Petits meurtres entre amis - Edition

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Petits meurtres entre amis - Edition
Petits meurtres entre amis
Claude Arnaud a fait d’un livre deux coups. Ça tombe bien, on
fête cette année le centenaire du Swann de Proust et le
cinquantenaire de la mort de Cocteau, qu’il connaît mieux que
personne. Entre ces deux immortels, qui furent si proches
jusqu’à la rupture sanglante, son cœur ne balance pas. Il est
tout acquis à Cocteau, aux éclairs brefs de son écriture, à son
choix de vivre par tous les bouts, à ses allures de caméléon
essoufflé, voire à l’incomplétude de son génie, si préférable,
nous dit Claude Arnaud, au geste sublime que constitue À la
recherche du temps perdu. Sublime, donc glaçant et trompeur
pour ses lecteurs, qui auraient fini par oublier que le Narrateur
de cette fresque unique, loin d’accomplir seulement sa
renaissance par l’écriture et d’échapper aux vices qu’il décrit si
bien, nous aurait caché la réalité de Proust lui-même, qui fut
tout sauf un ascète irréprochable des lettres. À dissiper cette
illusion, qui n’en est plus une pour ses admirateurs informés,
Claude Arnaud met tout son talent. Vif et drôle au début, son essai finit pourtant par épouser
l’amertume du Passé défini, le journal intime que Cocteau ébauche en 1951, à 62 ans, et dont il fit
souvent le théâtre absurde et douloureux de ses règlements de comptes. J’ai déjà
signalé ici combien il s’était acharné, masochisme aidant, à nous conter ses déboires avec Picasso.
Mais le grand peintre n’aimait-il pas justement bousculer les êtres qui se délectaient de sa cruauté
imprévisible, ou qui préféraient les coups à l’indifférence ?
On croyait les gants de boxe raccrochés, Proust contre Cocteau les enfile à nouveau. Cocteau s’est
peu battu, même en 14, mais il aimait l’odeur du ring, comme il aimait le jazz et les danseurs
combustibles. Sur le tard, plus inflammable que jamais, il brûlera une à une toutes ses idoles.
Claude Arnaud a raison de nous rappeler que le jeune homme, vers 1908-1909, alors qu’il se
cherchait encore entre Anna de Noailles et Apollinaire, sut électriser son aîné, cœur, corps et
esprit. Aussi snobs l’un que l’autre, aussi attachés à leurs mamans, aussi impatients de se faire un
nom dans les lettres, Proust avec un retard angoissant, Cocteau avec une avance bluffante, ils
avaient tout pour s’entendre. C’était sans compter l’injuste vaudeville qu’est la vie. Cocteau, quant
à jouir de l’existence et se livrer au plaisir, était le plus doué. S’il se refusa à Marcel, se cabrant
même assez vite devant les exigences fantasques d’une amitié tyrannique et d’un Eros peu
engageant, Proust refusa, lui, de l’adouber. Ce ne fut pas faute d’encourager son cadet, aux livres
expédiés, d’y travailler davantage, de faire œuvre enfin... Claude Arnaud nous dit que Proust, après
avoir vaincu le scepticisme des «durs» de la NRF, n’en fit pas profiter le jeune Cocteau, en qui Gide
et sa bande voyaient un faiseur de salon, un moderne de la dernière heure. N’est-ce pas plutôt la
force de Swann en 1913 qui les fit changer d’avis sur un écrivain qu’ils avaient méjugé ? Avec
Cocteau, il leur faudra du temps… Un siècle plus tard, Swann tient le choc. Superbe et tordu, il
confère une grandeur unique aux noirceurs de Proust. Sainte-Beuve se voyait justifié contre son
pourfendeur.
Stéphane Guégan
- Claude Arnaud, Proust contre Cocteau, Grasset, 17€.
«Cocteau manœuvre durant toute l’année 1913 pour
trouver
à
Proust
un
éditeur
acceptant
de
publier intégralementl’ouvrage», rappelle Claude Arnaud.
Au terme de multiples démarches infructueuses, Bernard
Grasset publie, mais à compte d’auteur, Du côté de chez
Swann. Le terrible manuscrit avait été notamment repoussé
par Gide. Ne pouvant encore adhérer au long processus de
dévoilement qu’inaugurait le premier volume de La
Recherche, éditeurs et critiques éprouvent quelque
difficulté à saisir la raison d’un récit qui combine l’analyse
psychologique, le portrait de société et les considérations
esthétiques d’une façon quasi cubiste. La clarté que
revendique Proust, contre le nuageux postsymbolisme,
caractérise plus sa langue que son propos. Comme les
cathédrales, à la fois vague et dentelles, La Recherche se
construit dans la durée et l’unité à venir. Cocteau sera un
de ceux qui salueront le bébé accouché dans la douleur.
L’article qu’il donne en 1913 à l’Excelsiortranche sur ses
cancans futurs. Encore que ! S’il parle bien des «jeux entre l’espace et le temps», s’il note
superbement «de larges touches fraîches à la Manet», l’ami de Marcel donne à sa recension une
couleur oxymorique teintée de jalousie. Car Swann est-il simplement une «miniature géante»? On
sait, par ailleurs, que Gaston Gallimard, non sans mal, parviendra à récupérer le génie égaré en
1917, avant d’obtenir avec lui le Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en
fleurs.
Pour Robert Kopp, auteur d’une synthèse récente sur le Prix, l’année 1919
marque un tournant : «la fin de la littérature de guerre et le passage de la
littérature engagée à la littératuredégagée, telle que la définissait Rivière
dans La NRF qui venait de reparaître en juin.» Proust était bien du bâtiment…
Depuis leur heureuse réunion, la maison Gallimard n’a cessé de travailler au
monument national qu’est devenu Proust. Elle le prouve à nouveau en cette
année de centenaire : deux éditions de poche de Swann en Folio, l’une
pédagogique, l’autre luxueuse, remarquables l’une et l’autre, ont paru depuis
l’été. Elles posent différemment la question de l’illustration possible de La
Recherche. De tous ceux qui s’y sont essayés, Pierre Alechinsky, le dernier en
date, est sans doute le plus convaincu et assurément le plus convaincant. La matière narrative d’Un
amour de Swann, partie centrale du volume de 1913, concentre les affres de l’envie, de l’amour
jaloux aux assassinats mondains. Sachant être allusive sans être élusive, l’intervention d’Alechinsky
s’est logée dans les marges généreuses du livre. Simples tracés ou signes complets, la jolie
silhouette de Mme des Launes ou les lignes fuyantes d’Odette, le dessin trouve à chaque fois l’écho
juste, la goutte de temps et de poésie supplémentaire. Dans son élégance ornementale parfaite, le
peintre procède comme Proust, plus qu’il ne l’imite. «Dessin animé primitif»? Du grand art, plutôt.
- Marcel Proust, Un amour de Swann, orné par Pierre Alechinsky, Gallimard,
39€.
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dossier et notes réalisés par Olivier
Rocheteau, Gallimard, Folioplus classique, 7,20€.
- Marcel Proust, Du côté de chez Swann, édition présentée et annotée par
Antoine Compagnon, Gallimard, Folio classique, coffret du centenaire avec
livret illustré, 8,20€.

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