Entretiens de Serge Daney avec Jean Poiret et Claude

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Entretiens de Serge Daney avec Jean Poiret et Claude
Dans l'émission de radio Microfilms enregistrée le 1er janvier 1986 et diffusée le 20 avril 1986 sur France Culture, Serge Daney s'entretient avec Jean Poiret, interprète du rôle-­‐titre de L'Inspecteur Lavardin, de Claude Chabrol, après l'avoir déjà incarné dans Poulet au vinaigre. Jean Poiret : On parle d'effet Lavardin, mais je crois qu'il ne faut pas le renouveler. Il faut arrêter l'effet Lavardin parce que ça va devenir très vite des tics Lavardin. Moi, je ne suis pas pour les séries. Serge Daney : Et en même temps, dans le cinéma français, c'est un peu ce qui manque le plus. Quand quelque chose est réussi et appelle des prolongations, comme tout le monde vit dans la hantise hystérique du prototype, du film unique qui n'a lieu qu'une fois, on se refuse le plaisir que le cinéma avait avant, et donnait, d'attendre tranquillement que les gens s'en lassent. Aujourd'hui on veut anticiper sur cette lassitude, on est fatigué à l'avance à l'idée que les gens seraient fatigués au bout du compte. On se dit que même Chabrol — qui pourtant aime bien revenir sur les mêmes thèmes, sur les mêmes personnages, qui a fait ça depuis vingt ans —, même lui a un peu peur de faire trop de Lavardin parce que ce serait aller au devant d'une déception. Je me demande s'il n'y a pas quelque chose qui manque dans le cinéma français, ou dans la télévision française, qui est la familiarité qu'on garde avec quelqu'un tant qu'on l'aime. On dirait qu'on peut aimer quelqu'un le temps d'un film, et après : « Ah non il faut que je me renouvelle... » J. P. : Je crois qu'il y a un phénomène dans les séries que la télévision a « coupé » un peu à ras de terre : dans l'esprit des gens, la série, aussi bonne soit-­‐elle, devient de la télévision, phénomène qui est quand même relativement récent. On pouvait peut-­‐être se permettre de faire quinze Marquise des Anges1 et maintenant c'est plus difficile. S. D. : C'est sûr, c'est la télé qui a hérité de l'esprit de série qui avant appartenait au cinéma, et maintenant le cinéma ne peut pas en ré-­‐hériter... J. P. : Oui c'est ça. J'ai l'impression que la série minimise maintenant une œuvre. Il y a tellement de façons de contourner le problème : on peut très bien ne plus faire de cet inspecteur le pivot mais en faire prochainement un suspect. Je crois que ce qu'il ne faut pas faire, c'est une autre intrigue... S. D. : ... une autre enquête de l'inspecteur Lavardin. Il faudrait qu'il passe dans les films de Chabrol, en tant que Lavardin. 1 Série de films français à succès, sortis dans les années 1960. Le personnage de l'inspecteur Lavardin, toujours interprété par Jean Poiret, sera finalement repris dans Les Dossiers secrets de l'inspecteur Lavardin, une série télévisée de quatre épisodes réalisée en 1988. Dans l'émission Microfilms enregistrée le 1er septembre 1988 et diffusée le 2 octobre 1988 sur France Culture, Serge Daney s'entretient cette fois avec Claude Chabrol, réalisateur de Poulet au vinaigre et d'Inspecteur Lavardin. Claude Chabrol : En ce moment ce qui marche ce sont justement les gens qui font des choses sans recettes... Serge Daney : ... qui gagnent commercialement. Le succès du Grand Bleu, ce n'est pas une recette — on peut dire que c'est un concept, ce n'est pas pareil. Le succès du Bertolucci2, on ne peut pas dire que c'est une recette puisqu'il n'y a jamais eu de film comme ça, c'est un coup de poker, avec un vrai producteur. Le succès du film de Chatiliez3, ce n'est pas une recette. Aujourd'hui les films qui ont beaucoup de succès —
Bagdad Café, des choses comme ça — ce ne sont jamais des recettes, ou les recettes sont inconnues, ou peut-­‐être même qu'elles ne serviront que pour un film. D'ailleurs ça me rappelle une chose dont on avait parlé tous les deux au moment du premier Lavardin. Je trouvais comme tout le monde le personnage magnifique ; on se disait qu'il y a dix ans, vingt ans, trente ans, ou dans une télévision qui serait un peu plus dynamique, on arrêterait les Lavardin le jour où vraiment les gens diraient « On en a marre, on veut autre chose », car ce personnage est tellement réussi qu'on a envie de le voir vivre sa vie de personnage. Et vous m'aviez dit : « Non, je ne vais pas en faire d'autre, ou ce n'est pas sûr. » D'un côté, on tombe sur le jackpot, et en même temps on se demande à quel moment les gens diront : « C'est louche, on aime bien Lavardin » ; si quelqu'un en faisait trop, on le soupçonnerait de ne pas être original. C. C. : Avec Lavardin on a trouvé une solution, c'est qu'on fait quatre histoires — le temps de chacune est très différent, alors que le personnage reste le même et qu'on l'« idiosyncratise » chaque fois. J'ai demandé de tourner en 35 mm4, ce qui donne quand même une qualité d'image supérieure qui éloigne du téléfilm et qui rapproche du cinéma. Simplement on se retrouve encore avec cette obligation de tourner en vingt-­‐cinq jours un truc qui en réclamerait trente. Il y en aura quatre, j'en fais deux et Christian de Chalonge en fait deux, et après — c'est un conseil que je donnerais à tout le monde —
basta. Lavardin aura fait son travail, et Jean Poiret n'aura pas le temps de s'enfoncer dans les pantoufles de Lavardin. Lavardin ne doit pas avoir de pantoufles. 2 Le Dernier Empereur. 3 La vie est un long fleuve tranquille.
4 Format de pellicule des films « professionnels » diffusé en salles, au temps où ceux-­‐ci étaient tournés sur support argentique (le format des téléfilms français était alors plutôt le 16 mm). 2