Quitte… ou double ? - L`ivresse d`une passion
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Quitte… ou double ? - L`ivresse d`une passion
- 1 - Lane Donaldson ne put s’empêcher de rire en voyant les cinq hommes qu’il considérait comme ses frères se comporter comme une bande d’idiots. C’était amusant de constater qu’un bébé pouvait rendre gâteux des adultes par ailleurs intelligents. Et, qu’il le veuille ou non, il n’était pas différent d’eux. Lui aussi avait fait son comptant de grimaces et de bruits bizarres pour tirer un sourire du bébé. Il avait invité sa famille et ses amis à un barbecue pour fêter sa victoire lors d’un tournoi de poker qui s’était déroulé à l’automne dernier et qui lui avait permis de devenir propriétaire de la moitié du Lucky Ace Ranch. Mais, en raison de la naissance de son neveu quelques mois auparavant, la fête était devenue autant une réception pour accueillir le nouveau bébé au sein de la famille que la célébration de son gain fabuleux. — Vous allez tous faire une peur bleue au petit Hank, protesta Nate Rafferty en faisant une autre grimace au bébé perché dans les bras de son frère Sam. Nate et Sam étaient aussi dissemblables que le jour et la nuit, bien qu’ils soient les deux seuls frères biologiques parmi les six frères d’accueil qui avaient passé leur adolescence ensemble au Last Chance Ranch. Alors que Sam était un mari comblé et l’heureux père d’un petit garçon de trois mois, Nate était trop occupé à courtiser toute la population féminine du sud-ouest du Texas pour fonder une 7 famille. En fait, sur les quatre célibataires endurcis restant, Lane inclus, Nate était de loin le plus fêtard d’entre eux. — Et tu te figures que tu n’effraies pas le bébé en affichant un sourire aussi niais, Nate ? répliqua Ryder McClain en riant. Tes mimiques me font encore plus peur que les taureaux furieux que je monte chaque week-end lors des compétitions de rodéo ! Ryder, bull fighter émérite, était sans conteste l’homme le plus courageux que Lane connaissait — et aussi le plus décontracté et le plus jovial de ses frères d’accueil. — Ce sera très bientôt ton tour d’être papa, remarqua T.J. Malloy en buvant une gorgée de bière. Après avoir brillamment participé à d’innombrables épreuves de monte de chevaux sauvages, T.J. s’était retiré de la compétition à l’âge « avancé » de vingt-huit ans. Désormais, il élevait et dressait des chevaux pour en faire des champions de reining, une discipline d’équitation western. — Oui. D’après le médecin, la naissance du bébé est imminente, répondit Ryder en jetant un regard soucieux à sa femme, Summer, assise non loin de là en compagnie de Bria, l’épouse de Sam, et de Mariah, la sœur de Bria. Et, à mesure que l’échéance approche, je me fais l’effet d’un chat à longue queue déambulant dans une pièce remplie de rocking-chairs ! — C’est bien la première fois que je te vois aussi nerveux, plaisanta Lane. — C’est aussi une première expérience pour moi, admit Ryder en jetant un autre coup d’œil à sa femme, comme pour s’assurer qu’elle allait bien. — Je sais exactement ce que tu ressens, Ryder, approuva Sam. Environ un mois avant la date théorique prévue pour l’accouchement de Bria, j’ai établi le trajet le plus rapide menant à l’hôpital et je l’ai reconnu plusieurs fois pour être sûr d’arriver à temps le moment venu. 8 — Tous les deux, vous avez déjà aidé des vaches à vêler, remarqua Nate avec son pragmatisme habituel. Si tu y avais été obligé, Sam, tu aurais pu mettre au monde ton petit Hank. Et toi, Ryder, tu pourrais aussi aider Summer à accoucher de votre bébé. Les deux interpellés secouèrent la tête et jetèrent un regard condescendant à Nate avant de reprendre leur conversation. — Eh bien, qu’y a-t‑il ? demanda Nate, vexé. — Le moment venu, je veux ce qu’il y a de mieux pour ma femme, et je reconnais humblement que, dans ce cas précis, je ne serai pas à la hauteur, répondit Ryder, son expression dégoûtée disant plus clairement que des mots ce qu’il pensait du raisonnement de Nate. — N’avez-vous toujours pas envie de savoir si le bébé sera un garçon ou une fille ? demanda Jaron Lambert en contemplant le groupe de femmes de l’autre côté de la cour. Ryder haussa les épaules. — Peu importe le sexe, du moment que le bébé se porte bien. Et puis, Summer veut avoir la surprise, or tout ce que ma femme désire, je le désire aussi. — Eh bien, j’espère que ce sera une fille, déclara fermement Jaron. Lane ne put s’empêcher de rire. — Mariah continue de te bouder ? — Oui. Elle m’en veut encore à propos de ce que j’ai dit quand Sam et Bria nous ont annoncé qu’ils allaient avoir un garçon. Jaron et Mariah se chamaillaient depuis le jour où ils avaient appris la grossesse de Bria. Jaron affirmait que le bébé serait un garçon, tandis que Maria prétendait que ce serait une fille. Par la suite, Mariah n’avait pas apprécié la façon dont Jaron s’était vanté d’avoir vu juste. — Eh oui, les femmes n’aiment pas qu’un homme leur 9 déclare : « Je te l’avais bien dit », remarqua Lane avec un sourire amusé. — Vraiment, docteur Freud ? Figure-toi que je m’en suis rendu compte par moi-même quand elle a cessé de me parler. Son expression dépitée et son allusion au diplôme de psychologie de Lane firent rire ce dernier. — Quand te décideras-tu à inviter Mariah à passer une soirée romantique en ville ? — Comme je vous l’ai déjà dit à tous, je suis trop vieux pour elle, marmonna Jaron. — Ce sont des bêtises, et nous le savons tous, intervint T.J. Elle n’a que huit ans de moins que toi. Ç’aurait pu être un problème quand tu avais vingt-six ans et qu’elle en avait dix-huit, mais maintenant elle est au milieu de la vingtaine. Votre différence d’âge n’a plus guère d’importance. — Oui, et ce n’est pas comme si tu lui étais indifférent, ajouta Ryder. Elle a le béguin pour toi depuis le jour où vous avez fait connaissance. D’ailleurs, je me demande bien ce qu’elle te trouve ! Le regard fixé sur ses bottes, Jaron haussa les épaules. — De toute façon, j’ai un championnat du monde à gagner, et je dois rester concentré. Excellant dans les compétitions de bull riding et autres épreuves de monté à cru, Jaron avait toutes les chances de remporter le All-Around Rodeo Cowboy Championship pour la troisième année consécutive. — Pendant que vous autres essayez de raisonner Jaron, j’aperçois une dame qui aimerait bien faire un tour sur la piste de danse, remarqua Nate en souriant. Et je ne vois aucun homme ici qui soit mieux placé que moi pour exécuter un Texas two-steps avec elle. Quand il se tourna avec les autres pour voir de qui Nate parlait, Lane eut l’impression de recevoir un coup de poing dans le plexus. De taille un peu au-dessus de la moyenne, 10 la jeune femme rousse aux interminables jambes fuselées n’était pas seulement belle, elle était absolument superbe. Sa longue chevelure cuivrée mettait en valeur sa carnation laiteuse, et Lane ne put s’empêcher de se demander quel effet cela lui ferait de glisser ses doigts dans les mèches souples et soyeuses. — Qui est-ce ? demanda T.J., aussi fasciné que Lane. — Je ne l’ai jamais vue auparavant, répondit-il en regardant alentour. Visiblement, elle n’accompagnait aucun des autres invités. — Je pense qu’elle vient d’arriver, sinon je l’aurais remarquée avant, précisa Nate en traversant résolument la cour. Lane ne pouvait pas en vouloir à la belle inconnue de se présenter sans invitation au barbecue qu’il organisait pour fêter son statut d’heureux copropriétaire du Lucky Ace Ranch. Il l’aurait volontiers organisé tout de suite après avoir remporté le tournoi de poker, mais à l’époque l’automne était déjà bien avancé, et il avait décidé d’attendre jusqu’au printemps, quand la température serait plus clémente et qu’on pourrait manger et danser dehors. Et maintenant il était heureux d’avoir attendu, car l’inconnue était sans conteste l’une des femmes les plus magnifiques qu’il ait rencontrées, et elle était du plus bel effet dans sa cour de ranch. Lane fronça les sourcils, troublé par la pointe d’envie inhabituelle qui le traversa en voyant Nate se présenter à l’inconnue, puis la prendre dans ses bras pour la faire tournoyer sur la piste de danse improvisée. Il n’avait jamais envié aucun de ses frères auparavant, et pourtant c’était ce qui lui arrivait à cet instant précis. L’orchestre de musique country fit une pause, et Lane observa Nate pendant qu’il discutait avec l’inconnue avant de hausser les épaules et de rebrousser chemin, la mine déconfite. De l’autre côté de la piste de danse, la jeune 11 femme jeta un coup d’œil en direction du groupe d’hommes formé par Lane et ses frères, puis elle se dirigea vers la table des rafraîchissements. — On dirait que ça n’a pas marché comme tu voulais, constata T.J., la mine goguenarde. Nate secoua la tête avec incrédulité. — Je vais finir par penser que je ne sais plus m’y prendre avec les femmes ! — Peut-être a-t‑elle entendu parler de ta réputation de coureur de jupons, plaisanta Sam. — Cesse de dire des bêtises ! s’exclama Nate en lui jetant un regard furibond avant de se tourner vers Lane. Elle n’a pas cessé de me poser des questions sur toi. — Moi ? C’était bien la dernière chose à laquelle s’attendait Lane ! Pourquoi s’intéresserait-elle à lui ? — Que voulait-elle savoir ? demanda-t‑il. — Depuis combien de temps tu vivais au Lucky Ace Ranch et si tu avais l’intention d’y rester ou de le vendre, expliqua Nate, les sourcils froncés, en jetant un coup d’œil à l’inconnue par-dessus son épaule. Le comble, c’est qu’elle ne savait même pas lequel d’entre nous tu étais ! J’ai dû te désigner à elle. De plus en plus déconcerté, Lane contemplait la jeune femme en train d’examiner les plats que le traiteur avait préparés pour les invités. Peut-être avait-elle assisté à l’un des tournois de poker à enchères illimitées auxquels il avait participé dernièrement. Mais il rejeta aussitôt cette idée. Si tel avait été le cas, elle n’aurait pas eu besoin de l’aide de Nate pour l’identifier. — On dirait que tu as une admiratrice, Lane, remarqua Ryder avec un sourire espiègle. — J’en doute, répondit Lane. Si c’était vrai, elle n’aurait pas eu à questionner Nate à mon sujet. 12 Ses frères approuvèrent, leur attention concentrée sur la jeune femme. Décidant qu’il pourrait échafauder des hypothèses toute la soirée sans parvenir à déchiffrer l’énigme que constituait cette jeune femme, Lane prit une ample respiration. — Il ne sert à rien de rester plantés là et de se perdre en conjectures. Je vais lui demander ce qu’elle veut. — Bonne chance ! plaisanta Jaron. — Si tu n’as pas plus de succès que Nate, je tenterai ma chance, ajouta T.J. en riant. Ignorant les sarcasmes de ses frères, Lane traversa la piste de danse pour gagner l’autre côté de la cour, où l’inconnue s’était installée à une table libre. — Permettez que je me joigne à vous ? demanda-t‑il en tirant une chaise. Je suis… — Je sais qui vous êtes, Donaldson. Elle demeura silencieuse un moment, puis sans lever les yeux vers lui, elle ajouta : — Vous pouvez vous joindre à moi. Cela ne me soulagerait pas pour autant si je vous disais que j’y vois un inconvénient. La froideur de son ton, son hostilité évidente et son refus de croiser le regard avec lui déconcertèrent Lane. Il était presque certain qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Qu’avait-il bien pu faire pour l’offenser ? Et pourquoi s’était-elle invitée à la réception si c’était pour se montrer désagréable avec lui ? — Excusez-moi, mais nous sommes-nous déjà rencontrés ? s’enquit‑il, déterminé à élucider ce mystère. — Non. — Alors, pourquoi cet accueil glacial ? s’insurgea-t‑il en repoussant la chaise sous la table. Il n’allait pas s’asseoir avec elle puisqu’elle ne manifestait aucune envie de se retrouver en sa compagnie. Mais 13 il avait beau se creuser la cervelle, il ne comprenait pas la raison de son attitude envers lui. — Je suis ici pour discuter d’un sujet important avec vous, et je préférerais ne pas l’aborder devant vos invités, dit-elle en triturant sa nourriture avec la pointe de sa fourchette. Quand elle leva enfin les yeux vers lui, ses prunelles vert émeraude luisaient de colère. — Nous parlerons quand la réception sera finie. Il examina ses traits délicats pour essayer de deviner ce qu’elle avait en tête. Elle ne l’avait jamais rencontré auparavant. Elle était venue à la réception sans y être invitée. Elle était furieuse après lui. Et maintenant elle refusait de lui dire pourquoi ? Pourtant, elle devait avoir un excellent motif pour agir ainsi, et il était fermement décidé à le découvrir. Mais elle avait raison sur un point : mieux valait attendre la fin de la réception avant de tirer les choses au clair. Il ne tenait pas à plomber l’ambiance en se disputant avec elle devant ses invités. Car il ne doutait pas un instant qu’une altercation était précisément ce qui les attendait. Il arbora un sourire forcé et désigna du menton l’assiette de l’inconnue en disant : — Je vous laisse à votre repas. A tout à l’heure. Tout en s’éloignant, il vérifia l’heure à sa montre. Joueur professionnel depuis dix ans, il avait appris l’art de la patience. Mais, à cet instant, cette qualité lui faisait défaut. Il n’avait qu’une hâte, que la partie se termine pour découvrir qui était cette femme et ce qu’elle voulait. Puis, il la renverrait d’où elle venait. Tout en attendant le départ des derniers invités, Taylor Scott rassemblait sa colère autour d’elle, telle une cape protectrice, et se répétait qu’elle était en mission. Donaldson 14 était un être malfaisant, intrigant et tricheur. Dans les vieux westerns que son grand-père ne se lassait pas de regarder, les méchants portaient toujours des chapeaux noirs. Or, le chapeau à bord blanc de Donaldson était opportunément aussi noir que son âme. Mais la seule chose à laquelle elle ne s’était pas attendue, c’était la surprenante beauté physique de cet homme. En le voyant dire adieu à une femme au ventre proéminent et à son mari, Taylor ne put s’empêcher de remarquer à quel point il était grand et costaud. Avec ses larges épaules, sa taille mince, ses longues jambes musclées et ses grands pieds bottés, il avait le physique d’un homme travaillant en plein air et non pas celui de quelqu’un assis pendant des heures à une table de poker, comme elle l’avait imaginé. Mais ce qui l’avait le plus déconcertée, c’était la chaleur et la sincérité qu’elle avait décelées dans ses prunelles chocolat foncé frangées de cils aussi noirs que ses cheveux — le genre de prunelles dans lesquelles une femme se perdrait en toute sécurité. Allons, elle avait intérêt à se ressaisir ! Donaldson avait beau être monsieur Grand-Brun-Superbe, elle ne pouvait pas se fier à lui. C’était un escroc, un manipulateur et un voleur. Il ne pouvait pas avoir gagné la moitié du Lucky Ace Ranch contre son grand-père sans avoir triché. Pendant plus de soixante ans, son grand-père avait été considéré comme l’un des meilleurs joueurs de poker professionnels à enchères illimitées au monde, et il n’aurait jamais risqué une partie de son domaine s’il n’avait pas été certain de gagner. — Allons à l’intérieur, dit Donaldson quand il l’eut rejointe à la table où elle s’était installée. — Pourquoi ? Cela faisait plusieurs années qu’elle n’était pas entrée dans la maison de son grand-père, et elle craignait de se laisser envahir par les émotions quand elle y pénétrerait 15 sans lui. Or, il n’était pas question de montrer la moindre trace de faiblesse à Donaldson. Il désigna l’équipe du traiteur qui desservait les tables. — Je pensais que mon bureau serait un endroit plus privé pour notre entretien, remarqua-t‑il en haussant les épaules. Mais, si vous préférez discuter ici, je n’y vois pas d’inconvénient. Grinçant des dents de l’entendre dire « mon bureau » en parlant de celui de son grand-père, elle recula sa chaise. Elle s’arrangerait avec ses sentiments plus tard — quand elle aurait chassé l’intrus. — Entendu pour le bureau, acquiesça-t‑elle en se levant. Vous n’aurez sans doute pas envie que quiconque entende ce que j’ai à vous dire. Il la dévisagea pendant plusieurs secondes avant de hocher la tête, puis il s’effaça pour la laisser passer devant lui. Taylor sentait son regard sur elle pendant qu’elle montait les marches du porche, mais elle ignora le petit frisson qui lui parcourut le dos. Elle était venue au Texas pour une seule raison : confondre l’homme qui avait volé la moitié du ranch de son grand-père, la lui racheter, puis le jeter dehors comme un malpropre. Mais, quand elle pénétra dans la cuisine, elle en oublia Donaldson et son regard troublant tandis que l’émotion menaçait de la submerger. Se retrouver dans le ranch de son grand-père, sachant qu’il n’y viendrait plus jamais, était plus qu’elle ne pouvait supporter… — Le bureau se trouve au bout du couloir, à votre… — Je connais le chemin, riposta-t‑elle, révoltée d’entendre un parfait inconnu l’orienter dans une maison qui abritait ses plus heureux souvenirs d’enfance. Le cœur meurtri, elle pénétra dans le bureau de son grand-père. Comment pouvait-il lui sembler identique, et en même temps différent de la dernière fois où elle l’avait vu ? 16 Donaldson lui indiqua les deux imposants fauteuils en cuir. — Prenez un siège, madame… ? — Je m’appelle Taylor Scott, répondit-elle machinalement. — Voulez-vous boire quelque chose, Taylor ? Sa voix profonde de baryton prononçant son prénom déclencha une étrange sensation au creux de son ventre. Elle prit une profonde respiration pour masquer son trouble et s’assit dans un fauteuil. — N… on, merci. Il déposa son chapeau sur la crédence et prit place en face d’elle. — De quoi voulez-vous discuter avec moi ? Peut-être que si elle attendait un peu avant de dévoiler sa parenté avec Ben Cunningham, il se trahirait et reconnaîtrait avoir escroqué son grand-père. — J’aimerais savoir ce que vous comptez faire de votre participation dans le Lucky Ace, déclara-t‑elle en le regardant droit dans les yeux. Son expression demeura indéchiffrable, ce qui ne la surprit pas outre mesure. Il était un joueur de poker professionnel et donc bien entraîné à dissimuler ses émotions. — Il n’est pas dans mes habitudes de discuter de sujets aussi personnels avec une inconnue, rétorqua-t-il comme s’il choisissait soigneusement ses mots. — Je crois savoir que vous êtes devenu propriétaire de la moitié du ranch en gagnant contre Ben Cunningham lors d’un tournoi de poker. Voyant qu’il acquiesçait d’un signe de tête, elle poursuivit : — Si je suis ici, c’est pour vous proposer de racheter votre participation. — Elle n’est pas à vendre. — En êtes-vous sûr, Donaldson ? L’offre que j’ai l’intention de vous faire est très généreuse. 17 — Je vous en prie, appelez-moi Lane, répliqua-t‑il en lui adressant un sourire qui accéléra les battements de son cœur. Plusieurs hommes influents de Hollywood faisaient partie de sa clientèle. Ils avaient dépensé une fortune en chirurgie dentaire et esthétique, et pourtant ils étaient loin d’avoir un sourire aussi parfait que le sien. Décidément, elle ferait mieux d’ignorer sa bonne mine et sa demande, trop personnelle à son goût, de l’appeler par son prénom. Après tout, elle avait affaire à un escroc très habile. — Je suis prête à racheter votre participation bien au-dessus de la valeur du marché si vous quittez les lieux dans une semaine, insista-t‑elle. — Je suis très heureux ici et, même si je ne l’étais pas, je n’envisagerais pas de vendre ma part sans consulter mon associé au préalable. Or, il se trouve actuellement en Californie. Il la dévisagea un moment en silence avant d’ajouter : — Pourquoi êtes-vous si désireuse de racheter ma quote-part ? En le voyant se pencher en avant sur son fauteuil, elle devina que cette situation commençait à l’irriter. Certaine de prendre l’avantage, elle ne put s’empêcher de sourire. — Avant que je vous réponde, me permettez-vous de vous poser quelques questions, Donaldson ? Il la dévisagea de nouveau avant de déclarer : — Allez-y, mais je ne promets pas de vous donner les réponses que vous souhaitez entendre. — Comment vous êtes-vous arrangé pour que Ben Cunningham parie la moitié de son ranch lors de cette partie de poker, à l’automne dernier ? — Qu’est-ce qui vous fait penser que c’est moi qui 18 lui ai suggéré cette idée ? demanda-t‑il en se renversant lentement contre le dossier de son fauteuil. — Etes-vous en train de dire qu’il l’a proposé de luimême ? — Pourquoi en serait-il autrement, d’après vous ? rétorqua-t‑il avec un calme déconcertant. Elle avait entendu dire qu’il était un psychologue diplômé, et apparemment la rumeur était fondée. Il éludait ses questions et les faisait suivre par ses propres questions, comme tout bon thérapeute le ferait. C’était agaçant au possible ! Si elle ne se retenait pas, elle lui donnerait un bon coup sur la tête. — Je sais qu’il n’aurait jamais parié la moitié de son ranch à moins d’être certain d’avoir la main gagnante, déclara-t‑elle sèchement. — Ainsi, vous connaissez M. Cunningham ? s’enquit‑il, sans se départir de son expression impassible. — Oui, je le connais très bien. Mais nous y reviendrons plus tard. Elle n’arrivait à rien et elle était furieuse de voir que Donaldson demeurait calme et maître de lui-même alors qu’elle débordait de frustration et de colère. Elle était prête à en découdre avec lui, mais il ne mordait pas à l’hameçon. — J’aimerais savoir pourquoi vous vivez dans cette maison. — Cela ne vous regarde pas, madame Scott. Le fait qu’il s’adresse à elle de façon plus cérémonieuse prouvait clairement qu’il perdait patience. — Vous avez remporté plusieurs tournois de poker importants, et je pensais qu’avec votre fortune vous préféreriez vivre en milieu urbain plutôt que de vous enterrer dans un ranch perdu au milieu de nulle part, développat‑elle, espérant qu’il lui fournirait un indice expliquant son choix de résider au Lucky Ace. 19 A sa grande surprise, un lent sourire incurva les lèvres de Donaldson. — Bien essayé, Taylor. Et maintenant si vous cessiez de tourner autour du pot et que vous me disiez ce qui vous amène ici ? Comprenant qu’elle ne tirerait rien de lui tant qu’elle ne lui dévoilerait pas son identité, elle prit une profonde respiration. — Je suis la petite-fille de Ben Cunningham et je veux savoir comment vous l’avez persuadé de miser la moitié de son ranch lors de cette partie de poker, pourquoi vous vous êtes installé ici et quel est votre prix pour me vendre votre participation dans le Lucky Ace et quitter les lieux une fois pour toutes. — Puisque vous êtes venue jusqu’ici pour me cuisiner, j’en déduis que Ben ne vous a pas fourni les réponses à vos questions, n’est-ce pas ? demanda-t‑il en haussant un sourcil. — Non. — Il a sans doute ses raisons pour ne pas vous avoir donné d’explication, et je n’ai pas l’intention de trahir sa confiance. En revanche, je peux vous dire qu’il m’a demandé de m’installer dans la maison pour superviser la gestion du domaine pendant qu’il allait rendre visite à sa famille en Californie. — Comment vous y êtes-vous pris pour l’inciter à miser la moitié de son ranch ? insista-t‑elle, furieuse qu’il élude ses questions. — Je ne suis pour rien dans sa décision de miser une partie de son ranch. C’était son idée et non la mienne. — J’ai du mal à vous croire, Donaldson. Incapable de rester assise plus longtemps, elle se leva et se mit à arpenter la pièce. — Il a acheté cette terre il y a soixante ans, avec ses premiers gains au poker. Elle était sa fierté et sa joie. Quand 20 ma grand-mère et lui se sont mariés, ils ont fait construire cette maison et ils ont élevé ma mère ici. Durant tout ce temps, il n’a jamais envisagé d’en risquer la moindre parcelle. Alors, pourquoi aurait-il soudain changé d’avis à l’automne dernier ? — Vous devrez le demander à Ben, répondit-il en souriant. Cela fait deux ou trois mois que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Comment va-t‑il ? Passe-t‑il du bon temps sous le soleil de la Californie ? Vous a-t‑il dit quand il comptait revenir ici ? Elle s’arrêta brusquement de faire les cent pas et se tourna vers lui. Refoulant ses larmes à grand-peine, elle prit une ample respiration. — Grand-père est mort il y a environ trois semaines. Le sourire de Donaldson s’effaça aussitôt. — Je suis vraiment désolé de l’apprendre. Ben était quelqu’un de bien et le meilleur joueur de poker qu’il m’ait été donné de connaître. Je vous présente mes sincères condoléances. — Merci, dit-elle en se rasseyant. Parler de son grand-père, savoir qu’il était parti pour toujours et qu’elle avait été impuissante à stopper l’inévitable la bouleversait. — Tenez, buvez cela, dit-il en lui tendant un verre. Noyée dans son chagrin, elle ne s’était pas rendu compte qu’il s’était levé de son fauteuil. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t‑elle en contemplant le liquide limpide. Il eut un sourire compatissant. — Rien que de l’eau. — Oh… — Comment Ben est-il mort ? s’enquit-il doucement. — Il a eu une crise cardiaque foudroyante, expliqua-t‑elle d’une voix monocorde. Il était au courant de sa maladie de cœur depuis quelque temps, mais il n’en avait parlé à 21 personne. Quand je l’ai appris, j’ai insisté pour qu’il voie un cardiologue renommé à Los Angeles. Mais il était trop tard. Il a fait un arrêt cardiaque la veille du jour où il devait subir une opération à cœur ouvert. Ils demeurèrent silencieux pendant quelques minutes, puis Donaldson fit remarquer, l’air songeur : — Je me demande pourquoi la fédération de poker n’a pas annoncé la mort de Ben la semaine dernière, au tournoi de Las Vegas. Taylor finit son verre et le déposa sur le bureau. — Parce qu’elle ne connaissait pas la nouvelle. Il a demandé que l’annonce de sa mort soit différée jusqu’à ce que ses cendres soient dispersées ici, sur le ranch. — C’est donc pour cette raison que vous êtes ici ? Pour me prévenir que vous allez disperser les cendres de Ben ? — Non, dit-elle en le fixant droit dans les yeux. Je l’ai fait hier soir, au coucher du soleil. Il la contempla, l’air sceptique. — Si vous étiez ici hier, comment se fait-il que je ne vous aie pas vue ? — Parce que je connais cet endroit comme ma poche. Il y a une route à trois kilomètres à l’ouest d’ici, qui mène à la crique située dans la partie sud du ranch. Grand-père m’a dit que, si quelque chose lui arrivait, il voulait que ses cendres soient dispersées au coucher du soleil, là où il avait demandé ma grand-mère en mariage, expliquat‑elle en contemplant ses mains crispées sur ses genoux. Vous comprendrez, j’en suis sûre, que c’était un moment privé pour moi. — Bien sûr. Soudain, se sentant vidée de toute énergie, elle dissimula un bâillement derrière sa main. — Maintenant que vous connaissez les circonstances de la mort de mon grand-père, vous n’avez plus de raison 22 d’éluder mes questions, déclara-t‑elle en lui lançant un regard acéré. Par ailleurs, j’ai hérité de l’autre moitié du Lucky Ace et, en ma qualité de copropriétaire, j’ai le droit de tout savoir. Pour commencer, si vous me disiez comment vous vous y êtes pris pour gruger mon grand-père ? 23