Jean-Loup, l`aboyeur

Transcription

Jean-Loup, l`aboyeur
Jean-Loup, l'aboyeur
D'après un texte de Michèle Biechy.
Travail réalisé par l'atelier B : Florence Joubert,
Marie-France Marcaire, Catherine Jaouen,
Bruno Schilliger, Isabelle Robin, Michèle Biechy,
Françoise Thébaudin, Fernand Oury
Stage Genèse de la coopérative. Casson (44)
La classe
C'est une classe de perfectionnement de quatorze enfants non-lecteurs, dont six nouveaux.
La classe fonctionne en pédagogie institutionnelle depuis cinq ans.
Jean-Loup
Il est noir, comme quatre autres enfants de la classe.
Il vient d'une autre école.
Il a été hospitalisé pour un problème de hanche.
Il a fait trois CP. Il a dix ans.
Une maman pittoresque
Au milieu de la réunion de parents, la mère de Jean-Loup disparaît.
Un soir à la sortie de la classe, elle vient gifler Jean-Loup dans le couloir.
Une autre fois, elle me raconte en riant l'hospitalisation des deux petits cousins, qui ont avalé
sa boîte de somnifères.
Cette mère apparaît dans un texte : Jean-Loup l'appelle. Elle ne vient pas.
Je n'ai jamais vu le père.
Les cris
Jean-Loup pousse des cris d'animaux en classe. A tout moment, on risque d'entendre aboyer,
miauler, hurler. Mais, très vite, au Quoi de neuf ?, il raconte bien ses rêves.
La piscine
« J'ai rêvé de la piscine et je nageais. Je coulais, je coulais, je restais toujours en-dessous de
l'eau. Quelqu'un m'a sauvé et je recommençais. Je me suis mis dans la douche, et quand j'ai
appuyé c'était tout chaud et j'avais froid. J'étais tout congelé. Quand je me suis retourné, j'ai
vu un loup. J'ai cru que c'était dehors, mais c'était bien là. J'avais peur. Je me suis couché
près de mon père. Le maître-nageur m'a sauvé. »
Histoires de chiens
Jean-Loup me raconte beaucoup d'histoires de chiens qu'il dit vraies.
La psychologue me donne la clé : pendant son hospitalisation, on a donné son chien, qui s'est
fait écraser.
Mon frère est mort
Le 11 octobre, il nous annonce : «Mon frère est mort. » La classe est pétrifiée.
Il est près de moi : « Si tu veux, tu pourras venir m'en parler. » (On ne parlera plus de ce frère
mystérieux.)
Sabotage au conseil
Au conseil, un pet avec sa bouche met la classe en effervescence. J'arrête le conseil.
L'institution sacrée est en péril.
La nuit suivante, je rêve d'une manifestation qui se finit mal. Pour moi, tout s'embrouille. Le
problème ne se situe peut-être pas dans la réalité.
J'essaie d'embaucher le groupe pour aider Jean-Loup à grandir. Il y a un précédent : Farid,
psychotique a été pris en charge par le groupe d'enfants. Jean-Loup peut voir Farid réussir :
Farid arrive à lire quelques mots au tableau. Il y trouve du plaisir. La classe applaudit. JeanLoup regarde Farid puis moi, puis le tableau. Impression qu'il se passe quelque chose.
Un comportement étrange
Il a mis la tête dans son bureau, je vois son œil blanc à travers le grillage. Nos regards se
croisent. Je lui dis : « Tu veux quelque chose ? tu m'appelles ? je suis là.»
Je me sens piégée. Et je crie moi aussi.
Il hurle, je hurle. (Je n'aboie pas encore !)
Ne suis-je pas en train de m'identifier à Jean-Loup ? ll me bouffe, il me dévore. J'en parle aux
copains et je décide de réagir.
La psychologue se révèle un recours efficace.
Je la rencontre chaque mardi. Elle m'avait conseillé de le toucher en lui disant « tu es vivant,
tu es là ». La relation à deux est parfois inévitable. Un jour, j'ai un peu forcé la dose.
J'empoigne brusquement Jean-Loup : « Tu vas m'expliquer maintenant pourquoi tu cries ! »
Le ton n'est pas à la neutralité bienveillante.
Il est surpris et il répond :
— Je n'aime pas l'école.
— Avec ton histoire scolaire, c'est tout à fait normal que tu n'aimes pas l'école. Ici, on
travaille autrement. Si tu ne veux pas travailler, tu n'es pas obligé mais tu nous fiches la paix.
Au conseil
Il propose de faire du foot. Les enfants préfèrent continuer les cadeaux de Noël pour les
correspondants. Sa proposition est rejetée. Jean-Loup bougonne mais, à mon étonnement,
accepte la décision commune.
Echec à l'imprimerie
Jean-Loup erre dans la classe. Il rôde et tourne autour de la presse. Les imprimeurs le
renvoient. Je vais composer avec lui. Il renverse le composteur. C'est l'échec.
J'ai l'impression d'avoir tout essayé : le Quoi de neuf ?, le texte libre, le travail individualisé
en lecture, le contact physique, la monnaie, le conseil, l'imprimerie.
Apparemment, il ne réagit pas.
Mais Jean-Loup parle : il apporte sa hanche au conseil et retrouve sa mère.
Une histoire imaginaire :
« L'autre fois, il y avait un chat qui pleurait. Son petit chat était mort écrasé. Il y avait trois
chats qui attendaient le petit chat. » (Il répète trois fois la dernière phrase.)
Une histoire vraie :
« On a lâché Boby, le chien d'Emmanuel, je courais, je courais, il m'a mordu deux fois les
fesses… une voiture a failli l'écraser. J'ai crié. Au secours ! Aïe ! »
Un rêve :
« La maîtresse était un démon, elle
me mettait dans une marmite avec des carottes, elle disait : “ Je vais te manger. ” Je criais : “
Ne me mange pas. ” Je suis tombé du lit. »
Les histoires de Jean-Loup sont ponctuées de « bofs » pesants et découragés.
De quoi fait-il son deuil ? Comment l'aider ?
Au conseil, il critique Solence qui lui a donné un coup de pied dans la hanche.
J'interviens, j'explique à la classe que Jean-Loup a été opéré, qu'il est fragile. Je lui donne la
parole. Son histoire est entendue par tout le monde. A présent, elle fait partie de l'histoire
officielle de la classe. Jean-Loup n'est plus seul avec son opération.
C'est à la stagiaire à présent qu'il raconte ses histoires. Il retrouve sa mère.
« Dans une forêt, je me suis promené. Tout à coup, je me suis perdu. Je criais : “Au secours,
je me suis perdu. ” Je marchais pour trouver une maison. J'en voyais une et je frappais à la
porte. Un monsieur m'a ouvert et je lui ai demandé : “ Est-ce que vous pouvez m'aider à
retrouver ma maman ? ” Et il m'a aidé à la retrouver. On a marché, j'ai retrouvé ma maison
et ma maman. Et je me suis couché. »
La gomme
Au cours d'un exercice collectif, Jean-Loup écrit : « J'aimerais être une gomme pour effacer
tout ce qui est raté. »
C'est seulement au deuxième trimestre que je réalise : Jean-Loup ne crie plus.
Les écrits ont remplacé les cris.
Post-scriptum
Au mois de novembre suivant, Jean-Loup a onze ans. Son âge mental est passé, en un an, de
six ans et demi à huit ans et
demi.
“Le Collectif”, Jean Oury (editions du Scarabée, 1986, Paris).
“Forclusion et fonction forclusive”, in “Actualité de la Psychothérapie institutionnelle”,
recueil
sous la direction de Pierre Delion — Editions Matrice “pi” 1994 — Vigneux.
Voir la petite matrice tirée par Jean Oury du Séminaire de Lacan sur l’Angoisse reproduite cidessous.
triangle des 3 “S” de Lacan :
J(A)
Savoir
SujetSexe
$Wahrheit(ab-sens)
cf note 2
cf Dr. D. Roulot : “Approches phénoménologiques de la schizophrénie — à propos d’un cas”
thèse de Doctorat en Médecine - Paris vi - 1979 et “Essai sur la métapsychologie de la
schizophrénie”, mémoire pour le DES de psychiatrie, 1982
Thierry Goguel d’Allondans, introduction, in : “Le social entre dedans et dehors. Le travail
social vu à travers ses métaphores spatiales”, Strasbourg, CERIS (Centre d’études et de
recherches sur l’intervention sociale), Mémoire collectif de maîtrise en sciences sociales,
1988.
Patrick Watier, “Pauvreté, Economie, Société”, article in : “Pauvreté et précarité en Europe”,
FNARS Région Est, Strasbourg, 1984.
Elie Alfandari, Assistance (système d’), in Encyclopaedia Universalis, Paris, E.U., 1984,
Corpus 2, Analogie - Automation, p. 931.
Elie Alfandari, article et op. cit. A titre d’exemple indiquons qu’en 1989, 25000 Parisiens ont
demandé un RMI. Les bénéficiaires ont la plupart du temps entre 25 et 35 ans. 70% ont fait
des études dont 25% des études supérieures. Nouvel Observateur, numéro 1300, du 5 au 11
octobre 1989.
Jean-Pierre Quelin, “Le syndrome d’Apicires”, article in journal Le Monde - dimanche 7-lundi 8 avril 1985.
Antonio Attisiani, “Les saveurs d’un nouveau savoir”, article in journal Le Monde - dimanche
7 - lundi 8 avril 1985.
Jean-Louis Flandrin, “Le goût a son histoire”, article in : “Nourritures - Plaisirs et angoisses
de
la fourchette”, Paris, Autrement, série Mutations
n∞ 108, septembre 1989.
Marc Pascaud, “Nutrition humaine” (NUTRITION), in : Encyclopaedia Universalis, Paris, E.U., 1984, Corpus
13 - Nicaragua - pascal, p.269.
Antonio Attisiani, article et op. cit.
Michelle Rigalleau, “Le mangeur solitaire”, article in : “Nourritures. Plaisirs et angoisses de
la fourchette”, op. cit.
Marc Pascaud, article et op. cit,. p. 297.
Voir à ce propos : Richard Senett, “Autorité”, Fayard, Paris, 1982.
Jean-Marc Vanhoutte, “Le cuisinier, nouvel animateur de la vie urbaine”, article in :
“Nourritures. Plaisirs et angoisses de la fourchette”, op. cit.
“Circuits Jeunes”, Rapport d’activités, 1988,
6, rue du Roussillon, 31100 Toulouse.
Voir à ce propos les divers travaux d’André Bejin.
. Frédéric Saldmann (interviewé par Bernard Weber) - “Pour une morale de l’assiette”, article
in Nouvel Observateur, 31 août - 6 septembre 1989.
Antonio Attisiani, article et op. cit.
Jean-Marc Vanhoutte, article et op. cit.
Le Ricochet, 23, rue D.- Casanova, 31000 Toulouse, tel :. 61 22 45 43.
Les "3x8" sont une organisation des horaires de travail où trois équipes se répartissent la
journée en tranche de huit heures ; l'équipe du matin (6-14 heures), l'équipe de garde (14-22
heures) l'équipe de veille (22-6 heures).