stéphane vigny ou le post-modernisme pre-alpin

Transcription

stéphane vigny ou le post-modernisme pre-alpin
#5 – Trouble-Boredom / L’Ennui – 2007/02/24
www.edit-revue.com
STÉPHANE VIGNY OU LE POST-MODERNISME PRE-ALPIN
Stéphane Vigny est né en 1977, il vit et travaille à Annemasse. Il poursuit actuellement un doctorat
en arts plastiques à la Sorbonne et fera partie de la prochaine promotion 2007-2008 du Pavillon,
laboratoire de création du Palais de Tokyo. Après avoir participé à l’exposition « Pâté de campagne
» à la Fondation Albert Gleizes à Moly-Sabata (Isère) sous la direction de Christian Bernard, le
Palais de Tokyo lui a récemment consacré sa première exposition personnelle, intitulée «
Mécanique Populaire ». La galerie L’Antichambre à Chambéry présentera prochainement son travail
du 4 mai au 23 juin 2007 aux côtés de Natacha Dubois-Dauphin.
par Isabelle Thibault
Un clapier à lapins en béton rehaussé d’un aileron et d’une calandre à l’avant, une enceinte
déployant son haut-parleur à heures fixes tel un coucou d’horloge, une perceuse utilisée comme
corde à sauter électrique, une table de ping-pong démesurément inéquitable, des platines
actionnées par des octodons… Il pourrait s’agir du décor d’une maison où tous les objets et
instruments d’un bricoleur quelque peu "déjanté" auraient une vie et une utilité singulière ; une
modeste maison où les visiteurs seraient accueillis par des baskets blanches faisant office de
panier à décoration florale sur le mur de l’entrée. Mais ces objets, aussi insolites soient-ils,
auraient également une vie dans le domaine de l’art. Exposés dans les salles d’exposition, ils
rendraient floues les perceptions esthétiques acquises et les catégorisations formelles. «
Mécanique Populaire », ainsi s’intitulait la récente exposition de Stéphane Vigny au Palais de
Tokyo1, inspirée par le nom d’un magazine édité dès la fin des années 1940 et aujourd’hui
disparu, destiné aux amateurs de bricolage.
Avec finesse, le caisson en béton, renfermant quatre cages à lapins (« Tuning de clapier à lapins »,
2005), porte élégamment son aileron et ses extensions d’ailes peintes en blanc, et semble faire la
part belle aux clinquantes Peugeots 205 à la peinture et aux phares incandescents. Si Wim Delvoye
dessine des étuis à mobylettes2 dignes des plus sophistiqués coffrets, Stéphane Vigny customise
les clapiers à lapin de la maison familiale en les parant d’éléments de « tuning », pratique
hautement codée et référencée, source des plus grandes extravagances dans le monde
automobile. La seule différence avec cette culture serait que les lapins, eux, n’ont pas la
conscience de vivre dans une œuvre d’art.
Puiser dans un réservoir culturel à la fois dénié et fascinant et, plutôt que de vouloir créer de
nouveaux objets, "améliorer" ceux qui existent déjà, les faire glisser dans une sorte de rêverie
humoristique, exploiter leurs qualités formelles et utilitaires pour leur donner une seconde vie,
bien plus excitante cette fois. C’est ce que semble être le désir d’enfant de Stéphane Vigny.
Partant d’une observation et d’une étude minutieuse de l’objet dans sa forme, sa fonction, les
matériaux qui le constituent, sa position au sein de l’espace domestique, comme ses attributions à
des catégories sociales, Stéphane Vigny, sur le mode de la citation populaire, insère ces objets
usuels dans un champ esthétique inexploré, à la fois issu du modernisme et du kitsch, celui de la
customisation et de la vulgarisation hybride.
Quelle est la place de l’objet dans l’esthétique contemporaine ? Comment perçoit-on ces objets
qui nous entourent et qui en disent long sur nos habitudes et notre façon de vivre ?
Avec « Fusils » (2003), Stéphane Vigny élève à la verticale deux fusils de chasse qu’il fait pivoter
lentement sur un socle en contreplaqué, dans un mouvement à la fois hypnotique et troublant. On
pense à ces présentoirs rotatifs de briquets, ou de voitures miniatures de collection, exposées
dans les bar-tabac ou dans les vitrines des concessionnaires automobiles. Le mouvement
circulaire de ces "mini plates-formes à consommation" mises sous vitrine et fortement éclairées,
fait rentrer l’objet proposé dans une véritable mise en scène. Ici, le socle mécanisé élève
1
Stéphane Vigny, « Mécanique Populaire », 7 décembre 2006 – 3 janvier 2007, Palais de Tokyo, commissariat : Daria
Joubert.
2
« Etui pour une mobylette », 2004, peinture de voiture, velours, mobylette Peugeot Vogue, 70 x 175 x 100 cm.
#5 – Trouble-Boredom / L’Ennui – 2007/02/24
l’instrument de chasse au rang d’objet purement esthétique, il devient une sculpture empruntant
son vocabulaire à l’art minimal. Tout comme le clapier à lapin se transforme en un objet
sophistiqué, le fusil de chasse, dont la violence paradoxale est elle-même source de fascination
pour certains, se pare d’une dimension muséale. Une façon de se ressaisir des formes résiduelles
de la modernité, et de contourner les catégorisations à la fois culturelles et esthétiques.
Ainsi, à l’heure où nous sommes imprégnés de recyclage et de remix, le travail de Stéphane Vigny
vient s’immiscer dans un quotidien et une culture sur-référencés pour en déjouer les
automatismes et en repenser "esthétiquement" les idées préconçues. Pourtant, cette démarche ne
cherche pas pour autant à dénoncer une quelconque sous-culture, mais, bien au contraire, à en
déceler de façon hasardeuse et humoristique des signes sous-jacents qui la ferait rentrer dans la
sphère hautement intellectuelle et sélective de l’art contemporain. Faut-il y voir un certain cynisme
à l’égard de l’esthète à la recherche de nouvelles formes de contemporanéité ? Sans doute que
non, simplement un regard alerte mais décalé sur les formes de la trivialité, le décor quotidien de
tout un chacun devenant là source d’expérimentation et de renouveau artistique. L’« Enceinte
acoucoustique » (2006), dont le haut-parleur se transforme en coucou d’horloge, se prête
admirablement à ce "jeu transculturel" : entre l’objet-gadget et la sculpture minimale de par son
socle en lambris aux allures modernistes, l’enceinte marie les formes de l’utilitaire et du
technologique à celles de la décoration kitsch. Sampling de références culturelles, l’objet
schizophrénique suscite la fascination comme la dérision.
Pourtant la simplicité et la réalité sont bien là. Les processus dégénérescents dans lesquels sont
parachutés ces objets ne les rendent pas pour autant si étrangers ou en dehors du possible ou de
l’envisageable. Bien au contraire, si leur fonctionnalité est préservée (le clapier à lapin est utilisé
ainsi, de même, l’« Enceinte acoucoustique » fonctionne comme telle), c’est avant tout pour en
révéler les potentialités esthétiques et poétiques. Il ne s’agit pas d’une transgression de l’objet,
mais plutôt d’une transfiguration.
Avec « Auto Focus » (2002), Ceal Floyer exploitait le système inhérent à un projecteur de
diapositives pour le faire rentrer dans une poésie de l’image et de l’objet mécanique. Utilisé
ordinairement pour attirer notre attention sur autre chose – ici une image – l’objet source, le
projecteur, fonctionne en système clos, sans diapositives à enclencher, et projette sur le mur une
surface carrée blanche, rendant impossible la vision nette de l’image. La mise au point de
l’appareil est ainsi en perpétuel mouvement, offrant simplement le spectacle d’une machine
orientée sur elle-même. Le disfonctionnement implicite au processus de révélation de l’image
devient source d’art. « Sans titre (vélo) » (2005) de Stéphane Vigny semble reprendre cette même
idée de la machine célibataire et poétique. Un vélo, dont la roue avant tourne en roue libre sans
jamais s’arrêter, est étendu sur le sol, comme suite à un choc accidentel. Pourtant, rien à chercher
au-delà de cette vacance que le spectacle de l’improbabilité de cet objet en un lieu d’exposition.
Même si le souvenir de Melody Nelson, tout juste tombée de bicyclette, semble hanter la pièce, le
vélo s’offre, sans artéfact apparent, comme une (sculpture) mécanique à observer, sans pour
autant tomber dans l’extatique. A l’inverse par exemple du sophistiqué vélo hollandais de
Jonathan Monk (« Constantly Moving Whilst Standing Still », 2005) où l’idée même de véhicule
utilitaire est annulée par la rotation inversée et synchronisée des deux roues, le vélo de Stéphane
Vigny nous plonge dans une étrange narration au temps arrêté.
Si les œuvres sont toujours contaminées par un contexte qui influence leur vision, Stéphane Vigny
semble jouer avec les principes contemporains d’exposition des œuvres, comme s’il suffisait à leur
donner un caractère exceptionnel. Issue de ce croisement culturel complexe, chaque sculpture se
caractérise ainsi comme à la limite de l’improbable dans le monde réel, et néanmoins justifiée et
pertinente dans le monde muséal. Une façon de repenser la construction de notre regard sur les
objets qui nous entourent quotidiennement et ceux pour lesquels nous recherchons une valeur.
+++
www.palaisdetokyo.com/5milliards/modules.php