AIDE FAMILIALE : RELATIONS À L`ÉPREUVE DE LA DURÉE
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AIDE FAMILIALE : RELATIONS À L`ÉPREUVE DE LA DURÉE
Veronika Duprat-Kushtanina Caisse nationale d'assurance vieillesse | « Gérontologie et société » 2016/2 vol. 38 / n° 150 | pages 87 à 100 ISSN 0151-0193 ISBN 9782858231027 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2016-2-page-87.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Veronika Duprat-Kushtanina, « Aide familiale : relations à l’épreuve de la durée », Gérontologie et société 2016/2 (vol. 38 / n° 150), p. 87-100. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Caisse nationale d'assurance vieillesse. © Caisse nationale d'assurance vieillesse. 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Près de 70 entretiens biographiques croisés au sein de 15 familles françaises et 17 familles russes permettent de mettre en lumière les perspectives des différents acteurs, les relations, les incompréhensions et les tensions entre eux. Débutée dans l’enthousiasme et la reconnaissance, une « carrière » d’aidant(e) risque d’aboutir à un épuisement moral. L’épuisement peut être causé par une dégradation des relations avec le proche aidé due au passage de la perspective de court terme (voire de l’urgence) du premier temps d’aide intense à un temps long où l’aide peut devenir banale et donner lieu à des exigences sans reconnaissance. Si la comparaison entre la France et la Russie ne révèle pas de différences majeures, elle montre comment les différents contextes de « welfare » travaillent les cadres (cohabitation et possibilités de répit) pouvant provoquer une dégradation des relations ou donner une possibilité de la réparer. Enfin, l’article montre que les différentes configurations d’aide contribuent à des risques d’épuisement moral de manière inégale. Mots clés – dynamiques relationnelles, aide, temporalités, configurations d’aide Abstract – Family elder care: relations put to the test by time Analyzing two contrasted social contexts, France and Russia, this article looks into relational mechanisms leading to a burnout of family caregivers of the elder. About 70 biographical interviews crosscut within 15 French and 17 Russian families enlighten the perspectives of different actors, relations, incomprehension and tensions between them. Beginning with enthusiasm and recognition of care, caregiver’s « careers » run the risk of ending up in moral burnout. Burnout may be caused by a decline in the relationship with the cared-for due to the shift from the short-term (or even emergency) perspective of the first times of intensive caregiving to a long-term perspective where the care might become banal and provoke reclamations without recognition. If the comparison between France and Russia does not reveal major differences, it shows how different welfare contexts elaborate the frames (cohabitation and respite possibilities) that may cause a relationship degradation or offer a possibility to repair it. Finally, the article shows that different caregiving configurations create variable risks of burnout. Keywords – relational dynamics, caregiving, temporalities, configurations of caregivers Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 87 Introduction Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse Dans le contexte du vieillissement de la population en Europe de l’Ouest et de l’Est, les politiques font appel aux solidarités familiales. Dans les deux pays étudiés, la France et la Russie, l’obligation familiale de prendre soin des proches âgés fait consensus (Lefèvre et al., 2009) ainsi que le maintien à domicile1. Cependant, les chercheurs soulignent les limites de l’aide familiale dues aux risques d’épuisement physique et moral (Membrado et al., 2005), voire de mortalité prématurée des aidants2 (Schulz et Beach, 1999). Cet article interrogera spécifiquement l’épuisement moral (burn-out) en le comprenant comme « un état émotionnel dans lequel le travailleur [l’aidant] perd ses sentiments de positivité (optimisme), sa sympathie et son respect envers la clientèle [le proche âgé] » (Maslach, 1978 cité par Loriol, 2002), qui s’accompagne d’une perte de vision positive de son engagement (Loriol, 2002). L’épuisement moral conduirait les proches à revoir leur implication dans l’aide allant jusqu’à la cessation d’aide. La famille d’aujourd’hui ne se gère plus à travers une norme instituée, mais un pluralisme normatif ouvrant la porte aux négociations (Déchaux, 2011). Si les prescriptions de rôle existent, elles ne déterminent pas les pratiques d’aide, qui sont également travaillées par les configurations familiales et les histoires relationnelles (Petite, 2005). Or, dans les travaux existants, l’analyse du vécu des proches est peu croisée avec les relations qui se forgent – au fil du temps – avec les parents âgés. En conséquence, sur le plan méthodologique, ces travaux optent majoritairement pour une approche synchronique (Clément et al., 2005) en faisant l’impasse sur les aidés (Membrado et al., 2005). Cet article s’attache à travailler ces deux dimensions afin de saisir les dynamiques relationnelles façonnées par l’aide dans la durée en mobilisant le concept de care. Les approches du care mettent avant tout en exergue le fait qu’il est une relation (Held, 2006, p. 36), en soulignant ainsi le caractère contextuel et personnalisé de l’aide, mais aussi son caractère d’interdépendance (Daly et Lewis, 2000). Ces approches relient également différents aspects de l’aide, synthétisés par Joan Tronto (2009, p. 147-150) sous les rubriques : « se soucier de » (attention et sollicitude) ; « prendre en charge » (responsabilité et relations) ; « prendre soin » (gestes) et « recevoir le care ». L’approche en termes de care ouvre ainsi la perspective interactionniste, en mettant en lien l’aide avec sa réception et les relations entre les deux parties. À la suite de récents travaux français mettant en exergue l’importance du vécu subjectif des aidants et des relations avec leurs proches aidés (Campéon et Le Bihan, 2013 ; Le Bihan et al., 2014), j’essaierai de montrer que certaines modifications des relations entre aidant(e)s et aidé(e)s, ancrées dans le temps, tendent à provoquer l’épuisement moral des aidants, mettant ainsi en péril l’ensemble des éléments de care. Dans la perspective interactionniste, cet article s’intéresse aux évolutions des relations de care à travers les concepts de « carrière d’aidé(e) » et « carrière 1 En Russie, les établissements pour personnes âgées et handicapées (tout âge confondu) hébergent 240 000 personnes alors que plus d’un million de personnes âgées bénéficient des aides publiques à domicile (Rosstat). En France, 497 000 personnes vivent dans des établissements pour personnes âgées (Bouvier et al., 2011) soit près de 40 % des bénéficiaires de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) (Weber, 2006). 2 88 En tenant compte du caractère controversé du concept d’aidant (Pennec, 1999), je l’utilise néanmoins pour des raisons de facilité. Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse « Des Souris et des Hommes » Aide familiale : relations et durée Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse d’aidant(e) ». Se détachant de la sociologie du travail, la notion de carrière souligne la dimension processuelle et morale des pratiques et des rôles sociaux. Howard Becker (1985) a mis l’accent sur carrière comme « apprentissage d’un rôle social ». Erving Goffman a introduit le concept de « carrière morale de malade » afin de désigner des « modifications du système de représentations par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres » (1968, p. 179-180). Je vais ainsi analyser les carrières d’aide comme ensemble dynamique de care – de pratiques, de représentations et de relations interpersonnelles (première partie). En faisant référence aux travaux sur le Social care, qui envisagent le care comme « une activité et un ensemble de relations qui se trouvent au croisement des relations d’État, de marché et de famille (et secteur bénévole) » (Daly et Lewis, 2000), l’article interrogera les risques d’épuisement moral des aidants au sein de différentes configurations d’aide et des contextes contrastés, français et russe 3 (seconde partie).4 L’article s’appuie sur un ensemble d’entretiens biographiques, méthode permettant de conjuguer l’analyse factuelle, sémantique et discursive (Bertaux, 2005, p. 73-75). J’ai étudié 32 familles en France et 31 en Russie. 162 entretiens biographiques ont été effectués, auprès de 47 hommes et 115 femmes, âgés de 4 à 91 ans. La question de l’aide auprès d’un proche âgé a été abordée dans 15 familles françaises et 17 familles russes, soit dans près de 70 récits. J’ai identifié 21 configurations d’aide en France et 27, en Russie4. J’ai interviewé principalement des enfants aidants (11 dans chaque pays) ainsi que des conjoints (3 dans chaque pays), des beaux-enfants (3 en France et 5 en Russie) et des petits-enfants (7 en France et 13 en Russie). Les femmes sont majoritaires parmi les aidants interviewés (22 en France et 28 en Russie). Les familles ont été contactées par la méthode de la « boule de neige ». Bien que je n’aie pu faire qu’un seul entretien avec chaque interlocuteur, j’ai eu des nouvelles de la plupart des familles de manière directe ou indirecte après l’entretien, assurant une sorte de suivi longitudinal non formalisé. J’ai demandé de voir au moins deux personnes dans la famille. Les configurations familiales rencontrées sont ainsi très variables allant de familles complètes (enfants, parents, grands-parents) à des familles représentées par deux personnes, voire quelques entretiens isolés (familles divisées de point de vue géographique ou relationnel). Ayant essuyé très peu de refus explicites (pour la plupart venant d’hommes actifs), je n’ai pu néanmoins interviewer que 3 personnes âgées qui rencontrent des difficultés dans la vie quotidienne. 3 La France avec son régime d’État-providence corporatiste et « l’État “tirelire” » (Esping-Andersen et Palier, 2008, p. 110) peut être opposée à la Russie, un État-providence libéral (Fenger, 2007). 4 Où le proche âgé est confiné à son domicile ou a besoin d’une assistance pour les actes de la vie quotidienne. Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 89 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse J’ai contacté les familles à travers mon propre réseau de sociabilité, forcément des générations plus jeunes. Il revenait ensuite à mes informateurs privilégiés de me mettre en contact ou pas avec les autres membres de la famille. En règle générale, mes informateurs présentaient les proches aidés comme trop fatigués ou fragiles pour faire un entretien. Justifiés par un souci de les protéger des réflexions sur leur situation actuelle, supposée pénible, ces refus pourraient également être questionnés comme une façon de préserver une bonne image de soi en tant qu’aidant. En tout cas, les quelques observations que j’ai pu faire, ainsi que des discussions informelles et les conversations relatées par les proches, fournissent des matériaux sur les perceptions des aidés, allant souvent à l’encontre des récits des aidants. Afin de faciliter la lecture, mon propos sera construit autour de deux cas transversaux avec des exemples ponctuels issus d’autres configurations familiales. Épuisement moral des aidants au prisme de dynamiques relationnelles Par « carrière d’aidant(e) », il est possible de désigner l’évolution des pratiques et des perceptions de soi-même en tant que pourvoyeur d’aide et de l’autre en tant que destinataire de cette aide. Par le concept de « carrière d’aidé(e) », j’entends la construction d’une image de soi en tant que bénéficiaire d’aide et des attentes visà-vis d’autrui. Ces carrières, analysées sur une durée d’au moins plusieurs mois, peuvent être divisées en deux étapes. La première période, celle d’engagement ou d’installation dans l’aide, constitue à proprement parler l’apprentissage des rôles respectifs. La seconde étape, celle de « stabilisation » (Corbin, 1992), implique une diversité de scénarios possibles, notamment celui d’épuisement moral d’aidants. Installation dans l’aide : gestion du temps court Dans les familles étudiées, l’aide familiale apparaît souvent comme une réponse à une situation d’urgence, en tout cas à une situation envisagée sur un court terme. Il est parfois difficile de désigner un point de départ de l’aide, il s’agit plutôt d’un tournant dans les perceptions et les pratiques qui s’effectue graduellement ou est provoqué par un événement – une dégradation brusque de la santé de l’aidé, une disparition ou une défection d’un aidant – ou une prise de conscience de la nécessité d’aide. Il ne s’agit pas nécessairement d’un événement médical mais du « départ social » d’une carrière d’aide (Goffman, 1968, p. 185-225). Au début, les proches n’accèdent pas, voire ne pensent pas, à une aide professionnelle, assumant une partie plus ou moins importante des tâches domestiques et d’aide à la personne. Une re-cohabitation à temps plein ou partiel peut être envisagée, principalement en Russie. 90 Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse « Des Souris et des Hommes » Aide familiale : relations et durée Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse L’époux de Simone (88 ans, au foyer, épouse d’un comptable, France), décédé 2 ans avant l’entretien, a eu la maladie à corps de Lewy. Le couple a trois enfants – deux fils et Nadine (52 ans, professeur de gymnastique), de plus de 10 ans leur cadette, qui a toujours été la plus proche de ses parents, au sens géographique comme affectif. C’est Nadine, son époux et leurs enfants, particulièrement l’aînée, Justine (25 ans, chargée de communication), qui se sont mobilisés pour s’occuper du mari de Simone dès le début des troubles. Malgré la douleur de la perte, Simone, Nadine et Justine gardent un souvenir plutôt positif de ces 7 ans comme d’un temps où la famille était soudée face à l’épreuve : On est aussi en paix avec nous-mêmes, parce qu’on s’est vraiment occupé de lui, comme on a pu jusqu’au bout, à force de pas dormir certaines nuits, se lever parce qu’il y a un problème, etc., quoi. Donc… vraiment, jusqu’au bout… (Justine) Nadine affirme que son père a toujours été reconnaissant pour son aide et cherchait à la préserver. Les 4 éléments de care soulignés par Joan Tronto (2009) sont liés ici pour alimenter les relations vécues comme positives. La rupture avec l’histoire relationnelle contribue à une dynamique relationnelle positive : l’aide est reçue comme une chose extraordinaire, ne faisant pas partie de la routine relationnelle, elle génère une gratitude de la part de l’aidé(e). Une telle réception des gestes et de la sollicitude par l’aidé(e) confirme l’aidant(e) dans ses pratiques et lui donne une estime de soi, faisant ainsi perdurer cette relation. Les parents de Larissa (51 ans, au foyer, ingénieure de formation, Russie) ont été fragilisés depuis plusieurs années – sa mère développant la maladie de Parkinson et son père voyant de plus en plus mal. Avec le décès de sa mère, son père étant resté seul, Larissa a agi spontanément : « C’était un tel choc. Alors, je n’ai pensé à rien, je l’ai pris chez moi. » Pour Larissa et sa famille, cette décision a exigé l’apprentissage des tâches de soin et de la sollicitude. Pour le père de Larissa, le nouveau cadre a demandé un nouveau degré d’intimité avec sa fille et ses petitsenfants aussi bien que l’appropriation du nouvel espace : non-voyant, il ne savait pas s’orienter dans leur appartement. L’engagement d’un(e) aidant(e) exige ainsi un travail d’adaptation et d’apprentissage autant pour les pourvoyeurs que pour les bénéficiaires. Le passage à l’aide régulière peut aussi provoquer un rapprochement relationnel. Les relations affectives peuvent être mobilisées par les personnes âgées afin de contrebalancer l’aide et d’atténuer le caractère asymétrique des rapports (Pitrou, 1992, p. 199). Le recrutement des aidants familiaux se fait d’ailleurs souvent selon la « règle d’affection » (Membrado et al., 2005). L’entrée dans l’aide quotidienne ou presque, peut être le moment d’une consolidation de la famille au sens large, venant réviser son identité de groupe au prisme de ce nouvel engagement. Larissa raconte : « La première année, c’était vraiment : tous autour du grand-père. » Elle et son mari ont été émus par une telle participation de leurs enfants ; les enfants devenaient jeunes adultes et les parents s’enthousiasmaient à les voir comme tels. Cependant, le croisement des témoignages permet de constater que Larissa gomme les différences genrées : son fils avait 11 ans à l’époque et il ne s’est jamais occupé du grand-père. Elle idéalise cette période en l’opposant à l’étape du départ de ses filles qui a suivi. Le premier temps de l’aide peut ainsi être vécu d’une manière très positive par les aidants et les aidés, au point d’être vu de manière rétrospective comme un âge d’or. Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 91 Engagement à l’épreuve de la durée Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse La période d’installation dans l’aide est suivie d’une phase de « stabilisation » (Corbin, 1992). La transition dans cette phase semble marquée par le passage du temps court (voire de l’urgence), où les aidants agissent spontanément et ne posent pas toujours de limites à l’aide, à un temps long où l’enjeu est de durer. Au bout de quelques mois, voire de quelques années, les proches comprennent qu’il s’agit de vivre sur une longue durée avec cet engagement. Ils peuvent alors chercher des arrangements pour poser un cadre leur permettant de concilier cette aide avec d’autres activités. Ces tentatives pour limiter l’aide peuvent se heurter à une résistance violente des aidé(e)s car l’aide intense du premier temps est intégrée dans leur « expérience » – leur « passé actuel » (Koselleck, 1990, p. 311) – et détermine ainsi leurs « attentes » de care – leur « futur actualisé » (Koselleck, ibid.). La santé de Simone a commencé à se dégrader peu avant le décès de son mari. Au moment de l’entretien, elle est confinée à son domicile et nécessite une assistance pour sa toilette et ses repas. Elle est aidée principalement par Nadine, des aides à domicile et, plus ponctuellement, par Justine et son frère. Si les années d’aide auprès du mari de Simone sont vues comme positives du point de vue relationnel, Nadine et Justine, décrivent des cycles dans leurs relations avec Simone. La majeure partie de l’année, leurs relations sont bonnes, mais à certains moments, Simone est « en crise », elle « fait des caprices », voire des « chantages » : Elle a un sentiment de famille qui lui monte à la tête dès qu’on s’apprête à partir. D’ailleurs… tous les mois de juin, elle a des crises comme ça, c’est… c’est, une forme de déprime, elle a tous les maux de la terre, elle se laisse aller, elle téléphone : « Ça va pas, ça va pas. » Elle se plaint. Puis, après, au mois d’août, elle me dit : « Ah ben, je n’ai pas été si terrible que ça. » […] Elle ne se rend pas du tout compte… (Nadine) Ces périodes arrivent lorsque Simone anticipe et appréhende une diminution de care auprès d’elle. Avec le temps, intégré dans « l’expérience », le care peut devenir une relation habituelle et attendue. Les expressions de gratitude risquent alors de céder la place à des attentes en matière de disponibilité, voire à des exigences. La réception du care fait ainsi défaut en remettant en cause les relations et ainsi les pratiques : « Cela est parfois dur à supporter quand on sait tout le mal que l’on se donne pour qu’elle vive bien chez elle », conclut Justine. Dans la famille de Larissa, la mobilisation autour de son père a duré un an. Eugenia (24 ans, doctorante), la fille cadette de Larissa, explique : Et puis, les relations avec le grand-père ont commencé à empirer parce que, ben, c’était difficile. La première vague des sentiments, de la compassion pour le grandpère était passée et tout est devenu nécessité. C’était un fait qu’il habitait ici. Une quantité d’incommodités est apparue. Ces « incommodités » sont très diverses selon les familles, leurs conditions de vie et leurs possibilités de recours aux services professionnels. Mais, à elles seules, les conditions matérielles ne suffisent pas à expliquer le désistement des aidants : [Le grand-père] vérifiait après le passage de l’oncle si le frigo était bien fermé. Le grand-père, qui, à ce moment-là, ne voyait rien et entendait mal, il allait vérifier ! Ces situations irritaient tout le monde. (Eugenia) L’irritation grandit et les comportements qui auraient juste provoqué un sourire dans d’autres circonstances donnent lieu à des altercations. On constate alors 92 Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse « Des Souris et des Hommes » Aide familiale : relations et durée Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse une perte de sens de son engagement, donc l’épuisement moral. Après une première année d’« amour », les filles de Larissa se sont éloignées de leur grand-père en quittant le foyer parental. Depuis, elles entretiennent une participation plutôt formelle. Selon Eugenia, sa sœur aînée « ne communique plutôt pas. Cela veut dire qu’elle achète du vin comme cadeau d’anniversaire. C’est à peu près ça son attention. » Eugenia se fait remplacer dans la communication avec le grand-père par son fils de deux ans, car elle n’y voit plus de sens : « Il est difficile de lui parler, il est difficile de répondre à ses questions, c’est pour cela que j’ai envie de réduire cela au minimum. » Or, les conversations et l’attention sont définies par les personnes âgées interviewées comme des formes de care essentielles pour leur bien-être, il s’agit donc d’une dégradation des relations et de l’aide. Encore une fois, les 4 éléments de care se suivent : si la réception de l’aide devient négative (réception), si les discussions deviennent problématiques (se soucier de), ceci tend à démotiver les aidants (prendre en charge) qui seraient de ce fait plus réticents à maintenir ou augmenter leur présence (prendre soin) en confirmant ainsi le mécontentement des aidés (réception). Ce type de prise de distance relationnelle est bien marqué dans les deux langues – on arrête de « s’occuper » ou de « prendre soin » des proches âgées et on se met à les « garder ». Inégalités dans les dynamiques de relations d’aide Les dynamiques dans les relations de care sont multiples, certaines mènent à l’épuisement moral des aidants tandis que d’autres s’appuient sur des relations significatives et des enjeux identitaires contribuant à maintenir l’engagement des proches. Cette partie interrogera les inégalités dans l’aide contribuant aux dynamiques relationnelles variables, qu’elles relèvent des caractéristiques sociales des aidants ou du contexte macrosocial. Effets structurels sur les dynamiques d’aide familiale L’aide vécue sur un mode affectif constitue davantage une expérience positive pour les aidants (Caradec, 2009). Or, l’affection, les prescriptions des rôles en matière d’entraide (Petite, 2005) et les attentes qui en découlent varient selon les rôles familiaux. Les recherches soulignent deux critères principaux de choix des aidants – les injonctions genrées et les obligations en termes de rôles, qui assignent les conjoints et les enfants à l’aide (Membrado et al., 2005 ; Petite, 2005). Dans cette partie, j’analyserai comment ces deux critères peuvent engendrer des dynamiques relationnelles variables. Tout d’abord, la dégradation relationnelle a été observée quasi exclusivement dans les cas de femmes aidantes. Clare Ungerson (2006) montre que les hommes aidants sont davantage motivés par la réciprocité et l’affection tandis que les femmes aidantes ont plutôt des motivations mixtes, comprenant l’obligation ressentie. Ce type de motivation semble, en effet, plus propice à épuisement moral. En outre, les inégalités face aux risques d’épuisement moral peuvent être liées à une division du travail genrée (Bucki et al., 2012). Nadine rend des visites à sa Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 93 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse mère tous les jours ; avant la mise en place des aides professionnelles, elle faisait aussi le ménage et lavait ses parents. Son époux, cadre banquier, s’occupe du patrimoine de sa belle-mère et des questions administratives. Une telle division du travail détermine une présence différenciée créant des attentes variables. Simone, la mère de Nadine, exprime beaucoup de gratitude envers son gendre, ses reproches ne s’adressant qu’à sa fille. Simone a également deux fils, qui ne viennent plus la voir depuis plusieurs années, mais le reproche que Simone formule à leur égard est d’être « désagréables » avec elle et non de refuser de prendre soin d’elle. On voit bien une inégalité en termes d’attentes : un appel téléphonique de temps en temps de la part des fils aurait suffi, alors que la fille devrait passer davantage de temps chez sa mère lors de ses visites quotidiennes. Les conjoints semblent occuper une position relativement protégée des risques d’épuisement moral. Nina (73 ans, bibliothécaire à la retraite, Russie) prend soin de son mari handicapé par un AVC depuis 8 ans. Elle est son aidante unique et continue, toutefois, à voir leurs relations de manière positive. Son mari ne parle plus, mais dans le discours de Nina, on voit que le dialogue au quotidien se poursuit. Le couple persiste et constitue son repère identitaire dominant : « mon affaire personnelle », c’est ainsi qu’elle désigne son engagement. Il est alors possible de supposer que les conjoints ont davantage de possibilités pour apprendre à pallier l’impossibilité de communication verbale du fait qu’ils partagent le quotidien depuis longtemps. En outre, les rapports conjugaux supposent des relations affectives (Bozon, 1991) aussi bien que le rôle d’« aidant quotidien polyvalent » (Petite, 2005, p. 158). Ces injonctions, ainsi que l’histoire de la vie en commun, peuvent préserver les conjoints d’une dégradation des relations. Enfin, le soin et un degré important d’intimité ne sont généralement pas nouveaux pour les couples au moment de l’émergence d’une dépendance. L’entrée dans l’aide intense créerait ainsi moins d’attentes. Les relations d’aide conjugale tendent à se jouer sur un mode d’affection et d’obligations mutuelles (Caradec, 2009), atténuant ainsi la transition vers le care intense. Les enfants aidants semblent davantage courir le risque d’épuisement moral. L’entrée dans l’aide est présentée ici comme un tournant dans les pratiques et les relations, marqué par un rapprochement contribuant à créer de nouvelles attentes. La bonne distance serait ainsi plus difficile à trouver à la longue et le surinvestissement des premiers mois risquerait de causer une détérioration des relations par la suite. En revanche, les parents plus éloignés, notamment, les petits-enfants, font face aux attentes beaucoup plus floues (Duprat-Kushtanina, 2013, p. 341-344). La dégradation de leurs relations avec les grands-parents âgés relèverait davantage des difficultés communicationnelles. Des problèmes auditifs, des rengaines et l’impossibilité de faire évoluer les discussions et les troubles cognitifs semblent particulièrement néfastes pour ces relations. L’absence de mémoire signifie la fin du souci de l’autre (Margalit, 2004, p. 27-30) : des visites ont un sens lorsque les échanges sont possibles et elles deviennent problématiques si la personne a du mal à reconnaître les visiteurs ou suivre leurs nouvelles. En outre, les cas de dégradation de relations avec le temps, provoquée par le care, concernent principalement les femmes aidées. Nadine et Justine tirent un bilan plutôt positif de l’accompagnement de leur père et grand-père. En revanche, 94 Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse « Des Souris et des Hommes » Aide familiale : relations et durée Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse l’expérience d’aide auprès de Simone est mitigée pour les deux parties. Il est possible d’expliquer ce fait par un décalage des temporalités. Pour Simone, l’aide dont elle bénéficie n’a vraiment commencé qu’avec le décès de son époux. Or, pour Nadine et Justine, l’engagement dans l’aide peut être daté du moment des premiers troubles de l’époux de Simone, 7 ans plus tôt. Cet écart de perspectives temporelles contribuerait à créer des attentes différenciées. Nadine fait part d’un épuisement physique qu’elle a ressenti peu avant le décès de son père, les aides professionnelles ont alors été un soulagement. Après la disparition de son père, elle n’était pas en mesure (de point de vue professionnel et psychologique) de se mobiliser pour sa mère autant qu’elle l’avait fait pour son père. Elle a alors conservé les aides à domicile initialement mises en place pour celui-ci. Simone avoue qu’elle aimerait avoir davantage de compagnie puisqu’elle se sent seule : « elle ne comprend pas ma fille », résume-t-elle. Ce cas de figure où la dépendance de la mère arrive après un temps d’aide auprès du père, semble récurrent dans le contexte actuel d’une espérance de vie plus courte des hommes, les époux étant en outre plus âgés que les épouses (Bozon, 1990). La dépendance des mères peut ainsi arriver à un moment où la « carrière » d’aidant de leurs enfants est déjà entamée, l’aide reçue risque de ne pas être à la hauteur de leurs attentes. Ainsi, certains aidants sont davantage exposés aux risques de dégradation des relations d’aide du fait d’attentes pesant sur eux en termes de disponibilité et d’intimité des tâches. Ce sont souvent les plus impliqués dans l’aide quotidienne – les filles et les proches (re-)cohabitants ou résidant à proximité. Tandis que d’autres trouveraient plus facilement une bonne distance du fait d’un contour de relations stable à travers le temps (les conjoints) et une possibilité légitime de limiter l’aide en termes de tâches (les hommes) et de temps (enfants résidant à distance). Épuisement moral et contextes macrosociaux Bien que les contextes nationaux russe et français partagent la norme de soin familial auprès des personnes âgées (Lefèvre et al., 2009 ; Martin, 2003 ; Tkač, 2015), ils demeurent contrastés quant aux possibilités des aidants de se faire aider. En Russie, les possibilités d’externaliser l’aide sont très limitées par des politiques publiques réduites, un coût élevé des services privés5, mais aussi les normes sociales. Les aides publiques peuvent comprendre deux visites de travailleur social par semaine (aidant souvent pour les courses) et des visites ponctuelles d’une infirmière pour faire un contrôle. Aucune aide n’est prévue pour la toilette, l’habillage ou la prise de médicaments. Ces pratiques relèvent du care informel ou des aides payantes. Dans les représentations, l’aide familiale est valorisée tandis que les familles qui placent leurs aînés en institution sont fortement stigmatisées (Lefèvre et al., 2009). Bien qu’une grande partie de familles rencontrées appartienne aux classes moyennes et supérieures, au moment de l’entretien, l’aide professionnelle (à domicile) n’est mobilisée que par une seule famille russe. En revanche, toutes les familles françaises interviewées faisant face à la dépendance d’un proche à un moment ou un autre recourent à une aide 5 En 2009, à Moscou, pour employer une aide-soignante à demeure, il fallait compter plus de 15 000 roubles (361 euros) par mois, le double de la retraite moyenne (un peu plus de 8 000 roubles) et équivalent d’un salaire moyen (Rosstat). Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 95 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse professionnelle, à domicile ou en institution. Les aides professionnelles à domicile concernent principalement les tâches ménagères, la toilette et l’habillage, mais ne diminuent pas l’implication des proches (Weber, 2006). Ces derniers sont souvent dispensés des tâches de soin et de ménage (prendre soin), mais pas de soutien moral (se soucier de) ni du travail organisationnel (se charger de) (Campéon et Le Bihan, 2013). En outre, la (re-)cohabitation entre générations adultes est plus fréquente en Russie, où un quart de personnes de 50-79 ans ayant au moins un parent en vie cohabite avec un parent – contre 2,7 % en France (Duprat-Kushtanina, 2013, p. 419). En Russie, la re-cohabitation se présente comme une réponse à l’indisponibilité des aides professionnelles et aux obligations familiales (Tkač, 2015). Elle peut aussi être une occasion de redistribuer les biens immobiliers dans la famille, en procurant aux jeunes couples un logement indépendant (Tkač, 2015). Ainsi, en Russie, les proches se retrouvent souvent à (re-)cohabiter avec un parent âge en exerçant même les tâches de soin exigeant une qualification médicale (Tkač, 2015). En revanche, en France, s’il est attendu que les descendants prennent soin d’un parent âgé (Martin, 2003), le contenu de ce rôle n’est pas nécessairement le même. De nombreux proches vont endosser le rôle de care manager à distance (Campéon et Le Bihan, 2013), la (re-)cohabitation étant plutôt réservée aux milieux populaires (Attias-Donfut et Renaut, 1994). Les différences des contextes politiques et économiques rendant l’externalisation du care plus ou moins accessible ne semblent, toutefois, pas avoir un effet direct sur l’épuisement moral des aidants. Dans les deux pays, j’ai entendu des récits d’aidants épanouis aussi bien que d’aidants épuisés. J’ai recueilli 11 discours d’épuisement en Russie et 9 en France. On peut néanmoins se demander si en Russie le discours d’épuisement moral ne serait pas en partie sanctionné par la norme de prise en charge familiale et par l’impossibilité de désengagement légitime, alors qu’en France, le discours d’épuisement pourrait, au contraire, servir à justifier une externalisation de l’aide. En Russie, dans 10 cas d’épuisement sur 11, l’aidant est cohabitant et dans 7 cas, il s’agit d’une cohabitation avec un bel-enfant ou petit-enfant, souvent récente. Dans ces cas de cohabitation sans ancrage biographique, la décision appartient à l’enfant de la personne âgée et serait vécue comme un non-choix par les autres membres du ménage. Les tensions au sein du foyer peuvent s’exacerber, comme cela a été pour les enfants de Larissa, qui se sont retrouvés à habiter la même chambre à trois du fait de l’emménagement de leur grand-père. En France, seuls 3 aidants épuisés sur 9 sont cohabitants. Il s’agit d’une (re-)cohabitation avec un enfant ou petit-enfant. Ainsi, si la distance peut jouer un rôle protecteur contre l’épuisement moral des aidants (Campéon et Le Bihan, 2013), cela devient difficile en cas de (re-)cohabitation, situation plus fréquente en Russie. En outre, la possibilité d’accéder aux aides professionnelles (le cas français) semble protéger les aidants cohabitants de l’épuisement moral. Dans les cas de dégradation relationnelle et d’épuisement moral, le mode de désengagement dépendrait de la position initiale de l’aidant dans le réseau de care. Pour ceux qui ont toujours eu un rôle secondaire, il est possible de laisser 96 Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse « Des Souris et des Hommes » Aide familiale : relations et durée Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse les tâches à celui, ou plutôt celle, qui y est engagé(e) davantage (comme l’ont fait les filles de Larissa). Pour les personnes qui se voient comme les aidants principaux, il serait plus problématique de revoir leur engagement à la baisse. Les deux contextes nationaux procurent des possibilités inégales de remédier à la dégradation des relations de care, à travers l’empowerment des aidants par les aides professionnelles et solutions de répit (Le Bihan et al., 2014). En France, les solutions de répit offrent une possibilité de relâcher l’emprise du care sur la vie des aidants, de reconsidérer les rôles respectifs et de calmer les tensions. Les relations avec le proche aidé peuvent ainsi être améliorées (Le Bihan et al., 2014), redonnant le sens au care (prendre en charge) et confirmant l’engagement des aidants (prendre soin). L’institutionnalisation peut également avoir un effet de répit. Quelques mois après l’entretien, Simone a fait une chute. Nadine a alors pris la décision de la placer dans un EHPAD. Dans des échanges informels, Justine a fait part d’une amélioration de ses relations avec sa grand-mère depuis son institutionnalisation, bien que les contacts soient devenus plus rares. En revanche, en Russie, la seule option d’externalisation du care sont les services d’aide à domicile, réservés aux familles aisées. Un an après l’entretien, suite à une dépression, Larissa a pris une aide à domicile qui l’assiste de façon ponctuelle tout au long de l’année et qui passe les trois mois d’été avec Larissa, son père et son petit-fils à la campagne. Cette option n’a été possible que grâce aux revenus élevés du mari de Larissa. Dans des familles russes moins favorisées, j’ai pu observer des cas d’enfermement dans le care et de grande détresse des (beaux-)enfants cohabitants, aspirant parfois à la disparition du proche aidé. Conclusion L’analyse des récits de vie montre que les aspects relationnels jouent un rôle important dans le processus d’épuisement moral d’aidants familiaux. Le passage de la perspective de court terme de l’engagement dans l’aide à celle de long terme et la durée mettent à l’épreuve les relations. La dégradation des relations de care avec le temps peut être due à une banalisation de l’aide ou à un manque de distance entre les deux parties. Avec la détérioration de cet élément crucial du care, l’épuisement moral des aidants ferait son apparition. Les inégalités dans les possibilités de maintenir les relations d’aide sur un mode positif semblent liées aux effets structurels (le genre et la position respective des acteurs dans le réseau de parenté, le lieu de résidence). Si les contextes nationaux contrastés ne créent pas directement d’inégalités face à l’épuisement, ils agissent sur les manières dont les aidants peuvent ou non gérer la distance (incitation à la (re-)cohabitation en Russie) et arrêter la dégradation des relations en externalisant le care. Il serait intéressant de retravailler cette question sur un corpus plus large afin de pouvoir faire une lecture plus fine au prisme des milieux sociaux, dans les deux pays. Retraçant les parcours de manière rétrospective, l’entretien biographique a été critiqué comme une source biaisée par la mémoire. Les analyses montrent, cependant, que cette méthode articule les éléments objectifs et subjectifs, en mettant en avant les logiques d’actions et leurs évolutions à travers les Gérontologie et société – n° 150 – vol. 38 / 2016 97 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Franche-Comté - - 193.54.75.136 - 07/12/2016 14h59. © Caisse nationale d'assurance vieillesse temporalités, sociales et individuelles (Demazière, 2003). Les carrières d’aide ont ainsi été présentées par mes interlocuteurs à l’aune des changements qui ont été entrepris, souvent pour démontrer comment les décisions se sont imposées à eux. En outre, un entretien biographique met en lumière le fait que « l’intimité, ce rapport de soi à soi, est peuplée d’autrui significatifs » (Murard, 2002), ce qui en fait une méthode privilégiée pour travailler les carrières vues comme dynamiques interpersonnelles. La méthode de la « boule de neige » impose néanmoins deux limites aux données recueillies : l’accès aux personnes aidées peut être limité et les aidants sont peu disposés à accepter un entretien s’ils se trouvent dans une période de crise. Un suivi longitudinal pourrait être plus fructueux de ce point de vue. RÉFÉRENCES Attias-Donfut, C. et Renaut, S. (1994). Vieillir avec ses enfants. Corésidence de toujours et recohabitation. Communications, 59, 29-53. Becker, H. (1985). Outsiders. Paris, France : Métailié. Bertaux, D. (2005). L’enquête et ses méthodes : le récit de vie. Paris, France : Armand Colin. Bouvier, G., Lincot, L. et Rebiscoul, C. (2011). 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