Rencontre dans le bus 52 Fred Esterel C`est un bel après

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Rencontre dans le bus 52 Fred Esterel C`est un bel après
Rencontre dans le bus 52
Fred Esterel
C’est un bel après-midi. Ici et là, flottent quelques nuages, blancs et dodus comme dans un dessin
d’enfant. Ils flottent dans le ciel bleu où brille un joli soleil de printemps.
La ville est souriante aujourd’hui et les rues sont propres. Dans l’une d’elles roule le bus 52. Il se
dirige vers son prochain arrêt. Il stoppe. Les portes s’ouvrent dans un pschii de bombe chantilly. Un
homme entre dans le bus, malgré le temps resplendissant, il tient un parapluie dans la main droite.
Son costume est strict, les quelques cheveux qui lui restent sont ramenés sur le côté, pour paraître
plus nombreux, probablement. Il marche dans l’allée centrale, précédé de son parapluie qu’il porte
la pointe vers le sol. Il cherche une place et la trouve à l’instant même où le bus redémarre pour de
nouvelles aventures. Il s’assied aux côtés d’une jeune maman. La jolie jeune femme porte une robe
à fleurs et tient son bébé dans les bras. Le bébé doit être tout neuf ; il est minuscule et encore tout
ratatiné. C’est à peine un nourrisson.
– Bonjour, salue le nouvel arrivant.
– Bonjour, répond la nouvelle mère, tout en berçant bébé.
Ce dernier commence à geindre. Puis rapidement la plainte devient pleurs. Si l’on peut appeler
pleurs le couinement de gond mal huilé des tout nouveaux nés. Alors pour l’apaiser, la mère
chantonne, tout en berçant le petit affligé.
Une souris verte, Qui courait dans l'herbe …
L’homme au parapluie qui jusqu’alors regardait devant lui, l’air préoccupé, se retourne et fixe la
maternelle chanteuse.
Je l'attrape par la queue, Je la montre à ces messieurs …
Qu’est-ce que vous chantez, Madame ?
Bah une souris verte, ça le calme en général.
Et vous trouvez ça normal ?
Quoi normal ? Que je chante une comptine à mon fils ?
Pas que vous chantiez, mais que vous chantiez cette vieille comptine réactionnaire !
Une souris verte, réactionnaire ? Vous allez bien monsieur ?
Je vais très bien, mais je me demande comment, dans un pays qui se dit civilisé, en plein
vingt et unième siècle, je me demande comment on peut encore chanter une telle chanson
aux enfants ?!
– Mais qu’est-ce que vous lui reprochez à cette chanson ?
– Vous avez écouté les paroles ?
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Le silence stupéfait de la mère calme même le nourrisson qui lui aussi se tient coi. Encouragé par ce
silence, l’homme au parapluie, tel un professeur, développe sa théorie.
– Je vous rappelle le début de cet inique chant criminel : Une souris verte, Qui courait dans
l'herbe.
– Et bien ?
– Et bien ? Première question, qui s’adresse à votre cerveau scientifique. Existe-t-il au monde
une seule espèce de souris dont le pelage soit vert ? Non. Bien évidemment. En lui racontant
de telles âneries dès son plus jeune âge, il ne faudra pas s'étonner que votre fils soit nul en
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science.
Admettons, mais… tente la maman.
Attendez, l’interrompt l'homme agacé, attendez la suite : Je l'attrape par la queue, Je la
montre à ces messieurs. Ici, nous assistons à la première manifestation de violence gratuite,
sur un pauvre animal sans défense. Une chanson de réacs, je vous dis !
Monsieur, vous exagérez.
Attendez, ce n'est que le début du calvaire de la pauvre petite bête : Ces messieurs me
disent, Trempez-la dans l'huile, Trempez-la dans l'eau, Ça fera un escargot tout chaud. Que
dire ? Que dire devant tant de cruauté !
J’avoue que là, je reste sans voix.
Ne plaisantez pas avec ça. En 2014, la justice a condamné à un an de prison ferme un sale
type qui avait maltraité son chat. Alors pourquoi dans une chanson pour enfants, fait-on
l'apologie de la torture des rongeurs ? Pourquoi une telle différence de traitement ? Vous
voulez que votre fils grandisse dans un pays où l'égalité des droits chat/souris n'est pas
respectée.
Je ne l’avais pas envisagé sous cet angle.
Attendez, et la suite est à l’avenant : Je la mets dans un tiroir, Elle me dit qu'il fait trop noir,
Je la mets dans mon chapeau, Elle me dit qu'il fait trop chaud. Comme sous les pires
dictatures, c'est la victime que l'on enferme alors que le bourreau reste libre.
Vu comme ça, évidemment.
Je la mets dans ma culotte, Elle me fait trois petites crottes. Enfin ! Enfin ! Il faut attendre la
fin pour assister à un acte de rébellion. Certes son geste est dérisoire, mais ô combien
symbolique ! La petite souris ne se laisse plus faire.
Mais vous avez raison. Maintenant, je comprends pourquoi les parents doivent eux-mêmes
récupérer la dent que leur rejeton à naïvement glissé sous son oreiller ? Pourquoi ils doivent
eux-mêmes déposer la symbolique pièce de monnaie ? Parce que les souris en ont marre.
Surpris l’homme au parapluie regarde la jeune femme souriante.
– Là, madame, vous vous moquez de moi, réalise-t-il.
– Mais non, les souris en ont marre d'être les souffre-douleurs de tout un peuple. Et pendant ce
temps-là les chats sont adulés. Ils ont même leurs photos sur le calendrier de la Poste.
– Madame, j’ai l’impression que vous ne prenez pas la question au sérieux.
– Mais si monsieur. Dans la vie, il faut avoir un combat. Alors, ensemble militons pour
l'interdiction de Une souris verte. Et pour la censure de Trois petits chats.
Le bus choisit cet instant pour s’arrêter et ouvrir ses portes dans son pschii de bombe chantilly.
Troublé, l’homme au parapluie se lève.
– Euh, je descends ici. Au revoir Madame.
– Au revoir Monsieur, sourit la jeune mère.
Les portes se referment et le bus 52 redémarre. La jolie maman caresse tendrement la joue du
nourrisson. Bébé gazouille. De la même main, elle cherche dans son sac à main. Elle ressort un petit
morceau de fromage. Un petit couinement sort du couffin. Bébé rit. Un petit museau s’extrait des
langes. Il est vert. Il est suivi par deux petites pattes, vertes. Tendrement, la jeune femme tend le
gruyère à la souris verte. Bébé s’esclaffe. Elle chantonne :
Une souris verte, Qui courait dans l'herbe …

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