Lettre ouverte au colonel Roger Trinquier sur son livre "La guerre"

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Lettre ouverte au colonel Roger Trinquier sur son livre "La guerre"
Lettre ouverte au colonel Roger Trinquier sur son livre "La guerre"
Écrit par Henri Hude
Mercredi, 27 Mai 2015 07:42 - Mis à jour Mercredi, 27 Mai 2015 08:16
Une version un peu abrégée de ce texte est parue dans le mensuel La Nef n°270 de mai
2015.
Le théoricien de la guerre de demain
Mon colonel, depuis que vous êtes passé sur l’autre rive (+1986), vous êtes sûrement moins fa
na
des guerres ici-bas, que de la paix éternelle. Néanmoins, ayant relu votre livre
La guerre
[i]
et lui prêtant cette fois une attention sans préjugé, il m’a paru si intéressant, que je ne vois pas
de meilleur sujet pour cette chronique.
Vous étiez né en 1908, de famille paysanne, vous entrez dans l’armée par une petite porte,
êtes affecté en Indochine en 1930, où vous restez jusqu’à et pendant la Seconde Guerre
mondiale. Sale caractère, vous êtes retardé à l’avancement. Vous faites la guerre d’Indochine
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et celle d’Algérie. Vous accumulez quatorze citations, dont dix à l’ordre de l’armée – et, tout en
faisant la guerre, vous la pensez. Vous quittez l’armée en janvier 1961, pour une mission
spéciale au Congo. Puis, vous écrivez. Vous êtes un des grands théoriciens de la guerre
subversive, à mon avis, le meilleur.
Votre livre n’a pas vieilli. Sans prétention littéraire, sans pédantisme pseudo-scientifique, libre
de tout, sauf du réel, il est classique. Vous pensiez en fonction de l’URSS, du parti communiste,
du Vietminh et du FLN, qui ne sont plus d’actualité. Mais justement, parce que vous avez atteint
à l’universel, vous éclairez le présent et l’avenir, la guerre d’aujourd’hui et celle de demain. Qui
veut la paix doit préparer cette guerre, donc vous lire.
La guerre et l’impérialisme
«Le dessein de la Russie soviétique est d’imposer aux nations encore libres son système
politique et de le faire diriger par des hommes de son choix. Ainsi, directement, ou par
gouvernements satellites interposés, elle serait maîtresse du monde » (p. 15).
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Certains semblent penser que cela s’applique encore à la Russie de Poutine.
D’autres croient que cela s’applique mieux à une autre grande puissance.
Je me demande ce que vous en penseriez.
La dissuasion nucléaire et la mutation de la guerre
« L’arme nucléaire a amené une rupture complète avec le passé » (p. 39). « Une nouvelle forme de guerre a progressivement vu le jour » (p. 46). Par suite, « pour qu’une
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guerre ne dégénère pas en conflit nucléaire, elle devra se dérouler à l’intérieur même du pays à
conquérir. […] L’agression aura l’aspect d’une guerre civile déclenchée sans l’intervention d’une
puissance étrangère » (p. 46-47).
Thèse fondamentale et absolument exacte. Il est frappant de voir combien elle s’applique aux
conflits de Syrie et d’Ukraine.
Pour les analyser avec certitude, il faudrait des informations certaines. De là où vous êtes, mon
colonel, c’est vous qui pourriez savoir le mieux qui ment, car nous n’avons pour chercher la
vérité que des médias qui disent (presque) tous la même chose, et Internet qui dit assez
souvent le contraire.
Comprendre la fonction de la terreur
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Vous écrivez aussi : « L’expérience acquise aujourd’hui nous montre qu’il n’est pas nécessaire
d’avoir la sympathie des populations pour les amener à se battre pour une cause et pour les
gouverner » (p. 47). Il suffit en effet de les terroriser. Là encore, parfaitement exact.
Toutes les atrocités de l’État islamique, qui en ce moment défrayent la chronique internationale,
ont pour unique objet de terroriser les populations sur lesquelles les djihadistes ont pour but
d’assurer leur emprise, y compris en dehors du Moyen-Orient et de l'Afrique. « En effet,
terroriser un individu ou un groupe d’individus, c’est ne leur laisser aucune chance d’échapper à
une mort certaine et souvent cruelle, si les exigences des terroristes, si exorbitantes soient-elle,
ne sont pas satisfaites dans des délais très courts » (p. 64).
Un groupe de terroristes finit ainsi par devenir, aux yeux d’une infinité de complices stipendiés
ou d’idiots utiles, le représentant légitime d’un peuple unanime en lutte pour sa libération. Le
gouvernement révolutionnaire aura toujours le soutien d’une immense majorité, formée de tous
ceux qui ont peur de voir éviscérer leur famille.
Le but d’une guerre postmoderne (c’est-à-dire en régime de dissuasion nucléaire), c’est la
conquête du pays au moyen d’une apparente guerre civile conduisant de l’intérieur au
renversement du régime. La façon d’y parvenir est d’abord le contrôle de la population.
L’agresseur, la subversion, l’obtient en organisant la terreur. La population n’ose plus alors
avoir de rapport avec le pouvoir qui la défend, et, s’il la défend mal, elle perd confiance en lui.
De bon ou de mauvais gré, elle apporte à l’agresseur argent, nourriture, cache, renseignement
et même la légitimité apparente. Si la terreur atteint un niveau suffisant, l’adhésion des
populations sous l’effet de la peur est presque aussi forte que si elle se produisait sous l’effet de
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l’enthousiasme.
L’action de la terreur n’est efficace que si, dans le même temps, la subversion bénéficie de
l’appui d’une action psychologique dans le pays, et internationale, qui travaille à désarmer le
pouvoir, en l’empêchant de lutter contre le terrorisme avec des moyens adaptés.
On peut gagner la guerre contre les terroristes
Il est tout à fait possible de gagner une guerre contre une subversion terroriste, en employant
les méthodes appropriées. Ce n’est pas une spéculation. C’est l’expérience qui l’a montré (p.
217).
Tout votre ouvrage, après avoir exposé avec précision l’offensive de la subversion (première
partie), explique en quoi consiste la défensive efficace (deuxième partie).
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Vous montrez de manière non seulement convaincante, mais démonstrative, ce qu’il faut faire
pour ne pas gagner une telle guerre, et ce qu’il ne faut pas faire, si on veut vraiment ne pas la
perdre. Cette seconde partie explique prophétiquement, par exemple, toutes les bêtises qui ont
été faites en Afghanistan.
Vous auriez pu ajouter, qu’il est ridicule et criminel, de mener une politique, si on ne veut pas en
prendre les moyens. Mais le politicien, souvent, n’est pas un homme d’État. Parce qu’il a peur
de l’opinion, il engage une politique, qu’il faudrait éviter ; et après ça, encore parce qu’il a peur
de l’opinion, il ne prend pas les moyens de cette politique. A nouveau parce qu’il a peur de
l’opinion, il dissimule cette absurdité et raconte des histoires pour dissimuler le fiasco qui vient.
Et enfin, toujours par peur de l’opinion, il renonce à cette guerre qu’il avait faite par trouille, une
fois que l’échec, résultat inévitable d’une conduite aussi absurde, aura dégoûté l’opinion.
Un grand malheur pour un pays est d'avoir à sa tête des politiciens trouillards, et non des
hommes d’État.
Des problèmes moraux très aigus
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Vous mesurez combien les tactiques victorieuses sont en forte tension avec les principes
politiques de la démocratie et avec les principes moraux de l’Occident.
C’est, dites-vous, cette tension qui permet à la subversion de l’emporter en empêchant l’emploi
des moyens gagnants grâce à une « action psychologique » très puissante.
Vous écrivez : « Le terrorisme est l’arme offensive par excellence de la guerre révolutionnaire ;
l’interrogatoire des prisonniers est la seule arme efficace pour le combattre. Tout gouvernement
qui engage son armée contre la subversion doit le savoir » (p. 171).
Le problème éthique est aigu. « C’est au gouvernement de faire (les choix) sans ambiguïté, et
en aucun cas de les laisser aux exécutants » (ibidem).
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Gagner la guerre et sauver son âme
Que penser de cela d’un point de vue moral ?
D’une part, il n’est pas permis de sauver son pays en perdant son âme, car que vaudrait le salut
d’un pays, s’il devait être acheté au prix de l’âme de ses plus fidèles citoyens ?
Mais d’autre part, surtout si l’on est homme d’État ou militaire, il n’est permis ni de perdre
certaines guerres contre certains ennemis, ni d’accepter de laisser tomber son pays, peut-être
pour des siècles, sous un joug ténébreux. On ne sauvera donc pas non plus son âme sans
avoir le courage de gagner aussi ce genre de guerre.
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Pour corser le tout, ajoutons qu’on ne la sauvera sans doute pas non plus en se plaignant d’être
placé devant des choix aussi difficiles et en décidant de ne pas décider, de se laver les mains,
de ne pas y penser, etc.
Vous, mon colonel, vous n'aviez pas froid aux yeux. Je me demande si vous avez sauvé votre
âme. Si tel est le cas, priez pour nous. Je pense que beaucoup voudraient sauver la leur, et leur
pays avec. Les choix ne sont jamais faciles. Tout salut dépendra aussi de nos décisions. Dès
aujourd’hui, que chacun y pense.
[i] Colonel Roger Trinquier, La guerre, Albin Michel, 1980. La guerre moderne a été rééditée
chez Economica (2008).
La Guerre
avait fondu ensemble deux ouvrages alors épuisés,
La guerre moderne
(La Table Ronde, 1961) et
Guerre, subversion, révolution
(Robert Laffont, 1968).
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