le running, un sport collectif
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le running, un sport collectif
Logo de Running Heroes Society N° 01 jeudi 8 septembre 2016 Pages 116-119 2551 mots TABLE RONDE LE RUNNING, UN SPORT COLLECTIF ? En 2016, la course à pied n'a plus grand-chose à voir avec celle d'il y a quinze ou vingt ans. Déjà parce que plus personne ne dit « course à pied”, mais “running ». Ensuite, outre les équipements et le profil des coureurs, la principale évolution concerne sa pratique en groupe. Décryptage de ce phénomène de sociabilité avec cinq spécialistes. Est-ce qu'on peut désormais parler groupe sur la Coulée verte (parc li- de la course à pied comme d'un néaire du XIIe arrondissement de Paris sport collectif ? Maylon Hanold Sur les dix, quinze dernières années, les notions dominantes autour du running ont été déstabilisées. qui emprunte le trajet d'une ancienne voie ferrée, ndlr). C'est devenu une pratique qui doit se faire avec d'autres, dans un effet d'encouragement. Évidemment, la performance individuelle conserve de l'importance, mais on a vu une nouvelle culture émerger, pour laquelle courir est une expérience sociale avant tout. Donc collective, oui. Virgile Caillet Aujourd'hui, il y a une vraie logique de communauté autour de la course à pied. Dans une étude récente, la notion d'esprit d'équipe apparaît à propos des motivations qui entourent la pratique, alors que ça peut paraître assez éloigné sur le papier. Patrick Mignon La nouvelle vague du running est beaucoup plus liée à ce phénomène de consolidation de formes de sociabilité dans un environnement hyperurbain. On boit des coups, mais on va aussi faire du sport. Ce n'est pas monolithique, mais l'univers professionnel des nouveaux pratiquants n'est plus tellement celui du salariat traditionnel, mais plutôt celui d'une start-up. Des projets par équipe, du free-lance, des sociabilités locales. La pratique s'organise d'ailleurs souvent autour de quartiers de sociabilité : Bastille, République ou Jaurès à Paris, par exemple. C'est fascinant de voir des gens de moins de 30 ans partir en L'effet de groupe joue-t-il sur la motivation ? type de performance nécessite un tel engagement physique que j'ai pu observer dans les communautés de coureurs un sens collectif. Ils partagent l'inconfort, la douleur et le plaisir que leur apporte l'expérience. Le challenge rapproche, en quelque sorte. Et ça n'est pas vrai que sur de longues distances, un cinq kilomètres peut très bien être un challenge. VC Complètement. C'est toujours quelque chose que l'on fait pour soi, mais on a besoin des autres pour s'y tenir. Un peu comme le fitness, par exemple. MH Ce que l'on accomplit à plusieurs, on l'accomplirait pas forcément tout seul. La performance reste individuelle, bien sûr, mais elle s'intègre dans un accomplissement social et collectif, c'est très intéressant. PM Même pour les plus compétiteurs, c'est une manière agréable de faire une partie de l'entraînement. On y va pour échanger, déconner. La discussion permet même le contrôle de sa respiration, et quand il faut faire une séance plus sérieuse, on y va seul. Aujourd'hui, l'entrée dans la pratique est forcément collective. MH La pratique collective ne se limite pas à l'entraînement, mais peut aussi toucher les courses. Sur des formats d'endurance plus physiques comme l'ultrarunning, de nombreux participants évoquent l'empathie et la solidarité entre eux. Réaliser ce Chloé Gattison Je cours depuis cinq ans. J'ai commencé avec du trail et du dix kilomètres, et j'ai récemment couru mon premier marathon. Quand je m'y suis mise, je ne me retrouvais pas dans le discours autour du running sur Internet, axé sur la performance, le fractionné, la diététique. Au sein de l'association, j'ai pas mal de demandes pour organiser d'avantage de sorties et de retrouvailles, il y a aussi une petite surenchère, on a envie d'aller plus loin. Un marathon est désacralisé par rapport à il y a 20 ans. Le groupe participe, on partage un défi sur un trail, un marathon. 1 Quand on parle de sport à son entourage, ça n'est pas évident d'intéresser les gens, alors qu'Internet favorise les communautés de passion. On partage un défi mais on le court quand même pas ensemble, si ? MH Ça arrive de plus en plus. Aujourd'hui, dans les marathons, on s'autorise à courir plus doucement justement parce que ça rend envisageable la conversation et les échanges sociaux. D'ailleurs, le sens même de rythme a perdu en pertinence avec le développement de courses d'ultra-endurance ou de trail qui ne se font pas sur du plat. La montagne relativise la vitesse, qui empêchait la discussion. VC Il y a un appel d'air qui vient d'Internet, c'est sûr. La technologie est partout dans la course à pied, avec des produits connectés qui se développent et des arènes d'échange, de partage. Des applications, notamment : on n'envisage presque plus d'aller pratiquer sans mesurer sa vitesse, la distance, les calories, etc. C'est d'ailleurs corrélé avec la féminisation de la pratique, puisque ce public semble plus sensible aux réseaux sociaux et davantage présent sur les courses ludiques où le partage est traditionnellement plus institué. Autre nouveauté, les gens qui courent pour des causes, sur les marathons notamment. La course est devenue une expérience sociale plus large que la seule compétition. VC Le rajeunissement du peloton des coureurs et sa féminisation sont d'ailleurs portés par cette pratique non compétitive. L'émergence des courses ludiques, comme les Mud Day ou les Color Run, renforce le phénomène d'ouverture. PM Poser noir sur blanc la performance est propre au sport. Internet propose des plateformes où l'on peut montrer ses exploits, mais aussi glaner quelques conseils. Quand on voit tous les forums sur la nutrition ou l'entraînement, ça crée forcéments un effet d'encouragement. Isabelle Quéval Traditionnellement, les femmes ont un rapport à l'organisation du temps qui n'est pas tout à fait le même que celui des hommes. Et il y a une vraie recherche –comme dans les salles de fitness– d'activités qui couplent effort physique et plaisir. Joindre l'utile à l'agréable est plus important que la performance. Et puis un jour, vous allez avoir envie de passer au cran supérieur et viser un marathon. Les outils technologiques et les réseaux sociaux ont-ils favorisé cette évolution ? CG Ce que l'on fait aujourd'hui aurait été beaucoup plus compliqué sans les réseaux sociaux. Ça n'aurait même probablement jamais existé. Tous les gens avec lesquels je cours, je les ai rencontrés via Instagram. C'est une plateforme tellement plus simple. J'ai créé un hashtag #happyrunning qui symbolise l'idée de courir pour le plaisir. Cette évolution d'un sport individuel vers un sport collectif est-elle une spécificité occidentale ? Surtout pour les urbains mondialisés qui arrivent dans une ville et se connectent pour trouver de nouveaux camarades de course. MH Il y a quinze ans déjà, aux ÉtatsUnis, naissaient sur Internet les Marathon Maniacs. Cette communauté virtuelle se retrouvait pour courir des marathons, mais aussi pour visiter la ville, passer du temps ensemble. Le marathon devenait un prétexte au voyage, à l'expérience sociale. À l'inverse, au fil des entretiens que je conduis, je rencontre de nombreux coureurs pour qui les technologies censées nous libérer du temps produisent l'effet contraire. Dans ce cadre-là, courir est une respiration par rapport à la vie de tous les jours, un mode de vie, un moyen de se reconnecter avec la nature. IQ Les pays industrialisés sont, bien sûr, principalement concernés par ces évolutions. La richesse de ces pays permet à leurs habitants de se préoccuper de leur maintien en forme. Le running d'aujourd'hui, celui qui voit des petits groupes se comparer et faire des montées de marches en ville, s'inscrit dans cette logique capitalistique d'entretien de soi et de possibilité de s'améliorer. Une grande partie du monde n'est pas touchée par cette problématique C'était il y a deux ans environ, Instagram était en plein boom. Il y a eu de nombreuses réactions d'abonnés. J'ai fini par créer un compte dédié, et on a lancé il y a peu l'association qui organise des sorties collectives sur Bordeaux une fois par mois. VC La pratique féminine a triplé en à peine quatre ans en France, c'est vraiment spectaculaire. PM Quand une pratique se massifie, des sous-cultures se créent, plus ou moins étanches. Les groupes de course entre collègues, ça marche bien, par exemple. 2 du dépassement de soi. C'est le cas pour de nombreux autres sports que le running qui nécessitent certains moyens, un niveau de vie, une stabilité politique. CG On a tous les types de profils qui courent avec nous : des petites nanas de 19 ans, des mamans, des étudiants. Évidemment, en miroir, les populations très peu concernées sont les agriculteurs, par exemple, qui ont un autre rapport au corps. Le corps 'outil' empêche l'accès à ce corps 'autoproduit'. Les petits groupes de CSP+ que l'on peut voir courir en groupe en ville, se lancer des défis, c'est assez représentatif de la population qui court : des individus libres et seuls décident de se regrouper pour partager les valeurs de l'époque. Récemment, on a fait un Mud Day avec un quarantenaire et ses deux enfants. PM Ça commence pourtant à aller au-delà de l'Occident. Je suis allé récemment au Brésil et dans les grandes métropoles, les jeunes développent le même rapport à l'activité physique, à l'esprit de compétition nuancé par des sociabilités de quartier. Parfois, on se retrouve sur des courses dans des villages, avec quelques centaines de coureurs au départ, et c'est encore une autre population que celle qui court sur les quais à Bordeaux, où je vis. Mon premier marathon était celui de LègeCap-Ferret, on était seulement 1 000 au départ, et on n'était pas loin d'être les plus jeunes. Dans certains pays africains, un phénomène de course à pied de ce genre s'étend également. C'est lié à l'émergence d'une économie plus moderne et de nouvelles classes urbaines, le mode de vie de ces pays tendant à ressembler à celui des Occidentaux. On y observe le même lien entre dépense physique et sociabilité. VC Autant il y a 20 ans, c'était assez facile, les coureurs étaient surtout des hommes entre 40 et 70 ans, mais actuellement, la fourchette est devenue très large. Ça commence autour de 20 ans, avec des évènements qui visent clairement les jeunes, comme les Color Run ou les 5K. D'ailleurs, la question philosophique se Les gens pensaient que l'on était des espoirs venus faire un temps, mais ils étaient supercontents de voir des jeunes courir avec eux, plutôt qu'être affalés devant la télé. Après, dans la communauté Happy Running Crew, sur les sorties et les gens qui s'impliquent, il y a une majorité de filles. PM Le côté très ascétique du running, avec le coureur maigre comme un clou, ça reste vrai à un certain niveau, mais la pratique collective induit un rapport dans lequel l'individu est moins porteur de cette exigence. Le groupe permet de la vivre différemment. En revanche, il existe une exception : cette tribu mexicaine bien connue des historiens de la course à pied, les Tarahu-maras. Ils pratiquent tous ensemble la course à pied de manière rituelle, comme une fête, pendant plusieurs jours. MH Il y a également cette communauté de moines bouddhistes japonais, Kaihogyo, pour qui la course est une forme de méditation, pratiquée à raison d'un marathon par jour pendant près de sept ans. VC Si on caricature, avant, quand on disait qu'on courait en société, ça faisait 'pue la sueur', alors qu'aujourd'hui, si on glisse dans un dîner qu'on court le marathon, on attire plutôt des regards admiratifs. PM La course à pied reste aussi un moyen de promotion sociale dans certains pays moins développés, notamment au Maghreb ou en Afrique de l'Est. En Éthiopie, notamment. Au moment de leur indépendance, il y a eu de nombreuses personnes qui se sont mis à la course, et l'État a investi dans le sport. Les coureurs des hauts plateaux, qui jusqu'ici couraient pour la chasse ou pour garder des troupeaux, se sont retrouvés à courir pour gagner leur vie tellement ils étaient bons une fois revenus au niveau de la mer. MH L'Occident, et plus particulièrement les États-Unis, a eu tendance à porter l'individu tellement en estime qu'on en a oublié l'aspect collectif du sport, devenu un symbole d'héroïsme. Je pense par exemple à Michael Jordan, qui a émergé comme un tel héros, qu'on en vient à perdre de vue qu'il jouait avec une vraie équipe à Chicago. pose sur l'intégration de ce genre d'évènements à la course à pied, étant donné que l'on peut marcher sur la majorité d'entre eux, mais globalement, si on les intègre, cela étend le spectre de 20 à 70 ans. Finalement, à quoi ressemble le coureur type aujourd'hui ? 3 IQ Cela concerne surtout une population informée sur ce qui se fait et se recommande sur le plan diététique et médical, qui a aussi un certain pouvoir d'achat et une maîtrise de son emploi du temps. Si l'on prend le peloton du marathon de Paris, à l'intérieur, il y a une multitude de sous-groupes. C'est un peu le même système que les poupées russes. ■ par Par Gino Delmas et Propos Recueillis Par Gd ENCADRÉS DE L'ARTICLE Patrick Mignon Sociologue du sport à l'Insep Isabelle Quéval Philosophe et professeure à l'université Paris-Descartes. Maylon Hanold Sociologue spécialisée dans les structures sportives, plus particulièrement l'ultrarunning, et professeure à l'université de Seattle. Virgile Caillet Expert en marketing et délégué général de la Fédération française des industries du sport et des loisirs. Chloé Gattison Bloggeuse et fondatrice de Happy Running Crew, une association qui réunit des coureurs de toute la France et organise des sorties collectives. “ “ “ « Dans certains pays africains, un phénomène de course à pied communautaire se développe. C'est lié à l'émergence d'une économie plus moderne, on y observe le même lien entre dépense physique et sociabilité » Patrick Mignon, sociologue du sport à l'Insep « Dans une étude récente, la notion d'esprit d'équipe apparaît à propos des motivations qui entourent la pratique, alors que ça peut paraître assez éloigné sur le papier » Virgile Caillet, délégué général de la Fédération française des industries du sport et des loisirs « L'Occident a eu tendance à porter l'individu tellement en estime qu'on en a oublié les facettes collectives du sport. Je pense par exemple à Michael Jordan, qui a émergé comme un tel héros, qu'on en vient à perdre de vue qu'il jouait avec une vraie équipe à Chicago » Maylon Hanold, professeure en sociologie des structures sportives à l'université de Seattle Tous droits réservés 2016 Running Heroes Society f712231e8ed08101802b0202820e91731651558845300e004847116 4