De quelques processus communicationnels du mouvement Ni Putes

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De quelques processus communicationnels du
mouvement Ni Putes Ni Soumises
Sylvie Thiéblemont-Dollet
Communication & langages / Volume 2009 / Issue 159 / March 2009, pp 111 - 122
DOI: 10.4074/S0336150009001094, Published online: 25 May 2009
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Sylvie Thiéblemont-Dollet (2009). De quelques processus communicationnels du
mouvement Ni Putes Ni Soumises. Communication & langages, 2009, pp 111-122
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De quelques processus
communicationnels
du mouvement
Ni Putes Ni Soumises
SYLVIE THIÉBLEMONT-DOLLET
Ce texte a pour objectif de mettre, pour partie, en
perspective l’usage particulier d’énonciation des ressources
rhétoriques mises en œuvre par des femmes immigrées ou
issues de l’immigration, militantes ou sympathisantes du
mouvement Ni Putes Ni Soumises (NPNS) depuis 2000.
En raison de leur sentiment très fort d’avoir été exclues
du corps social et d’avoir subi dans l’enceinte familiale
ou « communautaire », ce que toutes ont appelé le poids
des traditions, ces femmes ont, en effet, au fil des années,
développé différentes stratégies leur permettant de se faire
entendre dans l’espace public. Certes, ce sujet de l’exclusion,
qui est au centre des revendications de ces femmes pour
des raisons parfois stratégiques, n’est pas neuf en sciences
humaines et sociales, notamment dans le champ des sciences
de l’information et de la communication, où de nombreux
chercheurs l’ont abordé selon des thématiques et des axes
variés (banlieues, génocide, guerre, handicap, immigration
masculine, pauvreté, précarité) et ont contribué à sa prise
en compte dans la discipline. Cependant, si cette réflexion
s’inscrit dans ce continuum, elle développe un fil conducteur particulier, celui de comprendre certains des processus
communicationnels a priori spécifiques à ces femmes, et par
effet, leurs limites, leurs défaillances, leurs contradictions, la
récupération politique recherchée parfois par les militantes
elles-mêmes.
Par ailleurs, cette analyse n’est pas unique en son genre,
puisqu’elle intègre un travail de recherche qui s’est enraciné
à la suite d’enquêtes menées depuis 1990 auprès de femmes
originaires du Sénégal, installées dans l’Est de la France,
cherchant jusqu’en 1999 environ à perpétuer certaines traditions (par ex. mariage arrangé, polygamie, excision, etc.),
Ce texte se propose d’expliquer quelques
processus
communicationnels
que
des femmes immigrées ou issues de
l’immigration ont développés en terre
d’accueil via le mouvement Ni Putes Ni
Soumises depuis 2000. Les militantes de
ce mouvement expriment un sentiment
d’exclusion et associent leur statut
social (chômage, profession sousqualifiée), ethnique (origine maghrébine
ou africaine) et spatial (cité, banlieue,
quartier dit difficile), à un même stigmate
les reléguant à un univers discriminatoire. Dégager les spécificités de
leurs paroles selon les espaces et les
temporalités où elles ont été délivrées,
saisir leurs manières de s’organiser et
leurs possibilités de mobilisation, sont
donc les axes de la présente réflexion.
Mots-clés : Femmes immigrées, processus communicationnels, rhétorique identitaire, politique, nouveau militantisme
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pour s’orienter assez rapidement vers d’autres prises de position. Malgré différents
éléments objectifs1 pouvant expliquer les changements s’opérant au sein de ce
groupe de femmes, reflet de ce qui déroulait également au sein d’autres groupes
de femmes originaires d’Afrique de l’Ouest installées en France, il m’a semblé
nécessaire d’avoir des précisions supplémentaires et de recourir à de nouveaux
entretiens auprès des femmes concernées.
À la suite de ces échanges, j’en suis venue à penser que le mouvement NPNS2 ,
se manifestant dans la sphère publique à la même période (2000), avait pu induire
des effets sur celles-ci. Dès lors, le besoin de comprendre la structuration de ce
mouvement collectif féminin, ses revendications et les espaces où il se mouvait3
sont devenus force de loi. Ces femmes développant, par ailleurs, des discours de
dénonciation et de revendication, j’ai estimé judicieux de saisir leurs manières de
s’organiser et leurs possibilités de mobilisation et d’examiner le fondement de leurs
valeurs. Car leurs paroles, quelle que fût la forme qu’elles aient prises ou prennent (témoignages, discours officiels, pétitions, communications publiques, interviews, récits de fiction, etc.), ont toujours eu une fonction particulière, celle d’agir
comme un contre-pouvoir au discours dominant – celui des hommes des cités et
des représentant(e)s de l’État – même si le mouvement a intégré depuis 20034 des
1. On peut notamment citer : le retour des femmes dans le pays des origines et le constat par les femmes
elles-mêmes de décalages importants avec le pays des origines, ayant évolué d’une manière dont elles
n’avaient pas eu connaissance ; le passage des enfants à l’âge adulte et l’influence de ceux-ci sur leurs
mères ; les rencontres contacts avec des femmes d’autres origines et vivant « autrement » et enfin les
informations dispensées par des associations telles que le Planning Familial, le femmes pour l’abolition
des mutilations sexuelles, etc.
2. Le mouvement Ni Putes Ni Soumises est l’émanation du travail militant issu de la Fédération
nationale de la Maison des potes (1988), composé d’associations et de collectifs ayant réussi à accéder
à la prise de parole publique de manière épisodique, intermittente, puis régulière. En effet, pour annoncer les premiers États généraux des femmes de quartier, issus de travaux militants antérieurs, une
pétition intitulée « Appel national des femmes des quartiers du 22 octobre 2001, Ni Putes Ni Soumises »
a été diffusée au sein de toutes les associations de la Fédération nationale de la Maison des potes, des
associations sympathisantes, des acteurs politiques (syndicats et partis), des artistes et des médias. Ceci
a participé d’une stratégie de communication élaborée qui a atteint son objectif avec les premiers États
généraux des femmes de quartier qui se sont déroulés à la Sorbonne, les 26 et 27 janvier 2002, à huis
clos et sans présence masculine. De fait, un certain nombre de réunions et assemblées préparatoires
s’étant déroulées dans un climat tendu, en raison de la présence hommes/femmes, il a été décidé par la
suite et par les responsables, notamment Fadela Amara, que les États généraux des femmes de quartier
se feraient à huis clos et sans présence masculine pour « libérer la parole ».
3. Thiéblemont-Dollet S., 2003 « Témoignages de femmes immigrantes ou la construction d’un
problème public », Questions de communication, 4, pp. 107-126. Thiéblemont-Dollet S., 2005,
« Émergence et politisation d’un mouvement de femmes dans l’espace public : Ni Putes Ni Soumises »,
Questions de communication, 7, pp. 105-119. Thiéblemont-Dollet S., 2007, « Ni Putes Ni Soumises, un
mouvement collectif militant : que montre-t-il et que cherche-t-il à démontrer ? », Colloque Montrer,
Démontrer, Université Marne-la-Vallée, 14 au 14 juin.
4. C’est à la même période, le 14 avril 2003, que pour des raisons juridiques et administratives, le collectif Ni Putes Ni Soumises s’est constitué en association de type loi 1901. Si le nombre d’adhérent(e)s
au mouvement Ni Putes Ni Soumises varie de 400 à 700 membres pour le territoire français selon des
observateurs que sont des journalistes ou des militants d’autres associations féministes, aucune donnée
chiffrée précise et publique n’existe : il n’est donc pas possible de tirer des conclusions à ce sujet, et se
servir de ces résultats pour expliquer la médiatisation du mouvement et sa visibilité croissante serait un
indice inexact et trompeur. À l’inverse, il est possible de cartographier les espaces et de quantifier le nombre d’habitants pour lesquels les militantes du mouvement se mobilisent à partir des données officielles
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militants de sexe masculin et que Fadela Amara a, de son côté, accepté le 19 juin
2007, le poste de secrétaire d’État chargée de la Politique de la Ville.
Aussi, illustrerai-je ici deux des formes de prises de paroles de ces militantes
que j’ai identifiées comme identitaire et politique, avec leurs effets et leur montée
en puissance depuis 2005. D’autant que l’émergence rapide et très médiatisée
du mouvement s’explique par la mise en place d’un problème public5 (social
problem) concernant les femmes immigrées ou issues de l’immigration vivant dans
des quartiers ou les banlieues, et établi par ces mêmes femmes (naming), alors
qu’aucune autre féministe n’avait jusqu’à présent osé faire connaître ces difficultés
à partir d’un registre estimé stigmatisant : celui de la femme immigrée. Ainsi, elles
ont dénoncé, critiqué et montré ce qu’elles-mêmes et/ou d’autres femmes vivant
dans les cités et immigrées pouvaient subir (blaming) ; elles ont réclamé aide et
réparation (claiming). Enfin, par la mise en scène et la pluralité de leurs paroles et
actions en toutes sortes de lieux (de la rue au plateau de télévision, de la maison
de quartier à l’Élysée), elles ont participé de la publicisation et de la visibilité
grandissante de leur groupe, selon les espaces où elles officiaient.
LA PAROLE DE L’IDENTITÉ
L’invisibilité souvent retracée par les sociologues et les historiens de l’immigration
autour des immigrés est lourde de conséquences dans les comportements des
« invisibles » et par effet, des « visibles ». Ici, il s’agit de cette différence invisible des
visibles qui a incité les immigrés, et davantage leurs enfants, au repli et à la crispation. C’est pourquoi, dès 2000, lorsque les militantes et sympathisantes de NPNS
ont usé, à l’intention surtout des médias, de termes tels que « femme immigrée »,
« fille d’immigrés », « maghrébine », « musulmane », « femme immigrée de la
banlieue », « femme de cité », elles ont affiché une revendication identique et commune : la reconnaissance de leurs origines et de leur ancrage culturel. En cherchant de la sorte à attirer l’attention des journalistes, qui, dans leur ensemble, ont
repris et diffusé volontiers le même vocable, elles se sont retrouvées dans la floraison des dispositifs identitaires (associatifs, professionnels, collectifs, etc.), ayant
émergé, en masse, entre 2000 et 2001, au même moment que leur propre mouvement de femmes de l’immigration et des cités. Cette terminologie identitaire
dont elles ont fait usage, a toujours été utilisée en amorce de leurs témoignages
ou de leurs discours, pour s’effacer au fil de leurs récits, vers un autre langage
moins marqué (emploi de pronoms et de substantifs banals : femme, mère de
¯ du
ministère de l’emploi, du travail et de la cohésion sociale. Il s’agit des 751 zones sensibles urbaines
de métropole et des territoires d’Outre-mer qui s’insèrent dans le paysage français regroupant 4,7 millions d’habitants, soit 8 % de la population française (recensement de 1999), avec 25 % de résidents
étrangers ou français par acquisition (soit plus de deux et demie de la moyenne nationale), dont 32 %
ont moins de vingt ans (contre 25 % dans l’ensemble de la France métropolitaine (Lettre de la délégation
interministérielle à la ville, février 2007).
5. Felstiner W.L.F., Abel R.L., Sarat A., 1991, « L’émergence et la transformation des litiges : réaliser,
reprocher, réclamer », Politix, 16, pp. 41-54.
Tel que défini par Felstiner, Abel et Sarat en 1991, un problème public se décompose en trois temps :
le naming ou la qualification d’une situation comme litigieuse ; le blaming qui dénonce les responsables
de cette situation et le claiming qui équivaut au processus de réclamation (réformes, lois, etc.).
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famille, jeune femme, sœur, étudiante, élève, employée). Car ces femmes ne se sont
exprimées ainsi que lorsque leurs paroles étaient publiques ou pouvaient le devenir
étant donné que c’était pour elles, le moyen d’être visibles, de laisser une trace de
leur récit et de s’entourer de témoins qui allaient peut-être répéter ce qui avait été
dit. De fait, « en l’absence de témoins, les efforts que peut faire un individu ont
souvent peu d’effets durables visibles ; devant les autres, il est assuré de laisser une
trace »6 .
De même, la plupart d’entre elles ont compris que les médias servaient leur
cause dès lors qu’ils diffusaient les informations qu’elles délivraient au plus grand
nombre. Par ailleurs, les thématiques récurrentes qui émanent du corpus médiatisé
(presse, télévision, Internet, radio) ayant servi à l’élaboration de cette recherche ne
sont ni plus ni moins que la reprise au féminin des critiques, émises à l’encontre
des populations immigrées, relayés par tous les médias à partir des années quatrevingt, et identifiés dès 1993, par des chercheurs en sciences humaines7 : l’insécurité
urbaine, la violence des banlieues, le déchirement du tissu social, le maintien de la
paix civile, l’intégrisme et la constitution d’un islam en France. Or, cette reprise en
provenance de groupes de femmes immigrées ou issues de l’immigration a fonctionné et fonctionne toujours. Pourquoi ? Parce que, reprenant à leur compte les
attaques émises contre certains membres de leurs groupes d’origine, elles ont mis
en place un retournement de stigmate et ont concouru à une plus grande visibilité
dans les espaces médiatique et politique. En outre, elles ont participé au processus de médiatisation et à l’activité de publication, qui outre la visibilité et le jugement publics, leur a permis de « focaliser l’attention publique » et de mobiliser des
« événements-occurrences »8 , à l’image des marches qu’elles ont organisées et des
universités annuelles de Dourdan qu’elles tiennent depuis 2003.
De la conservation de l’ethnicité à l’identité civique ?
Depuis 2005 environ, ces femmes militantes et de l’immigration ont davantage
insisté sur leur identité civique, dans leurs actions et prises de parole au sein de
l’espace public, identité à comprendre comme celle de citoyenne de France. Ce qui
ne signifie pas pour autant qu’au niveau de la vie quotidienne, l’appartenance ethnique soit déniée. Au contraire, concernant certaines femmes comme les femmes
sénégalaises par exemple, celle-ci demeure profondément ancrée, mais demeure
dans la sphère privée. Car l’ethnicité confère à l’individu une autre forme de
visibilité, celle de montrer qu’il appartient à « un groupe qui [s’est] donné à
lui-même un nom [servant à le] distinguer politiquement [et culturellement]
d’autres groupes qui ont aussi un nom »9 . Cette forme d’identité est importante
6. Goffman E., 2005, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, traduit par A. Kihm, Paris, Éds. de
Minuit, 1975, p. 32.
7. On peut notamment citer les travaux de : Bonnafous S., 1991, L’immigration prise aux mots, Paris,
Éds. Kimé ; Battegay A., 1993, « La médiatisation de l’immigration en France dans les années quatrevingt », Les annales de la recherche urbaine, 57-58, pp. 174-183.
8. Battegay, 1993, op. cit., pp. 182-183
9. Hobsbawm E., 1993, « Qu’est-ce qu’un conflit ethnique ? », traduit par Ymonet M., Actes de la
recherche en sciences sociales, 100, pp. 51-52.
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pour « l’entre-soi » des immigrés ou issus de l’immigration, parce qu’elle leur
offre la possibilité de s’identifier entre eux, de savoir d’où est l’autre et de transmettre cette appartenance de génération en génération. Toutefois, lorsque le
recours à l’appartenance à un groupe ethnicisé se traduit par des expressions identitaires comme : « Nous, les Africains . . . ; Nous, les Arabes . . . ; Chez Nous . . . », la
prise de parole tend à devenir arbitraire : en effet, elle peut signifier que la parole
ne s’adresse pas à tout le monde. User de ce registre identitaire peut déréguler
les échanges et laisser croire que les problèmes des populations immigrées ou issues
de l’immigration ne peuvent être traités que par certains de leurs membres. Mais
cette manière de mettre en scène certaines situations est aussi un moyen de se faire
entendre par les publics immigrés, et en cela, devient, contrairement aux apparences, une passerelle permettant de mieux associer à un projet associatif et
militant, l’individu qui, pour diverses raisons, ne s’exprime pas ou plus, ou
n’oserait pas s’exprimer.
En revanche, endosser l’identité de « femmes des quartiers de banlieues » qui
ne sont « ni des putes ni des soumises » et propager cette appellation partout en
France, mais aussi dans d’autres pays (Algérie, Belgique, Canada, Égypte, Espagne,
Grande-Bretagne, Iran, Liban, Maroc, Pays-Bas, Pérou, Suède), s’inscrit dans une
stratégie de reconnaissance et de visibilité recherchée pour se distinguer des autres
femmes, mais surtout des hommes des banlieues, notamment les jeunes. Pourtant, comme l’a souligné Guy Lochard en 200210 , la figure du jeune de banlieue
n’est absolument pas nouvelle et n’est « qu’une forme de prolongement du personnage de l’ “apache” au début du XXe siècle, qui a connu une forme de résurgence
sous les traits du ”blouson noir” dans les années 1950-1960, puis, dans les années
soixante-dix, à travers la figure du ”loubard” ». Resituer les propos de ces militantes
dans un contexte historique est donc nécessaire car cela démontre que les personnages qu’elles pointent du doigt ne relèvent pas de phénomènes véritablement
nouveaux, spécifiques aux quartiers où vivent des populations d’origine immigrée,
mais plutôt de schèmes ancrés de longue date dans une société et qui se meuvent,
selon les périodes, sous des formes et des attributs spécifiques.
La parole empruntée au registre politique : une parole décalée
À leurs prises de parole, ces femmes ont donc intégré des termes et des expressions empruntés au registre politique que nombreux journalistes et représentants
du monde politique ont repris à leur tour. Ces emprunts que sont notamment Le
Livre Blanc, les États Généraux, l’Université, le ghetto, la ghettoïsation, le communautarisme, le quartier difficile, le quartier sensible, la mixité, sont insérés dans les
récits des femmes ou de ceux qui parlent en leur nom. La manière dont ils sont mis
en texte ou en scène (ethos) et l’apparente nouveauté qui leur est conférée donnent
l’impression que ces femmes en sont, à la fois, les détentrices et les créatrices. De la
sorte, elles créent une rhétorique militante et politique, une rhétorique particulière
10. Lochard G., 2002, « Mise en récit et mise en représentation de la banlieue à la télévision. Des
enseignements d’une étude, pp. 305-314, in : Bertin-Maghit J.-P., Joly M., Jost, F., Moine R., dirs, Discours audiovisuels et mutations culturelles, Paris, Éd. L’Harmattan, p. 313. Voir aussi Lochard G., 2004,
« Le jeune de banlieue à la télévision : représenté ou instrumentalisé ? », Médiamorphoses, 10, pp. 42-47.
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que j’appellerai rhétorique de décalage. Car, d’une part, ces termes, ajoutés les uns
aux autres, sont fortement connotés et d’autre part, ils ne sont pas toujours employés selon les sens qu’ils recouvrent, mais plutôt selon les effets qu’ils peuvent
provoquer. Ces femmes ont, de fait, saisi que ces expressions étaient productrices
de conséquences qui ne pouvaient pas laisser indifférents la plupart des récepteurs.
La terminologie Livre Blanc, États Généraux et Université a largement participé
de la construction de la perception et de l’appréhension du mouvement NPNS
comme un espace politique avec ses rendez-vous réguliers. Ainsi, les universités
annuelles de NPNS qui ont lieu, chaque année en octobre à Dourdan, renvoient
aux universités des partis politiques français. Quant aux États généraux, il signale
l’urgence à agir et à se regrouper pour lutter collectivement contre une situation
litigieuse ou risquant de le devenir, à l’instar des États généraux de la Recherche et
de l’Enseignement Supérieur, des États généraux de la Culture, des États généraux
de la Condition Pénitentiaire, des États généraux de la Psychanalyse, etc., et surtout
en référence aux États Généraux de 1789, creuset de la Révolution française. Quant
à l’emprunt du Livre Blanc11 , il est une représentation générique pour désigner un
document officiel publié par un gouvernement, une organisation internationale,
ou une autre structure de type politique afin de rendre officiel un ensemble argumenté de propositions d’actions dans un domaine spécifique destiné à un pays.
Concernant les termes ghetto et ghettoïsation auxquels sont quasiment
systématiquement associés comme synonymes ceux de communautaire et communautarisme, les travaux d’Olivier Masclet12 apportent, ici, un éclairage intéressant
en ce sens que le chercheur démontre les mécanismes de ce glissement sémantique.
Il explique comment depuis 1985 environ, les médias français (en particulier la
télévision), ont assimilé dans une perspective négative « les banlieues françaises aux
ghettos noirs américains en dépit de leurs très grandes différences sociologiques et
historiques »13 , et involontairement comment les réflexions menées par des experts
sur les villes et les quartiers14 ont contribué à cette représentation15 . En France, les
banlieues et quartiers sont, pour certains, des territoires de pauvreté où règnent le
chômage et la précarité. Ils ne sont pas pour autant un ghetto au sens historique, ni
l’un ni l’autre ne répondant aux critères du ghetto. Ce que rappelle Loïc Wacquant
lorsqu’il énonce les éléments constitutifs d’émergence d’un ghetto : « le stigmate,
la contrainte, [. . .] le confinement spatial [. . .] imposé [. . .] [qui] englobe peu ou
prou tous les domaines de l’existence et, [. . .] une palette distinctive d’institutions
11. Pour NPNS, il s’agit du Livre Blanc des Femmes de Quartier, 2002. C’est en 1939, au Canada, que
l’expression « Livre Blanc » a été appliquée pour la première fois à un document gouvernemental. Puis,
en 1967, à l’initiative de la Grande-Bretagne, Le Livre Blanc apparaît pour désigner le texte né des
discussions à La Chambre des Lords, celles-ci ayant pu se faire à partir d’un autre document, Le Livre
vert, composé de propositions politiques. Les termes, Livre Vert et Livre Blanc, sont ensuite empruntés
par la Commission européenne.
12. Masclet O., 2005, « Du “bastion” au “ghetto”. Le communisme municipal en butte à l’immigration »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 159, pp. 11-25
13. Ibid., p. 11.
14. Notamment par les mises en place de conventions entre certaines villes et l’État pour le
Développement social des quartiers ou DSQ en 1989 et la loi d’orientation de la ville de 1991.
15. Masclet O., op. cit., pp. 22-23.
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duplicatives qui permettent au groupe ainsi cloîtré de se perpétuer dans les limites
du périmètre qui lui est assigné »16 .
Or, dans ces banlieues et quartiers, cohabitent des groupes différents souvent
de diverses nationalités où les duplications institutionnelles n’existent pas, au
contraire. « Ces lieux sont, sociologiquement parlant, des anti-ghettos »17 . Ces
précisions ne sont pas simplistes, loin de là : elles permettent d’émettre des
hypothèses et/ou de rendre publics, les sens que ces femmes confèrent à ce terme.
Pour la plupart, il est synonyme du sentiment de confinement imposé non pas par
la société française, mais par les hommes de leur communauté et de l’isolement
forcé que certaines d’entre elles subissent. Il est « un instrument de fermeture et de
clôture »18 et de stigmate. Ces formes langagières correspondent à la rhétorique
en décalage dans la mesure où le terme est décalé de son sens initial, tout en
représentant métaphoriquement le ressenti de ces femmes : la réclusion forcée
dans le quartier ou la banlieue et l’isolement vis-à-vis du dehors, soit le reste
de la société française. L’exemple emblématique de l’usage de ce terme est né
avec le mouvement NPNS, notamment dans le programme de l’université de
Dourdan des 3, 4 et 5 octobre 2003, par l’annonce d’un débat intitulé « Le Ghetto
et ses dérives ». Ce détail est d’importance et est à souligner d’autant que les
personnes choisies pour animer la table ronde et qui ont accepté d’y participer
sont venues de trois espaces différents : celui de la politique avec Paul Benayoum,
ministre délégué à la Ville et à la rénovation urbaine, et Malek Boutih, secrétaire
national du Parti socialiste, chargé des questions de société ; celui des médias
avec Arlette Chabot, journaliste à France 2 et, celui qui représente en partie les
lieux d’exercice de la citoyenneté19 , soit l’enseignement du supérieur, avec Daniel
Welzer-Lang, sociologue, spécialiste de la masculinité et Hélène Orain, également
sociologue. Dans La racaille de la République, Fadela Amara a réaffirmé cette idée
d’enfermement ressenti par les individus vivant dans les banlieues, usant cette
fois-ci de l’expression « ghetto mental »20 , qu’elle a reliée à la discrimination et
à des logiques de victimisation dont les responsables, sans être nommément cités,
étaient, à nouveau, des représentant(e)s de la sphère politique.
En revanche, lorsque les représentant(e)s politiques usent du même vocabulaire dans leurs déclarations, puis qu’il est reproduit et discuté par les journalistes, une stratégie différente semble s’opérer avec des effets singuliers, stratégie
qu’il serait sans doute intéressant de mobiliser pour un autre article. De fait,
ces représentant(e)s politiques reprennent, dans leurs discours, un ensemble de
thèmes ou de mots pouvant se faire l’écho de ce qu’eux-mêmes chercheraient à
transmettre aux citoyens vivant sur le sol français, avec la nuance qu’il serait plus
aisé de faire croire que, parce qu’à l’écoute de leurs compatriotes, ils utiliseraient
16. Wacquant L., 2005, « Les deux visages du ghetto. Construire un concept sociologique », Actes de la
recherche en sciences sociales, 160, pp. 10-16.
17. Ibid., p. 16.
18. Ibid., p. 7.
19. Heinich N., 2004, « Lorsque le sexe paraît. De quelques confusions dans des débats brûlants », Le
débat, 131, pp. 169-178.
20. Amara F., Abdi M., 2006, La racaille de la République, Paris, Éd. du Seuil, pp. 134-135.
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le même registre langagier. Reprendre les propos de Nicolas Sarkozy, dans ses
fonctions de ministre de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés
locales, en 2003, en est un modèle intéressant : « Un certain nombre de quartiers
[. . .] sont devenus des ghettos, [. . .] où un certain nombre d’extrémistes et de
délinquants font régner la terreur. [. . .]. La présence de la police y est indispensable pour rétablir l’état de droit [. . .] [dans] ces territoires de non-droit »21 .
Et ce n’est sans doute pas par hasard si en 2007 – période préélectorale en France
(présidentielles) – le terme contamine largement les différents cercles politiques,
dont celui de Ségolène Royal. En effet, il est au fondement de la proposition 26
du pacte présidentiel qu’elle rend public le 11 février 2007. Ainsi, a-t-on pu lire :
« Réviser la carte scolaire pour supprimer les ghettos scolaires, assurer la mixité
sociale et constituer des réseaux d’éducation prioritaire ». Si le sens conféré au
terme est compris par le plus grand nombre comme une volonté de représenter
un espace ou un lieu, il n’en demeure pas moins un détournement infondé.
L’extension du terme portant sur les relations entre espace territorial et immigration postcoloniale brouille davantage sa signification, alors qu’il serait plus
pertinent de discerner les propriétés culturelles ou interculturelles qui forgent
ces espaces et qui font leur richesse, au lieu de les associer aux seuls critères de
l’ethnicité, de la précarité et de la discrimination, renvoyant à une ghettoïsation, ici
mal appréhendée.
Des effets
Si l’on comprend pourquoi l’emprunt de ces termes (ghetto, ghettoïsation,
communautarisme, quartier difficile) a glissé dans le discours de ces femmes, habitantes de ces lieux déclarés défavorisés ou difficiles, il n’en demeure pas moins que
parce que fortement repris et répétés, tant dans les espaces médiatiques et associatifs, ces mots ont catégorisé et généralisé les banlieues. Certes, si l’effet recherché
reposait davantage sur le besoin d’exprimer un sentiment d’isolement vécu par ces
militantes vis-à-vis d’autres espaces de la ville et était un des éléments constitutifs
et nécessaires à l’émergence de ces mouvements de contestation, il a néanmoins
induit un autre processus, celui de la répétition de la construction typisée de
ces lieux. Ces paroles, marquées de l’emprunt de termes reliés à des politiques
différentes, ont contribué à donner une image parfois négative22 du mouvement
NPNS tenu, par conséquent, responsable de la généralisation hâtive et négative des
quartiers, édifiée en amont ou reprise en aval par des représentant(e)s du monde
politique.
Cette dépréciation du mouvement NPNS avait été relevée par la journaliste,
Chérifa Benabdessadok23 , laquelle écrivait qu’un certain nombre de déclarations
du mouvement NPNS étaient de nature à stigmatiser « ces quartiers plus
impopulaires et déclassés que jamais » et à nuire à la représentation masculine
21. 100 minutes pour convaincre, 20 novembre 2003, Invité Nicolas Sarkozy, France 2.
22. La critique la plus récurrente repose sur les liens entre Fadela Amara, membre du Parti socialiste, et
le Parti socialiste : elle a été suspectée ainsi qu’un certain nombre de militantes de Ni Putes Ni Soumises
de servir en sous-main ce parti.
23. Benabdessadok C., 2004, « Ni Putes ni soumises : de la marche à l’université d’automne », Hommes
et Migrations, 1248, p. 67.
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de ces lieux, qui avait eu, au moins, pour effet, la constitution du collectif Ni
Machos ni proxos en 2003. Parmi les articles scientifiques publiés par différents
chercheurs/ses sur NPNS, il en est un qui s’est inscrit dans cette mouvance de rejet :
celui de Carmen Garcia et Patricia Mercader24 qui ont reproché au mouvement de
faire « resurgir les stéréotypes sur les grands ensembles [. . .] et de renforcer les
stéréotypes négatifs des quartiers populaires ». Dans un autre texte au titre plutôt
provocateur « Ni pute, ni soumise ou très pute, très voilée ? », la sociologue et
historienne Nacira Guénif Souilamas25 (2003 : 60), avait, elle aussi, dénoncé cet
effet de loupe, parce qu’en raison du succès médiatique du mouvement et de sa
récupération politique de tous bords, elle y voyait surgir « ce stéréotype détestable,
”le garçon arabe”, lui que sa nature poussait à une hétérosexualité violente et qui
condamnait les filles à se voiler pour se protéger de sa concupiscence ou à céder
devant ses instances, qui n’avaient rien de fleuries. La bestialité à l’état pur, l’incivile
dans toute son obscénité, se [tenait] aux portes de notre monde policé et suscitait
dégoût et compassion pour ses victimes ».
UNE VISIBILITÉ CROISSANTE DES PRISES DE PAROLE PUBLIQUES À PARTIR DE 2005
À force d’avoir été confrontées à différents publics pour dire et défendre leurs
points de vue (micro d’un journaliste, caméra, assemblée), les porte-parole du
mouvement NPNS ont, depuis 2005, intégré le même registre que les femmes politiques, soit « le modèle pragmatique empathique, [. . .], ancré dans le quotidien et
la vraie vie, [le respect de l’autre], [. . .], la manifestation fréquente d’une certaine
bienveillance et la solidarité, [. . .], [et] le recours à des dialogues plus ou moins fictifs qui contribuent à rendre plus perceptibles les situations exposées »26 , répertoire
qui n’était pas si présent auparavant. Leurs prises de paroles ainsi construites ont
pris place dans l’espace médiatique et se sont vues accréditées par certains acteurs
des sphères politique, médiatique, artistique, culturelle, et académique (universitaires, chercheurs, enseignants). Elles ont même contribué à ouvrir un débat qui
n’a cessé de s’amplifier. Tous ces éléments ont participé de la contamination de
proche en proche, dont on ne peut que saisir l’effet sur des groupes de femmes tels
que celui des Sénégalaises dont j’ai parlé en introduction de ce texte. De même,
ces femmes ont réussi à s’emparer de questions les concernant pour les porter
au plus haut niveau, des ministres au chef de l’État. Toutes (porte-parole, militantes, sympathisantes de NPNS) ont donc répété et disséminé leurs paroles afin
d’inscrire leurs revendications dans la durée, d’obtenir des réponses à ces revendications, et de faire la preuve de leurs compétences pour proposer un projet de
société, au-delà du champ de la simple réclamation. Outre ces paroles, fondées
sur la persuasion, destinées à renforcer leur visibilité et la validité de leurs revendications, ces femmes ont eu également recours au discours et à son contre-discours
sous forme généralement coopérative, mais parfois belliqueuse. Et l’argumentation
24. Garcia M.-C., Mercader P., 2004, « Immigration, féminisme et genre dans le traitement médiatique
du mouvement “Ni putes ni soumises” », MEI Médiation et Information, 20, p. 42.
25. Guénif Souilamas N., 2003, « Ni pute, ni soumise ou très pute, très voilée ? », Cosmopolitiques, 4,
p. 60.
26. Bonnafous S., 2003, « “Femme politique” : une question de genre ? », Réseaux, 120, pp. 134-137.
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est alors devenue « un mode de construction du discours visant à le rendre plus
résistant à la contestation »27 .
L’approche belliqueuse
S’il est peu fréquent, le recours au discours sous une forme belliqueuse existe
au sein de tels mouvements et se fait généralement sur le mode de la confrontation médiatisée (plateaux de télévision, lettres ouvertes dans la presse ou mis en
ligne, etc.). Ici, il concerne essentiellement les porte-parole du mouvement NPNS.
Samira Bellil, invitée à un débat télévisé sur Arte28 , est révélatrice, à elle seule,
de cette manière d’être. En permanence sur la défensive, à l’encontre des autres
femmes invitées sur le plateau, au titre de représentantes de mouvements féministes
d’autres pays, elle a développé un contre-discours, non pas fondé sur un argumentaire servant à informer et convaincre par la logique du récit (logos), mais sur une
scénographie (ethos), relevant de l’agressivité, voire de la colère, censée prouver
de cette manière que le mouvement qu’elle représentait était totalement différent
de tout autre mouvement de femmes, voire incompatible.
Il en a été de même au sujet des échanges entre Fadela Amara et le sociologue
Laurent Mucchielli, suite à la publication de l’ouvrage du chercheur, Le scandale des
tournantes29 . Au cours de l’émission de télévision du 15 mai 2005, Le sexisme dans
les banlieues30 , la confrontation entre les deux protagonistes a été verbalement
violente. Le sociologue s’est trouvé d’emblée mis dans une position de faiblesse et sa
qualité d’expert s’est vue effacée. Fadela Amara a, quant à elle, centré son discours
sur l’aspect dramatique que représentait une tournante et sur l’« inexpérience »
de son adversaire qui ne pouvait parler des banlieues, n’y ayant jamais vécu,
alors que, de son côté, le chercheur tentait, en vain, de contre-argumenter à
partir de données objectives, mais où le registre de l’émotion n’avait pas sens et la
présentation des tournantes comme une généralisation était évacuée. De fait, pour
Laurent Mucchielli, penser que les tournantes pouvaient être des actes de violence
réservés aux personnes immigrées, issues de l’immigration et/ou des quartiers,
et que certaines banlieues de France s’étaient transformées en théâtres d’actes
intolérables importés et étrangers, relevait d’une vision stéréotypée et inexacte qu’il
a dénoncée à l’appui de références bibliographiques, d’exemples et de statistiques.
Il s’est notamment inspiré des travaux de l’historienne Nicole Gonthier pour
rappeler qu’à la fin du Moyen-Âge, le viol collectif se pratiquait de façon régulière,
dans les villes françaises, plus particulièrement dans les milieux aisés et cultivés,
et il a expliqué que dans les années soixante, ceux qui défiaient la chronique par
les « viols en réunion » (expression juridique) étaient les blousons noirs. Il a donc
tenté de faire comprendre le viol collectif comme un phénomène de groupe qui
aurait traversé l’histoire et tous les milieux sociaux.
27. Doury M., 2003, « Argumentation et mise en voix ; les discours quotidiens sur l’immigration »,
pp. 173-183, in : Bondi M., Stati S., dirs, Dialogue Analysis 2000, Niemeyer Verlag, p. 181.
28. Où sont passées les féministes ?, 9 déc. 2003, Arte.
29. Mucchielli L., 2005, Le scandale des tournantes, Paris, Éds. La Découverte.
30. Le sexisme dans les banlieues, 2005, « D’un monde à l’autre », animé par Paul Amar, France 5,
rediffusée le 5 juin 2005.
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Mais, Fadela Amara, suivie d’autres militantes du mouvement, n’a pas eu la
même lecture des recherches du sociologue, lequel s’est finalement trouvé au cœur
d’une situation devenue conflictuelle et qui, au sein du mouvement, a pris une
ampleur assez importante : ainsi, des textes signés sous forme de « Lettres ouvertes
à Laurent Mucchielli » ont afflué régulièrement sur le site NPNS, pendant plusieurs
mois des années 2005 et 2006. Enfin, sans le citer nommément et préférant user
de l’allusion pour remettre en question de tels travaux, Fadela Amara est restée,
en 2006, dans le registre du mépris, de la colère et de l’incompréhension volontairement affichée, entre ce qu’elle-même a appelé les « deux mondes », celui des
quartiers ou des banlieues et celui des autres : « Même si, dans quelques quartiers,
nous sommes décriés par certains qui disent avoir fait des études sociologiques. Ils
nous traitent de curiosités anthropologiques. J’aimerais que ces gens posent leur
stylo Mont-Blanc et viennent voir ce qui se passe réellement dans les cités. [. . .].
Comment ces gens peuvent-ils me dire à moi, fille d’immigrés, qui vis dans les
cités, qui suis de classe défavorisée, qui m’accroche, tente de me battre, comment
peuvent-ils me dire de fermer ma gueule, de retourner dans ma cité et mon ghetto
mental ? »31 .
Cette situation conflictuelle peut s’expliquer en raison du statut même du
chercheur lui conférant une potentielle autorité et une certaine crédibilité.
C’est pourquoi, ce dernier s’est vu accuser de mettre en place une stratégie
d’empêchement, signifiant qu’il niait en bloc toutes les violences existantes
dénoncées par ces femmes. Symboliquement, il a représenté tout ce qui pouvait
nier les dénonciations et revendications du mouvement et par conséquent, tout ce
qui pouvait nuire à l’essence même de son existence.
CONCLUSION
Ainsi, ces femmes ont montré et montrent encore des manières de militer qui ne
rentrent pas dans un cadre spécifique dominant, tel un parti ou un syndicat :
elles ont proposé des manières originales d’agir et de procéder. Militantes, sans
forcément s’engager dans la durée, voire même sans adhérer à un groupement,
elles ont publicisé des vécus personnels, via des témoignages rendus anonymes et
fondés sur la répétition et l’émotion. Par leurs pratiques, elles ont rendu visibles des
publics – les femmes des quartiers, les immigré(e)s, les jeunes des banlieues – dont
la voix ne pouvait s’exprimer auparavant qu’au travers d’organisations légitimes
comme les partis et les syndicats32 . Ces trois publics longtemps exclus de la
représentation politique ont été des éléments centraux qui ont permis de créer
leurs propres mobilisation et organisation collectives. De même, depuis la visibilité
croissante de leur existence en tant que collectif ou groupe local, ces militantes ont
pu légitimer d’autres modes d’expression : marches, universités, expositions, concerts, manifestations de rue, conférences, festivals, etc. Car leurs prises de paroles
et les discours de leur porte-parole, à l’image de Fadela Amara, sont à entendre
31. Amara F., Abdi M., 2006, op. cit., pp. 139-140.
32. Ion J., 2005, Le travail social en débats, Paris, Éds. La Découverte. Voir aussi Franguiadakis S., Ion J.,
Viot P., 2005, Militer aujourd’hui, Paris, Éds. Autrement.
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comme une forme d’action sociale qui ambitionne des effets importants33 (même
si ceux-ci n’ont pas toujours l’impact visé).
Par ailleurs, de nombreuses populations féminines ou représentant la jeunesse
de l’immigration qui ne pouvaient s’exprimer que par délégation, sont apparues
désormais en mesure d’intervenir dans le débat public, même si ce dernier s’est
parfois vu parasité par une multitude de discours et de décisions, notamment
à l’automne 2005 en raison des émeutes des banlieues, puis au printemps 2007,
durant la campagne présidentielle. Mais il est certains que c’est de la faiblesse et
de l’inadéquation des partis, syndicats et autres organes de représentation traditionnels en France, que se sont nourris ces mouvements protestataires spécifiques,
constituant dès lors un corps social à part entière.
SYLVIE THIÉBLEMONT-DOLLET
33. Delforce B., Noyer J., dirs, 1999, « La médiatisation des problèmes publics », Études de
communication, 22.
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