Chantal blog juin 14

Transcription

Chantal blog juin 14

LA HACHE DE GUERRE
Chapitre 1 : Rue Noire
La Brouillouse en Verbois suffoque. La nuit avale peu à peu tous les bruits.
Derrière quelques volets clos se faufilent les rais d’une lumière oblique qui va
s’éteindre. Les Brouillousois soupirent et s’endorment. Pourtant, comme
partout, quelques villageois ont le sommeil agité d’un millier de tracas
insurmontables. Car, entre deux jardins fleuris, la rivalité existe. Les arbres euxmêmes se jettent à la face leurs feuillages nouveaux à peine défroissés de
l’hiver. C’est le printemps que la lune abreuve de couleurs ensanglantées.
Géraniums, iris, pétunias et autres décors arrangés aux fenêtres frétillent comme
des jabots de dentelle multicolore sur un vieil habit gris. Les néons de la rue font
pâle figure dans leur brouillard d’insectes tandis qu’un chien errant renifle un
angle de maison avant d’y lever la patte puis de s’accroupir pour y poser sa
crotte. Pourquoi cette maison plutôt qu’une autre ? Mais il n’a pas le temps de
finir tranquille.
« Pshiiittt, va-t-en salle bête ! » Le chien surpris par la présence humaine s’est
vu contraint de traîner sa crotte jusqu’au milieu de la rue Noire avant de
déguerpir.
Anne Buron s’appuie à la rambarde du perron et allume une cigarette. Elle en a
marre de ces chiens errants qui emmerdent, et ce n’est pas un vain mot, le
village. D’ailleurs, elle en a marre de tout. Demain, elle en parlera au maire.
« Il faut faire quelque chose ! » murmure-t-elle en soufflant des volutes de
fumée.
Après une bonne douche, elle s’est changée pour revêtir ses habits de nuit : une
longue chemise en coton et un peignoir rose.
Elle a lancé une lessive qu’elle étendra demain matin avant de partir au boulot.
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Il fera beau, elle en est certaine.
Mais dans le silence de la nuit ses pensées arrivent en désordre. Son travail
d’abord, puis sa vie en général.
Et en particulier.
C’est toujours la nuit qu’elle pense tandis qu’au matin, alors qu’elle voudrait
mettre un peu d’ordre dans sa tête, elle constate en bâillant que son cerveau a
tissé une toile d’araignée sans début et sans fin. Elle est au centre bien sûr. Cette
position stratégique pourrait faire penser qu’elle domine toutes les situations.
Mais il n’en est rien.
Depuis le balconnet qui protège sa maison, elle soupire encore sous la lune et
prépare la prochaine cigarette.
Elle devrait mettre un terme à sa relation, elle le sait. Mais c’est une décision
aussi incertaine que d’arrêter de fumer. Elle y revient toujours. L’adjoint Luc
Vendru ne peut rien lui promettre et d’ailleurs, elle ne lui a jamais rien demandé.
Même si ce salaud l’a bien obligé à avorter, toute seule, sans état d’âme et sans
même un regard compassionnel. C’est sûr qu’un enfant de lui aurait posé des
problèmes à tout le monde, à commencer par le père qui aurait dû verser une
pension et ça…
Elle se passe une main sur le ventre. C’est machinal. Elle en a gros. Elle aurait
tellement voulu être mère.
Elle imagine souvent un bambin pédalant fort sur son petit vélo dans la ruelle.
Elle l’imagine tombant dans le massif de fleurs et l’appelant : Maman !
Elle peut imaginer à l’infini. Elle sait maintenant que ça n’arrivera jamais. Il est
trop tard. À trente-six ans bien corsés, elle va d’échec en échec avec les
hommes. Elle tire sur sa clope et souffle de rage.
C’est un amour condamné au silence. Mais est-ce vraiment de l’amour ? Parfois,
Luc se prend pour son père avec ses conseils et l’assurance de sa protection
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infinie.
« Tu parles ! »
L’adjoint Vendru vient encore de la planter ce soir. Il s’est dégonflé, elle en est
sûre. Ce n’est pourtant pas en fuyant les problèmes qu’on les évite. Bon sang, il
devrait le savoir ! Leur histoire va finir par éclabousser tout le village avec son
attitude imbécile. Mais le village savoure déjà les ragots galants qui montent
comme une marée d’équinoxe. Tout est de sa faute à lui. À elle aussi peut-être.
Quelle idée il a eue de vouloir discuter avec Hortense ? On ne discute pas avec
ces gens, on les menace, on les massacre, on les écrase... Elle frappe la rambarde
d’un poing rageur. Elle n’a plus de mot pour le dire. Luc Vendru aurait pu faire
cesser immédiatement tout ça s’il avait eu du courage. Mais voilà !
À partir de ce soir, elle ne veut plus en entendre parler. Tant pis pour lui. Elle ne
veut plus le voir non plus. Même si elle sait que ce sera difficile de l’éviter dans
les couloirs de la mairie. Comme chaque fois, il fera tout pour lui demander des
renseignements et se retrouver seul avec elle, lui caresser les épaules, la
consoler, la rassurer, lui dire qu’elle a de beaux seins. Que faire ? Elle se sent
prisonnière.
Elle tape du pied. Elle voudrait pleurer.
La cloche de l’église la tire de ses pensées. Les douze coups l’assomment d’un
petit marteau sur ses tempes. Un souffle de vent frais fait rougir sa cendre.
Elle voudrait suivre les conseils de Lise, sortir, aller danser, rencontrer des gens
de la grande ville. Il faudrait bien qu’elle se décide à aller voir ailleurs, au lieu
de passer tous ses week-ends avec sa mère. Seulement, elle l’a juré, elle ne
laissera jamais tomber sa famille. Tout est compliqué dans sa vie.
À cause de lui.
Il faut qu’elle le quitte une bonne fois pour toutes.
Il le faut.
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Elle pense bien refaire un petit tour sur le site de rencontres, mais ne voudrait
pas que quelqu’un du village l’apprenne. Quand elle se remémore sa prise,
comment s’appelait-il déjà ? Elle mord furieusement sa cigarette en grognant.
Comment oublier une telle humiliation ?
« Trop moche pour lui. Hé ben voyons ! Pour qui s’était-il pris celui-là pour lui
cracher une telle insulte à la figure ? »
Elle voulait mourir, mais au lieu de passer à l’acte, elle avait appelé Lise qui
était accourue pour lui remonter le moral et lui tirer les cartes de nouveau : Mais
oui, bien sûr, Tu vas rencontrer un autre homme un jour, mais surtout pas
d’emballement ! Tu parles ! dit-elle en tapant sur la rampe.
« Je suis moche et grosse. Est-ce que je peux plaire avec cette carrure de
nageuse et ce menton en galoche ? »
La ruelle est plongée dans le noir. Pas âme qui vive. À peine un bruit de
vaisselle depuis la fenêtre d’en face. Puis le silence de nouveau et le chien qui
repasse en trottinant, indifférent.
La Brouillouse en Verbois s’étire dans la nuit fraîche et silencieuse.
Sa soirée est gâchée. Sa nuit le sera aussi. Anne prendra deux gélules ce soir au
lieu d’une seule. Elle pourrait aussi avaler toute la boite, personne ne s’en
apercevrait avant demain. Elle doit préparer une conférence de presse pour la
fermeture de l’usine « Kabouche ». Elle soupire.
« Et allez, une cinquantaine de chômeurs en plus. Quelle société de merde ! »
Le soyeux de son peignoir balaie la nuit.
Toute une vie à soigner la popularité du Maire. Mais d’elle, tout le monde s’en
fout. On ne fait que l’appeler au téléphone à longueur de journée et le soir
souvent tard. Ah, ça pour sûr, elle se tient bien droite au service de Sa Majesté le
maire Colombeau et de tous ses sbires.
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« Tout plaquer ! » dit-elle à haute voix. Si les choses tournaient vraiment mal.
Mais qu’est-ce que ça veut dire tout plaquer ? À part mourir, elle ne voit pas.
Elle espère qu’Hortense n’aura rien dit à personne et que les rumeurs vont
s’éteindre avec le jour qui arrive. Déjà mille euros d’investis simplement pour
qu’elle se taise ! La garce. Avec ses airs de vieille dame gentille, elle trompe
bien son monde celle-là !
Anne Buron frissonne. Sa vie tourne toujours de travers à cause de l’adjoint Luc
Vendru qui la harcèle. Dès qu’il l’appelle, elle fond. C’est pareil pour la
cigarette. Ce n’est pas la première fois qu’elle essaie d’arrêter. Et ce n’est pas
avec la rage au cœur qu’elle y parviendra. Elle le sait, mais n’y peut rien.
La lune est haute dans le ciel de La Brouillouse.
Anne Buron souffle une dernière volute de fumée et d’une pichenette, jette le
mégot dans les iris en contrebas. Il commence à faire frais. Elle se frotte les bras
et s’apprête à rentrer lorsqu’un hurlement de sirène strie le silence de la nuit.
Elle se retourne. Au bout de la ruelle, elle aperçoit les gyrophares qui balaient
les maisons de lueurs vives et tournoient en désordre. Elle devine au moins deux
véhicules et de puissants projecteurs.
Hum ! fait-elle en claquant la porte sur le chahut de la nuit. Elle est encore trop
énervée pour s’intéresser à tout ça. Autant dire qu’elle s’en fout de tout ce qui
peut bien se passer au village.
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