Guisan,général d`une faible armée

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Guisan,général d`une faible armée
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HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
VENDREDI 9 AVRIL 2010
Guisan,général d’une faible armée
SECONDE GUERRE MONDIALE • Henri Guisan est mort il y a 50 ans. Quand l’armée lui fut confiée en 1939,
il dénonça sa faiblesse. Le réduit national devint une urgence. Mais le général commit aussi des erreurs.
JÉRÔME CACHIN
te souvent analogue et à peu près au
même moment». La comparaison
s’arrête là, car Guisan n’a pas eu à
combattre et n’a pas été un politicien.
Les détracteurs soulignent en revanche un intérêt de Guisan pour le
régime nazi: en 1940 et 1941 il écrit au
Conseil fédéral pour qu’un chargé de
mission noue des contacts à Berlin, en
vue d’un «apaisement» et d’une «collaboration». L’historien Gautschi y voit
le signe d’une ignorance du nazisme.
Langendorf et Streit estiment que Guisan veut ainsi gagner du temps pour
renforcer l’embryon du réduit suisse.
Le réduit, justement, compenserait la faiblesse de l’armée par la rudesse des Alpes. En 1940, il y a urgence.
En juin, «la décision du Réduit n’est
pas encore prise mais dans l’inconscient collectif il semble toujours avoir
existé et prend même une dimension
mythique». Mais plus prosaïquement,
«la plupart des forts n’ont pas été
achevés avant 1944, voire le début des
années 1950 pour certains». Dans la
main du général, le réduit fonctionne
comme une bannière, garante de cohésion et de force morale.
«Le Général Guisan
et l’esprit de résistance», c’est le seul
ouvrage historique
publié de ce côté-ci
de la Sarine, pour le
cinquantième anniversaire de la mort d’Henri Guisan.
Jean-Jacques Langendorf et Pierre
Streit, historiens militaires, font le
point sur son rôle. Dans leur volonté
de le remettre en selle, ils choisissent
deux axes de comparaison: avec les
précédents généraux suisses et avec
quatre leaders démocrates de la Seconde Guerre mondiale. Le général
vaudois tient ainsi le rôle principal
que nombre d’historiens lui ont enlevé
au profit de l’économie.
Dès 1939, Guisan va jouir
d’un soutien politique et
d’une popularité très large
Sur l’étagère de l’histoire militaire
suisse, Guisan souffre peu de la comparaison. Seul Dufour, le général du
Sonderbund, fut un meilleur «penseur
militaire». Herzog, celui de la guerre
franco-allemande de 1870-1871, fut
contesté par le Conseil fédéral. Wille,
celui de la Première Guerre mondiale,
fut trop germanophile pour les Romands. Guisan, charismatique propagandiste, va jouir d’un soutien politique et d’une popularité très large,
dès qu’il est élu en août 1939.
Un prétexte d’invasion
Comme Churchill ou de Gaulle, Guisan a affiché un esprit de résistance. Il utilisera le Réduit national comme
une bannière, garante de cohésion et de force morale. DR
Une menace totale
Mais surtout, Dufour, Herzog et
Wille n’ont connu que des «menaces
partielles», tandis que Guisan affronte
une «menace totale». C’est l’armée
d’une Suisse «encerclée» qu’il dirige.
«Un coup de tête [de Hitler] pouvait
brusquement changer la donne, un
incident mineur pouvait faire basculer
le pays dans la guerre», avancent les
auteurs.
Comme Wille et Herzog en leurs
temps, Guisan dénonce la faiblesse de
son armée au début des hostilités. En
1945, le Vaudois publie son Rapport
officiel et le livre au Conseil fédéral.
Un plan stratégique en 1939? «Nous
n’en avions pas un seul», écrit-il. Les
cadres? En partie mal formés, malades, vieux, formalistes, inconscients
face à la guerre, ou rivés à leurs casernes, etc. «La façon d’agir de ces
fonctionnaires fait plus pour compro-
mettre, dans notre jeunesse, l’esprit
militaire, que toutes les campagnes
des adversaires de l’armée.»
La troupe? Peu préparée au terrain,
malgré une bonne infanterie. Les
troupes motorisées légères ne pouvaient pas combattre, l’artillerie est
«dérisoire», les chars anecdotiques.
L’aviation et la DCA en 1939? Sur 21
compagnies, 5 n’existent pas, faute
d’avions. Et pas de chasseur de nuit si
l’espace aérien est violé.
Allemands à la frontière
Militairement, ce noir tableau
connu des nazis justifie le réduit national: tenir les Alpes, car se battre sur
le Plateau est voué à l’échec. La défaite
française de l’été 1940 choque la population suisse. Les chars allemands
longent la frontière du Jura. Sur une
photo, on verra Himmler, le patron
des SS, s’appuyant sur la barrière
d’une douane. De juin à août 1940,
l’Allemagne peut prendre la Suisse
sans s’affaiblir dans d’autres régions.
Pourtant, en Suisse, l’effectif mobilisé passe de 450 000 à 150 000
hommes. «Les raisons sont complexes», selon les auteurs: il ne s’agit
pas seulement de répondre aux besoins de l’économie en libérant de la
main-d’œuvre. Car pour les autres historiens, c’est d’abord l’orientation
d’une partie de l’industrie suisse vers
l’Allemagne qui permet d’éviter une
invasion.
Le 25 juin 1940, dans un discours à
la radio adopté au préalable par le
Conseil fédéral, le président Marcel Pilet-Golaz appelle à s’adapter à la nouvelle donne européenne, sans parler
d’indépendance nationale. Le gouvernement voulait rassurer le peuple, il le
«déprime». Le général, une semaine
plus tard, veut rétablir la confiance
avec le pays: il harangue 400 officiers
sur la prairie du Grütli. «Son leitmotiv,
c’est la volonté de résistance à toute
agression (...)», écrit en 1966 Roger
Masson, témoin et chef du Service de
renseignement. Alors qu’aucun enregistrement ne prouve ces dires, le manuscrit retrouvé se rapproche sur plusieurs points de ce que Pilet-Golaz a
dit.
Demande de collaboration
Pour bétonner cet «esprit de résistance», Langendorf et Streit convoquent un quarteron de leaders: le Finlandais
Mannerheim,
l’Anglais
Churchill, l’Américain MacArthur et
le Français de Gaulle. Avec sa «volonté
de résister», le Suisse Guisan rejoint
«ceux qui ont dit non, dans un contex-
D’autres erreurs de Guisan sont
évoquées: des contacts très risqués,
pris dans le dos du Conseil fédéral. En
1940, il tente de négocier une collaboration militaire avec les Français, leur
permettant d’intervenir en Suisse en
cas d’attaque nazie. Hitler, à qui ses
hommes rapportent cette découverte
faite dans des documents français
après la déroute, tient là un prétexte
d’invasion.
Puis en 1943, lors de deux entrevues secrètes, un chef SS veut s’assurer
que la Suisse défendra ses frontières
contre les Alliés fraîchement débarqués en Italie. Guisan lui donne un
texte affirmant que tout envahisseur
est un ennemi. Le Conseil fédéral se
fâche devant un général qui joue parfois sa partition en soliste.
Le général, aujourd’hui décroché
des parois des bistrots, a incarné la solidité militaire comme unique dissuasion qui a profité à la Suisse. L’histoire
– économique notamment – a mis en
pièce cette vision. L’histoire militaire,
ici, mobilise une escouade de figures
historiques pour éviter au portrait du
général de jaunir encore un peu.
«Le Général Guisan et l’esprit de résistance»,
Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit,
Ed. Cabédita.
Ces citoyens suisses qui ont fait de la résistance
PASCAL FLEURY
Yvonne Quain, au centre, dont la ferme près de
Boncourt servait à cacher les réfugiés entrant
en Suisse et des résistants français. DR
Si l’armée suisse du général
Guisan se tenait prête à toute
éventualité, pendant la Seconde Guerre mondiale, les civils
n’étaient pas en reste. De nombreux citoyens courageux ont
pris des risques pour faire passer et accueillir des réfugiés
fuyant le IIIe Reich. Ou pour
transmettre des renseignements au profit de la GrandeBretagne ou des Etats-Unis.
Ces actes de bravoure
s’opéraient en particulier le
long de la frontière jurassienne,
comme le raconte l’octogénaire ajoulot Henry Spira dans un
livre1 très fouillé, riche en informations inédites et en anecdotes exclusives. Fruit d’une
douzaine d’années d’étude
d’archives, de rapports de police et autres registres d’écrou,
ainsi que de témoignages de
survivants, l’ouvrage veut compléter certaines «carences» du
rapport de la commission Bergier sur les réfugiés.
L’auteur rend hommage aux
«patriotes de grand mérite» –
dont ses propres parents – qui
se sont investis dans l’aide et le
sauvetage de fugitifs provenant
de toute l’Europe, et en particulier de juifs débarquant des
Pays-Bas, de Belgique, d’Alsace
annexée ou de France occupée.
Ces agriculteurs, ouvriers,
tenanciers d’auberges, religieuses, fonctionnaires et
édiles, n’ont pas hésité à s’engager, malgré les tracasseries
des autorités civiles et militaires, les mesures inquisitoires
et même la prison préventive.
L’ouvrage regorge de récits
exemplaires. Comme celui
d’Yvonne Quain, dont la ferme
de la Queue-au-Loup bordait la
frontière française, près de
Boncourt. «La ferme Quain fut
un des lieux les plus fréquentés
– la plupart du temps clandestinement – entre le printemps
1940 et novembre 1944», raconte Henry Spira. Cette «anti-
chambre» servait à cacher les
réfugiés entrant en Suisse, mais
aussi des membres de la Résistance française et des agents
des services de renseignement
suisses ou alliés.
Des dizaines de clandestins
sont ainsi passés par Boncourt,
dont le général de Bénouville et
le professeur Jacques Monod.
Plusieurs filières internationales aboutissaient chez Yvonne Quain, qui était de connivence avec les passeurs et
convoyeurs. Son adresse fonctionnait aussi comme boîte aux
lettres pour les Renseignements. Après la guerre, Yvonne
Quain sera jugée pour espionnage au préjudice d’un Etat
étranger et infractions aux arrêtés sur la fermeture partielle des
frontières. Elle sera acquittée. Et
décorée par les forces alliées.
D’autres points de chute s’offraient aux fugitifs, le long de la
frontière jurassienne. Ainsi le
restaurant du Creugenat, à
Courtedoux. Sa tenancière,
Marthe Boillat, fut arrêtée pendant quelques jours, après que
le major Heinrich Hatt eut tenté
de la piéger. Un couple de faux
réfugiés avait été envoyé au
café par la Gendarmerie d’Armée pour tenter de repérer les
passeurs et démanteler la filière. Sans grand succès.
Soulignant le courage de ces
nombreux «sans-grade», Henry
Spira attend désormais leur
complète réhabilitation par
l’Etat, serait-ce à titre posthume.
Entre 2004 et 2007, une commission parlementaire a constaté la
réhabilitation de 119 personnes
qui avaient été condamnées en
Suisse pour avoir aidé des réfugiés. Depuis, elle a interrompu
ses recherches. Des demandes
tardives de réhabilitation restent
possibles jusqu’à la fin 2011.
L’ouvrage d’Henry Spira pourrait y contribuer.
1
«La frontière jurassienne au quotidien
1939-1945», Henry Spira, Ed. Slatkine.
SEMAINE PROCHAINE
MOI, SIMONE, 13
ANS, DÉPORTÉE
Déportée à l’âge de
13 ans, Simone est
une survivante du
camp d’Auschwitz.
Elle est aussi un
des témoins-clés
du procès Barbie.
Elle ne se lasse pas
de dire «Je ne suis
pas devenue ce
qu’ils auraient
voulu que je sois».
Sans doute est-ce
sa force qui l’a
sauvée.
RSR-La Première
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