Les guillemets énervants
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Les guillemets énervants
LAREVUENOUVELLE - OCTOBRE 2008 billet d’humeur Les guillemets énervants THÉO HACHEZ Dans les plus récents épisodes arrivés chez nous, Homer Simpson et son Bart de fi ls émaillent leurs répliques profondes d’une extension/rétraction rapide et conjointe de leurs deux index et de leurs deux annulaires. Les bras sont fléchis, les mains à hauteur des épaules. Bref, ils miment des guillemets, détachant ainsi l’un ou l’autre mot du flux de la conversation. Cet usage a pris cours dès les années quatre-vingt dans les milieux intellectuels américains, où il est devenu une sorte de tic à l’instar des « j’ai envie de dire » très en vogue de ce côté (francophone) de l’Atlantique. Entre-temps, les guillemets gagnent du terrain dans la mondialisation de la bien-pensance. nauté intellectuelle. Car en même temps qu’il invite à comparaître ses prédécesseurs, il s’en démarque et s’expose. Le savoir progresse parce qu’il s’échafaude sur un dialogue où les protagonistes sont clairement identifiés et situés dans le temps et l’espace. L’humanisme trouve là un insigne, une stratégie formelle qui le démarque des usages trop sages de l’autorité. C’était le bon temps où les guillemets servaient à citer, à mettre en cause comme au tribunal. Ou encore, comme l’étymologie le rappelle, à ex-citer un texte, l’activer, comme l’espagnol citar désigne les premiers gestes du torero par lesquels il entend énerver l’animal pour le faire sortir de ses gonds. Modernes, les guillemets ? Assurément. Ils sont apparus pour la première fois au début du XVIe siècle. On attribue leur invention à un obscur pionnier de l’imprimerie, Guillaume, qui leur aurait donné son nom. Avec ces petits indices typographiques, c’est toute une stratégie de pensée, celle de la citation, qui est formalisée. Fini le règne des proverbes répétés mécaniquement, héritage d’une sagesse sans âge dans laquelle on coulait clandestinement sa pensée. Le plagiat devient une fraude explicite. Et désormais, l’auteur qui cite une phrase ou un passage prend sa place dans une commu- Postmodernes, les Simpson (le s s’impose dans l’orthographe anglaise seulement) ? Assurément. Car leur façon de mettre ainsi les mots en cage indique une méfiance à l’égard des préjugés qu’ils véhiculent, d’où cette précaution oratoire gestuelle. C’est la fonction politiquement correcte de ces nouveaux guillemets dont on entoure volontiers certains termes comme « sourd » ou « immigré », par exemple. Ils permettent de signifier, comme on le dit volontiers chez nous, qu’on est « en délicatesse » non plus avec la pensée de tel ou tel auteur, mais avec le langage lui-même. Tous diffé- 24 Pratiques, les guillemets ? Et énervants. Assurément, comme les formules équivalentes du type « soi-disant » ou « prétendu » que les textes juridiques (du Conseil de l’Europe, par exemple) accolent au mot race. La différence gêne ? Pourquoi ne pas faire un procès à son simple constat ? La police de la pensée interdira les mots, jusqu’à nier l’évidence de la couleur de la peau. Cachez ce sein. Délivrez-nous du mal, implorent obséquieusement les petits signes exorcistes. Tout en nous libérant de proposer une alternative, car tel est l’avantage irréfragable des guillemets. La connivence activée fait ainsi pièce à l’abandon d’un mythe : un langage qui permettrait l’accès immédiat aux choses, sans la pensée Qu’on se souvienne de ces heures du onze septembre 2001 où les officiels américains hésitaient entre événements, attentats, terrorisme, attaque, guerre… Dire était alors, de façon exemplaire, non seulement se prononcer sur le monde mais aussi opposer un programme de réponse à la situation. Selon la façon dont on la qualifiait, la guerre ou la paix. Nommer engage… toujours trop, si la mimique mutique des guillemets suffit. L’abstention vaut alors acte militant. Comprenne qui pourra, et ce qu’il voudra de cette objection de conscience linguistique qui soude des communautés de pensée par l’équivoque d’une retenue sémantique indistincte. Bref, ces pincettes postmodernes sont une politesse trop grossière pour être honnête. Le raccourci qui résumerait en un geste ce que deux bons siècles de littérature ont conquis de distance avec l’usage de la langue est un fi lon crevé, un leurre révolutionnaire, une tartufferie horripilante dont on peut seulement attendre que la mode vienne à bout. Et vite. Sinon, ce sera de plein droit que les Sarkozy et autres racoleurs brutaux s’en chargeront avec le bébé de l’eau du bain. Eux, les populistes, ils savent rappeler au plus grand plaisir de leur audience que les chats sont des chats et les états d’âme des vapeurs dont la conscience des peuples se décharge volontiers. Face à quoi, l’économie mentale et le silence du geste condamnent à la stérilité tout ce politiquement correct. Ne pas vouloir toucher aux mots des autres de peur de se salir, c’est s’interdire de parler vrai, avec une préférence marquée pour l’équivoque, et fi nalement le mépris de ceux à qui on ne parlera jamais. ■ 25 LES GUILLEMETS ÉNERVANTS Postmodernes et impuissants : les guillemets font donc appel à une connivence au-delà des mots, un au-delà du pack sémantique qu’ils trimbalent avec eux et face auquel les sous-cultures annoncent leur défaite par ces petits signes de la main : non, elles ne peuvent rien d’autre contre les préjugés associés à ce qu’ils désignent. Engagés que nous sommes dans une surenchère lexicale qui va du Nègre au Noir puis à la personne de couleur, ou encore de l’étranger au travailleur étranger, à l’immigré puis à l’allochtone, nous prenons la tangente pour dégager un référent (une expérience, un groupe, une caractéristique…) de la doxa, du jugement qui le pollue et des comportements qui en découlent. C’en est au point que les guillemets donnés en gage à la pensée correcte en sont devenus suspects d’hypocrisie, du moment qu’ils valent comme seuls signes d’un engagement qui ne sera reconnu que par ceux qui le partagent. commune dans laquelle elles sont engluées par le vocabulaire courant. On voudrait des mots purs et sans histoire ; des mots pauvres, mathématiques et insignifiants. Faute de quoi, on se contente de partager la crainte de l’Autre avec ceux que l’on soupçonne d’être du même avis que soi. billet d’humeur rents, tous infi niment sensibles, il nous faut pourtant communiquer avec les mots d’une masse ennemie, aussi gluante qu’anonyme, pour lutter contre elle et contre ses préjugés écrasants. « La langue est fasciste », disait Roland Barthes. Alors on peut toujours ruser en agitant les doigts : on n’excite plus, on désactive rituellement les mots et on cherche la paix avec l’interlocuteur.