Le Cambodge de Pierre Loti vu par Clara, André, Henri et les autres…

Transcription

Le Cambodge de Pierre Loti vu par Clara, André, Henri et les autres…
Le Cambodge de Pierre Loti
vu par
Clara, André, Henri et les autres…
par Sodchuen Chaiprasathna et
François Doré
Librairie du Siam et des Colonies (Bangkok).
Rolande Leguillon écrivait en décembre 1977, dans la revue “Cahiers Pierre Loti” : « Préoccupé
avant Camus, avant Malraux, du scandale que représente la mort, Pierre Loti aura passé sa vie à chercher une explication, ou de simples signes capables de l’aider à vivre, sinon à mourir. Longtemps
avant Malraux, il a essayé de chercher s’il y avait parmi les hommes du monde entier quelque dénominateur commun… Loti ne cherche pas à savoir s’il y a une permanence de l’homme. Il sait pertinement que les civilisations sont étanches et que ce qui sépare les hommes, c’est, comme l’a dit Malraux,
la forme que prend leur fatalité… Dans un temps où les voyages étaient presque non-existants pour les
gens ordinaires, lui voyageait… ». (1).
Lui aussi, jeune voyageur, André Malraux découvrira le Cambodge quelque vingt deux ans après
son aîné. Pourtant, les références à Loti l’enchanteur, le grand ancien qui l’avait précédé sur cette voie
royale, seront bien peu nombreuses sous la plume de Malraux.
On peut cependant trouver, dans le « Miroir des Limbes », cette rare référence : « Bouddhas khmers. Je
n’avais pas quinze ans quand je lisais Loti : « J’ai vu l’étoile du soir se lever sur Angkor… ». On se bat
ces jours-ci au Cambodge et la rosée de l’aube continue à perler sur les toiles géantes des araignées,
au-dessus des maquisards morts. Moi, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur Lascaux où nos armes
étaient cachées, et je ne savais pas que c’était Lascaux… Il existe au fond de la brousse, une autre
Angkor, encore emmêlée aux lianes : Banteai-Chmar, « la forteresse du chat ». Voici un petit relief
près duquel, vers 1924, méditait un dieu de pierre, les grenouilles de ruines endormies sur son épaule ;
les grenouilles de ruines sont presque transparentes. Reverrai-je la forêt d’Asie ?
Cette semaine les Khmers Rouges atteindront Angkor… ».(2).
Clara Malraux, dans le deuxième livre de ses souvenirs, « Nos vingt ans » (3), rapporte avec un
humour assez rare, l’anecdote suivante, survenue au cours de leur voyage vers Siem Reap, après
l’entrevue avec Aurousseau à l’Ecole Française de Hanoï et qui les a laissés plein d’espoir pour la
suite de leurs entreprises aventureuses.
Munis d’un ordre de mission établi en bonne et due forme, ils quittent Hanoï et repartent en bateau
vers le Cambodge. Ils sont escortés du chef du Service Archéologique lui-même, Henri Parmentier.
Clara donne de lui une description un peu rosse : « Il se pare d’une barbiche blanche de vieux bohême
quelque peu gaillard ». Lui pourtant ne cache pas sa sympathie pour le jeune ménage. Clara poursuit
« Parmentier commente gentiment les berges du Mékong que nous remontons : ‘Loti parle de charognards groupés sur les branches de bananiers. Sans doute n’a-t-il jamais vu de bananiers et ne sait-il
pas que leurs branches sont trop souples pour supporter le poids d’un seul charognard.’. La réflexion
doit être rituelle ; nous regardons un vol de charognards ; nous regardons les bananiers… ».(4).
(1) : Rolande Leguillon : « Pierre Loti et la représentation du sacré ». Cahiers Pierre Loti, No 70.
Décembre 1970.
(2) : A.M. « Le Miroir des limbes », Œuvres Complètes, t.III, 1996, p. 764.
(3) : Clara Malraux, « Nos vingt ans », Paris, Grasset, 1966.
(4) : op.cit. pp. 133-134.
1
Monsieur Parmentier, sauf votre respect, vous avez mal lu Loti. Reprenons notre « Pèlerin d’Angkor ».
Pierre Loti a quitté Phnom Penh et remonte « le lac, grand comme une mer ». C’est un des passages les
plus poétiques du livre. « La grande brousse asiatique recommence de nous envelopper entre ses deux
rideaux profonds… Sur les rives que nous frôlons presque, des armées d’oiseaux pêcheurs se tiennent
au guet, pélicans aigrettes et marabouts. Parfois des compagnies de corbeaux noircissent l’air. Dans le
lointain, se lèvent des petits nuages de poussière verte, et, quand ils s’approchent, ce sont des vols
d’innombrables perruches. Cà et là, des arbres sont pleins de singes, dont on voit les longues queues
alignées pendre comme une frange à toutes les branches »…(1). Et plus loin, « Trente lieues, quarante
lieues de forêt noyée défilent ainsi…réservoir prodigieux de vie animale ; ombrages pleins d’embûches
de guet-apens, de griffes, de becs féroces, de petites dents venimeuses, de petits dards aiguisés pour les
piqûres mortelles… » Et enfin, voici le texte exact de l’auteur charentais : « Des ramures plient sous le
poids des graves marabouts au repos ; des arbres sont si chargés de pélicans, que, de loin, on les
croirait tout fleuris de grandes fleurs, pâlement roses… ».(2)..
Non Loti, n’avait pas menti ; il est bien venu à Angkor et il savait ce qu’était un bananier…
Mais ce sublime “pâlement rose” nous fait penser à un autre texte, cette si belle description de SaintJean-de-Luz dans ce pays Basque que, plus tard, l’auteur de « Ramuntcho » aimera tant : « SaintJean-de-Luz, cette petite ville si près de l’Espagne qu’on s’y rêverait en Espagne encore…Un nid de
pêcheurs qui a donné les plus terribles flibustiers du monde ; elle y étalait un faste qu’on n’y
connaissait plus depuis Louis XIV, parmi ces Basquaises qui, en fait de beauté, ne craignent la rivalité
de personne, avec leurs tailles de canéphores antiques et leurs yeux d’aigue-marine si pâlement
pers…. ».
Et bien non ! Ce dernier écrit et ce « pâlement pers » ne sont pas, comme on pourrait le penser de
Loti, mais se trouvent dans la nouvelle « La vengeance d’une femme » de Jules-Amédée Barbey
d’Aurevilly. (3).
Loti avait-il lu Barbey ??...
(1) : Pierre Loti, « Un pèlerin d’Angkor », Paris, Calmann-Lévy, 1912. pp. 33-34.
(2) : op. cit. p. 41.
(3) : Barbey d’Aurevilly, « Les Diaboliques », Paris, 1874.
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