » ; « On peut savoir quelle personne rentre dans tel magasin, et si c’est un magasin de luxe, vérifier ses revenus et le niveau de prestations sociales qu’elle reçoit ! ». Même si nous n’avons pas vérifié cette information, ce qui nous intéresse ici c’est la mise en avant de ce type d’argument pour insister sur le danger que représente le système pour les libertés individuelles49. L’argument majeur utilisé est fourni par l’histoire moderne de l’Allemagne. Le traumatisme engendré par le régime nazi et ses conséquences est rappelé avec insistance. L’atteinte vis-à-vis des libertés individuelles et les dangers d’un état généralisé de surveillance sans garanties légales pour la population sont des arguments suffisants pour l’instant pour rejeter tout projet d’installation de vidéosurveillance. Autre argument avancé : l’impact de la vidéosurveillance n’est pas mesuré. Le maire prend l’exemple d’une ville française jumelée avec la ville de F. pour avancer cet argument. L’intérêt éventuel d’une réflexion sur la vidéo surveillance réside dans l’idée que le citoyen pourrait se sentir en sécurité grâce à la présence d’une caméra. Mais, en même temps, cet argument se retourne vite du fait de l’incertitude quant aux possibilités d’intervention en cas d’agressions ou de difficultés. À tout prendre, le maire, se mettant à la place de ses administrés, préférerait rencontrer « deux ou trois îlotiers plutôt que des caméras dont il ne sait pas si elles permettront de déclencher des interventions. ». Le discours du maire est nuancé par celui du directeur de la police criminelle, élément central de la prévention à la ville de F.. Celui-ci reconnaît l’intérêt de la vidéosurveillance « annoncée » si des points « vraiment névralgiques » sont identifiés sur un territoire (exemple : trafic de drogue dans la rue)50. Dans tous les cas, la vidéosurveillance ne peut être qu’un complément d’un dispositif de prévention, notamment pour développer et maintenir « le sentiment de sécurité » qui demeure selon lui le levier principal de la prévention. C’est pour cela que la ville réalise des sondages et des enquêtes pour mesurer ce sentiment. L’ensemble des actions de prévention a pour objectif de renforcer ce sentiment. 49 On retrouve, ce type d’argument tenu par les responsables de la sécurité de la mairie de C.. Ici, les caméras interdisent toute surveillance des espaces privés. Cet argument est utilisé pour faire valoir la conformité de l’installation aux obligations de la loi et minimiser ainsi les risques de dérapage en matière d’utilisation. Par ailleurs, ce même responsable déclare qu’il est aisé d’obtenir un grand nombre de renseignements sur une personne. Il cite les demandes de renseignements nécessaires par exemple pour inscrire un enfant dans un centre aéré municipal. A partir de là il dissocie l’obtention de renseignements de la finalité recherchée. 50 On retrouve cet argument dans les délibérations du conseil municipal de E. concernant le projet d’installation de vidéosurveillance dans le centre ville. 56 Dans tous les cas aussi, l’installation de la vidéosurveillance ne peut être décidé que s’il existe des moyens d’intervention efficaces « derrière ». « Il faut des personnes derrière ces caméras. » Pour les deux, la prévention de la criminalité passe par la capacité qu’une communauté a à s’approprier le problème de la sécurité. Cette capacité est renforcée par la transparence des mesures prises : diffusion d’informations (y compris d’éléments de l’atlas de la criminalité via l’Internet), mise en œuvre de discussions dans de nombreux lieux, échanges d’informations et de services entre des institutions diverses (mairie, police, écoles, université, églises, …)51. SECURITE ET POLITIQUE Il convient, à la suite de ces deux exemples de villes n’ayant pas souhaité installer de vidéosurveillance, de rappeler les cadres sociaux politiques et historiques dans lesquels s’enracinent les options prises : - Le cadre français à travers le cas de la ville de D. La vision de l’Etat et des valeurs républicaines en France apparaît comme un des fondements de la conception de la vie sociale. Cette vision est suggérée à travers la position prise par la ville de D. en matière de sécurité. D’une part, être ensemble suppose l’existence de valeurs partagées dont l’introjection est du ressort des institutions : la famille, l’école, mais aussi la commune, et, à partir d’elle, les services de prévention. Dans cette vision, la criminalité est toujours considérée comme une faillite de la socialisation, une faillite du « projet » éducatif et social républicain. Les actions de prévention sont pensées à partir du constat de cette faille. Il s’agit de rétablir un processus de socialisation en panne par l’apprentissage de valeurs universelles reconnues. La protection n’est alors qu’un volet inerte, peu valorisé dans ce type de projet. Par contre, l’action policière n’est pas conçue comme une action totalement incompatible avec la prévention, dans la mesure où elle vise aussi le rétablissement, via l’exercice de la violence légale, des valeurs de l’Etat républicain. En effet, s’il existe un risque de césure entre les citoyens et la vision qu’ils ont des institutions, notamment celles chargées de la sécurité publique, césure dont la résorption relève des actions de prévention, il n’y a pas d’incompatibilité insurmontable entre l’idéal républicain et l’exercice de la force par les représentants légaux de l’ordre. Les services municipaux de prévention vont rechercher la collaboration avec les forces de police, la justice, avec le souci de coordonner visions et rôles de chacun. Le tissu associatif, les institutions éducatives vont être également sollicitées. Par contre toute politique de protection ne ferait que souligner l’existence de communautés aux intérêts propres. Or cette vision communautariste s’oppose en partie à l’idéal de la République. 51 Cette orientation est appelée de ses vœux par le responsable de l’Action territoriale et de la Tranquillité Publique de la ville de D.. Il ressort de l’entretien le constat d’une difficulté récurrente concernant la diffusion et le partage des informations concernant les questions de sécurité. Cette absence d’informations entraîne, selon le responsable plusieurs phénomènes : la montée en épingle par la presse d’informations plus ou moins vraies mais spectaculaires ; la réactivité immédiate de la population vis-à-vis de ces informations médiatisées ; l’ignorance d’informations détenues par les habitants qui pourraient être utiles aux institutions chargées de la sécurité, etc. 57 - Le cadre allemand à travers le cas de la ville de F. L’idéal démocratique est revendiqué à travers deux demandes : le respect des libertés individuelles, le renforcement des processus d’intégration qui se jouent à travers les relations de proximité. Il s’agit donc de concilier à importance égale un modèle social démocratique et un modèle social communautaire. Les rôles intégratifs des communautés sont valorisés au détriment de leurs intérêts contradictoires possibles et que pourraient favoriser les démarches de protection. Une pratique de la coopération entre tous les acteurs maintient le cap de la prévention dont la finalité est attachée au respect de la démocratie. LA COMPAGNIE DE TRANSPORTS A. La compagnie de transports A. commence d’abord par s’intéresser aux possibilités qu’offre la télésurveillance pour améliorer le fonctionnement de l’installation technique de son réseau. Cette réflexion est menée naturellement par les responsables techniques de la compagnie. Elle se fait sur la base d’une philosophie de sûreté de fonctionnement générale. Des détecteurs d’incidents sont mis en place. Leur sensibilité est réglée afin qu’ils puissent se déclencher pour signaler des dysfonctionnements dans des domaines comme le maniement anormal des portillons donnant accès aux voies, la chute d’objets ou de personnes sur ces voies, le niveau sonore dans les gares. Les comportements des usagers sont aussi pris en compte à travers des bruits comme ceux produits par une course, des cris, des rires. Dans cette première démarche, il est possible de déceler deux intentions plus ou moins implicites : améliorer la sûreté de fonctionnement de l’installation en systématisant les alertes et leur traitement ; décider en creux d’un niveau de fonctionnement normal en identifiant et en qualifiant des indicateurs pertinents susceptibles de rendre compte d’écarts de fonctionnement dangereux pour la sécurité du système technique. La question du réglage de la sensibilité des détecteurs est intéressante à prendre en compte dans la mesure où on s’aperçoit qu’elle oblige la compagnie à établir des normes, à décider de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Étant donnée la nature de la technologie mise en œuvre, il est nécessaire de décider a priori de cette normalité, aucune interprétation n’étant techniquement possible52. Or ces normes renvoient plutôt à la sphère technique, puisqu’elles concernent la sûreté de fonctionnement du système technique même si cette sûreté est synonyme pour une part de sécurité pour les usagers. Mais rapidement le fonctionnement du système s’avère contre-intuitif. Les alarmes se multiplient sans qu’il soit possible de comprendre les caractéristiques exactes de la situation qui ont provoqué leur déclenchement. Le constat est fait que les fausses alertes sont légions. À une période donnée, sept à huit cents alertes se déclenchent chaque matin entre 5h 30 et 8 h. Elles ont toutes comme origine des « bruits ». Beaucoup correspondent aux causes prévues pour déclencher l’alerte, mais beaucoup aussi sont en décalage. Tel bruit déclenchera une alarme dont le degré de sensibilité est réglé pour détecter le cri d’un usager en danger. On 52 Il est également intéressant de constater que dans le cas de la banque G., les signaux de télé-alarme, même s’ils renvoient à la réalisation de protocoles obligatoires, finissent, « grâce à l’expérience », par faire l’objet d’interprétations. L’expérience amène à distinguer les vraies alarmes des fausses. Les « fausses » sont désignées ainsi du fait d’autres déclenchements qui les ont précédées, de leur fréquence, de leur répétition. Les vraies font aussi l’objet d’interprétations, par exemple, en fonction du moment où elles apparaissent. 58 s’aperçoit alors que des cris peuvent être poussés par une personne sans qu’elle soit en danger comme par exemple lorsqu’elle exprime bruyamment sa joie. L’échec relatif de la mise en place de la télésurveillance renvoie à : - La difficulté à séparer a priori système de surveillance technique et système de surveillance socio-technique, sûreté de fonctionnement et surveillance des utilisateurs dont les comportements peuvent causer des perturbations du système technique préjudiciables à leur propre sécurité ; - La nature du processus de décision et des acteurs impliqués dans ce processus. Dans le cas de l’installation de la télésurveillance, la décision relève de la sphère technique des décideurs. Le poids de l’analyse technique est donc fondamental dans le choix des objets techniques et dans la constitution des modes d’évaluation de leurs effets. La sûreté de fonctionnement est synonyme de sécurité des passagers ; - La difficulté à définir a priori des niveaux d’alerte quand se mêlent, dans une même situation, logiques techniques et logiques sociales. La normalité technique ne renvoie pas à la même logique que celle qui préside à la normalité sociale. Par exemple, les limites techniques des capteurs du point de vue de leur capacité à repérer des bruits de différente nature révèlent l’existence d’un système de fonctionnement composé d’interactions entre les sources sonores dues à l’installation technique et des sources sonores dues à la présence des usagers dans les espaces techniques. L’existence du bruit n’est pas synonyme de danger, mais le niveau technique de l’objet qui le détecte et l’analyse qui en est faite n’offre pas la possibilité, à niveau égal, de décider de la dangerosité de la situation dans laquelle le bruit est apparu ; - Le lien entre l’exigence procédurale et réglementaire (toute alarme entraîne automatiquement une vérification par l’analyse de la situation qui l’a déclenchée) rajoute à la rigidité du système induite par son niveau technique. Il est évident qu’une forme d’adaptation à cette rigidité voit le jour. L’attention prêtée aux alarmes peut décroître du fait que l’expérience montre qu’elles sont injustifiées ou encore que les moyens d’y répondre sont insuffisants. Progressivement ce système se complexifie avec l’installation de caméras pouvant produire des images à l’attention d’un centre de surveillance, mais l’intention initiale demeure. Il s’agit encore de détecter plus facilement (notamment par une surveillance à distance qui évite le déplacement d’une personne sur le lieu) et plus rapidement les incidents susceptibles de perturber le fonctionnement de l’exploitation. Il est vrai que dans le cas de cette compagnie, les incidents techniques peuvent avoir des conséquences lourdes sur la sécurité des passagers. A l’inverse, les comportements des voyageurs peuvent rapidement avoir des conséquences importantes sur le fonctionnement technique du réseau. Deux dimensions émergent de l’analyse de ce dispositif technique en voie de constitution. La première est celle de la dimension de l’instrumentation technique de la sûreté puis progressivement de la sécurité. Tant que le contrôle technique s’applique au domaine technique, nous pouvons considérer que son influence sociale est relativement réduite. Nous sommes dans la mécanisation, l’autonomisation du contrôle, au sein d’une boucle de 59 régulation existante entre production et contrôle. La seconde est la dimension de la naturalisation du contrôle social à partir de l’utilisation d’éléments techniques dans le champ de la régulation sociale. Le réglage des capteurs procède de cette tentative de naturalisation dans la mesure où on va chercher à percevoir des bruits définis comme indicateurs de danger. Les bruits sont réduits à des niveaux sonores, l’interprétation à des niveaux d’intensité. Les effets contre-intuitifs du contrôle technique mis en place prennent leur origine dans la passage du constat d’un bruit à son interprétation. L’apparition de l’image tend à affiner le niveau d’interprétation des alertes, à corriger les effets contre-intuitifs de la télésurveillance. Quatre tendances se dégagent de l’introduction de l’image dans la surveillance de l’installation technique : - La crainte puis le goût pour l’image de la part du personnel. Après un moment de crainte, la demande de généralisation du dispositif de vidéosurveillance émerge. Des mesures sont prises, après des négociations avec le personnel, pour garantir au maximum les espaces de liberté des employés de la compagnie. Aucune caméra n’est braquée sur les locaux dans lesquels ils se tiennent régulièrement. On assiste à la banalisation progressive du contrôle par l’image, les nouveaux embauchés étant décrits par le responsable rencontré comme n’ayant pas de réticence particulière vis-à-vis de la vidéosurveillance ; - L’affinement de l’interprétation, l’accroissement des possibilités de régulation. L’image n’est utilisée systématiquement mais seulement dans le cas où l’interprétation de la situation inhabituelle le nécessite. L’interprétation de l’image conduit ou non à une intervention directe. En cas d’intervention, il est possible d’utiliser les caméras pour contrôler l’évolution de la situation ; - L’accroissement de la confusion entre surveillance technique (sûreté de fonctionnement) et surveillance sociale (sécurité) ; - L’instrumentalisation de la surveillance sociale sous prétexte de la sûreté technique. Aujourd’hui l’installation est complète et sophistiquée. Elle comprend de nombreuses caméras reliées à des postes locaux et à un poste de commande central. Là, les opérateurs travaillent sur des incidents qui leur sont signalés en utilisant un système de communication téléphonique. Ils ouvrent quand ils le jugent utiles les écrans de contrôle pour obtenir et utiliser les images. Grâce à la manière dont sont installées les caméras, ils peuvent suivre le déplacement de personnes suspectes. D’une manière générale, « L’image ne vient qu’après l’incident. » Le discours qui domine la présentation du dispositif est celui du rejet de la fascination technique au profit de l’intérêt porté à l’importance des modes de régulation, car « le problème, c’est l’exploitation [des images]. La vidéosurveillance doit être associée à l’intervention. Il ne s’agit pas seulement de surveiller mais d’opérer. Ce n’est pas la peine de mettre des caméras partout. Cela doit répondre à un système précis. Il faut des gens derrière. On se concentre sur les zones où circulent des gens avec de l’argent et celles où les populations sont mélangées. ». Selon un responsable, « Il n’y a pas de rapport direct entre la technique et la sécurité. Si on demande à un fournisseur de matériel de traiter la question de la sécurité, il vous vendra du matériel. ». 60 Il s’agit donc de distinguer la technique comme réponse à la sécurité de la prise en charge sociale de la sécurité. Le dispositif de vidéosurveillance appartient à un ensemble décrit làaussi comme une « chaîne de sécurité » partant des conceptions architecturales jusqu’aux comportements du personnel exploitant. Trois niveaux sont distingués : - La prévention reste l’affaire des « exploitants » (conducteurs et agents des stations) ; - La sûreté de fonctionnement concerne l’ensemble des techniciens ; - La sécurité des personnes est prise en charge in fine par la police qui a également accès aux images disponibles. Toutefois, une évolution de la nature des incidents est ressentie. Les incidents ayant pour origine le comportement des voyageurs se substitueraient aux incidents « purement » techniques. Nous n’avons pas pu vérifier objectivement cette évolution, mais l’impression existe, provoquant l’idée d’une dégradation des conditions de travail et, par voie de conséquence, une évolution des missions et des métiers. La compagnie se définit comme une « entreprise citoyenne » qui se doit d’offrir un niveau de sécurité à ses clients d’autant plus que sa mission l’amène à remplir une mission publique et couvrir un vaste territoire aux conditions sociales parfois difficiles. L’activité de transports induit la confrontation dans des espaces restreints de personnes aux revenus économiques et aux mœurs différents. La vidéosurveillance est présentée comme un outil d’exploitation relativement banalisé du fait de : - La culture des agents et des clients. On serait dans une « culture de l’image. Les jeunes qui rentrent aujourd’hui [à la compagnie] ne posent plus de questions. Les caméras, les images, ça va de soi. » ; - L’habitude. Le personnel a l’habitude de voir les caméras et « a compris leur utilité. Aujourd’hui, ils ont tendance à réclamer de nouvelles installations. Ils se sentent moins isolés dans leur travail. » ; - L’utilisation que les employés vont en faire au moment de la fermeture des lieux. Chaque soir, avant de fermer les accès, ils utilisent les caméras pour vérifier la présence ou non de personnes suspectes. « Ils assurent leur propre sécurité en se servant des caméras », confirme un responsable ; - La garantie de la « vie privée au travail ». Les caméras sont installées dans les zones publiques et ne pénètrent pas dans les bureaux, les guichets. Quand elles sont mises en œuvre au poste central de contrôle, les agents le savent car un voyant s’allume. De plus, la division entre un poste central de contrôle réservé à la compagnie et un réservé à la police est présenté comme la preuve qu’il n’y a pas de confusion entre les intérêts de la compagnie centrés sur la sûreté d’exploitation et les missions de la police orientées vers la sécurité des personnes ; - L’intérêt porté par les syndicats de salariés de la compagnie qui, à la fois, revendiquent de meilleures conditions de travail, y compris dans le domaine de la sécurité, notamment dès que les salariés doivent manipuler de l’argent, et restent vigilants vis-à-vis des atteintes éventuelles à la vie privée des salariés. 61 Dans cette compagnie, la sécurité est donc définie à la fois comme une condition d’exploitation et comme une norme sociale. Condition d’exploitation dans la mesure où les comportements humains peuvent perturber le système d’exploitation ; norme sociale dans la mesure où les représentations qu’ont les personnes et les groupes de la sécurité peuvent engendrer des comportements susceptibles de perturber le système d’exploitation. Si les salariés de la compagnie ont globalement admis la présence des caméras sur leur lieu de travail, leur sensibilité à l’insécurité est perçue par les dirigeants comme une réelle difficulté d’exploitation. « Le machiniste arrête son travail parce qu’il reçoit de la fumée de cigarette ! » ironise un responsable. Ainsi se pose la question de l’évaluation du dispositif de vidéosurveillance. Nous avons noté : - La sensibilité des salariés aux « actes d’incivilité » se développe parallèlement à l’évolution des moyens de contrôle ; - Le fait que les auteurs de ces actes ne sont pas obligatoirement sensibles aux dispositifs de vidéosurveillance ; - La distinction entre deux postes centraux de contrôle permet à la compagnie et à la police d’utiliser les mêmes images à des fins différentes. Si cette distinction met en scène officiellement une séparation entre sûreté (de fonctionnement) et sécurité (des biens et des personnes), elle devient confuse dès qu’il s’agit de tenir compte du traitement d’incidents qui relèvent autant de l’appréciation des conditions de la vie sociale que d’une définition stricte d’infractions répréhensibles. Autant cette distinction ne semble pas poser de problème pour « les événements importants liés à la sécurité »53, autant elle devient confuse du point de vue de la demande sociale en matière de sécurité. Un renversement de perspective peut donc être opéré. Il existe une frange de comportements et d’actes appelés aujourd’hui communément « incivilités » qui ne relèvent pas stricto sensu d’un dispositif de sanctions établi de manière légale. Ces comportements et actes seraient générateurs d’insécurité. Il s’agit alors de voir dans ce cas la sécurité et l’insécurité autant comme des normes de société que comme des catégories caractérisant à des faits identifiés. Ainsi, le dispositif de vidéosurveillance mis en place par la compagnie devient une sorte de caisse de résonance de l’expression de la dimension normative de l’insécurité. En effet, il est demandé aux exploitants de maintenir un niveau de sûreté du système d’exploitation. Cette demande renvoie à leur mission et à leur savoir-faire. Elle désigne et sollicite leur champ de compétences. Nous avons dit par ailleurs que, dans cette compagnie, la distinction entre dispositif technique et vie sociale était difficile à opérer franchement, les usagers étant à la fois « objets » de sécurité et acteurs potentiels d’insécurité pour le dispositif technique et pour les autres usagers. Or, le maintien de ce niveau de sûreté qui garantit pour une part la sécurité de ses utilisateurs passe par la désignation d’incidents, de « dysfonctionnements ». La question d’aujourd’hui est : quand et comment un incident sera-t-il considéré comme suffisamment significatif pour être pris en compte ? Quand un événement ressenti devient-il significatif au regard de deux cadres de référence : le système d’exploitation technique, le système normatif et son appareillage répressif ? 53 Document interne de la compagnie. 62 Si la sensibilité de l’exploitant de terrain vis-à-vis de la sûreté est trop vive, il peut lui être reproché par sa hiérarchie de perturber le fonctionnement de l’exploitation. Si, au contraire, elle n’est pas assez exacerbée, il pourra lui être reproché la même chose, y compris dans un cadre d’analyse juridico-professionnel. Nous sommes bien ici dans un mode de « fabrique » de la norme sociale. Elle se constitue par essai-erreur dans un contexte de luttes d’intérêts. Comme le fait remarquer un responsable de la conception du dispositif de vidéosurveillance, « il y a incident et incident », exprimant à travers cette expression lapidaire le champ d’expérimentation et de validation de la norme à venir. Le renversement à opérer touche aussi la question de l’individualisme qui est posée comme explication de comportements émergents capables de mettre à mal la qualité du dispositif technique. Il nous semble que la sensibilité de l’individu, qu’il soit ici exploitant ou usager, à l’insécurité qui se manifestera par une interprétation personnelle de l’incivilité, n’est pas l’expression d’une quelconque forme d’anomie. Elle renvoie au contraire à la nature des normes sociales incorporées qui vont permettre ou non l’émergence de revendications individualistes, notamment dans la tension interne entre émotion et conformisme. Figure 9 : le phénomène de naturalisation des rapports sociaux Instrumentation technique du contrôle Régulation sociale LA COMPAGNIE DE TRANSPORTS B. À l’occasion de l’installation d’un système de vidéosurveillance dans des autobus assurant le service de nuit, le directeur de la compagnie de transports en commun B. mettait en avant l’existence d’un double langage tenu par les usagers : « On demande à être sécurisés et moins observés ». Cette double demande illustre un type de rapport au réel qu’apporte une production détemporalisée des images. L’utilisation de la mémoire des événements que permet le stockage d’images se substitue à leur traitement immédiat. L’établissement de la preuve factuelle et son utilisation comme mode de régulation des événements ou des situations se fait au détriment de l’accord spontané des acteurs présents dans ces événements ou situations. La demande met également en exergue l’établissement d’une liaison culturelle entre surveillance et sécurité. La présence de la vidéosurveillance incarne aux yeux du public l’évidence de cette liaison, alors qu’existent depuis toujours d’autres formes de sécurité moins spectaculaires. En effet, les formes de régulation sociale comme les obligations et les règles, les conduites normées, les étiquettes et les mœurs, mais aussi comme les conditions de 63 négociation de proximité, les médiations, peuvent être considérées comme autant de modalités contribuant à la sécurité. C’est en tous cas ce que laissent entendre les responsables de la compagnie B. pour justifier la décision de l’installation de caméras embarquées dans les autobus de nuit. La vidéosurveillance devrait alors fournir des informations visuelles dont le traitement et l’exploitation obligatoirement différés vont viser au moins quatre résultats : - Le rétablissement de l’ordre public, les images étant utilisées par la police pour confondre les fauteurs de trouble ; - L’absence, la réduction ou la stabilisation des infractions, par l’effet dissuasif recherché grâce à la présence des caméras dans les autobus ; - La sécurisation des conducteurs, l’installation de la vidéosurveillance apportant la preuve que la direction prend en compte leurs revendications en matière d’amélioration des conditions de travail ; - La sécurisation des passagers et l’amélioration de l’image de la compagnie, l’accent commercial étant mis sur la sécurité. Le dernier point est, selon la direction, une condition de développement des transports publics. Du fait de ces quatre résultats escomptés, la vidéosurveillance peut être aussi considérée, dans le cas de la compagnie de transports B. comme une technologie de surveillance également adaptée à ces « incivilités » évoquées notamment par Michel Marcus54 et qui nécessitent, selon lui, de « nouvelles catégories d’interventions ». Le système de vidéosurveillance installé dans les autobus assurant le trafic de nuit, permet de fournir des images qui sont automatiquement détruites au bout de vingt-quatre heures sauf demande explicite des services de police. Au moment où nous avons réalisé notre enquête de terrain, six bus étaient équipés depuis quatre mois et aucune bande n’avait été visionnée du fait de l’absence d’incidents signalés. La décision de l’installation est le résultat de différentes étapes. - À partir de 1996, la compagnie constate l’augmentation des agressions physiques de conducteurs, notamment par le biais de crachats, d’insultes dont ils font l’objet, mais aussi de la dégradation du matériel (« caillassage », vitres brisées, bombages, sièges abîmés, comportement des « S.D.F. qui montent en état d’ébriété dans les autobus avec des chiens »). À ce moment là, la direction a le souhait de ne pas apporter une simple « réponse technique » à ces phénomènes. Elle privilégie donc la présence de personnes sur le terrain : accompagnement des clients et des conducteurs sur des « lignes à problèmes ». - À partir de fin 1998, début 1999, sous la pression de l’Etat (mise en place des CLS), la compagnie recrute des « emplois-jeunes »55. Ceux-ci, formés par des conducteurs en poste vont travailler environ pour moitié de leur temps dans le 54 Entretien avec Michel Marcus, Délégué général du Forum Européen pour la sécurité Urbaine, La lettre de REFLEX, n°17, décembre 1997. 55 On remarquera l’usage de l’expression « emploi-jeune » pour désigner des personnes alors qu’elle est censée d’abord désigner un statut professionnel. 64 domaine de la prévention (présence et médiation dans les autobus des lignes dites « difficiles ») et pour l’autre moitié dans le domaine de l’accueil et des renseignements dans les « grosses stations » ainsi que dans l’accompagnement des bus scolaires. Le travail de ces nouveaux recrutés consiste à assurer une présence et, selon les cas, à entrer en contact avec les « jeunes », un quart d’entre eux « faisant partie de ces quartiers »56. Cette activité est jugée importante bien qu’ « on est toujours sur le fil du rasoir dans ce domaine de prévention : on ne voit rien ou l’on voit trop. » - Aujourd’hui, l’Etat incite les réseaux de transports publics à s’équiper de matériel de vidéosurveillance en offrant des subventions pour favoriser l’installation des premiers équipements. Cette offre a d’autant plus contribué à la prise de décision en faveur de l’installation de caméras dans les autobus de nuit qu’elle a été faite au moment où la direction de la compagnie B. subissait une pression syndicale forte à propos des problèmes de sécurité rencontré par les employés. L’installation des caméras a fait l’objet de tractations avec les organisations syndicales. La contrepartie demandée pour l’installation a été l’absence de revendication en matière de personnel supplémentaire comme réponse à la montée de la violence dans les transports en commun et le renoncement de voir installer des cabines antiagressions57. Il s’agit, pour la direction de maintenir une image de sécurité à l’intérieur des autobus et non de susciter le sentiment d’insécurité par la présence trop ostentatoire de signes suggérant la dangerosité des lieux et des situations. Selon elle, la présence de cabines anti-agressions renforce le sentiment d’insécurité et dégrade la qualité de l’accueil du public dans les autobus. La direction estime que la situation actuelle en matière d’insécurité n’est pas dégradée. « Il y a un vieux fond, mais pas de crise. ». Elle estime que les incidents signalés ont baissé de dix à douze pour cent depuis l’arrivée des « emplois-jeunes ». En 2000, ils sont repartis à la hausse, mais, selon elle, de manière différenciée. Les « perturbations de premier niveau » (agression des chauffeurs, du personnel) restent stables ou diminuent alors que les « perturbations de second niveau » (ouverture des portes pendant le trajet, présence de chiens dans les autobus, etc.) augmentent. Les décisions de la direction de la compagnie B. illustrent la tentation de se prémunir des raisonnements mécanistes et technicistes en matière de prévention. Pour elle, il n’est pas question de privilégier l’idée de l’innovation technique comme base de résolution des problèmes de sécurité. Il serait abusif de croire que l’installation de la vidéosurveillance dans des autobus supprimerait de manière radicale les perturbations. Elle envisage la possibilité d’effets contre-intuitifs possibles. Le matériel de surveillance ne peut-il pas devenir un objet de convoitise, même s’il est protégé, d’autant plus qu’il est protégé ? Cette protection ne rend-elle pas compte de la valeur marchande que ce matériel peut représenter ? De plus sa présence ne pousse-t-elle pas à des défis ? Sa présence ne conforte-t-elle pas les passagers à ne pas intervenir en cas d'agression, puisqu’il existerait un système ad hoc de surveillance ? Les cabines anti-agressions ne donneraient-elles pas à penser que les lieux dans lesquels elles se trouvent sont particulièrement dangereux ? La présence trop visible de personnel de 56 On remarquera aussi combien ce discours repose sur une catégorisation implicite des comportements, une stigmatisation des populations. 57 A noter que lors des premiers mouvements de grève en faveur de la retraite des conducteurs à cinquante ans, les conducteurs de la compagnie B. se sont peu mobilisés. 65 sécurité en trop grand nombre n’entraînerait-elle pas la même impression et ne perturberaitelle l’image positive que la direction cherche à donner aux services qu’elle offre ? Ces questions appellent des réponses qui ne peuvent être élaborées, selon la direction, qu’à partir d’une vision globale du problème posé, d’où son goût pour la négociation qui peut, selon elle, construire cette vision. L’usage de la vidéosurveillance semble ici inscrite de manière complexe dans des situations caractérisées à la fois par la pression de l’Etat, celle des salariés, des usagers en matière de sécurité. Elle est présentée comme une des réponses apportées au déficit de médiation de proximité qui serait à l’origine de l’insécurité. Ainsi la vidéosurveillance, du fait de sa présence peut jouer un rôle indirect de médiation, la transaction s’effectuant entre la caméra et le surveillé. Mais elle peut aussi désorienter notre rapport au réel en se substituant aux phénomènes spontanés de médiation de proximité. L’observé ne finira-t-il par réagir qu’en fonction des signes que lui renvoie un dispositif technique de sécurité ? On remarquera par exemple, dans l’expérience relatée par la compagnie de transports B., que, à cause de ce risque, les éléments de médiation directe ne sont pas négligés malgré l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance. Ainsi conjointement à l’installation des caméras, ont été recrutés des « agents de prévention » dont l’action semble, selon le directeur, « susciter un certain apaisement sur les services de nuit ». 66 VIDEOSURVEILLANCE, PREVENTION ET SITUATIONS D’INSECURITE LES DEUX FORMES DE PREVENTION Les termes du débat à propos de l’opportunité de la prévention situationnelle en France nous semble caractéristique de la manière de concevoir la sécurité dans la société française aujourd’hui. Celle-ci est tiraillée entre deux conceptions qui s’opposent. Nous les avons trouvé évoquées par les personnes rencontrées au cours de l’enquête de terrain. Rappelons-en ici les termes. La prévention sociale, d’inspiration déterministe et positiviste va porter sur la transformation des conditions d’apparition de la criminalité. Elle va s’appuyer sur des données cherchant à établir des causes sociales de la criminalité. Toutefois elle peut aussi dériver vers un eugénisme social plus ou moins larvé en passant progressivement de la recherche et de la prise en compte des conditions sociales d’apparition de la sécurité à la définition et à la prise en charge de « publics à risques » du fait du poids de la détermination sociale définie. Sa finalité sera donc double : éradication ou réforme des conditions socio-économiques jugées comme responsable de la criminalité ; prise en charge à visée normative des populations « à risques ». Cette approche reste largement inspirée des principes républicains qui fondent la légitimité d’une communauté de citoyens voués à un destin commun. Par opposition, la prévention situationnelle, inspirée notamment par les travaux de l’école de Chicago (écologie urbaine) va s’intéresser à la diminution des occasions de commettre un crime. Ces occasions sont déduites de l’analyse de situations spatiales précises. Chacune va être évaluée en terme de coûts et de gains supposés pour un criminel également supposé. Une grande importance va être donnée à la protection de victimes potentielles. La vidéosurveillance pourra constituer un de ces éléments de protection. Quand une situation sera ainsi l’objet de protection, des déplacements des lieux de délinquance pourront apparaître. Cette approche est plutôt d’inspiration libérale. Elle laisse place au calcul de l’intérêt et au principe de l’autorégulation. Aujourd’hui, ces deux approches s’affrontent. On voit que la prévention sociale repose sur une vision sociale organiciste alors que la prévention situationnelle participe plus d’une vision ségrégative qui conçoit l’existence de territoires habités protégés. Les commanditaires réels et potentiels de vidéosurveillance développent des arguments qui tiennent compte de ces deux manières de penser. Certains interlocuteurs laisseront entendre que ces deux approches sont incompatibles ne serait-ce que par l’obligation de choix budgétaires auxquelles les commanditaires sont confrontés pour les mettre en œuvre. 67 Nous avons constaté que plus l’activité du commanditaire était de nature commerciale, plus la prévention situationnelle avait droit de citer. Protection des biens et des personnes représentent des objectifs précis, inscrits dans le développement économique et commercial de l’entreprise. Premier exemple : le responsable de la sécurité de la banque G. évoque le projet du « mur d’argent ». Le client est confronté à une machine qui couvre l’ensemble des services de guichet. Plus d’agence, plus d’employés, donc plus de risques de hold-up impliquant des violences sur les employés. Par contre, il évoque la possibilité d’installer une vidéosurveillance pour surveiller ce mur, mais cela ne sera plus sous la responsabilité de la banque. Il « externalise » le risque d’agression dans l’espace public sous la responsabilité de la police. Autre exemple : les entreprises de transport A. et B. conservent une tradition de « service public » et tentent de concilier prévention et protection (agents de médiation et vidéosurveillance). La protection mais encore plus la prévention ont, bien sûr, un rôle à jouer pour attirer ou maintenir la clientèle. Il nous semble donc que c’est dans un changement de perspective des catégories de pensée elles-mêmes que doit être posée la problématique de l’impact de la vidéosurveillance sur la sécurité dans les espaces publics et privés recevant du public et non dans une approche strictement causale. Il ne s’agit pas de considérer simplement que la sécurité dépendrait de la qualité technique de solutions adoptées. Nous avons constaté que ces catégories restaient ancrées dans des contextes plus complexes. De ces contextes, nous avons retenu : - La nature de la demande sociale et la manière dont elle est relayée (media, rôle des associations, exigences des assurances, etc.) ; - La manière dont les dirigeants la traitent, notamment, pour les élus, en fonction de leurs conceptions politiques, et, pour les dirigeants, de leurs stratégies commerciales et de développement ; - La manière dont ceux qui décident de transgresser la tranquillité publique vont considérer l’impact de la vidéosurveillance sur leurs desseins. Cette évaluation est en grande partie liée à l’intériorisation des normes sociales ; - La division du travail social et l’impact de professions sur la prévention : police, justice, services sociaux. Les trois questions principales posées par l’IHESI (modes de prise de décision, utilisation du dispositif au regard de la loi, évaluation de l’impact du dispositif) doivent donc être entendues en tenant compte de l’évolution de ces manières de penser. Celles-là s’inscrivent dans la perspective d’une sociogenèse des rapports entre l’Etat et les citoyens, et d’un point de vue holiste, dans celle d’une « modification de la sensibilité et du comportement humains dans un sens bien déterminé »58. Ce « sens bien déterminé » n’est pas le résultat d’un plan rationnel mais celui d’un « ordre spécifique », d’un « processus »59. 58 Norbert Elias (1969), La dynamique de l’Occident, éditions Calmann-Levy, Paris, 1975, p. 181. 59 Idem. 68 La distinction entre prévention situationnelle et prévention sociale recouvre la distinction générale entre protection et prévention. Nous avons déjà retrouvé cette distinction dans le monde industriel en matière de risques professionnels. Par exemple, le médecin du travail va traditionnellement prendre soin des populations à risques et l’hygiéniste va chercher, pour sa part, à réduire les situations à risques. Par analogie, il nous semble bien que des voies de progrès sont à explorer en considérant conjointement les conditions matérielles et les conditions sociales de la prévention : réduire les risques d’insécurité sans les déplacer, prendre en compte les populations « à risques ». Figure 10 : tableau comparé entre prévention situationnelle et prévention sociale Prévention situationnelle Prévention sociale Philosophie générale Protection Prévention Cible Situations matérielles Territoires Publics, groupes Méthode générale Transformations des espaces Transformation des conditions socio-économiques Effets recherchés Disparition des risques Transformation des comportements Transformation des mœurs Effets pervers Déplacement des risques Ghettos Populations stigmatisées Acteurs de la mise en œuvre Milieu marchand Service public Modalités Contrats marchands Éducations normatives VIE PRIVEE ET VIE PUBLIQUE Dans la tradition démocratique, les systèmes de surveillance vont être analysés en fonction du respect de la liberté qu’ils offrent aux citoyens. Celui qui surveille a-t-il pour mission et pour mandat de le faire ? De qui tient-il ce mandat ? Est-il lui-même contrôlé ? S’inscrit-il dans un cercle vertueux où le citoyen confie sa sécurité à une instance qui émane de lui ? La surveillance exercée porte-t-elle atteinte à la liberté du citoyen ? L’Etat définit à travers des lois les rôles et les limites de cette activité. La légitimité de l’action de surveillance est garantie par la définition et la force des institutions. Comme tout système de surveillance, la vidéosurveillance suppose l’existence d’instances qui légitiment et contrôlent son utilisation. Pourtant les études de terrain montrent que l’existence de textes de droit définissant son usage banalise au contraire son installation. C’est comme si l’existence de ces textes aplanissait la question du rapport entre ce type de surveillance et les droits du citoyen. Seuls des discours militants comme ceux tenus par la Ligue des Droits de l’Homme relayent cette question. Les utilisateurs fournissent d’autres arguments quant à la légitimité des dispositifs de vidéosurveillance : la loi, rien que la loi ; il existe une manière d’utiliser la vidéosurveillance qui se veut en deçà de ce que la loi autorise (exemple : travailler « en écrans fermés »pour la compagnie de transports A.) ; on peut installer la vidéosurveillance, mais minimiser son utilité (pour la mairie de C.). 69 Au delà de l’utilisation et de l’acceptation du cadre juridique et institutionnel par les utilisateurs, les études de terrain nous ont également informé sur les raisons d’une banalisation de ce type d’installation. Nous pensions au départ de notre réflexion que la vidéosurveillance serait perçue comme une menace pour la vie privée. Les différents témoignages recueillis montrent que ce n’est pas l’installation de la vidéosurveillance qui exacerbe la distribution entre vie privée et vie publique. C’est bien à une transformation de ces notions à laquelle nous assistons. D’où vient la distinction entre vie privée et vie publique ? En quoi cette distinction est-elle mise à mal par la crise du Sujet ? Alors que M. Foucault installait le Sujet au cœur des enjeux de socialisation et qu’il voyait dans l’intégration du contrôle et dans la manipulation des pouvoirs des menaces pouvant mener à sa disparition, A. Touraine évoque une crise du Sujet en terme « d’éclatement et de décomposition »60. du fait d’une confusion des normes qui contiennent son identité. Ces deux propositions permettent de mieux comprendre ce que révèle les arguments concernant l’installation de la vidéosurveillance. Rappelons-en les enjeux : - Le pouvoir de la norme, l’introjection de l’ordre social Un argument tenu par un interlocuteur rencontré consiste à dire que l’installation de la vidéosurveillance offre l’occasion d’une nouvelle possibilité d’affrontement à un type de délinquance qui se développe hors norme et hors des institutions. « Comment vont-ils prendre cela ? Que vont-ils penser du jeu que nous voulons jouer ? ». En mettant en place un système de vidéosurveillance, le risque d’escalade de la violence lui semble évident, « surtout si nous n’avons pas les moyens d’exploiter les informations » (sous entendu, si la surveillance n’est pas couplée à un intervention policière). La même personne évoque, dans le même registre de pensée, qu’il faut mieux développer l’action sociale auprès de cette population délinquante afin de favoriser les liens de médiation. Cette argumentation s’inscrit dans une perspective selon laquelle l’ordre social est fondé par introjection de la norme. L’action sociale correspond à une rationalisation et à une instrumentation de la norme. Elle vise la normalisation, via la mise en œuvre d’un processus61 éducatif. Par opposition, la contrainte et la répression ne sont utilisées qu’en dernier recours, quand d’autres formes de normalisation n’ont pas abouti. Il est remarquable de constater que les témoignages recueillis et que les observations faites révèlent un effort constant pour ne pas en arriver là. Cohortes de médiateurs sous contrats emploi-jeunes, brigades de sécurité relativisent à la fois la tentation panoptique qu’offre la vidéosurveillance et l’intervention par contrainte de corps de la part de la police. La vidéosurveillance apparaît comme une machinerie qui rend compte de l’exercice d’un pouvoir exercé sur le corps. L’image du corps agissant est captée et analysée. À une question posée au responsable de la sécurité de la banque G. : « Qu’est ce qu’une personne suspecte ? », la réponse fut : » C’est une personne que l’employé juge suspecte. Il a alors le devoir ne pas lui ouvrir la porte de l’agence. S’il ouvre, il prend la responsabilité de ce qui peut se passer. Généralement, il ne se trompe pas. ». 60 Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Editions Fayard, Paris, 1997, p. 90. 61 Norbert Elias, op. cité, p. 181. 70 Ce pouvoir est bâti autour du souhait de fonder un comportement « normal »62. Par là, la vidéosurveillance représente éventuellement un danger pour le sujet observé, notamment pour son intimité que définit la notion de vie privée. On voit en même temps que la vie en commun suppose l’existence de normes introjectées en chacun de nous. Elle suppose l’existence d’un Sujet construit publiquement. L’acceptation d’une surveillance renvoie donc à l’acceptation d’être ensemble. Elle apparaît « faute de mieux », c’est-à-dire faute d’une normalisation absolue qui évacuerait la préoccupation même de cette acceptation. Dans cet perspective, la distinction entre vie privée et vie publique recouvre une autre distinction existante entre un espace privé où la morale ferait plutôt office de norme et un espace public où la loi officierait. Cette distinction est toutefois à nuancer. Il existe des lois qui portent sur l’espace privé et l’expression d’une morale dans l’espace public, mais si nous retenons toutefois la distinction, c’est pour comprendre en quoi la vidéosurveillance peut à la fois être refusée et admise. Dans les deux cas, doit être conservée l’hypothèse d’une universalité de l’introjection de la norme comme garantie de la vie en commun. Aux deux extrêmes de socialisation que représentent l’anomie et le système social totalitaire, la vidéosurveillance devient alors acceptable pour les « gens qui n’ont rien à se reprocher ». Elle est source de violence, déclaration de guerre pour ceux qui ne sont pas dans la norme. Entre les deux, est posé le danger de toute machinerie de surveillance pour l’intégrité du Sujet et pour la capacité que cette intégrité lui offre pour établir des relations avec les autres. - L’éclatement présumé du sujet Dans cette perspective, le sujet s’inscrit dans l’immédiateté de rapports sociaux de proximité exigeant des rôles adaptés et éventuellement contradictoires, la croyance en une régulation des relations sociales en direct sous forme de contrats purs, sans instance de médiation à long terme . F. Dubet63 évoque la remise en cause des conceptions de « l’individu de la sociologie classique, celui de Parsons, de Durkheim, ou d’Elias [qui] n’existe que par son « incorporation » du système des valeurs et des normes qui structurent sa personnalité et lui permettent d’ailleurs de se vivre comme un individu autonome ». La première proposition amenait à poser le problème de la montée de l’individualisme égoïste dans la société moderne. Nous ne nous y attarderons pas, n’étant pas centrale dans notre approche. Retenons toutefois, comme le fait d’ailleurs F. Dubet, la critique que développe H. Marcuse à propos de cette forme d’individualisme émergeant dans une société de consommation quand il décrit l’homme unidimensionnel « chez lequel la faible répression des pulsions engendre la soumission aux industries culturelles et, par contrecoup, l’absence de sublimation et d’indignation »64. La seconde proposition est celle de « l’expérience sociale » que F. Dubet définit pour échapper à la fois à une approche de l’action sociale qui ne serait déduite que d’une « version subjective du système » et à une approche « hyper-socialisée » de cette même action65 selon laquelle l’individu, pour reprendre l’expression de Garfinkel66, ne serait qu’un « idiot culturel ». Pour F. Dubet, « l’action sociale n’a pas d’unité, n’est pas réductible à un programme unique ». Insistons sur la notion de programme. F. Ewald reprend les travaux de 62 Cf. Le problème de l’interprétation des comportements par des capteurs dans la compagnie de transports A.. 63 François Dubet, Sociologie de l’expérience, Editions du Seuil, Paris, 1994, p. 69 sq. 64 Idem, p. 71. 65 Idem, p. 93. 66 H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodologies, Editions Prentice Hall, New Prentice Hall, New York, 1967. 71 M. Foucault67 pour distinguer la « rationalité de programme » de la « rationalité de diagramme » à propos de la rationalité politique. Il rappelle que la « rationalité de programme » s’étudie « du point de vue des pratiques qu’elle commande ou interdit, de la matière dont elle problématise ses objets, de la forme de ces pratiques et du calcul dont elles procèdent » alors que la « rationalité de diagramme » va être décrite, à partir des pratiques existantes, comme « le plan schématique de leur disposition, le rêve de leur fonctionnement adapté». C’est un « ensemble de stratégies, un réseau mobile, un ensemble de rouages et de foyers, d’actes minuscules, fragmentés, divers, épars, aux lignes de forces changeantes » qui fonctionne « dans le savoir, les gestes du corps, (…) en bref, partout »68. La discontinuité du Sujet que F. Dubet analyse en terme de crise d’identité du fait de l’introjection de rôles attendus contradictoires n’est pas obligatoirement une discontinuité de l’ordre social et du processus d’assujettissement. La vidéosurveillance peut alors être vue comme un élément d’une « machine abstraite »69 sociale fonctionnant en harmonie avec d’autres éléments. nous retrouvons cet idée dans la fameuse « chaîne de la sécurité » évoquée par plusieurs interlocuteurs comme exemple d’une machinerie de surveillance plus vaste, au fonctionnement autorégulé grâce notamment à l’introjection des attentes vis-à-vis de cette machinerie. C’est ainsi que chaque Sujet, discontinu ou non, utilisera la vidéosurveillance à partir de la signification que cette machinerie lui impose. La vidéosurveillance apparaîtra sans intention particulière dès lors que le Sujet aura le sentiment que ce qu’il fait ne relève pas d’un risque de transgression de la norme. Pour d’autres, elle équivaudra à une déclaration de guerre. De toutes façons, sa réception sera individualisée dans la mesure où, comme est reçu individuellement la violence, elle relèvera l’importance contemporaine relevée par A. Touraine du Sujet dans son rapport aux institutions. « Nous quittons un monde où la violence était fortement institutionnalisée pour entrer dans un monde où elle est individualisée. La société classique, sociocentrique, a contenu la violence par le renforcement des contraintes institutionnalisées et intériorisées… »70, rajoute-t-il. La violence d’aujourd’hui ne serait plus « celle qui pèse sur l’ordre social, mais celle qui atteint l’individu comme Sujet »71. À quelles conditions l’ordre démocratique d’essence libérale mais aussi le souci républicain définissent-ils cette distinction entre ordre social et Sujet ? En quoi cette distinction est-elle structurante pour les sociétés en matière de sécurité ? Nous avons trouvé quelques réponses à ces questions. Par exemple, à la compagnie de transports A., la vidéosurveillance respecte l’intimité des postes de travail. La production d’image n’est déclenchée qu’en cas d’incident. Il existe aussi une salle de contrôle réservée à la compagnie et une autre réservée à la police. LES FAUX BESOINS ET LA POST-MODERNITE Le clivage entre vie privée et vie publique du point de vue de l’organisation politique de la cité pose la question de la manière dont les individus peuvent ou non « se dissocier vraiment 67 Michel Foucault, opus cité, notamment, p. 228 sq. 68 Jacqueline Russ, Les théories du pouvoir, Editions Librairie Générale Française, Paris, 1994, p.178. 69 F. Ewald, op. cité, p.17. Expression en référence à G. Deleuze. 70 Idem, p.320. 71 Idem. 72 de l’ordre établi des affaires. Il y avait une dimension privée et politique où cette dissociation pouvait se développer et devenir une vraie opposition… »72. La signification que l’on attribuera à la vidéosurveillance peut effectivement varier en fonction de la réalité de ce clivage. Concevoir une vie privée et une vie publique suppose que l’on ait défini les conditions d’être ensemble. Or, il semble bien que ces notions varient selon les populations surveillées. Les unes auront une conscience vive de l’importance du clivage et de sa nécessité pour maintenir les vertus démocratiques du lien social. D’autres, inscrites dans des rôles sociaux plus indéfinis auront l’expérience d’un continuum spatial entre espace privé et espace publique qui atténuera d’autant le clivage entre vie privée et vie publique. Si l’on suit les analyses de P.W. Brigman73 cité par H. Marcuse74 à propos des nouvelles formes de contrôle, les concepts de vie privée et de vie publique n’apparaîtraient qu’en fonction d’ « opérations » concrètes qui les feraient surgir. Ces opérations pourraient être l’ensemble des pratiques utilitaires de la vie sociale. En d’autres termes, il y aurait un risque à considérer l’a priori des catégories de pensée que sont entre autres la vie privée et la vie publique et de leur rôle dans la manière de considérer les pratiques sociales. C’est bien plutôt les pratiques sociales qui semblent forger ces manières de penser. Seule cette hypothèse permet de comprendre la variation de l’impact de la vidéosurveillance sur les acteurs sociaux. Par exemple, l’état relatif d’indifférence prêté aux utilisateurs secondaires de la vidéosurveillance rend compte de l’existence de pratiques sociales individualistes qui orientent l’analyse de l’impact de la vidéosurveillance en fonction de son utilité. La vidéosurveillance serait alors utile pour ma propre sécurité. Elle ne serait pas dangereuse pour ma propre liberté puisque les actions que j’entreprends ne sont pas en soi répréhensibles. Tel est l’archétype de ces opérations concrètes qui vont forger les concepts de vie privée, de vie publique, et du sentiment d’atteinte à la liberté. Cette construction du concept de liberté va être relayée par la production d’un discours sur les usages d’utilisation de la vidéosurveillance. La vidéosurveillance va être présentée comme réponse à un besoin construit au nom d’un (faux) intérêt général, celui de la sécurité des citoyens, alors même que ce besoin de sécurité ne correspond pas à des conduites utilitaristes dictées par les rapports économiques dans lesquels s’inscrivent socialement les individus. Plusieurs hypothèses avaient été envisagées au début de notre travail. Nous y apportons des réponses : - La relative indifférence des utilisateurs secondaires mise en avant de la part des exploitants de la vidéosurveillance ne correspondait-elle pas à une volonté de banaliser l’installation de cette technologie afin surtout d’en banaliser les usages sociaux ? Aujourd’hui, nous pensons que cette analyse de la part des utilisateurs est plus le reflet de leur propre vision du monde, de leur propre place dans ce monde que le résultat d’une quelconque stratégie cherchant à banaliser un usage qui pourrait être mal perçu ; 72 Herbert Marcuse, (1964), opus cité, Editions de minuit, Paris, 1968, page 40. 73 P. W. Brigman, The Logic of Modern Physics, Editions Macmillan, New York, 1928, P. 5. « En général, un concept ne veut rien dire de plus qu’un ensemble d’opérations ; le concept est synonyme de l’ensemble de ses opérations correspondantes. » 74 Herbert Marcuse, op. cité, p. 37-38. 73 - N’existe-t-il pas une perte de la vitalité de la défense des droits et des libertés telle qu’elle apparaît lors des premiers stades de la société industrielle au profit d’attentes plus liées aux conditions de consommation dans les démocraties contemporaines. En gros, nous constatons aujourd’hui les effets sociaux du passage de la liberté d’entreprendre à la liberté de consommer, la vidéosurveillance garantissant avant tout les pratiques de consommation pour des « humains considérés ici comme des consommateurs » qui s’engagent dans « un processus sans fin de distinction culturelle »75 ; - S’agit-il au contraire pour les utilisateurs primaires de considérer que l’installation de cette technologie qu’est la vidéosurveillance ne pose pas problème du point de vue des libertés publiques, qu’elle répond même à une demande sociale ? Notre étude a montré que l’accroissement du domaine de la rationalité technologique avait pour conséquence la production d’une justification technico-sociale des outils du contrôle. DES REPONSES RATIONNELLES EN FINS ET EN MOYENS La finalité poursuivie par l’installation de la vidéosurveillance n’est pas unique : la vidéosurveillance est présentée comme un moyen capable d’assurer la sûreté des biens et la sécurité des personnes. Nous avons perçu que ceux qui en sont les concepteurs et les exploitants prenaient systématiquement la peine d’affirmer qu’elle n’était pas le seul moyen et que le dispositif s’inscrivait dans une stratégie plus globale de sûreté et de sécurité. En effet, nous avons constaté que la décision d’installer un dispositif de vidéosurveillance procédait la plupart du temps également d’une réflexion sur les conditions de travail ou sur les conditions plus générales de la vie sociale76. Une nouvelle finalité apparaît. La vidéosurveillance devient un élément de négociation interne concernant les problèmes de risques d’agression encourus par le personnel77 et un élément de médiation externe vis-à-vis du public (usagers ou clients). Une même finalité peut en cacher d’autres. Prenons l’exemple de la compagnie de transports A.. La vidéosurveillance devait établir et maintenir un contrôle technique dont le but affiché restait la mise en place et le maintien des conditions techniques et commerciales d’exploitation. Or, à un moment donné, la sûreté de fonctionnement de l’installation passe par le contrôle de l’activité sociale des usagers. Sûreté technique et sécurité publique deviendront deux champs d’activité dans lesquels seront définis les rapports entre l’installation et la clientèle, le public. Par exemple, la compagnie de transports A. installera une caméra pour surveiller un escalier mécanique. Une vérification visuelle à distance permettra de s’assurer qu’il n’y a pas de danger à le remettre en marche, s’il a été inopinément mis à l’arrêt. Soit ! Trois avantages immédiats se dessinent : éviter un déplacement pour l’opérateur, réduire la durée de l’incident, mais aussi surveiller le comportement des usagers. On voit que la finalité d’excellence technique finit par se mêler intimement à la finalité de sécurité et à celle de la qualité de service. Toutefois, ces différentes formes de rationalité qui renvoient à différentes finalités ne se juxtaposent pas simplement. Elles se renforcent en se mêlant. Surveiller suppose toujours 75 Nicolas Dodier, Des hommes et des machines, Editions Métailié, Paris, 1995, p. 17. 76 Compagnie de transports A., compagnie de transports B.. A la banque G., ce n’est pas le cas. 77 C’est le cas de la compagnie de transports B., et, de manière moins nette, de la compagnie de transports A.. 74 l’existence d’un référentiel normatif qui oriente les principes et les pratiques de la surveillance78. Confort et sécurité des passagers ou des usagers, fonctionnement technique au meilleur niveau des installations seront, selon les cas, revendiqués comme objectifs prioritaires. Les normes sur lesquelles s’appuiera le dispositif de surveillance comme technique d’alerte et élément de prise de décision, seront déduites soit d’exigences techniques, soit d’exigences sociales liées à la sécurité civile et à la qualité du service. - Une réponse rationnelle en moyen Aux dires de nos interlocuteurs, le dispositif de vidéosurveillance permettrait, grâce à l’enregistrement et l’exploitation sous des formes variées d’images et éventuellement de sons, de surveiller à distance un espace ouvert ou fermé où sont présents ces biens et où agissent ces personnes. L’usage de techniques comme celle de la vidéosurveillance est présenté comme devant améliorer uniquement l’acte de surveillance79. Cet acte est lui-même entendu et le plus souvent revendiqué comme un acte socialement neutre. Dans cette perspective, les arguments utilisées sont : - La vidéosurveillance peut se substituer à la surveillance directe. Elle permet de surveiller des espaces dans lesquels les hommes ne sont pas présents pour le faire ; - Elle offre alors la possibilité d’un service permanent de surveillance comportant deux avantages apparents : dissociation de l’observateur et du résultat de l’observation, mémorisation sous forme d’images des situations observées ; - Elle améliore la prise de décision ; - Sa présence est dissuasive envers les personnes mal-intentionnées. - Surveiller et protéger Le fait d’associer naturellement surveillance et protection exige, quels que soient les modes de prise de décision qui en émanent, et quelles que soient les précautions juridiques qui puissent être prises, de continuer à supposer que « qui a droit à la fin a droit aux moyens »80. C’est bien dans cette perspective de l’instrumentation de la fin via l’instrumentalisation des moyens que nous avons cherché à comprendre la question de l’impact des dispositifs de vidéosurveillance sur la sécurité des biens et surtout des personnes. Un type de présentation du problème de la vidéosurveillance comme moyen d’établir ou de garantir la sécurité des biens et des personnes nous a laissé penser qu’il serait possible d’autonomiser deux phénomènes : le développement inéluctable des techniques, d’une part, 78 Cf. par exemple comment une technologie de vidéosurveillance reposant sur des capteurs pour déclencher les caméras peut s’avérer impuissante pour distinguer une « situation trouble » d’une « situation normale » dès que la situation à surveiller, donc à analyser, devient complexe. Sources : Dominique Boullier, « La vidéosurveillance à la RATP : un maillon controversé de la chaîne de production de sécurité », Cahiers de la sécurité intérieure, 1995, n°21, p. 93. 79 Ce truisme ignore des problèmes comme ceux de l’intentionnalité dans la production de significations, de la manière dont l’individu construit la signification qui va lui permettre d’agir. Cf. par exemple, Dominique Boullier, op. cité. 80 Thomas Hobbes, Le citoyen, I, II, 18, éditions GF-Flammarion, Paris, 1982. 75 l’atteinte possible des libertés publiques d’autre part81. Or, la vision générale d’une instrumentation de la fin nous a permis de sortir de ce qui nous semblait être d’entrée de jeu une impasse pour répondre à la commande qui nous avait été passée. Il nous a semblé et il nous semble toujours nécessaire de comprendre l’émergence et la mise en œuvre des techniques en général, des technologies de la surveillance en particulier, à l’intérieur d’un cadre plus général, celui de la surveillance comme fait social. En d’autres termes, la vidéosurveillance comme dispositif de surveillance n’est pas un phénomène technique pur dont seule la qualité de la performance expliquerait la décision de la mettre en œuvre. Ensuite, l’atteinte des libertés publiques comme problème posé renvoie nécessairement à des conceptions plus larges concernant les manières d’être ensemble dans une société donnée. L’installation d’un dispositif de vidéosurveillance s’inscrit bien dans une évolution à la fois politique et technologique des fins que l’homme se donne pour vivre ensemble et des moyens qu’il s’autorise à mettre légalement en œuvre pour assurer sa sécurité. La lointaine proposition de Thomas Hobbes d’une distinction entre un droit naturel (« jus naturale ») qu’il décrit comme le désir pour chacun de préserver sa vie et, par extension, ses biens82 et la loi naturelle que sa raison lui imposera pour atteindre cette finalité permet de poser le problème de la vidéosurveillance dans cette dimension de fait social. Comment un droit naturel, défini par Hobbes comme droit fondamental de conservation de soi-même, « de sa propre nature »83, va-t-il se transformer en loi naturelle, justifiant ainsi pour l’homme l’acceptation de la réduction de fait de son droit naturel ? Thomas Hobbes s’appuie sur un socle anthropologique qui peut nous aider à structurer notre réflexion. L’homme qu’il caractérise à partir d’un droit naturel qui l’amènerait à envisager une extension du champ de « sa propre nature » pour préserver sa vie finit par concevoir et admettre une loi naturelle qui, paradoxalement, réduira ce droit. C’est l’expérience du danger que représente pour sa vie l’extension du champ de sa propre nature qui l’amène, pour protéger cette vie, à définir et à respecter une loi naturelle. La conception d’une loi naturelle de protection n’est pas un renoncement du droit naturel. Elle est une extension politique de ce droit84. À partir de ce socle, peuvent se décliner deux grands paradigmes : - Le paradigme du bien social commun qui présuppose au minimum l’existence conjointe de la rex publica comme valeur fondamentale de la société mais aussi comme instance de régulation de cette société. La rex publica comme expression du caractère fraternel de l’humanité aura tendance, à l’ère moderne, à préexister à 81 Dominique Boullier, op. cité, p. 88 82 Thomas Hobbes, Léviathan, chapitre XIV, éditions Sirey, 1971. 83 Idem. 84 Cf. par exemple, la nature des débats lors de la séance du Conseil Municipal de E., 1999, concernant l’élaboration d’un audit de vidéosurveillance que reflète cette intervention : « Notre collègue (…) a eu l’occasion de dire que cette vidéosurveillance, dont on pourrait craindre, parfois, qu’elle puisse conduire au pire, se fait dans des conditions d’encadrement légal, qui, effectivement, permettent de la maintenir dans une tradition républicaine (…). C’est parce que nous souhaitons mener une politique d’intégration généreuse que nous savons que les forces démocratiques ont l’impératif de pouvoir assurer la sécurité et l’ordre public. Pour nous ce sont les deux volets d’une même politique, d’une part politique de sécurité publique, d’autre part politique d’intégration généreuse de manière à ce que les difficultés que connaissent aujourd’hui nos grandes agglomérations soient surmontées demain et qu’il existe la possibilité de continuer une tradition de concorde publique et une tradition républicaine de sécurité dans nos grandes agglomérations. ». 76 toute dynamique de socialisation (exemple : le droit du sol). Les instances de régulation seront extensives de la rex publica ; - Le paradigme de l’intérêt particulier et de la liberté de l’atteindre se dispensera de tout préalable autre que celui de l’existence du droit naturel. Seule l’utilisation du droit naturel rend admissible la loi naturelle dont l’incarnation pourra être une institution de contrôle, cette institution n’étant légitime que pour permettre la réalisation du droit naturel. Elle devra respecter strictement l’expression du droit naturel. Dans cette dernière perspective, un dispositif de vidéosurveillance sera soit immédiatement défini et accepté comme un dispositif « naturel » (il va de soi puisqu’il permet à l’individu ou au groupe d’individus qui se protègent l’expression de leur droit naturel) soit menaçant pour ceux qui se sentent surveillés, puisque capables de mettre à mal l’expression de leur droit naturel. Le dispositif de surveillance qu’est la vidéosurveillance s’inscrit dans un fait social que nous caractériserons à partir d’un ensemble d’interactions existantes entre technique, organisation et société. Les interactions entre technique et société établissent le champ de ce que Bruno Latour appelle « l’intelligence sociale des techniques »85. Les interactions entre organisation et société, quant à elles, permettent de comprendre à la fois l’instrumentation des rapports sociaux et la cristallisation de ces rapports dans les justifications organisationnelles. Enfin, l’influence de la technique sur l’organisation (l’espérance d’une meilleure organisation par la technique) et, pour une moindre mesure, celle de l’organisation sur la technique (l’organisation mettant en place une technique « à son service ») représentent le dernier volet de ce fait social que nous avons tenté d’établir. Les avantages de la vidéosurveillance apparaissent alors multiples. Ils vont des plus concrets aux plus symboliques : surveiller simultanément plusieurs sites, surveiller en continu, diffuser l’idée de surveillance, conserver une trace de ce qui a été surveillé, exploiter cette trace selon certaines conditions. Son domaine d’application est large et extensif. Il s’étend des situations de production industrielles jusqu’aux situations de la vie ordinaire. On trouvera la vidéosurveillance au cœur d’un site industriel dans lequel il serait dangereux pour l’homme d’être physiquement présent. Elle sera mise à la disposition d’une personne âgée à domicile ou d’un malade dans une chambre d’hôpital pour assurer sa sécurité. Elle permettra de surveiller les allées et venues dans une agence bancaire mais aussi les passagers d’une ligne d’autobus estimée « à risque ». Elle donnera des indications sur le trafic automobile afin de le réguler, mais aussi permettra de surveiller les mouvements de foule, la manière de conduire des conducteurs. Par le biais de satellite elle détectera les flux migratoires. La vidéosurveillance s’appliquera donc aussi bien à des risques techniques qu’à des risques sociaux. L’ensemble de ces applications engendre progressivement une banalisation de son usage et impose en même temps une manière autonome de concevoir cet usage. Toutefois la perception de l’intérêt de ce type d’installation sera structurée par diverses exigences qui précisent les facettes de l’action rationnelle. D’un point de vue juridique, l’installation devra respecter des cadres légaux, comme celui, en France de la loi de 199586. 85 Latour B. (dir.), De la préhistoire aux missiles balistiques : l’intelligence sociale des techniques, Paris, éditions La Découverte, 1994. 86 En France, une loi du 21 janvier 1995 relative à la sécurité définit les règles d’application de la vidéosurveillance. Ces règles sont précisées par un décret du 17 octobre 1996 et par une circulaire adressée aux préfets. La vidéosurveillance est pour une part destinée à la « prévention des atteintes à la sécurité des 77 D’un point de vue technique, elle dépendra des contextes et de performances techniques comme les principes et les éléments de l’installation, la localisation d’objets techniques chargés de surveiller des lieux et/ou des personnes, la transmission des images, éventuellement leur traitement automatique87. Elle dépendra aussi des aspects d’organisation de la décision et de l’action à partir de l’utilisation des informations produites. D’un point de vue social, elle s’articulera avec les usages de ce qu’elle produit. Sa réalisation et le type d’exploitation de ce qu’elle produit dépendra des justifications qu’auront les acteurs concernés sur la manière de concilier liberté et contraintes nécessaires à la sécurité88. C’est bien la multiplicité des points de vue possibles, des manières théoriques de penser l’intérêt rationnel de ce type de dispositif qui met dans l’embarras le décideur confronté à la décision d’installation et d’utilisation. Sa rationalité immédiate n’apparaît pas d’une richesse infinie puisqu’elle équivaut en partie à l’ensemble des significations de l’action dues à sa construction et à sa place sociale (habitus), le reste étant affaire d’influences et de consensus liés aux conjonctures. Enfin, la vidéosurveillance visera aussi bien la prévention que l’action corrective, la régulation que la répression. Ses qualités techniques sophistiqueront le rêve de toutes les sociétés autoritaires : permettre au surveillant de voir sans être vu, installer le surveillé dans la situation d’être vu sans voir. Son expansion est rapide. Paul Virillio89 s’interroge de manière prospective sur les effets de sa généralisation. Prédisant un « krach des images », il pense qu’elle remet en cause deux notions : celle de « l’espace réel » dans lequel était contenu traditionnellement l’ensemble des processus de régulation sociale ; celle de « media » dont l’usage consiste bien à procurer une médiation entre un réel immédiat exprimé par l’image que produit par exemple la life camera et la signification de l’information contenue dans l’image. Conséquence que pointe Paul Virillio : la généralisation de la « la perspective du temps réel » caractérisée par « une désorientation de notre rapport au réel », et, pourrions-nous rajouter, un affaiblissement des processus de régulation de proximité qui donne habituellement corps à l’espace social et à l’ensemble des situations qu’il offre comme autant de possibilité, de tissage du lien social. biens et des personnes ». Sont précisées l’utilisation et le temps de conservation des enregistrements, les modalités d’information au public de l’existence du dispositif, etc.. 87 Cf. par exemple l’émergence de « systèmes intelligents de vidéosurveillance » comme Télescope Orion. 88 Cf. F. Ocqueteau, « Technologies de sécurité et modalités publiques et privées de production de l’ordre : l’exemple français ». 89 « Œil pour œil, ou le krach des images », Le Monde diplomatique, mars 1998, pages 26 et 27. 78 CONCLUSION Au delà des réponses que nous avons cherché à apporter à l’IHESI, de manière inattendue, cette étude nous a également permis de trouver des réponses à des questions que nous nous posions jusqu’à présent plutôt dans le domaine des risques industriels. D’autre part elle nous a permis de prolonger, avec beaucoup de modestie, les travaux incontournables de M. Foucault sur les conditions du maintien de l’ordre social et de manière plus générale sur l’évolution des conditions de la régulation sociale. L’IHESI avait posé trois grandes questions. Nous y avons apporté des réponses de différente nature. A - A la première qui avait trait aux processus de décision menant ou non à adopter un dispositif de vidéosurveillance, nous avons élaboré différentes réponses éclairées par : - L’évolution conjointe du contrôle social et des formes d’organisation du champ social et des institutions politiques : rôle de l’Etat non seulement dans le strict maintien de la sécurité civile mais aussi dans celui, plus large de la fabrication des citoyens, rôle des instances de socialisation du Sujet que sont la famille et les instances de proximité. À propos de l’émission Loft Story, Serge Tisseron rappelait récemment que « Dans les années 1980, de nombreux psychanalystes ont annoncé la forte diminution des pathologies névrotiques traditionnelles, dominées par l’ambivalence des sentiments à l’égard des figures parentales, au profit des pathologies du narcissisme, centrées sur la fragilisation des repères de groupe et la culture de plus en plus impérieuse de l’image de soi. Mais il semble que ces nouvelles affections soient elles-mêmes en train d’être supplantées par d’autres, organisées autour de l’angoisse de séparation. »90. Si nous considérons, comme le proposait déjà N. Elias,91 que la fabrication de l’individu doit être considérée dans le cadre d’un processus total et non comme l’adaptation restreinte d’une entité substantielle que serait l’individu à une forme sociale existante, l’attention prêtée par Jean-Claude Kaufmann92 à la disparition progressive ou brutale de ce qu’il nomme le « holisme fondateur » est importante. L’usage de la vidéosurveillance comme forme de contrôle social peut renvoyer à l’expression de ce processus total de fabrication de l’individu. J. Lacan évoquait déjà, dans une conférence de 1974, combien l’émergence de « gadgets techniques » 90 Le Monde, vendredi 4 mai 2001. 91 Cf. N. Elias (1969), La civilisation des mœurs, Editions Calmann-Levy, Paris, 1973 ; La dynamique de l’Occident. Editions Calmann-Levy, Paris, 1975 ; (1987), La société des individus. Editions Fayard, Paris, 1991. 92 Jean-Claude Kaufmann, Ego, Pour une sociologie de l’individu. Editions Nathan, Paris, 2001. 79 multiples écartait d’autant à la fois la question fondamentale de l’altérité dans la construction de notre identité que celle de l’ajustement social à l’autre. C’est comme si ces « gadgets » nous permettaient de faire l’économie du rapport à l’autre fondamentalement générateur selon lui d’angoisse. L’hypothèse de J. Lacan doit être réorientée au regard de l’apport de la sociologie. En effet, la vidéosurveillance apparaît, au regard de notre étude, comme un des éléments visibles d’un contrôle social qui prend la forme d’usages de surveillance. Il s’agit de plus en plus de (se) surveiller dans l’immédiateté et non plus seulement d’élargir le champ spatial de la surveillance aux spécialistes de la surveillance. Et, aujourd’hui, ce contrôle ne se recomposerait-il pas, à partir de technologies comme celle de la vidéosurveillance, mais aussi à partir de celles du téléphone portable, de l’Internet, dans une pratique sociale de l’immédiateté ? L’immédiateté de la surveillance semble se substituer à la surveillance de proximité telle qu’elle est présente dans les sociétés traditionnelles. Toutefois, le passage de la proximité à l’immédiateté est à considérer sans doute comme le signe d’un nouvel holisme. - La dynamique entre le progrès technique et l’innovation sociale, l’évolution des technologies imposant le règne de l’immédiateté. B - la deuxième question portait sur le respect des lois d’utilisation de ce dispositif. L’étude n’a pas apporté de réponses objectives franches. Il est évident que nous avons recueilli des témoignages allant dans le sens du respect de la loi et que les situations que nous avons observées (exemples : fonctionnement du P. C. de la compagnie de transports A., fonctionnement du centre de surveillance de la mairie de C.) ne pouvaient aller que dans le sens de réponses ou de démonstrations conformes. Toutefois en ce qui concerne l’observation du travail des surveillants de la ville C. et le témoignage du responsable de la sécurité de la banque G., il nous apparaît que si le cadre de la loi est rappelé et le dispositif légal vraisemblablement ad hoc, nous avons senti chez les acteurs le désir d’aller plus loin en matière de surveillance. Une transgression possible du cadre légal serait même envisageable si cela devait être pour la « bonne cause ». C - la dernière concernait les modalités d’évaluation des effets du dispositif. Là, et de manière générale, nous n’avons pas trouvé de modes d’évaluation objectifs de l’impact de la vidéosurveillance. Par contre, l’impact sur un « sentiment d’insécurité » est mis en avant. Il concerne soit les habitants, les usagers (donc les utilisateurs primaires), soit les salariés concernés par l’installation. Le traitement de ce sentiment apparaît aussi important aux yeux de nos interlocuteurs que celui de la sécurité elle-même. De manière globale, l’impact de ce dispositif, qu’il soit considéré comme positif ou négatif, se trouve au cœur des débats qui précèdent ou qui suivent l’installation du dispositif de vidéosurveillance. Ces modes d’évaluation renforcent, à notre avis, l’intérêt à considérer l’installation de la vidéosurveillance comme l’expression d’un fait social, celui du contrôle social. Reste à savoir comment un système de protection peut devenir un système de prévention ? Dans le cadre de cette conclusion, nous souhaitons répondre à plusieurs autres questions. - 80 La question du présupposé de la rationalité instrumentale et de la valeur attribuée aux effets explicites des techniques et des outils. Si les objets techniques produisent immanquablement les effets qu’on attend d’eux, ils en génèrent aussi d’autres. Nous avons rencontré présente cette réflexion surtout chez les adversaires de la vidéosurveillance, alors que ceux qui avait adopté ce type de dispositif étaient condamnés à minimiser d’éventuels effets contre-intuitifs. - Question annexe : Comment chacun peut-il être convaincu de l’intérêt de l’approche techniciste de la prévention ? Cette question renvoie notamment à la nature des informations collectées, à leur traitement, à l’impact des arguments utilisés par les uns et par les autres pour imposer et implanter ces techniques, aux caractéristiques de la division du travail. Tout comme dans l’approche des risques que nous avons menée en milieu industriel, nous nous sommes rendu compte que généralement plus la croyance dans le bien-fondé des approches technicistes était manifestée, moins le dispositif d’évaluation était sophistiqué. Dans le cas de la vidéosurveillance, nous avons été surpris de l’intérêt porté non pas aux effets réels de la vidéosurveillance mais aux effets de satisfaction des populations (salariés ou usagers). Seule la banque G. affiche un gain de sécurité, mais elle situe la vidéosurveillance dans un ensemble plus vaste de protection, la « chaîne de sécurité ». - La question du présupposé des modèles mécanistes et déterministes pour comprendre les phénomènes de régulation sociale qui manquent de manière importante la question de l’acteur, et plus particulièrement celle des rapports entre la technique et les pouvoirs93. Celle-ci ne nous a pas paru particulièrement prégnante dans la manière dont les personnes que nous avons rencontrées posaient le problème de la sécurité. S’il existe toutefois un présupposé pour reconnaître le bien-fondé des modèles mécanistes et déterministes afin de mettre en œuvre des actions de prévention, il faut en chercher la trace dans des prises de position plus subtiles qu’affichent nos interlocuteurs. Certains insisteront sur la nécessité ou l’intérêt d’intégrer la vidéosurveillance dans un dispositif plus général dédié à la protection des biens et des personnes. D’autres voudront élargir le champ de la sûreté de fonctionnement à celui de la protection des personnes. D’autres encore chercheront à associer prévention et protection, la protection étant censée devenir un élément de prévention. La décision d’installer un dispositif de vidéosurveillance et la mise en œuvre de son installation ne renvoient pas simplement à une simple réponse technique vis-à-vis d’une demande sociale de contrôle des citoyens destiné à accroître la sécurité civile. Elle sont aussi à considérer comme des manifestations d’un contrôle social qui passe par un processus général d’assujettissement physique, économique et politique des individus qui échappe en partie à la conscience de tous. Le « Souriez, vous êtes filmé ! » est l’aboutissement de tout ce processus qui amène à accepter cette proposition. Il ne s’agit pas que de filmer, encore faut-il inscrire le sujet filmé dans l’acceptation de ce processus. Comme l’affirme M. Foucault, « le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti »94. De notre point de vue, l’ensemble des transactions établies à partir de la vidéosurveillance (utilisation, législation…) sont marquées du sceau de l’influence de ce type de contrôle social. Plusieurs éléments font comprendre que la vidéosurveillance ne peut être comprise que 93 Nous parlons de « pouvoirs » au pluriel pour rappeler qu’il s’agit des pouvoirs comme modes d’actions socialement diffus (Michel Foucault oppose généralement le pouvoir décrit par l’organigramme des pouvoirs en œuvre dans une société conçue en diagramme). Ces modes sont psychologiquement et socialement intériorisés par les acteurs dans des situations sociales données. 94 Michel Foucault, opus cité. 81 comme un simple objet technique renvoyant à situations sociales dans lesquelles se poserait une question aiguë et directe de contrôle social. Par exemple, une réflexion doit être menée pour définir l’existence d’une conjonction entre les effets réels et les effets supposés engendrés par les techniques de vidéosurveillance ? De plus, la justification des demandes d’implantation et d’utilisation (demande directe ou demande sociale indirecte émanant des usagers), les stratégies commerciales développées de la part des vendeurs de matériel de vidéosurveillance montrent toute une économie des représentations de la sécurité mises en œuvre par les acteurs concernés. La vidéosurveillance nous semble plus représenter un des signes avancés d’un contrôle social en devenir. Elle n’est pas un symptôme qui émergerait dans une situation de rupture avec des formes antérieures de contrôle. Elle représente beaucoup plus la manifestation d’un processus global d’assujettissement en cours dont il convient de circonscrire l’existence à travers la teneur des croyances, la justification des modalités implicites et explicites de prise de décision, l’usage à des fins politiques et commerciales de données quantitatives et qualitatives caractérisant les situations à risque pour mieux comprendre ces situations et les processus de leur désignation comme situations à risque. Pour dépasser la simple collecte compréhensive, il conviendra de proposer un début de modélisation de ces situations afin d’en faire un objet de débat et de délibération. 82 ANNEXE : TABLEAU COMPARATIF DES ELEMENTS TECHNIQUES DES INSTALLATIONS ETUDIEES (À mettre en parallèle avec les politiques menées et les contraintes définies) Production d’image Compagnie de transports A. Compagnie de transports B. Mairie C. Banque G. Oui Oui Oui Oui Oui Oui Oui Non Non pour celles qui régulent le trafic, non pour les caméras embarquées Oui pour la régulation, non pour les caméras embarquées (enregistrement dans un disque dur protégé par un code) Enregistrement d’image Oui Vision d’image temps réel Oui Vison d’image temps différé Oui Non pour les premières, possibilités pour les secondes Possible Oui Sauvegarde des images Oui Non pour les premières, oui pour les secondes Oui Oui Formation du personnel ? ? Oui CAP « agent de médiation, option vidéo et télé surveillance ? 83 84 BIBLIOGRAPHIE Surveillance proprement dite (aspects techniques, juridiques et sociaux) Aspects techniques Beaumelou F, (Ed.), 1989, Opérateur(trice) en télésurveillance : l’électronique transforme le gardiennage, Délégation à la formation professionnelle. Chambat P. & Toussaint Y., 1990, Services publics et domotique, Paris : Plan Urbain/SPES. 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