L`économie dans les pays d`ex-Yougoslavie : éthnicisation1 ou
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L`économie dans les pays d`ex-Yougoslavie : éthnicisation1 ou
L’économie dans les pays d’ex-Yougoslavie : éthnicisation1 ou marchandisation ? Amaël Cattaruzza, géographe Les conflits yougoslaves2, en entérinant l’effondrement de la fédération et la sécession de chacune de ces Républiques, ont engendré la fragmentation de l’ancien marché yougoslave. Cette explosion brutale d’un espace industriel et commercial autrefois intégré entraînait dans chaque nouveau pays, dans un premier temps du moins, un fort ralentissement économique dû autant aux destructions de la guerre, pour les régions qui l’avaient subie, qu’au rétrécissement du marché qui imposait à ces pays de trouver rapidement d’autres partenaires économiques. Cette réorganisation de l’espace économique ex-yougoslave se vérifiait tant au niveau national que local (à l’échelle d’une ville et de sa région) et microlocal (à l’échelle d’un quartier), du fait que les populations avaient été soumises à de grands mouvements de migrations forcées changeant quelquefois de manière radicale les structures sociodémographiques de certaines agglomérations. Or, dans le contexte de l’après-guerre, deux approches semblent coexister autant chez les analystes que chez les acteurs nationaux et internationaux concernant le rapport entre économie et processus d’identification ethnique. D’un côté, en privilégiant un regard socio-politique et anthropologique, on verrait actuellement 1 En utilisant le concept d’ethnie, nous nous gardons néanmoins de considérer le groupe ethnique comme une entité substantielle existant a priori. Nous nous plaçons plutôt dans la lignée de Philippe Poutignat et Jocelyne Streiff-Feinart pour lesquels : «Théoriser l’ethnicité, cela ne revient pas à fonder le pluralisme ethnique comme modèle d’organisation sociopolitique, mais à examiner les modalités selon lesquelles une vision du monde ‘ethnique’ est rendue pertinente pour les acteurs ». 2 Conflit de Croatie et de Bosnie-Herzégovine entre 1991 et 1995, conflit du Kosovo en 1998 et guérilla macédonienne en 2001. 7 l’émergence d’une « économie ethnique », basée sur des réseaux communautaires fermés et fortement territorialisés, qui participerait à conforter les clivages ethnico nationaux issus des conflits. De l’autre, selon une approche plus socio-économique, on pourrait dire que la réinsertion du marché et de la libre concurrence dans la région permettrait de relativiser l’affirmation d’identités nationales antagonistes exacerbées par les guerres, et que la prise de conscience d’intérêts économiques partagés serait à même d'atténuer les rancœurs nationalistes et de créer les conditions d’une nouvelle intégration spatiale de la zone. Cette approche est, entre autres, celle que s’est appropriée l’Union européenne, en préconisant la création d’une zone de libre-échange dans les Balkans. Le but de cet article n’est pas de juger de la validité de l’une ou de l’autre approche. Il ne s’agira donc pas ici d’opposer une analyse strictement économique à une analyse strictement politique, un « homo economicus » à un « homo ethnicus ». Nous chercherons au contraire comment peuvent s’articuler ces différentes notions et interagir à différentes échelles. Cela permettra, nous l’espérons, de relativiser les apports de l’une et de l’autre approche. Suivant les contextes locaux, l’approche socio-économique et l’approche socio-politique peuvent, l’une et l’autre, se révéler pertinentes. Un paradigme politique macro national prédestiné au micro national L’émergence d’une « économie ethnique » a pu être favorisée avant même les conflits par l’ancien système yougoslave qui considérait l’appartenance nationale comme une clef, par exemple pour l’accès à l’emploi (selon le principe des quotas qui voulait que chaque communauté nationale devait être représentée dans les entreprises au prorata de son pourcentage dans la population locale). Déjà, du fait du système politique, apparaissait une forme de compétition économique entre les différents groupes ethniques. Cette compétition devenait évidente au début des années 1980 alors que la Yougoslavie rentrait dans une longue période de crise économique, et que des manifestations s’organisaient mêlant revendications sociales et nationales (comme les manifestations albanaises au Kosovo en 1981 qui furent fortement réprimées par 8 le régime yougoslave). Les crises économiques à répétition au cours des années 1980 en Yougoslavie montraient la faillite du système autogestionnaire yougoslave, source d’inertie et incapable de résoudre deux problèmes intrinsèques, à savoir la montée du chômage et la tendance à une inflation non contrôlée. Ainsi, sur l’autogestion, l’économiste Antoine Ageron explique (Ageron, 1998, pp. 5,6) : « Dans sa forme avancée, ce système conférait au conseil ouvrier, en charge de la gestion de l'entreprise, le droit à la répartition de son revenu net (usus-fructus) entre, d'une part, les besoins d'investissement et, d'autre part, les salaires. Dans la mesure où les licenciements étaient choses rares, du fait de la solidarité entre travailleurs, l'offre d'emploi l'était aussi. En effet, s'il ne voulait pas voir baisser le revenu des employés, le conseil ouvrier n'avait intérêt à embaucher seulement dans le cas où la nouvelle recrue offrait une productivité marginale du travail supérieure à la productivité moyenne des travailleurs déjà en place. D'où la réticence à l'embauche des travailleurs peu qualifiés et la montée du chômage, surtout parmi les jeunes, en exYougoslavie. Autre conséquence de ce système, le conseil ouvrier était tenté de maximiser les revenus par tête à chaque augmentation des recettes de l'entreprise, dans le but d'accroître le pouvoir d'achat des salariés. Ajouté à cela la situation de quasi-monopole des entreprises autogérées et, donc, la possibilité d'agir sur les prix, un processus cumulatif de hausse de prix et de salaires contribuait à son tour à alimenter une source permanente d'inflation généralisée. » A cette crise interne du système s’ajoutait une différenciation économique de plus en plus accrue entre les différentes républiques yougoslaves. A la veille des conflits, l'espace économique de la Yougoslavie révèle de fortes inégalités régionales et sociales (cf. tableau 1 : 9 Population PSH Exportation % % B-H 18,9 74 15,2 Croatie 19,9 123 21,0 Macédoine 8,9 66 4,9 Monténégro 2,7 78 2,0 Serbie 41,6 dont: Serbie restreinte 24,6 93 21,5 Kosovo 8,1 31 1,7 Voïvodine 8,7 119 8,2 Slovénie 8,2 212 25,5 Yougoslavie 100 100 100 PSH : Produit social par habitant (moyenne yougoslave = 100) - masse des biens matériels produits par la société pendant un an. B-H : Bosnie-Herzégovine. Tab. 1 – Les disparités économiques en Yougoslavie en 1990 (Source : Féron, 1996) Une forte dichotomie se révèle entre les républiques du nord-ouest riches et celles du sud et de l’est plus pauvres. D’après Bernard Féron, le chômage était lui aussi inégalement réparti sur le territoire yougoslave : "En 1989, le chômage affectait 11% de la population active, mais avec d'énormes variations régionales : 25% au Kosovo, 16% en Macédoine, 6% en Croatie, 3% en Slovénie." (Féron, 1996, p.63). Ces écarts régionaux existaient également au niveau du salaire mensuel moyen des habitants qui s'échelonne en 1990 de 2250 dinars au Kosovo à 3500 dinars en Slovénie (3300 dinars en Bosnie). Ces fortes différenciations deviennent sources de tensions politiques et alimentent les discours nationalistes des Républiques les plus riches dès la fin des années 1980 et au début des années 1990. En effet, le système Yougoslave prévoyait depuis 1966 un Fonds Fédéral pour le développement des Républiques et des Provinces sous-développées. Or, durant les années 1980, ce Fonds, qui finance à perte les infrastructures de Macédoine, Bosnie-Herzégovine, du Monténégro et de la province du Kosovo, est essentiellement alimenté par la Slovénie et la Croatie. L’argument économique, auquel s’ajoute la marginalisation politique, est donc au cœur des revendications indépendantistes de ces deux Républiques en 1991. Cette compétition intra fédérale entre Républiques et entre groupes 10 ethnico nationaux s’accroît au cours des conflits yougoslaves, au point d’être visible de manière caricaturale entre ces nouveaux pays en cours d’affirmation, voire au sein même de régions ou de villes divisées par les combats. En cinq ans, les pays issus de l’éclatement yougoslave adoptent leur propre monnaie, de nouvelles politiques douanières et leur propre voie de développement économique. En 1996, les disparités économiques entre les différentes régions s’étaient intensifiées. Alors que la Slovénie connaissait à partir de 1993 l'une des croissances cumulées les plus élevées en Europe, la Bosnie-Herzégovine à l’inverse perdait près de 70% de son Produit Intérieur Brut (PIB) et 90% de sa production industrielle entre 1992 et 1995. Dans cette dernière république, caractérisée par une population pluri-ethnique, toutes les entreprises nationales ont été récupérées par les partis nationalistes serbes, croates ou bosniaques, et se sont par conséquent scindées en trois. Dans un même pays de moins de quatre millions d’habitants coexistent donc trois réseaux postaux, trois réseaux téléphoniques, trois réseaux électriques, etc. Ce constat est également partiellement vrai pour certaines villes multiethniques en Macédoine (Tetovo, Kumanovo, Gostivar), dans le sud de la Serbie (Presevo, Bujanovac), ou au Kosovo. Nous voyons donc que, dans le cas de la désintégration de la Yougoslavie, la simple « rationalité » économique ne suffit pas à expliquer des processus profondément ancrés dans des causalités d’ordre politique et ethnico-nationale. La fermeture des frontières entre la Croatie et la Serbie au lendemain de la guerre, alors que ces deux économies étaient traditionnellement intégrées et complémentaires dans le système yougoslave, n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette prégnance du politique sur l’économique dans la région. Vers une pacification par le marché : la coopération régionale à l’épreuve Dans ce contexte, l’idée d’un dépassement de l’ethnie par le marché, ou du moins d’une possible régulation économique des relations entre des pays et des groupes ethnico nationaux auparavant en conflit, est l’un des leitmotiv des acteurs de la reconstruction et de la stabilisation de la région. C’est dans ce sens que la communauté internationale, au premier rang desquels les Etats-Unis et l’Union européenne, ont essayé de peser sur les pays 11 de l’Europe du Sud-Est. Dès la fin des conflits en ex-Yougoslavie, les programmes internationaux vont se multiplier pour tenter de recréer des échanges au niveau régional. La première de ces initiatives est le processus de Royaumont, qui rassemble tous les pays de la région (à l’exception de la RFY3) avec les Etats-Unis, la Russie, le Conseil de l’Europe et l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE). Initié lors d’une première réunion commune, le 13 décembre 1995, il se présente sous la forme d’une table ronde dont le but était, à l’échelle de toute l’Europe du Sud-Est, de définir des projets concrets pour soutenir le développement de la société civile et de la démocratie. Son contenu est donc essentiellement politique. Parallèlement, était lancée sous impulsion américaine la SECI (South-East Cooperative Initiative – Initiative de Coopération du Sud-Est) dont l’objectif était de faciliter la coopération économique régionale dans l’Europe du Sud-Est et de permettre le développement du secteur privé. La première réunion était organisée les 5 et 6 décembre 1996 avec tous les pays de la région (à l’exception encore une fois de la RFY) et les Etats-Unis, mais sans la présence de l’Union Européenne, qui se déclarait néanmoins intéressée. Supervisée depuis Vienne par un coordinateur nommé au sein de l’OSCE, elle fonctionnait en sélectionnant des projets, en recherchant des financements par l’intermédiaire d’organisations financières internationales comme la Banque Mondiale, et en engageant des relations avec l’Union Européenne. Comme le remarquait Nebojsa Vukadinovic : «L’un des aspects originaux des projets est de placer des programmes sectoriels sous la responsabilité d’un pays d’accueil. L’autre intérêt réside dans la volonté de favoriser la coopération régionale d’une façon transversale » (Vukadinovic, 2000, p.154). Ainsi, le projet concernant la facilité de passage des frontières était confié à la Grèce, celui concernant les réseaux de distribution d’énergie à la Hongrie, etc. De plus, aucun des projets identifiés n’avait de contenu national. Chacun d’entre eux était défini de manière à permettre une action régionale, secteur par secteur, et non pas 3 La République Fédérale Yougoslave – RFY – est formée en mars 1992 par la Serbie et le Monténégro, se voulant l’héritière de l’ancienne fédération yougoslave. 12 fragmentée, pays par pays. Dès le début des années 2000, cette logique de coopération régionale devenait pour l’Union Européenne une condition sine qua non permettant le rapprochement des pays ex-yougoslaves de leur adhésion. Concernant les pays d’Europe du Sud Est, l’UE avait ébauché, dès le sommet de Zagreb de novembre 2000, un certain nombre de règles et de préconisations en vue de leur intégration. Elle aboutit à la mise en place d’un outil de préadhésion : l’Accord de Stabilisation et d’Association (ASA). Il s’agissait d’aider les pays concernés à se réformer, à la fois économiquement et politiquement, en prenant en compte leur situation spécifique d’instabilité suite aux guerres. Le sommet de Zagreb fixait pour les pays de la région les objectifs prioritaires à mettre en œuvre pour accéder, sur une base individualisée, à la négociation d’un ASA, autour de deux axes : un axe politique (démocratisation, réconciliation et coopération régionale) et un axe économique (mise en place d’une zone régionale de libre-échange). Cet accord était doublé d’un volet financier : l’Assistance Communautaire à la Reconstruction, au Développement et à la Stabilisation (CARDS) doté, pour la période 2000-2006, de 4,65 milliards d’euros (Darbot, 2005). Les financements avaient ainsi une valeur incitative puisqu’ils étaient conditionnés par la mise en œuvre des réformes préconisées par l’UE. Ce dispositif permettait de tracer une feuille de route que chacun des pays devait suivre à son rythme, entraînant de fait une politique de pré-adhésion individualisée pays par pays. Le bilan de ces politiques est difficile à établir, bien que les échanges entre les différents pays de la région aient timidement repris (même si pour chacun d’eux, les partenaires privilégiés, notamment en termes d’importation, restent les pays de l’Union européenne). Si nous prenons l’exemple des importations et exportations de la Serbie avec les pays de l’Europe du sud-est entre 2000 et 2004, nous pouvons voir ce redémarrage des échanges régionaux. 13 Echanges 2000 2001 2002 2003 2004 commerciaux Export Import Export Import Export Import Export Import Export Import Serbie – ESE Albanie 0,23 0,01 1,1 0,2 6,4 0,9 14,5 0,3 B-H 235,4 148,1 240,0 119,0 323,1 132,4 395,2 167,4 650,3 243,0 Bulgarie 23,2 321,8 28,8 152,3 32,5 104,8 53,4 130,1 61,6 235,6 ARYM 206,0 126,1 174,4 124,6 205,8 126,8 220,2 133,0 266,9 164,9 Moldavie 0,95 0,02 0,96 0,27 1,37 0,70 1,76 0,90 Roumanie 23,3 143,2 30,8 167,8 53,3 135,9 71,3 134,2 124,3 210,1 Croatie 13,3 24,3 32,5 84,4 42,0 90,6 76,0 121,7 154,0 208,4 ESE : Europe du Sud-Est. B-H : Bosnie-Herzégovine. ARYM : Ancienne République Yougoslave de Macédoine. Tab.2 – Echanges commerciaux Serbie - Europe du Sud-Est en millions d’euros (Source : ISAC, 2007). Il est intéressant de constater que l’activité économique entre la Serbie et les pays voisins reprend quel que soit le pays. Les exportations vers l’Albanie sont ainsi passées de 0,23 à 14,5 millions d’euros entre 2000 et 2003, et de 23,2 à 61,6 millions d’euros avec la Bulgarie entre 2000 et 2004. Plus symbolique est la reprise d’échanges soutenus avec les pays autrefois ennemis. Les imports/exports avec la Croatie ont été décuplées entre 2000 et 2004. De plus, deux pays ex-yougoslaves entretiennent des relations particulièrement soutenues avec la Serbie, à savoir l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine (ARYM) et la Bosnie-Herzégovine, vers laquelle les exportations serbes atteignent la somme maximum de 650,3 millions d’euros. Malgré les conflits, ces statistiques semblent aller dans le sens d’un dépassement possible de l’ethnie par le marché. Cette réémergence d’un marché régional conforterait l’idée, soutenue par les instances européennes, la World Bank et les Etats-Unis, d’une régulation naturelle des antécédents conflictuels et des différends 14 géopolitiques par les intérêts commerciaux4. Toutefois, là encore, les chiffres doivent être quelquefois à manier avec prudence. En effet, s’il est vrai par exemple que le premier partenaire régional de la Serbie et de la Croatie est la BosnieHerzégovine, ce constat est à nuancer puisque l’essentiel des échanges de la Serbie se font avec la Republika Srspka (entité serbe de Bosnie-Herzégovine) et que les échanges de la Croatie privilégient les cantons où les Croates sont majoritaires. De fait, la Serbie signait dès mars 2001 des accords de coopération avec la Republika Srpska, la Serbie privilégiant de manière claire les relations avec les Serbes de Bosnie-Herzégovine, au détriment de ses liens avec la Fédération (entité croato-bosniaque de BosnieHerzégovine). Quelques mois plus tard, ses accords étaient utilisés pour permettre à une société serbe de télécommunications de racheter 60% du capital de la société de téléphone mobile de Republika Srpska. Il serait donc illusoire dans les Balkans d’imaginer l’existence d’un marché impartial dans lequel les intérêts privés seraient complètement neutres. Le cas des relations Serbie/Republika Srpska montre que la notion de zone de libreéchange régionale et de coopération transfrontalière, prônée haut et fort par l’Union européenne, pourrait dans les Balkans avoir des conséquences paradoxales, favorisant une forme d’ethnicisation des relations régionales au lieu de l’ouverture recherchée. Le primat de l’économie dans les pores de la société Au niveau local, les observations que l’on peut faire sont ambiguës. L’expérience des villes divisées dans les régions de conflits illustre de manière caricaturale l’existence de réseaux économiques ethnicisés et fermés sur eux-mêmes. La ville de Mostar en Bosnie-Herzégovine, divisée entre quartier croates et 4 L’adhésion de la Croatie, puis de la Bosnie-Herzégovine, de la Serbie, du Monténégro et de l’Albanie au CEFTA (Central European Free Trade Agreement) depuis le 1er janvier 2007 participe de cette même logique et semble être un signal encourageant pour le renforcement des échanges régionaux à l’avenir. Rappelons que le CEFTA avait initialement été créé en décembre 1992 par les pays de Visegrad (République Tchèque, Slovaquie, Pologne, Hongrie) dans le but de tester la capacité de ces différents pays à travailler ensemble et de poser les jalons d’une future adhésion à l’Union européenne. La Slovénie avait rejoint le groupe dès 1996, suivi de la Roumanie en 1997 et de la Bulgarie en 1999. 15 quartiers bosniaques entre lesquels les coopérations sont quasi nulles (deux mairies, deux universités, deux systèmes de télécommunications et de postes, etc.), en offre un tragique exemple. De même au Kosovo où les enclaves serbes ont toujours comme monnaie le dinar serbe et importent leur produit de Serbie tandis que les zones albanaises ont adopté l’euro et utilisent de nouveaux réseaux économiques. Mais sans même évoquer ces situations paroxystiques, d’autres cas de villes multiethniques peuvent êtres analysés, comme celle de Tetovo, dans le NordOuest de la Macédoine. Peuplée de près de 70 000 habitants, elle est habitée par une majorité d’Albanais (65% de sa population) et par une minorité de Macédoniens (28% de sa population), tandis que les autres groupes ethniques (Roms, Turcs, Bosniaques, Gorani, etc.) sont présents en nombre bien plus restreint. Une récente étude de terrain menée par le géographe François Bourvic faisait un constat paradoxal (Bourvic, 2005). D’une part, il remarquait l’intensité des contacts quotidiens entre Albanais et Macédoniens dans la ville et mettait en relief l’existence d’une vie commune des différents groupes ethniques dans l’agglomération ; d’autre part, il observait une accélération du regroupement des communautés au sein de zones ethniques, l’apparition de frontières internes à la ville délimitant clairement des quartiers albanais, macédoniens ou roms, ces regroupements territoriaux se faisant progressivement en faveur des Albanais de plus en plus nombreux dans la commune. Dans un contexte de crise économique et sociale en Macédoine, où le chômage touche près de 50% de la population active, il souligne que « l’économie tétovare, profondément inadaptée à la concurrence et à l’économie de marché, repose à la fois sur des structures d’entraide et de solidarité, et sur un secteur informel prépondérant ». Il poursuit (Bourvic, 2005, p.145) : « La solidarité familiale joue un rôle de plus en plus important dans la société tétovare, devenant une règle pour le travail comme pour le logement. Ce phénomène courant dans les Balkans concerne aussi bien les Albanais que les Macédoniens de Tetovo. (…) La diaspora très nombreuse, notamment dans la communauté albanaise, est un élément essentiel de ce système d’entraide. Les revenus gagnés en Europe occidentale, notamment en Allemagne et en Suisse, constituent une ressource financière indispensable à la survie d’un grand nombre de familles. De plus, ils 16 alimentent le tissu des petites entreprises, industries ou commerces, qui subsistent à Tetovo. » De fait, l’auteur met le doigt sur l’un des ressorts puissants de l’ethnicisation locale des réseaux économiques : les structures familiales, qui dans le cas des Balkans ont un noyau assez large comprenant frères, cousins, oncles, tantes, parrains, témoins de mariage etc. Anthropologues et historiens expliquent l’influence très prégnante de la famille sur les comportements individuels et collectifs par des causes traditionnelles, mettant en avant l’ancienne aire d’extension de la zadruga yougoslave. La zadruga se définissait comme une unité familiale élargie regroupant deux ou plus familles restreintes (père, mère et enfants mineurs), partageant la propriété de la terre, des troupeaux et des outils, ainsi que les travaux d’exploitation agricole et pastorale (Allcock, 2000, p.355). Ce regroupement familial lié à un mode de vie rural s’est perpétué et est resté influent dans les Balkans jusqu’au début du XXème siècle. Dans certaines régions des Balkans, ces structures sociales se sont superposées à des systèmes claniques, comme dans le cas du fis albanais ou du pleme monténégrin. Les constats effectués concernant les réseaux économiques communautaires en Macédoine se vérifient de ce fait dans bien des endroits de l’espace ex-yougoslave, et notamment au Monténégro. Nous pouvons évoquer la commune de Plav au nord du Monténégro dans laquelle nous avons étudié de manière prolongée les relations inter-ethniques au cours des années 2003 et 2004 (Cattaruzza, 2005). La population de la municipalité de Plav est pluri-ethnique à majorité bosniaque (slaves de tradition musulmane). Selon le dernier recensement de 2003, la population de Plav s’élève à 13 805 habitants et est composée à 55% de Bosniaques, à 20% d’Albanais, à 18% de Serbes et à 6% de Monténégrins. Or, la disposition de ces différentes communautés ethniques et nationales dans la circonscription montre une répartition dissociée des groupes nationaux, avec l’apparition, comme dans le cas de Tetovo, de zones ethniques clairement identifiées. Cette région, du fait de son enclavement et de son caractère excentré par rapport au reste du pays, est économiquement l’une des plus pauvres du Monténégro. Les anciennes firmes de textiles qui faisaient vivre la ville ont toutes fermé et un rapport de l’OSCE daté de septembre 2001 estimait le pourcentage de population active à avoir effectivement un emploi à 17 moins de 40%. Pourtant, dans ce contexte régional difficile, deux nouvelles mosquées sont encore construites à Plav et à Gusinje (petit village albanais à quelques kilomètres au sud-ouest de Plav), tandis qu’une nouvelle église orthodoxe se bâtit près de Murino (village serbe au nord de Plav). Ces nouvelles constructions se font principalement grâce à des dons et à l’argent des différentes diasporas. La diaspora albanaise de Gusinje, par exemple, est traditionnellement installée aux Etats-Unis, mais conserve des liens très forts avec sa région d’origine. Chaque été, la ville de Gusinje s’anime et se remplit à nouveau des émigrés venus passer les vacances en famille. Les grandes célébrations de la vie (mariage, enterrement, etc.) sont l’occasion pour ceux-ci de revenir et de renforcer les liens familiaux. Comme à Tetovo, de nombreux foyers ne subsistent à Plav et à Gusinje qu’avec l’aide régulière de leurs membres à l’étranger. Finalement, la relation entre les diasporas et leur terre d’origine passe également par leurs investissements financiers dans la ville. Ces investissements semblent principalement de deux types : commercial ou identitaire. L’avenue centrale de Gusinje est ainsi ponctuée de commerces et de cafés ouverts, aux noms évocateurs (« Dallas », « Las Vegas ») et qui sont entretenus par ces migrants aux Etats-Unis. Les édifices religieux en cours de construction font partie du type identitaire d’investissement, qui perpétue dans le paysage les oppositions politiques et nationales préexistantes chez les populations. Ici, comme à Tetovo, l’économie fonctionne au sein de structures familiales très ancrées qui aboutissent à une forme d’ethnicisation des échanges au niveau micro comme au niveau macro, par l’intermédiaire des réseaux diasporiques. Cependant, il importe de ne pas trop caricaturer les situations locales. En effet, les intérêts économiques peuvent également jouer dans le sens inverse, permettant un dépassement en apparence des clivages ethniques. La différence de prix entre la partie bosniaque et la partie serbe de Sarajevo incite par exemple de nombreux habitants de la zone bosniaque à aller faire leurs courses en zone serbe. Ce type de pratique se vérifie également dans les zones frontalières, entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine ou entre le Monténégro et la Serbie, phénomène qui entraîne des passages quotidiens aux frontières d’habitants, passant en voiture, à vélo ou à pied, venus acheter des biens de première nécessité (huile, sucre, 18 farine) dans le pays voisin où les prix sont moins élevés, les produits en Bosnie-Herzégovine et en Serbie étant globalement moins chers qu’en Croatie ou au Monténégro. De même, les trafics illégaux en tout genre (cigarettes, essence, drogues, armes, êtres humains) qui gravitent dans la région mettent en jeu des réseaux informels de trafiquants, de proche en proche, ignorant souvent les appartenances ethniques des acteurs mafieux (ce qui explique la permanence de routes transbalkaniques des trafics). L’émergence de tels phénomènes, quand bien même ceux-ci ne concernent pas la totalité du territoire mais quelques régions ponctuelles (zones frontalières, villes divisées), n’est-elle pas également révélatrice d’une forme de régulation économique des relations interethniques ? Au final, notre exposé sur les relations complexes entre économie et réseaux politico culturels en ex-Yougoslavie aux niveaux local, national et régional pose plus de questions qu’il n’en résout. Ces constats permettent néanmoins de s’interroger sur les faiblesses d’une analyse économique néo-classique appliquée à une situation concrète : la désintégration yougoslave et la difficile réintégration actuelle des nouveaux Etats qui ont sont issus. Le modèle de l’encastrement ou l’embeddedness avancée dans les travaux de Mark Granovetter (Huault, 1998), s’appuyant sur les études pionnières de Karl Polanyi, semble plus à même d’éclairer les contradictions apparentes qui se dégagent des études de terrain lorsqu’il s’agit de répondre à notre question initiale. En réponse à une rationalité économique désincarnée centrée sur l’individu, celui-ci replace l’action économique dans son contexte social et la considère comme « encastrée » dans un jeu de relations personnelles et institutionnelles. Il rejette, de ce fait, tout autant les visions sur-socialisées, propres aux études culturalistes, que celles sous socialisées, issues des économistes mathématiciens. C’est finalement cet équilibre et cette interpénétration de facteurs économiques, politiques et culturels qui ressortent de nos recherches sur l’espace ex-yougoslave. Ainsi, il s’avère impossible de comprendre l’éclatement de la Yougoslavie sans prendre en considération le système politique de la Yougoslavie titiste et la manière dont celui-ci a façonné une 19 compétition économique entre Républiques et entre groupes ethnico nationaux. Impossible d’étudier la disparité des situations économiques des Etats ex-Yougoslaves au lendemain des conflits sans qu’entre en ligne de compte la diversité des choix économiques faits par ces Républiques au cours des années 1990, dont une partie est guidée par des considérations plus nationalistes que strictement rationnelles (comme la fermeture brutale des frontières et des relations entre les anciens pays belligérants). De la même manière, nous avons vu que la préconisation européenne de création d’une zone régionale de libre-échange pouvait aboutir à des résultats paradoxaux dans le contexte socio politique des Balkans (la répartition transfrontalière des groupes ethniques étant la règle dans la région). Une ouverture douanière aux frontières sur le modèle de l’Union européenne pourrait aboutir, en lieu et place de l’intégration régionale souhaitée, à l’émergence de territoires économiques ethnicisés et transfrontaliers, fragilisant les Etats actuels. Enfin, l’encastrement du culturel et de l’économique apparaît également au niveau local, dans les cas de Tetovo ou de Plav. Cependant, et c’est en ce sens que le concept d’embeddedness devient pertinent, une différenciation intervient entre les relations économiques qui se réalisent au sein de structures sociales préétablies (institution, entreprise, famille) et celles qui interviennent hors d’un tel cadre (comme dans le cas des achats quotidiens de produits de première nécessité). Pour les premières, on assiste à une forme d’ethnicisation, à l’instar des processus d’ethnicisation des pouvoirs dans les Balkans décrits par l’anthropologue Jean-François Gossiaux (Gossiaux, 2002). Pour les secondes, nous voyons réapparaître au contraire des logiques d’intérêts individuels a priori indifférentes à une quelconque différenciation ethnico nationale. 20 Eléments de bibliographie Ageron, A. (1998), Les processus de convergence et de divergence de la désintégration de la Yougoslavie, mémoire de DEA, Université Panthéon-Sorbonne (Paris I), 127 p. Allcock, J.B. 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