Conférence de Nicolas Buttet - Asie Reportages

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Conférence de Nicolas Buttet - Asie Reportages
« LE DON EST NOTRE RICHESSE »
Conférence du Père Nicolas Buttet
Dimanche 23 novembre 2008 l Maison de l’UNESCO
Introduction par Tristan de Bodman
Nous avons eu la chance hier d’écouter Jean Vanier pour nous introduire dans ce week-end,
nous allons écouter à présent le père Nicolas Buttet pour les conclusions. Pour ceux d’entre vous
qui ne le connaîtraient pas, le père Nicolas Buttet est suisse, il a fondé il y a quelques années une
communauté nouvelle, la fraternité Eucharistein et il a également fondé en 2004 un institut sur
la science de l’homme, l’institut Philanthropos.
Avant de devenir prêtre et de fonder cet institut et cette fraternité, le père Nicolas Buttet
était avocat et député du canton du Valais. Un avocat brillant, un député respecté… Et puis il s’est
posé des questions et il a décidé de partir pendant cinq années dans la montagne, à Notre-Dame
du Scex en Valais, pour y vivre en ermite. À la suite de ces cinq années, il avait trouvé ce qu’il
devait faire : il a fondé cette fraternité qui compte aujourd’hui une vingtaine de membres, trois
lieux d’implantations, et dont les bases essentielles sont l’adoration de Jésus-Christ et l’Eucharistie. Son autre mission étant d’offrir à des jeunes la possibilité de vivre une année de réflexion,
de service et de prière.
Enfin, pour expliquer sa présence parmi nous, je dirais que Nicolas Buttet est un ami de
longue date d’Enfants du Mékong et que c’est en partie grâce à lui que nous avons pu ouvrir nos
premiers programmes au Tibet et en Chine.
C’est une grande joie de me retrouver avec
vous ici pour conclure ces réflexions. J’ai été très
touché par tout ce que j’ai entendu tout à l’heure
et ces initiatives sur l’extraordinaire œuvre d’Enfants du Mékong. J’ai lu avec beaucoup d’émotions
l’aventure des 50 ans, le livre qui se trouve en
vente à l’entrée – je fais un peu de pub en passant
– et l’aventure aussi de René Péchard dans cette
œuvre, de tous les volontaires, tous les collaborateurs… De tous les bouleversements qui nous sont
donnés à travers tout ceci. Et c’est un petit peu ce
que je veux vous laisser comme cri au terme de ce week-end : cette urgence d’aimer. lll
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Il y a deux raisons pour lesquelles il est urgent d’aimer. La première est moins louable,
moins intéressante mais elle interpelle quand même. C’est un petit peu en réaction à la situation
dans laquelle se retrouve le monde. J’aime bien dire que soit le monde sera transfiguré par la
charité et par l’adoration soit il sera défiguré par la consommation et la haine. Il y a des choix profonds à faire, des choix déterminants, des choix de vie des choix d’amour qu’il va falloir poser, et
des occasions qui nous sont données aussi par l’histoire. Tenez, un exemple en anglais, ça va être
juste un petit jeu de mots : vous vous souvenez du mur de Berlin qui s’est effondré il y a quelques
années ? Le « Wall of Berlin » ? Et aujourd’hui, regardez, il y a Wall Street qui tombe. C’étaient
deux murs qui empêchaient les hommes de s’aimer, qui empêchaient les hommes de dialoguer,
comme des murs dressés devant nous qui nous faisaient miroiter, comme un mirage, une peinture
virtuelle placée devant nous, devant nos regards, quelque chose qui n’existait pas… Et tout à
coup ces choses s’effondrent et ça nous interpelle. Ça interpelle le génie de la créativité, de la
charité.
En 1989, juste avant les accords
de Taëf, je me trouvais au Liban pour une
mission de paix – je travaillais à l’époque
pour le Vatican avec le cardinal Etchegaray. Nous étions là avec toutes sortes de
gens, des relations politiques, des membres de communautés, mais aussi avec
les plus pauvres, dans des garages, dans
la montagne, avec les réfugiés… Et puis
à un moment, on m’a dit : « Viens il faut
qu’on aille voir telle famille. » – une famille très aisée du Liban. Je dis : « On a
peu de temps, ça n’est peut-être pas la
visite la plus urgente à faire. » On me répond alors : « Viens, tu vas comprendre
quelque chose. » J’arrive donc dans une
magnifique propriété, et plein de gens
habitaient là. Une centaine de personnes
qui squattaient la pelouse, le salon, le
garage… Même la piscine était devenue
un abri antibombes. Alors je rencontre les
propriétaires – j’étais bouleversé – et ils m’accueillent tout rayonnants. Je leur dis : « C’est touchant ce que vous faites là, c’est merveilleux ! » – « Nous n’avons pas de mérite », me répondentils. « Nos voisins avaient une maison aussi belle que la nôtre, et puis une nuit les obus sont tombés
dessus. Il y a eu des morts, des blessés, tout a été détruit… Alors on s’est dit : qu’est-ce qui durera
si tout ça disparaît ? Et avec ma femme on s’est regardés et on a réalisé qu’il n’y avait qu’une
chose qui durerait, c’était la solidarité, la solidarité que l’on pourrait créer avec ceux qui n’ont
pas de toit et qui ont des difficultés économiques. Alors on sera heureux dans notre maison. Et
si elle saute, eh bien on sera toujours heureux parce qu’on aura aidé des gens. Et l’amitié qu’on
aura créée avec ces gens-là, ça, ça durera. Ça résistera aux bombes, ça résistera à la haine, ça
résistera à la violence… ».
Eh bien ce témoignage m’a interpellé, voyez-vous ? Cette manière de voir comment des
événements négatifs, violents, peuvent susciter des réactions et nous appeler à avancer un peu
plus loin. On a beaucoup parlé des progrès de l’humanité. On s’est dit que le progrès scientifique,
le progrès technique, allaient amener une ère de paix. L’avenir radieux, la société sans classes,
on a parlé de la fin de l’histoire, et puis le mur de Berlin s’est écroulé et on s’est dit : enfin, la
dialectique de la lutte des classes est terminée ! Et : ça n’est pas celui dont Marx parlait qui a
gagné mais l’autre. Encore quelques petits ajustement, quelques petits détails et on arrivera à
une société radieuse, on arrivera à un paradis terrestre. lll
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Voyez-vous, on a tous cette nostalgie de l’Éden et Dieu sait si les penseurs des Lumières,
les penseurs du progrès comme Turgot, comme Condorcet ont pensé à ça… Et puis ça n’est pas ça.
On a oublié la composante importante de tout cela, la composante humaine de l’engagement de
chacune et de chacun. Le Dieu auquel je crois est un Dieu qui est très mauvais en mathématiques.
Il ne compte que jusqu’à un. Il ne fait pas de statistiques. Pour Lui chacun est unique, chacun
est irremplaçable, chacun est infiniment aimé. Et donc il y a une logique différente dans laquelle
il faut s’introduire. La grâce immense de l’évangélisation, la chance qu’offre la mondialisation,
c’est de revenir à la personne humaine.
On a pensé pendant deux siècles en termes de structures. On a pensé qu’en changeant les
structures on allait changer le monde. On a pensé que c’était juste un problème de réajustement
et de conception, de mécanisme, de modélisation économique, politique, et que si nous arrivions
à trouver le bon modèle, la bonne structure, alors enfin le monde serait dans la paix et la justice.
Et puis on a oublié totalement que c’est chacune et chacun qui font ce monde.
Quand on demandait un jour à Mère Teresa : mais qu’est-ce qu’il faudrait faire pour que le
monde, notre monde aille mieux. Mère Teresa, avec son petit sourire, toute lumineuse, répondait :
« Mais vous et moi cher monsieur, vous et moi. » Et à cet autre journaliste qui, la voyant auprès
d’un lépreux rongé par la maladie s’exclame : « Pour un million de dollars je ne ferais pas ce que
vous faites. » Alors Mère Teresa de lui répondre : « Je peux vous rassurer, moi non plus. Pour un
million de dollars je ne le ferais pas, mais pour l’amour de Dieu, pour l’amour de cet homme, oui.
» Vous voyez qu’il y a d’autres logiques que la logique de la rentabilité, de la technique et des
modèles. Et c’est là la chance de l’humanité. Parce que chacun peut semer l’amour là où il est.
Chacun peut faire sa révolution de l’amour. Nous allons être des révolutionnaire d’amour pour ce
monde ! Changer les choses !
Il y a eu un échec d’un certain humanisme intellectuel, d’un humanisme cérébral, d’une
conception abstraite de la personne humaine. Il n’y a pas de conception abstraite de la personne
humaine. C’est quelqu’un qui est là, un visage en face de chacune et de chacun, et c’est ça la
vraie conception de l’humain, c’est ça la vraie révolution, dès l’instant où j’arrive à accueillir
l’autre dans la réalité qui est la sienne. C’est une petite fille sénégalaise, Marguerite, qui avait lu
ce poème de Jacques Prévert :
Tu me dis que tu aimes le vent mais tu fermes la fenêtre,
Tu me dis que tu aimes la pluie mais tu fermes ton parapluie,
Tu me dis que tu aimes le soleil mais tu portes une casquette,
Tu me dis que tu aimes les fleurs mais tu les coupes au sécateur,
Tu me dis que tu aimes les oiseaux mais tu les mets en cage,
Tu me dis que tu aimes les pommes mais tu les croques,
Tu me dis que tu aimes les chiens mais tu les tiens en laisse,
Alors quand tu me dis : « Je t’aime », j’ai très peur.
Vous voyez que le mot « amour » est la chose la plus lumineuse, la plus grande de l’humanité. Mais elle peut être aussi la plus galvaudée... Si je dis que j’aime mon repas et que j’aime
quelqu’un de la même manière, eh bien il y a quelque chose qui cloche, il y a quelque chose qui
ne marche pas… Dans les couples aussi, on me donnait ce petit texte :
Après 6 semaines : je t’aime, après 6 mois : mais oui je t’aime, après 6 ans : si je ne t’aimais ça
ferait longtemps que je me serais tiré.
6 semaines : bonsoir mon amour, 6 mois : coucou, bonne journée ? 6 ans : y a du courrier ?
6 semaines : ne te dérange pas, j’y vais. 6 mois : tu veux que j’y aille ? 6 ans : ça vient ?
6 semaines : chérie, Ingrid au téléphone. 6 mois : c’est pour moi ? 6 ans : téléphone !
6 semaines : tu n’as pas dû avoir une enfance très drôle, 6 mois : c’est vrai qu’ils sont ch… tes
parents, 6 ans : tu as vraiment de qui tenir. lll
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6 semaines : je t’emmène au Népal ? 6 mois : tu veux vraiment aller à Paris ? 6 ans : on n’est pas
bien ici ?
6 semaines : j’ai pensé qu’une bague te ferait très plaisir. 6 mois : j’ai pensé qu’un vase ça pourrait être utile, 6 ans : tiens, achète-toi ce que tu veux.
6 semaines : je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi, 6 mois : là tu as tort, 6 ans : c’est vraiment idiot ce que tu racontes.
6 semaines : en plus tu fais bien la cuisine, 6 mois : qu’est-ce qu’il y a à dîner ? 6 ans : encore
des pâtes ?
6 semaines : elle te va bien cette robe, 6 mois : encore une nouvelle robe ? 6 ans : combien elle
coûte cette robe ?
Vous voyez, l’amour qui est seulement affectif s’épuise, l’amour qui n’a de source que
dans le sentiment, le ressenti, le coup de cœur ou l’émotion d’un instant s’épuise et se vide en
lui-même – et se transfigure d’ailleurs très vite peut-être en haine ou en indifférence. Mais 50 ans
d’histoire, dans le cas d’Enfants du Mékong, ça n’est pas un amour qui a passé, c’est un amour qui
a duré et qui a donc eu une source ailleurs que dans notre propre ressenti, que dans notre propre
émotion. Et je crois qu’aujourd’hui c’est aussi ça qu’il est important de comprendre : il va falloir
autre chose que l’émotion pour s’engager. Regardez un petit peu notre société actuelle : il va
falloir créer quelque chose de fort au niveau émotionnel pour susciter une réaction.
Après le tsunami de décembre 2004, les institutions internationales et les ONG ont reçu
des sommes colossales dont elles ne savaient plus que faire. Médecins sans Frontières a même dû dire :
« Arrêtez de nous envoyer de l’argent, on ne sait pas comment on va pouvoir l’utiliser. » Il y a
tant d’œuvres, tant d’institutions qui travaillent au jour le jour d’arrache-pied dans des endroits
ou des lieux cachés où les médias n’interviennent pas pour en faire la publicité ! Les institutions
peinent parfois à avoir les moyens nécessaires pour pouvoir accomplir les missions de charité et
d’amour qu’elles sont appelées à faire. Eh bien je crois qu’en même temps qu’existe cette urgence d’aimer, il y a une possibilité authentique d’une transfiguration de l’humanité par l’amour.
On se pose la question : « Mais qu’est-ce qu’on entend par cet amour qui se donne ? Est-ce que
c’est simplement un feeling, est-ce que c’est déjà une relation où l’autre est là, est important,
est-ce qu’on peut même aller plus loin peut-être ? »
En français, il n’y a qu’un mot pour dire l’amour, c’est « aimer ». En grec, on a par exemple le mot « eros », cette attraction sensible, qui est là, qui a sa valeur, qui a son importance
– le pape Benoît XVI a écrit une belle encyclique qui s’appelle Deus caritas est (« Dieu est amour »),
où finalement toute la foi chrétienne est résumée. Benoît XVI explique simplement l’intuition
qui lui est venue pour écrire cette encyclique : c’est une contemplation d’un texte de Dante où
il dit notamment : « Cet univers tout entier, cet univers transfiguré par l’amour, était rayonnant
d’une force d’attraction qui le tenait ensemble par l’« eros diva », l’amour de Dieu. » En français
ça donnait érotique, ça n’est pas tout à fait dans ce sens-là que le comprenaient les Grecs. Et
mêm,e s’il s’agit d’un amour où le « je » se trouve un petit peu au centre. Ce n’est pas suffisant
car l’amour va plus loin.
La deuxième étape c’est l’amour amitié, l’amour relation. Concevoir que l’autre est quelqu’un, qu’il a un nom, l’amour « filia » : tu es important pour moi, tu comptes à mes yeux, tu
t’appelle comment, qui es-tu ? Et puis il y a un amour qui va encore plus loin, qui est la folie de
l’amour et dont la source n’est pas en nous, c’est l’amour « agapè », l’amour qui se livre jusqu’au
bout. Quand saint Pierre passe son examen pour devenir pape, le Christ lui pose trois questions :
« M’aimes-tu ? M’aimes-tu ? M’aimes-tu ? » Quand on lit ça en français, on se dit : « Tiens, trois
questions, c’est la guérison du triple reniement. » En grec c’est très intéressant : Jésus dit : «
M’aimes-tu ? », sous entendu : « Es-tu prêt à donner ta vie pour moi ? » Et c’est le mot « agapè
» qui est là. Mais Pierre répond : « Je t’aime bien d’un amour amitié, on est potes, quoi : « filia
». Jésus pose une question, Pierre donne une réponse fausse. Attention, c’est important il va
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devenir pape, il ne faut pas qu’il loupe… Et pourtant il se trompe. À nouveau, Jésus pose la question : « Pierre m’aimes-tu, es-tu prêt à donner ta vie pour moi ? » Et Pierre répond : « Je t’aime
bien d’un amour amitié. » Encore une fois, Jésus parle d’un amour « agapè » et Pierre lui répond
par l’amour « filia ». Il répond à côté de la plaque vous voyez ? Une troisième fois, Jésus se dit
: « Mince, c’est lui que j’ai prévu, il ne peut pas planter l’examen, quand même il faut qu’il
réussisse ». Alors il change la question : « Pierre, est-ce que tu m’aimes d’amitié (« filia ») ? » Et
Pierre répond : « Oui Seigneur, tu sais bien je t’aime d’amitié. » Ouf ! Une réponse juste sur trois
(et en plus c’est l’interrogateur qui a changé la question) : « Tu seras pape, sois le berger de mon
troupeau. »
Ce n’est pas très brillant comme examen de théologie pour réussir l’introduction au siège
du vicaire du Christ. Mais Jésus dit encore à Pierre : « Il arrivera un jour où un autre te passera
la ceinture et te conduira là où tu ne veux pas aller. Là, tu rentreras dans l’amour qui se donne,
dans l’amour qui se livre, dans l’amour qui va plus loin, dans l’amour qui va jusqu’au bout. » Et
là on arrive dans quelque chose qui est une intelligence nouvelle du mystère de l’amour, qui n’est
pas l’expérience première due à l’émotion ou à la sensibilité, qui n’est pas due à l’expérience humaine qui a ce besoin de réciprocité. « Je t’aime et je sais que tu m’aimes » : finalement, dans le
regard ou le geste, on sait bien qu’il y a quelque chose qui se vit. C’est l’amour purement oblatif,
purement donné, et qui a un visage, c’est le visage du Christ crucifié, le visage qui donne et qui
pardonne, qui va au-delà de tout don, qui va au-delà de tout ce qu’on peut imaginer.
Alors je crois que c’est dans cette logique qu’il faudrait entrer aujourd’hui. Du scandale du
mal à la folie de l’amour, c’était l’abbé Pierre qui l’avait dit un jour, ça m’avait frappé, j’étais
encore en politique quand j’ai entendu cette phrase à la radio : « Il faut croire comme des fous
pour aimer comme des dingues. » Bon, pour un politicien ce n’est pas vraiment un programme,
« croire comme des fous pour aimer comme des dingues ». Ce n’est pas tout à fait comme ça qu’on
envisage un programme, en politique. Mais ça m’avait quand même boosté. Dans la foi ou dans
l’amour, j’étais assez difficilement engagé, et donc tout d’un coup il y a quelque chose qui s’est
passé en moi, une réflexion. À peu près à la même période je m’occupais d’un jeune qui avait
violé et brûlé sept enfants. C’était une tragédie et je voyais cette horreur qui était là. Je voyais
aussi en politique des programmes qui se faisaient, des choses qui n’étaient pas toujours très
belles – ça arrive les choses pas belles en politique. Et puis je me disais : quand même ça ne va
pas, lui il a fait ça… Lui il a fait ça… Lui il a fait ça… Et vous savez quand on montre quelqu’un du
doigt, il y a trois doigts qui vous montrent vous-même. Alors vous montrez une personne et vous
prenez trois coups en retour qui demandent : « Et toi ? Et toi ? Et toi ? » C’est assez interrogatif
ça, voyez-vous ? Et alors je me suis dit : « Et moi, qu’est-ce que je fais ? » Là j’ai compris que la
première chose qu’il fallait faire avant de vouloir changer le monde avec la politique et d’essayer
de comprendre ce qui s’était passé dans cette horreur et cette tragédie avec ce jeune, c’était de
changer mon propre cœur.
À l’époque j’avais un ami qui travaillait dans une maison pour personnes handicapées
physiques et mentales en Italie, le Cotto Lengo, la petite Maison de la Divine Providence. Je lui
téléphone et je dis : « Est-ce que je pourrais venir passer trois semaines chez toi à Noël ? » Alors
il me répond : « Tu as déjà travaillé avec des personnes handicapées ? » Je lui dis : « Non, jamais.
» Et il me dit : « Tu sais, certains arrivent ici et quand ils voient les personnes handicapées, ils
ne défont même pas leurs valises, ils repartent immédiatement en disant : « Non, c’est pas pour
moi… ». Donc si ça t’arrive, dis-toi que tu ne seras pas le premier. » Je me souviens, j’ai quitté le
Parlement suisse, où je travaillais aussi en tant que parlementaire, et j’ai filé en Italie. Mais en
passant, j’ai voulu m’arrêter chez ma sœur qui venait d’avoir un petit bébé. Donc j’arrive chez
elle et je la trouve en train de le langer. Les papas et les mamans parmi vous le savent, quand on
change un bébé il y a des effluves qui se dégagent des langes, ça caresse le sens olfactif, ça… Bon
en fait ça pue ! Et alors, quand j’ai senti l’odeur, je me suis retiré en arrière, j’ai fait un beau
sourire à mon neveu, je lui ai fait coucou de très loin et j’ai pensé : « Ma sœur a beaucoup de
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mérite. »
Ce n’est qu’ensuite que je suis parti en Italie. Arrivé là-bas, d’abord ce qui m’a frappé
c’est que dès que je suis entré on a refermé la porte à clef derrière moi. Je n’ai pas bien compris
pourquoi, sur le coup mais ça a été plus clair par la suite : c’était pour empêcher les patients de
sortir. Moi, j’étais un peu coincé du coup, vous voyez ? Et là j’ai vu une quinzaine de personnes
– les moins gravement malades – qui s’approchaient de moi en masse, des personnes qui marchaient dans toutes les positions, dans toutes les formes et tous les mouvements et qui avançaient, qui avançaient…. La porte était fermée, je le rappelle, et il n’y avait plus de possibilité
de partir. Ils sont venus vers moi, ils avançaient, ils avançaient… Et ils m’ont sauté au cou pour
m’embrasser. Quelques heures plus tôt, je venais de saluer des ministres au Parlement suisse… Et
j’ai compris qu’il était en réalité plus facile de saluer un frère handicapé qu’un ministre. Je ne
sais pas, il y peut être une raison…
Je découvrais donc cette simplicité et le soir, vers 10h, le frère me dit : « Allez, on va juste
vérifier si les malades dorment bien » – ce que j’espérais beaucoup parce que moi, j’avais assez
envie de dormir. On a ouvert la porte du dortoir, il y avait une de ces odeurs… Mon petit neveu
à côté, c’était du gâteau je peux vous le dire ! Sur 20 malades, 18 étaient pleins de la tête aux
pieds. C’étaient les plus gravement atteints, des personnes grabataires… Alors, je m’en souviendrai toujours, le frère m’a dit : « Bon, eh bien on va les nettoyer. » Et moi, sur le même ton très
simple, j’ai répondu : « Oui, bien sûr, demain matin. » Alors il m’a dit : « Toi tu aimerais dormir
comme ça ? » J’ai dit : « Non, pas trop, c’est vrai. » Et il a répondu : « Tu sais, ils sont faits comme
toi. » Et là je lui ai dit : « Toi, je ne sais pas si tu es fait comme moi, mais moi l’odeur ça ne me
va pas trop. Alors peut-être qu’on va ouvrir la fenêtre, on va boire un bon café italien tassé et
on reviendra dans une demi-heure. » Il m’a dit : « Si on fait ça, dans dix jours ils sont tous morts
d’une bronchopneumonie. » J’ai donc fini par dire : « Oui, c’est pas le bon truc, non plus. » Là, je
rêvais d’un masque à gaz, ces trucs qu’on portait dans l’armée ça ne servait à rien du tout mais
là ça aurait pu, et je n’en avais pas. Et puis on a commencé, il m’a expliqué comment il fallait
faire. Il m’a dit : « Toi tu commences à gauche, moi à droite et quand on se rejoint, c’est fini. »
J’ai dit : « Ca c’est assez logique, c’est bon, allons-y. » J’ai levé la première couverture et quand
j’ai vu ce qu’il y avait dessous, je me suis dit : « Non, lui ça fait dix ans qu’il est dans la boîte, moi
je viens de débarquer, les plus sales c’est pour lui, moi je ferai les moins sales... » Et puis je suis
allé vers le deuxième lit et… c’était la même chose que pour le premier. Là seulement j’ai pensé :
« Bon, je n’ai pas le choix, il faut y aller. »
Et alors j’ai vécu cette expérience bouleversante : au bout des deux heures que ça nous
a pris à laver ces malades, je n’étais plus fatigué et je pleurais de joie. Pour la première fois de
ma vie, je m’étais oublié, j’avais dépassé mes émotions, dépassé mon ressenti. Ce n’était pas ce
qui me fascinait le plus, ce n’était pas : « Ouah génial ! Ouah t’as vu ? C’est super ! » Ça n’a pas
été ça vous voyez, l’impression que j’ai eue. C’était : « Hum, tu y vas, c’est ton frère qui est là,
ton frère ! Ce que tu as fait au plus petit d’entre les miens c’est à moi que tu l’as fait… » Pour
la première fois de ma vie, j’ai dépassé le seul ressenti – comme je le disais tout à l’heure –pour
poser un premier acte d’amour. La deuxième chose que j’ai découverte, c’était donc la joie du
don, la joie de l’oubli de soi, la joie de la gratuité du geste – j’avais reçu 100 fois plus bien sûr
– mais la joie d’un certain dépassement de soi. Cette deuxième chose que j’ai découverte, c’était
la grâce. La petite expérience de mon neveu, juste avant, était déterminante parce que j’avais
été absolument incapable de vivre une situation normale finalement, c’est normal un enfant,
c’est normal finalement un enfant qu’on lange. D’ailleurs ça me fait penser à cette histoire d’une
maman un jour qui rentre de la maternité, l’enfant pleurait, pleurait et le grand frère s’énervait
d’entendre son petit frère pleurer sans arrêt. Alors la maman dit : « Je vais aller le changer. » Et
le grand frère dit : « T’as raison maman, change-le, prends-en un qui pleure moins. »
C’était normal de changer un enfant. Un adulte, c’est moins évident, c’est moins normal.
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Et je découvrais tout à coup qu’il y a des choses qui nous sont impossibles et que Dieu rend possible. J’appelle ça : l’irruption de la grâce dans la misère de l’homme. L’irruption de la puissance
de l’amour de Dieu dans la pauvreté qui est la mienne. Tout ce que tu as fait au plus petit d’entre
les miens, c’est à moi que tu l’as fait. J’ai travaillé une douzaine d’années par tranches d’un mois
à Calcutta, dans les mouroirs de Mère Teresa et les autres centres, et je me souviendrai toujours
quand Mère Teresa était là, elle nous disait toujours : « Vous avez une main, c’est pour compter. »
Elle le faisait en plusieurs langues mais ça marche aussi en français : « Tu-l’as-fait-à-moi, tu-l’asfait-à-moi. » Tout ce que tu as fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que tu l’as fait…
Tu vas découvrir le regard, le visage de quelqu’un. L’autre n’est pas simplement un numéro, il est
une personne, unique, irremplaçable, infiniment aimée de Dieu, parfois défigurée… Et nous aussi
nous le sommes d’ailleurs.
Le pape Léon XIII reçoit un jour un peintre qui lui dit : « Très Saint Père, est-ce que je pourrais
faire le portrait de votre Sainteté. » – « Allez-y, faites déjà celui de ma personne » dit Léon XIII.
Le peintre arrive quelques semaines plus tard avec le tableau et, franchement, ça se voyait qu’il
n’avait pas un talent extraordinaire le bonhomme ! C’était beaucoup de générosité mais pas beaucoup de talent. Alors le pape voit ça et, un petit peu surpris mais avec beaucoup de délicatesse il
dit au peintre : « C’est fantastique, merci, est-ce que vous pouvez juste ajouter une citation biblique en-dessous ? » Le peintre dit : « Très volontiers, que voulez-vous que je mette ? » – « Oh, juste
une référence : Jean, VI, 20. » Quand on va chercher dans la Bible, on se rend compte que cette
référence que Léon XIII demandait au peintre d’ajouter sur son portrait renvoie à la scène où les
apôtres sont sur le lac de Tibériade. C’est la tempête et ils voient arriver un fantôme devant eux
et Jésus leur dit : « N’ayez pas peur, c’est moi. »… Parfois on est comme ça, voyez-vous, et il n’y
a pas besoin qu’un peintre nous défigure, on se défigure assez nous-mêmes par notre égoïsme, par
nos lâchetés, par notre manque de générosité, par notre façon de nous comporter : « N’ayez pas
peur, c’est moi. »
Je pense à l’histoire de Pier Giorgio Frassati, un jeune Turinois béatifié par Jean-Paul II et
mort à 24 ans, un montagnard, un jeune de son temps. Ses parents étaient les propriétaires d’un
des plus grands journaux d’Italie, donc il avait une fortune assez colossale, tout ce qu’il voulait…
Mais ce n’est pas tellement ça qui le motivait dans la vie. Il passait des heures sous les ponts en
compagnie des plus pauvres, il allait aider chacun… Quand il est mort, une foule immense de pauvres s’est présentée le jour de son enterrement. Les gens étaient vraiment surpris : ils ignoraient
totalement cette vie secrète de Pier Giorgio. Pier Giorgio avait fondé la « Compagnie des Types
louches ». Il s’était dit : « On va faire régner la terreur de la charité, partout, on va faire des
attentats de charité. » Alors ils faisaient des coups comme ça, ils allaient trouver des personnes
âgées, ils allaient trouver des clochards et ils faisaient des attentats d’amour. Ils allaient à certains endroits et ils posaient des bombes A. Dans les endroits les plus sombres, les plus sinistres
parfois, il y avait une bombe A qui allait exploser, une bombe d’Amour. La Compagnie des Types
louches qui faisait exploser la bombe d’Amour, c’est extraordinaire, vous voyez ? Cette ingéniosité
de la charité… La charité est ingénieuse ! Elle créé les choses, elle suscite des choses ! Je pense à
une réflexion de Gabriel Marcel – juste au milieu de la guerre d’ailleurs, en 1943, on retrouve ça
dans son livre, Homo viator pour ceux qui connaissent – il disait :
Il s’agit avant tout de refaire des mœurs. On peut penser que c’est à des petites communautés
essaimant les unes après les autres qu’il appartiendra de former ce qu’on pourrait appeler des
centres exemplaires, en somme des noyaux de vie à partir desquels pourrait se reconstituer le
tissu lacéré de l’existence morale authentique. Il ne s’agit pas ici de rêveries anachroniques.
L’expérience la plus actuelle montre que les hommes peuvent réapprendre à vivre lorsqu’ils sont
placés dans des conditions réelles et qu’une lumière éclaire à son sommet le groupe qu’ils forment à la fois entre eux et avec les choses d’où ils tirent leur subsistance. Tout permet de croire
que la garantie du succès de semblables entreprises est liée à l’humilité de leurs origines et de
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leurs fins initiales.
Eh bien ces petites communautés qui doivent être exemplaires peuvent être des familles, ou elles peuvent être des associations, comme Enfants du Mékong, et essaimer un peu partout, faire
ensemble la masse critique de la bombe A pour reprendre une image nucléaire, faire exploser la
charité là où, peut-être, les ténèbres régnaient. C’est dans ce sens-là qu’il faut rentrer.
Premier point, je le disais par rapport à l’urgence du temps (l’urgence du temps nous interpelle),
il va falloir avoir une sorte de saine indignation, non pas une révolte, mais une indignation comme
un sursaut de ce qu’il y a de plus grand en nous et qui dit : « Non, nous ne pouvons pas laisser les
choses aller comme ça, ce n’est pas possible. » Quel surcroît d’amour faut-il mettre dans la balance aujourd’hui pour contrebalancer tout ce qui n’est pas amour, tout ce qui n’est pas beauté,
tout ce qui n’est pas resplendissement, resplendissement de la splendeur de l’être humain créé
à l’image de Dieu ?
Dans notre communauté nous accueillons des jeunes qui sont passés par la violence, quelque fois des années de rue ou de prison… À chaque fois que je les vois débarquer, je suis frappé.
Je pense à un garçon qui s’est enfui de la DASS après avoir cassé la figure d’un éducateur. Il a
traîné dans la rue depuis ce moment jusqu’à ses 30 ans. Il y a quelque temps, après avoir vidé une
bouteille de whisky et comme il ne croyait pas en Dieu, il se disait : « Pour me suicider, puisque ma
vie n’a plus de sens, eh bien j’irai quand même à Lourdes. J’entends beaucoup parler de Lourdes
ces temps-ci, alors si Dieu existe il y a peut-être là une piste d’atterrissage, en tout cas une piste
de décollage pour le Ciel. » Et il m’a montré son bras : « Trente fois j’ai essayé de me faire une
overdose, ça n’a pas marché là-bas. Rien. Tu vois mes veines ? Je n’ai pas réussi à en trouver, ce
n’est pas normal. Alors je suis parti fâché en resquillant dans le train, et dans le train j’ai rencontré quelqu’un qui m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu n’as rien à faire ? Va là-haut dans le Var, y
a une communauté… »
C’est étonnant, l’émerveillement de la charité qui éclate. Ce cœur qui a vécu dans la
révolte, dans la souffrance, dans la fermeture, tout d’un coup peut dire son amour, peut dire ce
qu’il y a de plus beau en lui pour commencer à s’épanouir, à s’ouvrir comme une fleur, qui à force
d’être tellement battue et agressée et après avoir tant agressé – puisque tant qu’on est agressé
on agresse, les plus grands défigurés ne sont pas toujours les personnes agressées, ce sont les
personnes qui agressent, et ça on l’a vu dans les camps de tortures et de violences, que véritablement ceux qui avaient renié le pus profondément leur dignité humaine ce n’étaient pas ceux
qui souffraient mais ceux qui faisaient souffrir – eh bien cet homme redécouvrait sa dignité de
personne humaine, redécouvrait son nom sous le regard d’un amour. Alors je crois que c’est ça,
c’est la première logique.
La deuxième logique, c’est qu’il y a quelque chose de plus grand en nous qui est fait pour
aimer. L’homme est fait pour aimer – il y a une vision qu’on appelle anthropologique, vous savez
qu’en grec anthropos signifie la personne, l’être humain – et il y a une nature humaine qui est là.
Qui est l’homme ? Qui est l’être humain ? Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce que Jean-Paul II
a mis en lumière. D’un point de vue philosophique d’ailleurs, il rejoint ainsi les grandes cultures
de l’humanité – et pas simplement le patrimoine du christianisme. Chaque être humain est donné
par Dieu à lui-même. Chacun d’entre nous, nous sommes un cadeau de Dieu. Nous sommes donnés
par Dieu à nous-mêmes. Et nous avons à nous recevoir comme un cadeau de Dieu, à nous accueillir
comme un cadeau de Dieu. Voyez-vous, le don que je fais de moi-même est précédé par un don
que je fais à moi-même. Et c’est ça, cette logique fondamentale anthropologique, dans la nature
humaine de l’être humain, dans la constitution même de l’être humain, dans mon âme qui me
constitue comme être humain, dans cette unité du corps et de l’âme, eh bien il y a ce cadeau qui
est fait de moi-même à moi-même par Dieu. Ma vie je la reçois. lll
lll C’est clair que si vous lisez Sartre, ce n’est pas tout à fait ce qu’il a dit : chacun naît par
hasard, vit par indifférence et meurt par… je ne sais plus comment il disait ça… Et ce refus du
don initial : je ne suis pas, je ne dois rien à personne, je me crée moi-même, je suis mon propre
créateur, etc. Or, on a tous un nombril pour comprendre qu’on ne s’est pas créé soi-même, c’est
évident. L’homme et la femme deviennent co-créateurs avec Dieu d’un être que pourtant Dieu
seul peut créer à son image et à sa ressemblance. Alors je suis donné par Dieu à moi-même, je
m’accueille comme un don de Dieu, comme un cadeau de Dieu. Et je ne me retrouve vraiment, je
ne découvre ma vraie personnalité qu’en me donnant vraiment : voilà le vrai mouvement de l’être
humain, s’accueillir, se recevoir comme un don, expérimenter la beauté du don que je suis, non
pas parce que je me plais, que je suis génial, que j’ai tous les talents ou que je peux réaliser tous
les rêves qui habitent mon imagination… pas pour ça. Mais parce que je suis donné par quelqu’un
qui m’aime infiniment, tel que je suis. Et à partir de là, eh bien me redonner en retour.
On raconte en Inde cette petite parabole d’un mendiant au bord d’une route toute poussiéreuse, qui tend la main en espérant que quelqu’un viendra lui donner quelques piécettes. Et
bien sûr personne ne passe sur cette route un peu désertée, à peine quelques passants aussi désargentés que lui. Rien ne se passe, rien n’arrive. Mais tout à coup, il aperçoit au loin un nuage
de poussière et il se dit : « Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? Qui arrive sur cette
route ? »
Alors, au milieu de ce nuage de poussière il commence à distinguer quelque chose qui brille
en centaines d’éclats d’or. « Mais c’est un carrosse ! » crie-t-il. Mais des cavaliers tout caparaçonnés d’or précèdent ce carrosse et le pauvre mendiant réalise : « C’est le roi, c’est sûrement le
maharadjah qui arrive, c’est incroyable ! » C’est le plus beau jour de ma vie, c’est la chance de
ma vie ! » Et il commence déjà à placer ses mains en conque pour recevoir toutes les pièces d’or
et tous les trésors que le roi va lui donner. Il ne peut manquer de lui donner ça, pense-t-il, un roi
qui passe sur la route d’un mendiant, c’est pour lui donner quelque chose bien sûr. Et voilà que le
carrosse arrive et s’arrête devant lui. Les portes s’ouvrent.
C’est bien le roi qui sort en habits somptueux. Il descend, il s’approche du mendiant et le
mendiant se dit : « Il ne faut pas que je tombe dans les pommes, il faut que je reste debout pour
recevoir tout ce qu’il va me donner. » Mais là, surprise, le roi lui dit : « Ami mendiant, qu’as-tu
à me donner ? » Le mendiant s’étonne, a un mouvement de recul : « Mais ce n’est pas possible,
c’est moi le mendiant dans cette histoire », dit-il. « C’est toi le roi. C’est moi le pauvre, c’est toi
le riche, c’est à toi de me donner quelque chose. » Alors le roi répète : « Qu’as-tu à me donner,
ami mendiant ? » – « Mais je n’ai rien ! » s’exclame le mendiant. « Tu vois bien comment je suis
habillé ! Tu vois bien comment toi tu es habillé ! Tu as vu ton carrosse ! Tu as vu tes gardes … Je
n’ai rien moi ! » Encore une fois, le roi le supplie : « S’il te plaît, donne-moi quelque chose.
Le mendiant se retourne, regarde piteusement son petit bol de riz, y puise deux grains et
les place dans la main du roi en se demandant ce que peuvent représenter deux grains de riz pour
un roi. Mais celui-ci les reçoit au creux de sa main, les regarde comme un grand trésor et s’exclame : « Oh, merci beaucoup ! ». Puis il salue le mendiant, remonte dans son carrosse et repart.
Et le mendiant ne comprend plus rien du tout. Il se dit : « Comment est-ce possible ?
Le roi, qui est là, riche, qui me demande à moi, pauvre, quelque chose, et qui repart comme ça…
» Alors il est triste, il se sent las et quand vient le soir, il a faim. Il fait un petit feu, il met l’eau
à chauffer et il s’apprête à verser le riz dans la casserole quand il découvre au milieu des autres
grains, deux grains de riz en or, les deux grains de riz qu’il avait donné au roi. Alors il se dit : «
Caramba ! Si j’avais donné tout mon riz, j’aurais eu un sac d’or en échange. »
Voyez-vous, c’est extraordinaire un dieu, un roi qui vient mendier, non pas d’abord notre
richesse, mais d’abord notre pauvreté, d’abord notre misère, d’abord ce qui en nous nous déplaît,
d’abord ce qui en nous nous fait mal et nous handicape, d’abord ça… lll
lll
On a des talents, certes, et c’est cela qu’il faut mettre au service les uns des autres. On a des dons,
certes, et c’est cela qu’il faut mettre au service du bien commun, au service de la construction
de la société. Mais on a d’abord une pauvreté. Et si nous n’acceptons pas d’abord notre pauvreté
et notre misère, nos talents vont être une sorte de recherche de soi, une sorte de camouflage.
On voit des gens parfois… Tenez, je me souviens d’un chef d’entreprise qui se posait beaucoup de
questions. Il était venu me voir et parlait de choses et d’autres. Il était très tendu, voyez. Alors à
un moment je lui ai dit : « Ok, stop, on arrête. » Et lui : « Pourquoi, j’ai pas fini de t’expliquer la
situation. » Moi : « Attends, laisse tomber, on en parlera après, dis-moi d’abord, toi, t’es qui ? »
Alors il me regarde comme ça : « Mais moi je me suis présenté, tu as vu ma carte, tu… » –
« Je m’en fous de ta carte, l’homme qui est derrière ta carte, l’homme qui est derrière ta cravate, c’est qui ? Qu’est-ce qui te fait mal aujourd’hui ? » Et alors il me dit : « Mais ça va bien, moi,
mais c’est les problèmes de mon entreprise que je te présente. » Je dis : « Mais non, c’est pas les
mots que tu dis qui m’inquiètent, c’est le ton sur lequel tu les dis qui m’inquiète. Ce n’est pas ton
entreprise, le problème, c’est toi. Qu’est-ce qu’il y a dans ton cœur ? » Et il s’est mis à pleurer et
il m’a expliqué le vrai problème. Je lui ai dit : « Tu vois, c’est mieux comme ça, on parle d’homme
à homme, maintenant on peut parler de ton souci, maintenant tu vois on est frères, on est frères,
on est frères ! Moi aussi je suis un pauvre, toi tu es un pauvre, on est deux pauvres. » – « Ça c’est
incroyable, mais tu ne me juges pas alors ? » Voyez-vous : s’accueillir ! On est dans une logique du
don reçu, du don accueilli, du don fait, et à ce moment là, tout à coup, il y a fécondité.
On n’est plus dans l’efficacité du don, même si parfois, dans l’humanitaire et dans les ONG,
eh bien il faut aussi une certaine technicité… Un jour saint Vincent de Paul voit une religieuse en
train de balayer dans un couloir. Alors il lui dit : « Ma sœur, vous faites ça pour la gloire de Dieu ? » Et
elle répond, quasiment en extase et laissant tomber son balai : « Mais oui mon père ! » Et saint
Vincent de Paul lui répond : « Ca se voit, ma sœur. Parce que si vous faisiez ça pour que le couloir
soit propre, vous vous y prendriez tout autrement… » Ce qu’il voulait dire, c’est que si on travaille
pour la gloire de Dieu, il faut aussi maîtriser la technique du balayage, et que, parce que je maîtrise la technique du balayage, alors je glorifie Dieu par la qualité du travail que je fais. Et donc
je ne nie pas du tout l’efficacité, mais je dis que l’efficacité n’a de sens que dans une fécondité
supérieure que seul l’amour peut donner. Cette fécondité du don, le signe même du don dans
l’anthropologie, dans l’être humain, au fond c’est le sourire. Est-ce que vous avez déjà remarqué ?
Vous accueillez quelqu’un avec une bouche à 7h25, vous savez les deux aiguilles en bas : « Euh,
bonjour je voudrais vous demander quelque chose… Euh, non merci ça va aller, je vais aller voir
ailleurs… »
J’ai fait une expérience ce matin : je n’avais pas de plan de Paris pour venir ici, alors j’arrive à un guichet de renseignements et je vois deux personnes. L’une des deux m’a souri à distance
et moi, aussitôt, je n’ai pas hésité et j’ai foncé vers elle. Je n’ai pas été vers l’autre, vous voyez
: réflexe. Et de derrière son comptoir, cette personne souriante me dit d’emblée : « Vous avez de
la chance, vous êtes tombé sur le seul qui ne soit pas Parisien ici… Mais vous êtes aussi tombé sur
l’informaticien du coin, je vais vous trouver votre renseignement sans problème. » Et alors clacclac-clac-clac-clac, il pianote sur son clavier et puis je lui dis : « Attendez, je vais prendre en note
ce que vous allez me dire. » Et puis il me dit : « Non, non, je vais vous l’imprimer, j’irai jusqu’au
bout. » Je lui dis : « C’est parfait. » Il me dit : « C’est mon deuxième nom, c’est vrai ! ». Alors on
éclate de rire et je lui dis encore : « Vous savez, sur les guichets en Chine, il y a toujours une grille
avec des degrés de satisfaction. Vous cochez dessus et ça augmente la cote de celui qui se trouve
au guichet. Si vous aviez eu ça, j’aurais mis « excellent » ! » Il m’a répondu : « C’est mieux qu’il
n’y ait pas cette cote, le sourire et l’échange personnel sont bien mieux. » Et alors ce matin, en
descendant de l’avion, je vois ce visage de lumière, la bouche à 10h10 qui accueille… Vous voyez,
le sourire est le propre de l’homme, pas le rire. Le sourire. Le sourire est le propre de l’homme
qui se donne et qui s’offre et qui s’ouvre.
Un ami me racontait qu’un jour il était dans un état tel qu’il avait décidé de se suicider.
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lll
C’était à Genève et il est parti avec son plan parfaitement rodé. Il était dans le bus, et dans le bus
vous savez, les gens les plus sympathiques ont la bouche à 9h15. Au moins c’est neutre ça, c’est
suisse. Et alors tout d’un coup son regard se pose sur un petit enfant dans les bras de sa maman,
et cet enfant lui sourit... Eh bien voilà, ça a suffi : il a renoncé à se suicider par le sourire de cet
enfant. Et je ne sais pas le nom de l’enfant, je le verrai peut-être au ciel et alors je pourrai lui
dire : « Tu m’as sauvé la vie, tu as sauvé mon ami. » Le sourire d’un enfant a sauvé une vie !
Au Cotto Lengo, quand j’étais là-bas il y avait un gars qui s’appelait Liborio, un adolescent d’un
peu moins de vingt ans, sur un lit très petit. Il était allongé et formait une sorte de « s » sur son
lit, comme un morceau de bois, paraplégique, paralysé, tout tordu, tout recroquevillé, avec une
sorte de microcéphalie, le visage un peu fermé, très déformé aussi, et beaucoup de souffrance
quand on le lavait, quand on le nettoyait, quand on essayait de le nourrir, beaucoup de souffrance, beaucoup de douleur…
Mais chaque fois qu’on lui caressait le visage – tout délicatement parce qu’il était très sensible
– ses yeux commençaient à battre comme les ailes d’un papillon… Et alors, avec la déformation
qu’il avait, on ne voyait plus que le sourire sur son visage. J’allais beaucoup le voir parce que pour
moi c’était Jésus qui était là devant moi. Et je me souviendrai toujours d’un frère qui me dit : « Tu
sais, un jour des gens d’un club service sont venus, des gens qui avaient financé l’institution, ils sont
arrivés devant Liborio et l’un d’eux, qui était en tenue parfaite, la blouse blanche et tout et tout
a dit : « Oh ! Un être comme ça, c’est trop atroce, on ne devrait pas le laisser vivre. » Alors le
frère a dit : « C’est vrai que c’est dur, c’est douloureux. Mais Liborio, c’est notre rayon de soleil,
vous savez.
On ne sait pas ce qui se passe derrière son handicap, derrière son incapacité apparente de communiquer, en tout cas comme ça, verbalement, mais derrière cette absence, Liborio c’est un trésor pour nous. Le frère a alors caressé le visage Liborio et Liborio s’est mis à sourire. Alors un des
chefs d’entreprise qui était là a dit : « Si un homme comme ça est capable de sourire, alors c’est
que Dieu existe. » Quand j’étais là-bas, ça faisait 9 ans que ces trois chefs d’entreprises venaient
tous les samedis matin, en complet cravate et blouse blanche par-dessus, pour raser les malades.
Depuis 9 ans, tous les samedi matin durant l’été ils alternaient leurs vacances de sorte qu’il y
en ait toujours deux qui soient présents : ils avaient acheté un rasoir électrique pour chacun des
malades, chacun à leur nom alors que la plupart étaient grabataires et donc n’avaient pas la capacité de savoir qu’il s’agissait de leur rasoir, eh bien, tous les samedis matin depuis 9 ans, par le
sourire de Liborio, ils venaient servir, tout pauvrement leurs frères qui étaient là, handicapés, par
un geste tout simple qui est le rasage.
Un jour, à Calcutta, on arrive dans l’un des centres de Mère Teresa, et dans l’entrée il y
avait une personne qui était nue par terre et qui s’était oubliée. Avec un type qui était là, on ne
prend pas le temps de mettre nos blouses blanches ou nos tabliers, on empoigne la personne, on
va la laver, on va l’habiller, on va la mettre sur un lit…
Et tout d’un coup, je vois ce bonhomme de 50 ans s’effondrer et me dire en larmes : « Nicolas,
je n’ai jamais pu langer une seule fois mes propres enfants, et j’arrive ici à 50 ans, pour faire
ce geste tout simple. Nicolas, quelque chose s’est brisé de la dureté de mon cœur, maintenant,
dans ce premier geste que je pose, tout simple, tout pauvre, un geste, voilà… » Il n’y a de joie
que dans le fait de se donner, de s’ouvrir à l’autre, bien que cette joie puisse quand même être
douloureuse.
Je préparais un petit peu ce que j’allais vous dire – c’était préparé, rassurez-vous – et je
m’étais enfermé dans une espèce de petite ermitage là où j’habite, dans la communauté. mais ça
défilait sans arrêt, des gens venaient me voir, me demandaient des choses…
Et vous savez, quand on frappe à la porte, vous répondez oui, un oui en somme pas très attentionné, distrait en somme. Mais d’un coup on réalise, et on se dit : « Attends, c’est très important
cette conférence, mais le frère qui vient là, ce jeune qui est en difficulté, qui a peut-être une
crise d’angoisse, qui a peut-être un problème à résoudre, une chose qui lui prend la tête et si ça
lui prend la tête, il pète les plombs, eh bien, qu’est-ce que tu fais de lui ? » Alors on se ressaisit
lll
lll
et tout à coup, de nouveau on retire vers le haut la bouche à 10h10. Vous savez, on a deux hameçons qui passent derrière les oreilles, et il y a ce mécanisme qui fait que quand on baisse les
bras le sourire doit monter. Chaque fois qu’on s’épuise, le sourire doit monter, avec ce système
particulier qui consiste à avoir quelque chose qui remonte le sourire.
Et on s’approche de lui en disant : tu es important pour moi comme la première visite de ma vie.
Comme disait un saint orthodoxe, Silouane : « Ô Jésus ma joie, tu viens me visiter dans le visage
de ce frère qui frappe à ma porte. » Ce que je voulais vous dire à travers ça, c’est que parfois
le don de soi arrache. Ça fait mal, ça fait mal, oui. Mère Teresa nous le disait toujours à Calcutta :
« Oui, il faut aimer parfois jusqu’à ce que ça fasse mal. » Elle raconte aussi cette expérience
bouleversante qu’elle a faite après avoir, pendant 24 heures pratiquement, sillonné les trottoirs
de Calcutta… Eh bien elle a fini par s’effondrer de fatigue. Et elle a découvert que l’amour allait
jusque-là, que l’amour allait jusqu’à l’oubli de soi, que l’amour exigeait la sortie de soi.
Une maman me racontait il y a quelque temps l’histoire de sa petite fille malade – cela
me fait penser à ce que Stéphanie Fugain a partagé avec nous tout à l’heure. Elle avait une leucémie et les médecins disaient que la seule possibilité pour la soigner c’était de faire une greffe
de moelle osseuse. Le donateur privilégié pour cette greffe, c’était le grand frère de 7 ans, et il
fallait que l’on prélève une partie de sa moelle osseuse pour la donner à sa sœur…
Alors les parents prennent leur fils à part et lui disent : « Ta sœur est très malade, elle risque de
mourir et le médecin a dit qu’il n’y avait qu’une possibilité pour la sauver et qu’elle puisse continuer à vivre ce serait de prendre chez toi de la moelle osseuse pour la lui donner.
Est-ce que tu serais d’accord ? » Alors l’enfant dit : « Ouh ! Là vous me posez une question importante. Il faut que j’aille prier. Il va dans sa chambre, près de son coin prière… »
Et la maman rapporte que dix minutes plus tard, son petit garçon était revenu avec un grand sourire en disant : « C’est d’accord, quand est-ce que je meure ? » Il n’avait pas compris que c’était
simplement un prélèvement et qu’il continuerait à vivre. Pour lui il s’agissait de donner ce qu’il
avait pour que sa sœur vive… Alors on comprend pourquoi il a quand même pris dix minutes pour
réfléchir.
Ce don, ce don qui va jusqu’au bout… Le pardon, ce qui va au-delà du don. Le don pas
seulement de ce que l’on a, pas seulement de ce que l’on sait, pas seulement de ce que l’on
fait, mais de ce que l’on est. La dignité de l’être humain n’est pas dans son faire. Le marxisme a
beaucoup insisté là-dessus : l’homme vaut ce qu’il fait. Pendant ce temps le libéralisme déclarait :
l’homme vaut ce qu’il a…
Et pour certaines cultures on dit que l’homme vaut ce qu’il sait. Alors quand tu ne sais plus, tu ne
vaux rien. Et dans une vision trop biologique de la personne humaine on pense : l’homme vaut ce
que valent les synapses cérébrales et l’entrechoquement de ses cellules. Et si ça s’entrechoque
mal, ça ne vaut rien. L’homme vaut ce que vaut sa complexité biologique. L’homme vaut ce qu’il
ressent. Si tu ne ressens rien, tu ne vaux rien.
Eh bien voyez-vous, toutes ces visions anthropologiques sont réductrices de l’être humain. Chacun
d’entre vous vaut par ce qu’il est. Et de cet être, de cette découverte il y aura un faire, il y aura
un savoir, il y aura un agir, une mission qui va découler. Mais l’être d’abord !
J’étais un jour avec un papa et en montrant son enfant grabataire il me dit : « Nicolas, tu
as 60 kilos d’amour là sur un lit. » L’amour ne se pèse pas, et cet enfant non plus mais ça voulait
dire quelque chose : il n’y avait pas une cellule de sa chair qui n’était pas amour, pas pénétrée
d’amour. On peut dire d’un point de vue biologique ou d’un point de vue scientifique : grabataire ;
d’un point de vue économique : non rentable ; d’un point de vue marxiste : incapable de travailler
donc à laisser de côté ; mais d’un point de vue humain : 60 kilos d’amour, un être créé à l’image
et à la ressemblance de Dieu… Eh bien voyez-vous, quand on rentre dans cette logique-là, eh bien
je peux y aller, ce qui va compter ce ne sont pas tellement mes talents. Quand Dieu appelle, dans
la Bible, on est assez frappé de voir qui il appelle. Quand Dieu appelle Noé, il se saoule la gueule,
quand il appelle Abraham, il est déjà un vieux bonhomme, quand il appelle Isaac, c’est un rêveur,
lll
lll
et Jacob un menteur. Joseph est plutôt arrogant d’après ses frères, Moïse bégaie, Gédéon a peur,
Samson a les cheveux longs et un penchant pour Dalila, Raab est prostituée.
Jérémie et Timothée sont bien trop jeunes – en tout cas jugés tels par les autres –, David
s’arrange pour tuer le mari de sa maîtresse, Isaïe prêche tout nu, Jonas fuit devant Dieu, Job fait
banqueroute, Jean-Baptiste mange des insectes, Pierre renie le Christ, les disciples dorment en
priant, Marthe se ronge les sangs à propos de tout, Marie-Madeleine a été possédée, la Samaritaine a été déboursée plusieurs fois, Zachée est trop petit, Paul persécute les chrétiens, Timothée
a un ulcère et Lazare est mort… Et c’est avec ça qu’il a écrit l’Histoire Sainte de son alliance,
l’Histoire Sainte de l’amour, l’Histoire Sainte ! Qu’est-ce qui a permis tous ces chamboulements ?
Eh bien c’était le « oui » de toute ces personnes, dans la pauvreté, dans la misère, le oui de mettre toute leur personne, pas leur savoir seulement, par leur avoir, par leur pouvoir, mais leur être
dans cette mission. Et c’est ça qui va enrichir l’humanité, c’est quand mon être est touché, quand
mon être est transfiguré par le don que je fais de mon savoir, de mon pouvoir, de mon avoir… Tout
d’un coup, il y a une sorte de triomphe de l’être dans une société de l’avoir, du savoir, du pouvoir,
du faire… Triomphe de l’être qui est triomphe du Dieu qui est la source de tout être. Alors là il y
a tout qui change, il y a un autre regard, on n’est plus dans l’ordre d’une seule rentabilité.
Un jour, un chef d’entreprise avait reçu un billet pour aller écouter la Symphonie inachevée
de Schubert. Comme il ne pouvait pas y aller, il avait envoyé son DRH pour assister à la représentation à sa place, lui demandant de lui faire un petit mémo. Le lendemain, le DRH vient le trouver
et lui dit : « Les quatre joueurs de hautbois demeurent inactifs pendant des périodes considérables, il convient donc de réduire leur nombre et de répartir leur travail sur l’ensemble de la
symphonie de manière à réduire les points d’inactivité. Les douze violons jouent toutes les notes
de façon identiques. Cette duplication excessive semblant inutile, il serait bon de réduire de manière drastique l’effectif de cette section de l’orchestre. Si on veut produire un son plus élevé, il
serait possible de l’obtenir par le biais d’un amplificateur électronique. L’orchestre consacre un
effort considérable à la production de triples croches. Il semble que cela constitue un raffinement
excessif et il est recommandé d’arrondir toutes les notes à la double croche la plus proche. Pour
procéder de la sorte il est possible d’employer des stagiaires et des opérateurs moins qualifiés. La
répétition par les cors du passage déjà exécuté par les cordes ne présente aucune nécessité. Si
tous les passages de ce type étaient éliminés, la durée du concert pourrait être ramenée de deux
heures à vingt minutes.
Et nous pouvons donc conclure, Monsieur le directeur, que si Schubert avait prêté attention à ces
remarques, il aurait été en mesure d’achever sa symphonie. » Vous voyez, ça n’est pas le même
regard, hein ! La gratuité… La gratuité du don !
Je crois que pour vivre cela, ce don de l’être qui nous arrache quelquefois, qui fait mal quelquefois – et les parents le savent, rien que de se lever la nuit quand bébé pleure, ça n’est pas
toujours ce qu’il y a de plus facile… On voit bien quelque part que c’est cet arrachement à l’égo,
cet arrachement au moi qui va produire le fruit de la charité. Et le fruit d’une libération de ce
qui, en moi, est comme une possessivité du moi, qui n’appartient plus à cette logique du don et
qui défigure ou n’épanouit pas ma personne. L’épanouissement ne consiste pas à « se chercher »
d’une manière nombriliste, l’épanouissement consiste à sortir de soi. C’est l’extase du moi qui
donne le véritable épanouissement.
En s’accueillant soi-même comme un cadeau de Dieu, si on donne quelque chose que l’on n’a pas
reçu et que l’on ne s’est pas approprié en tant que cadeau de Dieu, on triche, donc il faut bien
se recevoir pour pouvoir se donner en retour. Cette étape est importante parce que beaucoup de
gens passent directement du don de Dieu au don de soi sans passer par la phase de l’accueil de soi
et donnent quelque chose qui ne s’appartient pas tout à fait et qui donc s’épuise à la longue. Je
me trouve au bout de quelques années épuisé, fatigué, et je me dis : il est temps que je prenne
du temps pour moi, j’ai assez donné aux autres, il est temps que je prenne du temps pour moi.
Mais tu as donné quelque chose que tu ne t’étais pas approprié entre les deux, et donc tu t’es
vidé, au lieu de t’enrichir par le don… Parce qu’il n’y a pas eu cette phase de réception de toi.
C’est quelque chose de très fin, de très subtil dans la démarche et ça vaut la peine de s’arrêter
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là-dessus.
Je vous disais tout à l’heure : croire comme des fous pour aimer comme des dingues… Dans le
même ordre d’idée, je pense à Alphonse Allais dont j’aime beaucoup cette réflexion. Il dit : « Pour
vivre heureux, il faut coucher sur la paille qu’on voit dans l’œil de son voisin et se chauffer
avec la poutre qu’on a dans le sien. Et s’il n’y a pas assez de litière parce que le voisin n’a pas
assez de paille, il y aura toujours assez de bois pour se chauffer. » C’est cette logique-là dans
laquelle nous sommes appelés à entrer. A propos, j’ai trouvé une définition du bambou, je ne suis
pas sûr qu’Yves Meaudre la connaisse. Un jardinier avait un magnifique bambou dans son jardin. Il
s’approche de ce magnifique bambou qui était la gloire de son jardin. Et tout le monde savait, le
jardinier en premier, que ce bambou était beau et qu’il enrichissait le jardin d’une beauté toute
particulière. Alors le jardinier s’adresse au bambou et lui dit :
« Mon cher bambou j’ai besoin de toi. » Le bambou s’incline et répond : « Bien sûr, je suis à ta
disposition, fais de moi ce qu’il te plaira. »
– « Bien, es-tu prêt à ce que je me serve de toi », demande le jardinier ?
– « Je suis prêt, fait de moi ce que tu voudras », répond le bambou.
– « Alors, dit le jardinier, il va falloir que je te coupe, si je veux pouvoir me servir de toi. »
– « Quoi ! Me couper ? Moi ? Mais ça n’est pas possible ! Je suis la plus belle parure de ton jardin,
tu ne peux pas faire ça ! »
– « Ah, mais si je ne peux pas te couper, je ne pourrai rien faire de toi » dit le jardinier.
– « Eh bien alors, s’il faut en passer par là, coupe moi. » Et une fois que le bambou est par terre,
le jardinier dit : « Maintenant il faut que je te fasse autre chose : je vais te couper en deux. »
– « Ah non ! Ça tu ne peux pas ! C’est trop, tu ne te rends pas compte. »
– « Ah mais si je ne peux pas te couper en deux, je ne pourrai rien faire de toi. »
– « Bon, bon, d’accord, se résigne le bambou, vas-y. » Alors le jardinier le coupe en deux, le bambou est maintenant par terre en deux morceaux, et le jardinier dit : « Ecoute, c’est fantastique,
merci d’avoir accepté tout ça mais il y a encore une chose que je dois faire pour pouvoir me servir
de toi… Je dois te vider de ton cœur… »
– « Ah non ! Pas ça ! Il ne restera rien de moi, la splendeur de ton jardin ! ».
– « Oui mais si je ne vide pas ton cœur, je ne pourrai rien faire avec toi… »
– « Mais que veux-tu faire de moi à la fin ? » demande le bambou.
– « Je veux faire un canal pour irriguer mon jardin, partir de la source et amener l’eau dans le
jardin pour que toutes les plantes du jardin puissent en recevoir et s’épanouir grâce à toi. Et si je
vide ton cœur, tu pourras être ce canal de vie pour mon jardin… »
On ne sait pas quelle a été la réponse du bambou à la fin, s’il a accepté d’aller jusque-là
ou pas. Mais il y avait une intention très belle je trouve : devenir canal, irrigateur de quelque
chose qui ne vient pas de nous. Il y a en nous une capacité d’aimer, nous sommes créés par amour,
pour aimer. Et l’épanouissement de l’homme consiste à aimer, à se donner, à se livrer… Mais on
peut s’épuiser tout seul et j’en viens à cette source que Gandhi rappelait sans cesse, la source
de l’amour, la source de la grâce, la source qui vient d’un autre, la source de Dieu qu’on mendie
dans la prière… Je pense aussi à cette femme juive, dans le camp d’Auschwitz, cette Hollandaise
qui avait sauvé tant de personnes et qui a dit dans la chambre à gaz : « J’ai posé le dernier acte
d’humanité que l’on puisse poser dans un lieu aussi atroce, me jeter à genoux devant Dieu ».
L’homme est grand à genoux… La gloire de Dieu c’est l’homme debout, l’homme vivant. Mais la
grandeur de l’homme consiste à se mettre à genoux et à rayonner de cet amour qui vient d’un
autre, le reflet d’un amour qui vient d’un autre. Comprendre que la vraie source est d’ailleurs…
Voilà.
Il y a un vieux proverbe chinois qui dit : « Lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. » Finalement, ces grands témoins de la charité nous disent tous une source ailleurs,
plus grande, plus forte. Et je me souviens encore des bagarres que nous avions à Calcutta quand
des gens disaient : « Mais c’est merveilleux ce que fait Mère Teresa » et Mère Teresa disait : « Ce
n’est pas moi, c’est le Christ qui fait ça. » Bien sûr elle était l’instrument docile de Dieu, mais la
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lll
source venait d’ailleurs. Le robinet doit bien diffuser l’eau, le bambou doit bien diffuser l’eau,
c’est bien à travers lui que l’eau a passé pour irriguer le jardin, mais il n’était pas la source. Il y
a une source qui nous dépasse et finalement le secret de la durée, le secret de la persévérance,
le secret de celui qui dure et qui persévère dans quelque amour que ce soit, de l’amour conjugal
à l’amour filial à la fidélité au devoir d’état, à la fidélité aux petites choses… Eh bien le secret,
c’est d’avoir une source qui ne vient pas de nous et de puiser à cette source. La seule façon d’être
fidèle jusqu’au bout c’est de fonder sur une fidélité d’un autre qui est plus fidèle que nous tous.
Alors à ce moment se produit le miracle de la transfiguration des choses.
Je vous laisserai deux petites paraboles pour terminer. Une parabole d’espérance par rapport à ce monde qui permet, quand on rentre dans cette logique de l’amour, de voir le monde
autrement que comme les media nous le présentent. C’est un enfant qui arrive vers sa maman en
train de faire de la broderie. Il voit l’envers de la broderie et il dit à sa maman : « Maman écoute,
tu es gentille, je t’aime beaucoup mais ça n’est pas ton truc la broderie, c’est vraiment moche ce
que tu as fait. Ça me fait mal au cœur de te le dire mais tu as des fils qui pendouillent de tous les
côté, il n’y a aucune logique dans les couleurs, tu as des trucs qui traversent d’un côté à l’autre
de la broderie, maman, laisse tomber. Les tartes au citron, ça c’est excellent, mais la broderie ce
n’est pas fait pour toi. » Et la maman prend la broderie, la tourne de l’autre côté et dit : « Et de
ce côté, c’est comment ? » – « Ah oui, alors là c’est pas mal. » Voyez, le regard de l’amour nous
fait voir de l’autre côté de la broderie. Derrière ces choses qui paraissent sans cohérence, il y a
tout à coup un regard, un regard de foi, qui part d’en haut, et qui voit la cohérence d’un amour
qui remet les choses à leur place. Et ce n’est que les yeux fermés, avec le regard du cœur que
l’on voit ces choses-là.
La deuxième parabole que j’ai envie de vous laisser avant de terminer, c’est aussi un enfant, cette fois-ci qui va vers son papa et qui lui pose pleins de questions : « Dis papa, comment
ça se fait que… » et le papa, un peu exacerbé, à la fin lui dit : « Ecoute on va faire un deal, je
vais arracher la page du journal sur laquelle il y a une carte du monde, je vais la découper et
tu vas remettre les morceaux en place. Quand tu auras fini ton puzzle on discutera et on jouera
ensemble. » Là, le papa se dit : « Bon, une carte moche comme ça, en noir et blanc et tout, il
va en avoir pour trois quarts d’heure, c’est parfait. » Il se replonge donc dans la lecture de son
journal, mais dix minutes plus tard l’enfant revient à la charge en disant : « Papa comment ça
se fait que la pluie elle descende et ne monte jamais ? » – « Écoute, on avait un arrangement,
tu étais d’accord : moi je finis mon journal, toi tu finis ton puzzle et après on joue. » Et l’enfant
dit : « Mais j’ai fini le puzzle. » Et le père lui dit : « Mais comment tu as fait, c’est pas possible. » Alors
l’enfant explique : « Derrière la carte du monde, il y avait le visage d’un monsieur. J’ai refait le
monsieur et j’ai refait le monde. »
Dieu a fait ça, il est venu prendre notre humanité, il est venu épouser notre humanité, il
est venu se faire homme et pauvre, nu dans la crèche, nu sur la croix, nu dans l’hostie, nu dans
l’Eucharistie, il se donne, il se livre complètement, pour refaire l’humanité de l’intérieur. En refaisant chaque être humain, il refait toute l’humanité. Et c’est ça qui va aboutir à la civilisation
de l’amour à laquelle nous devons travailler d’arrache pied. Une civilisation de l’amour dont le
mobile est l’amour que nous nous portons les uns les autres. C’est le texte prophétique qu’avait
lancé durant la nuit de Noël, en improvisant, le pape Paul VI : « Ce n’est pas la haine, ce n’est
pas la lutte, ce n’est pas l’argent qui sera le moteur, ce n’est pas quelque intérêt provisoire ou
équivoque qui l’inspirera, ce sera l’amour que nous te portons à toi ô Christ, découvert dans la
souffrance et dans le besoin de nos semblables quels qu’ils soient. La civilisation de l’amour l’emportera (et vous notez que c’est un futur) sur la fièvre des luttes implacables, donnera au monde
la transfiguration tant attendue de l’humanité finalement réconciliée dans le Christ. Qu’ainsi, oui,
qu’ainsi se conclue cette année Sainte, et qu’ainsi, frères humains nous reprenions avec courage
notre cheminement dans le temps de la rencontre finale qui dès maintenant met sur nos lèvres
l’invocation suprême : « Maranatha : viens Seigneur. ». lll
lll L’écart entre riches et pauvres augmente. Notre monde devient plus instable. Moi je suis
un enfant qui a connu la guerre. Je suis entré dans le monde de la guerre quand j’avais treize ans,
dans la Marine. Et je pense que la guerre est une chose abominable. Deux choses se sont passées
durant la guerre dont je parle : la première chose, c’est Auschwitz… et tous les camps. J’étais
personnellement avec ma maman qui était dans la Croix-Rouge canadienne au mois de janvier
1945 à la gare d’Orsay pour accueillir les gens qui arrivaient de Dachau ou de Buchenwald, Ravensbruck et d’autres. J’ai vu ces hommes et ces femmes dans leurs uniformes rayés bleu et blanc,
comme des squelettes…
L’autre événement qui a changé aussi et qui change toujours l’histoire, c’est Hiroshima et Nagasaki. Aujourd’hui les Américains ont plus de dix mille ogives nucléaires...
Nous vivons dans un monde très dangereux.