AIDE FAMILIALE : RELATIONS À L`ÉPREUVE DE LA DURÉE

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AIDE FAMILIALE : RELATIONS À L`ÉPREUVE DE LA DURÉE
Veronika Duprat-Kushtanina
Caisse nationale d'assurance vieillesse | « Gérontologie et société »
2016/2 vol. 38 / n° 150 | pages 87 à 100
ISSN 0151-0193
ISBN 9782858231027
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe-2016-2-page-87.htm
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Veronika Duprat-Kushtanina, « Aide familiale : relations à l’épreuve de la durée »,
Gérontologie et société 2016/2 (vol. 38 / n° 150), p. 87-100.
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AIDE FAMILIALE : RELATIONS À L’ÉPREUVE DE LA DURÉE
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Aide familiale : relations
à l’épreuve de la durée
Veronika DUPRAT-KUSHTANINA
Docteure en sociologie, Postdoctorante, Centre de Recherches « Individus, Épreuves,
Sociétés » (CeRIES), Université Lille 3
Résumé – À partir de deux contextes sociaux contrastés, la France et la Russie, l’article analyse
les mécanismes relationnels qui peuvent conduire à l’épuisement moral d’aidants familiaux de
personnes âgées. Près de 70 entretiens biographiques croisés au sein de 15 familles françaises
et 17 familles russes permettent de mettre en lumière les perspectives des différents acteurs,
les relations, les incompréhensions et les tensions entre eux. Débutée dans l’enthousiasme
et la reconnaissance, une « carrière » d’aidant(e) risque d’aboutir à un épuisement moral.
L’épuisement peut être causé par une dégradation des relations avec le proche aidé due au
passage de la perspective de court terme (voire de l’urgence) du premier temps d’aide intense à
un temps long où l’aide peut devenir banale et donner lieu à des exigences sans reconnaissance.
Si la comparaison entre la France et la Russie ne révèle pas de différences majeures, elle montre
comment les différents contextes de « welfare » travaillent les cadres (cohabitation et possibilités
de répit) pouvant provoquer une dégradation des relations ou donner une possibilité de la
réparer. Enfin, l’article montre que les différentes configurations d’aide contribuent à des risques
d’épuisement moral de manière inégale.
Mots clés – dynamiques relationnelles, aide, temporalités, configurations d’aide
Abstract – Family elder care: relations put to the test by time
Analyzing two contrasted social contexts, France and Russia, this article looks into relational
mechanisms leading to a burnout of family caregivers of the elder. About 70 biographical
interviews crosscut within 15 French and 17 Russian families enlighten the perspectives of
different actors, relations, incomprehension and tensions between them. Beginning with
enthusiasm and recognition of care, caregiver’s « careers » run the risk of ending up in moral
burnout. Burnout may be caused by a decline in the relationship with the cared-for due to the
shift from the short-term (or even emergency) perspective of the first times of intensive caregiving
to a long-term perspective where the care might become banal and provoke reclamations without
recognition. If the comparison between France and Russia does not reveal major differences, it
shows how different welfare contexts elaborate the frames (cohabitation and respite possibilities)
that may cause a relationship degradation or offer a possibility to repair it. Finally, the article
shows that different caregiving configurations create variable risks of burnout.
Keywords – relational dynamics, caregiving, temporalities, configurations of caregivers
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Introduction
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Dans le contexte du vieillissement de la population en Europe de l’Ouest et de l’Est, les
politiques font appel aux solidarités familiales. Dans les deux pays étudiés, la France
et la Russie, l’obligation familiale de prendre soin des proches âgés fait consensus
(Lefèvre et al., 2009) ainsi que le maintien à domicile1. Cependant, les chercheurs
soulignent les limites de l’aide familiale dues aux risques d’épuisement physique et
moral (Membrado et al., 2005), voire de mortalité prématurée des aidants2 (Schulz
et Beach, 1999). Cet article interrogera spécifiquement l’épuisement moral (burn-out)
en le comprenant comme « un état émotionnel dans lequel le travailleur [l’aidant] perd
ses sentiments de positivité (optimisme), sa sympathie et son respect envers la clientèle
[le proche âgé] » (Maslach, 1978 cité par Loriol, 2002), qui s’accompagne d’une perte
de vision positive de son engagement (Loriol, 2002). L’épuisement moral conduirait
les proches à revoir leur implication dans l’aide allant jusqu’à la cessation d’aide.
La famille d’aujourd’hui ne se gère plus à travers une norme instituée, mais un
pluralisme normatif ouvrant la porte aux négociations (Déchaux, 2011). Si les
prescriptions de rôle existent, elles ne déterminent pas les pratiques d’aide, qui
sont également travaillées par les configurations familiales et les histoires relationnelles (Petite, 2005). Or, dans les travaux existants, l’analyse du vécu des
proches est peu croisée avec les relations qui se forgent – au fil du temps – avec
les parents âgés. En conséquence, sur le plan méthodologique, ces travaux optent
majoritairement pour une approche synchronique (Clément et al., 2005) en faisant l’impasse sur les aidés (Membrado et al., 2005). Cet article s’attache à travailler ces deux dimensions afin de saisir les dynamiques relationnelles façonnées par l’aide dans la durée en mobilisant le concept de care. Les approches
du care mettent avant tout en exergue le fait qu’il est une relation (Held, 2006,
p. 36), en soulignant ainsi le caractère contextuel et personnalisé de l’aide, mais
aussi son caractère d’interdépendance (Daly et Lewis, 2000). Ces approches
relient également différents aspects de l’aide, synthétisés par Joan Tronto (2009,
p. 147-150) sous les rubriques : « se soucier de » (attention et sollicitude) ; « prendre
en charge » (responsabilité et relations) ; « prendre soin » (gestes) et « recevoir le
care ». L’approche en termes de care ouvre ainsi la perspective interactionniste, en
mettant en lien l’aide avec sa réception et les relations entre les deux parties. À la
suite de récents travaux français mettant en exergue l’importance du vécu subjectif
des aidants et des relations avec leurs proches aidés (Campéon et Le Bihan, 2013 ;
Le Bihan et al., 2014), j’essaierai de montrer que certaines modifications des relations entre aidant(e)s et aidé(e)s, ancrées dans le temps, tendent à provoquer l’épuisement moral des aidants, mettant ainsi en péril l’ensemble des éléments de care.
Dans la perspective interactionniste, cet article s’intéresse aux évolutions des
relations de care à travers les concepts de « carrière d’aidé(e) » et « carrière
1
En Russie, les établissements pour personnes âgées et handicapées (tout âge confondu) hébergent 240 000 personnes alors
que plus d’un million de personnes âgées bénéficient des aides publiques à domicile (Rosstat). En France, 497 000 personnes
vivent dans des établissements pour personnes âgées (Bouvier et al., 2011) soit près de 40 % des bénéficiaires de l’Allocation
personnalisée d’autonomie (APA) (Weber, 2006).
2
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En tenant compte du caractère controversé du concept d’aidant (Pennec, 1999), je l’utilise néanmoins pour des raisons de facilité.
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« Des Souris et des Hommes »
Aide familiale : relations et durée
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d’aidant(e) ». Se détachant de la sociologie du travail, la notion de carrière souligne
la dimension processuelle et morale des pratiques et des rôles sociaux. Howard
Becker (1985) a mis l’accent sur carrière comme « apprentissage d’un rôle social ».
Erving Goffman a introduit le concept de « carrière morale de malade » afin de
désigner des « modifications du système de représentations par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres » (1968, p. 179-180).
Je vais ainsi analyser les carrières d’aide comme ensemble dynamique de care – de
pratiques, de représentations et de relations interpersonnelles (première partie).
En faisant référence aux travaux sur le Social care, qui envisagent le care comme
« une activité et un ensemble de relations qui se trouvent au croisement des relations
d’État, de marché et de famille (et secteur bénévole) » (Daly et Lewis, 2000), l’article
interrogera les risques d’épuisement moral des aidants au sein de différentes
configurations d’aide et des contextes contrastés, français et russe 3 (seconde
partie).4
L’article s’appuie sur un ensemble d’entretiens biographiques, méthode
permettant de conjuguer l’analyse factuelle, sémantique et discursive
(Bertaux, 2005, p. 73-75). J’ai étudié 32 familles en France et 31 en Russie.
162 entretiens biographiques ont été effectués, auprès de 47 hommes et
115 femmes, âgés de 4 à 91 ans. La question de l’aide auprès d’un proche
âgé a été abordée dans 15 familles françaises et 17 familles russes, soit dans
près de 70 récits. J’ai identifié 21 configurations d’aide en France et 27, en
Russie4. J’ai interviewé principalement des enfants aidants (11 dans chaque
pays) ainsi que des conjoints (3 dans chaque pays), des beaux-enfants (3 en
France et 5 en Russie) et des petits-enfants (7 en France et 13 en Russie).
Les femmes sont majoritaires parmi les aidants interviewés (22 en France et
28 en Russie).
Les familles ont été contactées par la méthode de la « boule de neige ».
Bien que je n’aie pu faire qu’un seul entretien avec chaque interlocuteur, j’ai
eu des nouvelles de la plupart des familles de manière directe ou indirecte
après l’entretien, assurant une sorte de suivi longitudinal non formalisé. J’ai
demandé de voir au moins deux personnes dans la famille. Les configurations
familiales rencontrées sont ainsi très variables allant de familles complètes
(enfants, parents, grands-parents) à des familles représentées par deux
personnes, voire quelques entretiens isolés (familles divisées de point de vue
géographique ou relationnel). Ayant essuyé très peu de refus explicites (pour
la plupart venant d’hommes actifs), je n’ai pu néanmoins interviewer que
3 personnes âgées qui rencontrent des difficultés dans la vie quotidienne.
3
La France avec son régime d’État-providence corporatiste et « l’État “tirelire” » (Esping-Andersen et Palier, 2008, p. 110) peut
être opposée à la Russie, un État-providence libéral (Fenger, 2007).
4
Où le proche âgé est confiné à son domicile ou a besoin d’une assistance pour les actes de la vie quotidienne.
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J’ai contacté les familles à travers mon propre réseau de sociabilité, forcément
des générations plus jeunes. Il revenait ensuite à mes informateurs privilégiés
de me mettre en contact ou pas avec les autres membres de la famille.
En règle générale, mes informateurs présentaient les proches aidés comme
trop fatigués ou fragiles pour faire un entretien. Justifiés par un souci de les
protéger des réflexions sur leur situation actuelle, supposée pénible, ces refus
pourraient également être questionnés comme une façon de préserver une
bonne image de soi en tant qu’aidant. En tout cas, les quelques observations
que j’ai pu faire, ainsi que des discussions informelles et les conversations
relatées par les proches, fournissent des matériaux sur les perceptions des
aidés, allant souvent à l’encontre des récits des aidants.
Afin de faciliter la lecture, mon propos sera construit autour de deux cas
transversaux avec des exemples ponctuels issus d’autres configurations
familiales.
Épuisement moral des aidants au prisme
de dynamiques relationnelles
Par « carrière d’aidant(e) », il est possible de désigner l’évolution des pratiques et
des perceptions de soi-même en tant que pourvoyeur d’aide et de l’autre en tant
que destinataire de cette aide. Par le concept de « carrière d’aidé(e) », j’entends la
construction d’une image de soi en tant que bénéficiaire d’aide et des attentes visà-vis d’autrui. Ces carrières, analysées sur une durée d’au moins plusieurs mois,
peuvent être divisées en deux étapes. La première période, celle d’engagement ou
d’installation dans l’aide, constitue à proprement parler l’apprentissage des rôles
respectifs. La seconde étape, celle de « stabilisation » (Corbin, 1992), implique une
diversité de scénarios possibles, notamment celui d’épuisement moral d’aidants.
Installation dans l’aide : gestion du temps court
Dans les familles étudiées, l’aide familiale apparaît souvent comme une réponse à
une situation d’urgence, en tout cas à une situation envisagée sur un court terme.
Il est parfois difficile de désigner un point de départ de l’aide, il s’agit plutôt d’un
tournant dans les perceptions et les pratiques qui s’effectue graduellement ou
est provoqué par un événement – une dégradation brusque de la santé de l’aidé,
une disparition ou une défection d’un aidant – ou une prise de conscience de la
nécessité d’aide. Il ne s’agit pas nécessairement d’un événement médical mais
du « départ social » d’une carrière d’aide (Goffman, 1968, p. 185-225). Au début,
les proches n’accèdent pas, voire ne pensent pas, à une aide professionnelle,
assumant une partie plus ou moins importante des tâches domestiques et d’aide
à la personne. Une re-cohabitation à temps plein ou partiel peut être envisagée,
principalement en Russie.
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« Des Souris et des Hommes »
Aide familiale : relations et durée
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L’époux de Simone (88 ans, au foyer, épouse d’un comptable, France), décédé 2 ans
avant l’entretien, a eu la maladie à corps de Lewy. Le couple a trois enfants – deux
fils et Nadine (52 ans, professeur de gymnastique), de plus de 10 ans leur cadette,
qui a toujours été la plus proche de ses parents, au sens géographique comme
affectif. C’est Nadine, son époux et leurs enfants, particulièrement l’aînée, Justine
(25 ans, chargée de communication), qui se sont mobilisés pour s’occuper du
mari de Simone dès le début des troubles. Malgré la douleur de la perte, Simone,
Nadine et Justine gardent un souvenir plutôt positif de ces 7 ans comme d’un
temps où la famille était soudée face à l’épreuve :
On est aussi en paix avec nous-mêmes, parce qu’on s’est vraiment occupé de lui,
comme on a pu jusqu’au bout, à force de pas dormir certaines nuits, se lever parce
qu’il y a un problème, etc., quoi. Donc… vraiment, jusqu’au bout… (Justine)
Nadine affirme que son père a toujours été reconnaissant pour son aide et cherchait à la préserver. Les 4 éléments de care soulignés par Joan Tronto (2009) sont
liés ici pour alimenter les relations vécues comme positives. La rupture avec
l’histoire relationnelle contribue à une dynamique relationnelle positive : l’aide
est reçue comme une chose extraordinaire, ne faisant pas partie de la routine
relationnelle, elle génère une gratitude de la part de l’aidé(e). Une telle réception
des gestes et de la sollicitude par l’aidé(e) confirme l’aidant(e) dans ses pratiques
et lui donne une estime de soi, faisant ainsi perdurer cette relation.
Les parents de Larissa (51 ans, au foyer, ingénieure de formation, Russie) ont été
fragilisés depuis plusieurs années – sa mère développant la maladie de Parkinson
et son père voyant de plus en plus mal. Avec le décès de sa mère, son père étant
resté seul, Larissa a agi spontanément : « C’était un tel choc. Alors, je n’ai pensé
à rien, je l’ai pris chez moi. » Pour Larissa et sa famille, cette décision a exigé
l’apprentissage des tâches de soin et de la sollicitude. Pour le père de Larissa, le
nouveau cadre a demandé un nouveau degré d’intimité avec sa fille et ses petitsenfants aussi bien que l’appropriation du nouvel espace : non-voyant, il ne savait
pas s’orienter dans leur appartement. L’engagement d’un(e) aidant(e) exige ainsi
un travail d’adaptation et d’apprentissage autant pour les pourvoyeurs que pour
les bénéficiaires. Le passage à l’aide régulière peut aussi provoquer un rapprochement relationnel. Les relations affectives peuvent être mobilisées par les personnes âgées afin de contrebalancer l’aide et d’atténuer le caractère asymétrique
des rapports (Pitrou, 1992, p. 199). Le recrutement des aidants familiaux se fait
d’ailleurs souvent selon la « règle d’affection » (Membrado et al., 2005).
L’entrée dans l’aide quotidienne ou presque, peut être le moment d’une consolidation de la famille au sens large, venant réviser son identité de groupe au prisme de
ce nouvel engagement. Larissa raconte : « La première année, c’était vraiment : tous
autour du grand-père. » Elle et son mari ont été émus par une telle participation de
leurs enfants ; les enfants devenaient jeunes adultes et les parents s’enthousiasmaient à les voir comme tels. Cependant, le croisement des témoignages permet
de constater que Larissa gomme les différences genrées : son fils avait 11 ans à
l’époque et il ne s’est jamais occupé du grand-père. Elle idéalise cette période en
l’opposant à l’étape du départ de ses filles qui a suivi. Le premier temps de l’aide
peut ainsi être vécu d’une manière très positive par les aidants et les aidés, au
point d’être vu de manière rétrospective comme un âge d’or.
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Engagement à l’épreuve de la durée
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La période d’installation dans l’aide est suivie d’une phase de « stabilisation »
(Corbin, 1992). La transition dans cette phase semble marquée par le passage
du temps court (voire de l’urgence), où les aidants agissent spontanément et ne
posent pas toujours de limites à l’aide, à un temps long où l’enjeu est de durer. Au
bout de quelques mois, voire de quelques années, les proches comprennent qu’il
s’agit de vivre sur une longue durée avec cet engagement. Ils peuvent alors chercher des arrangements pour poser un cadre leur permettant de concilier cette
aide avec d’autres activités. Ces tentatives pour limiter l’aide peuvent se heurter
à une résistance violente des aidé(e)s car l’aide intense du premier temps est intégrée dans leur « expérience » – leur « passé actuel » (Koselleck, 1990, p. 311) – et
détermine ainsi leurs « attentes » de care – leur « futur actualisé » (Koselleck, ibid.).
La santé de Simone a commencé à se dégrader peu avant le décès de son mari.
Au moment de l’entretien, elle est confinée à son domicile et nécessite une assistance pour sa toilette et ses repas. Elle est aidée principalement par Nadine, des
aides à domicile et, plus ponctuellement, par Justine et son frère. Si les années
d’aide auprès du mari de Simone sont vues comme positives du point de vue
relationnel, Nadine et Justine, décrivent des cycles dans leurs relations avec
Simone. La majeure partie de l’année, leurs relations sont bonnes, mais à certains
moments, Simone est « en crise », elle « fait des caprices », voire des « chantages » :
Elle a un sentiment de famille qui lui monte à la tête dès qu’on s’apprête à
partir. D’ailleurs… tous les mois de juin, elle a des crises comme ça, c’est… c’est,
une forme de déprime, elle a tous les maux de la terre, elle se laisse aller, elle
téléphone : « Ça va pas, ça va pas. » Elle se plaint. Puis, après, au mois d’août,
elle me dit : « Ah ben, je n’ai pas été si terrible que ça. » […] Elle ne se rend pas
du tout compte… (Nadine)
Ces périodes arrivent lorsque Simone anticipe et appréhende une diminution de
care auprès d’elle. Avec le temps, intégré dans « l’expérience », le care peut devenir
une relation habituelle et attendue. Les expressions de gratitude risquent alors de
céder la place à des attentes en matière de disponibilité, voire à des exigences. La
réception du care fait ainsi défaut en remettant en cause les relations et ainsi les
pratiques : « Cela est parfois dur à supporter quand on sait tout le mal que l’on se
donne pour qu’elle vive bien chez elle », conclut Justine.
Dans la famille de Larissa, la mobilisation autour de son père a duré un an.
Eugenia (24 ans, doctorante), la fille cadette de Larissa, explique :
Et puis, les relations avec le grand-père ont commencé à empirer parce que, ben,
c’était difficile. La première vague des sentiments, de la compassion pour le grandpère était passée et tout est devenu nécessité. C’était un fait qu’il habitait ici. Une
quantité d’incommodités est apparue.
Ces « incommodités » sont très diverses selon les familles, leurs conditions de vie
et leurs possibilités de recours aux services professionnels. Mais, à elles seules,
les conditions matérielles ne suffisent pas à expliquer le désistement des aidants :
[Le grand-père] vérifiait après le passage de l’oncle si le frigo était bien fermé. Le
grand-père, qui, à ce moment-là, ne voyait rien et entendait mal, il allait vérifier !
Ces situations irritaient tout le monde. (Eugenia)
L’irritation grandit et les comportements qui auraient juste provoqué un sourire
dans d’autres circonstances donnent lieu à des altercations. On constate alors
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« Des Souris et des Hommes »
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une perte de sens de son engagement, donc l’épuisement moral. Après une première année d’« amour », les filles de Larissa se sont éloignées de leur grand-père
en quittant le foyer parental. Depuis, elles entretiennent une participation plutôt
formelle. Selon Eugenia, sa sœur aînée « ne communique plutôt pas. Cela veut dire
qu’elle achète du vin comme cadeau d’anniversaire. C’est à peu près ça son attention. » Eugenia se fait remplacer dans la communication avec le grand-père par
son fils de deux ans, car elle n’y voit plus de sens : « Il est difficile de lui parler, il
est difficile de répondre à ses questions, c’est pour cela que j’ai envie de réduire cela
au minimum. » Or, les conversations et l’attention sont définies par les personnes
âgées interviewées comme des formes de care essentielles pour leur bien-être, il
s’agit donc d’une dégradation des relations et de l’aide.
Encore une fois, les 4 éléments de care se suivent : si la réception de l’aide devient
négative (réception), si les discussions deviennent problématiques (se soucier de),
ceci tend à démotiver les aidants (prendre en charge) qui seraient de ce fait plus
réticents à maintenir ou augmenter leur présence (prendre soin) en confirmant
ainsi le mécontentement des aidés (réception). Ce type de prise de distance relationnelle est bien marqué dans les deux langues – on arrête de « s’occuper » ou de
« prendre soin » des proches âgées et on se met à les « garder ».
Inégalités dans les dynamiques de relations d’aide
Les dynamiques dans les relations de care sont multiples, certaines mènent à
l’épuisement moral des aidants tandis que d’autres s’appuient sur des relations
significatives et des enjeux identitaires contribuant à maintenir l’engagement des
proches. Cette partie interrogera les inégalités dans l’aide contribuant aux dynamiques relationnelles variables, qu’elles relèvent des caractéristiques sociales des
aidants ou du contexte macrosocial.
Effets structurels sur les dynamiques d’aide familiale
L’aide vécue sur un mode affectif constitue davantage une expérience positive
pour les aidants (Caradec, 2009). Or, l’affection, les prescriptions des rôles en
matière d’entraide (Petite, 2005) et les attentes qui en découlent varient selon
les rôles familiaux. Les recherches soulignent deux critères principaux de choix
des aidants – les injonctions genrées et les obligations en termes de rôles, qui
assignent les conjoints et les enfants à l’aide (Membrado et al., 2005 ; Petite, 2005).
Dans cette partie, j’analyserai comment ces deux critères peuvent engendrer des
dynamiques relationnelles variables.
Tout d’abord, la dégradation relationnelle a été observée quasi exclusivement
dans les cas de femmes aidantes. Clare Ungerson (2006) montre que les hommes
aidants sont davantage motivés par la réciprocité et l’affection tandis que les
femmes aidantes ont plutôt des motivations mixtes, comprenant l’obligation ressentie. Ce type de motivation semble, en effet, plus propice à épuisement moral.
En outre, les inégalités face aux risques d’épuisement moral peuvent être liées
à une division du travail genrée (Bucki et al., 2012). Nadine rend des visites à sa
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mère tous les jours ; avant la mise en place des aides professionnelles, elle faisait
aussi le ménage et lavait ses parents. Son époux, cadre banquier, s’occupe du
patrimoine de sa belle-mère et des questions administratives. Une telle division
du travail détermine une présence différenciée créant des attentes variables.
Simone, la mère de Nadine, exprime beaucoup de gratitude envers son gendre,
ses reproches ne s’adressant qu’à sa fille. Simone a également deux fils, qui ne
viennent plus la voir depuis plusieurs années, mais le reproche que Simone formule à leur égard est d’être « désagréables » avec elle et non de refuser de prendre
soin d’elle. On voit bien une inégalité en termes d’attentes : un appel téléphonique
de temps en temps de la part des fils aurait suffi, alors que la fille devrait passer
davantage de temps chez sa mère lors de ses visites quotidiennes.
Les conjoints semblent occuper une position relativement protégée des risques
d’épuisement moral. Nina (73 ans, bibliothécaire à la retraite, Russie) prend soin
de son mari handicapé par un AVC depuis 8 ans. Elle est son aidante unique et
continue, toutefois, à voir leurs relations de manière positive. Son mari ne parle
plus, mais dans le discours de Nina, on voit que le dialogue au quotidien se poursuit. Le couple persiste et constitue son repère identitaire dominant : « mon affaire
personnelle », c’est ainsi qu’elle désigne son engagement. Il est alors possible de
supposer que les conjoints ont davantage de possibilités pour apprendre à pallier l’impossibilité de communication verbale du fait qu’ils partagent le quotidien
depuis longtemps. En outre, les rapports conjugaux supposent des relations affectives (Bozon, 1991) aussi bien que le rôle d’« aidant quotidien polyvalent » (Petite,
2005, p. 158). Ces injonctions, ainsi que l’histoire de la vie en commun, peuvent
préserver les conjoints d’une dégradation des relations. Enfin, le soin et un degré
important d’intimité ne sont généralement pas nouveaux pour les couples au
moment de l’émergence d’une dépendance. L’entrée dans l’aide intense créerait
ainsi moins d’attentes. Les relations d’aide conjugale tendent à se jouer sur un
mode d’affection et d’obligations mutuelles (Caradec, 2009), atténuant ainsi la
transition vers le care intense.
Les enfants aidants semblent davantage courir le risque d’épuisement moral.
L’entrée dans l’aide est présentée ici comme un tournant dans les pratiques et
les relations, marqué par un rapprochement contribuant à créer de nouvelles
attentes. La bonne distance serait ainsi plus difficile à trouver à la longue et le
surinvestissement des premiers mois risquerait de causer une détérioration des
relations par la suite. En revanche, les parents plus éloignés, notamment, les
petits-enfants, font face aux attentes beaucoup plus floues (Duprat-Kushtanina,
2013, p. 341-344). La dégradation de leurs relations avec les grands-parents âgés
relèverait davantage des difficultés communicationnelles. Des problèmes auditifs,
des rengaines et l’impossibilité de faire évoluer les discussions et les troubles
cognitifs semblent particulièrement néfastes pour ces relations. L’absence de
mémoire signifie la fin du souci de l’autre (Margalit, 2004, p. 27-30) : des visites ont
un sens lorsque les échanges sont possibles et elles deviennent problématiques si
la personne a du mal à reconnaître les visiteurs ou suivre leurs nouvelles.
En outre, les cas de dégradation de relations avec le temps, provoquée par le
care, concernent principalement les femmes aidées. Nadine et Justine tirent un
bilan plutôt positif de l’accompagnement de leur père et grand-père. En revanche,
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« Des Souris et des Hommes »
Aide familiale : relations et durée
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l’expérience d’aide auprès de Simone est mitigée pour les deux parties. Il est
possible d’expliquer ce fait par un décalage des temporalités. Pour Simone, l’aide
dont elle bénéficie n’a vraiment commencé qu’avec le décès de son époux. Or,
pour Nadine et Justine, l’engagement dans l’aide peut être daté du moment des
premiers troubles de l’époux de Simone, 7 ans plus tôt. Cet écart de perspectives
temporelles contribuerait à créer des attentes différenciées. Nadine fait part d’un
épuisement physique qu’elle a ressenti peu avant le décès de son père, les aides
professionnelles ont alors été un soulagement. Après la disparition de son père,
elle n’était pas en mesure (de point de vue professionnel et psychologique) de
se mobiliser pour sa mère autant qu’elle l’avait fait pour son père. Elle a alors
conservé les aides à domicile initialement mises en place pour celui-ci. Simone
avoue qu’elle aimerait avoir davantage de compagnie puisqu’elle se sent seule :
« elle ne comprend pas ma fille », résume-t-elle. Ce cas de figure où la dépendance
de la mère arrive après un temps d’aide auprès du père, semble récurrent dans le
contexte actuel d’une espérance de vie plus courte des hommes, les époux étant
en outre plus âgés que les épouses (Bozon, 1990). La dépendance des mères peut
ainsi arriver à un moment où la « carrière » d’aidant de leurs enfants est déjà entamée, l’aide reçue risque de ne pas être à la hauteur de leurs attentes.
Ainsi, certains aidants sont davantage exposés aux risques de dégradation des
relations d’aide du fait d’attentes pesant sur eux en termes de disponibilité et d’intimité des tâches. Ce sont souvent les plus impliqués dans l’aide quotidienne – les
filles et les proches (re-)cohabitants ou résidant à proximité. Tandis que d’autres
trouveraient plus facilement une bonne distance du fait d’un contour de relations
stable à travers le temps (les conjoints) et une possibilité légitime de limiter l’aide
en termes de tâches (les hommes) et de temps (enfants résidant à distance).
Épuisement moral et contextes macrosociaux
Bien que les contextes nationaux russe et français partagent la norme de soin
familial auprès des personnes âgées (Lefèvre et al., 2009 ; Martin, 2003 ; Tkač,
2015), ils demeurent contrastés quant aux possibilités des aidants de se faire
aider. En Russie, les possibilités d’externaliser l’aide sont très limitées par des
politiques publiques réduites, un coût élevé des services privés5, mais aussi
les normes sociales. Les aides publiques peuvent comprendre deux visites de
travailleur social par semaine (aidant souvent pour les courses) et des visites
ponctuelles d’une infirmière pour faire un contrôle. Aucune aide n’est prévue
pour la toilette, l’habillage ou la prise de médicaments. Ces pratiques relèvent
du care informel ou des aides payantes. Dans les représentations, l’aide familiale
est valorisée tandis que les familles qui placent leurs aînés en institution sont
fortement stigmatisées (Lefèvre et al., 2009). Bien qu’une grande partie de familles
rencontrées appartienne aux classes moyennes et supérieures, au moment de
l’entretien, l’aide professionnelle (à domicile) n’est mobilisée que par une seule
famille russe. En revanche, toutes les familles françaises interviewées faisant
face à la dépendance d’un proche à un moment ou un autre recourent à une aide
5
En 2009, à Moscou, pour employer une aide-soignante à demeure, il fallait compter plus de 15 000 roubles (361 euros) par
mois, le double de la retraite moyenne (un peu plus de 8 000 roubles) et équivalent d’un salaire moyen (Rosstat).
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professionnelle, à domicile ou en institution. Les aides professionnelles à domicile
concernent principalement les tâches ménagères, la toilette et l’habillage, mais ne
diminuent pas l’implication des proches (Weber, 2006). Ces derniers sont souvent
dispensés des tâches de soin et de ménage (prendre soin), mais pas de soutien
moral (se soucier de) ni du travail organisationnel (se charger de) (Campéon et
Le Bihan, 2013).
En outre, la (re-)cohabitation entre générations adultes est plus fréquente en
Russie, où un quart de personnes de 50-79 ans ayant au moins un parent en
vie cohabite avec un parent – contre 2,7 % en France (Duprat-Kushtanina, 2013,
p. 419). En Russie, la re-cohabitation se présente comme une réponse à l’indisponibilité des aides professionnelles et aux obligations familiales (Tkač, 2015). Elle
peut aussi être une occasion de redistribuer les biens immobiliers dans la famille,
en procurant aux jeunes couples un logement indépendant (Tkač, 2015). Ainsi,
en Russie, les proches se retrouvent souvent à (re-)cohabiter avec un parent âge
en exerçant même les tâches de soin exigeant une qualification médicale (Tkač,
2015). En revanche, en France, s’il est attendu que les descendants prennent soin
d’un parent âgé (Martin, 2003), le contenu de ce rôle n’est pas nécessairement
le même. De nombreux proches vont endosser le rôle de care manager à distance (Campéon et Le Bihan, 2013), la (re-)cohabitation étant plutôt réservée aux
milieux populaires (Attias-Donfut et Renaut, 1994).
Les différences des contextes politiques et économiques rendant l’externalisation
du care plus ou moins accessible ne semblent, toutefois, pas avoir un effet direct
sur l’épuisement moral des aidants. Dans les deux pays, j’ai entendu des récits
d’aidants épanouis aussi bien que d’aidants épuisés. J’ai recueilli 11 discours
d’épuisement en Russie et 9 en France. On peut néanmoins se demander si en
Russie le discours d’épuisement moral ne serait pas en partie sanctionné par la
norme de prise en charge familiale et par l’impossibilité de désengagement légitime, alors qu’en France, le discours d’épuisement pourrait, au contraire, servir à
justifier une externalisation de l’aide.
En Russie, dans 10 cas d’épuisement sur 11, l’aidant est cohabitant et dans 7 cas,
il s’agit d’une cohabitation avec un bel-enfant ou petit-enfant, souvent récente.
Dans ces cas de cohabitation sans ancrage biographique, la décision appartient
à l’enfant de la personne âgée et serait vécue comme un non-choix par les autres
membres du ménage. Les tensions au sein du foyer peuvent s’exacerber, comme
cela a été pour les enfants de Larissa, qui se sont retrouvés à habiter la même
chambre à trois du fait de l’emménagement de leur grand-père. En France, seuls
3 aidants épuisés sur 9 sont cohabitants. Il s’agit d’une (re-)cohabitation avec un
enfant ou petit-enfant. Ainsi, si la distance peut jouer un rôle protecteur contre
l’épuisement moral des aidants (Campéon et Le Bihan, 2013), cela devient difficile
en cas de (re-)cohabitation, situation plus fréquente en Russie. En outre, la possibilité d’accéder aux aides professionnelles (le cas français) semble protéger les
aidants cohabitants de l’épuisement moral.
Dans les cas de dégradation relationnelle et d’épuisement moral, le mode de
désengagement dépendrait de la position initiale de l’aidant dans le réseau de
care. Pour ceux qui ont toujours eu un rôle secondaire, il est possible de laisser
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Aide familiale : relations et durée
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les tâches à celui, ou plutôt celle, qui y est engagé(e) davantage (comme l’ont fait
les filles de Larissa). Pour les personnes qui se voient comme les aidants principaux, il serait plus problématique de revoir leur engagement à la baisse. Les deux
contextes nationaux procurent des possibilités inégales de remédier à la dégradation des relations de care, à travers l’empowerment des aidants par les aides professionnelles et solutions de répit (Le Bihan et al., 2014). En France, les solutions
de répit offrent une possibilité de relâcher l’emprise du care sur la vie des aidants,
de reconsidérer les rôles respectifs et de calmer les tensions. Les relations avec
le proche aidé peuvent ainsi être améliorées (Le Bihan et al., 2014), redonnant le
sens au care (prendre en charge) et confirmant l’engagement des aidants (prendre
soin). L’institutionnalisation peut également avoir un effet de répit. Quelques
mois après l’entretien, Simone a fait une chute. Nadine a alors pris la décision de
la placer dans un EHPAD. Dans des échanges informels, Justine a fait part d’une
amélioration de ses relations avec sa grand-mère depuis son institutionnalisation,
bien que les contacts soient devenus plus rares. En revanche, en Russie, la seule
option d’externalisation du care sont les services d’aide à domicile, réservés aux
familles aisées. Un an après l’entretien, suite à une dépression, Larissa a pris une
aide à domicile qui l’assiste de façon ponctuelle tout au long de l’année et qui
passe les trois mois d’été avec Larissa, son père et son petit-fils à la campagne.
Cette option n’a été possible que grâce aux revenus élevés du mari de Larissa.
Dans des familles russes moins favorisées, j’ai pu observer des cas d’enfermement
dans le care et de grande détresse des (beaux-)enfants cohabitants, aspirant parfois à la disparition du proche aidé.
Conclusion
L’analyse des récits de vie montre que les aspects relationnels jouent un rôle
important dans le processus d’épuisement moral d’aidants familiaux. Le passage
de la perspective de court terme de l’engagement dans l’aide à celle de long terme
et la durée mettent à l’épreuve les relations. La dégradation des relations de care
avec le temps peut être due à une banalisation de l’aide ou à un manque de distance entre les deux parties. Avec la détérioration de cet élément crucial du care,
l’épuisement moral des aidants ferait son apparition. Les inégalités dans les possibilités de maintenir les relations d’aide sur un mode positif semblent liées aux
effets structurels (le genre et la position respective des acteurs dans le réseau de
parenté, le lieu de résidence). Si les contextes nationaux contrastés ne créent pas
directement d’inégalités face à l’épuisement, ils agissent sur les manières dont
les aidants peuvent ou non gérer la distance (incitation à la (re-)cohabitation en
Russie) et arrêter la dégradation des relations en externalisant le care. Il serait
intéressant de retravailler cette question sur un corpus plus large afin de pouvoir
faire une lecture plus fine au prisme des milieux sociaux, dans les deux pays.
Retraçant les parcours de manière rétrospective, l’entretien biographique a
été critiqué comme une source biaisée par la mémoire. Les analyses montrent,
cependant, que cette méthode articule les éléments objectifs et subjectifs,
en mettant en avant les logiques d’actions et leurs évolutions à travers les
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temporalités, sociales et individuelles (Demazière, 2003). Les carrières d’aide ont
ainsi été présentées par mes interlocuteurs à l’aune des changements qui ont été
entrepris, souvent pour démontrer comment les décisions se sont imposées à
eux. En outre, un entretien biographique met en lumière le fait que « l’intimité, ce
rapport de soi à soi, est peuplée d’autrui significatifs » (Murard, 2002), ce qui en fait
une méthode privilégiée pour travailler les carrières vues comme dynamiques
interpersonnelles. La méthode de la « boule de neige » impose néanmoins deux
limites aux données recueillies : l’accès aux personnes aidées peut être limité et
les aidants sont peu disposés à accepter un entretien s’ils se trouvent dans une
période de crise. Un suivi longitudinal pourrait être plus fructueux de ce point
de vue.
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« Des Souris et des Hommes »
Aide familiale : relations et durée
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