Marie Thonon

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Marie Thonon
MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 ___________ Marie Thonon
QUI PARLE ?
Marie Thonon
Maître de Conférences
Université Paris VIII
Résumé : Dans cet article, il s'agit de montrer à quel point la voix a un rôle
essentiel dans la crédibilité, donc la confiance que les collectifs peuvent accorder
à leurs porte-parole et, à travers le symptôme des Guignols, de vérifier leur
désaveu et leur obsolescence.
Qui parle ? Comment parlent nos contemporains ? "Il faut voir
comme on nous parle" chante le chanteur1. Dans cette petite
interrogation réside une vraie question, celle de tout collectif
assemblé et susceptible d'entendre et d'écouter ceux qui sont en
charge et en responsabilité d'exercer la représentation par leurs
paroles, par la parole. L'anthropologie du pouvoir a toujours été
très attentive à cet exercice public de la parole car il rend bien
compte de la manière dont la société distribue le pouvoir. Même si
tout le monde, chacun, n'importe qui, peut parler en privé,
l'organisation et la distribution publiques de la parole désignent les
hommes de pouvoir. "Parler, c'est avant tout détenir le pouvoir de
parler, ou bien encore, l'exercice du pouvoir assure la domination de
la parole : seuls les maîtres peuvent parler"2. Même si P. Clastres
analysait les sociétés indiennes américaines d'avant l'État comme
celles qui avaient su être le lieu réel du pouvoir, c'est aussi pour
démontrer à quel point elles avaient la connaissance que l'homme
de pouvoir est toujours l'homme de paroles et que, qui prend la
parole, a le pouvoir.
Qu'en est-il aujourd'hui ? Classiquement, les chefs politiques étaient
les "maîtres des mots" de nos démocraties. Mais l'apparition des
médias, depuis un siècle, a multiplié les paroles publiques et changé
ainsi la répartition du pouvoir : les hommes politiques sont toujours
là mais doivent partager la parole avec les journalistes, les hommes
1 Alain Souchon. Foule sentimentale.
2 Pierre Clastres. La société contre l'État, Minuit, 1974. p. 133.
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des médias, les experts, les professeurs, les stars de tout calibre
issues des pratiques culturelles, sportives ou culinaires (etc...) de la
société civile et de l'exercice des médias eux-mêmes et de la
télévision en particulier qui donne le ton à tous les médias. Alors la
société serait-elle vraiment devenue le lieu du pouvoir ? Non, bien
sûr, et c'est précisément la nouvelle scène - un écran - construite
par les médias qui pèse de tout son poids dans les prises de pouvoir.
Et si l'on craint, voire prédit la fin du politique, ce n'est pas pour
autant que toutes les paroles accèdent à l'espace public par le biais
des médias.
On a beaucoup montré à quel point la vision généralisée1 est la
technique moderne par excellence du contrôle et de la domination
mais fascinés par l'image, on a tout à fait passé sous silence le flot
de paroles qui recouvre les images et sans lesquelles, sans doute, elles
seraient irregardables2. A ce flot de parole généralisée répond une
écoute en passe d'être généralisée. Au système du tout voir, répond
le système du tout entendre. L'exemple français des écoutes
téléphoniques de l'Élysée sous F. Mitterrand reste, à cet égard, un
sommet. Pour le "bien" de l'État et de la République (donc de tous
les citoyens) les chefs se devaient de pratiquer le Renseignement
afin de les protéger des attaques ennemies. Mais comment justifier
l'écoute de Carole Bouquet, actrice et non pas espionne ? L'écoute
d'E. Pleynel, journaliste au Monde, montre bien la nouvelle
circulation de l'information que les hommes politiques tentent
vainement de circonscrire. Mais une actrice, qui, en plus, milite
pour les droits de l'enfant ! Pourquoi elle, nous ne le saurons jamais,
sinon le fait que le président aimait les jolies femmes, mais
comment a-t-il pu franchir ce seuil, ce droit imprescriptible de la
vie privée de n'importe qui ? Va-t-on écouter tout le monde ?
Fantasme équivalent au panopticon, en germe au cœur de tout
pouvoir et de la paranoïa qui l'accompagne, et qui laisse de côté la
pure fascination de l'écoute des voix du téléphone, de l'intimité
corporelle déposée dans la voix qui murmure à l'autre, en
confidence, en confiance, au téléphone. C'est ici l'intimité de la
personne qui est écoutée, prise, quand la voix est nue. Ce qui dans la
parole, est toujours nu, qui subsiste et résiste à tous les
travestissements et à la sémantique et constitue un bastion
identitaire authentique considéré comme imprenable.
1 Pierre Virilio excellemment et très systématiquement, poursuivant le travail de
M. Foucault (les sociétés d'enfermement) et de G. Deleuze (les sociétés de
contrôle).
2 Michel Chion le notait, il y a déjà vingt ans, lors d'une conférence à Beaubourg.
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Toutes les analyses du discours renouvelées dans le champ des
sciences humaines et des sciences du langage1 achoppent sur cet
"entre deux du corps biologique et du corps de la langue ou si l'on
veut du corps social"2 qu'est la voix et qui constituerait la dernière
"preuve" de l'humain dans les personnes, "à la limite que la terre
impose à la mer".
"La voix ne peut pas tricher". "Les voix en disent plus long que
l'œil sur les corps" dit P. Sollers3. "Le sens, ça se prononce !
L'homme qui lit de vive voix s'expose absolument aux yeux qui
l'écoutent" dit D. Pennac4. Une force qui va vers le sens, qui le
supporte et que celui-ci capte dit M. Serres5. "La voix ne saurait
mentir. C'est l'expression spontanée de nos attitudes intimes qui
justifie les termes de "vive voix" dit I. Fönagy6.
"La voix n'est jamais représentée : elle représente, elle est l'acte
d'une présence qui se représente ou qui représente un objet pour un
autre"7 mais la théâtralité corporelle supposée est précisément
"incorporée" à la nature de la parole explique E. Goffman : "Qu'estce donc encore une fois que le conférencier apporte avec lui sur le
podium ? (...). C'est un surcroît d'accès à sa personne et son
dévouement à l'événement présent. Il s'expose à l'auditoire, il se
consacre à l'occasion ; dans les deux sens, il se donne à la
situation"8.
"La voix se présente comme l'énigme de la réalité humaine. Énigme
puisqu'elle ne peut être pensée ni comme le lieu de la présence, ni
comme le savoir de la représentation. (...) Elle est le passage de l'un
à l'autre, la traversée elle-même"9. "Tout message oral comporte
1 Foucault. Benveniste. Goffman. Garfinkel. Austin. Searle. Culioli.
2 Denis Vasse. L'ombilic et la voix, Seuil, 1974, p. 21-81.
3 Philippe Sollers. Entretien avec S Toubiana. Cahiers du cinéma. N° 513. 1997.
Il rapporte dans cet entretien, la jolie anecdote suivante : "Diogène, penseur
cynique s'il en fut, dit qu'il est curieux que pour reconnaître du bronze on tape
dessus, alors que pour les hommes, on se contente de les regarder. Il a raison : i l
faudrait un peu taper dessus pour voir. Il faut la voix. Que ça résonne !" Les
sculpteurs aussi tapent sur les troncs d'arbres ou les pierres qu'ils choisissent.
4 Daniel Pennac. Comme un roman. NRF 1993.
5 Michel Serres. Les cinq sens. Grasset 1985.
6 Ivan Fönagy. La vive voix. Payot 1991.
7 Denis Vasse. Op cit. p. 95.
8 Erwin Goffman. Façons de parler. Minuit. 1992. p. 199.
9 Denis Vasse. Op cit. p. 211.
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nécessairement un "secret" qui est celui d'un geste vocal proche de
l'acte"1. Énigme, secret, mystère, authenticité de la voix qui,
semble-t-il, au delà des mots, des techniques et des signes de la
représentation rapporte toujours du silence, "son nid et son habitat"
(Serres), une sensation "pure", innocente, celle peut-être du bébé qui
naît ou celle du mourant qui disparaît2, celle de la présence ou celle
de l'absence, celle qui est la première et celle qui est la dernière,
situations extrêmes et sans appel, en tout cas biologiquement et
surtout symboliquement. Ce n'est pas tant ce que tu dis qui me
frappe, "c'est le ton que tu emploies"3 dit Œdipe au Sphinx. Voilà
bien toute l'affaire : non pas tant ce qui est dit que la sensation
sonore qui, elle, raconte l'indicible de la personne, subvertit le
pouvoir de la mort et ouvre la voie d'un pouvoir de la vie.
Alors, à qui une société peut-elle confier sa représentation afin de
ne pas être trahie ? A qui peut-elle confier la parole sans que celleci soit confisquée par le pouvoir pour sa domination et ses appétits
de destruction ? Comment une société peut-elle rester le lieu réel du
pouvoir, de la production des forces et comment peut-elle le
vérifier sinon par la preuve des voix qui parlent au nom du
collectif ? Les sociétés guayaki avaient confié au chef le "devoir de
parole" auquel celui-ci devait se soumettre sans qu'il fut besoin que
les membres de la communauté écoutent ce qu'il disait, la puissance
restant celle de la société tout entière. Ils avaient réussi à séparer la
parole du pouvoir. Mais c'était avant l'État, même si "le chœur
vocal reste le modèle réduit le plus satisfaisant que nous ayons du
contrat social"4 et partant de la démocratie.
Les Grecs inventèrent deux formes de représentation du contrat
social, deux formes conjointes, complémentaires, supposant deux
dispositifs, deux espace/temps publics, deux formes d'expression
tellement nécessaires l'une à l'autre que si l'une va mal, on peut, on
doit s'interroger sur l'autre. A savoir, la démocratie politique et le
1 Ivan Fönagy. Le Monde de l'Éducation. Paroles. Juin 1997.
2 On connaît le cri, premier sens du bébé. I. Fönagy dit que le bébé "comprend la
voix". Marie-France Castarède (La voix et ses sortilèges. Les Belles Lettres. 1991.
p. 131), rapporte qu'au moment de la mort, "les scientifiques nous apprennent que
le fonctionnement auditif s'arrête le dernier, plusieurs heures ou peut-être
plusieurs jours après ce qu'on appelle "la mort fonctionnelle".
3 Œdipe le tyran. Version Hölderlin. Traduction Philippe Lacoue-Labarthe.
Festival d'Avignon 1998.
4 Michel Serres. Comment l'entendez-vous ? Emission avec C. Maupomé, France
Musique, 28 mars 1981, Cité par M-F. Castarède, Op cit., p. 64.
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théâtre : soit deux scènes1 où les hommes politiques et les acteurs
doivent porter la parole du peuple. Dans la danse classique et le
ballet, une composition bien connue est le pas de deux. C'est une
figure qui permet à la danseuse toutes les prouesses possibles
susceptibles de gloire et de reconnaissance. Par contre, le danseur
n'y a qu'un rôle de "porteur" (c'est ainsi qu'on l'appelle), peu
brillant. Pourtant, c'est à la condition de la sûreté, de l'intelligence,
de la force du danseur que la danseuse, parole vivante, peut
virevolter et s'envoler. C'est ainsi que doit être portée la parole du
peuple, par des porte-parole sûrs, intelligents et forts.
En France tout particulièrement, le message grec a été reçu et
magnifiquement appliqué au point de développer passion politique
et passion théâtrale à des sommets artistiques où se sont éprouvés
de vrais rapports de force, le public y jouant une part essentielle.
Les arts de parler - orateurs, rhéteurs, habiles à convaincre et à
contenir ces passions - s'y sont largement développés. Hommes de
paroles, les politiques, les avocats, les acteurs, ont occupé nos
scènes et mis en jeu, en "mouillant leur chemise" à chaque fois, la
confiance accordée par le peuple-public. C. De Gaulle s'assimilait
lui-même à un artiste, créateur d'émotions2. On a d'ailleurs souvent
qualifié sa parole de "théâtrale". Il est bien évident qu'il n'y a pas de
norme éternelle à la parole théâtrale et qu'on peut y parler tout
autrement. Mais c'est celle du siècle (largement le dix-neuvième
siècle), celle du théâtre qui se joue au Boulevard ou à la Comédie
Française, où courent le peuple et le Tout Paris. C'est le style Sarah
Bernhardt "qui est encore celui d'Apollinaire : "Ouvrez-moi cette
porte où je frappe en pleurant..." et qui est encore celui d'Aragon et
de Malraux"3.
Voix puissante, articulation extrême, ton emphatique, c'est le style
et le travail de la voix de cette époque. Les Grecs portaient le
masque, le dix-neuvième siècle projette la poitrine dans la voix ; les
techniques sont différentes et évoluant, disqualifient pour autant les
précédentes jusqu'à rendre ridicules et inaudibles les voix antérieures.
Mais pourtant, quelles que soient les modes et les techniques, la
voix, celle qui ne peut tromper, reste la garantie que les porte1 Rappelons l'étymologie latine scena, empruntée au grec skênê, endroit abrité,
tente, tréteau. Skênê est peut-être apparenté à skia, ombre, d'origine indoeuropéenne. Dictionnaire historique de la langue française. Alain Rey, Le
Robert, 1993.
2 Pierre Ansart. Les cliniciens des passions politiques. Seuil, 1997.
3 Philippe Sollers, Op cit.
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parole assurent toujours leur rôle, c'est-à-dire que ces acteurs publics
y "croient" pour que la société y "croit" aussi, selon le beau mot de
Friedson1. C'est que pour que le peuple croit encore à la nécessité de
ses représentants, il faut qu'eux-mêmes croient encore à ce peuple
et à leur rôle. L'avocat T. Lévy dit que pour convaincre, il faut y
croire un peu et qu'ensuite, la conviction "naît de l'émotion de ceux
qui l'écoutent"2. Voilà, il faut cette émotion, ébranler, mettre en
état "d'extrême attention", une émotion qu'on voudrait éclairée
dans une démocratie. "Les affectivités politiques sont en mesure de
surmonter les distances et de recréer un "nous", de susciter des
sentiments d'identité par-delà toutes les divisions et les
séparations"3 (on pourrait aussi dire artistiques).
En résumé, pour être cru, il faut y croire soi-même, quelles que
soient les différences entre les techniques requises (elles peuvent
être considérables) par les conditions d'émission. Ceci restera
vérifiable et la voix trahira celui qui ne croit pas à son rôle. C. De
Gaulle en était la preuve vivante et est, à ce titre très intéressant. Il
est la transition entre deux mondes changés par les médias : celui de
la présence, la voix dans le corps en direct et dans son
environnement et celui de l'enregistrement, la voix dans l'image en
différé ou en direct mais en studio. Et pourtant, il a su transposer et
transporter sa conviction à la radio (tout dans la voix) et même à la
télévision (assis à un bureau) pour séduire et émouvoir. Avec lui, la
conviction du chef a su passer à la télévision et faire croire au
"nous" qu'il appelait la France. Bien sûr il s'agit encore avec la radio
et la télévision d'un pouvoir du type monologue, le chef parle aux
citoyens du haut de sa pyramide, que permet encore l'usage des
médias dans leur préhistoire. A la radio, il fallait, à cause des micros
encore très peu sensibles, articuler exagérément, qualité qui assurera
le prestige du fameux Radiolo, le premier "speaker" de la C.F.R.4. A
la télévision, le public, fasciné par l'image et les visages chez soi,
suivra des pièces de théâtre filmé de haut niveau5 avec un intérêt
qu'on a longtemps confondu avec la démocratisation de la culture.
Préhistoire qui va très rapidement s'accélérer par les progrès des
1 Eliot Friedson, La profession médicale, Payot, 1984.
2 Jean-Denis Bredin, Thierry Lévy, Convaincre. Dialogues sur l'éloquence, Odile
Jacob, 1997.
3 Pierre Ansart, Op cit., p. 295.
4 Compagnie Française de Radiophonie, 1922, René Duval, Histoire de la radio
en France, Alain Moreau, 1980.
5 Britannicus, Macbeth, Les Perses etc...
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techniques, la massification des médias et les changements que cela
a entraîné dans la répartition du pouvoir de parole. Les hommes
politiques vont devenir des bateleurs parmi d'autres, les débats
politiques des spectacles de foire1 et malgré les efforts de V. Giscard
d'Estaing jouant de l'accordéon ou de F. Mitterrand grimpé sur le
tréteau de Y. Mourousi pour faire les clowns et rivaliser avec les
animateurs, rien ne sera plus comme avant. Leur parole,
préoccupée par la compétition des images, ne sera plus "tenue",
porteuse du collectif qui ne la reconnaîtra que pour s'en gausser.
L'introduction du téléphone comme réseau de circulation de la
parole a sans doute été le plus bouleversant pour le pouvoir. Il va
l'obliger à envisager le dialogue, la transparence, l'universalité et
faire craindre un retournement de situation. "Mais si la circulation
de toute parole est rendue possible (et c'est là, n'en doutons pas, une
coupure radicale d'avec l'état de fait antérieur, fondé sur un filtrage
des voix et une diffusion sélectionnées), dans le même temps cet
accès offert à la diffusion de toute parole ne peut se réaliser que sur
le mode du changement et de la liaison duelle. On se parle, oui, mais
de l'un à l'autre dans la discrétion et à mi-voix. Un peu comme si
cette vaste rumeur qui apparaît grâce au réseau téléphonique devait
être limitée par deux facteurs : la liaison par couple et le
chuchotement. Deux paramètres qui ressemblent à s'y méprendre à
des digues qui empêchent les fleuves de déborder"2. Parole rendue à
la société mais sous la contrainte du murmure ; le réseau est gorgé
de voix privées, d'intimité ; puissance de la parole cette fois séparée
du pouvoir mais en inversion des indiens de P. Clastres.
Au théâtre, c'est la même chose. L'amplification de la voix des
acteurs par l'exercice des techniques appropriées va être
définitivement ridiculisée. C'est le règne du "naturel", du "comme
dans la vie", du murmure qui s'évanouit derrière les images (c'est le
mot d'ordre de certains metteurs en scène) ou les écrans de fumée.
A tel point que le public va déserter les salles et rendre morose le
milieu lui-même. Ici, c'est la contamination du cinéma qui appelle
ce pseudo-réalisme du parler et relègue le mouvement des corps des
acteurs, leur rythme et le temps de leurs paroles derrière l'image à
voir qui fait écran. Là aussi la technique machinique va proposer ses
ressources : le téléphone ou le micro H.F. sont requis pour faire
1 Bernard Darras, La kermesse électronique, MEI, n° 1, 1993.
2 Yves Stourdzé, Pour une poignée d'électrons, Fayard, 1987, p. 273.
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entendre les voix intérieures mais le forum initial s'est
définitivement transmuté en for intérieur, en petit forum privé1.
Où va donc alors le public pour vérifier ce qu'il en est de cette
parole publique ? Qu'en dit-il lui-même par sa présence ? A qui
reconnaît-il le droit de le représenter ? A qui accorde-t-il encore sa
confiance ? Aux bouffons. Aux comiques. Aux imitateurs. Place aux
guignols. Outre le fameux phénomène français de Canal Plus et de
son émission vedette, les guignols sont partout : sur les scènes de
théâtre, à la radio, à la télévision. Ils sont partout et le public les
plébiscite à gorge déployée par leurs rires. Qui imitent-ils ? Tous
ceux qui se sont octroyé la parole publique aux fins de leurs intérêts
particuliers : les hommes politiques, les journalistes, les animateurs
de la télévision et les acteurs de cinéma, les vedettes du sport, de la
chanson, de la mode, de la cuisine..., les avocats, les syndicalistes,
les experts, la finance par la voix du fameux commandant Sylvestre
qui représente les marchés, tous ceux qui parlent à la télévision en
affirmant leur savoir. Or, selon les scènes, les talents, les
tempéraments, outre les accessoires, les registres de référence et les
codes artistiques utilisés, caricature, ironie, satire plus ou moins
amicale ou plus ou moins subversive, outre les propos attribués aux
personnages choisis pour l'imitation, ce qui est commun à tous et
l'instrument déterminant de la reconnaissance du public, c'est la
voix. C'est ce travail des clowns-imitateurs sur l'arène publique qui,
par l'imitation, désigne le stade de confiance dans lequel se trouve le
public vis-à-vis de ses hommes de parole et de pouvoir et c'est eux
qu'il reconnaît, c'est en eux qu'il se reconnaît.
A tel point que la classe politique s'en est émue jusqu'à mettre en
place des stratégies de communication directement provoquées par
l'émission des "Guignols de l'info". Des débats savants et sans issue
se sont engagés pour tenter de déterminer si l'impact des Guignols
lors de l'élection de J. Chirac à la présidence de la République a pu
faire basculer le vote en sa faveur contre E. Balladur, estimant que
sa marionnette "l'humanisait". Même chose pour L. Jospin que la
marionnette rendait assez débile mais qui finalement, aurait eu un
effet à long terme de sincérité... etc. A mes yeux, une seule réponse
est possible : les guignols, ceux de l'émission et tous les autres, ont
un tel succès et une telle longévité parce qu'ils parlent pour tous et
1 Par exemple, dans les spectacles de Bob Wilson. D'ailleurs les textes
contemporains confirment cela. Notre étude avec Janine Delatte : Théâtre Public,
n° 110, 1993.
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que leur parole est reconnue par tous, du peuple au Tout Paris. Ce
succès est sans doute le meilleur des sondages possible.
On peut avancer que le rire et le rôle des bouffons est de tradition
dans l'exercice d'un contre-pouvoir et dans toute société. "Vivant
en elle, vivant par elle, nous ne pouvons nous empêcher de traiter
la société comme un être vivant. Risible sera donc l'image que nous
suggérera l'idée d'une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d'une
mascarade sociale. Or, cette idée se forme dès que nous percevons
l'inerte du tout fait, du confectionné, à la surface de la société
vivante"1. Dans tous les cas, il s'agit de démystifier les menteurs, les
usurpateurs en se moquant d'eux. Le bouffon existe dans toutes les
sociétés, des sociétés primitives aux cours des rois et même des
démocraties (J.-E. Hallier a été souvent désigné comme le bouffon
de F. Mitterrand). Ce bouffon, ce fou a toujours eu pour rôle
"d'introduire imaginairement de la turbulence dans un univers de
codes et de contraintes"2. Cependant, le mélange actuel des scènes
de référence entre la représentation des politiques et la
représentation des comiques nous incite à penser qu'il y a plus dans
ce phénomène, que la traditionnelle charge des bouffons. "Si le
problème du fascinateur est celui de l'échec qui le renvoie à ses rêves
ou à la mort, le problème du séducteur, c'est celui de l'invention et
de l'utilisation de nouvelles techniques de séduction. Un jour vient
où la séduction n'opère plus. Les citoyens percevront l'aspect
illusoire sinon "clownesque" de leurs dirigeants. La dérision
congédiera alors la séduction"3. Mélange et interférence, les
comiques jouent au politique et les politiques font les clowns. Du
théâtre, nous sommes passés au spectacle, de la parole à la
communication. Cette confusion et cette inversion des rôles au
point de prendre les uns pour les autres paraissent être des indices
sûrs de la distance qui s'est établie entre les hommes de parole et
leur communauté. Or la dérision, cela s'entend. L'inversion
signifiante se fait par la voix.
Les analystes des Guignols de l'Info ont bien mis en avant le fort
contenu "éditorial" de leurs propos mais oublié peut-être ce qui,
pour moi, en est l'élément essentiel, à savoir l'imitation des
personnages moqués. Seul, leur producteur A. De Greef affirme que
sans l'imitateur Y. Lecoq (son salaire serait, dit-on le plus élevé de
1 Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, PUF, 1991. p.
34.
2 Georges Balandier, Le pouvoir sur scènes, Balland, 1992, p. 46.
3 Eugène Enriquez, Les figures du maître Arcanterre, 1991
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Canal Plus, le PDG Lescure y compris!) l'émission n'existerait plus.
Il a pu changer les dialoguistes sans dommage pour l'audience mais
ne saurait changer d'imitateur, de voix.1 C'est dans la voix
magnifiée de la marionnette que s'effectue la subversion plus que
dans les propos. Le choix, paradoxal pour un écran de télévision, de
la marionnette fut une très bonne idée. Elle est populaire, grossière
et fait rire immédiatement. Plus subtilement elle permet, par son
effet caricatural, de dégager toutes les séductions du visage et du
regard pour se concentrer sur un seul élément confondant : la voix
et l'oreille qui la reçoit dans une extrême émotion, celle justement
de la confusion où le clown dirait sans tromper. Le travail et le
talent de l'imitateur font entendre la voix sous le sens, la dégagent
des significations, la refont surgir des souterrains, là où elle ne
triche pas. On peut modifier un visage, des dents, habiller un corps,
mettre des lunettes et colorer sa cravate, placer sa voix pour la
rendre plus mélodieuse et plus sûre mais il restera cet imprenable
définitif que les imitateurs vont rechercher. "L'une des clés de
l'éloquence - nous sommes tous à la télévision des marionnettes c'est de maîtriser sa marionnette, c'est d'être sa caricature, mais une
caricature qui exprime sincèrement ce que l'on est"2. Seule manière
de surmonter sa propre ressemblance à la marionnette.
Pour ne prendre qu'un seul exemple d'imitateur qui imite non pas
dans une marionnette mais dans son propre corps, citons Laurent
Gérra (Théâtre, France Inter, France 2) qui est sans doute le plus
intéressant pour ce propos. Il se produit sans aucun accessoire, sans
aucun effet de drôlerie ; il a le physique anonyme et neutre de
n'importe qui, il porte un petit costume gris pâle qui efface son
corps et il bouge très peu. Seul un petit déhanchement marque le
début de l'imitation de Johnny ou de Mitterrand, moment où il va
chercher la respiration propre à "sortir" la voix recherchée. E t
chacun d'applaudir même si le propos est plus drôle que critique,
plutôt gentil. La subversion est ailleurs.
Qu'en disent à leur tour les acteurs ? Les notables de la profession,
tout en reconnaissant les talents, affichent en général une certaine
condescendance vis à vis de cette part mineure du métier. Pourtant
"l'imitation sera toujours plus vraie que le magnétophone. Elle
refait le chemin de la parole, retrouve le chemin de la voix dans le
1 Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret, La comédie des princes, Le Monde
Diplomatique, Août 1995. Yves Derai, Laurent Guez, Le pouvoir des Guignols,
Edition n° 1, 1998, Quels jolis titres !
2 Thierry Lévy, Op cit. p. 163.
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corps, réinvente ce que pourrait dire, aurait pu dire celui ou celle qui
n'est pas là. A sa place, pense, et c'est la forme de l'absence, la
forme exacte, le théâtre". C'est ainsi qu'en parlait A. Vitez, maître
du jeu de l'acteur1. Il ne s'agit pas de faire (de "fabriquer" comme
disent les acteurs de ceux qu'ils considèrent comme mauvais) mais
de refaire, d'éprouver dans son corps et son être propre l'autre, pour
obtenir la voix qui peut tenir la parole. C'est beaucoup plus qu'une
technique, qu'un savoir, c'est une pratique, c'est un art qui garde les
traces des parcours qui produisent l'oralité dans ce que R. Barthes
appelait "la polyphonie complexe du plein air (soleil qui bouge,
vent qui se lève, oiseau qui s'envole, bruits de la ville, courants de
fraîcheur) et qui restitue au drame la singularité d'un événement"2.
En Avignon en 1997, J-P Thibaudat écrivait dans le journal
Libération à propos des "Lettres à Franca" lues par le comédien A.
Wilms : "Cette dramaturgie infime et intime : une voix d'acteur, les
pages d'un texte, une cour ancestrale avec arbres, bruits de vent dans
le lointain, un matin d'été". Comme un retour à l'origine, même si
du chœur, nous sommes passés au soliste. Pour des raisons souvent
économiques, les scènes de théâtre ont présenté, ces dix dernières
années, énormément de lectures, sans décors, sans mise en scène :
un comédien, assis à une table, une carafe d'eau à portée de main, lit
un texte. Il arrive que le texte soit ensuite monté en spectacle. La
plupart du temps, critiques et public rappellent la lecture et la
regrettent pour l'émotion qu'ils y avaient éprouvée, et ceci, quelle
que soit la qualité du texte, et qui n'est pas retrouvée au spectacle,
quelle que soit aussi la qualité de la mise en scène.
Présence : présence de l'acteur dont la voix est chargée de celle de
l'auteur et qui a refait le parcours de production de l'écriture.
Comment lire un texte : en l'écoutant. On ne peut oublier le
gueuloir de Flaubert ni les vociférations de Dostoievski écrivant. La
voix s'ouvre par un cri, se découvre dans le corps, rencontre un
écho, les rumeurs du monde, les bruits des êtres et des objets et nous
chantons.
Présence, sensation, émotion, ce pourquoi aussi la jeunesse s'est,
depuis les années soixante, réfugiée dans la musique qui elle aussi est
retournée au cri, aux hurlements primitifs, aux voix cassées, pour
retrouver la présence initiale et ce qu'on appelle "la participation".
1 Antoine Vitez, Poèmes, POL, 1997.
2 Roland Barthes, Le théâtre Grec, Histoire des spectacles, La Pléiade, 1965.
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__________________________ Qui parle ? _________________________
R. Barthes rappelle cet imaginaire de participation du théâtre grec,
devenu imaginaire d'évasion dans les salles. Mais les "rockers" par
exemple ont fait exploser les murs des salles en exploitant les
possibilités techniques des machines, micros et amplis, lumières
tournoyantes, jusqu'à les transporter en plein air dans les festivals,
événements communautaires de mémoire pour toute une
génération.
On ne peut aujourd'hui que constater la pathologie sonore qui s'en
est suivie sans toutefois ne pas en oublier la signification première.
"On évitera de poser "la voix" à part de ce qui l'entoure et
l'irrigue"1. Pas de voix sans son contexte, pas d'écoute hors du
monde. "La musique de l'ère technologique prend alors volontiers
l'allure, non d'un discours articulé et fini dans le temps (...) mais d'un
continuum assimilable au continuum naturel qui ne débute jamais ni
ne s'arrête"2. A tout prix, ré-enchanter le monde et retrouver de la
présence. "Sans doute, la parole politique a-t-elle finalement
quelque chose à voir avec la présence" s'interroge récemment P .
Breton3. Que dire alors de ces voix "mondiales", vides, des
aéroports, des magasins voire des télévisions. Ce continuum sonore
ne s'anime que dans les accidents, les dérapages, les étrangetés qui
attirent l'oreille : bégaiements, accents, passions. D'où aussi ce
retour d'intérêt symptômatique contre la communication, à une
parole argumentaire, rhétorique, aux arts de parler et de convaincre,
sans manipulation. "Ce n'est pas parce qu'un homme politique parle
bien ou est agréable à entendre que ce qu'il dit est condamnable"4.
"La rhétorique intéresse au contraire la totalité de l'homme, l'esprit,
le cœur et le corps"5. La communication aurait tué la parole, le
désir de convaincre, l'émotion de croire ensemble, même pour un
instant. On a souvent dit que la jeunesse était dépolitisée ; sans
doute si l'on prend un modèle antérieur, mais elle est la partie la
plus fidèle et la plus forte de l'audience des Guignols. Elle s'exprime
sans doute sous une forme de "politisation négative" ou de
"participation hostile"6 qu'il faut déchiffrer et qui n'est pas sans
intérêt pour la chose publique et collective.
1 Denis Vasse. op cit. p. 23.
2 Michel Chion, Médias et technologies, Flammarion, 1994, p. 47.
3 Philippe Breton, Le Monde de l'Éducation, Paroles, Juin 1997.
4 Philippe Breton, L'argumentation, PUG, 1996.
5 Joël Gardes-Tamine, Le Monde de l'Éducation, Paroles, Juin 1997.
6 Jean-Louis Missika, Albert O. Hirschman, Cités par P. Perrineau, Le Monde de
l'Éducation, Octobre 1997.
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MEI « Médiation et information », nº 9, 1998 ___________ Marie Thonon
Alors se repose la question du "comment parler" et pour cela même
celle du "qui parle". Qu'en est-il de l'opérateur humain lorsque la
présence est dissoute en images, lorsque de puissants réseaux de
communication se proposent d'irriguer toutes les sociétés ? Où est
le pouvoir de parole quand personne n'écoute plus personne, quand
la stéréotypie de langage investit toutes les activités, quand la
rupture du lien social et des relations est à l'ordre du jour ?
Les thérapies aussi sont à l'ordre du jour : clownanalyse pour les
cadres d'entreprises, acteurs ou chanteurs qui se recyclent en
réparateurs de voix pour les stars de cinéma, les hommes des médias
et les hommes politiques, analystes et voyantes qui écoutent ou
enveloppent les patients de leur voix sans les lâcher, abondance des
cours de voix, de théâtre, de chant divers sans compter les pratiques
sur le souffle venues d'Orient. Mais ceci ne fait que confirmer le
malaise. Avez-vous remarqué combien les gens se parlent à euxmêmes à haute voix ? Dans le métro, dans la rue, c'est frappant.
Si la multiplication des porte-parole a dévalorisé les politiques de
leur pouvoir, si cette multiplication n'a pas pour autant rendu le
pouvoir à la société, qu'en sera-t-il des réseaux aux voix multiples
mais virtuelles ? Comment porteront-ils la parole et
transporteront-ils de la présence ? Serait-ce encore, comme pour le
téléphone, une rumeur généralisée, fascinée par les supports euxmêmes ? "Mickey Mouse, ce n'était donc pas assez. Quand les
objets parlent, l'État se tait"1 disait Y. Stourdzé. Si les objets
parlent, que reste-t-il de cet imprenable de la voix ? Jusqu'à présent,
les humains étaient les détenteurs uniques de la parole, or
nouvellement, les réseaux et les objets parlent. Qu'en est-il alors des
frontières entre la voix humaine et la voix des objets ?
Nouvellement aussi, il s'agit vraiment de pénétrer dans le monde des
simulacres et la dématérialisation serait celle du corps et de ses
intérieurs. Le pouvoir des hommes de l'électronique et des
ordinateurs ne serait pas plus fiable que celui des hommes des médias
et de la télévision pour porter la parole des sociétés, des groupes et
des personnes. La puissance des réseaux qui est potentiellement
prête ne peut être, comme pour le téléphone, imaginablement
donnée au collectif sans contraintes ou sans restrictions, parce que
"l'amplification ne peut être utilisée que comme outil d'un réseau qui
a valeur d'impératif d'universalité, réseau auquel les opérateurs
particuliers doivent, pour garantir leur propre indépendance,
1 Yves Stourdzé, Op cit. p. 142.
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volontairement se soumettre. Une forme de répartition égalitaire
d'une puissance détonnante. L'amplification au service de tous,
c'est-à-dire de personne, mais fonctionnant par le biais du réseau"1.
Personne. Parole publique : personne. Voilà bien la question de
n'importe quel réseau, qui a toujours pour objectif et pour
excellence d'évacuer l'humain et de le soumettre à l'asservissement
des mécanismes automatiques des machines devenues intelligentes.
L'électronique et sa captation seraient alors le grand enjeu des
hommes de pouvoir en rivalité de parole avec elles. Si personne ne
parle, ou si tout le monde parle dans une rumeur sans présence,
quelles voix peuvent porter et rapporter l'histoire des hommes et
leur futur ?
Il semble que la question de la représentation soit à l'ordre du jour et
par voie de conséquence celle des identités collectives et
individuelles en voie de désintégration. A inventer. L'invention
technologique actuelle ouvre tous les champs mais les sociétés
restent encore sans voix sous le tumulte du bruit. Qui parle
aujourd'hui ? La question reste posée et les dispositifs sont à
inventer pour que des voix humaines puissent s'y faire entendre et
garantissent la maîtrise des réseaux et des objets. Réapprendre à
parler sincèrement, sensiblement, simplement ; après tout voilà un
beau défi pour les médiateurs qui pourraient bien être les nouveaux
porteurs de parole publics.
1 Yves Stourdzé, Op cit. p. 273.
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