DROIT DE VOTE POUR TOUS. LES CONTOURS D`UN DÉBAT

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DROIT DE VOTE POUR TOUS. LES CONTOURS D`UN DÉBAT
* Cet article est tiré
de l’ouvrage paru
cette année aux éditions
de l’Esprit frappeur,
J’y suis, j’y vote, La lutte
pour les droits politiques
aux résidents étrangers
(voir aussi la chronique
“Livres”).
Les résidents étrangers ne voteront pas aux prochaines élections municipales de 2001. Pourtant, la fin de l’année 1999 a été marquée par une
effervescence des partis de la gauche plurielle et par une mobilisation
des réseaux associatifs sur cette question. La Realpolitik l’a une nouvelle fois emporté sur le courage politique. Le Premier ministre se refuse
à “repassionner” le débat sur l’immigration, qu’il estime avoir “désamorcé”
par l’action de son ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement. Si
le débat sur le droit de vote aux résidents étrangers est ancien, il semble
buter sans cesse sur les mêmes arguments. Compte tenu des évolutions
sociologiques et politiques en œuvre au sein des populations issues de
l’immigration, ces arguments apparaissent comme des prétextes pour
refuser ou retarder des évolutions incontournables. Derrière le débat sur
le droit de vote pourrait ainsi se cacher un autre enjeu : celui des frontières idéologiquement sacralisées de la nation, et de leurs conséquences économiques et politiques sur les “hors-frontières”.
Les résidents étrangers ne sont pas la première catégorie de citoyens
à propos de laquelle la question de l’entrée dans la sphère politique
est posée. Avant eux, les esclaves, les femmes, les ouvriers, les colonisés ont vécu de longues périodes d’exclusion du politique. Les débats
de ces périodes ont pour caractéristiques d’utiliser exactement les
mêmes arguments que ceux mis en avant aujourd’hui pour les résidents
étrangers. Il n’est pas inutile de rappeler brièvement ces argumentations et de s’interroger sur les raisons d’une telle ressemblance.
L’ESCLAVE ÉDUCABLE
Au moment où la Révolution française pose les principes du droit
naturel et de l’universalité des droits de l’homme, elle maintient en
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par
Saïd Bouamama,
socio-économiste,
chargé
de recherche
à l’Ifar de Lille,
militant associatif*
Pour le moins récurrent en France, le débat autour du vote des résidents
non nationaux masque la question du statut et des droits politiques des
immigrés. Comme les esclaves autrefois, comme les indigènes et les femmes
il y a quelques décennies, les étrangers se sont vu opposer des arguments
basés sur une prétendue incapacité, puis sur la non-appartenance à la nation.
Au fond, leurs revendications – régularisation des sans-papiers, droit à une
naturalisation par simple déclaration, droit de vote – sont trois aspects d’une
même question : une démocratie peut-elle s’accommoder d’une noncitoyenneté pour une partie importante des habitants de son territoire ?
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
DROIT DE VOTE POUR TOUS.
LES CONTOURS D’UN DÉBAT
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l’état le “code noir” régissant l’esclavage. L’enjeu est déjà lié à la question des frontières. Il ne s’agit même pas de la frontière des droits
politiques, mais de celle de l’appartenance ou non à l’humanité. Le
raisonnement à la base de cette contradiction entre principes affichés et pratiques concrètes est aujourd’hui encore à l’œuvre à propos de l’immigration. Le nègre est considéré comme appartenant à
l’humanité (les principes sont ainsi saufs), mais cette “humanité”
serait non encore parvenue à maturité (le principe d’exclusion
momentanée apparaît ainsi légitime). Même un Condorcet, pourtant
l’un des penseurs les plus cohérents de la rupture révolutionnaire,
considère qu’on “ne peut dissimuler qu’ils n’aient en général une
grande stupidité” ; qu’il convient de les aider à “sortir de la corruption et de l’avilissement” afin qu’ils réapprennent “les sentiments
naturels de l’homme” et deviennent enfin dignes “qu’on leur confie
le soin de leur bonheur et du gouvernement de leur famille”(1). Cela
conduira Condorcet à proposer un moratoire de “soixante-dix ans
minimum” pour cette action de “réhumanisation”. Les nègres ont
donc perdu leurs capacités et/ou leurs facultés à être des citoyens
libres, et il convient de les leur réapprendre.
La Révolution française restera fidèle à cette logique et adoptera
l’idée du moratoire, sans en fixer pourtant la durée. Voici ce que
déclare Bonnemain à l’époque : “Il ne serait pas plus juste ni plus
humain de rendre subitement la liberté aux Noirs qu’il n’est juste
et humain de les avoirs retenus dans l’esclavage. La première opération du gouvernement doit donc être de leur rendre la faculté d’être
libre.”(2) La logique capacitaire ainsi proclamée permet en réalité de
préserver les intérêts des colons. Cette logique était promise à un
grand avenir, dans la mesure où elle justifiera la colonisation pour
l’extérieur et l’exclusion des droits politiques (en particulier pour les
femmes et les ouvriers) pour l’intérieur. L’élitisme républicain est ainsi
le noyau commun aux exclusions liées à la colonisation et aux exclusions internes à la société civile française.
INTÉGRATION DES INDIGÈNES ÉVOLUÉS,
ÉDUCATION DES OUVRIERS INCAPABLES
Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 intègre les “indigènes
musulmans” à la nationalité française sans leur accorder la citoyenneté, considérée comme incompatible avec leur statut personnel
musulman. La France, si réticente à l’idée d’une dissociation entre
nationalité et citoyenneté, a su y recourir dans d’autres circonstances
historiques, quand ses intérêts économiques le lui commandaient.
Soulignons cependant une exception à la règle : celle concernant les
1)- Condorcet, Réflexion
sur l’esclavage des Nègres,
1781, cité in Saïd Bouamama,
J’y suis, j’y vote, La lutte
pour les droits politiques
aux résidents étrangers,
éd. L’Esprit frappeur, n° 77,
Paris, 2000.
2)- Bonnemain,
“Régénération des colonies,
ou moyen de restituer
graduellement aux hommes
leur état politique,
et d’assurer la prospérité
des nations ; et moyens pour
rétablir promptement l’ordre
dans les colonies françaises”,
1792, in Louis Sala-Molins,
Le code noir, Puf, 1987.
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indigènes les plus “évolués”, à qui
seront reconnus les droits du citoyen.
Toutes les réformes concernant le statut des colonisés se contenteront
d’élargir la sphère des “évolués”, indiquant en cela le maintien du principe
capacitaire pendant toute la période
coloniale. Un certain discours sur les
“élites issues de l’immigration” aujourd’hui a sans aucun doute un lien avec
ce concept “d’évolués” de la logique
coloniale.
La même logique capacitaire sera
de nouveau déployée pour justifier la
“république des propriétaires”, c’està-dire le régime censitaire français.
Voici comment Sieyès décrivait l’incapacité des pauvres : “Parmi les
malheureux voués aux travaux
pénibles, producteurs des jouissances
d’autrui et recevant à peine de quoi
sustenter leur corps souffrant et plein
Un bureau de vote à Bagnolet lors des élections présidentielles d’avril 1995.
© N. Amir/IM’Média.
de besoins, dans cette foule immense
d’instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, sans intellectualité, ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée […] est-ce là ce que vous appelez des hommes ? On les dit policés ! Il y en a-t-il un seul qui fût capable d’entrer en société… ?”(3)
3)- Emmanuel Sieyès,
Textes choisis, présentés
Ces propos de Sieyès ne sont pas isolés et conjoncturels. Ils reflèpar Roberto Zapperi,
éditions des Archives
tent le regard dominant posé sur les “pauvres” pendant plus d’un siècle
contemporaines, Paris, 1985.
et demi. Donnons la parole à Benjamin Constant pour tirer la conclusion politique de cette logique capacitaire appliquée aux classes laborieuses : “Je ne veux faire aucun tort à la classe laborieuse, cette
classe n’a pas moins de patriotisme que les autres classes. Elle est
souvent prête aux sacrifices les plus héroïques et son dévouement
est d’autant plus admirable qu’il n’est récompensé ni par la fortune ni par la gloire. Mais autre est, je le pense, le patriotisme qui
4)- Benjamin Constant,
“Principes de politiques
donne le courage de mourir pour son pays, autre est celui qui rend
applicables
à tous les gouvernements
capable de bien reconnaître ses intérêts. Il faut donc une condition
représentatifs
de plus que la naissance et l’âge prescrits par la loi. Cette condiet particulièrement
à la Constitution actuelle
tion c’est le loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la
de la France”, in De la
liberté chez les modernes :
rectitude du jugement. La propriété seule rend les humains capables
écrits politiques, Hachette
de l’exercice des droits politiques.”(4)
Littérature, Paris, 1989.
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Cette vision des “classes laborieuses” connaîtra des variantes mais
sans remettre en cause l’idée d’une incapacité. Les divergences porteront sur le caractère transitoire ou non de cette incapacité à la politique. Comme pour les esclaves ou les colonisés, l’opinion selon
laquelle l’éducation permettrait aux “pauvres” d’accéder à la raison
est fréquente tout au long du XIXe siècle. Éduquer le peuple plutôt
que d’assurer l’égalité économique est, on le voit, une vieille rengaine
en France. Nous sommes, ici aussi, au cœur de l’élitisme républicain
encore tant présent aujourd’hui.
LES FEMMES, ÉTERNELLES MINEURES
Si l’incapacité des ouvriers est expliquée à partir des conditions
sociales, celle des femmes le sera à partir d’une prétendue spécificité naturelle. Le résultat reste cependant le même : l’exclusion de
la sphère politique. Voici ce que Diderot développait sur cette “spécificité” : “La femme porte au-dedans d’elle-même un organe susceptible de spasmes terribles, disposant d’elle et suscitant dans son
imagination des fantômes de toute espèce […]. Si j’avais été législateur… Je vous aurais mises au-dessus de la loi ; vous auriez été
sacrées, en quelque endroit où vous vous fussiez présentées.”(5) Audessus de la loi plutôt que dans la loi, voilà une excellente façon d’exclure des droits politiques tout en “valorisant” la prétendue spécificité féminine.
Une nouvelle fois le législateur républicain restera cohérent avec
cette approche et le conventionnel Amar pourra déclarer en conclusion de cette approche “naturaliste” : “Les fonctions privées auxquelles sont destinées les femmes par nature même, tiennent à l’ordre
général de la société. Cet ordre résulte de la différence qu’il y a entre
l’homme et la femme. Chaque sexe est appelé à un genre d’occupation qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle
qu’il ne peut franchir, car la nature qui pose ses limites à l’homme,
commande impérieusement et ne reçoit aucune loi.”(6) D’autres arguments ont bien entendu été avancés pour refuser le droit de cité aux
femmes. Ils sont tous à base capacitaire. Nous les reprendrons ultérieurement dans notre raisonnement tant ils sont ressemblants à ceux
mis en avant pour exclure les résidents étrangers du droit de cité.
Si nous nous sommes étendus sur ce soubassement historique de
l’exclusion des droits politiques, c’est que celui-ci influence encore
fortement les débats sur la reconnaissance de nouveaux citoyens.
Chaque étape de l’élargissement de la sphère politique fait réapparaître la logique capacitaire avec, certes, un vocabulaire moins caricatural, mais avec toujours les mêmes conséquences excluantes. C’est
5)- Denis Diderot,
“Des femmes”, 1772,
in Lettres à Sophie Volland,
Gallimard, 1984.
6)- Cf. Yvonne Kniebiehler,
“L’obscurantisme des lumières”,
in Yvonne Kniebiehler,
Marcel Bernos, Élisabeth
Ravoux-Rallo, Éliane Richard,
De la pucelle à la minette.
Les jeunes filles de l’âge
classique à nos jours,
Temps actuels, 1983.
Il n’y a pas eu d’évolution spontanée des idées rendant caduques
les frontières antérieures de la sphère politique. C’est à chaque fois
par des luttes sociales se traduisant en rapport de forces que les limites
de la sphère politique ont été repoussées jusqu’à regrouper (du moins
au niveau formel) l’ensemble des citoyens majeurs de la société française (la notion de majorité étant elle-même un enjeu lié aux rapports
de forces). Avec l’immigration, une nouvelle question se pose et est
posée : la sphère politique peut-elle s’ouvrir à des personnes n’ayant
pas la nationalité française ? Il n’est dès lors pas étonnant qu’aux arguments capacitaires se surajoutent des
justifications nouvelles liées à la définiLa distinction entre le droit d’élire
tion de la nation. Cependant, même pour
et le droit d’éligibilité n’est pas neutre ;
ces arguments-là, la logique capacitaire
on la retrouve encore aujourd’hui
nous semble encore en œuvre.
à propos des élections prud’homales.
Logique capacitaire et logique
L’immigré est considéré comme ayant
nationaliste vont s’articuler au sein
les capacités d’un citoyen passif
d’un élitisme républicain rendant particulièrement lent le processus d’accès
mais pas celles d’un citoyen actif.
aux droits des résidents étrangers et
bloquant entièrement l’accès aux droits politiques. La seule perspective proposée est celle de la naturalisation, et encore, pour une
“élite”, c’est-à-dire les nouveaux “indigènes postcoloniaux évolués”.
Les deux logiques vont finir par se fondre et se confondre dans un seul
énoncé présenté comme une évidence : seuls les Français ont naturellement les capacités à une citoyenneté active et à plus forte raison
à une citoyenneté politique. L’État français peut ainsi renouer, à propos de personnes vivant en métropole, avec l’idée d’une citoyenneté
à plusieurs vitesses. Les étrangers obtiendront le droit d’élire des représentants du personnel dans les entreprises, mais pas celui d’être élus.
La distinction entre le droit d’élire et le droit d’éligibilité n’est pas
neutre ; on la retrouve encore aujourd’hui à propos des élections prud’homales. L’immigré est considéré comme ayant les capacités d’un
citoyen passif mais pas celles d’un citoyen actif. Il a le droit d’être représenté et les capacités de choisir ses représentants, mais pas celui de
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RÉSIDENTS ÉTRANGERS ET DROIT DE CITÉ
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selon nous la raison pour laquelle nous pouvons retrouver aujourd’hui
des similitudes entre le discours colonial (et les mesures qui en découlent) et le discours tenu sur les populations issues de l’immigration,
même de nationalité française. Le champ d’exercice de la logique
capacitaire déborde ainsi de beaucoup la seule question de l’accès
à la sphère politique.
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représenter. On comprendra, dès lors, le danger actuel de certaines
propositions consistant à octroyer le droit de vote aux résidents étrangers sans le droit d’être élu.
DES EXIGENCES DIFFÉRENTES
POUR L’ACCÈS À UN MÊME DROIT
L’une des formes d’expression de la logique capacitaire est l’exigence de conditions supplémentaires pour l’accès à un droit. Derrière
cette exigence est posé le double postulat d’une impossibilité d’exercice du droit sans la capacité mise en avant, et celui d’une possession de cette capacité par l’ensemble des Français de nationalité.
Ainsi, la loi du 27 juin 1972 autorise les résidents étrangers à siéger
dans les comités d’entreprise et à être élus comme délégués du personnel avec comme condition supplémentaire de “savoir lire et
écrire le français”. Il faudra attendre encore trois ans pour que cette
formulation se transforme en “pouvoir s’exprimer en français”.
L’exigence inégalitaire pour l’accès à un même droit n’est pas neuve
en France et dépasse de beaucoup la seule sphère politique. Elle est
au cœur du principe même de la discrimination dans l’application
des droits acquis (comme en témoignent les discriminations à l’embauche aujourd’hui). Elle est, au niveau des droits formels, une négation de l’idée d’universalité du droit consubstantielle à toute pensée
démocratique. Voici ce que des militantes pour l’accès aux droits poli-
8)- Ligue nationale
pour le droit de vote
des femmes, article cité.
SERAIENT NAÏFS ET MANIPULABLES
Le dernier argument capacitaire est celui d’une absence de culture démocratique parmi les résidents étrangers. Une période probatoire d’apprentissage serait donc nécessaire pour acquérir cette
capacité à l’exercice des droits politiques. Fréquent dans le passé,
cet argument est de moins en moins mis en avant, tant il est contredit par la réalité sociale (activité syndicale, associative, culturelle,
etc.). Il n’est cependant pas inutile de le rappeler, pour souligner
l’ampleur du consensus de départ. En effet, dans un passé pas si
ancien, des hommes se revendiquant de la gauche comme de la droite
mettaient en avant ce type d’explication.
L’articulation des logiques capacitaire et nationaliste est ici
patente : le caractère influençable et la naïveté des résidents étrangers menacent la souveraineté nationale. Outre les ouvriers, les
femmes ont eu elles aussi à subir cet argument. Considérées comme
trop dépendantes de leur mari ou de leur curé, elles étaient censées
provoquer un raz de marée de la droite. Voici leur réponse en 1914 :
“Chose curieuse : l’objection la plus grave vient des ‘esprits avancés’. Ils disent : si la femme votait, il en résulterait une réaction terrible. Réponse : d’abord, il n’est pas prouvé que les femmes ont plutôt telle opinion que telle autre. Ensuite, si elles l’ont, ça ne vous
regarde pas. Vous ne pouvez décemment leur refuser le droit de vote
sous prétexte qu’elles ne voteraient pas bien, c’est-à-dire comme
vous.”(8) Rappelons que le droit de vote des femmes n’a bien entendu
pas provoqué le raz de marée réactionnaire en question.
UNE MUTATION VERS DES ARGUMENTS
“NATIONALITAIRES”
Les arguments capacitaires développés ci-dessus ne se présentent
plus que rarement comme tels, ce qui ne veut bien entendu pas dire
que la logique capacitaire qui les a produits a disparu. L’épuisement
de certains arguments est le reflet de leur discrédit au regard de la
réalité sociale, aux yeux certes des électeurs français, mais également
aux yeux des premiers concernés, c’est-à-dire les résidents étrangers.
La même logique d’exclusion recherche dès lors de nouveaux arguments.
Les débats de la décennie sur les droits politiques pour les résidents
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COMME LES FEMMES, LES IMMIGRÉS
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
7)- Ligue nationale pour
le droit de vote des femmes,
“Aux urnes citoyennes”,
éditorial du Journal,
26 avril 1914.
Cité in Patricia Latour,
Femmes et citoyennes,
éd. Le temps des cerises,
1995.
tiques pour les femmes écrivaient en 1914 : “La femme n’est pas assez
intelligente pour comprendre quelque chose à la politique. Réponse :
pour admettre un homme à voter, exige-t-on qu’il soit intelligent ?
Pourquoi ne poser cette question que lorsqu’il s’agit de femmes ?”(7)
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étrangers soulignent cette mutation et ce glissement des arguments
utilisés. Certains raisonnements disparaissent, d’autres glissent d’un
pôle politique à un autre, d’autres enfin émergent comme les formes
nouvelles d’une ancienne logique. C’est la raison pour laquelle il était
important de présenter les arguments capacitaires au préalable, même
s’ils ont tendance à disparaître du champ discursif et politique français. Car l’argument le plus fréquemment évoqué pour s’opposer ou pour
limiter l’accès aux droits politiques est celui de la “souveraineté nationale”. Sous une forme ou sous une autre, il y aurait danger à faire disparaître la frontière des droits politiques. Le principe de cette frontière étant posé, les variantes peuvent alors se développer.
Fréquent dans le passé, autant à droite qu’à gauche, l’argument
est devenu, dans sa “forme pure”, l’élément central du discours de
l’extrême droite. Pour cette dernière, la nation est une entité naturelle et organique, a-historique et invariable. Nous débouchons dès
lors sur une vision “sanguine” de la nation et de la nationalité, posant
une frontière absolue non seulement sur l’idée de droits politiques,
mais sur l’idée même de droits. L’étranger n’est qu’un invité présent
de manière momentanée sur le sol français. L’immigration ne saurait être de peuplement, sous peine de menacer l’existence même
de la nation. La nationalité se structure alors autour du principe du
“droit du sang” : “[L’acquisition de la nationalité française se fait]
d’abord par filiation, être français, cela s’hérite ou se mérite : la
naturalisation ne pourra s’obtenir que par décret avec casier judiciaire vierge, capacité d’assimilation à la population française, être
accepté par la communauté nationale, prêter serment.”(9) JeanMarie Le Pen propose de fait la renonciation à sa nationalité d’origine pour l’étranger devenant français et le réexamen de la situation
des 2 500 000 naturalisés depuis 1974. La même logique avait conduit
Pétain à retirer la nationalité française aux citoyens de confession
juive naturalisés depuis 1927. La seconde conséquence est l’opposition absolue à l’idée de droits politiques pour les résidents étrangers :
“Le droit de vote en France doit être réservé aux Français. Les ressortissants des pays de l’Union européenne qui se sentent suffisamment intégrés dans la société française peuvent demander
leur naturalisation et ainsi participer à la vie politique du pays.”(10)
L’IMMIGRÉ, CET ÊTRE OBÉISSANT
À D’AUTRES RÈGLES QUE LE CITOYEN
À droite, l’argument nationalitaire est moins caricatural mais bel
et bien présent. Ainsi, Édouard Balladur n’accepte le droit de vote
pour les résidents communautaires que parce qu’existe la récipro-
9)- Jean-Marie Le Pen,
Contrat pour la France
avec les Français, document
de campagne pour
les élections présidentielles
de 1995.
10)- Jean-Marie Le Pen,
réponse à un questionnaire
de l’Aseca,
Migrations société, n° 42,
décembre 1995.
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cité pour les Français résidant dans les autres pays de l’Union européenne. Le droit n’est pas ici reconnu comme un droit universel
attaché à la personne, mais comme le résultat d’un accord entre
États : “La situation des autres étrangers se trouvant sur le territoire français est juridiquement différente puisque la France
11)- Édouard Balladur,
n’est pas liée à d’autres États que ceux de l’Union par un traité
réponse au questionnaire
comparable à celui de Maastricht.”(11) Le citoyen n’est donc pas
cité.
porteur de droits inaliénables, mais est propriété d’un État qui peut,
par contrat avec d’autres pays, restreindre ou étendre sa citoyenneté. De la même façon, l’immigré continue d’être considéré comme
propriété de son État d’origine, et ses comportements sociaux et
politiques comme dépendants du pays dont il possède la nationalité. L’immigré serait ainsi un être à part, possédant une rationalité elle-même spécifique. À l’inverse
des autres citoyens, il ne raisonnerait
Si l’on s’attache à la réciprocité,
pas politiquement à partir de ses intéle citoyen n’est pas porteur de droits
rêts sociaux et économiques, mais selon
inaliénables, mais est propriété d’un État le seul critère de sa nationalité. La
qui peut, par contrat avec d’autres pays,
souveraineté nationale s’étend ici sur
restreindre ou étendre sa citoyenneté.
le concept de citoyen défini comme
propriété de son État.
De même, l’immigré est considéré
Le principe de réciprocité comme
comme propriété de son État d’origine.
condition nécessaire à l’accès au droit
a d’ailleurs été rejeté par le Conseil constitutionnel français. Dans
sa décision du 30 octobre 1981, celui-ci a expressément affirmé que
“la loi française peut accorder à des étrangers des droits même non
reconnus aux Français par les États étrangers concernés”. Cette
décision de bon sens prend simplement acte du fait que le résident
étranger n’est pas une propriété mais un acteur porteur de droits dans
son pays de résidence. On ne peut pas ne pas souligner ici le retournement paradoxal à propos de la question de la “souveraineté nationale”. Sous prétexte de préserver cette dernière, on en arrive à enlever à l’État français le droit de légiférer sur les droits de personnes
résidant sur son territoire.
La contradiction n’est pas propre à Édouard Balladur. Elle est issue
du mode d’approche du fait national. Si le FN, par ses positions, nous
oblige au choix entre une définition ethnique et culturelle de la nation
d’une part, et une vision politique de celle-ci, Balladur et la droite
posent, eux, le nécessaire choix entre une définition territorialisée
de la nation et une définition non territorialisée. La nation peut-elle
se concevoir sans territoire d’exercice des droits et des devoirs ? Les
droits sont-ils liés à l’appartenance à une nationalité juridique ou à
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la présence durable sur un territoire ? La nation elle-même regroupet-elle l’ensemble des résidents d’un territoire ou se limite-t-elle à
ceux possédant la nationalité juridique ? Tels sont les enjeux des positions défendues par la droite à propos des droits politiques pour les
résidents étrangers.
LES FRANÇAIS “NE SERAIENT PAS PRÊTS”
Si les positions de la “gauche plurielle” sont différentes, puisque
désormais l’ensemble des partis la composant (PS, PC, MDC, Verts)
se déclarent pour le droit de vote au moins au niveau municipal, leurs
arguments légitimant cette position restent ambigus. Jean-Pierre Chevènement et le MDC ont le mérite de la cohérence sur cet aspect.
Pour lui et son mouvement, c’est la contradiction produite par l’octroi du droit de vote aux étrangers ressortissants de l’UE qui semble
faire reculer les frontières des droits politiques, et non la reconnaissance d’un nouveau droit inaliénable pour les étrangers ou une
transformation dans la définition de la nation. L’argument de la “souveraineté nationale” reste sauf et CheLa naturalisation, dans sa forme actuelle,
vènement peut préciser, pour que perest vécue comme un reniement,
sonne ne s’y trompe : “À partir du fait
nouveau qu’est, depuis l’adoption du
d’où l’urgence et la nécessité d’assouplir
traité de Maastricht, l’octroi du droit de
la naturalisation et de la débarrasser
vote aux étrangers communautaires
de son présupposé assimilationniste.
pour ces élections, j’ai trouvé normal
qu’il n’y ait pas de ségrégation sur une base ethnique entre étrangers communautaires et extra-communautaires, plus particulièrement à l’égard des ressortissants de pays notamment africains
qui ont versé leur sang pour la libération du pays. C’est dans ce
souci que j’ai préconisé le droit de vote uniquement aux élections
municipales et seulement pour les titulaires de la carte de dix ans
au moment du renouvellement. Ce droit de vote accordé dans ces
conditions serait un pas vers la complète intégration de ces étrangers établis de longue date en France. C’est donc dans la perspective de la naturalisation française des étrangers concernés que j’ai
déclaré : ‘Après les municipales viendront naturellement les élections nationales’. Il n’y a donc pas dans ma pensée rupture entre
la citoyenneté et la nationalité comme je l’entends dire. Le droit de
vote aux élections locales resterait ainsi une propédeutique pour 12)- Jean-Pierre
Chevènement, in Le Monde,
l’accès à la citoyenneté française par la voie de la naturalisation.”(12) 17 décembre 1999.
On ne peut pas ne pas souligner l’arrière-plan cynique du discours
chevènementiste. Conditionner le droit de vote au renouvellement
d’une carte de dix ans, alors que le même Jean-Pierre Chevènement a,
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par ses mesures, précarisé la stabilité du séjour et développé les cartes
d’une durée d’un an, c’est soit de l’incohérence grave, soit du cynisme
profond. Le parti socialiste, pour sa part, continue de jouer la même
partition du “changement nécessaire mais encore impossible aujourd’hui”. Pour ce faire, il alterne les arguments, depuis “les Français qui
ne sont pas prêts” jusqu’aux “obstacles juridiques”, en passant par la
proximité trop forte des échéances électorales. Le Parti communiste et
les Verts continuent, malgré leurs positions de principe positives, à faire
le grand écart pour ne pas compromettre la majorité plurielle.
Les échéances municipales de 2001 ne seront donc pas un rendez-vous électoral pour les résidents étrangers. La raison principale
reste l’absence de courage politique d’une majorité plurielle qui reste
hantée par l’utilisation que pourrait faire la droite d’une telle réforme.
Le gouvernement continue à se glorifier d’avoir “dépassionné” le débat
sur l’immigration, même si le prix à payer pour cela s’appelle nonrégularisation des sans-papiers et nouveau report du droit de vote
pour les résidents étrangers. Quant aux autres échelons des droits
politiques, ils sont renvoyés aux calendes grecques.
LA NÉCESSAIRE PRÉSENCE DES ABSENTS
Il reste à nous poser la question des positions des premiers concernés. Un sondage de l’hebdomadaire L’Express datant de 1990 donne
une réponse sans ambiguïté à cette question : “Jusque-là, en effet,
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Élections du Conseil
consultatif des étrangers
à Amiens en 1989.
© IM’Média.
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personne ne s’était inquiété de savoir s’ils étaient preneurs ou non
de cet éventuel nouveau droit. Réponse franche des immigrés : oui
à 66 % et même à 73 % s’agissant des Maghrébins […]. Les immigrés souhaitent avoir le droit de vote, et pas seulement pour les municipales. Certes, la demande est particulièrement importante pour
l’élection municipale (66 %), mais elle est également majoritaire
pour la présidentielle (57 %) et même pour les législatives et les Européennes […].”(13) La différence de pourcentage concernant les
Maghrébins n’est pas à imputer à une quelconque rationalité politique spécifique, elle souligne simplement un séjour plus ancien et
donc un enracinement plus fort.
Ce sondage met en évidence une demande de participation politique à tous les échelons. Nous employons à dessein le terme “enracinement”, plutôt que le terme “intégration”, qui s’appuie en France
sur une volonté d’assimiler. Pour les résidents étrangers, il n’y a aucune
contradiction à avoir des droits politiques en gardant la nationalité
d’origine. La nationalité est perçue comme un héritage du passé porteur d’une connotation identitaire liée au caractère postcolonial de
l’immigration. La naturalisation, dans sa forme actuelle, est vécue
comme un reniement. Ces résultats soulignent l’urgence et la nécessité d’assouplir la naturalisation et de la débarrasser de son présupposé assimilationniste. Ils indiquent également que l’octroi du droit
de vote aux municipales posera immédiatement la question de l’accès aux autres élections. L’exercice d’un droit politique, même au
Patrick Braouzec,
maire de Saint-Denis,
aux Francs-Moisins en 1995.
© N. Amir/IM’Média.
13)- Guillaume Malaurie,
“Pour qui voteraient
les immigrés”, L’Express,
n° 2020, 23 mars 1990.
Dossier Citoyennetés, n° 1139, janvier 1991
A PUBLIÉ
N° 1229 - Janvier-février 2001 - 33
VIE ASSOCIATIVE, ACTION CITOYENNE
niveau municipal, entraînera pour certains une accélération de la
demande de naturalisation et, pour d’autres, l’exigence et le combat
pour l’accès aux autres échelons. C’est dire le retard pris par la classe
politique vis-à-vis des évolutions sociales dans l’immigration. Quand
Jean-Pierre Chevènement propose un choix entre droit de vote et naturalisation, les populations issues de l’immigration demandent les deux
simultanément.
Les blocages de l’ensemble de la classe politique sur la question
rappellent une leçon du passé que nous avons tendance à oublier.
Les droits démocratiques n’avancent que par la lutte de ceux qui
y ont réellement intérêt. Confier une exigence démocratique à un
parti ou à un homme préoccupé de sa réélection, c’est garantir l’enterrement de la revendication ou sa dévitalisation. Les associations
issues de l’immigration sont aujourd’hui interpellées pour reprendre
l’initiative, sous peine de voir les droits politiques sans cesse reportés pour une longue période ou ramenés à leur échelon minimum,
c’est-à-dire les municipales… et encore, sans droit d’éligibilité,
après le renouvellement de la carte de dix ans (?), avec d’autres
restrictions (?).
Au-delà de la question du droit de vote, c’est la question du statut de l’immigration qui est posée. À ce titre, le débat et le combat
pour les droits politiques ne sauraient être séparés d’autres questions
déstabilisant l’immigration. La régularisation de l’ensemble des
sans-papiers, le droit à une naturalisation par simple déclaration et
le droit de vote sont trois aspects d’une même question : une démocratie peut-elle s’accommoder d’une non-citoyenneté pour une par✪
tie importante des habitants de son territoire ?