Idées reçues sur les troubles bipolaires

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Idées reçues sur les troubles bipolaires
Titre partie
sommaire
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11
Caractéristiques cliniques
« Les troubles bipolaires sont une invention
de la psychiatrie américaine. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .19
« L’humeur n’est pas une faculté mentale. » . . . . . . . . . . . . .25
« Tous les bipolaires se ressemblent. » . . . . . . . . . . . . . . . .33
« Les dépressions bipolaires sont identiques aux autres. » .43
« On ne peut réunir dans une même maladie la manie
et la dépression. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .53
« Les troubles bipolaires sont des psychoses. » . . . . . . . . . .61
« L’évolution des troubles bipolaires est imprévisible. » . . .69
Épidémiologie et pathologies associées
« On ne connaît pas la fréquence des troubles bipolaires. » 79
« Il n’y a pas eu de personnages bipolaires dans l’histoire. » 89
« Les troubles bipolaires n’existent pas chez l’enfant
et l’adolescent. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .101
« Les bipolaires boivent et consomment des drogues. » . . .109
« Les bipolaires font plus de tentatives de suicide
que les autres malades mentaux. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . .117
« Les troubles bipolaires sont des troubles
de la personnalité. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123
Causes et facteurs de risque
« Les troubles bipolaires sont héréditaires. » . . . . . . . . . . .137
« Les troubles bipolaires sont une maladie du cerveau. » . .145
« Les troubles bipolaires sont la plus médicale
des maladies mentales. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .155
« Les troubles bipolaires sont dus au stress. » . . . . . . . . . .163
« Les bipolaires sont dangereux. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . .169
Thérapeutiques
« On ne peut pas guérir les troubles bipolaires. » . . . . . . .179
« Tous les médicaments psychotropes ont été essayés
chez les bipolaires. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .187
« Les antidépresseurs aggravent les troubles bipolaires. » . .197
« On peut prévenir les récidives bipolaires
par des mesures éducatives. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .203
« La psychothérapie ne sert à rien dans les troubles
bipolaires. » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .211
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .221
Annexes
Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .229
Pour aller plus loin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .243
« On ne peut réunir dans une même
maladie la manie et la dépression. »
La mélancolie n’est que de la ferveur retombée.
André Gide, Les nourritures terrestres, 1897
L’un des principaux obstacles à l’acceptation de la folie
circulaire (ou à double forme) par certains médecins au
XIX e siècle est qu’on a longtemps considéré la manie et la
mélancolie comme des délires, dont le degré d’extension
était sans commune mesure. Général, portant sur une multitude de thèmes, dans un cas, il était partiel, focalisé sur une
idée fixe, dans l’autre. Comment l’exubérant et instable
délire maniaque, d’une part, le pauvre et immuable délire
mélancolique, d’autre part, pouvaient-ils se rattacher à la
même affection ? Puis on a admis peu à peu que ces deux
états ne pouvaient se définir par la nature de leurs idées
délirantes. Le délire mélancolique lui-même pouvait englober
des thématiques variées, de la dévaluation personnelle à la
croyance d’une prochaine fin du monde, en passant par
la culpabilité, la ruine, la punition méritée, la maladie ou la
négation de l’existence de certains organes. Le délire mélancolique, affirmait Baillarger, est aussi général que le délire
maniaque. C’est à partir de ce constat qu’il a décrit la folie
à double forme.
Il a été encore plus difficile de faire admettre que des
manifestations maniaques et dépressives pouvaient se rencontrer simultanément, au sein du même accès de la maladie.
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Idées reçues sur les troubles bipolaires
Philippe Pinel avait pourtant décrit dès 1800 une « manie
sans délire » (le terme était un oxymore à l’époque !), dans
laquelle l’excitation et une fureur allant jusqu’à la violence
s’accompagnaient de remords et d’idées de suicide. Dans les
années 1880, l’aliéniste parisien Jules Cotard (1840-1889) a
tracé le tableau clinique d’une mélancolie délirante s’accompagnant, non d’inhibition et de ralentissement, mais d’une
anxiété pouvant tourner à l’agitation. Sa description est
devenue le syndrome de Cotard, cher aux psychiatres français.
C’est semble-t-il l’aliéniste Jules Falret (1824-1902), fils de
Jean-Pierre Falret, le découvreur de la folie circulaire, qui
employa en 1860 pour la première fois le terme d’état mixte
pour désigner « des idées prédominantes, souvent de nature
triste, au milieu d’un état d’excitation simulant la manie
véritable ». Il voulait remplacer par ce terme « les expressions hybrides et contradictoires de mélancolies maniaques
ou manies mélancoliques ». Une quarantaine d’années plus
tard, Emil Kraepelin systématise la description des états
mixtes et les inclue dans sa folie maniaque-dépressive, ce
que n’avait pas fait le fils Falret. Le psychiatre allemand en
décrit six formes, reposant sur un défaut d’harmonie entre
les trois grandes fonctions mentales : facultés intellectuelles,
humeur et activité motrice (ou pensée, dysphorie et volonté,
comme on disait à l’époque). Quand elles ne sont plus
toutes trois, soit exacerbées (manie pure), soit diminuées
(dépression pure), mais lorsque l’excès de l’une s’accompagne
de l’insuffisance des deux autres, ou inversement, on aboutit à
des formes combinées : les états mixtes. Ils comprennent
la manie coléreuse (ou dépressive), la dépression agitée, la
manie improductive (ou pauvre en pensées), la manie stuporeuse, la dépression avec fuite des idées et enfin la manie
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Caractéristiques cliniques
inhibée. Pour Kraepelin, il existait une continuité entre les
deux formes pures et les six formes mixtes de la folie
maniaco-dépressive, chacune de ces huit formes se rattachant à la même maladie par des transitions progressives.
On ne décrit plus actuellement six états mixtes. Mais on
a repris de Kraepelin, à travers le concept de dimension
pathologique, son idée d’un défaut d’harmonie entre les
différentes fonctions mentales. En 1992, la psychiatre
américaine Susan McElroy a réhabilité la première forme
d’état mixte, sous le nom de manie dysphorique, associant
humeur triste ou irritable, fuite des idées et agitation
motrice. Elle a cherché à en repérer les caractéristiques à
partir de la synthèse d’études précédentes, réunissant
980 patients. Ce diagnostic concernerait environ 30 % des
états maniaques, avec la notion d’une nette prédominance
féminine. L’étude française EPIMAN-II Mille, coordonnée
par le psychiatre américain Hagop Akiskal, conduite à partir
de 1 090 cas, a permis de préciser en 2006 les particularités
symptomatiques de la manie dysphorique. Les accès apparaissent marqués par un sentiment de désespoir, la fréquence
des caractéristiques psychotiques et un taux élevé de tentatives de suicide. Cette pathologie récidive fréquemment et
conduit souvent à des erreurs diagnostiques.
Il en est ainsi chez cette femme d’une cinquantaine d’années
qu’au premier abord on pourrait croire atteinte d’un trouble
grave de la personnalité. Très agitée, elle pleure et se
lamente, confie ne plus parvenir à chasser de son esprit le
souvenir obsédant de la mort de ses parents, se reproche sa
conduite passée envers eux. Elle évoque des angoisses et une
insomnie qui la conduisent à absorber des boissons alcoolisées
pour dormir, lorsqu’elle ne parcourt pas les rues à l’occasion
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d’équipées nocturnes pendant lesquelles elle manque de se
faire agresser. Elle parle fort et avec volubilité, les idées s’enchaînent de manière chaotique dans son discours. Elle se
lève de son siège, tourne en rond dans le bureau, puis gagne
la salle d’attente, où elle s’épanche avec familiarité auprès de
personnes qu’elle ne connaît pas. On ne peut plus rien faire
pour l’aider, c’est la fin, dit-elle. Elle ne s’alimente plus et
maigrit. Ceux qui connaissent son histoire savent qu’elle a
présenté de nombreux accès similaires depuis la fin de l’adolescence, notamment peu après la naissance de sa fille, et a
été hospitalisée à de multiples reprises. Elle a perpétré plusieurs tentatives de suicide médicamenteuses. Elle a dû
arrêter de travailler depuis longtemps, touche une pension
d’invalidité. Initialement considérée comme une personnalité histrionique (hystérique) présentant des états délirants aigus, elle rechutait régulièrement tous les ans sous
traitement neuroleptique prescrit à titre préventif, avant
que sa mise sous régulateur de l’humeur ne lui apporte plusieurs années de stabilité. Se croyant guérie, elle a interrompu son médicament peu avant la récidive actuelle.
Dans d’autres cas, qu’on a qualifiés de syndromes dépressifs mixtes ou de dépressions mixtes, l’humeur dépressive et
le ralentissement de la pensée s’accompagnent d’une agitation
motrice. Manie dysphorique (ou mixte) et dépression agitée
(ou mixte) constituent à l’heure actuelle les deux formes
reconnues d’états mixtes. Ce sont les deux premières des six
formes historiques d’Emil Kraepelin.
Depuis la dernière édition en date de la classification
américaine des troubles mentaux, le DSM-IV, publié en
1994, on considère que, pour diagnostiquer un épisode (ou
un état) mixte, doivent être réunis les critères d’un épisode
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Caractéristiques cliniques
maniaque et d’un épisode dépressif majeur, pendant au
moins une semaine. Cette conception n’est pas sans poser
un certain nombre de difficultés, puisque plusieurs critères
sont déjà communs aux deux types d’épisodes dans leur
forme pure, non mixte, tels les troubles de l’attention, l’agitation, l’insomnie et, chez l’enfant et l’adolescent, l’irritabilité. Pour résoudre ce problème, les concepteurs de la
prochaine version, le DSM-5 (on passe dans cette édition
des chiffres romains aux chiffres arabes), qui devrait paraître
en 2013, définissent dorénavant de manière plus précise
les « caractéristiques mixtes », comme une spécification
pouvant concerner aussi bien les troubles bipolaires I et II.
Des critères différents leur sont appliqués, selon la polarité
prédominante de l’épisode, maniaque, hypomaniaque ou
dépressive, reprenant la séparation entre manies mixtes et
dépressions mixtes (voir encadré).
Plutôt que la juxtaposition de symptômes maniaques et
dépressifs, certains considèrent actuellement que les états
mixtes seraient l’expression d’un défaut de concordance
entre un trouble de l’humeur et un tempérament. Kraepelin
avait déjà décrit quatre types de constitutions sous-jacentes
aux accès maniaco-dépressifs, qu’il avait dénommées constitutions excitée, déprimée, irritable et cyclothymique.
Akiskal a repris ces descriptions sous le vocable de tempéraments. Pour lui, la manie pure serait caractérisée par la survenue d’accès maniaques chez des sujets au tempérament
« hyperthymique », manifestant une tendance permanente à
l’hypomanie, d’où son égale répartition entre les deux sexes.
Cette « polarité congruente » entre épisode pathologique et
tempérament n’est plus retrouvée dans la manie mixte ou
dysphorique, survenant chez des patients au tempérament
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Idées reçues sur les troubles bipolaires
dépressif, ce qui expliquerait sa prédominance féminine.
Quant à la dépression mixte, elle se manifesterait chez
des patients au tempérament « hyperthymique » ou cyclothymique.
Ces conceptions ne peuvent être envisagées que comme
de premiers jalons ouvrant des pistes intéressantes. Il est en
effet difficile de séparer l’étude du tempérament de celle de
la symptomatologie des épisodes aigus. Dans l’idéal, les
traits du tempérament devraient être évalués après le retour
à l’état normal ou entre les accès, ce qui est peu aisé en
pratique. L’intérêt de ces recherches est de réhabiliter
le concept historique d’état mixte et ainsi de confirmer
l’étroite parenté entre manie et dépression.
La manie est-elle la résultante de mécanismes de défense
psychologique contre la dépression ou la manifestation
clinique d’une perturbation neurobiologique commune aux
deux états ? Quelle que soit la réponse apportée à cette question, leur inclusion au sein d’une même affection, les troubles
bipolaires, est pleinement justifiée par l’existence des états
mixtes.
Caractéristiques cliniques
Spécifications pour des caractéristiques mixtes
(Association psychiatrique américaine, 2012 ;
révision proposée pour le DSM-5)
Les caractéristiques mixtes s’appliquent aux épisodes dans lesquels
les symptômes de polarité opposée sont présents durant toute la
durée de l’accès. Alors que ces symptômes « mixtes » sont en règle
relativement simultanés, ils peuvent aussi se développer de manière
coordonnée dans le temps, comme la croissance et le déclin juxtaposés de symptômes de polarité opposée (par exemple, développement de symptômes dépressifs durant un épisode maniaque ou
hypomaniaque ou inversement).
A. En cas de manie ou d’hypomanie prédominante, tous les critères
d’un épisode maniaque ou hypomaniaque sont réunis et au moins
trois des symptômes suivants sont présents presque tous les jours
durant l’épisode.
1. Humeur dysphorique ou dépressive prédominante, signalée par
le sujet (par exemple, se sent triste ou vide) ou observée par les
autres (par exemple, pleure).
2. Diminution de l’intérêt ou du plaisir pour toutes ou presque
toutes les activités (signalée par le sujet ou observée par les autres).
3. Ralentissement psychomoteur presque tous les jours (constaté
par les autres, non limité à un sentiment subjectif).
4. Fatigue ou perte d’énergie.
5. Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée (pas seulement se faire grief ou se sentir coupable d’être
malade).
6. Pensées de mort récurrentes (pas seulement une peur de mourir),
idées suicidaires récurrentes, tentative de suicide ou plan précis pour
se suicider.
B. En cas de dépression prédominante, tous les critères d’un épisode
dépressif majeur sont réunis et au moins trois des symptômes suivants
sont présents presque tous les jours durant l’épisode.
1. Humeur élevée ou expansive.
2. Augmentation de l’estime de soi ou idées de grandeur.
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Idées reçues sur les troubles bipolaires
3. Plus grande communicabilité que d’habitude ou désir de parler
constamment.
4. Fuite des idées ou sensation subjective que les pensées défilent.
5. Augmentation de l’énergie ou de l’activité orientée vers un but
(social, professionnel, scolaire ou sexuel).
6. Engagement excessif dans des activités à potentiel élevé de
conséquences dommageables (par exemple, achats inconsidérés,
conduites sexuelles inconséquentes ou investissements commerciaux déraisonnables).
7. Réduction du besoin de sommeil (le sujet se sent reposé bien
qu’il dorme moins que d’habitude), à distinguer d’une insomnie.
C. Les symptômes sont observables par autrui et représentent un
changement par rapport au comportement habituel de la personne.
D. En cas de présence simultanée des critères d’un épisode maniaque
et d’un épisode dépressif majeur, le diagnostic d’épisode maniaque
avec caractéristiques mixtes doit être porté, en raison du retentissement marqué et de la sévérité clinique de l’épisode maniaque
complet.
E. La spécification de caractéristiques mixtes peut s’appliquer aux
épisodes dépressifs du trouble dépressif majeur, aux troubles bipolaires I, aux troubles bipolaires II et au trouble bipolaire non spécifié.
F. Les symptômes mixtes ne sont pas dus aux effets physiologiques
directs d’une substance (par exemple, une substance donnant lieu à
un abus, un médicament ou un autre traitement).
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