L`économie dans les pays d`ex-Yougoslavie : éthnicisation1 ou

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L`économie dans les pays d`ex-Yougoslavie : éthnicisation1 ou
L’économie dans les pays d’ex-Yougoslavie :
éthnicisation1 ou marchandisation ?
Amaël Cattaruzza, géographe
Les conflits yougoslaves2, en entérinant l’effondrement de la
fédération et la sécession de chacune de ces Républiques, ont
engendré la fragmentation de l’ancien marché yougoslave. Cette
explosion brutale d’un espace industriel et commercial autrefois
intégré entraînait dans chaque nouveau pays, dans un premier
temps du moins, un fort ralentissement économique dû autant aux
destructions de la guerre, pour les régions qui l’avaient subie,
qu’au rétrécissement du marché qui imposait à ces pays de trouver
rapidement d’autres partenaires économiques. Cette réorganisation
de l’espace économique ex-yougoslave se vérifiait tant au niveau
national que local (à l’échelle d’une ville et de sa région) et microlocal (à l’échelle d’un quartier), du fait que les populations avaient
été soumises à de grands mouvements de migrations forcées
changeant quelquefois de manière radicale les structures sociodémographiques de certaines agglomérations.
Or, dans le contexte de l’après-guerre, deux approches semblent
coexister autant chez les analystes que chez les acteurs nationaux
et internationaux concernant le rapport entre économie et processus
d’identification ethnique. D’un côté, en privilégiant un regard
socio-politique et anthropologique, on verrait actuellement
1 En utilisant le concept d’ethnie, nous nous gardons néanmoins de
considérer le groupe ethnique comme une entité substantielle existant a
priori. Nous nous plaçons plutôt dans la lignée de Philippe Poutignat et
Jocelyne Streiff-Feinart pour lesquels : «Théoriser l’ethnicité, cela ne
revient pas à fonder le pluralisme ethnique comme modèle d’organisation
sociopolitique, mais à examiner les modalités selon lesquelles une vision
du monde ‘ethnique’ est rendue pertinente pour les acteurs ».
2 Conflit de Croatie et de Bosnie-Herzégovine entre 1991 et 1995, conflit
du Kosovo en 1998 et guérilla macédonienne en 2001.
7
l’émergence d’une « économie ethnique », basée sur des réseaux
communautaires fermés et fortement territorialisés, qui
participerait à conforter les clivages ethnico nationaux issus des
conflits. De l’autre, selon une approche plus socio-économique, on
pourrait dire que la réinsertion du marché et de la libre concurrence
dans la région permettrait de relativiser l’affirmation d’identités
nationales antagonistes exacerbées par les guerres, et que la prise
de conscience d’intérêts économiques partagés serait à même
d'atténuer les rancœurs nationalistes et de créer les conditions
d’une nouvelle intégration spatiale de la zone. Cette approche est,
entre autres, celle que s’est appropriée l’Union européenne, en
préconisant la création d’une zone de libre-échange dans les
Balkans.
Le but de cet article n’est pas de juger de la validité de l’une ou de
l’autre approche. Il ne s’agira donc pas ici d’opposer une analyse
strictement économique à une analyse strictement politique, un
« homo economicus » à un « homo ethnicus ». Nous chercherons
au contraire comment peuvent s’articuler ces différentes notions et
interagir à différentes échelles. Cela permettra, nous l’espérons, de
relativiser les apports de l’une et de l’autre approche. Suivant les
contextes locaux, l’approche socio-économique et l’approche
socio-politique peuvent, l’une et l’autre, se révéler pertinentes.
Un paradigme politique macro national prédestiné au micro
national
L’émergence d’une « économie ethnique » a pu être favorisée
avant même les conflits par l’ancien système yougoslave qui
considérait l’appartenance nationale comme une clef, par exemple
pour l’accès à l’emploi (selon le principe des quotas qui voulait
que chaque communauté nationale devait être représentée dans les
entreprises au prorata de son pourcentage dans la population
locale). Déjà, du fait du système politique, apparaissait une forme
de compétition économique entre les différents groupes ethniques.
Cette compétition devenait évidente au début des années 1980
alors que la Yougoslavie rentrait dans une longue période de crise
économique, et que des manifestations s’organisaient mêlant
revendications sociales et nationales (comme les manifestations
albanaises au Kosovo en 1981 qui furent fortement réprimées par
8
le régime yougoslave). Les crises économiques à répétition au
cours des années 1980 en Yougoslavie montraient la faillite du
système autogestionnaire yougoslave, source d’inertie et incapable
de résoudre deux problèmes intrinsèques, à savoir la montée du
chômage et la tendance à une inflation non contrôlée. Ainsi, sur
l’autogestion, l’économiste Antoine Ageron explique (Ageron,
1998, pp. 5,6) :
« Dans sa forme avancée, ce système conférait au conseil
ouvrier, en charge de la gestion de l'entreprise, le droit à la
répartition de son revenu net (usus-fructus) entre, d'une
part, les besoins d'investissement et, d'autre part, les
salaires. Dans la mesure où les licenciements étaient choses
rares, du fait de la solidarité entre travailleurs, l'offre
d'emploi l'était aussi. En effet, s'il ne voulait pas voir baisser
le revenu des employés, le conseil ouvrier n'avait intérêt à
embaucher seulement dans le cas où la nouvelle recrue
offrait une productivité marginale du travail supérieure à la
productivité moyenne des travailleurs déjà en place. D'où la
réticence à l'embauche des travailleurs peu qualifiés et la
montée du chômage, surtout parmi les jeunes, en exYougoslavie. Autre conséquence de ce système, le conseil
ouvrier était tenté de maximiser les revenus par tête à
chaque augmentation des recettes de l'entreprise, dans le but
d'accroître le pouvoir d'achat des salariés. Ajouté à cela la
situation de quasi-monopole des entreprises autogérées et,
donc, la possibilité d'agir sur les prix, un processus
cumulatif de hausse de prix et de salaires contribuait à son
tour à alimenter une source permanente d'inflation
généralisée. »
A cette crise interne du système s’ajoutait une différenciation
économique de plus en plus accrue entre les différentes républiques
yougoslaves. A la veille des conflits, l'espace économique de la
Yougoslavie révèle de fortes inégalités régionales et sociales (cf.
tableau 1 :
9
Population
PSH
Exportation
%
%
B-H
18,9
74
15,2
Croatie
19,9
123
21,0
Macédoine
8,9
66
4,9
Monténégro
2,7
78
2,0
Serbie
41,6
dont: Serbie restreinte 24,6
93
21,5
Kosovo
8,1
31
1,7
Voïvodine
8,7
119
8,2
Slovénie
8,2
212
25,5
Yougoslavie
100
100
100
PSH : Produit social par habitant (moyenne yougoslave = 100) - masse des biens matériels produits
par la société pendant un an. B-H : Bosnie-Herzégovine.
Tab. 1 – Les disparités économiques en Yougoslavie en 1990 (Source : Féron, 1996)
Une forte dichotomie se révèle entre les républiques du nord-ouest
riches et celles du sud et de l’est plus pauvres. D’après Bernard
Féron, le chômage était lui aussi inégalement réparti sur le
territoire yougoslave : "En 1989, le chômage affectait 11% de la
population active, mais avec d'énormes variations régionales :
25% au Kosovo, 16% en Macédoine, 6% en Croatie, 3% en
Slovénie." (Féron, 1996, p.63). Ces écarts régionaux existaient
également au niveau du salaire mensuel moyen des habitants qui
s'échelonne en 1990 de 2250 dinars au Kosovo à 3500 dinars en
Slovénie (3300 dinars en Bosnie). Ces fortes différenciations
deviennent sources de tensions politiques et alimentent les discours
nationalistes des Républiques les plus riches dès la fin des années
1980 et au début des années 1990. En effet, le système Yougoslave
prévoyait depuis 1966 un Fonds Fédéral pour le développement
des Républiques et des Provinces sous-développées. Or, durant les
années 1980, ce Fonds, qui finance à perte les infrastructures de
Macédoine, Bosnie-Herzégovine, du Monténégro et de la province
du Kosovo, est essentiellement alimenté par la Slovénie et la
Croatie. L’argument économique, auquel s’ajoute la
marginalisation politique, est donc au cœur des revendications
indépendantistes de ces deux Républiques en 1991.
Cette compétition intra fédérale entre Républiques et entre groupes
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ethnico nationaux s’accroît au cours des conflits yougoslaves, au
point d’être visible de manière caricaturale entre ces nouveaux
pays en cours d’affirmation, voire au sein même de régions ou de
villes divisées par les combats. En cinq ans, les pays issus de
l’éclatement yougoslave adoptent leur propre monnaie, de
nouvelles politiques douanières et leur propre voie de
développement économique. En 1996, les disparités économiques
entre les différentes régions s’étaient intensifiées. Alors que la
Slovénie connaissait à partir de 1993 l'une des croissances
cumulées les plus élevées en Europe, la Bosnie-Herzégovine à
l’inverse perdait près de 70% de son Produit Intérieur Brut (PIB) et
90% de sa production industrielle entre 1992 et 1995. Dans cette
dernière république, caractérisée par une population pluri-ethnique,
toutes les entreprises nationales ont été récupérées par les partis
nationalistes serbes, croates ou bosniaques, et se sont par
conséquent scindées en trois. Dans un même pays de moins de
quatre millions d’habitants coexistent donc trois réseaux postaux,
trois réseaux téléphoniques, trois réseaux électriques, etc. Ce
constat est également partiellement vrai pour certaines villes multiethniques en Macédoine (Tetovo, Kumanovo, Gostivar), dans le
sud de la Serbie (Presevo, Bujanovac), ou au Kosovo. Nous voyons
donc que, dans le cas de la désintégration de la Yougoslavie, la
simple « rationalité » économique ne suffit pas à expliquer des
processus profondément ancrés dans des causalités d’ordre
politique et ethnico-nationale. La fermeture des frontières entre la
Croatie et la Serbie au lendemain de la guerre, alors que ces deux
économies étaient traditionnellement intégrées et complémentaires
dans le système yougoslave, n’est qu’un exemple parmi d’autres de
cette prégnance du politique sur l’économique dans la région.
Vers une pacification par le marché : la coopération régionale
à l’épreuve
Dans ce contexte, l’idée d’un dépassement de l’ethnie par le
marché, ou du moins d’une possible régulation économique des
relations entre des pays et des groupes ethnico nationaux
auparavant en conflit, est l’un des leitmotiv des acteurs de la
reconstruction et de la stabilisation de la région. C’est dans ce sens
que la communauté internationale, au premier rang desquels les
Etats-Unis et l’Union européenne, ont essayé de peser sur les pays
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de l’Europe du Sud-Est. Dès la fin des conflits en ex-Yougoslavie,
les programmes internationaux vont se multiplier pour tenter de
recréer des échanges au niveau régional. La première de ces
initiatives est le processus de Royaumont, qui rassemble tous les
pays de la région (à l’exception de la RFY3) avec les Etats-Unis, la
Russie, le Conseil de l’Europe et l’Organisation pour la Sécurité et
la Coopération en Europe (OSCE). Initié lors d’une première
réunion commune, le 13 décembre 1995, il se présente sous la
forme d’une table ronde dont le but était, à l’échelle de toute
l’Europe du Sud-Est, de définir des projets concrets pour soutenir
le développement de la société civile et de la démocratie. Son
contenu est donc essentiellement politique.
Parallèlement, était lancée sous impulsion américaine la SECI
(South-East Cooperative Initiative – Initiative de Coopération du
Sud-Est) dont l’objectif était de faciliter la coopération
économique régionale dans l’Europe du Sud-Est et de permettre le
développement du secteur privé. La première réunion était
organisée les 5 et 6 décembre 1996 avec tous les pays de la région
(à l’exception encore une fois de la RFY) et les Etats-Unis, mais
sans la présence de l’Union Européenne, qui se déclarait
néanmoins intéressée. Supervisée depuis Vienne par un
coordinateur nommé au sein de l’OSCE, elle fonctionnait en
sélectionnant des projets, en recherchant des financements par
l’intermédiaire d’organisations financières internationales comme
la Banque Mondiale, et en engageant des relations avec l’Union
Européenne. Comme le remarquait Nebojsa Vukadinovic : «L’un
des aspects originaux des projets est de placer des programmes
sectoriels sous la responsabilité d’un pays d’accueil. L’autre
intérêt réside dans la volonté de favoriser la coopération régionale
d’une façon transversale » (Vukadinovic, 2000, p.154). Ainsi, le
projet concernant la facilité de passage des frontières était confié à
la Grèce, celui concernant les réseaux de distribution d’énergie à la
Hongrie, etc. De plus, aucun des projets identifiés n’avait de
contenu national. Chacun d’entre eux était défini de manière à
permettre une action régionale, secteur par secteur, et non pas
3 La République Fédérale Yougoslave – RFY – est formée en mars 1992
par la Serbie et le Monténégro, se voulant l’héritière de l’ancienne
fédération yougoslave.
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fragmentée, pays par pays.
Dès le début des années 2000, cette logique de coopération
régionale devenait pour l’Union Européenne une condition sine
qua non permettant le rapprochement des pays ex-yougoslaves de
leur adhésion. Concernant les pays d’Europe du Sud Est, l’UE
avait ébauché, dès le sommet de Zagreb de novembre 2000, un
certain nombre de règles et de préconisations en vue de leur
intégration. Elle aboutit à la mise en place d’un outil de préadhésion : l’Accord de Stabilisation et d’Association (ASA). Il
s’agissait d’aider les pays concernés à se réformer, à la fois
économiquement et politiquement, en prenant en compte leur
situation spécifique d’instabilité suite aux guerres. Le sommet de
Zagreb fixait pour les pays de la région les objectifs prioritaires à
mettre en œuvre pour accéder, sur une base individualisée, à la
négociation d’un ASA, autour de deux axes : un axe politique
(démocratisation, réconciliation et coopération régionale) et un axe
économique (mise en place d’une zone régionale de libre-échange).
Cet accord était doublé d’un volet financier : l’Assistance
Communautaire à la Reconstruction, au Développement et à la
Stabilisation (CARDS) doté, pour la période 2000-2006, de 4,65
milliards d’euros (Darbot, 2005). Les financements avaient ainsi
une valeur incitative puisqu’ils étaient conditionnés par la mise en
œuvre des réformes préconisées par l’UE. Ce dispositif permettait
de tracer une feuille de route que chacun des pays devait suivre à
son rythme, entraînant de fait une politique de pré-adhésion
individualisée pays par pays.
Le bilan de ces politiques est difficile à établir, bien que les
échanges entre les différents pays de la région aient timidement
repris (même si pour chacun d’eux, les partenaires privilégiés,
notamment en termes d’importation, restent les pays de l’Union
européenne). Si nous prenons l’exemple des importations et
exportations de la Serbie avec les pays de l’Europe du sud-est entre
2000 et 2004, nous pouvons voir ce redémarrage des échanges
régionaux.
13
Echanges
2000
2001
2002
2003
2004
commerciaux Export Import Export Import Export Import Export Import Export Import
Serbie – ESE
Albanie
0,23
0,01
1,1
0,2
6,4
0,9
14,5
0,3
B-H
235,4
148,1
240,0
119,0
323,1
132,4
395,2
167,4
650,3
243,0
Bulgarie
23,2
321,8
28,8
152,3
32,5
104,8
53,4
130,1
61,6
235,6
ARYM
206,0
126,1
174,4
124,6
205,8
126,8
220,2
133,0
266,9
164,9
Moldavie
0,95
0,02
0,96
0,27
1,37
0,70
1,76
0,90
Roumanie
23,3
143,2
30,8
167,8
53,3
135,9
71,3
134,2
124,3
210,1
Croatie
13,3
24,3
32,5
84,4
42,0
90,6
76,0
121,7
154,0
208,4
ESE : Europe du Sud-Est. B-H : Bosnie-Herzégovine. ARYM : Ancienne République Yougoslave de
Macédoine.
Tab.2 – Echanges commerciaux Serbie - Europe du Sud-Est en millions d’euros (Source : ISAC,
2007).
Il est intéressant de constater que l’activité économique entre la
Serbie et les pays voisins reprend quel que soit le pays. Les
exportations vers l’Albanie sont ainsi passées de 0,23 à 14,5
millions d’euros entre 2000 et 2003, et de 23,2 à 61,6 millions
d’euros avec la Bulgarie entre 2000 et 2004. Plus symbolique est la
reprise d’échanges soutenus avec les pays autrefois ennemis. Les
imports/exports avec la Croatie ont été décuplées entre 2000 et
2004. De plus, deux pays ex-yougoslaves entretiennent des
relations particulièrement soutenues avec la Serbie, à savoir
l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM) et la
Bosnie-Herzégovine, vers laquelle les exportations serbes
atteignent la somme maximum de 650,3 millions d’euros. Malgré
les conflits, ces statistiques semblent aller dans le sens d’un
dépassement possible de l’ethnie par le marché. Cette réémergence
d’un marché régional conforterait l’idée, soutenue par les instances
européennes, la World Bank et les Etats-Unis, d’une régulation
naturelle des antécédents conflictuels et des différends
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géopolitiques par les intérêts commerciaux4.
Toutefois, là encore, les chiffres doivent être quelquefois à manier
avec prudence. En effet, s’il est vrai par exemple que le premier
partenaire régional de la Serbie et de la Croatie est la BosnieHerzégovine, ce constat est à nuancer puisque l’essentiel des
échanges de la Serbie se font avec la Republika Srspka (entité
serbe de Bosnie-Herzégovine) et que les échanges de la Croatie
privilégient les cantons où les Croates sont majoritaires. De fait, la
Serbie signait dès mars 2001 des accords de coopération avec la
Republika Srpska, la Serbie privilégiant de manière claire les
relations avec les Serbes de Bosnie-Herzégovine, au détriment de
ses liens avec la Fédération (entité croato-bosniaque de BosnieHerzégovine). Quelques mois plus tard, ses accords étaient utilisés
pour permettre à une société serbe de télécommunications de
racheter 60% du capital de la société de téléphone mobile de
Republika Srpska. Il serait donc illusoire dans les Balkans
d’imaginer l’existence d’un marché impartial dans lequel les
intérêts privés seraient complètement neutres. Le cas des relations
Serbie/Republika Srpska montre que la notion de zone de libreéchange régionale et de coopération transfrontalière, prônée haut et
fort par l’Union européenne, pourrait dans les Balkans avoir des
conséquences paradoxales, favorisant une forme d’ethnicisation
des relations régionales au lieu de l’ouverture recherchée.
Le primat de l’économie dans les pores de la société
Au niveau local, les observations que l’on peut faire sont
ambiguës. L’expérience des villes divisées dans les régions de
conflits illustre de manière caricaturale l’existence de réseaux
économiques ethnicisés et fermés sur eux-mêmes. La ville de
Mostar en Bosnie-Herzégovine, divisée entre quartier croates et
4 L’adhésion de la Croatie, puis de la Bosnie-Herzégovine, de la Serbie,
du Monténégro et de l’Albanie au CEFTA (Central European Free Trade
Agreement) depuis le 1er janvier 2007 participe de cette même logique et
semble être un signal encourageant pour le renforcement des échanges
régionaux à l’avenir. Rappelons que le CEFTA avait initialement été créé
en décembre 1992 par les pays de Visegrad (République Tchèque,
Slovaquie, Pologne, Hongrie) dans le but de tester la capacité de ces
différents pays à travailler ensemble et de poser les jalons d’une future
adhésion à l’Union européenne. La Slovénie avait rejoint le groupe dès
1996, suivi de la Roumanie en 1997 et de la Bulgarie en 1999.
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quartiers bosniaques entre lesquels les coopérations sont quasi
nulles (deux mairies, deux universités, deux systèmes de
télécommunications et de postes, etc.), en offre un tragique
exemple. De même au Kosovo où les enclaves serbes ont toujours
comme monnaie le dinar serbe et importent leur produit de Serbie
tandis que les zones albanaises ont adopté l’euro et utilisent de
nouveaux réseaux économiques. Mais sans même évoquer ces
situations paroxystiques, d’autres cas de villes multiethniques
peuvent êtres analysés, comme celle de Tetovo, dans le NordOuest de la Macédoine. Peuplée de près de 70 000 habitants, elle
est habitée par une majorité d’Albanais (65% de sa population) et
par une minorité de Macédoniens (28% de sa population), tandis
que les autres groupes ethniques (Roms, Turcs, Bosniaques,
Gorani, etc.) sont présents en nombre bien plus restreint.
Une récente étude de terrain menée par le géographe François
Bourvic faisait un constat paradoxal (Bourvic, 2005). D’une part, il
remarquait l’intensité des contacts quotidiens entre Albanais et
Macédoniens dans la ville et mettait en relief l’existence d’une vie
commune des différents groupes ethniques dans l’agglomération ;
d’autre part, il observait une accélération du regroupement des
communautés au sein de zones ethniques, l’apparition de frontières
internes à la ville délimitant clairement des quartiers albanais,
macédoniens ou roms, ces regroupements territoriaux se faisant
progressivement en faveur des Albanais de plus en plus nombreux
dans la commune. Dans un contexte de crise économique et sociale
en Macédoine, où le chômage touche près de 50% de la population
active, il souligne que « l’économie tétovare, profondément
inadaptée à la concurrence et à l’économie de marché, repose à la
fois sur des structures d’entraide et de solidarité, et sur un secteur
informel prépondérant ». Il poursuit (Bourvic, 2005, p.145) :
« La solidarité familiale joue un rôle de plus en plus
important dans la société tétovare, devenant une règle pour
le travail comme pour le logement. Ce phénomène courant
dans les Balkans concerne aussi bien les Albanais que les
Macédoniens de Tetovo. (…) La diaspora très nombreuse,
notamment dans la communauté albanaise, est un élément
essentiel de ce système d’entraide. Les revenus gagnés en
Europe occidentale, notamment en Allemagne et en Suisse,
constituent une ressource financière indispensable à la
survie d’un grand nombre de familles. De plus, ils
16
alimentent le tissu des petites entreprises, industries ou
commerces, qui subsistent à Tetovo. »
De fait, l’auteur met le doigt sur l’un des ressorts puissants de
l’ethnicisation locale des réseaux économiques : les structures
familiales, qui dans le cas des Balkans ont un noyau assez large
comprenant frères, cousins, oncles, tantes, parrains, témoins de
mariage etc. Anthropologues et historiens expliquent l’influence
très prégnante de la famille sur les comportements individuels et
collectifs par des causes traditionnelles, mettant en avant
l’ancienne aire d’extension de la zadruga yougoslave. La zadruga
se définissait comme une unité familiale élargie regroupant deux
ou plus familles restreintes (père, mère et enfants mineurs),
partageant la propriété de la terre, des troupeaux et des outils, ainsi
que les travaux d’exploitation agricole et pastorale (Allcock, 2000,
p.355). Ce regroupement familial lié à un mode de vie rural s’est
perpétué et est resté influent dans les Balkans jusqu’au début du
XXème siècle. Dans certaines régions des Balkans, ces structures
sociales se sont superposées à des systèmes claniques, comme dans
le cas du fis albanais ou du pleme monténégrin.
Les constats effectués concernant les réseaux économiques
communautaires en Macédoine se vérifient de ce fait dans bien des
endroits de l’espace ex-yougoslave, et notamment au Monténégro.
Nous pouvons évoquer la commune de Plav au nord du
Monténégro dans laquelle nous avons étudié de manière prolongée
les relations inter-ethniques au cours des années 2003 et 2004
(Cattaruzza, 2005). La population de la municipalité de Plav est
pluri-ethnique à majorité bosniaque (slaves de tradition
musulmane). Selon le dernier recensement de 2003, la population
de Plav s’élève à 13 805 habitants et est composée à 55% de
Bosniaques, à 20% d’Albanais, à 18% de Serbes et à 6% de
Monténégrins. Or, la disposition de ces différentes communautés
ethniques et nationales dans la circonscription montre une
répartition dissociée des groupes nationaux, avec l’apparition,
comme dans le cas de Tetovo, de zones ethniques clairement
identifiées. Cette région, du fait de son enclavement et de son
caractère excentré par rapport au reste du pays, est
économiquement l’une des plus pauvres du Monténégro. Les
anciennes firmes de textiles qui faisaient vivre la ville ont toutes
fermé et un rapport de l’OSCE daté de septembre 2001 estimait le
pourcentage de population active à avoir effectivement un emploi à
17
moins de 40%.
Pourtant, dans ce contexte régional difficile, deux nouvelles
mosquées sont encore construites à Plav et à Gusinje (petit village
albanais à quelques kilomètres au sud-ouest de Plav), tandis qu’une
nouvelle église orthodoxe se bâtit près de Murino (village serbe au
nord de Plav). Ces nouvelles constructions se font principalement
grâce à des dons et à l’argent des différentes diasporas. La diaspora
albanaise de Gusinje, par exemple, est traditionnellement installée
aux Etats-Unis, mais conserve des liens très forts avec sa région
d’origine. Chaque été, la ville de Gusinje s’anime et se remplit à
nouveau des émigrés venus passer les vacances en famille. Les
grandes célébrations de la vie (mariage, enterrement, etc.) sont
l’occasion pour ceux-ci de revenir et de renforcer les liens
familiaux. Comme à Tetovo, de nombreux foyers ne subsistent à
Plav et à Gusinje qu’avec l’aide régulière de leurs membres à
l’étranger. Finalement, la relation entre les diasporas et leur terre
d’origine passe également par leurs investissements financiers dans
la ville. Ces investissements semblent principalement de deux
types : commercial ou identitaire. L’avenue centrale de Gusinje est
ainsi ponctuée de commerces et de cafés ouverts, aux noms
évocateurs (« Dallas », « Las Vegas ») et qui sont entretenus par
ces migrants aux Etats-Unis. Les édifices religieux en cours de
construction font partie du type identitaire d’investissement, qui
perpétue dans le paysage les oppositions politiques et nationales
préexistantes chez les populations. Ici, comme à Tetovo,
l’économie fonctionne au sein de structures familiales très ancrées
qui aboutissent à une forme d’ethnicisation des échanges au niveau
micro comme au niveau macro, par l’intermédiaire des réseaux
diasporiques.
Cependant, il importe de ne pas trop caricaturer les situations
locales. En effet, les intérêts économiques peuvent également jouer
dans le sens inverse, permettant un dépassement en apparence des
clivages ethniques. La différence de prix entre la partie bosniaque
et la partie serbe de Sarajevo incite par exemple de nombreux
habitants de la zone bosniaque à aller faire leurs courses en zone
serbe. Ce type de pratique se vérifie également dans les zones
frontalières, entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine ou entre le
Monténégro et la Serbie, phénomène qui entraîne des passages
quotidiens aux frontières d’habitants, passant en voiture, à vélo ou
à pied, venus acheter des biens de première nécessité (huile, sucre,
18
farine) dans le pays voisin où les prix sont moins élevés, les
produits en Bosnie-Herzégovine et en Serbie étant globalement
moins chers qu’en Croatie ou au Monténégro. De même, les trafics
illégaux en tout genre (cigarettes, essence, drogues, armes, êtres
humains) qui gravitent dans la région mettent en jeu des réseaux
informels de trafiquants, de proche en proche, ignorant souvent les
appartenances ethniques des acteurs mafieux (ce qui explique la
permanence de routes transbalkaniques des trafics). L’émergence
de tels phénomènes, quand bien même ceux-ci ne concernent pas la
totalité du territoire mais quelques régions ponctuelles (zones
frontalières, villes divisées), n’est-elle pas également révélatrice
d’une forme de régulation économique des relations interethniques ?
Au final, notre exposé sur les relations complexes entre économie
et réseaux politico culturels en ex-Yougoslavie aux niveaux local,
national et régional pose plus de questions qu’il n’en résout. Ces
constats permettent néanmoins de s’interroger sur les faiblesses
d’une analyse économique néo-classique appliquée à une situation
concrète : la désintégration yougoslave et la difficile réintégration
actuelle des nouveaux Etats qui ont sont issus. Le modèle de
l’encastrement ou l’embeddedness avancée dans les travaux de
Mark Granovetter (Huault, 1998), s’appuyant sur les études
pionnières de Karl Polanyi, semble plus à même d’éclairer les
contradictions apparentes qui se dégagent des études de terrain
lorsqu’il s’agit de répondre à notre question initiale. En réponse à
une rationalité économique désincarnée centrée sur l’individu,
celui-ci replace l’action économique dans son contexte social et la
considère comme « encastrée » dans un jeu de relations
personnelles et institutionnelles. Il rejette, de ce fait, tout autant les
visions sur-socialisées, propres aux études culturalistes, que celles
sous socialisées, issues des économistes mathématiciens. C’est
finalement cet équilibre et cette interpénétration de facteurs
économiques, politiques et culturels qui ressortent de nos
recherches sur l’espace ex-yougoslave.
Ainsi, il s’avère impossible de comprendre l’éclatement de la
Yougoslavie sans prendre en considération le système politique de
la Yougoslavie titiste et la manière dont celui-ci a façonné une
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compétition économique entre Républiques et entre groupes
ethnico nationaux. Impossible d’étudier la disparité des situations
économiques des Etats ex-Yougoslaves au lendemain des conflits
sans qu’entre en ligne de compte la diversité des choix
économiques faits par ces Républiques au cours des années 1990,
dont une partie est guidée par des considérations plus nationalistes
que strictement rationnelles (comme la fermeture brutale des
frontières et des relations entre les anciens pays belligérants). De la
même manière, nous avons vu que la préconisation européenne de
création d’une zone régionale de libre-échange pouvait aboutir à
des résultats paradoxaux dans le contexte socio politique des
Balkans (la répartition transfrontalière des groupes ethniques étant
la règle dans la région). Une ouverture douanière aux frontières sur
le modèle de l’Union européenne pourrait aboutir, en lieu et place
de l’intégration régionale souhaitée, à l’émergence de territoires
économiques ethnicisés et transfrontaliers, fragilisant les Etats
actuels.
Enfin, l’encastrement du culturel et de l’économique apparaît
également au niveau local, dans les cas de Tetovo ou de Plav.
Cependant, et c’est en ce sens que le concept d’embeddedness
devient pertinent, une différenciation intervient entre les relations
économiques qui se réalisent au sein de structures sociales
préétablies (institution, entreprise, famille) et celles qui
interviennent hors d’un tel cadre (comme dans le cas des achats
quotidiens de produits de première nécessité). Pour les premières,
on assiste à une forme d’ethnicisation, à l’instar des processus
d’ethnicisation des pouvoirs dans les Balkans décrits par
l’anthropologue Jean-François Gossiaux (Gossiaux, 2002). Pour
les secondes, nous voyons réapparaître au contraire des logiques
d’intérêts individuels a priori indifférentes à une quelconque
différenciation ethnico nationale.
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