Aimé Césaire - Léon-Gontan Damas - Histoire du Mouvement de la
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Aimé Césaire - Léon-Gontan Damas - Histoire du Mouvement de la
CÉSAIRE AIMÉ (1913-2008) « Pousser d'une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées » : tel est le projet qui commande la vie et l'œuvre d'Aimé Césaire, homme politique martiniquais et poète négroafricain. Il fait surgir, en 1939, dans un grand poème, le Cahier d'un retour au pays natal, devenu depuis lors un classique majeur des littératures du monde noir, le mot « négritude », forgé pour redonner leur dignité à « ceux qui n'ont jamais rien inventé » et que l'esclavage ou la colonisation avaient rendus muets. En 1991, l'inscription au répertoire de la Comédie-Française de sa Tragédie du roi Christophe a consacré le retentissement universel de son œuvre. 1. Découverte de la négritude Né en 1913, dans une famille modeste de Fort-de-France qui rattachait son origine à un certain Césaire, esclave condamné à mort en 1833 pour avoir fomenté une révolte, Aimé Césaire a été un bon élève du lycée Schœlcher : on l'envoie en France pour préparer l'École normale supérieure, où il est reçu en 1935. Pendant ses années parisiennes, il s'occupe de l'Association des étudiants martiniquais, lie amitié avec Léopold Sédar Senghor, participe aux débats des intellectuels noirs, dans lesquels s'élabore la notion de négritude. Mais il commence aussi à écrire un long poème, le Cahier d'un retour au pays natal, qui paraît d'abord en 1939 dans la revue Volontés, avant d'être repris en volume (New York, 1947 ; Paris, 1947, puis 1956). Composé pour lutter contre le déracinement de l'exil, le Cahier peut se lire comme une quête orphique : plongée aux abîmes de la mauvaise foi, descente aux enfers de l'oppression raciale, pour y conquérir la fierté d'être nègre. Orphée triomphant, le poète reconduit au jour son Eurydice, la négritude, qu'il célèbre à travers des images rayonnantes. Plus poète que théoricien, Césaire a toujours défini la négritude selon le mouvement qui anime son poème : prise de conscience et acceptation de soi, pour coïncider avec l'émergence d'une parole enfin rendue à elle-même. 2. La parole et l'action Rentré en Martinique en 1939, pour être pendant cinq ans professeur de lycée – un professeur très écouté et admiré –, Césaire fonde en 1941, avec sa femme et quelques amis, une revue, Tropiques, qui s'efforce de maintenir à la Martinique, pendant les années de guerre, une parole de liberté et de résistance culturelle. André Breton la découvrira avec saisissement, lors de son passage à Fort-de-France en 1941. En 1945, Aimé Césaire est élu, dans la mouvance du Parti communiste, maire de Fort-de-France, puis député à l'Assemblée nationale française (charges auxquelles il a été constamment réélu depuis lors). Il est l'un des principaux artisans du vote du statut de départementalisation pour la Martinique et les autres vieilles colonies (1946), ce qui lui vaudra, plus tard, les vives critiques de ceux qu'impatientent les persistances coloniales. En fait, Césaire s'opposera à la fois aux nostalgiques de l'ordre établi colonial et à ses anciens alliés communistes. Contre les premiers, il publie en 1953 son Discours sur le colonialisme, pamphlet dont l'humour agressif fait le procès de la civilisation européenne, malade de la colonisation. Contre les seconds, il adresse une Lettre à Maurice Thorez (1956), qui reproche aux communistes leur incapacité à sortir de leur idéal d'assimilation, et finalement leur croyance naïve en la supériorité intrinsèque du modèle occidental. Pour clarifier sa position politique, Césaire fonde en 1958 le Parti progressiste martiniquais, qui cherche à promouvoir une autonomie des îles. Mais, plus d'une fois, la parole poétique laisse percer le découragement de l'homme d'action, et dénonce l'immaturité d'un peuple endormi dans les délices de la consommation, l'impatience des extrémistes, les médiocrités politiciennes... 3. Une poétique nègre ? Dès 1946, le recueil Les Armes miraculeuses reprend les poèmes de facture surréalisante parus dans Tropiques. On a parfois affirmé que Césaire avait recherché dans la luxuriance d'images étranges un moyen de tromper la censure de l'époque. En fait, la violence de ces textes ne se cachait guère. Elle n'est guère différente dans les poèmes des recueils ultérieurs : Soleil cou coupé (1948) et Corps perdu (1950), refondus dans Cadastre (1961), ou bien Ferrements (1959). En 1960, Césaire déclarait à un journaliste : « Je n'ai jamais écrit qu'un seul poème, où quelques émotions premières se révèlent indéfiniment. » Il est probable que la fascination exercée par l'œuvre de Césaire tient aussi à cette cohérence du projet poétique. Il reprend en effet, de poème en poème, un même schéma dramatique montrant la destruction d'un monde ancien, l'avènement d'un monde nouveau, se développant sur un réseau d'images clés (images solaires, catastrophes en tout genre, flore et bestiaire du contexte antillais), s'énonçant selon le mode et le temps (impératif et futur) de la révolution annoncée. Chaque poème produit et magnifie un désastre de mots où s'abîme le désordre colonial, un cataclysme qui libère les promesses de l'avenir. Sans renoncer à ces apocalypses réjouissantes, le dernier recueil de Césaire, Moi, laminaire (1982), laisse percer comme une angoisse de l'échec : les volcans s'y éteignent ; l'enracinement dans la terre natale s'est défait. 4. Un théâtre lyrique La tentation du théâtre apparaissait dès l'oratorio tragique, Et les chiens se taisaient, publié dans Les Armes miraculeuses : mise en scène du héros césairien par excellence, le Rebelle, qui revit au moment de mourir ses affrontements avec les figures de l'oppression, son amour fou de la liberté, sa solitude aussi. Le théâtre présente aux yeux de Césaire l'avantage de pouvoir toucher l'immense public des non-lecteurs. Il réduit ainsi la distance entre l'intellectuel révolutionnaire et la masse populaire qu'il lui faut soulever. La simplification progressive de l'écriture théâtrale de Césaire correspond sans doute à ce souci pédagogique. Une saison au Congo (1966) relate, à la manière de Brecht, la dramatique accession à l'indépendance de la colonie du Congo belge et la mort de Patrice Lumumba. Une tempête (1968), qui propose une variation sur la pièce de Shakespeare, accentue le symbolisme des conflits raciaux entre Caliban, l'esclave noir, Prospero, le colon blanc, et l'ondoyant Ariel, le mulâtre. Le chef-d'œuvre de Césaire, La Tragédie du roi Christophe (1963), représenté dans le monde entier, prend son sujet dans un épisode de l'histoire haïtienne, le destin de Christophe, « ancien esclave, ancien cuisinier, ancien général, roi d'Haïti ». Cette didascalie résume tout l'enjeu de la tragédie : comment passer de l'esclavage à la liberté, comment conduire un peuple à l'indépendance ? Christophe choisit de mettre Haïti sur la route du progrès, pour rattraper l'Europe. Mais trahi, trompé, il échoue et se retrouve seul, nu, dépouillé de ses rêves. La pièce n'impose aucune interprétation de cet échec, même si elle souligne que Christophe n'a pas su sortir du modèle emprunté aux anciens maîtres. Ce qui fait la force de ce drame très shakespearien, c'est que, présenté au moment même où les anciennes colonies d'Afrique accédaient à l'indépendance, il apparaissait comme un avertissement lucide et grinçant à l'intention des possibles imitateurs de l'autocrate Christophe, mais qu'il était aussi un appel farouche au soulèvement et à la libération de tous ceux qui ont été asservis. La leçon du « rebelle » Césaire est là, dans cette fidélité à la révolte nécessaire. Jean-Louis JOUBERT Encyclopédia. DAMAS LÉON GONTRAN (1912-1978) Poète guyanais né à Cayenne, Léon Gontran Damas est le premier à exploser de colère et de rage sous la camisole de force de la colonisation française. Soumis au cours de son enfance à l'éducation « créole » qui prétendait transmettre les valeurs françaises, il souffre d'endurer le « désastre » que provoque en lui une telle éducation, qui lui inspirera plus tard son célèbre poème Hoquet. Il va à l'école primaire à Cayenne, puis au lycée Schœlcher de Martinique qu'il quitte en 1926 pour le collège de Meaux près de Paris où il obtient son baccalauréat en 1928. D'abord inscrit à la faculté de droit pour obéir à sa famille, il est vite tenté par plusieurs directions culturelles : les cours de russe et de japonais à l'École des langues orientales l'attirent avant qu'il n'aboutisse à l'Institut d'ethnologie, où il rencontre Jacques Roumain. Au vrai, il cherche à remonter aux sources de son identité et ce cheminement difficile — vu l'époque — lui vaut l'opprobre de ses parents qui lui coupent les vivres, ce qui l'oblige à travailler comme débardeur et comme plongeur. Passionné de poésie, il apprend à connaître les poètes nègres des États-Unis d'Amérique : Langston Hughes, Alan Locke, Jean Toomer, Countee Cullen et Claude Mac Kay. Le directeur du Muséum du Trocadéro lui confie en juillet 1934 une mission d'étude des survivances africaines en Guyane ; en outre, il est chargé par deux revues (Vu et Lu) de rédiger un compte rendu de son voyage. À son retour, il publie son rapport (Retour de Guyane, 1938) qui paraît un an après son premier volume de poésie, Pigments (1937), dans lequel il vitupère contre l'assimilation que cherche à imposer une puissance coloniale soucieuse d'arrimer définitivement à l'Hexagone des territoires qu'elle exploite depuis trois siècles. Quelques-uns de ses poèmes avaient déjà été publiés en 1934 dans la revue Esprit et en 1936 dans les Cahiers du Sud. Robert Desnos, qui préface Pigments, insiste d'entrée de jeu sur l'essentiel : « Il se nomme Damas. C'est un nègre. Damas est nègre et tient à sa qualité et à son état de nègre. Voilà qui fera dresser l'oreille à un certain nombre de civilisateurs qui trouvent juste qu'en échange de leurs libertés, de leurs terres, de leurs coutumes et de leur santé, les gens de couleur soient honorés du nom de « Noirs ». Damas refuse le titre et reprend son bien. Ce bien vous sera révélé dans les poèmes qui vont suivre... » Il stigmatise la colonisation, l'exotisme et le racisme, le comportement bourgeois, engage les anciens combattants sénégalais à se démystifier et se moque de lui-même avec des accents quasi céliniens. Bref, il n'en finit pas d'écumer de rage contre ce qui l'empêche à jamais d'être un homme. Il publie, en 1943, un recueil de contes, Veillées noires, et s'embarque, en 1946, pour la Guyane en passant par les États-Unis. La mort accidentelle en novembre 1947 du député René Jadfard lui fournit l'occasion d'affronter politiquement Gaston Monnerville, défenseur de l'assimilation, qu'il avait déjà fustigé dans son rapport de 1938. Élu député en 1948, il siège à la Chambre jusqu'en 1951. On lui doit une anthologie, Poètes d'expression française (1947) et un essai, Poèmes nègres sur des airs africains (1948). Il publie trois recueils de poèmes : Graffiti (1952), Black Label (1956) et Névralgies (1966). Il meurt en 1978 à Washington où il vivait depuis 1969. Dans le cercle des poètes nègres francophones, Léon Gontran Damas occupe la place d'honneur, avec sa simplicité coutumière, ses amours ancillaires, son rythme de « marron ». C'est le seul dont la voix ait porté loin, en Afrique, comme un roulement de tam-tam, pour prôner la résistance en baoulé, le seul qui parlait clairement au peuple. Les autres poètes se contentent d'écrire, lui, il tonne et il chante. Bruno D. LARA Encyclopédia Parler d’Aimé Césaire et de Léon-Gontran Damas, c’est nécessairement présenter le mouvement de la Négritude dont ils furent les pères fondateurs avec Léopold Sédar Senghor. Pour cela, nous avons extrait un passage complet tiré de l’étude d’Aïssata SoumanaKindo [1] « Senghor : De la Négritude à la Francophonie ». DE LA NEGRITUDE A LA FRANCOPHONIE 1. LA GENESE DU MOUVEMENT DE LA NEGRITUDE Le mouvement de la Négritude fut le fait d’une poignée d’étudiants et d’intellectuels noirs vivant à Paris et nourris des œuvres des écrivains négro-américains. [2] 1.1. De Harlem au Quartier Latin « La Négro Renaissance » est un mouvement littéraire né à Harlem (quartier noir de New York aux USA) qui se fait l’écho des vaines tentatives des intellectuels noirs d’être « intégrés », « assimilés », de l’injustice du sort qui pèse sur le Noir américain, de la peine et de la colère qui bouillonnent dans son âme, de la dénonciation des faits et des idées au moyen desquels on l’opprime. Le premier à avoir pensé la Négritude dans sa totalité et sa spécificité fut W.E.B. Du Bois dont le livre, Ames noires, paru en 1903, dénonçait la situation scandaleuse faite aux Noirs des Etats-Unis. Penseur et homme d’action, Du Bois montrait la nécessité d’effacer de l’esprit des Blancs et des Noirs l’image stéréotypée du Nègre sous - homme, taré et inconscient, et en fondant l’Association Nationale des Gens de Couleur (dont il dirigea la revue The Crisis), il jetait les bases d’une action politique susceptible d’infléchir les options du gouvernement américain. « Véritable père de la Négritude », selon LilyanKesteloot [3], W.E.B. Du Bois influença profondément Léopold Sédar Senghor et ses amis par l’intermédiaire de Marcus Garvey et surtout de la Négro Renaissance. Senghor lui-même écrit : « Au Quartier Latin, dans les années 30, nous étions sensibles, par-dessus tout, aux idées et à l’action de la Négro Renaissance dont nous rencontrions à Paris quelques-uns des représentants les plus dynamiques ... Pour moi, je lisais régulièrement The Crisis ... mais aussi The journal of Negro History qui consacrait de nombreux articles à la connaissance de l’Afrique. Mais mon livre de chevet, c’était The New Negro. (...) Les poètes de la négro renaissance qui nous influencèrent le plus sont Langston Hughes, Claude Mac Kay, Jean Toomer, James Weydon Johnson, Stirling Brown et Frank Marschall Davis. Ils nous ont prouvé le mouvement en marchant, la possibilité d’abord, en créant des œuvres d’art, de faire reconnaître et respecter la civilisation négro-africaine » [4]. Ce fut, en effet, autour des années 20 à Harlem que se cristallisa le mouvement qui devait plus tard prendre l’appellation de « New Negro », la renaissance nègre (employé pour la première fois en 1925 par Alain Locke dans son Anthologie). Mouvement à caractère social et littéraire, il dénonçait la situation de mendiant culturel du Noir américain, manifestait la prise de conscience de son identité et traduisait sa volonté de réhabiliter un long passé déformé par l’idéologie esclavagiste. Plus qu’une simple réaction de compensation à l’impossible assimilation, le « New Negro » fut donc une quête spirituelle destinée à remettre le Noir américain en possession de sa personnalité aliénée par la culture dominante. Beaucoup de ces jeunes Noirs séjournèrent en Europe, particulièrement en France : Jean Toomer, Countee Cullen, Claude Mac Kay et quelques autres vinrent à Paris. Mac Kay, arrivé en France en 1923, séjourna à Paris puis à Marseille où il écrivit son roman Banjo publié en 1929. Banjo exhortait l’élite noire assimilée à résister à la culture européenne, et montrait que le destin du Nègre instruit n’est pas fondamentalement différent de celui de ses frères analphabètes. Le succès fut considérable et Banjo devint le livre de chevet des étudiants africains et antillais de Paris. Léopold Sédar Senghor écrit ainsi avec raison : « Au sens général du mot, le mouvement de la Négritude - en tant que découverte des valeurs noires et la prise de conscience pour le Nègre de sa situation - est né aux Etats-Unis d’Amérique». 1.2. La Revue du monde noir, Paris 1931. Elle fut la première tribune où les Noirs du monde entier eurent enfin l’occasion de s’exprimer pour débattre de leurs problèmes spécifiques. La revue, bilingue (français/anglais), qui parut du 20 novembre 1931 au 20 avril 1932, avait été fondée par le docteur Sajous, ressortissant du Libéria, assisté des sœurs Andrée et Paulette Nardal. Le salon littéraire ouvert par les deux sœurs antillaises permit également à plusieurs intellectuels noirs parisiens, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas, Etienne Léro, René Ménil, de rencontrer les poètes et romanciers de la Renaissance nègre, ainsi que d’éminentes personnalités du monde noir telles que René Maran, Félix Eboué ou le docteur Price-Mars, sénateur de Haïti. D’un ton modéré, la Revue du monde noir fut un lieu de rencontres fructueuses pour l’intelligentsia (noire et européenne puisque l’ethnologue Leo Frobenius y collabora) en même temps qu’un incontestable instrument d’éveil culturel. Elle mit sur pied un véritable programme qui affirmait l’originalité de la personnalité noire face à l’ethnocentrisme des Européens, récusait la vision manichéiste d’un monde primitif livré à la nécessaire mission civilisatrice de l’Occident. Cependant la définition de la Négritude avant la lettre à laquelle elle aboutit ne tenait pas suffisamment compte des disparités réelles entre américanité, antillanité et africanité, ni de la révolution littéraire et politique que vont prôner Légitime Défense et L’Etudiant Noir 1.3. Légitime Défense, Paris 1932 Il revint à Légitime Défense (revue des étudiants antillais) de définir et de proposer le modèle d’une littérature nègre [5]. Rédigée par une équipe dissidente de la Revue du monde noir jugée trop conciliante (elle bénéficiait d’une subvention du Ministère des Colonies), Légitime Défense, dont le titre délibérément provocant était emprunté à André Breton, fit l’effet d’une bombe dans les milieux lettrés de Fort-deFrance. Ses auteurs, Etienne Léro, René Ménil et Jules Marcel Monnerot y dressaient, en effet, un sévère réquisitoire contre leurs compatriotes et, dans un manifeste programme agressif paru le 1er juin 1932, ils esquissaient une théorie de la nouvelle littérature antillaise dans un procès sur la forme et le contenu des œuvres récusant pour maîtres les symbolistes et parnassiens qui étaient les modèles favoris de leurs prédécesseurs. Ces auteurs dénoncent le caractère factice de la littérature antillaise (œuvres conçues pour d’autres lecteurs et conformes en tous points aux idéaux de la société européenne dominante). Cela détourne l’Antillais de sa propre culture et en fait un être dépersonnalisé, enfermé dans le mimétisme. Légitime Défense proclama de surcroît son refus des valeurs périmées du capitalisme et du christianisme et affirmait son adhésion au marxisme, au surréalisme et à la psychologie des profondeurs dont Freud venait de révéler les insondables ressources. Leur programme définissait les grandes lignes de la voix à suivre par l’écrivain antillais : une plus grande sincérité dans sa démarche et le recours à une thématique authentiquement africaine ; recouvrant aussi bien le sentiment de sa révolte devant l’injustice séculaire dont il est victime que l’expression de son lyrisme viscéral. Mais la tentative de Légitime Défense, plus politique que littéraire, fut sans lendemain (un seul numéro) et ne dépassa pas le niveau théorique. Elle devait toutefois éveiller des échos durables dans les rangs des intellectuels négro-africains du monde entier. 1.4. L’Étudiant noir, Paris 1934 - 1940 Ce petit périodique corporatif rédigé par un groupe d’étudiants africains et antillais réunis autour d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor et de Léon-Gontran Damas, et qui comprenait, entre autres, Léonard Sainville, Birago Diop et Ousmane Socé, succéda à l’apparition fulgurante de Légitime Défense. L’Etudiant noir, selon Damas, « se proposait surtout de mettre fin au système clanique en vigueur au Quartier Latin » et de « rattacher les Noirs à leur histoire, leurs traditions et leurs langues ». Et Senghor de surenchérir : « Nous étions alors plongés (entre 1932 et 1935), avec quelques autres étudiants noirs, dans une sorte de désespoir panique. L’horizon était bouché. Nulle réforme en perspective, et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase. Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé, ni sculpté, ni chanté... Pour asseoir une révolution efficace, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt, ceux de l’assimilation, et affirmer notre être, c’est-à-dire notre négritude » [6]. L’Étudiant noir, qui allait devenir l’organe de la Négritude naissante, fut un intense foyer de fermentation intellectuelle. Désireux de se démarquer par rapport à son prédécesseur, L’Etudiant noir rejette en grande partie les thèses de Légitime Défense, qu’il jugeait trop assimilationnistes, et préconisa un repli fervent autour des valeurs culturelles spécifiquement nègres. Le rejet porta sur le marxisme et le surréalisme soupçonné d’être des facteurs de récupération (le Mouvement de l’Internationale Communiste recherchait l’amitié des peuples colonisés). On proclama alors la nécessité d’une révolution culturelle ayant pour objectifs la réconciliation des Noirs avec eux-mêmes, l’affirmation de leur singularité ethnique et la reprise en main de leur propre destin. Senghor s’interroge à ce sujet : « Que veut la jeunesse noire ? Vivre. Mais pour vivre vraiment il faut rester soi. L’acteur est l’homme qui ne vit pas vraiment. Il fait vivre une multitude d’hommes - affaire de rôles mais il ne se fait pas vivre. La jeunesse noire ne veut jouer aucun rôle : elle veut être soi. L’histoire des Nègres est un drame en trois épisodes. Les Nègres furent d’abord asservis (des idiots et des brutes disaiton)... Puis on tourna vers eux un regard indulgent. On s’est dit. : ils valent mieux que leur réputation. Et on a essayé de les former. On les a assimilés. Ils furent à l’école des maîtres, « de grands enfants » disait-on. Car seul l’enfant est perpétuellement à l’école des maîtres. Les jeunes nègres d’aujourd’hui ne veulent ni asservissement, ni « assimilation ». Ils veulent l’émancipation. Des hommes, dira-t-on, car seul l’homme marche sans précepteur sur les grands chemins de la Pensée. Asservissement et assimilation se ressemblent : ce sont deux formes de passivité » [7]. On doit aux fondateurs de cette revue les premières grandes œuvres de la littérature négro-africaine de langue française comme on doit au Mouvement de la Négritude l’émancipation tant politique que culturelle de l’Afrique francophone. En effet, l’influence politique d’essais comme Le Retour de Guyane de Damas, Ce que l’homme noir apporte de Senghor et Discours sur le colonialisme de Césaire a été plus importante que celle de leurs poèmes sur les intellectuels qui furent artisans des indépendances africaines. Le mouvement de la Négritude est né ; peu importe l’origine et l’histoire du mot, l’essentiel est qu’il existe désormais une voix africaine dont les échos n’ont pas fini de retentir. Toutefois, la Négritude ne doit pas être dissociée d’un faisceau convergent de facteurs politiques, sociologiques et culturels dont l’apparition en France autour des années 30 coïncide avec une certaine remise en cause du principe de la mission civilisatrice de l’Occident vis-à-vis des pays réputés « sauvages ». La Négritude est fille de l’histoire a dit Lamine Diakhaté. 2. LE SENS DU TERME NEGRITUDE C’est un néologisme que Césaire a employé pour la première fois dans le Cahier d’un retour au pays natal en 1939. Voici une des définitions que l’auteur en donne : « La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Mais avec le temps, ce concept de Négritude s’est développé et il est nécessaire d’en délimiter aujourd’hui l’étendue. On peut dire, comme définition générale, que la Négritude est la façon dont les Négro-africains comprennent l’univers, c’est-à-dire le monde qui les entoure, la nature, les gens, les événements: c’est aussi la façon dont ils créent. Cette conception de la vie est déterminée par deux sortes de phénomènes : les phénomènes de civilisation et les phénomènes historiques. 2.1. Les phénomènes de civilisation « Il n’y a pas de peuple sans culture » a écrit Claude Lévi- Strauss. L’Afrique a depuis l’Antiquité produit des cultures si riches et si originales que le savant allemand Leo Frobenius [8] constatait qu’il existait vraiment une civilisation africaine portant d’un bout à l’autre du continent noir « la même frappe », c’est-à-dire le même cachet. « Partout nous reconnaissons un esprit, un caractère, une essence semblables ». Cet ensemble de caractéristiques forme le «style africain» : « Quiconque s’approche de lui reconnaît bientôt qu’il domine toute l’Afrique, comme l’expression même de son être. Il se manifeste dans les gestes de tous les peuples nègres autant que dans leur plastique. Il parle dans leurs danses comme dans leurs masques, dans leur sens religieux comme dans leur mode d’existence, leurs formes d’Etats et leurs destins de peuples. Il vit dans leurs fables, leurs contes, leurs légendes, leurs mythes... ». Cela veut simplement dire que les Noirs d’Afrique ont créé au cours des siècles des religions, des sociétés, des littératures et des arts tellement particuliers qu’on les reconnaît entre toutes les autres civilisations de la terre. Cela veut dire encore que cette civilisation africaine a marqué de façon indélébile les manières de penser, de sentir et d’agir des Négro-africains. Si l’Africain est différent des autres, c’est parce qu’il hérite d’une civilisation différente et de laquelle il réapprend à être fier et non pas qu’il n’avait qu’une civilisation inférieure ou même pas de civilisation du tout comme on le lui a enseigné pour mieux le dominer. Tous les spécialistes de l’étude des civilisations sont d’accord aujourd’hui pour reconnaître que l’Afrique a inventé une civilisation valable et intéressante. L’Afrique avant l’arrivée des Blancs n’était absolument pas sous-développée sur les plans artistique, littéraire, religieux, familial, juridique, moral, politique etc., même si elle accusait un retard technique. Ainsi « l’idée du nègre barbare est une invention européenne » a dit Frobenius. La constante de la civilisation africaine et la psychologie particulière qui en résulte, forment les bases de la Négritude. C’est à cette constante culturelle que Thomas Melone se réfère lorsqu’il écrit: « la Négritude est le propre du nègre comme c’est le propre du zèbre de porter des zébrures ». C’est également à cette constante que pense Léopold Sédar Senghor quand il définit la Négritude comme étant le patrimoine culturel, les valeurs et surtout l’esprit de la civilisation négro-africaine. 2.2. Les phénomènes historiques Mais l’harmonie de ces cultures, assez solides pour permettre à l’homme noir de vivre et d’être heureux en dépit d’un très faible essor technique, va être détruite par la chasse à l’homme que les Portugais inaugurèrent au XVe siècle et qui dura pratiquement jusqu’en 1870. La traite, qui coûta au continent africain environ cent millions d’hommes, désorganisa les sociétés côtières et propagea ses désordres dans l’intérieur, d’où l’on drainait les esclaves en caravanes vers les principaux marchés qui s’échelonnaient de la Guinée au Congo. L’esclavage dans les plantations d’Amérique, puis, à peine la traite terminée, la colonisation qui, de 1850 à 1960, s’étendit sur tout le territoire africain, les innombrables brimades dont les Nègres du monde entier furent l’objet, que ce soit la ségrégation ou l’assimilation, les lynchages ou les travaux forcés, les préjugés raciaux ou culturels ont causé une série de traumatismes qui ont profondément altéré la Négritude première et ont détruit l’équilibre même de l’homme et des sociétés noirs. Le psychiatre Frantz Fanon a particulièrement bien analysé les troubles chez les Noirs des Antilles dans son livre Peau noire, masques blancs : le complexe d’infériorité, la honte de sa couleur, la passivité et la paresse qui sont des signes de découragement social ou encore l’imitation, la singerie du Blanc dans l’espoir de ressembler au maître, la tentation de se « blanchir » même physiquement (en se poudrant, s’enduisant de fards clairs, en se défrisant les cheveux), même biologiquement (en cherchant à épouser un Européen ou à avoir un enfant mulâtre), l’abandon quasi général des coutumes et croyances africaines pour acquérir l’instruction, les religions, les habitudes et les objets européens, tout cela traduit jusqu’à quel point les Noirs ont été ébranlés dans leur confiance en eux-mêmes, jusqu’à quel point ils ont essayé d’échapper à leur Négritude. L’esclavage et la colonisation ont vraiment failli réussir un « génocide culturel » a dit Marcien Towa [9]. Aussi les manifestations d’agressivité raciste contre les Blancs au Congo ou en Amérique, la susceptibilité des Africains récemment décolonisés, les cris de révolte, la condamnation globale de l’Europe, y compris de sa civilisation, l’exaltation de la valeur de sa race ne sont qu’une réaction normale, peut-être même nécessaire, une vraie « Légitime Défense » contre ce génocide. Ce que Jean Paul Sartre appelle « la négation de la négation du nègre ». 2.3. L’Avenir de la Négritude L’histoire continue d’avancer et de nouvelles variables remplacent ou modifient les anciennes. Senghor s’adresse ainsi à la jeune génération qui réclame une autre Négritude : « Nous n’avons été que des précurseurs, nous avons commencé, c’est à vous de continuer. Il nous faut toujours réinventer la Négritude, donner au mot une nouvelle forme de la Négritude mais le fond de la Négritude, le style de la Négritude est un style éternel, car c’est le style nègre, qui est aujourd’hui le style le plus nécessaire au monde, le style qui n’est pas symétrique, le style qui n’est pas monotonie, le style qui n’est pas répétition, le style qui n’est pas soumission, le style qui n’est pas logique. Il faut briser cet ordre ancien, cet ordre mort - on a toujours besoin, le monde aura toujours besoin des valeurs de la Négritude car ce monde devra toujours détruire le mort, réinventer la vie » [10]. Avec les indépendances africaines nous assistons à une nouvelle transformation de la Négritude. Le Nègre, comme l’a dit René Maran, redevient « un homme pareil aux autres » en liquidant ses anciens complexes tant d’infériorité que d’agressivité compensatoire. Quels que soient leur rang social et les marques de l’éducation européenne, les Noirs conservent, pour peu qu’ils restent en groupe important, les traits suffisamment intacts d’une psychologie africaine et d’une culture africaine, qui donnent à leurs œuvres et à leur comportement moderne un cachet aisément reconnaissable : - en musique, c’est le rythme bien particulier du jazz ; - en littérature - qu’ils écrivent en anglais ou en français - les poètes et prosateurs négro-africains impriment à ces langues des rythmes, des images, des raisonnements, des expressions purement africaines. Pour Senghor, « le Noir donne l’impression qu’il est facilement assimilable, alors que c’est lui qui assimile ». Ainsi la Négritude de demain fera la synthèse de cette civilisation ancestrale et des apports étrangers - particulièrement scientifique et technique - qui permettront à l’Afrique de s’adapter au monde moderne. On peut conclure sur ce point en retenant que la Négritude peut être considérée comme : - l’expression d’une race opprimée - à ce sujet Césaire (Cahier d’un retour au pays natal) parle de « la Négritude mesurée au compas de la souffrance », - la manifestation d’une manière d’être originale - Senghor dira « pour asseoir une révolution efficace, notre révolution, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt - ceux de l’assimilation - et affirmer notre être, c’est à dire notre Négritude », - un instrument de lutte - Senghor y voit non « une pièce de musée », mais « l’instrument efficace de libération », tandis que Césaire affirme sa détermination d’être le « bêcheur » de sa race « pour que revienne le temps de promission, » - un outil esthétique - Césaire qui se situe sur le terrain politique et sociologique définit la Négritude comme « la conscience d’être noir, la simple reconnaissance d’un fait, qui implique une acceptation, une prise en charge de son destin de noir, de son histoire et de sa culture », alors que Senghor qui se situe sur le plan littéraire croit y apercevoir une forme d’expression spécifique fondée sur le rythme et le ton : « La monotonie du ton c’est ce qui distingue la poésie de la prose, c’est le sceau de la Négritude, l’incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles ». 3. DE LA NEGRITUDE A LA FRANCOPHONIE On peut suivre l’évolution subie par la Négritude telle qu’elle est prônée par Senghor depuis la naissance du mouvement. Dans un premier temps, elle fut l’expression de la colère et de la révolte de l’homme noir écrasé par la souffrance dans laquelle le plongeait son état de colonisé. Cette révolte se traduit par la violence verbale et aboutit à l’idéalisation mythique du passé pré colonial. La Négritude est une manière de demander au Noir de ne plus plier l’échine, de ne plus exhiber bêtement son rire banania, de se mettre debout, de se reconstruire et de s’imposer. Puis elle franchit le pas qui sépare la révolte de la révolution. Senghor définit alors la Négritude comme une révolution culturelle fondée sur les préceptes suivants : - réconciliation des nègres avec eux-mêmes, - affirmation de leur singularité ethnique ou repli autour des valeurs culturelles spécifiquement nègres, - reprise en main de leur propre destin. Senghor dira qu’il nous fallait « pour asseoir une révolution efficace, notre Révolution, d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt - ceux de l’assimilation - et affirmer notre être, c’est-à-dire notre Négritude ». 3.1. L’idéal francophone La Négritude devient un instrument de lutte pour la libération culturelle mais aussi politique. Elle n’est plus subie, elle est assumée, revendiquée et organisée. (…) Francophonie est un mot forgé par le géographe Onésime Reclus en 1880 pour désigner l’ensemble des populations utilisant le français (…). La Francophonie se fonde sur le partage de la langue française, pour l’épanouissement et l’enrichissement de tous les pays qui la composent. Or, une langue trouve son accomplissement dans l’activité littéraire, qui mobilise toutes ses ressources, qui la célèbre dans toutes ses beautés, qui l’oblige parfois à se renouveler ou à inventer des formes d’expression inouïes. Une langue ne vit et ne prospère que parce que des écrivains, des conteurs, des poètes - tous ouvriers du mot - la plient à leur volonté créatrice, la montrent dans tous ses états, la font penser, rire, rêver, agir... Les écrivains figurent donc au premier rang des artisans de la Francophonie. En effet, l’existence d’une réalité francophone plurielle, et donc de littératures francophones autonomes, s’est peu à peu imposée. Quelques manifestes et profession de foi, et surtout les œuvres d’innombrables écrivains, lui ont donné corps et sens. (…) [1] Université Abdou Moumouni, Niger. [2] Nous résumons ici les grandes étapes de cette aventure. [3] Histoire de la littérature négro africaine, Paris, Karthala/Unesco, 2001. [4] Présence Africaine, n°78, 1971. [5] Cf. KESTELOOT, L., op.cit. [6] KESTELOOT, L., op.cit., p.340. [7] KESTELOOT, L., op.cit. [8] Histoire de la civilisation africaine, Paris, Gallimard, 1936. [9] Senghor, L. S., Servitude ou Négritude, Yaoundé, Clé, 1971. [10] « Senghor, L. S., par lui-même », propos recueilli par E. Maunick in Notre Librairie, n°147.