La prose de la Queste del saint Graal, « pure et nete come la flor de lis

Transcription

La prose de la Queste del saint Graal, « pure et nete come la flor de lis
La prose de la Queste del Saint Graal,
« pure et nete come la flor de lis » ?1
Bénédicte Milland-Bove, ENS-LSH Lyon,
[email protected]
Publication de l’équipe du projet BFM
ICAR ENS-LSH Lyon, 2005
http://bfm.ens-lsh.fr
Résumé :
la prose de la Queste est-elle blanche, dépouillée et abstraite comme le laissent
entendre les premiers critiques ? A partir d’une métaphore de la couleur souvent
utilisée pour décrire le style, mais qui invite également à relier phénomènes microstylistiques et éléments thématiques plus larges, cette étude veut montrer que le
rouge de l'éloquence religieuse, introduit par le projet allégorique de la Queste, ne
vient pas épuiser le romanesque. L’idéal d'une parole douce et coulante, évoqué à
plusieurs reprises, peut au contraire s’apparenter à un projet de reverdie
romanesque.
Le caractère le plus souvent remarqué du style de la Queste est l’abstraction : comme
le dit A. Pauphilet dans son ouvrage fondateur, « c’est l’abstraction qui chez lui [le prosateur]
préside à la forme romanesque et la détermine »2. Le critique note également la rareté et le
caractère fonctionnel des descriptions, l’absence du pittoresque et de la réalité matérielle :
« les personnages y flottent dans un décor étrange, impossible, et qui ne parle guère à la
sensibilité ; les formes, les couleurs s’y dissolvent en abstraction »3. E. Gilson affirme de
1
L’expression est empruntée à la Queste, qui l’utilise à propos des bones puceles, qui sont aussi pures et netes
come la flor dou lis, qui onques ne sent la chalor dou tens (La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris,
Champion, 1923, p. 55).
2
Études sur la "Queste del Saint Graal" attribuée à Gautier Map, Paris, 1980, p. 157.
3
Ibid., p. 174.
Milland-Bove, Bénédicte. La prose de la Queste del Saint Graal, « pure et nete come la flor de lis » ?
même être face à une œuvre « abstraite et systématique », d’une « exécution littéraire gauche,
mais à la construction d’une rigueur parfaite »4. Tous deux s’accordent à ne reconnaître à
l’auteur aucun don de conteur ni d’invention verbale, mais A. Pauphilet, plus généreux, lui
accorde un sens du rythme, de la phrase et de la période, qualités qui sont traditionnellement
celles de l’orateur sacré.
Cette netteté dans la forme, cette absence de recherche d’ornementation formelle, ce
refus de se laisser aller au plaisir de conter sont-ils à interpréter comme un effet secondaire,
regrettable, dû à la volonté didactique de la Queste ? Ou faut-il y voir une marque
revendiquée par la Queste elle-même, en lien avec une exigence morale de pureté et de
vérité ? La ou la verités vient avant, la figure doit estre arriere mise, dit un autre roman du
Graal, l’Estoire del Saint Graal, dans son long préambule5. Le dépouillement de cette prose
du Graal est-il en lien avec ses revendications religieuses, avec un discours de clerc qui se
veut référentiel et non figural ? En même temps, il est clair que le texte tout entier se donne
comme figure.
Conduire une exploration formelle sur ce texte qu’on donne généralement pour un
roman d’idées, une œuvre d’édification, un « roman de la grâce » qui, à nos yeux de
modernes, n’a plus la grâce d’être faillible, c’est aussi se demander ce qui fait que la Queste,
en dépit du travail d’épure et de transformation à laquelle elle se livre, ne se contente pas
d’épuiser le romanesque.
On connaît le célèbre « j’ai voulu faire un roman couleur pourpre », prêté par les
Goncourt à Flaubert à propos de Salammbô. La métaphore des fleurs, ou des couleurs de
rhétorique, était également usuelle pour décrire l’ensemble des moyens destinés à orner le
discours dès les premiers traités d’art oratoire. La réflexion qu’on propose ici, qui part d’une
définition large du style comme « continuité propre à la forme-sens qu’est le texte »6, propose
un parcours qui va de la couleur blanche de la fleur de lys, emblème de la moralisation que la
Queste semble vouloir faire subir au roman arthurien dans sa forme et dans son fond, à la
floraison nouvelle de la rose de l’éloquence religieuse. Celle-ci ne vient cependant pas
seulement condamner le romanesque. Elle appelle aussi à un renouveau, à une reverdie, ainsi
que le laisse entendre l'idéal d'une parole douce et coulante, évoqué à plusieurs reprises.
L’épure du romanesque : la Queste, écriture « blanche » ?
Netteté et pureté, souci d’exactitude et de rigueur : tels semblent en effet être les mots
d’ordre de la Queste dans l’organisation des passages narratifs relevant du romanesque
traditionnel. L’ouverture du roman donne un bon exemple de l’efficacité de cette prose très
structurée, à laquelle des schémas phrastiques récurrents donnent un caractère très formulaire.
On y note particulièrement :
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la fréquence des ouvertures temporelles (par des syntagmes nominaux compléments
de temps ou des subordonnées en quant, endementiers que…), qui constituent un point
d’ancrage, une assise sur laquelle repose le reste du discours
l’introduction du prédicat par la particule si, qui hiérarchise et présente l’énonciation
de l’énoncé 2 qu’elle introduit comme fondée sur celle de l’énoncé 1 qui le précède
obligatoirement
4
« La mystique de la grâce dans la Queste del Saint Graal », Les Idées et les Lettres, Paris, Vrin, 1932, p. 61.
L’Estoire del Saint Graal, éd. J.P. Ponceau, Paris, Champion, 1997, p. 9.
6
P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 12.
5
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l’utilisation de l’adverbe temporel lors pour introduire avec plus de relief les éléments
importants et pour marquer les grandes articulations du récit : l’arrivée de la
demoiselle (1/5), la décision de partir prise par Lancelot (1/16), l’arrivée à l’abbaye
(2/6), les retrouvailles de Lancelot avec ses cousins (2/14).
Cette micro-structure immuable renvoie en échelle réduite à l’organisation stricte du récit,
découpé par les interventions du conte du type or dit li contes que quant X se fu partiz de Y, il
chevaucha tant qu’il vint et met en place une progression en spirale : le contenu de l’action
précédente est repris avant qu’on passe à la suivante et les événements antérieurs sont
transformés en circonstance qui préside à la naissance de la nouvelle action. Cette structure
très hypotaxique, où prolifèrent les connecteurs en tout genre, manifeste le souci premier du
récit, qui est celui de ne paraître laisser aucun trou dans le rendu des événements, pour au
contraire fournir une parfaite mimesis des actions. Cette préoccupation est également lisible
au plan thématique : montée, descente de cheval, soin des chevaux, échanges de saluts, détail
des prises de parole sont systématiquement mentionnés dans un souci constant des transitions.
Tout ceci semble instaurer un rituel littéraire auquel l’auteur se conforme.
On peut cependant se demander si ces caractères sont propres à la Queste. Les
observations précédentes, en effet, ne constituent qu’un bref résumé des caractéristiques
relevées par des analystes s’intéressant à cette écriture en prose qui apparaît au début du XIIIe
siècle, ou à d’autres romans en prose en particulier7. « Ecriture méfiante », selon
B. Cerquiglini, qui manifeste son « horreur du vide et de l’inexpliqué », selon D. Poirion8, la
Queste s’inscrit dans un style de genre dont elle ne fait peut-être que pousser à leur comble
tous les éléments. La tendance à prendre toujours appui sur du connu, à encadrer le
surgissement de toute nouveauté, est au principe même de ce début de roman qui, dans ses
premières pages, se livre à un enchaînement de motifs traditionnels (réunion de la cour à
l’occasion d’une fête religieuse, arrivée d’une demoiselle qui provoque le départ d’un
chevalier…), pour mieux situer d’emblée le lecteur dans la continuité de l’univers du
Lancelot. Les articles définis (le roi, la reine), le procédé de « nomination abrupte »
(Kamaalot, Lancelot) invitent le lecteur à plonger de plein pied dans un univers déjà connu9.
Dans cette perspective, la spécificité de la Queste en ce début de récit est peut-être une
sobriété encore plus marquée des dialogues, lieux où s’affichent de façon concertée une
retenue, une volonté d’économie, et un refus des mots inutiles… On est frappé, dans ces
premières pages, par l’extrême sécheresse des discours rapportés, par la présence continuelle
de tiers silencieux, par l’allusion à des paroles échangées en arrière-plan et non transcrites.
L’auteur affiche donc son refus de multiplier les paroles inutiles, ainsi que le choix d’un
tempo plus rapide : sa reprise des motifs traditionnels est souvent minimale et conduit à un
roman de moindre ampleur que la somme qu’il continue. Cette stratégie de la sobriété
manifeste également une activité de sélection, qu’on peut interpréter comme un souci d’épure,
en lien avec l’introduction du discours religieux, mais qui manifeste également une confiance
très sûre dans les pouvoirs d’évocation de l’intertextualité romanesque.
7
Voir en particulier, par ordre chronologique, J. Rychner, L’articulation des phrases narratives dans la Mort
Artu, Genève, Droz, 1970 ; C. Marchello-Nizia, « La forme-vers et la forme-prose : leurs langues spécifiques,
leurs contraintes propres », Perspectives médiévales, t. 3, 1977, pp. 35-42 ; N. Andrieux-Reix, Le Merlin en
prose, « Approches linguistiques », Paris, PUF, 2001, pp. 91-98, qui parle de « progression en ressac » et de
« cellule générative du récit » pour la structure « quant…si ».
8
B. Cerquiglini, La Parole médiévale, Paris, Minuit, 1981, p. 77 ; D. Poirion, « Romans en vers et romans en
prose », GRLMA, t. IV/1, p.79.
9
La nomination puis la désignation de Lancelot par les personnages (la demoiselle puis le roi) est cependant une
manière de le re-présenter de manière plus interne à la section qui débute. Sur la « nomination abrupte » et les
autres modes de construction du référent dans un récit, voir M. Perret, « Histoire, nomination, référence », Linx,
t. 32, 1995, pp. 173-188.
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Le caractère abstrait du style de la Queste est certes à relier à l’introduction du
discours religieux, à la volonté de présenter, par contraste avec ces chevaliers rendus muets
par l’arrivée du Graal, la libération d’une parole nouvelle qui, elle, n’a peur ni de la longueur,
ni des redondances, ni des effets d’éloquence : celle de la glose des ermites… Il participe
cependant avant tout à un mode d’écriture qui est celui des romans précédents : le pittoresque,
l’ornementation rhétorique, les descriptions, sont également rares et stéréotypés dans le
Lancelot10.
De plus, il n’y a pas de désintérêt pour une forme romanesque qui serait reprise
uniquement comme gangue, comme forme vide pour servir à une autre entreprise. Les motifs
narratifs, les formules ne sont pas seulement l’objet d’une épure mais peuvent être également
revivifiées par la Queste. Un bel exemple en est la reprise de la formule de transition
fréquente dans le Lancelot en ouverture d’une séquence lorsque le conte mentionne la
chevauchée d’un chevalier : sans trouver aventure qui a conter face. La Queste se l’approprie,
non pour attester de la complétude du livre et tâcher de masquer les micro-ellipses auxquelles
force toute narration, comme c’était le cas dans le Lancelot, mais en la resémantisant dans son
sens littéral : certains chevaliers, au sens propre, ne trouvent pas d’aventures, contrairement à
Galaad pour lequel le récit a pléthore à raconter. Ces allusions à des récits non racontés
montrent bien que la Queste s’inscrit sur une arrière-plan plus riche d’aventures
traditionnelles11.
Enfin, on va le voir, l’inspiration religieuse introduit un style orné (dont l’idéal ultime
est un horizon d’abondance), qui n’est pas pur plaquage d’une parole autoritaire mais donne
lieu à des jeux subtils de contraste réciproque entre ce qu’on pourrait appeler, pour simplifier,
« le romanesque » d’une part et « le religieux » de l’autre. La mise en concordance
thématique s’accompagne d’un travail de contamination stylistique et le principe de netteté et
de pureté affiché est quelque peu mis à mal. J’étudierai les effets de cette confrontation /
contamination entre romanesque et religieux, semblance et senefiance, discours littéral et
interprétation allégorique, récit ou description romanesques et glose des ermites non à travers
une étude à proprement parler des marques stylistiques de l’allégorisation, qui sont faciles à
repérer, mais en suivant de près deux réseaux de métaphores concrètes choisies comme
caractéristiques de la tonalité de la Queste12.
La Queste, roman couleur rouge
Le premier réseau métaphorique conduit du blanc au rouge : c’est celui par lequel
semble prendre corps cette volonté d’épure, de passage au crible du romanesque arthurien
traditionnel. Il met en place les isotopies de la souillure et de la pureté. L’obsession de la
10
F. Lot parle à son propos de « style bien traînant » et note que les métaphores y sont rares et banales (Etude
sur le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1918, p. 276). Sur le style du Lancelot, voir également E.
Baumgartner, « Sur la prose du Lancelot », Romania, t. 105, 1984, repris dans De l’Histoire de Troie au Livre du
Graal, Orléans, Paradigme, 1994, pp. 61-75.
11
On les trouve aux pages 195, 251, 265.
12
Ces métaphores, certes issues de la doxa religieuses, ne sont pas utilisées de manière statique mais selon un
dynamisme qui peut être lu comme celui de l’appel à la conversion mais aussi comme un principe fondamental
de retournements éventuels. Ces échanges ne sont bien sûr possibles que parce que le référent, lui, est stable : on
est dans un monde verbal sûr de ses pouvoirs et qui se définit par rapport à une vérité référentielle indiscutable
puisqu’il s’agit de celle de la révélation chrétienne. C’est cette stabilité qui permet l’efflorescence métaphorique.
Elle n’en aboutit pas moins à la création d’un réseau verbal qui, au fil de la progression, en jouant sur les effets
de répétitions et de variations, devient à lui-même son propre référent.
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pureté est évidente au plan thématique dans la Queste. Elle se traduit par une récurrence
d’images et de formules qui reviennent d’épisodes en épisodes.
Le péché, et le principal d’entre eux, la luxure, est présenté à l’aide de termes faisant
très concrètement allusion à une macule physique ou matérielle : si les expressions corruption
de peché (80/6), tache de luxure (80/13), conchiez de luxure (70/21), conchi[er] a resgarder
les terrianes ordures (159/15), prennent dans un second temps un sens plus abstrait, elles n’en
tissent pas moins un réseau qui prépare de manière très sensible la concrétisation la plus
aboutie de la métaphore dans la création de la parabole des taureaux. Les animaux couverts de
taches, représentant les chevaliers terriens, contrastent avec la blancheur des élus de la Quête.
L’expression entechiez de male vice / de pechiez, qu’on trouve à deux reprises13, prend
d’ailleurs valeur de syllepse dès lors qu’on la replace dans cette perspective : les deux sens,
concrets et abstraits, de la base teche sur laquelle le verbe est dérivé peuvent être actualisés14.
Pour qualifier les chevaliers indignes, c’est le trinôme synonymique vilain ou vil et ort et
conchiez15 qui est le plus souvent utilisé : là encore, les connotations morales du premier
adjectif ne suffisent pas à ôter à l’ensemble de cette appréciation son caractère très concret.
On aboutit à des accumulations, renforcées par des intensifs, qui prennent valeur
d’hyperboles : par dedenz si noirs et si horribles d’ordures et de pechiez (186/2), ma veue
conchiee de la tres grant ordure dou monde (258/3). Inversement, la pureté, ou netteté, est
absolue et correspond à l’état de celui qui est nez et espurgiez de toutes ordures (44/33, 68/7).
Dans cette logique, la confession est porte de neteé, qui monde et netoie (162/27).
D’autres épisodes incarnent dans des visions ou dans le récit même une hantise de la
décomposition ou de la putréfaction. Dans le rêve de Bohort, le fust porri et vermeneus
(171/18), qui représente Lyonnel, s’oppose aux deux fleurs de lys dont l’une veut enlever à
l’autre sa blancheur16. La nef de Salomon, au contraire, est construite dans un bois
imputrescible et pourvue d’un lit dont la garniture ne pourrit pas. Mais l’épisode le plus
parlant est sans doute celui de la Lépreuse, dont le visage, si deffet et broçoné et si mesaeisié
de la meselerie, que ce estoit merveille coment ele pooit vivre a tel dolor (p. 240), affiche aux
yeux de tous son passé de desloial pecheresse (245/2).
En construisant ce réseau d’images où la souillure évoque tout péché et la purification tout
itinéraire spirituel, la Queste semble mettre en image ce qui est son propre mouvement
littéraire, celui d’un retour à la blancheur du lys, du rêve d’une chevalerie purifiée. En
témoigne notamment, au plan lexicologique, la redéfinition d’un certain nombre de termes
clefs du roman, qui sont repris mais orientés dans un sens nouveau, comme ceux d’aventure
ou de preudome… Il n’est pas jusqu’au mot armes qui ne désigne désormais les ornements
liturgiques.
L’épisode de la Lépreuse nous renseigne cependant sur la nature toute particulière de cette
purification : c’est une purification par le sang. Conformément à la théologie chrétienne, seul
le rouge du sacrifice peut venir laver la tache indélébile du péché originel. Dès lors, la pureté
se dénonce comme un idéal plutôt que comme un objectif à atteindre. Adam et Eve, même
avant la Chute, peuvent, selon les termes du narrateur, difficilement être présentés comme
purs : et neporquant ce n’aferme mie li contes que il del tout fuissent esperitel ; car chose
formee de si vil matiere come limon ne puet estre de tres grant neteé (211/20).
13
45/2 ou 201/15.
La teche, c’est la marque distinctive, qui peut se spécifier en tache, bigarrure, souillure ou en qualité ou vice.
15
Parfois réduit à un binôme. Voir 70/20, 127/12, 160/21, 162/22.
16
Pour l’examen de la « grammaire » propre à ces récits particuliers que sont les songes, et leur distribution
complémentaire avec les visions et les voix, fondamentale pour la hiérarchisation des personnages, on se
reportera aux articles de G. Moignet « La grammaire des songes dans la Queste del Saint Graal », Langue
française, t. 40, 1978, pp. 113-119 et C. Marchello-Nizia « Les 'voix' dans La Queste del Saint Graal :
grammaire du surnaturel, grammaire de l'intériorité », Mélanges offerts à Georges Duby, Presses de l'Université
d'Aix-en-Provence, pp.77-85).
14
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Cette recherche d’une impossible pureté perdue conduit certes à une redéfinition de
l’action chevaleresque. Mais elle aboutit moins à l’éradication de la violence, du sang, du
meurtre (ou des autres moyens d’action propres aux membres de la classe guerrière), et des
éléments de représentation romanesques qui leur sont liés, plutôt qu’à une apologie de la
violence pure. Plutôt qu’à la conversion, la Queste peut s’apparenter à la confession17 : si elle
se veut porte de neteé pour le genre arthurien, elle est aussi, et c’est le cas de tous les romans
du Graal et notamment du Conte du Graal de Chrétien de Troyes, obligée de faire retour sur
les aspects les plus sombres de la chevalerie : luttes intestines, violences, mutilations,
incestes…
La Queste est donc un roman couleur rouge, ce qu’on peut voir, de manière
emblématique, à travers l’examen de la rhétorique de la fleur, image qui chemine du Lancelot
à la Queste et qui résume à elle toute seule le traitement que ce dernier roman semble réserver
au thème-phare du romanesque, à savoir le thème amoureux. Dans le Lancelot, la fleur
emblématique était la rose, image de Guenièvre : che fu la dame des dames et la fontaine de
biauté ; la flor de toutes les dames qui sont ; la rose de totes les dames du monde18. La
Queste, pour sa part, paraît se placer sous le signe de la fleur de lys. On aboutit cependant à
l’éloge final de Galaad par Mordrain, au moment où ce dernier recouvre la vue : tu es aussi
nez et virges sus toz chevaliers come est la flor de lys, en qui virginitez est senefiee, qui est
plus blanches que totes les autres. Tu es lys en virginité, tu es droite rose, droite flors de bone
vertu et en color de feu, car li feus dou Saint Esprit est en toi si espris et alumez que ma char,
qui tote estoit morte et envieillie, est ja tote rajuenie et en bone vertu (p. 263).
A l’image de son héros aux armes parlantes, blanches avec une croix vermeille, la Queste
est un roman couleur rouge, pour lequel on pourrait proposer, en reprenant le nom du fourreau
de l’épée aux estrenges renges, le sous-titre de memoire de sanc. A cause de la logique
religieuse elle-même, la Queste aboutit à une revivification des aspects les plus extrêmes du
genre romanesque. Cela est notamment visible dans deux épisodes de la fin du roman, qui
marquent, après la longue digression sur l’Arbre de Vie, le retour à l’action chevaleresque,
dans un mouvement qu’on pourrait qualifier de retour au sens littéral, s’il n’était imprégné
d’une forte tonalité eschatologique. Il n’y a pas ici d’épure, mais une surcharge dans les
éléments narratifs et stylistiques. Les aventures du Château Carcelois et celles du château de
la Lépreuse prennent en effet la forme d’une accumulation de crimes : inceste (cil troi frere
amoient lor seror de si tres fole amor que il en eschauferent outre mesure, tant qu’il jurent a
li et la despucelerent p. 232), meurtre de la sœur qui est allée se plaindre au père, quasi
parricide, crimes contre les prêtres, destruction de chapelles, coutume barbare qui aboutit à la
mort de plus de soixante jeunes filles innocentes et de haut lignage… Ces crimes éveillent des
échos dans ensemble de l’œuvre, y compris avec les résumés d’histoire sainte, elle-même
pétrie de violence19. Le rôle de Galaad et de ses compagnons est celui d’anges exterminateurs,
qui détruisent tout, ocient les hommes come bestes mues (230/17), au nom de la nécessité de
la lutte contre le mal absolu.
Quelques éléments viennent cependant nuancer ce manichéisme et montrer que l’on reste
bien à l’intérieur de la forme romanesque : Galaad est comparé non à un archange
17
La récurrence des termes ne dessine pas le mouvement linéaire d’une conversion, de la souillure à la
purification, du concret à l’abstrait, du romanesque au religieux mais un mouvement interne complexe, proche
du piétinement ou du ressassement, où chaque terme éveille un jeu d’échos avec d’autres épisodes
18
Pour ces citations, voir Lancelot, éd. A. Micha, t. VII, p. 274 et VIII, p. 324. Cette image peut d’ailleurs, dès le
Lancelot, donner lieu à une transposition mystique, où la Rose représente cette fois la Vierge Marie : flors
deseure totes les autres flors, apelee flors, car nule feme ne porta onques enfant devant lui ne apres que par
carnal assamblement ne fust anchois desfloree (VIII, p. 27).
19
Le meurtre d’Abel par Caïn est rapproché typologiquement par le texte de la trahison de Judas, mais évoque
également la lutte entre Lyonnel et Bohort, ou l’inimitié entre les deux sœurs, elles-mêmes représentantes de
l’Ecclesia et de la Synagoga.
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Milland-Bove, Bénédicte. La prose de la Queste del Saint Graal, « pure et nete come la flor de lis » ?
flamboyant, mais au diable (230/20), et plus loin, à un monstre (238/18). L’interrogation sur
la violence, explicitement thématisée par le texte puisque Galaad éprouve des scrupules à
avoir massacré autant de Chrétiens, renvoie non à une violence externe et légitimée comme
dans les chansons de geste, mais à une violence qui, même si elle sera approuvée par une voix
divine, est présentée comme intérieure au monde arthurien. Au Château Carcelois, dit l’auteur
dans une précision apparemment gratuite, les chevaliers fautifs sont trois frères et tombent
amoureux de leur sœur. Autant que de la nécessité d’opposer trois chevaliers aux trois
compagnons de la Quête, ce détail témoigne de la permanence d’une répartition des actants
typique de la conception du personnage propre à la prose du XIIIe siècle : les oppositions
externes y figurent toujours la projection dans l’Autre d’une inavouable face d’ombre qui est
ainsi comme exorcisée. Les trois frères du Château Carcelois, violeurs et meurtriers de leur
sœur, incarnent l’exacerbation, dans des couleurs sombres, de la version apaisée et fraternelle
des relations entre hommes et femmes que semble représenter la réunion des trois héros et de
la sœur de Perceval. Dans cette volonté de grossissement du trait par rapport aux romans
antérieurs, il semble qu’on assiste à une refondation du récit chevaleresque, de ses schémas
traditionnels, sur une violence légale, le tout aboutissant à un romanesque eschatologique qui
se revivifie des apports nouveaux de l’avant-texte religieux. Il en va de même dans l’épisode
du château de la Lépreuse : le sacrifice, volontairement consenti, de la sœur de Perceval ne
suffit pas, mais les pécheurs doivent être anéantis par la force, dans une tempête suscitée par
le courroux divin sur lequel le narrateur s’attarde en des formules redondantes20. L’image
saisissante du cimetière des pucelles mentionne cependant la présence d’arbres verts,
promesse de renouveau dans ce paysage de désolation.
Du rouge de la caritas au vert de la reverdie
La Queste n’est pas seulement la consommation / consumation du romanesque dans le
grand feu de l’éloquence religieuse, mais la promesse d’une fécondation réciproque, d’une
sapidité retrouvée et certains éléments peuvent être interprétés comme signes de la
refondation d’un pacte romanesque. L’examen d’un deuxième réseau métaphorique, celui de
la chaleur et du froid, montrera que la Queste offre les indices d’une possibilité de sortie des
oppositions binaires, entre froid et chaud, mais aussi entre romanesque et religieux, par
l’intervention d’un troisième terme, qui est un idéal de douceur et d’abondance.
L’examen du réseau métaphorique de la chaleur / froideur / douceur dessine là encore
un itinéraire, mais un itinéraire complexe. En effet, l’isotopie de la chaleur est utilisée d’une
part pour dénoncer les dangers de l’eschaufement de char (80/8, pour Lancelot, 109/11 pour
Perceval, qui sous l’empire du soleil, de la boisson, de paroles séductrices, manque
succomber aux charmes d’une demoiselle diabolique). L’entraînement au péché est
constamment rendu par le verbe eschaufer même lorsqu’il s’agit de crimes non sexuels21. Là
encore, ce réseau métaphorique préside également à la création de récits, de semblances (qui
viennent concrétiser la métaphore), comme l’histoire de ce religieux qu’on essaie de faire
brûler mais qui est insensible au feu, ou comme, à la fin du roman, l’accomplissement par
Galaad de l’aventure de la fontaine qui bout. Le héros, par sa simple présence, glace l’eau
surchauffée et mène ainsi à son terme une aventure laissée en suspens dans le Lancelot.
Mais l’image de la chaleur est aussi convoquée pour appeler à une ardeur religieuse.
L’auteur exploite à fond les riches possibilités symboliques du rouge : rouge du feu de luxure
et des tourments de l’Enfer, mais aussi rouge des langues de feu de l’Esprit Saint et rouge de
20
21
Voir 243/10-19 et 244/14-29.
Voir par exemple 189/30, pour Lyonnel que li anemis avoit eschaufé jusqu'à la volonté d’ocire son frere.
-7-
Milland-Bove, Bénédicte. La prose de la Queste del Saint Graal, « pure et nete come la flor de lis » ?
la caritas22. Ce sont en effet les mêmes verbes eschaufer, ardre, brûler qui viennent à
nouveau sous la plume du prosateur pour désigner l’état d’esprit de ceux qui annoncent la
bonne parole, ou de celui qui est habité par la charité23. Le développement suivant, qui fait de
Jésus Christ le soleil et la vraie lumière, nous montre même la possible réversibilité de ces
images du froid et du chaud : quant li solaux, par quoi nos entendons Jhesuchrist, la veraie
lumiere, eschaufe le pecheor del feu del Saint Esperit, petit li puet puis forfaire la froidure ne
la glace de l’anemi, por qu’il ait fichié son cuer el haut soleil (p. 114). La vision ultime de la
liturgie du Graal, mise en images romanesques du mystère de la transsubstantiation, présente
un Dieu qui s’incarne en un enfant au viaire aussi rouge et aussi embrasé come feu (269/17).
La Queste ne se contente donc pas de mettre en place un symbolisme binaire et
manichéen et d’en signaler, de façon tout aussi binaire, les retournements possibles (comme
elle le fait par exemple pour le blanc et le noir, lors des démêlés de Bohort avec le faux
ermite). De plus, les métaphores concrètes (qui dépassent largement le seul travail autour de
la vue noté par les premiers critiques) ne sont pas de simples supports, issus du monde
sensible et convoqués uniquement pour faciliter le passage à l’intelligible.
Au contraire, tout le travail autour du merveilleux dans le texte implique un retour à
l’incarnation concrète de ces alliances. A la suite des romans arthuriens traditionnels, la
Queste exploite des « passages » suggérés par le langage. Ainsi, les manifestations
merveilleuses, divines ou diaboliques, ne sont rien d’autre que la concrétisation de figures de
style comme l’adunaton, et elles jouent des effets d’échos avec les réseaux d’images qu’elles
rejoignent : il sembloit que l’eve arsist (92/26), la mer fu tantost pleinne de flambe, si
merveilleusement qu’il sembloit que tuit li feu dou monde i fussent espris (p. 110) note le
prosateur pour décrire la fuite des envoyés diaboliques. Le vent qui accompagne les
manifestations du Graal est lui-même un vent aussi chauz […] com s’il fust entremeslez de
feu (256/4, par exemple). Du caractère très conscient et littérairement revendiqué de cette
proximité et de ces déplacements témoigne, à mon sens, un détail significatif. Lors de sa
description de l’épée aux estrenges renges, derrière laquelle on peut reconnaître une technique
allégorique mais aussi un rappel des ekphrasis présentes dans les romans antiques, l’auteur
mentionne le détail apparemment gratuit du papaluste dont la vertu propre est de protéger de
la chaleur : se nus hons tient nule de ses costes ou de ses os, il n’a garde de sentir trop grant
chalor (202/28)24. Si l’auteur ne reprend pas, dans le récit qu’il donne ensuite de la Genèse, le
personnage du serpent tentateur, c’est peut-être qu’il a signalé à l’avance que l’écrivain, à
l’image de Dieu, est capable de créer un serpent qui protège de la chaleur.
Ainsi, si le message explicite de la Queste est bien un appel à la conversion, avec une
revendication des vertus pédagogiques de l’analogie, et la volonté affichée de maintenir
chaque niveau à sa place25, stylistiquement, cette écriture de la comparaison, où chaque
niveau est maintenu à sa place, cède parfois la place à une écriture de la contagion, de la
contamination ou, si l’on veut voir les choses positivement, de la conciliation. En effet, s’il y
a christianisation du roman chevaleresque, il y a aussi imprégnation des reprises bibliques par
le vocabulaire et les conceptions féodales. Cela a déjà été remarqué à propos de la traduction
22
Sur les quatre pôles du rouge au Moyen Age, divisé en feu vs sang et positif vs négatif, voir M. Pastoureau,
article « Symboles » du Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.Cl. Schmitt, Paris,
Fayard, 1999, pp. 1107-1108.
23
Par exemple p. 64, p. 68, p. 125, p. 160 (et qui a charité en soi, il est chauz et ardanz de l’amor Nostre Seignor
celestiel)…
24
Il l’évoque avec un autre animal merveilleux, l’ortenax, poisson dont le pouvoir propre est de plonger dans
une amnésie temporaire, pouvoir extatique proche de l’état dans lequel plonge le Graal.
25
Voir le passage célèbre où la venue de Galaad est comparée à celle de Christ, mais de semblance ne mie de
hautesce, passage où l’auteur affirme sa conformité à l’orthodoxie du principe typologique qu’il applique dans
son roman (38/21).
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Milland-Bove, Bénédicte. La prose de la Queste del Saint Graal, « pure et nete come la flor de lis » ?
des paraboles bibliques, notamment de celle des talents26. On pourrait également noter
l’importance du thème-forme27 de l’héritage, qui imprègne tout le récit de la Chute, mais est
déjà présent dans la bouche de Perceval ou est exploité à l’échelle de motifs entiers, comme le
combat pour une demoiselle déshéritée, qui devient la lutte entre l’Eglise et la Synagogue
dans les aventures de Perceval puis de Bohort28. L’homme, créé à la semblance de Dieu, est
aussi, selon une imagerie plus spécifiquement féodale, son héritier. Dieu est également décrit
comme un roi plein de largesse, dispensant dons et nourriture. Ce thème de la nourriture offre
des développements stylistiques particulièrement intéressants.
Pestre d’une douce viande, ou l’idéal d’un style doux et abondant ?
Le verbe pestre et ses dérivés (repestre, repessement, pasture…) font l’objet d’un
traitement stylistique intéressant, bien sûr en lien avec le thème fondamental du Graal comme
dispensateur d’une nourriture à la fois terrestre et spirituelle. C’est à travers ce réseau que se
tissent de la manière la plus dense des allers-retours incessants entre sens propre et sens
figuré, car il y a beau y avoir une hiérarchie entre les chevaliers uniquement capables de
bénéficier de la viande terriane et ceux qui savent goûter ses dons celestieus, les bons
chevaliers sont littéralement nourris et comblés par le Graal, à la fin du roman. Conformément
au dogme de la Présence Réelle, la sainte nourriture est aussi une vraie nourriture, même si
elle est d’une autre nature.
Pour un aperçu du jeu autour de ce verbe pestre29 qui renvoie à la fois au Graal qui
nourrit au sens propre, à la grâce qu’il dispense et dont il comble les hommes, et à la parole de
Dieu, on se penchera par exemple sur l’explication que donne l’ermite du songe de Gauvain,
celui qui a montré les taureaux partir à la recherche d’une plus douce pasture. L’occurrence
de pasture, en 156/32, utilise le lexème dans son sens propre, qui renvoie à l’invention
parabolique du roman, elle-même cependant déterminée par une intention abstraite et nourrie
de réminiscences bibliques, puisque les taureaux constituent visiblement le pendant
chevaleresque des brebis de l’Evangile. L’élaboration métaphorique a lieu dès 157/1, où
l’ermite rapporte les pensées des taureaux tachetés / chevaliers de la cour arthurienne : si
serons repeu des honors dou monde et de la viande celestiel que li Sainz Esperiz envoie a cels
qui sieent a la Table dou Saint Graal. Le premier complément de repestre (les honors dou
monde) impose une compréhension abstraite, mais en direction d’un sens moral uniquement
mondain. Le deuxième engage, semble-t-il, un retour au sens concret de « nourrir », mais
l’épithète précise qu’il s’agit d’une viande celestiel. Le jeu complexe du discours rapporté, du
passage de l’abstrait au concret, renvoie au leurre des chevaliers terriens, qui malgré leur élan
vers une exigence plus haute, sont incapables de discerner sa vraie nature et se trompent sur la
26
Voir A. Pauphilet, Etudes…, op. cit., pp. 184-186 et E. Baumgartner, L’Arbre et le Pain, Paris, SEDES, 1981.
Selon G. Genette, les thèmes-formes sont « des structures à deux faces où s’articulent ensemble les partis pris
de langage et les partis pris d’existence dont la liaison compose ce que la tradition appelle, d’un terme
heureusement équivoque, un style » (Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 20).
28
Voir notamment p. 96 (Biau douz sire, einsi me doigniez vos que je puisse deffendre m’ame, qui est vostre
querele et vostre droit heritage, contre celui qui a tort la velt avoir), 213/3 ne vos esmaiez mis se nos somes gité
de nostre heritage ou p. 275 (tot autresi come Nostre Sires l’avoit envoié a Galaad et a Joseph et aus autres oirs
qui d’ax estoient descenduz, par lor bonté, tot autresi en devesti il les mauvais oirs). Dans le roman, et
indépendamment d’une possible utilisation de la métaphore féodale dans le discours religieux de l’époque, tout
fonctionne comme si c’était bien le romanesque qui donne un langage nouveau au théologique.
29
Rappelons qu’en ancien français le verbe, dans son emploi transitif, pouvait régir un COD aussi bien humain
qu’animal (pestre home de) et connaissait un sens propre (« nourrir ») aussi bien que figuré (« combler »).
Certains de ces emplois sont aujourd’hui réservés à repestre.
27
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Milland-Bove, Bénédicte. La prose de la Queste del Saint Graal, « pure et nete come la flor de lis » ?
nature réelle des biens dispensés par le Graal. Il témoigne également de la difficulté de parler
du divin autrement qu’en termes concrets. Si, dans l’occurrence suivante de pasture, en 157/3,
il est difficile de savoir si l’ermite se contente de reprendre, en une citation littérale, les termes
mêmes des taureaux dans le rêve de Gauvain, ou si le sens métaphorique prévaut, puisque ce
sont désormais des chevaliers qui parlent, en 157/23, c’est bien l’ermite qui s’approprie la
métaphore en lui redonnant sa dimension biblique : seuls les trois élus ont droit à la bonne
pasture, alors que les autres s’enfoncent dans le désert stérile de l’Enfer. Il n’y a donc pas eu
pur passage au sens abstrait, car seules les expressions les plus concrètes sont au contraire
aptes à rendre compte de l’expérience religieuse.
Cela conduit l’auteur à d’autres trouvailles fortes : l’image de l’assimilation par la
nourriture, retournée, conduit à la figuration du pécheur qui mange le diable puis le vomit par
la confession (163/2) ; et c’est également l’utilisation d’un mot concret, faisant écho à cette
élaboration autour de la nourriture, de la faim et du désir, qui vient signaler la nature de l’élan
qui pousse Lancelot à pénétrer dans la salle où a lieu la liturgie du Graal à Corbenic : lors a si
grant faim d’aler i qu’il ne li sovient del deffens qui li avoit esté fet de ce qu’il n’i meist le pié
(255/31)… En gradation ascendante par rapport au simple desir évoqué plus haut (255/6), le
terme faim30 se charge de connotations expressives et subjectives, dans un jeu sur les points
de vue où se mêlent pensées du personnage et appréciation du narrateur. C’est bien
l’attraction irrésistible du Graal sur Lancelot, et non le désir illusoire de venir en aide à un
vieillard, qui provoque l’infraction du tabou.
Cette impossibilité de résoudre les formes concrètes en pures abstractions se laisse
également percevoir avec l’élaboration figurale et typologique autour de la manne, nourriture
qui, précisément, est à la fois terrestre et spirituelle. C’est dans ces passages qui évoquent la
nourriture, la faim et la soif que se laisse lire un renvoi en creux, à travers la parole divine, à
la qualification de la parole de l’écrivain. L’image biblique de l’eau qui surgit de la roche au
désert est en effet récurrente dans le roman : de pierre virent bien genz issir aucune douçor es
deserz outre la Rouge Mer (…) Et meintenant issi eve de la roche a tel plenté que toz li
pueples en ot a boivre et einsi fu acoisiee lor murmure et estanchiee lor soif (p. 69). Cette
image qui évoque celle de la biche assoiffée, utilisée par le Psaume 41 pour décrire l’âme
languissant après la parole de Dieu, devient avec le rêve d’Hestor à propos de Lancelot
l’occasion de revisiter la fontaine, lieu romanesque par excellence, transformée en source
d’une abondance nouvelle pour les élus, même si elle se dérobe d’abord à Lancelot : quant il
s’agenouillera por boivre et por estre rasasiez de sa grant grace et repeu, lors se repondra la
fontaine (159/12 )…
Le point culminant de cette rhétorique est l’une des rares phrases vraiment régulières,
coulantes, périodiques31 dans les gloses des ermites, qui évoque la douceur de la source du
saint Graal : la fontaine est la douce pluie, la douce parole de l’Evangile, ou li cuers del verai
repentant troeve la grant douçor, que de tant come il plus l’asavore, de tant en est il plus
desirranz, ce est la grace del saint Graal32 (pp. 158-159). La fontaine, lieu de concentration
30
Si l’on examine ses occurrences dans l’ensemble de l’œuvre, on le trouve dans son sens propre dans trois
occurrences où un chevalier est enfermé dans un lieu clos (105/15, 107/5 et 146/22). Il peut aussi apparaître dans
un sens figuré en association avec desirrier : la grant fain et le grant désirier (155/6). Enfin, l’expression
prendre fain est utilisée à propos de Méliant et de la convoitise qui s’empare de lui à la vue de la couronne d’or
(41/24). Ce sens de « désir, envie » n’est d’ailleurs nullement inhabituel au XIIIe siècle, comme en attestent les
exemples du Tobler-Lommatzsch.
31
La ponctuation d’A. Pauphilet est pour beaucoup dans l’effet de contraste entre la brièveté relative des phrases
en régime narratif, et la longueur de celles qui composent les gloses des ermites. Pour une autre vision rythmique
du texte, on consultera l’édition électronique que propose C. Marchello-Nizia sur le site : http://ecoleouverte.ens-lsh.fr/, qui donne également une idée de l’organisation du manuscrit.
32
Pour d’autres mentions laudatives de la douceur, voir p. 68 la parole dou Saint Esperit, qui est la douce eve et
la douce pluie…, p. 86 la douce chançon dont David li Prophetes fet remembrance, p. 138 douce pitié, p. 251
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Milland-Bove, Bénédicte. La prose de la Queste del Saint Graal, « pure et nete come la flor de lis » ?
où se mirent toutes les beautés et les bontés romanesques, est d’abord identifiée
métaphoriquement à la douce pluie, comme pour introduire, dans cet univers horizontal, la
verticalité de la transcendance, évoquée de façon plus précise avec la douce parole de
l’Evangile. La reprise de l’adjectif doux est appuyée par la figure de dérivation sur douçor.
Cette douceur devient saveur et, grâce à la structure intensive et proportionnelle, grâce aussi à
l’utilisation des formes en –ant (repentant, desirranz) qui impulsent une vision dynamique et
assonent avec grant et tant pour renforcer les effets rythmiques, renvoie à l’infini du désir. On
aboutit enfin à la nomination, en hyperbate, avec l’assimilation de la source, de ce point
d’origine que représente le saint Graal, à la Grâce divine. Comment ne pas penser que tout
ceci renvoie aux pouvoirs que l’auteur désire pour sa propre parole ? S’il bute ailleurs sur
l’indicible (mais là encore, s’agit-il d’autre chose que d’une manœuvre stylistique proche de
l’hyperbole ?), ce n’est pas sans avoir évoqué l’idéal de cette douceur qui viendrait rassasier
toute faim, douceur qui est aussi saveur toujours renouvelée d’un romanesque refondé. Tout
comme les descendants de l’Arbre de Vie, dont les fruits gardent leur saveur même après
l’affadissement du passage du temps, le livre est fait d’un bois imputrescible dont la couleur
garde sa vivacité : de cel arbre vit len encore une autre merveille avenir. Car quant Nostre
Sires ot envoié en terre le deluge, par quoi li mondes, qui tant estoit mauvés, fu periz, et li
fruit de terre et les forez et li gaaignaige l’orent si chierement comparé que puis ne porent
avoir si bone savor come il avoient devant, ainz furent adont toutes choses tornees en
amertume ; mes de cels arbres qui de celui de Vie estoient descendu ne pot len veoir nul signe
qu’il fussent empirié de savor ne de fruit ne changié de la color qu’il avoient devant (pp. 219220).
La Queste, malgré le dépouillement apparent de son style, est une œuvre qui se prête
sans doute plus que le Lancelot à une étude stylistique, d’abord parce qu’elle est plus
rhétorique, et informée dans sa totalité par cette figure macro-contextuelle qu’est l’allégorie,
accompagnée de figures ou de formules spécifiques qui se retrouvent partout dans le microcontexte. De plus, la référence incessante et l’écriture parallèle à laquelle elle se livre par
rapport aux textes sacrés lui donne statut de texte à commenter, à interpréter, invite à y voir
un feuilletage du littéral et du figuré. C’est cette sacralisation du texte, par la captation du
religieux, qui donne à la Queste son statut littéraire au sens moderne. S’autorisant des figures
nouvelles introduites par le discours religieux, la prose de la Queste continue l’entreprise
d’élargissement de ses pouvoirs qui est au cœur de la recherche romanesque de l’époque.
douce seson de la reverdie, à l’approche de Pâques (bel exemple de reprise d’un motif lyrique et romanesque,
signe traditionnel de la relance de l’inspiration poétique ou de l’aventure), p. 254 une voiz qui chantoit si
doucement qu’il ne semble mie que ce soit voiz de mortiex choses, mes d’esperitiex. On pourrait également
étudier les emplois de suef / soatume (p. 247 et 275 notamment)/ douçor, termes souvent utilisés pour décrire
l’état de béatitude dans lequel plonge l’extase mystique.
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