critiques de livres - Revue militaire canadienne
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CRITIQUES DE LIVRES SEPTEMBER 11: CONSEQUENCES FOR CANADA par Kent Roach Montréal: McGill-Queen’s University Press. 272 pages, $22.95 Compte rendu par Philippe Lagassé L es démocraties libérales, en raison de leurs valeurs et principes fondamentaux, sont particulièrement vulnérables au terrorisme. Les notions de droit à la vie privée, de recours équitable à la loi et de liberté d’expression et d’association, aussi capitales soient elles pour la liberté, aident et protègent aussi ceux qui terrorisent les sociétés libérales. Le problème fondamental de la lutte contre le terrorisme est de déterminer dans quelle mesure les démocraties peuvent empiéter sur les libertés des citoyens afin de les protéger. Dans son livre September 11: Consequences for Canada, Kent Roach, professeur de droit à l’université de Toronto, examine les expédients adoptés par le gouvernement du Canada depuis septembre 2001. Son examen approfondi du projet de loi antiterroriste C-36 démontre de manière convaincante qu’Ottawa force la dose en prenant des mesures restreignant les libertés au nom de la sécurité. En outre, Roach montre que le gouvernement s’est fourvoyé et que les mesures prises pour contrer le terrorisme risquent d’être redondantes et inefficaces. S’il s’était contenté d’effectuer une analyse juridique, Roach aurait fourni une contribution utile au débat canadien sur la « liberté » et la « sécurité ». Malheureusement, September 11: Consequences for Canada est aussi un plaidoyer pour sa conception d’un Canada moralement supérieur aux États-Unis, dont la participation à la guerre contre le terrorisme, sous la direction des Américains, représente selon lui un manquement à nos traditions de maintien de la paix, de multiculturalisme et de sécurité humaine. Le problème n’est pas tant que Roach plaide pour un Canada distinct et progressiste, ce qui est en soi tout à fait valable et respectable, mais qu’il n’avance aucun argument. Il présente simplement son point de vue idéaliste, sans examiner ses mérites ou ses implications. Il s’ensuit que la solide critique juridique de September 11: Consequences for Canada se perd dans un amas de déclamations. La Loi antiterroriste préoccupe Roach pour de multiples raisons. Tout d’abord il se demande pourquoi Ottawa a éprouver le besoin de formuler des lois antiterroristes, puisque les lois en place reconnaissent que la plupart des actes terroristes sont criminels. Il voit dans cette décision une tendance grandissante à la politisation du crime : l’adoption de nouvelles lois permet au gouvernement de montrer qu’il « agit ». Le projet de loi C-36 montre, ce qui est plus grave, que de nouvelles lois peuvent amener le gouvernement à étendre son pouvoir de coercition. Comme la Loi antiterroriste criminalise l’interruption des services essentiels, Roach craint qu’elle ne serve à réprimer des protestations légitimes. De même, elle contient des dispositions facilitant les arrestations préventives et l’auto-incrimination effectuée sous contrainte. Selon Roach, en proposant de telles dispositions et bien d’autres dans la Loi antiterroriste, le gouvernement a agi de manière intempestive. 70 Ensuite, le projet de loi antiterroriste, aussi conforme soit-il à la Charte canadienne des droits et libertés, n’en est pas pour autant judicieux ou désirable. Roach peint plusieurs scénarios dans lesquels cette loi pourrait, sans contrevenir à la constitution, mener à des abus de la part des forces de l’ordre. Il craint surtout que la Loi antirroriste n’empêche pas le profilage racial ou d’autres formes de discrimination. Que le Cabinet puisse considérer certains groupes comme terroristes sans aucune surveillance juridictionnelle aggrave le problème. Non seulement les procureurs ont alors beau jeu pour prouver que quelqu’un est coupable de terrorisme ou d’être affilié à des terroristes, mais les tribunaux s’en trouvent du même coup handicapés. Pour remédier à cela, Roach conjure les tribunaux de reconquérir la maîtrise de leurs fonctions et de prendre une part active à la défense des droits des minorités et des accusés. Enfin, Roach critique le fait qu’Ottawa ait fait passer la législation antiterroriste avant la gestion des conséquences. À l’appui de leur législation antiterroriste, les États-Unis ont créé un nouveau département de la sûreté nationale pour coordonner les mesures de gestion des conséquences. Le Canada, en revanche, n’a pas encore entériné le projet de Loi sur la sécurité publique, qui porte sur la gestion des conséquences. Or les terroristes ne se soucient guère des sanctions juridiques et Roach craint que le gouvernement n’accorde une importance excessive aux acteurs plutôt qu’à leurs actes. Comme la gestion des conséquences concerne les désastres de toutes sortes, naturels ou délibérés, Roach propose que l’on se penche davantage sur les effets du terrorisme. Dans l’ensemble, l’analyse juridique du projet de loi antiterroriste est émouvante, quoique Roach ne reconnaisse parfois pas suffisamment la pression qui s’est exercée sur le gouvernement pour qu’il « agisse » à la suite des actes terroristes du 11 septembre 2001. Roach convainc le lecteur d’analyser soigneusement les ramifications du projet de loi, surtout en ce qui concerne les droits de l’accusé et le rôle prioritaire que devrait avoir la gestion des conséquences. On ne saurait en dire autant de ses idées sur la guerre contre le terrorisme, le nationalisme canadien, les relations Canada-États-Unis et le caractère national des États-Unis. Un thème sous-jacent de September 11: Consequences for Canada est que les événements du 11 septembre 2001 ont donné aux Canadiens l’occasion de concevoir leur nationalisme sous un jour nouveau et distinct : nationalisme qui se définirait non seulement par nos différences avec les États-Unis, mais qui reconnaîtrait aussi notre supériorité morale sur nos voisins. Roach multiplie les exemples de cette soi-disant supériorité canadienne. Alors que les États-Unis sont une nation ignorante en matière d’histoire et intolérante à l’égard de la dissidence, le Canada arbore un sens profond de l’histoire et de la tolérance. Selon Roach, par exemple, les Américains étouffent toute critique de leur gouvernement depuis le 11 septembre 2001, tandis que les Canadiens respectent tous les points de vue. Il s’agit là d’une thèse sans fondement. Toute critique de la politique étrangère américaine émise au Canada a eu un écho aux États-Unis. En fait, la plupart des condamnations de la politique étrangère américaine ont d’abord été émises aux Etats-Unis, pays profondément empreint du sens de l’autocritique. En témoignent les Revue militaire canadienne ● Automne 2003 CRITIQUES DE LIVRES écrits d’auteurs tels que Susan Sontag ou Noam Chomsky, les documentaires de Michael Moore ou l’activisme du campus de Berkeley de l’université de Californie. Selon Roach, accroître les mesures de sécurité en coopération avec les États-Unis porterait atteinte aux valeurs profondes du Canada. En particulier, les mesures de contrôle conjoint des visas et de l’immigration, ainsi que les pratiques discriminatoires aux frontières risqueraient de nuire aux politiques canadiennes sur les réfugiés et le multiculturalisme. C’est un point de vue qui se défend peut-être, mais Roach sape son argument en passant sous silence les conséquences économiques d’un manque de coopération avec les États-Unis. Il semble juger préférable de ne pas encourager les Canadiens à envisager les implications économiques de leurs politiques sociales. Ce qui surprend encore plus, c’est qu’il rejette l’accord Roosevelt– Mackenzie King de 1938, selon lequel le Canada ne se permettra jamais de poser un risque à la sécurité des États-Unis. Il estime que cette dispense n’a plus cours, puisqu’elle ne s’appliquait qu’à la double menace de l’Allemagne et du Japon. En fait, il pense que le Canada devrait maintenant faire fi de l’axiome qui gouverne sa politique de défense continentale, depuis avant la seconde guerre mondiale. Quant à ce que serait la réaction de Washington devant le rejet du principe fondamental de la sécurité continentale, il n’en parle pas. La condamnation la moins convaincante porte sur le rôle du Canada dans la guerre contre le terrorisme. Selon l’auteur, la présence du Canada en Afghanistan, aux côtés des Américains, nuit à son rôle traditionnel de gardien de la paix et de défenseur du droit international. En outre, il juge que le Canada, en tant que promoteur de la sécurité humaine et du maintien de la paix, est dans une position idéale pour renoncer à appliquer la force en réaction au terrorisme. Cet argument pose problème, pour trois raisons. D’abord Roach n’explique jamais clairement de quelle manière la sécurité humaine affaiblit le terrorisme. La seule « preuve » qu’il fournit est que, la pauvreté étant un ferment du terrorisme, un programme de sécurité humaine aurait une influence bénéfique sur les mauvaises situations économiques; l’idée que la pauvreté mène au terrorisme est ainsi acceptée par principe. Il n’étaye sa thèse avec aucun exemple concret des BLUE ON BLUE: A HISTORY OF FRIENDLY FIRE par Geoffrey Regan avantages d’un programme de sécurité humaine. Ensuite, l’affirmation selon laquelle la guerre contre le terrorisme n’a eu aucun effet est très discutable. Plusieurs milliers d’agents d’al-Qaïda ont été tués ou faits prisonniers, l’Afghanistan ne peut plus servir de base opérationnelle aux terroristes et les autorités du monde entier ont coopéré à la prévention de nouvelles attaques. Bien que la force seule ne puisse mettre un terme à la menace que pose le terrorisme, elle n’est pas aussi inefficace que le croit Roach. Enfin, il ne tient pas compte de l’impératif moral de la guerre contre le terrorisme. On douterait du sens moral d’une nation qui s’abriterait derrière des mesures de gestion des conséquences et refuserait de prendre les armes contre ceux qui ont attaqué ses amis et alliés les plus proches. Le Canada n’a été neutre ni dans la guerre contre les puissances de l’Axe, ni pendant la guerre froide. En choisissant la neutralité dans une guerre contre le terrorisme, il renoncerait au sens de la justice qui caractérise son histoire. En 1984, le philosophe français Michel Foucault, lors d’une interview au cours de laquelle on lui demandait pourquoi il ne s’engageait pas dans des polémiques, répondit que, comparé à un interlocuteur sincère, « le polémiste ...est comme caparaçonné de privilèges qu’il a déjà acquis et qu’il ne songerait jamais à remettre en question... Son but final sera, non pas d’arriver le plus près possible d’une vérité difficile, mais de faire triompher la cause juste qu’il soutient manifestement depuis le début »*. Là réside la principale déficience du livre de Roach. Quoiqu’il fasse preuve d’une grande perspicacité quand il analyse le projet de loi antiterroriste et les mesures tardives de gestion des conséquences, son adhésion dogmatique au programme de sécurité humaine et aux truismes nationalistes l’empêche de se livrer à un débat fécond sur la réaction du Canada au terrorisme et sur l’avenir des relations Canada-États-Unis. September 11: Consequences for Canada est un ouvrage important pour son analyse juridique, mais son analyse politique ne vaut pas grand-chose. * Traduit de l’anglais, la citation de Foucault étant introuvable. Philippe Lagassé, diplômé du Programme d’études sur la conduite de la guerre au Collège militaire royal, prépare un doctorat à l’université Carleton. l’histoire de ce qu’on appelle « bleu contre bleu », « tir ami » ou « amicide » : le fait de tuer des amis. Ce compte rendu ne portera pas sur les données antérieures au XXe siècle. Il sera axé sur la période que je connais le mieux. New York, Avon Books, 258 pages, 15 $ (broché) Compte rendu du major (révérend) Arthur Gans G eoffrey Regan a écrit un livre effrayant et important que tous les militaires devraient lire. Cet éminent historien militaire britannique, dont le livre le plus récent est nommé pour le Prix Wolfson, s’est spécialisé dans les bavures. Partant de l’Empire romain puis couvrant les croisades et le début des guerres modernes, avant de se concentrer sur les guerres du XXe siècle, l’auteur dresse un bilan détaillé de Automne 2003 ● Revue militaire canadienne Les ouvrages sur la Première Guerre mondiale fournissent souvent des listes de victimes presque inimaginables. Avant de lire ce livre, je ne me rendais cependant pas compte que le terme mort au combat se référait souvent à ceux qui tombaient sous les tirs de leur camp. Or, durant la Première Guerre mondiale, il y en a eu énormément dans les deux camps. Regan donne des détails sur un grand nombre de pertes allemandes et alliées qui sont directement attribuables à l’emploi de l’artillerie durant la guerre de tranchées. Les fantassins se faisaient massacrer jour après jour par des tirs à courte distance ou mal ajustés ou à cause de l’inexactitude 71