La gauche philippine et les années 1980 : une introduction à un

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La gauche philippine et les années 1980 : une introduction à un
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gauche philippine et les années 1980 : une introduction à un (...)
La gauche philippine et les années 1980 : une
introduction à un dossier
mercredi 22 novembre 2006, par ROUSSET Pierre, ROUSSET Sally (Date de rédaction antérieure : décembre 1989).
Ce document de travail préparait la parution d’un Cahier d’étude et de recherche de l’IIRF ]. Un
Cahier qui devait comprendre une version retravaillée des deux chapitres introductifs
reproduits ci-dessous, d’autres chapitres analytiques et de nombreux documents reflétant les
débats en cours dans la gauche philippine. Malheureusement, il n’a jamais pu voir le jour, faute
de temps. En l’état, le document de travail de décembre 1989 nous semble néanmoins toujours
utile. Et nous publierons un jour sur le site d’ESSF les documents mentionnés ici.
Sommaire
Préface
Chapitre 1 : Un archipel (...)
Chapitre 2 : Le Parti communis
Institut international de Recherche et de Formation (IIRF, Amsterdam)
Présentation [originelle] du Document de travail n° 6
Nous publions dans ce DT la partie introductive d’un dossier sur les débats de la gauche philippine qui
doit bientôt paraître en Cahier d’études et de Recherches (CER), à savoir :
- La conception d’ensemble du dossier.
- La préface qui présente le Cahier.
- Le chapitre 1, qui présente le cadre dans lequel la gauche philippine s’est développée (le pays et la crise
sociale). Ce chapitre est une version remaniée et retravaillée d’un article paru initialement dans la revue
Hérodote (n° 52, premier trimestre 1989).
- Le chapitre 2, qui présente le Parti communiste des Philippines, revenant sur les grandes étapes de son
histoire, et qui présente plus brièvement le reste de l’extrême gauche. Ce chapitre est une version
remaniée et retravaillée d’un article paru dans Philippines Information (n° 74, juillet 1989).
Nous publions ce Document de travail pour obtenir commentaires, critiques et propositions, avant de
revoir une dernière fois le manuscrit. Nous voudrions recevoir vos commentaires aussi tôt que possible,
car nous voulons terminer la préparation de ce Cahier au début janvier 1990.
Merci d’avance, décembre 1989.
La Conception du CER
Outre la partie introductive (publiée dans ce DT), nous présenterons dans le CER-NSR des documents
permettant de comprendre l’expérience militante de la gauche philippine et les différents points de vue
qui s’expriment en son sein :
- L’état du PCP et de ses conceptions en 1976 (avec une version condensée de la résolution Our Urgent
Tasks).
- Le débat sur les options stratégiques (avec des extraits d’articles de Marti Villalobos).
- La tactique électorale de 1986 (avec une circulaire de décembre 1985 du PCP, une résolution d’un petit
regroupement révolutionnaire et l’autocritique de mai 1986 du PCP).
- Les options politiques en matière de front uni (avec une autoprésentation du courant Pop-Dem) et en ce
qui concerne les relations entre la clandestinité et le travail légal.
- Le développement récent du mouvement féministe avec un article d’analyse féministe, des documents de
PCP et la reprise d’une interview sur la coalition Gabriela.
- L’expérience des ONG de gauche au Philippines avec deux documents d’analyse.
- L’acuité de la crise écologique avec un document militant.
- Le débat sur le programme agraire ave des extraits d’articles.
- L’évolution du mouvement syndical.
- L’évolution des Chrétiens pour la libération nationale.
- La gauche révolutionnaire et la démocratie (documents sur les purges opérées contre les agents
d’infiltration et sur le massacre de Digos).
- La Chine et le modèle de socialisme ave les positions de la gauche philippine sur le massacre de
Tiennanmen.
Le plan final dépendra de la qualité et de la longueur des documents que nous aurons sélectionnés. Ce
travail n’est pas encore terminé.
Préface
Les années quatre-vingt ont été, aux Philippines, particulièrement riches en événements. Une dictature
est tombée, minée de l’intérieur et balayée par un vaste soulèvement pacifique. Une démocratie élitaire
est née, sous la tutelle américaine et à l’ombre inquiétante des forces armées. La gauche révolutionnaire a
souvent été prise de cours par l’évolution rapide et imprévue de la situation. La progression régulière, en
implantation comme en influence, des organisations communistes a été contrariée. L’efficacité des
orientations politiques et des méthodes de travail traditionnelles a été mise en cause. Des questions
anciennes, parfois mal résolues, se sont posées avec une acuité nouvelle. Des questions nouvelles ont
éclairé d’un jour inhabituel des réponses anciennes.
Du point de vue de l’extrême gauche, la décennie passée a pourtant bien commencé. Au début des années
quatre-vingt, les organisations populaires se sont consolidées et se sont structurées à l’échelle nationale.
La centrale syndicale KMU a vu le jour en 1980. le regroupement d’organisations féminines Gabriela en
1984. L’association paysanne KMP en 1985. La coalition multisectorielle Bayan quelques mois plus tard.
Les organisations clandestines se sont, elles aussi, renforcées. Le Parti communiste des Philippines
affirme avoir atteint dès 1980 les 30.000 membres. La Nouvelle Armée du Peuple — la guérilla de la NPA
— aurait alors été forte de 10.000 réguliers et de 20.000 irréguliers. Les Chrétiens pour la libération
nationale se sont imposé comme un véritable mouvement de religieux, enraciné dans les milieux d’Église.
Le Front national démocratique a vu son autorité morale et politique grandir.
C’est précisément au moment où tout semblait aller pour le mieux que la gauche révolutionnaire a
progressivement perdu l’initiative politique. Après l’assassinat, en août 1983, de Benigno Aquino —le
défunt mari de l’actuelle présidente— les luttes antidictatoriales se sont considérablement élargies. Les
couches urbaines moyennes sont descendues dans la rue. Tous les groupes d’opposition ont bénéficié d’un
vaste champ d’action. De larges coalitions unitaires se sont formées au sein desquelles le courant
national-démocrate (favorable au PC) occupait une place centrale. Or, au fil des mois, cette dynamique
unitaire s’est résorbée, alors même que la mobilisation populaire se poursuivait sans désemparer. En
décembre 1985, le régime a joué son va-tout en appelant à des élections présidentielles anticipées pour le
mois de février suivant. La candidature de Corazon Aquino, veuve auréolée du soutien de l’Église, a
rassemblé derrière elle de nombreux secteurs de la population qui voulaient en finir avec la « dictature
conjugale » de Ferdinand et Imelda Marcos. Elle a aussi sanctionné un déplacement à droite des forces
opposées au régime. Le PCP et le mouvement national démocratique se sont en effet avérés incapables
d’influencer significativement le cours des événements. Boycottant les élections, ils sont restés
politiquement marginalisés et paralysés au moment même où le combat populaire avait atteint son
paroxysme, chassant du pays le couple présidentiel. Expérience amère pour des militants qui avaient lutté
des années durant, et souvent seuls, contre le régime de la loi martiale et qui ont payé, pour ce faire, le
prix du sang.
Comment comprendre ce qui s’est passé au moment de la « révolution de février » ? Question lancinante
qui a suscité l’amorce d’un débat souvent informel et cependant essentiel pour l’avenir de la gauche
révolutionnaire des Philippines
La polémique au sein de la gauche philippine s’est d’abord porté sur l’échec flagrant du boycott, revenant,
pour ce faire, sur l’analyse de la situation politique de la fin 1985 et sur le choix controversé de la tactique
électorale. Dans la brèche ainsi ouverte, toute une série d’autres questions ont rapidement été intégrées
au débat, telles que les conditions dans lesquelles la décision de boycotter les élections a été prise et le
fonctionnement des organes dirigeants du PC. Le cadre de référence stratégique hérité des origines
maoïstes du parti et sa validité actuelle. La politique unitaire des « nationaux-démocrates » et leurs
relations avec les autres courants de gauche. Les rapports entre parti et organisations populaires, entre
clandestinité et militants
1986 a aussi été l’occasion d’un douloureux examen de conscience. Certaines directions communistes
régionales avaient en effet répondu par la torture et par des purges aveugles à l’infiltration du mouvement
— car l’armée gouvernementale avait réussi à pénétrer les rangs de la guérilla, tout particulièrement dans
l’île de Mindanao.L’annonce de ces purges a été comme une onde de choc. De concert avec d’autres
événements, ces révélations ont suscité une réflexion nouvelle sur la façon dont la gauche révolutionnaire
doit savoir respecter, y compris dans ses propres rangs et en temps de guerre civile, les droits humains et
démocratiques les plus essentielles. La nature du projet de société — pour quel socialisme combattonsnous ? — est apparu en filigrane lors de ces discussions nourries par l’évolution de la situation régionale
(le massacre de Tien Anmen de juillet 1989 en Chine) et internationale (la perestroika et glasnost).
Par les problèmes abordés, le débat engagé depuis 1986 dans la gauche philippine nous concerne tous. Ce
Cahier d’étude et de recherche lui est entièrement consacré. Nous avons cherché a présenter, pour
chacune des grandes questions traitées, un choix de textes permettant de comparer plusieurs positions en
présence. Nous avons dû parfois choisir arbitrairement entre des textes, tous importants. D’autres fois,
par contre, nous ne possédons pas de document à même de refléter correctement un point de vue
significatif. La tradition de débat écrit est malheureusement très faible, aux Philippines, et les opinions
politiques ne s’affirment souvent qu’oralement. Elles ne nous sont d’ailleurs pas toutes connues.
Nous citons ou publions dans ce dossier un certain nombre de documents internes du Parti communiste
des Philippines. Ces textes ont déjà circulé en dehors des rangs du PC ou ont été saisis et diffusés par
l’armée gouvernementale (leur authenticité n’étant pas en question). Us sont donc maintenant tombés
dans le domaine public et nous nous sommes senti libre de les utiliser ici.
Nous n’avons pas cherché à traiter, dans ce Cahier, de toutes les questions en discussion et nous ne
prétendons pas présenter un tableau complet et équilibré de toutes les positions en présence. Nous
espérons néanmoins que ce dossier, avec ses limites, sera utile à ceux qui se sente concernés par le
combat populaire aux Philippines.
Chapitre 1 : Un archipel en crise
De tous les États membres de l’Association des Nations du Sud-Est asiatique (ASEAN), les Philippines sont
aujourd’hui le seul où l’on trouve un parti et une guérilla communistes dont l’enracinement et le
dynamisme inquiètent Washington. La situation d’autant plus préoccupante pour le gouvernement
américain que le pays connaît une crise extrêmement grave — si grave que le renversement de la
dictature et le changement de régime, en février 1986, n’ont pas suffi à la surmonter. [1]
Cette crise dure depuis longtemps. Elle s’amorce dès la fin des années soixante. Elle prélude à
l’imposition de la loi martiale en 1972. Elle mûrit au fil de la décennie soixante-dix. Elle éclate au grand
jour en 1983. Elle se solde trois ans plus tard par la victoire de Corazon Aquino. Elle rebondit rapidement,
les tentatives de coup d’État se succédant. Elle taraude aujourd’hui encore le régime. Le développement
de Parti communiste des Philippines —fondé en 1968— ne se comprend pas sans elle.
Comme toute crise prolongée, elle est un extraordinaire révélateur historique et géographique. Un prisme
qui met en relief des aspects essentiels du pays. Les décalages régionaux s’accentuent. Les traits des
acteurs sociaux s’accusent. Les luttes politiques s’intensifient et les nouveaux venus dans les allées du
pouvoir affichent leurs ambitions. La rencontre à chaud du plus ancien —la tradition— et du plus récent
est fort instructive.
Elle crée aussi l’imprévu, mettant à rude épreuve la capacité d’adaptation des formations politiques.
La « révolution de février » 1986
Politique mais non sociale, la « révolution de février » échappe aux définitions trop simples. Elle présente
bien des traits particuliers et parfois contradictoires.
* Cette complexité se comprend aisément. En 1985, le régime Marcos était soumis à un faisceau de
pressions venant de tous les horizons politiques. La guérilla communiste était trop faible pour menacer
directement le pouvoir, mais elle aiguisait ses contradictions. La bourgeoisie d’affaires, comme beaucoup
des grandes familles provinciales, avait basculé dans l’opposition active. Frappées par la récession
économique et étranglées par le népotisme ambiant, elles mettaient Washington en demeure de choisir
ses alliés. L’armée se scindait, une fraction minoritaire mais prête à tout préparant un coup d’État. La
hiérarchie catholique, consciente de la gravité de la situation, avait mis fin à sa politique de soutien
critique à la dictature. Les hommes politiques sentaient que les jours du président étaient comptés - au
propre comme au figuré car on le savait gravement malade. Il en allait de même de larges secteurs de la
petite bourgeoisie et des milieux populaires. Au sein de l’administration américaine, l’initiative revenait à
ceux qui voulaient imposer à Marcos une réforme du régime.
* Entre le coup d’État, la réforme imposée, la révolution politique ou la guerre prolongée, les scénarios ne
manquaient pas en cette fin de règne. L’originalité de la « révolution de février » tient, sur la forme, au
contexte électoral et, sur le fond, à l’extraordinaire mobilisation de la population. Marcos a été pris à son
propre piège. Il avait décidé d’appeler à une présidentielle anticipée pour prendre l’adversaire de cours. Il
était déjà trop tard : grâce aux bons offices de l’Église, les partis d’opposition ont su présenter un « ticket
» unique (Aquino et Laurel). La campagne électorale a acquis une véritable dynamique extrainstitutionnelle, un « parlement de la rue » imposant sa légitimité face à une assemblée nationale
croupion. La fraude électorale a fait le reste. Quand Marcos a voulu se déclarer réélu, une fraction
militaire est entrée en dissidence, la hiérarchie catholique a appelé la population à protéger les soldats
rebelles, une foule immense a fait barrage humain devant les régiments loyalistes. C’est la mobilisation de
centaines de milliers, de millions d’inorganisés, qui a fait la différence entre victoire et défaite, qui a
bouleversé tous les plans préétablis. [2]
Une conjonction remarquable s’est ainsi réalisée entre une fraction de l’armée, la hiérarchie catholique,
des secteurs de la bourgeoisie et de l’oligarchie traditionnelle, les couches moyennes urbaines (une
appellation volontairement composite), d’importants secteurs populaires, la gauche organisée. Cette
expérience, sans précédent dans le pays, a durablement infléchi le développement du mouvement
révolutionnaire philippin. Par sa combinaison de forces sociales et de projets politiques, elle lui a aussi
posé de difficiles problèmes d’orientation.
* Ces difficultés étaient d’autant plus grandes que le champ politique s’était rapidement modifié depuis
1983. L’occupation jour et nuit du cœur de la capitale par des soldats rebelles et des centaines de milliers
de manifestants a représenté, on l’a déjà noté, le point culminant d’une longue crise de régime. Le
soulèvement d’EDSA [3] a été objectivement préparé par le patient et dangereux travail d’organisation et
de mobilisation poursuivi pendant plus d’une décennie, avant tout par les militants « nationauxdémocrates » [4].
Le PCP avait toujours considéré la lutte armée rurale comme le front principal du combat antidictatorial.
En 1980-1982, les luttes populaires légales ou semi-légales ont gagné en importance. A la suite du
meurtre de Benigno Aquino en 1983, le centre de gravité du combat démocratique s’est carrément
déplacé vers les centres urbains. Le poids politique des couches moyennes s’est considérablement accru.
Cependant, la stratégie du PCP s’est avérée trop rigide pour s’adapter à une situation si mouvante.
Jusqu’en 1983-1984, le courant national-démocrate a manifesté une grande vitalité, à la différence du
courant social-démocrate [5] et de l’opposition dite modérée (c’est-à-dire pro-américaines). Mais,
l’initiative a changé de camp dans le cours de l’année 1985, véritable prélude à l’isolement politique du
CPP au moment du scrutin présidentiel. Depuis, le paysage de la gauche a notablement évolué et s’est
diversifié, sans que la prééminence du courant national-démocratique soit pour autant remise en cause.
Des organisations nouvelles se sont constituées, les polémiques se sont élargies. Le pluralisme de la
gauche philippine a commencé à s’affirmer comme rarement dans le passé.
* L’idéologie de la « révolution de février » était composite. Elle était, avant toute chose, antidictatoriale
(malgré la présence d’une fraction militaire qui visait au coup d’État). Les thèmes populistes étaient
diffus. Une fierté nationale retrouvée s’affirmait avec éclat. Reagan était conspué pour son soutien à
Marcos, mais l’anti-impérialisme restait marginal. La place occupée par les représentations religieuses
était, par contre, remarquable. Le marxisme restait et reste aux Philippines une référence vivante. Mais
l’accession au pouvoir d’Aquino, très proche de l’archevêque Sin, a favorisé une virulente offensive
idéologique menée contre le PCP et l’ensemble de la gauche marxiste par la hiérarchie catholique ou les
apôtres du libéralisme économique.
* L’année 1986 a été une véritable année-pivot. Un régime est renversé, celui de la loi martiale. Un autre
est né, dont la principale base sociale est analogue mais dont les modalités de fonctionnement sont
différentes (vu le rôle des institutions élues) et les équilibres précaires. Les forces qui avaient chassé du
pays le président-dictateur divergeaient sur les grandes orientations sociales et politiques. Le
gouvernement comprenait des personnalités appartenant à la droite musclée (comme l’ancien architecte
de la loi martiale, Juan Ponce Enrile) ainsi que des hommes de gauche, opposants de toujours à la
dictature (comme l’avocat Jose Diokno). Le rapport entre administration civile et pouvoir militaire restait à
établir.
Les frontières du nouveau régime n’étaient alors pas encore complètement dessinées. Elles restaient
l’enjeu d’une lutte intense. Février 1986 a ouvert une période de transition qui a duré environ deux ans.
La complexité de la situation a, une fois encore, suscité de nombreuses divergences au sein de la gauche.
En 1988, le régime Aquino a fini de prendre forme. La coalition gouvernementale s’est resserrée. Son aile
ultra est passée à l’opposition, avec Juan Ponce Enrile et le vice-président Salvador Laurel. Le décès de
Jose Diokno et le départ des personnalités les plus à gauche a assuré un recentrage à droite, agréable à
Washington. Un équilibre précaire a été négocié avec les forces armées. La situation s’est temporairement
stabilisée. La croissance économique a repris après plusieurs années de récession et de stagnation.
Pourtant, la situation politique restait incertaine. La tentative de coup d’État de décembre 1989 —très
sérieuse— a montré à quel point le régime ne pouvait et ne peut contrôler les événements. L’année 1986
n’a clôt un chapitre de la crise philippine que pour en ouvrir un autre. Quatre ans après l’instauration du
régime Aquino, l’instabilité recommence à se manifester sur tous les plans. Il y a, à cela, des causes
profondes. La plus évidente concerne l’héritage du régime déchu.
L’héritage de la loi martiale et le régime Aquino
L’imposition de la loi martiale, en 1972, a permis à Marcos, un politicien lié aux grandes familles du nord
de l’île de Luzon, de se maintenir au pouvoir. Le président-dictateur affirmait avoir pour ambition de
moderniser le pays. C’est à ce titre qu’il réclamait l’appui de Washington —et qu’il obtint celui des
couches moyennes—, qu’il justifia la mise au pas des mouvements populaires, qu’il cassa le
développement de la gauche révolutionnaire et qu’il implanta une infrastructure économique adaptée aux
besoins des capitaux impérialistes.
Derrière la façade d’un bipartisme constitutionnel, calqué sur le modèle américain, le pouvoir était,
durant les années soixante, fragmenté, régionalisé. Le clientélisme était la règle, comme les jeux
d’alliances entre dynasties provinciales. Les véritables partis politiques restaient l’exception.
Moderniser le pays, c’était instaurer pour la première fois dans l’archipel un État fort bénéficiant du
monopole de la violence légale. Marcos s’est attaqué au pouvoir des « grandes familles » rivales. Il
démantela leurs armées privées. Il renforça l’administration gouvernementale ainsi que les forces de
répression étatiques qui atteignirent les 250.000 hommes. Il constitua des monopoles économiques d’État
et préserva, pour ses proches, des chasses gardées à coups de barrières douanières. Avec la participation
active de la Banque mondiale, il accueillit de nouvelles vagues d’investissements étrangers, il favorisa
l’expansion du marché capitaliste et introduisit la « révolution verte ». Il constitua des « zones franches »
pour l’exportation et engagea le pays dans la voie du développement par l’endettement.
Marcos a construit un Etat fort, mais il l’a privatisé. Il en a fait un instrument au service de son clan
familial et de ses amis. Les autres composantes de l’élite et de la bourgeoisie philippine ont été rejetées
dans l’opposition. Les classes dominantes se sont fracturées. La crise de régime a ainsi été amorcée,
l’étroitesse de sa base sociale lui interdisant de normaliser la vie politique. Le favoritisme aveugle divisa
l’armée elle-même. Le népotisme et la corruption faisant rages, les couches moyennes urbaines furent
désillusionnées. L’assassinat en 1983 de Benigno Aquino fut une véritable déclaration de guerre à toutes
les forces d’opposition, même pro-américaines : il n’y aurait ni compromis, ni réforme.
Les mouvements revendicatifs ont mûri sous l’épreuve et ont progressivement gagné une envergure
nationale. L’existence d’un État dictatorial a favorisé l’unification des luttes sectorielles autour d’un même
objectif politique —le renversement du régime. Les organisations révolutionnaires clandestines se sont,
durant cette période, considérablement renforcées.
Les dernières années de la dictature Marcos ont sanctionné l’échec de ses prétentions réformatrices et
modernistes. Reste l’héritage des années 1972-1986 durant laquelle le pays a vécu, de droit ou de fait,
sous la loi martiale. Il est lourd.
La crise socio-économique
En une génération, la position internationale du pays s’est profondément transformée. L’archipel était l’un
des mieux lotis et l’un des « espoirs » de l’Asie du Sud-Est. Enfant chéri de la Banque mondiale, son taux
de croissance ne le cédait qu’au Japon, dans cette partie du monde. Il est aujourd’hui la lanterne rouge de
l’ASEAN. Après avoir suivi les prescriptions du Fonds monétaire international, il est plus dépendant que
jamais du marché mondial — il plie sous le poids d’une dette extérieure de 29 milliards de dollars. L’Etat
est devenu l’otage du FMI qui dispose d’un véritable droit de regard sur sa politique économique.
Le niveau de vie populaire s’est effondré pendant les vingt ans du règne de Marcos. Il ne s’est pas rétabli
depuis. Selon la Banque mondiale, en 1988 le pouvoir d’achat continuait de se détériorer. Pour de
nombreux économistes, 70% de la population vivent au-dessous du seuil de pauvreté absolue — soit 49
millions de personnes. [6] L’Institut de Recherche sur la production alimentaire et la nutrition considérait
en 1988 qu’une famille de six personnes devait recevoir, à Manille, 150.08 pesos par jour pour couvrir ses
besoins élémentaires. Le salaire minimum officiel était alors de 69.33 pesos. En 1989, il a été augmenté
de 25 pesos. Mais l’inflation frappe les consommateurs et seule une petite minorité des 300.000
employeurs philippins respecte la loi en matière de salaire minimum. C’est précisément sur cette question
qu’un grand nombre de grèves ont actuellement lieu.
L’orientation économique du régime Aquino est avant tout libérale : démantèlement des monopoles
étatiques (particulièrement dans la distribution), privatisation des entreprises nationales (offertes aux
capitaux étrangers en échange d’une réduction de la dette), abaissement des barrières douanières. Un
correctif essentiel à ce credo reaganien : une intervention administrative visant à créer des emplois
ruraux et à relancer ainsi le marché intérieur. Une conviction simple : il suffit de rétablir la confiance, et
l’économie de marché fera le reste.
Après deux ans de récession majeure (déclin de 10% de la production en 1984 et 1985) et un an de
stagnation (1986), une croissance de plus de 6% en moyenne est enregistrée de 1987 à 1989.
Il n’y a pourtant pas lieu de pavoiser. Compte tenu du poids de la dette et de l’instabilité politique, la
reprise économique de 1987-1989 est très fragile. De plus, une croissance du Produit national brute ne
garanti en rien le rétablissement du niveau de vie. Selon un rapport de la Banque mondiale, même si la
croissance économique progresse constamment de 6% par an jusqu’à la fin du siècle, le niveau des
salaires réels des Philippins va baisser de 3%. [7].
Le taux de chômage total ou partiel avoisine les 40%. L’économie « informelle » occupe une place très
importante, ainsi que l’exportation de main d’œuvre et le tourisme-prostitution. Le semi-prolétariat des
pauvres urbains est devenu une composante majeure des forces populaires du pays.
Le régime Aquino a dû faire face à un très lourd handicape économique et social, legs de l’ancien régime.
Il ne pouvait faire de miracle. Mais il ne s’est jamais sérieusement attaqué aux maux fondamentaux. La
ministre du Plan, Solita Monsod, a longtemps bataillé pour que le gouvernement face front contre le FMI
et obtienne un allégement substantiel de la dette. Apôtre du marché libre, elle n’en pensait pas moins que
sans cela le pays ne pourrait décoller économiquement. En minorité sur cette question, elle a fini par
démissionner en signe de protestation. La sous-industrialisation s’accroît, la dernière usine de machineoutil a disparu et le parc industriel est avant tout composé du textile, de l’électronique, de la petite chimie
et de l’alimentaire.
Corazon Aquino elle-même a dû reconnaître, le 7 août 1988, qu’elle était « parfaitement consciente de ce
que les pauvres n’ont pas pu bénéficier autant que les riches » de la politique de son administration ! [8]
En clair, les inégalités sociales s’aggravent au lieu de se réduire.
La réforme agraire
La réforme agraire a peut-être constitué le test le plus claire concernant la volonté et la capacité du
régime de s’attaquer aux inégalités sociales et aux racines de la pauvreté populaire.
Il a fallu attendre juin 1989 pour que le Congrès —largement contrôlé par l’oligarchie foncière— vote une
nouvelle loi sur la réforme agraire. Elle n’annonce pas la révolution. Le projet initial, modéré, a été
remanié plus d’une fois avant d’être soumis à adoption. Les provisions concernant les droits des
propriétaires et de leurs enfants réduisent considérablement la surface destinée être redistribué aux
paysans pauvres. Des tours de passe-passe juridiques aident à préserver les plus grandes propriétés
—dont l’hacienda Luisita qui appartient à la famille de la présidente. La lenteur des procédures favorise
les possédants ainsi que l’évaluation de la valeur marchande des terres et des compensations financières.
Bien des points d’interrogations subsistent quant au financement de la réforme.
Le gouvernement ne cherche pas à s’appuyer sur les paysans qui sont directement intéressés à la
distribution des terres. Il menace ceux qui en occupent de les exclure de son bénéfice. L’administration
exige des paysans qu’ils renoncent aux parcelles qui leur ont été gratuitement données par la NPA, ou
qu’ils payent d’importantes compensations aux anciens propriétaires. Par contre, de nombreux scandales
financiers montrent que certains font fortune en achetant des terres de mauvaise qualité à bas prix et en
les revendant très cher au Département de la réforme agraire. Les spéculateurs utilisent la clause de la loi
qui veut que les terres soient payées « à leur juste prix » —celui, facilement manipulable, du marché— et
non en fonction de leur valeur productive. L’oligarchie, qui a fait avorter les précédentes réformes
agraires, garde le contrôle de l’administration chargée de mettre en œuvre celle-ci [9].
Une armée politique
Autre legs du régime Marcos, l’un des plus pernicieux, l’armée est entrée en politique. [10] Elle était,
dans les années cinquante-soixante, un corps « professionnel », sous le contrôle des institutions élues et
du gouvernement civil. Elle se trouve maintenant dotée d’une autonomie grandissante. Elle pénètre le
champ économique. Des « confréries » plus ou moins occultes jouent en son sein un rôle croissant. Des
officiers philippins prennent ouvertement pour modèle les forces armées thaïlandaises qui ont goûté au
pouvoir il y a déjà 60 ans.
La rébellion militaire de février 1986 a permis au général Ramos et au RAM —le Mouvement de réforme
des forces armées des Philippines— d’être partie prenante de la formation du nouveau régime. Le premier
est aujourd’hui ministre de la Défense —un poste occupé sous Marcos par un civil— et ne cache plus ses
ambitions présidentielles. Quant au RAM, animés par des colonels, il est entré en dissidence ouverte. Il
s’attaque à la corruption et au népotisme des milieux gouvernementaux pour exiger que le pouvoir
revienne à une junte militaire « propre ».
Il y a eu six tentatives de coup d’État entre février 1986 et décembre 1989. La première, en juillet 1986,
semblait burlesque. Elle était un test décisif. La présidence n’a pas pu ou pas voulu sanctionner les
coupables : les soldats rebelles ont été condamnés à faire des « pompes » ! Un rapport de force favorable
aux militaires a ainsi été établi. En 1987, il était déjà trop tard pour purger l’armée. C’est ce qu’a illustré
avec éclat la tentative de putsch d’août 1987. [11] Le Palais présidentiel a été attaqué et il y a eu morts
d’hommes. Gregorio « Gringo » Honasan, qui en était la figure de proue, avait un prestige considérable au
sein des forces armées. Arrêté, il a bénéficié des complicités nécessaires à son évasion. Entré en
clandestinité, il semble avoir participé à la préparation du putsch de décembre 1989.
Cette dernière en date des tentatives de coup d’État a été la plus sérieuse de toutes. Véritable
soulèvement militaire, elle a été bien prête de réussir. Il a fallu l’intervention directe de l’aviation
américaine, offrant au régime une couverture aérienne, pour éviter la chute du gouvernement. Sept jours
durant, le quartier des affaires de Manille a été le théâtre de combats. Au nord de Luzon et dans l’île de
Cebu, le commandement s’est ouvertement rallié aux mutins. De nombreux régiments ont manifesté par
leur passivité leurs sympathies envers ces derniers.
Entre restauration et révolution
La crédibilité du régime Aquino est fortement entamée par cette succession de coup d’États. Son
évolution a été profondément influencée par la pression constante exercée par l’armée. Fruit de
nombreuses ambiguïtés et de rapports de forces fluctuants, un décalage important est rapidement apparu
entre ce qu’est devenu et ce que prétend être la présidence.
Les traits généraux du régime Aquino apparaissent aujourd’hui assez clairement :
Un « espace démocratique » a été conquis en 1986. Les élections jouent dorénavant un rôle réel dans la
sélection du personnel politique. Mais le « pouvoir populaire » de la révolution de février n’a jamais pris
forme organique. Le « parlement de la rue » a été démobilisé. Depuis 1987, l’espace démocratique luimême ne cesse de se réduire.
C’était dans le domaine des droits humains que le régime Aquino avait fait preuve de sa plus grande
capacité réformatrice. Tous les prisonniers politiques connus avaient été libérés dont des dirigeants
historiques du PCP, de la NPA, des Chrétiens pour la libération nationale et du Front national
démocratique. Le droit d’habeas corpus a été rétabli, l’usage de la torture interdit. Cependant, depuis
1987, la situation ne cesse de se dégrader, avec la multiplication des exactions commises par l’armée et
les groupes de « vigiles ». Amnesty International a publié un rapport d’enquête alarmé dont les
conclusions sont très dures pour le régime. [12]
* La résurgence politique des grandes familles provinciales est très frappante. Libérées du carcan
dictatorial, elles aspirent à une véritable restauration, le retour à l’âge d’or d’avant la loi martiale :
précisément cette démocratie élective, élitiste et clientéliste. Elles constituent la base privilégiée du
nouveau régime. Corazon Aquino appartient elle-même à l’une de ces grandes familles de mestizos sino-
philippins dont le poids s’est considérablement renforcé depuis le début du siècle, avec la colonisation
américaine. [13]. La volonté de « restauration » politique manifestée par les grandes familles
s’accompagne d’un profond conservatisme social.
* La restauration reste elle-même inachevée. Elle se heurte à l’héritage démocratique de la « révolution
de février » et à celui, autoritaire, de la période de loi martiale ; à la capacité d’action nouvelle des
organisations populaire dans de nombreux fiefs régionaux. Les partis proprement dits ne jouent toujours
qu’un rôle secondaire dans la vie du pays. Le principal d’entre eux, le PCP, est clandestin. Le Parti
démocratique philippin (PDP) de Pimentel [14], et le Parti libéral de Salonga restent prisonniers du jeu
traditionnel. La participation à la vie politique des couches moyennes urbaines et des milieux intellectuels
est limitée. Quant à la participation de la bourgeoisie industrielle, elle relève pour l’essentiel des groupes
de pression.
Dans la perspective des élections présidentielles de 1992, deux grandes coalitions ont été constituées. Le
vice-président Laurel participe à un regroupement d’opposition de droite —l’Unité pour l’action
nationale—, de concert avec Juan Ponce Enrile. La présidente patronne le LDP (Combat démocratique des
Philippins) [15]... Cela ne va pas bouleverser les habitudes : comme hier, derrière la reconstitution
partielle d’un bipartisme traditionnel, on retrouve les non moins traditionnels notables locaux et «
dynasties politiques ».
Malgré l’existence d’importantes divergences sur ce qu’il convenait de faire, la gauche révolutionnaire a
tenté de participer aux élections. Le Partido ng Bayan, constitué en 1986 par d’anciens détenus, a
présenté des candidats. Ses dirigeants, comme ceux des organisations de masse, sont devenus la cible des
« escadrons de la mort » —Rolando Olalia du KMU, Lean Alejandro de Bayan et d’autres encore ont été
froidement abattus. Faute de protection et de moyens financiers, la capacité électorale du PnB est
maintenant fort restreinte. Avec l’existence d’une gauche marxiste légale, c’est la participation des
classes populaires à la vie institutionnelle qui est ici en cause.
Démocratie il y a aux Philippines —si l’on entend régime électif. Mais une démocratie à I’usage exclusif
des possédants. Pour le pauvre, l’élection reste l’occasion de recevoir la pièce en votant pour qui a « les
armes, l’argent et les hommes de main ». [16]
* Le régime constitutionnel est de facture présidentielle. Pourtant, le pouvoir se fragmente à nouveau. Le
gouvernement est otage de son alliance avec l’état-major. I’autorité du civil sur le militaire est plus
formelle que réelle. Les armées privées des grandes familles provinciales se renforcent. Le régionalisme
s’affirme, parfois avec éclat comme dans le cas du nord Luzon (ancien fief de Marcos) et de l’île de Negros
(dominée par les barons du sucre).
Le poids de l’armée au sein même du régime est telle qu’il n’est plus à 100% civil —bien qu’il reste un
rempart contre la conquête du pouvoir par une junte militaire.
Les rapports de forces issus de la « révolution de février » n’ont permis la mise en œuvre d’aucune
alternative cohérente à la dictature. La restauration, l’instauration d’un régime militaire ou d’une
démocratie bourgeoisie moderne, la révolution sociale, tout se heurte à des obstacles considérables.
I’immobilisme social, la paralysie réformatrice, l’instabilité chronique, la fragmentation des pouvoirs et la
militarisation du pays caractérisent la situation aux Philippines.
Les Philippines, Asie latine
Tributaire d’un passé récent, personnifié par l’armée, le régime Aquino l’est aussi d’un passé plus lointain,
personnifié par les grandes familles provinciales. Il explique bien des singularités de l’archipel philippin,
terre asiatique christianisée.
Dans un discours prononcé en 1946 devant le Congrès américain, Manuel Roxas, premier président des
Philippines indépendantes, avait nié l’identité asiatique des peuples de l’archipel. Les Philippins ne sont «
pas de l’Orient, si ce n’est par la géographie. Nous appartenons au Monde occidental par raison de
culture, de religion, d’idéologie, et d’économie. Bien que la couleur de notre peau soit brune, le
tempérament de notre esprit et de notre cœur est presque identique aux vôtres... Vous avez en nous un
partenaire de votre système politique et économique — une station radio émettrice pour [diffuser]
l’américanisme ». [17]
Imagine-t-on un roi de Thaïlande ou un général indonésien prononcer une déclaration si avilissante pour
l’identité nationale ?
Seul pays majoritairement christianisé dans cette partie du monde qui est de cultures islamique,
bouddhiste et confucéenne, les Philippines ont une histoire coloniale qui se rapproche plus de celle de
l’Amérique latine que de l’Asie. Précoce — elle remonte au XVIe siècle— la colonisation espagnole ne s’est
pas heurtée à une civilisation centralisée et à une organisation socio-économique développée. La
pénétration culturelle occidentale est d’autant plus remarquable que les Philippines ne furent jamais une
colonie de peuplement. Une élite métissée apparue certes, mais moins nombreuse que les mestizos sinophilippins.
Après plus de trois siècle de domination espagnole, l’archipel devint pour une cinquantaine d’années l’une
des rares colonies des États-Unis. Ce processus unique en Extrême-Orient contribua de façon décisive à la
formation des Philippines contemporaines.
Le régionalisme
La conquête espagnole a probablement brisé un mouvement d’intégration engagé par les royaumes
musulmans. Derrière les structures administratives et religieuses mises en place par le pouvoir colonial,
l’unification sociale, économique, politique et linguistique du pays ne s’est jamais achevée. [18] Cet
héritage historique s’est combiné à la géographie particulière du pays (un archipel montagneux où les
communications maritimes et terrestres sont souvent difficiles [19]). Cela renforça considérablement le
poids des régionalismes. Les Philippines présentent, aujourd’hui encore, une extraordinaire mosaïque de
formations sociales, produit d’histoires régionales différentiées.
La structure agraire du pays exprime cette grande diversité. Depuis la seconde guerre mondiale, le
marché capitaliste s’est rapidement développé dans le domaine agraire. Cela n’a pas suffi à uniformiser le
paysage social des campagnes. La fiabilité des statistiques socio-économiques est douteuse, mais elle
permet de prendre la mesure de l’évolution du monde rural. L’emploi agricole concerne environs 10
millions de personnes. 15% d’entre eux sont des producteurs dotés d’un titre de propriété. 15% cultivent
sans titre de propriété des terres appartenant au secteur public. 20% ne possèdent pas leur ferme et
doivent louer les terres qu’ils travaillent. 50% sont des ouvriers agricoles permanents ou saisonniers. [20]
L’île de Negros est dominée par la production de canne à sucre et la présence de plantations
traditionnelles caractéristiques du XIXe siècle où ouvriers agricoles permanents et saisonniers, endettés,
sont soumis à la surexploitation (et, parfois, au paternalisme) d’une aristocratie de gros propriétaires. La
misère est telle, que le prolétariat rural de ces plantations aspire souvent a devenir paysan —afin de
produire de quoi se nourrir. Liée d’abord au capital britannique, puis confiante dans la stabilité du
débouché américain, la bourgeoisie foncière locale manifeste facilement son indépendance vis-à-vis du
gouvernement
Les plantations de Mindanao diffèrent profondément de celles de Negros. Plus modernes, elles offrent de
meilleures conditions à leur main-d’œuvre salariée permanente. Elles contrôlent le processus de
production des fruits mais possèdent rarement la terre : elles signent des contrats avec des paysans
propriétaires ou des fermiers capitalistes. Cela influe considérablement sur les consciences, les
revendications et les modalités d’organisations des producteurs. Certains se tournent naturellement vers
les syndicats. D’autres, réduit dans les fait à une condition semi-prolétarienne, s’attachent à leur statut
formel de petit propriétaire.
L’île de Luzon, l’un des pôles de développement colonial, a été le berceau du mouvement communiste.
Dans les années soixante, elle a été le théâtre, sous le nom de « révolution verte », d’une vaste campagne
de « modernisation » de la riziculture. Si cette « révolution » technocapitaliste n’a pas résolu le problème
de la propriété agraire, elle a donné un coup de fouet à l’extension du marché dans le monde rural. En
revanche, dans l’île particulièrement pauvre de Samar la culture d’autosubsistance et les structures
villageoises traditionnelles gardent une place importante.
Les structures de propriété varient considérablement entre secteurs économiques : noix de coco, sucre,
fruits, riz et maïs ; et au sein d’un même secteur. A Negros, les collines, où opère en permanence la NPA,
accueillent sur leur flancs de petits producteurs de canne à sucre alors que les grandes plantations, où
sont implantés les syndicats, se situent dans les plaines. [21]
L’unification nationale des luttes rurales n’est pas toujours facile du fait de la complexité de ces structures
socio-économiques. Elle se réalise sur la réforme agraire, le combat contre les effets pernicieux du
marché capitaliste et dans la confrontation avec l’administration gouvernementale. En 1987, un important
débat sur le rapport entre distribution des terres et mouvements coopératifs a été amorcé.
Les minorités
Un aspect particulier du régionalisme philippin concerne les minorités ethniques et religieuses. On trouve,
aux deux extrémités de l’archipel, la présence de communautés soumises à l’oppression de l’État central :
les Moro musulmans et les tribus montagnardes Igorot. [Note : les lumads —populations indigènes
aujourd’hui montagnardes— sont aussi très présents à Mindanao].
L’île de Mindanao, territoire islamique, a été ouverte, entre les deux guerres mondiales, à la colonisation
chrétienne : une masse de petits paysans à l’esprit pionnier, chassés du nord et du centre de l’archipel par
la crise agraire. Durant les années cinquante, le gouvernement a favorisé cet exode pour diminuer les
tensions sociales dans les campagnes de Luzon et des Visayas —et afin de réduire les populations
musulmanes au statut de minorité dans leur propre pays. Une décennie plus tard, I’île a vu s’implanter
des multinationales de l’agrobusiness. Les Moro ont été ainsi chassés d’une bonne partie de leurs terres.
A l’oppression culturelle et religieuse des communautés Moro s’est ajouté la spoliation territoriale et les
déplacements de populations, ce qui a suscité la renaissance d’une résistance armée, tenace malgré ses
divisions et ses limites politico-organisationnelles. Le MNLF ou Front de libération national Moro, la plus
importante des organisations de résistance, a été fondé voilà dix-sept ans. Longtemps, le gros des forces
armées philippines a été envoyé combattre au sud de l’archipel. Le conflit aurait fait environs 50.000
morts. Aujourd’hui encore, les négociations avec le gouvernement de Manille sont au point mort. En
novembre 1989, musulmans et chrétiens ont majoritairement rejeté une formule d’autonomie avancée
sous forme de référendum régional par le régime Aquino. [22]
La guerre qui a ensanglantée les régions musulmanes de l’archipel a amené l’Organisation de la
conférence islamique à intervenir. Les Philippines ont ainsi été intégrées à un champ particulier de
contradictions internationales.
L’existence de communautés tribales montagnardes Igorot pose des problèmes spécifiques au
gouvernement comme à la guérilla. Le régime Marcos s’est aliéné les Kalinga, les Bontok et les Tinggian,
tribus aux traditions guerrières, quand il a voulut construire de grands barrages et quand il a favorisé les
opérations d’une compagnie traitant le bois. La NPA a su nouer une alliance avec ces populations
montagnardes de la Cordillera, une région militairement stratégique car elle domine tout le nord de l’île
de Luzon.
Pourtant, en avril 1986, une scission s’est produite dans les rangs de la guérilla, dirigée par un prêtre,
Conrado Balweg, dont le passage à la NPA avait fait sensation. Les dissidents dénonçaient le contrôle
exercé par le Parti communiste sur les communautés tribales. Ils déclaraient vouloir donner la priorité au
combat pour l’autodétermination. Ils ont fondé l’Armée populaire de libération de la Cordillera (CPLA).
La CPLA ne semble pas avoir réussi à s’assurer un soutien suffisamment large pour pouvoir maintenir son
autonomie d’action entre la NPA et les forces gouvernementales. Des divergences ont opposé Balweg,
rallié de fait à l’armée, à d’autres dirigeants soucieux de préserver la possibilité de rapports unitaires avec
la NPA ; possibilité qui s’est évanouie après que cette dernière a tendu une embuscade meurtrière, tuant
un représentant de l’aile gauche de la CPLA, Ka Angat. [23]
Par mesure de rétorsion, la CPLA enlevé et tué Daniel Ngaya-an, président de la Cordillera Bodong
Association, une organisation régionale soutenue par le Front national démocratique. Elle a transgressé
une loi non écrite qui veut que les clandestins ne s’attaquent pas aux militants agissant dans la légalité,
aggravant ainsi le fossé de sang entre les deux mouvements. Momentanément affaiblie par la scission de
Balweg, la NPA a depuis repris l’initiative et a connu un développement significatif dans la région en
1988-1989.
Des militants du Front national démocratique pensent que la scission aurait pu être évitée si un certain
nombre de problèmes avaient été mieux pris en compte : l’analyse du caractère spécifique des sociétés
montagnardes (trop rapidement qualifiées de « féodales » par le PCP), l’importance de leur combat pour
l’autodétermination, les exigences de la vie démocratique au sein du mouvement. le NDF favorise
maintenant la formation d’organismes de pouvoir propre à cette région du pays. Au fond, ce sont les
modalités d’intégration des communautés montagnardes à la lutte poursuivie dans l’archipel tout entier
qui sont en cause.
L’identité nationale
La colonisation précoce du pays a favorisé un long processus d’acculturation. Sous la domination
espagnole, l’élite locale utilisait le castillan. Les principaux écrits nationalistes de la fin du XXe siècle
—dont ceux de Jose Rizal [24]— ont été écrits dans la langue du colonisateur. Le reste de la population
continuant à ne parler que les langues et dialectes locaux, et l’écriture autochtone ayant disparu, un
alphabet latin légèrement remanié a dorénavant servi à les transcrire. Sous la domination américaine,
l’anglais a pénétré l’enseignement. Il est devenu la langue « officielle », le tagalog n’étant que la langue «
nationale ». [25] D’importants écrivains progressistes de l’après-guerre, comme Sionil Jose, publient
encore dans cette langue. Ce n’est que récemment que des auteurs ont commencé à produire une
nouvelle littérature en philippin.
Sionil Jose, « né dans un village ravagé par la misère », envoyé comme domestique à l’âge de treize ans
chez un oncle de Manille, a eu la chance de pouvoir poursuivre ses études. Il décrit les contradictions
propres à sa génération d’écrivains engagés : « L’ilokano —mon parler maternel— est une langue belle et
précise, mais je ne peux en vivre comme moyen d’écriture. L’histoire en a décidé pour moi. Si,
aujourd’hui, je n’écrivais en anglais, se serait très probablement en japonais [ ... ] Je me console de la
perte de ma propre langue en me disant que Rizal écrivait bien en espagnol, que ce n’est pas la langue qui
signe l’engagement d’un homme aux cotés de son peuple, mais les idées qu’il exprime avec elle. Je sais
aussi que la langue, ce n’est pas seulement des mots : elle véhicule tout un bagage culturel ; de plus, elle
me crucifie —quel que soit mon amour pour cette langue que j’utilise aujourd’hui— à l’aide du savoir que
j’ai de mon passé colonial ». [26]
L’histoire de la conscience collective aux Philippine est profondément marquée par cette intégration
culturelle des ilustrados du siècle dernier et de l’intelligentsia contemporaine. Un décalage durable est
apparu entre le processus de formation de la nation philippine et celui de l’identité nationale. [27]
Les Philippines sont le premier pays d’Asie à avoir connu une révolution anticoloniale et nationale, en
1896-1898. Mais les mêmes dirigeants qui ont proclamé l’indépendance face à l’Espagne ont accepté la
domination américaine. La capitulation de l’élite devant e mirage intégrationniste a brisé le processus de
formation d’une véritable conscience nationale moderne. L’indépendance est octroyée par les États Unis
en 1946. Elle n’est pas le fruit d’un combat fondateur d’une identité collective. L’intelligentsia du XXe
siècle a contribué, dans sa majorité, à la diffusion d’une culture néocoloniale.
Les mouvements sociaux et politiques contemporains ne peuvent pas s’appuyer, dans leur combat antiimpérialiste, sur une tradition nationale dynamique et cohérente, comme dans d’autres pays de la région.
Ils doivent véritablement reconstruire une mémoire historique.
La « révolution de février » 1986 a exprimé à sa manière l’ambivalence des rapports établis avec les ÉtatsUnis. Si l’anti-impérialisme était pratiquement absent de ces journées, la fierté nationale n’en était pas
moins présente : le renversement de la dictature a été imposé par le peuple et non pas octroyé par
Washington, comme hier l’indépendance. D’où ce T-shirt jaune (la couleur des « aquinistes »),
massivement distribué, qui porte sur une face « Pouvoir populaire » et sur l’autre « Je suis fier d’être
Philippin ».
Eglise et politique
Autre trait distinctif de la « révolution de février », le rôle de l’Église et l’importance de la symbolique
chrétienne renouvelée durant ces journées capitales, quand des nonnes prient devant des chars d’assaut
immobilisés. Le charisme de Corazon Aquino tient plus du religieux que du populisme. La nouvelle
présidente bénéficie de plusieurs sources de légitimité. Celle de son long combat contre la dictature, alors
que son mari était incarcéré, en exile, puis froidement abattu. Celle des urnes, gagnée lors des
présidentielles et confirmée à l’occasion des scrutins suivants. Celle, sanctifiée, que lui accorde la
hiérarchie catholique qui n’hésite pas à présenter sa victoire comme un miracle, œuvre de Dieu.
La pénétration culturelle du pays par l’Occident a signifié sa christianisation. La population est à 84%
catholique (les autres églises chrétiennes —protestantes, anglicanes ou indépendantes— comptant pour
10%, les musulmans pour 5%, les « animistes » pour 1%). [28] L’Église, au temps de la domination
espagnole, était une puissance quasi-étatique, parallèle à l’administration, à la fois complice et
concurrente. Par-delà la séparation officielle de l’église et de l’État introduite par les Américains, la
hiérarchie catholique a maintenu ses relations ambiguës avec le pouvoir temporel, comme en témoigne
son attitude de « soutien critique » à l’égard du régime Marcos puis son rôle actif dans la victoire
d’Aquino.
La hiérarchie est loin d’être homogène et de se reconnaître toujours dans les propos de son porte-parole,
le cardinal Jaime Sin. Mais l’intervention temporelle de l’Église ne s’est pas démenti. Après avoir interdit
aux prêtres de faire campagne pour quelque parti que ce soit, le cardinal a déclaré, dans sa lettre
pastorale du 22 avril 1987 : « Je dois vous enseigner et vous guider au nom du Seigneur, de manière que
votre engagement politique suive la voie chrétienne ». En effet, l’Église a à la fois « le droit et le devoir de
s’engager dans la vie politique ». [29] Passant de la parole aux actes, il s’est affiché avec les candidats
gouvernementaux.
Les frontières entre l’église et l’Etat restent floues. La nouvelle Constitution, adoptée en février 1987, a
une tonalité religieuse plus affirmée que par le passé. L’avortement et le divorce sont toujours interdits et
ce, quelque soit la confession des citoyens concernés. Le cardinal Sin est devenu un conseillé politique
très écouté de la présidente. L’implication de la hiérarchie dans les conflits temporels est si directe que le
Vatican s’en inquiète : c’est l’unité de l’institution qui peut être en jeu. La communauté des fidèles
représente une portion trop grande de la société pour ne pas être travaillé par les contradictions qui la
traverse. Une église du peuple s’oppose sourdement à une église des possédants.
Le phénomène n’est pas nouveau. La protestation populaire et nationale s’est traditionnellement réfugié
dans le religieux, comme au tournant du siècle. [30] L’Eglise est l’un des premiers champs de combat du
nationalisme moderne, avec la lutte engagée pour sa « philippinisation » au XIXe siècle.
Une convergence est apparue, sous la loi martiale, entre l’élargissement des luttes sociales, le dynamisme
du Parti communiste et la radicalisation croissante de nombreux fidèles. C’est un phénomène capital et
nouveau. Le communisme philippin a des sources laïques, athées, anticléricales. Il vient, dans les années
trente, d’un authentique parti ouvrier, animé par une première génération de syndicalistes. Au début des
années soixante-dix, le PCP et la Kabataang Makabayan (la Jeunesse nationaliste) s’affrontent
directement, dans les université, au mouvement étudiant catholique animé par le courant chrétien socialdémocrate. Idéologues jésuites et théoriciens marxistes croisent le fer, aujourd’hui comme hier.
Mais dans le travail de masse —villages et communautés urbaines—, les militants communistes ont
rencontré prêtres, séminaristes et religieuses, militants laïcs catholiques et protestants. Le PCP a
bénéficié de ce rejet de la dictature par dans des milieux chrétiens. Il a consolidé son implantation, il a
recruté de nouveaux cadres et il s’est progressivement « philippinnisé » en se liant à eux.
Cette rencontre entre le mouvement marxiste-léniniste et une aile radicale de l’Eglise a commencé tôt.
Les Chrétiens pour la libération nationale, animés par le père Ed de la Torre, sont nés en février 1972.
Après l’imposition de la loi martiale, ils participent à la fondation du Front national démocratique. Rejetés
dans la clandestinité, ils dépendent logistiquement du parti communiste. Les CNL représentent une
composante essentielle du NDF : c’est leur présence qui donne à cette organisation, qui a du mal à se
structurer à l’échelle nationale, une assise plus large que celle du PCP et de la NPA. [31]
Durant la première moitié des années quatre-vingt, le paysage de l’Eglise s’est polarisé. Les CNL se sont
réorganisés. Ils ont recruté un nombre significatif de religieuses. L’aile protestante du mouvement s’est
développée. A l’opposé du spectre politique, les sectes fondamentalistes connaissent aujourd’hui une
croissance vertigineuse. Activement soutenues par la Nouvelle Droite américaine, elles sont virulemment
anticommunistes.
Ces sectes, généralement protestantes, sont intégrées à la politique de contre-insurrection mise en œuvre
par l’état-major philippin : au nom de la doctrine des « conflits de basse intensité », le pouvoir tente
d’organiser la population au niveau local pour la faire directement participer à l’effort de guerre contre la
guérilla. L’extrême droite recrute massivement dans ce vivier fondamentaliste pour former des milices
dans les villages et les quartiers, connues sous le nom de « vigiles ». Quant à la secte Moon et son bras
séculier Causa, elles interviennent sur le front idéologique, opposant l’idée de Dieu au marxisme. [Voir
Paul Petitjean, « Contre-insurrection, terreur et démocratie », Inprecor n° du.]
Un enjeu stratégique
La prolifération des groupes de vigiles donne un coup de fouet à la militarisation du pays. Avec de
nouvelles unités spécialisées, les SOT [32], elle introduit la « guerre totale » dans les localités. Le
gouvernement cherche à réduire l’assise politique de la NPA en la battant sur son propre terrain,
l’enracinement populaire. L’armée poursuit ses opérations de renseignements et de désinformation, avec
quelques succès : elle a capturé plusieurs dirigeants communistes de premier plan. Elle a aussi réussi a
créer la panique en laissant croire au mouvement révolutionnaire que ses organisations étaient
massivement pénétrées par des agents, ce qui a provoqué des purges sanglantes dans plusieurs provinces.
Les escadrons de la mort ont recommencé à opérer, les « disparitions » de militants sont plus fréquentes
et l’on peut craindre que les assassinats sommaires de personnes suspectées d’être des cadres
communistes ne se multiplient.
Les opérations de contre-insurrection s’intensifiant, Washington intervient de plus en plus ouvertement.
Le président Reagan a donné officiellement, en avril 1987, le droit à la CIA d’opérer dans le pays. Un
budget de dix millions de dollars a été adopté à des fins de surveillance et d’actions secrètes. Le Colonel
James Rowe, abattu en avril 1989 à Manille par une unité urbaine de la NPA, était un spécialiste de la
guerre contre-révolutionnaire travaillant dans l’archipel. Le coup d’État du 30 novembre 1989 a permis au
Pentagone de faire intervenir son aviation basée dans l’archipel. Il a ainsi créé un très dangereux
précédent qui pourra être utilisé, à l’avenir, contre la gauche.
Le conflit tend à s’internationaliser. Son enjeu régional et mondial est en effet considérable. Important par
son nombre d’habitants, le pays l’est aussi par sa position géopolitique. Situé à cheval sur les détroits
maritimes qui relient l’Océan indien à l’Océan pacifique, il contrôle une voie d’échanges vitale entre le
Moyen-Orient et le Japon.
Au large des côtes chinoises et vietnamiennes, les Philippines abritent le plus important complexe
militaire américain d’outre-mer. Le pays le plus occidentalisé d’Asie est aussi le plus dépendant de
Washington. Les États-Unis ont perdu leurs bases du Sud-Vietnam, ils ont dû fermer celles de Thaïlande.
Dans cette partie du monde, il leur reste celles qui sont implantées dans l’archipel.
La base maritime de Subic Bay peut à elle seule assurer les deux tiers de l’entretien dont à besoin la Vlle
flotte américaine. Elle contient le dépôt de fournitures navales le plus gros du monde. Avec la station de
Cubi Point, elle est équipée pour accueillir les porte-avions. La base aérienne de Clark représente un
maillon clef de la chaîne qui relie les bases de Corée du Sud, de Guam ou du Japon à celle de Diego Garcia
dans l’Océan indien.
Ce complexe militaire, avec les installations ultramodernes de San Miguel, constitue un élément essentiel
du système international de communications stratégiques des États-Unis. Il joue un rôle central dans la
capacité américaine de déploiement aéronavale et de commandement opérationnel dans cette zone
immense et « chaude » du globe qui s’étire de la côte ouest des États-Unis à la péninsule coréenne et au
golfe arabique. Le complexe de Clark, Subic Bay, San Miguel fait évidemment des Philippines un pays
belligérant et une cible de première frappe, en cas de conflit nucléaire. [33]
La présidente Aquino déclare « garder ses options ouvertes » sur l’opportunité de maintenir en place les
bases américaines. Un accord à néanmoins été signé le 17 octobre 1988 entre Manille et Washington sur
l’utilisation pendant deux ans de ces installations. Cet accord limité s’est fait à l’avantage des États-Unis
qui restent libres, par exemple, d’introduire des armements nucléaires à l’encontre d’une clause de la
Constitution philippine. Il annonce probablement un compromis pour 1991, date à laquelle il faut
renouveler le traité de défense mutuelle adopté en 1951.
Le coup d’État du 30 novembre 1989 est venu à point pour renforcer la position de Washington.
Néanmoins, les négociations vont se dérouler en pleine campagne électorale. Des élections générales —au
Congrès comme à la présidence de la République— doivent en effet se tenir en 1992, aux Philippines. Le
renouvellement du traité de défense mutuelle deviendra ainsi un enjeu immédiat de la compétition
politique. Par ailleurs, le mouvement populaire contre la présence des bases américaines commence à
prendre une ampleur plus grande que par le passé. Dans ces conditions, il est possible que des
concessions formelles soient acceptées par le Pentagone, concernant le statut officiel de la base de Clark,
par exemple. Mais la conjonction entre l’échéance internationale —le renouvellement du traité— et
l’échéance nationale —les élections générales— peut se révéler explosive.
Chapitre 2 : Le Parti communiste des Philippines
Note : des précisions et un plus grand nombre de références seront introduits dans ce chapitre
Le Parti communiste des Philippines a été politiquement marginalisé lors des élections de février 1986. Le
renversement de la « dictature conjugale » de Ferdinand et Imelda Marcos a été une surprise pour sa
direction. Elle ne l’attendait pas si tôt, et surtout pas sous la forme qu’elle a prise. Le PCP reste cependant
—et de très loin— la principale organisation révolutionnaire du pays. Donnée récente, il occupe une place
particulière dans l’archipel. Constitué en 1968 avec une vingtaine de membres fondateurs et 75 proches
sympathisants, il n’a véritablement connu son envol que dans la deuxième moitié des années 1970 [34]. Il
en va de même de la guérilla —la NPA [35]— qui n’avait que 50 à 60 membres, pourvus de 35 fusils et
armes de poing, au moment de sa création, en 1969.
De nombreux hommes politiques pensaient que l’insurrection n’était nourrie que par l’opposition de la
population à la dictature. Ils espéraient que le PCP et la NPA se désagrégeraient après leur échec
électoral. Le mouvement communiste philippin s’est montré beaucoup plus solide qu’ils ne le croyaient.
La direction communiste, quant à elle, pensait regagner son autorité morale et politique, après avoir
publié, en mai 1986, son autocritique sur sa décision de boycotter les présidentielles. Elle espérait
qu’Aquino perdrait rapidement son soutien populaire, une fois le caractère conservateur de son régime
apparent. Lors des pourparlers de paix de la fin 1986, le Parti communiste a effectivement reconquis une
partie du terrain perdu. Néanmoins, aujourd’hui encore, le PCP est loin d’avoir retrouvé l’influence qui fut
la sienne auprès des « forces moyennes » (progressistes sans être révolutionnaires) ou des « couches
moyennes » (intellectuels, journalistes, avocats...). Et reste la colonne vertébrale des luttes sociales, mais
il a perdu la place centrale qu’il occupait sous Marcos dans l’ensemble du mouvement démocratique.
Il est impossible de vérifier l’exactitude de ces chiffres. Mais ils donnent des ordres de grandeur crédibles.
On mesure le chemin parcouru depuis la fin 1968 et même depuis le milieu des années soixante-dix, quand
le nombre de membres du parti devait osciller autour de 2.000.
Selon un document interne saisis par les militaires, la NPA possédait 7631 armes automatiques en 1987,
en grande majorité prises ou achetées aux forces gouvernementales. Elle n’a qu’un petit nombre d’armes
antichars et de mortiers. La NPA est donc probablement l’un des plus mal équipés (si ce n’est le plus mal
équipé) des importants mouvements de guérillas contemporains. La NPA n’a presque jamais reçu d’aide
militaire de la part d’un régime « ami » —entre autres de la Chine. [36]
La croissance du PCP n’a pas été seulement numérique. Son expansion géographique a été remarquable.
Le parti n’était implanté, au début des années soixante-dix, que dans quelques provinces de l’île de Luzon.
C’est aujourd’hui un mouvement national présent partout sauf, semble-t-il, en milieu musulman et dans
des îles d’importance secondaire.
Son expansion sociale est tout aussi frappante. A la fin des années soixante, la majorité de ses membres
étaient d’origine étudiante (bien que souvent « établis » dans des quartiers pauvres et des villages). Il est
maintenant implanté dans un large éventail de milieux : paysans, ouvriers, pauvres urbains, minorités
ethniques, étudiants, intellectuels, artistes, professions libérales, religieux et laïcs des Église catholique
ou protestantes. Il a recruté un nombre significatif de militantes, actives dans les mouvements femmes.
L’influence du PCP est donc beaucoup plus large que le nombre de ses membres, encore relativement
modeste, ne pourrait le laisser penser. Elle se fait sentir au travers du courant national-démocratique.
Le mouvement national-démocratique
La notion de mouvement national-démocratique renvoit à deux réalités qu’il faut savoir différencier : une
organisation clandestine (le Front national démocratique) et un vaste courant légal.
Le PCP, la NPA et le NDF
De tradition maoïste, les fondateurs du PCP avaient dès l’origine pour projet de construire les « trois
instruments » de la lutte révolutionnaire que sont le parti (créé décembre 1968), l’armée (mars 1969) et le
front uni (avril 1973). Le fait que le NDF ait été constitué après la déclaration de la loi martiale est
important. Il explique la participation des Chrétiens pour la libération nationale. Continuer la lutte sous le
régime de loi martiale ne pouvait se faire que dans la clandestinité. Le PC était la seule organisation à
même d’agir efficacement dans ces conditions.
Le courant national démocratique est tout d’abord un mouvement organisé, clandestin, dirigé par le Parti
communiste et représenté par le NDF —le Front national démocratique.
Mouvement de « classes moyennes », les CNL sont devenus, au début des années quatre-vingt, une
organisation de religieux recrutant de plus en plus de prêtres et de sœurs politiquement radicalisés au
contact de la misère grandissante et choqués par l’indifférence de la haute hiérarchie liée à l’élite sociale
du pays.
Quelques tentatives ont eu lieu pour intégrer au NDF de petites organisations politiques de gauche ou
d’extrême gauche, mais elles n’ont pas abouti. Le PC reste donc l’unique parti politique proprement dit
qui soit membre du NDF. Il en constitue la direction ; l’ossature avec la guérilla. Outre les CNL, les autres
composantes du Front démocratique sont des organisations « sectorielles » (ouvriers, paysans,
étudiants...), elles aussi dirigées par le Parti communiste. Des « conseils populaires » du NDF se sont
constitués à divers niveaux, dans les zones de forte implantation.
Le programme du NDF
Depuis 1973, le NDF (ou du moins sa Commission provisoire) avait adopté un programme en 10 points. Il
a été remis en discussion durant les années quatre-vingt. La dernière version en date comprend
maintenant 15 points.
Ce document représente ce que l’on peut appeler le programme intermédiaire —ou programme de
transition— du Parti communiste. Il reflète I’analyse que ce dernier fait du processus révolutionnaire dans
un pays du tiers monde qualifié de « semi-féodal, semi-colonial ». la révolution doit passer par deux
étapes, la seconde (socialiste) succédant en continuité à la première (national démocratique). Pour José
Maria Sison, ancien président du Comité central, « la révolution nationale démocratique sous la direction
de classe du prolétariat » est menée « contre l’impérialisme » ainsi que contre « les classes exploiteuses,
comme la grande bourgeoisie compradore et les propriétaires fonciers ». [37]
Après le renversement du régime en place et l’établissement d’une République populaire, les tâches
socialistes seront pratiquement à l’ordre du jour. Pour le PCP, « la perspective de la révolution
démocratique du peuple est le socialisme. La révolution socialiste doit commencer sur la base de [son]
accomplissement. Bien [que le Parti communiste] soit prêt à faire des concessions à la petite bourgeoisie
et à la bourgeoisie nationale durant une période de transition, le pays ne passera plus par une étape de
plein développement capitaliste comme dans le cas des anciennes révolutions démocratiques, avant l’ère
de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne ». [38]
Les objectifs généraux contenus dans le programme du NDF n’ont pas été l’objet de polémiques
marquantes dans la gauche philippine. Mais plusieurs éléments du cadre conceptuel dans lequel il est
écrit provoquent des discussions dont la portée théorique est significative.
La notion même de « société « semi-féodale, semi-coloniale » » est souvent rejetée (y compris au sein du
PCP), vu l’importance du développement capitaliste dans l’économie du pays —qu’elle soit urbaine ou
rurale— et son intégration dans le marché mondial. Le concept de « semi-féodalisme » ne permet plus
d’analyser de façon dynamique le développement de formes dépendantes de capitalisme, dans les pays
dominés par l’impérialisme.
L’existence d’une bourgeoisie nationale qui ne soit pas organiquement liée à l’impérialisme, son rôle
éventuel dans un processus de nationalisation industrielle et de transition au socialisme, font aussi débat.
Pour une organisation comme Bisig, enfin, la perspective socialiste doit être dès à présent avancée
publiquement dans la propagande politique afin de consolider l’indépendance de classe du mouvement
ouvrier, et pour présenter une alternative globale au système en place.
Mais, plutôt que sur les questions théoriques, les désaccords les plus importants ont porté sur la pratique
qui a été celle du PCP en matière de front uni – une pratique jugée par beaucoup sectaire et
manipulatrice.
Le courant national-démocratique
Le qualificatif de « national-démocratique » ne s’applique pas seulement à des structures clandestines. Il
définit aussi un courant politique important composé par des organisations populaires qui se
reconnaissent dans les objectifs généraux du NDF — même si elles poursuivent le combat par des moyens
différents de ceux de la NPA.
Dans son acceptation large, la notion de courant national démocratique renvoi à l’ensemble des
organisations membres de la coalition Bayan —mot tagalog signifiant à la fois nation et peuple— comme la
centrale syndicale KMU, le mouvement paysan KMP, la coalition féministe Gabriela, la Ligue des étudiants
philippins (LFS), le Groupe d’action médical (MAG), l’organisation enseignante ACT, etc...
Il va de soi que toutes les composantes et tous les membres de ces organisations ne se considèrent pas
nécessairement comme des militants « nationaux-démocrates » —de même que dans d’autres pays, toutes
les structures et tous les militants des syndicats ne se reconnaissent pas dans l’option politique de leurs
dirigeants confédéraux.
Vingt ans de luttes
C’est dans la lutte contre le régime de loi martiale que le PCP est devenu la principale formation marxiste
des Philippines et la colonne vertébrale de la résistance démocratique.
Avant 1972, ce parti n’était encore qu’une jeune organisation de la « nouvelle gauche » révolutionnaire,
portée par la radicalisation internationale du mouvement étudiant, l’impact de la « révolution culturelle »
chinoise de 1966-1967 et l’acuité de la crise socio-politique aux Philippines. Peu de choses la distinguaient
encore des autres formations maoïstes surgies dans le monde, durant ces turbulentes années 1960. Il
restait plus faible et d’assise moins populaire que l’ancien Parti communiste —le PKP—, devenu prosoviétique sur le tard, et qu’avaient quitté sans regret les membres fondateurs de ce nouveau PC pour qui
la Chine rouge était une patrie idéologique.
Rien n’était d’ailleurs encore joué. Le PCP a bien failli être brisé par la contre-insurrection en 1972-1975.
Mais il a survécu. Ses membres étaient psychologiquement et politiquement préparés à la répression.
Avant que la loi martiale ne soit proclamée, il existait un embryon d’appareil clandestin et militaire.
L’activité du parti communiste ne dépendait plus des seuls campus universitaires. Les militants avaient
été envoyés dans des villages et des bidonvilles, constituant des zones de replis. Le PCP s’est rapidement
associé les Chrétiens pour la libération nationale en créant avec eux, dès 1973, le Front national
démocratique.
Le PKP —« l’ancien » parti— n’a pas su faire front. La plupart de ses dirigeants ont capitulé, signant avec
Marcos, en 1974 un « pacte » de réconciliation. Quant aux autres organisations de la gauche militante,
elles ont été détruites ou longtemps paralysées par la vague d’arrestations qui a suivit l’imposition de la
loi martiale.
A partir de 1975, les luttes sociales ont repris dans des entreprises industrielles, des quartiers populaires,
des bidonvilles. Le PCP était alors le seul parti à même de consolider et d’orienter cette relance initiale du
mouvement populaire. Les CNL et le Front national démocratique étaient en mesure d’aller à la rencontre
d’un courant de radicalisation provoqué dans les milieux chrétiens par le rejet de la dictature et la
compromission de la hiérarchie catholique.
A partir du milieu des années soixante-dix, le PCP a très systématiquement déployé ses forces militantes
pour ouvrir de nouvelles zones d’implantation et pour établir d’îles en îles de nouveaux foyers de guérilla.
Malgré la primauté accordée à la lutte année rurale, il a aussi étendu son réseau urbain et renforcé ses
activités semi-légales. Il a ainsi été en mesure, dès le début des années quatre-vingt, de faciliter la
constitution d’organisations populaires « sectorielles » (par exemple syndicales) d’envergure nationale.
Au fil des ans et la crise de la dictature aidant, d’autres organisations se sont engagées dans l’action
légale ou clandestine. Une aile gauche de la social-démocratie chrétienne est apparue, travaillant
notamment dans zones industrielles et des communautés de pauvres urbains. De nouveaux secteurs
progressistes, bien que moins radicaux que les CNL, ont pris forme dans l’Église. D’anciens cadres du
PKP, qui avaient refusé de capituler et de se réconcilier avec Marcos, ont réactivé leurs anciens réseaux.
Nouveaux venus, des marxistes indépendants ont fait apparition sur les campus universitaires.
Les luttes sociales s’élargissant, de nombreuses organisations populaires locales se sont formées sans se
rattacher nécessairement à un courant politique national. Le pluralisme de la gauche philippine s’est
progressivement affirmé.
Néanmoins, le parti communiste est resté le seul à pouvoir combiner toutes les formes de lutte, légale ou
clandestine, politique ou militaire ; le seul à avoir construit une véritable infrastructure nationale. C’est de
haute lutte qu’il est devenu la colonne vertébrale des mobilisations populaires et du combat antidictatorial. Tout opposant à la loi martiale, même politiquement modéré, devait alors se solidariser avec
les militants du Front national démocratique, compte tenu de leur engagement, de leur efficacité et du
prix de sang qu’ils ont accepté de payer pour organiser la résistance à Marcos.
Le Parti communiste des Philippines a mûri dans le combat contre le régime de la loi martiale. C’est au
cours des années soixante-dix qu’il a éprouvé ses orientations ; qu’il a précisé ses conceptions tactiques et
stratégiques ; que ses membres se sont aguerris. Cette maturité fait la force du mouvement national
démocratique. Mais cela veut aussi dire que —si l’on excepte les année de jeunesses (1968-1972) et le
radicalisme étudiant—, l’expérience des cadres communistes se limite à ce combat politico-militaire
contre la dictature Marcos. Cet horizon très limité s’est avéré une faiblesse quand, dans les années
quatre-vingt, la situation a rapidement changée.
Le PCP n’a connu aucune situation analogue à celle du PCC en Chine en 1923-1927, ou à celle du PCV au
Vietnam en 1936-1937 et en 1945 : des situations (pré)révolutionnaires où les luttes politiques de masse
et les processus insurrectionnels occupent une place centrale. Les partis communistes chinois et
vietnamien sont devenus des partis de masse avant de s’engager durablement dans la guerre populaire
prolongée. Ils ont ainsi vécu plusieurs « expériences fondatrices », des victoires ou des défaites qui ont
profondément marqué leur histoire.
Le PCP a commencé à se transformer en parti de masse dans le cours même de la lutte armée prolongée.
Il n’a été façonné que par un seul type d’expérience majeure. C’est ce qui fait l’importance des années
quatre-vingt, si novatrices par rapport à la décennie précédente. Mais c’est aussi ce qui explique la
difficulté éprouvée par ce parti confronté à une situation très étrangère à sa propre expérience
traditionnelle.
Repères idéologiques et historiques
Il faut revenir sur l’empreinte profonde que ces années 1968-1983 ont laissé sur les conceptions
idéologiques du Parti communiste des Philippines et du mouvement national démocratique.
Aux sources
Notons ici quatre des facteurs qui méritent d’être pris en compte pour comprendre le « profil » politique
du PCP à sa naissance.
1. L’influence chinoise.
Fondé huit ans après l’ouverture, en 1960, du conflit sino-soviétique, le nouveau parti communiste
condamne d’emblée le « social-impérialisme » russe et adhère aux thèses chinoises : la révolution ne sera
pas le produit d’une évolution pacifique, mais bien d’une lutte armée prolongée. Le pouvoir est au bout du
fusil.
En 1968, l’impact de la « révolution culturelle » de 1966 est encore très vivace ; son maoïsme est sans
nuance. Il est aussi exclusif. Le PCP ne tente pas de se lier à son homologue vietnamien soupçonné de
compromission avec Moscou. Il se prive ainsi de la possibilité de recevoir un entraînement militaire et une
formation en médecine de guerre de premières valeurs. Primauté est donnée à l’idéologie —à la pureté de
la référence maoïste. La Chine est le « modèle » de référence unique.
2. Le contexte régional
Le PCP se trouve dans une partie du monde où le débat sur la voie pacifique de la révolution a été
particulièrement prégnant. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les partis communistes qui ont
durablement arrêté la lutte armée ont été sévèrement défaits. Ceux qui ont choisi de poursuivre le combat
militaire (après une courte suspension en 1945) l’ont finalement emporté : en Chine et au Vietnam.
L’écrasement sanglant du PKI —le PC indonésien— en1965 /1966 a confirmé à quel point il était
dangereux de s’en remettre à la légalité, au parlement et aux discours progressistes des hommes d’États
bourgeois. Les fondateurs du nouveau parti philippin avaient de bonnes raisons d’opter pour la voie de la
lutte armée.
3. Le « contre-exemple » du PKP
Cette option fondamentale a été confirmée et précisée par le bilan qu’ils tirent de l’expérience du
communisme aux Philippines. Par deux fois, le PKP a choisi la lutte parlementaire et a été durement
frappé par la répression. Cette voie conduit à une impasse. Lors de l’insurrection des Huks, le PKP a bien
eu recours à la lutte armée. Mais il a fait preuve d’aventurisme, espérant l’emporter rapidement même s’il
n’était implanté que dans une seule région, le centre de l’île de Luzon. La voie insurrectionnelle (rapide) a
conduit à la défaite. Le PCP est, dès sa fondation, radicalement anti-parlementaire. Il s’attache à une
conception prolongée de la guerre révolutionnaire.
4. La radicalisation étudiante
Il est par ailleurs, à l’image de beaucoup d’autres organisations d’extrême gauche, le produit d’une vague
de radicalisation étudiante. Nombre de ses membres s’établissent à la campagne. Mais l’activisme
estudiantin prépare mal au travail de masse en milieu populaire. L’essentiel reste encore à apprendre en
ce domaine.
Eléments de stratégie
Certains éléments de la stratégie adoptée par le PCP à sa fondation sont particulièrement importants pour
comprendre les débats actuels.
1. Quant aux secteurs de lutte, la primauté revient à la campagne. Le travail urbain doit, avant tout
chose, aider la guérilla rurale en fournissant informations, argent, armes, munitions, vêtements,
médicaments, réseaux de communication, refuges et en étant un vivier de nouveaux cadres.
2. Quant aux formes de lutte, la primauté revient à la lutte armée. La lutte légale est un champ
d’activité subordonné. C’est l’une des raisons majeures pour laquelle le PCP accorde la primauté au
travail rural : c’est là qu’une lutte armée prolongée peut se développer.
3. Quant à la stratégie d’ensemble. Elle reste l’encerclement des villes par les campagnes. La guerre
populaire prolongée doit passer par trois étapes : la défensive stratégique quand l’ennemi est
militairement le plus fort, l’équilibre des forces, puis la contre-offensive générale quand la supériorité des
forces révolutionnaires s’affirme.
4. Quant à la société philippine, elle est « semi-féodale et semi-coloniale ». Ce point est d’autant plus
important aux yeux de la direction du PCP qu’elle fonde sa stratégie sur cette caractérisation. Si les
Philippines étaient considérées comme un pays capitaliste (même dépendant), l’orientation devrait alors
être, selon elle, insurrectionnelle.
5. Quant à la situation, elle est considérée en permanence comme révolutionnaire, compte tenu de la
crise structurelle d’un pays du tiers monde. C’est ce qui rend possible la lutte armée prolongée.
Premiers enrichissements
Les années 1970 sont celles d’un dur apprentissage. La jeune NPA a tenté de constituer dans le nord de
I’île de Luzon une base révolutionnaire centrale. Cela a tourné au désastre. Les premiers foyers de
guérilla ont été détruits. En 1976-1977, le gros de la direction a été arrêté, y compris Jose Maria Sison
—alias Amado Guerrero—, le président du comité central, et Bernabe Buscayno —alias Dante—,
responsable de la NPA.
L’expérience aidant, un certain nombre de correctifs sont intégrés à la ligne.
1. Le modèle chinois est reconnu insuffisant. Il faut penser l’originalité du processus révolutionnaire
philippin. C’est ce que tente de faire la direction du PCP, en 1974, dans un texte intitulé Les traits
particuliers de notre guerre du peuple. Deux différences essentielles entre les Philippines des années
1970 et la Chine des années 1930 sont prises en considération : Les Philippines sont un archipel alors que
la Chine est un pays-continent ; plusieurs impérialismes se disputaient l’Empire du milieu, alors que les
USA dominent sans partage leur ancienne colonie. Par ailleurs, la NPA ne peut tirer profit de frontières
amies. Le PCP en conclut qu’il ne peut pas construire rapidement une base centrale comme celle de
Yan’an en Chine. L’expansion militaire de la NPA sera progressive et devra s’opérer simultanément à
partir de plusieurs foyers, établis dans plusieurs îles. A la longue, la fragmentation géographique du pays
s’avérera un avantage pour la guerre de guérilla.
2. L’importance du travail de masse. En 1976, le comité central du PCP tire un bilan critique des sept
premières années du parti. Il maintient l’orientation générale —la primauté à la lutte armée,
l’encerclement des villes par les campagnes et les trois étapes de la guerre du peuple. Mais il juge que la
principale erreur commise a été de nature dogmatique et gauchiste. Le modèle chinois a été copié de trop
près. Toute l’importance qui lui est due n’a pas été donnée à l’implantation de masse. Une attention plus
grande doit être accordée au travail urbain et semi-légal. Au moment de la victoire finale, un soulèvement
urbain se combinera en effet aux offensives de l’armée révolutionnaire.
Les années de jeunesse du PC sont terminées. Le bilan d’activité et les conceptions politiques de la
direction du parti sont exposés dans Nos tâches urgentes, une résolution du comité central. Nous publions
dans le chapitre 3 de ce Cahier de larges extraits de ce document essentiel pour qui veut comprendre le
Parti communiste des Philippines.
3. L’extension des activités politiques. Le PCP gagne une implantation de plus en plus large, en ville
comme à la campagne. Le rôle de ses militants grandit dans les syndicats, les associations paysannes ou
de pauvres urbain, ainsi que dans les milieux d’Église. De fait, un nouvel équilibre tend à s’instaurer entre
activités politiques et militaires. En s’enracinant dans la société, le PCT, hier identifié au maoïsme chinois,
se « philippinise ».
4. L’indépendance vis-à-vis de Pékin. La direction communiste doit prendre en compte l’évolution de la
diplomatie chinoise. Pékin se réconcilie avec Washington. Les USA, et non l’URSS, restent évidemment
pour le PCP « l’ennemi principal ». Sans renoncer encore au concept de « social-impérialisme », la
politique internationale du PCP se différentie de plus en plus ouvertement de celle du PC chinois.
Les limites d’une évolution
L’orientation et les conceptions du PCP se sont notablement enrichies dans le cours des années soixantedix. Mais cette évolution a des limites.
1. Une évolution empirique et incomplète. Les modifications introduites dans la ligne traditionnelle ne
sont pas expliquées de façon systématique dans les documents du PCP. Les cadres du parti n’ont, de ce
fait, souvent pas conscience de leur importance. Les formulations stratégiques restent pour l’essentiel
identiques à elles-mêmes. La caractérisation de la société philippine comme « semi-féodale » ne change
pas, malgré les progrès de l’économie capitaliste dans le monde rural. La compréhension de l’originalité
des Philippines par rapport à la Chine reste partielle. Les facteurs géostratégiques (l’archipel et
l’impérialisme) sont appréhendés, mais la direction du PCP ne s’attache pas à analyser les profondes
différences historiques, culturelles, économiques et sociales qui séparent les deux pays. Le débat sur
l’évolution de la diplomatie chinoise, sur le maoïsme et sur la situation internationale est reporté.
2. Le couple lutte légal/lutte militaire. Un grave désaccord politique est apparu, à propos des
élections parlementaires de 1978, entre la direction régionale de Manila-Rizal (la capitale) et la direction
nationale du PCP. Alors que le national appelait au boycott, la régionale a participé à la campagne
électorale, de concert avec des partis d’opposition modérés. La participation fut un échec. La direction
régionale —qui avait mal jugé de la situation— fut sanctionnée pour indiscipline. Le PCP a ainsi été
conforté dans ses orientations traditionnelles. Le boycott est devenu la réponse automatique aux élections
truquées organisées par la dictature. Le front légal est resté simplement identifié à la voie parlementaire.
Pourtant, ce couple lutte légale/lutte militaire ne touche qu’à un aspect particulier du problème. L’action
de masse est une lutte politique qui est loin de se réduire aux campagnes électorales. Elle peut être extra-
parlementaire et occuper une place plus importante encore que celle de la guérilla. C’est bien ce qui s’est
passé, aux Philippines, en 1986. Mais la notion de lutte politique —beaucoup plus riche que celle de lutte
légale— n’a jamais été véritablement intégrée aux conceptions stratégiques du PCP. Nous revenons sur
cette importante question dans le chapitre 4 de ce Cahier.
3. Solitude et unité. Les conceptions du Parti communiste se sont cristallisées au cours des années
soixante-dix. Or, durant cette décennie cruciale, il n’a pas rencontré d’autres organisations politiques avec
lesquels s’unir dans l’action. Un fossé de sang le séparait du PKP qui pactisait avec Marcos. Les CNL
n’étaient pas un parti avec une orientation alternative à la sienne. Les organisations sociales-démocrates
clandestines refusaient de s’allier durablement avec lui. Le reste de l’extrême gauche était encore
paralysé.
Le PCP n’a pas appris à tisser des rapports unitaires avec d’autres partis politiques. Il n’a pas dépassé, à
l’épreuve de la pratique, sa conception originelle du front uni, héritée du maoïsme. Le NDF offrait un
cadre qui lui permettait de centraliser l’ensemble de ses activités de masse clandestines, de s’associer des
individualités, d’intégrer les CNL et de constituer des organes de pouvoir dans les zones de guérilla. Mais
le Front national démocratique n’a pas su intégrer des organisations politiques indépendantes, quand le
besoin s’en est fait sentir au cours des années quatre-vingt.
Cette immaturité dans le domaine de rapports unitaires a nourri un sectarisme destructeur. Déjà fort
coûteuse sur le plan national, elle a eu des effets assez désastreux sur le plan international, dans le
mouvement de solidarité comme dans les relations interpartis.
Les années 1980
Les années 1980 ont été des années contrastées. Les forces communistes ont tout d’abord connu une
expansion rapide. Selon Ang Bayan (l’organe clandestin du PCP), le parti comptait 10.000 membres en
1980 et probablement 30.000 —trois fois plus— en 1983. Durant le même laps de temps, le nombre de
fronts militaires était passé de 28 à 45, les réguliers et irréguliers de la NPA de 8.000 à 20.000 et le
nombre de provinces où opérait la guérilla de 43 à 53. [39] De 1980 à 1985, le développement de
nouvelles organisations populaires —le KMU, le KMP, Gabriela— est aussi impressionnant.
Le PCP a dû rapidement faire face à de difficiles problèmes d’orientation. Le Front national démocratique
s’est réorganisé et a commencé à s’ouvrir plus. Mais l’arrestation en 1982 de son président, Horacio « Boy
» Morales et du fondateur des CNL, Edicio « Ed » de la Torre, a porté un coup d’arrêt à cet élargissement.
L’année 1983 apparaît a posteriori comme un point tournant. Après l’assassinat de Benigno Aquino, en
août 1983, la situation a évolué plus vite que les conceptions du parti. Des décalages significatifs sont
apparus entre la dynamique des luttes populaires et les orientations de la direction communiste.
1983-1985 : l’unité en question
Il était naturel que la direction du PCP insiste sur la nécessité de consolider l’organisation et de donner
une formation solide à ses militants, vu le recrutement massif qui caractérisait la première moitié de cette
décennie. Mais elle fait plus. En décembre 1983, elle juge que l’« empirisme est, sur le plan idéologique,
l’erreur principale » qui se manifeste dans le parti. Elle menace : « Notre parti a été trempé dans une lutte
sans merci contre le révisionnisme et les formes assorties de réformisme. Sa croissance saine et continue
tient dans une large mesure à notre vigilance et notre opposition aux idées non-prolétariennes et contrerévolutionnaires en dedans et en dehors de nos rangs... Les rangs du parti sont disciplinés grâce à
l’attention portée à la refonte idéologique de ses cadres et de ses membres ». [40]
Ce raidissement politique s’est manifesté dans tous les domaines. Il est sensible sur le plan international,
en Europe et au Japon notamment. Il touche le NDF. Il introduit un dangereux décalage entre le replis
sectaire du parti et la dynamique unitaire des luttes populaires. Il met en question la viabilité des grandes
coalitions anti-Marcos qui ont vu le jour depuis août 1983. Il place le PCP en porte-à-faux par rapport à la
situation d’ensemble. L’éditorial d’Ang Bayan affirme en effet que « les forces révolutionnaires ne sont pas
encore assez fortes pour renverser la dictature fasciste ». [41] Pour la direction du PCP, rien n’a
fondamentalement changé après l’assassinat de Benigno Aquino. Il maintient en état son calendrier de
lutte et accorde toujours la priorité à la lutte armée rurale.
Le Parti communiste n’en est pas moins soumis à de très fortes pressions. Certaines directions régionales
se montrent beaucoup plus flexibles que le national. Des cadres sentent que la crise de la dictature va
bientôt connaître son paroxysme. Mindanao propose que la « voie lente » de la guerre prolongée soit
remplacé par une « voie rapide » conduisant à une insurrection générale. Dans les centres urbains, un
clivage s’affirme entre une aile « fermée » et une aile « ouverte » du PCP. L’ampleur des luttes et
l’importance des enjeux rendent aléatoire la détermination d’un compromis entre ces deux options. La
crise va nouer, en 1985, à l’occasion du congrès de fondation de la coalition Bayan.
Pour l’aile « ouverte » du PCP, Bayan devait rassembler les organisations politiques d’opposition
démocratique aussi bien les mouvements populaires sectoriels (syndicats, associations, etc.). Dans cette
optique, des accords avaient été passés en sorte que le courant national démocrate —de loin le plus fort—
ne possède pas une majorité absolue dans la direction de la coalition. Pour l’aile « fermée », la
prééminence des forces nationales démocrates devait être sanctionné jusque dans la composition des
organes de décisions. Les accords antérieurs ont été rompus durant le congrès de Bayan, ce qui a
provoqué le départ en vagues successives des forces non national-démocratiques.
Le congrès de fondation de Bayan s’est ainsi conclu sur un bilan contradictoire. Sur le plan social, c’était
la plus vaste coalition de mouvements populaires jamais établie aux Philippines. Sur le plan politique, elle
était la plus étroite de toutes les coalitions constituées depuis 1983. Presque toutes les personnalités et
tous les groupes en dehors du mouvement national-démocrate on finit par quitter Bayan, à l’exception
notable de l’ex-sénateur Taniada.
Fin 1985, le PCP n’était plus en mesure d’agir efficacement dans le domaine des relations unitaires. Il a de
ce fait perdu l’initiative par rapport aux élections présidentielles anticipées de février 1986. En décembre
1985, il ne lui restait que peu d’options possibles, face à cette échéance. Par trois voix contre deux, le
comité exécutif du parti a donné pour consigne le boycott actif. Nous revenons sur cette question dans le
chapitre 5 de ce Cahier.
Les partisans urbains
En 1987, après l’échec des négociations de paix, la direction de la NPA a décidé d’activer les unités
militaires implantées dans la capitale. Elles ont reçu l’ordre de s’attaquer aux militaires et policiers.
L’éventail des objectifs assignés étaient très ouvert : une exécution pouvait être préparée contre un
tortionnaire notoire, mais aussi contre un policier du rang, afin de récupérer son arme. La population (y
compris nombre de militants légaux du courant national-démocratique) a fort mal reçu cette nouvelle
politique et ce d’autant plus que les médias ont attribué à la NPA tout assassinat de ce type, alors que pas
mal d’entre eux étaient aussi le fait des gangs.
Compte tenu de ces réactions, la direction communiste a modifié ses directives, réduisant
considérablement le nombre des opérations urbaines et les limitant à des objectifs politiquement clairs,
comme Row, officier américain tué en avril 1989, un ancien du Vietnam, alors directement engagé dans
l’organisation de la contre-insurrection aux Philippines. [42] Nous revenons sur cette question dans le
chapitre 4 de ce Cahiers.
Les DPA, ou agents d’infiltration en profondeur
L’armée gouvernementale a réussi à infiltrer les rangs de la NPA, à Mindanao, plantant en son sein des
DPA ou « agents d’infiltration en profondeur ». Elle a aussi réussi à faire croire aux directions
communistes que l’infiltration était beaucoup plus importante que cela ne l’était en réalité. L’affolement
aidant, dans plusieurs provinces de l’île, une purge massive a été déclenchée en 1985, dans les rangs du
PCP, de la NPA et du NDF. Des dizaines de militants innocents ont été tués, après avoir bien souvent été
torturés. La chose s’est reproduite en 1988, dans les provinces de Quezon et Laguna, dans le Sud Luzon.
A notre connaissance, ces purges paranoïaques ne se sont produites que dans un nombre relativement
faible de provinces, et non pas dans l’ensemble du mouvement communiste. Mais ces événements sont si
graves et touchent à des questions si essentielles que leur révélation a constitué une véritable onde de
choc dans le courant national-démocratique. [En fait, ces purges paranoïaques ont été beaucoup plus
étendues que l’on ne le percevait encore, à l’époque où ce texte a été écrit].
Deux scissions régionales
Dans l’ensemble, le PCP et la NPA ont relativement bien résisté à l’épreuve du régime Aquino, même si au
fil des années 86-88, des militants ont quitté leur rangs. Mais dans deux provinces, une scission s’est
opérée dans la NPA —et dans les deux cas, il y eu mort d’homme.
La première s’est produite en 1986, dans la Cordillera, région de minorités montagnardes au Nord de
Luzon (voir à son sujet le chapitre 1). La deuxième en 1988, dans l’île de Negros. L’un des principaux
dirigeant de la NPA a scissionné avec un certain nombre d’autres cadres communistes. Les désaccords
portaient sur l’analyse socio-économique de l’île, sur les formes de lutte (la scission voulant mettre
l’accent sur le travail légal) et sur les conditions du débat dans les rangs de l’organisation. Deux ou trois
des militants qui ont rompu ont été abattus par leurs anciens camarades, dont un cadre syndicaliste
connu, Tampinco. Ces événements ont soulevé beaucoup d’indignation et provoqué bien des tensions, en
particulier dans les syndicats philippins. Depuis cette grave « bavure », il n’y a plus eu d’assassinat à
déplorer. [Les assassinats ont malheureusement repris, à une échelle jamais vue, après la crise du PCP en
1992-1993].
Le massacre de Digos
Dans le village retiré de Digos, à Mindanao, une secte protestante s’est constituée en milice anticommuniste armée. Le 25 juin 1989, alors que la population était réunie pour un service religieux, une
unité de la NPA s’est accrochée militairement à des « vigilants ». Trente-sept villageois ont trouvé la mort
dans les combats qui ont suivi, dont de nombreuses femmes et enfants. Maître des lieux, l’unité de
guérilla a prodiguée des soins. Mais avant qu’elle ne se retire, deux cadavres ont été décapités.
L’émotion provoquée par l’annonce de cette tuerie a été profonde. Le Front national démocratique a
constitué une commission d’enquête qui a demandé la mise en accusation de l’unité de la NPA concernée
et des deux guérilleros coupables d’avoir décapité les cadavres.
Des cadres important du PCP ont probablement été impliqués dans cette série d’événements dramatiques.
Cependant, la direction nationale semble être surtout intervenu pour interrompre les purges, interdire
l’usage de la torture et rechercher les coupables. Mais c’est la capacité du mouvement communiste
philippin à respecter dans ses propres rangs les droits de l’homme les plus essentiels, même en temps de
guerre civile, qui est en cause. Ainsi que la capacité de la NPA à protéger la population malgré le
développement des « vigilants » et l’aggravation de la militarisation du pays. Nous revenons sur cet
ensemble de questions dans le chapitre X de ce Cahier.
La gauche révolutionnaire doit pouvoir montrer en pratique qu’elle est porteuse des valeurs
démocratiques. Joel Rocamora notait l’importance de cette question dans une interview publiée aux
Philippines en février 1989 : « La gauche, dans divers pays du tiers monde a besoin de faire une certaine
autocritique. Nous nous trouvons, dans ces pays, devant une situation où des forces anti-démocratiques
ont été à même de s’emparer du drapeau de la démocratie pour leur propres fin anti-démocratiques. Les
forces de gauche doivent commencer à réfléchir très sérieusement sur ce qui, dans leur idéologie, leur
pratiques passées, leur situation interne, leur a compliqué la conquête de la bannière démocratique ».
[43]
Reprendre l’initiative
A la fin 1989, la gauche philippine n’avait pas encore réussi à reprendre durablement l’initiative politique.
Les luttes sociales ont certes été, cette année-là, particulièrement dynamiques. Le rassemblement
syndical du Premier Mai a été fort important. La coalition féministe Gabriela a continué de se renforcer.
De nombreuses terres ont été occupées par des paysans. Mais aucun mot d’ordre n’a encore la même
fonction unificatrice que l’appel au renversement de la dictature, sous Marcos. L’instabilité politique est
grande mais les principaux protagonistes en présence restent le régime, l’armée et l’opposition de droite.
Les années 1990-1992 vont être particulièrement difficiles pour la présidence Aquino. Le coup d’État de
décembre 1989 a révélé à quel point l’armée échappait au contrôle du gouvernement. L’incurie
gouvernementale reflète l’immobilisme suicidaire des classes dominantes. Rien ne peut forcer l’oligarchie
foncière à accepter une réforme agraire dont, pourtant, l’avenir du régime dépend. Incapable de faire
front face au FMI, la bourgeoisie industrielle et financière se contente d’accumuler des fortunes. Elle n’est
porteuse d’aucun modernisme. Signe des temps, c’est l’aile ultra de l’armée qui prétend, à droite, lutter
pour un assainissement du pouvoir. Pour la première fois, enfin, la présence des bases américaines peut
devenir l’objet d’une ample opposition.
Le mouvement révolutionnaire doit être à même de jouer à nouveau un rôle central durant ces années de
crise, 1990-1992. Encore faut-il que les leçons de la décennie quatre-vingt soient assimilées et que la
pluralité de la gauche populaire des Philippines soit acceptée. Aux cotés du Parti communiste et des
Chrétiens pour la libération nationale, d’autres courants se manifestent en effet. Pour l’essentiel, les
Volontaires pour la démocratie populaire (VPD) sont issus du mouvement national démocratique. Ils
introduisent dans cette tradition une conception plus unitaire du combat politique. L’organisation
socialiste Bisig regroupe des éléments venus de tous les horizons de la gauche. Une aile des sociauxdémocrates tend à prendre son indépendance vis-à-vis du régime Aquino. Vivace, le mouvement de masse
ne peut être enfermé dans les frontières idéologiques propres aux partis.
Le débat politique ouvert par la « révolution de février » 1986 est loin d’être clos, même s’il reste
largement informel. Il touche à des questions essentielles comme les conceptions stratégiques, la relation
lutte armée-lutte politique, le respect des règles démocratiques dans le mouvement communiste,
l’autonomie du travail non-clandestin, les rapports entre parti et organisations populaires, la dynamique
du mouvement syndical, les fondements d’une réforme agraire, la politique de front uni, l’importance des
luttes féministes, l’actualité du combat écologique, le rôle des organisations non-gouvernementales, la
politique internationale de l’extrême gauche, le projet de société socialiste.
Nous avons cherché à approfondir ces questions en présentant dans les chapitres qui suivent des
documents et des éléments du dossier concernant la gauche [Le Cahiers avec ces documents n’a jamais vu
le jour.]
P.-S.
* Publié comme « Document de travail de l’Institut international de Recherches et de Formation » n° 6,
Amsterdam, décembre 1989.
Notes
[1] Ce chapitre est une version remaniée d’un article parut sous le titre « La crise des Philippines »
dans la revue Hérodote n° 52, premier trimestre 1989.
[2] Marcos est mort en exil, en septembre 1989.
[3] EDSA : Epifanio de los Santos Avenue, le nom de l’une des principales artères de la capitale qui
longe les casernes militaires rebelles autour desquelles les manifestants se sont rassemblés, exigeant
le départ du président-dictateur.
[4] Le courant national démocratique englobe un ensemble de mouvements légaux et clandestins qui se
reconnaissent dans les objectifs du Front national démocratique (connu sous son sigle anglais de NDF),
lui-même dirigé par le Parti communiste des Philippines (PCP).
[5] Le courant appelé social-démocrate est, aux Philippines, d’origine chrétienne. Il comprend, à
l’époque, lui aussi des composantes légales et des composantes clandestines.
[6] Ces chiffres et les suivant sont tirés de Corazon, Baytion, Esguerra, Magno, « Development
Cooperation and the Aquino Administration, Preliminary Survey, Initial Views », rapport au symposium
national A Midterm Assessment of the Aquino Govemment, 4 octobre 1989.
[7] Voir James Clad, « Poor get poorer », Far Eastern Economic Review, 18 août 1988. Philippine
Information n° 70, novembre 1988.
[8] Corazon et…, op . cité p. 2.
[9] Voir notamment Joel Rocamora, Land Reform under Aquino : Making Very Much of Very Little,
Transnational Institute, Amsterdam, octobre 1988 ; James Clad, « Land Mines Ahead », Far Eastern
Economic Review, Hongkong, 23 juin 1988 ; et Rigoberto Tiglao, « Scam exposes flaws in land reform
programme. Caught in the act », FEER, 13 juillet 1989.
[10] Voir Francisco Nemenzo, « A Season of Coups, Military Intervention in Philippine Politics »,
Diliman Review, vol. 34, n° 5 & 6, 1986 et Carolina G. Hernandez, « Toward Understanding Coups and
Civilian-Military Relations », Kasarinlan, vol. 3, n° 4, quatrième trimestre 1987.
[11] Pierre Rousset, « L’armée philippine défie ouvertement les institutions démocratiques », Le Monde
diplomatique, octobre 1987.
[12] Amnesty International, « Armée Assassine, Hier et Encore », Association pour les éditions
francophones.
[13] Corazôn Aquino est née Cojuanco, l’une des plus riches et puissantes « dynastie politiques » de
l’oligarchie philippine. Voir sur l’histoire particulière de l’élite philippine, Benedict Anderson, «
Cacique Democracy in the Philippines : Origines and Dreams », New Left Review, Londres, mai-juin
1988, n° 169.
[14] Le PDP a été constitué originellement dans la province de Cagayan de Oro, dans l’île de Mindanao.
[15] Le LDP —Laban ng Demokratikong Pilipino—, présidé par Ramon Mitra, vient de la fusion du PDP
et du Lakas ng Bangsa (Force de la Nation).
[16] « Guns, Goons and Gold » en anglais » ; les « trois G ».
[17] Cité par Renato Constantino et Letizia R. Constantino, The Philippines : The Continuing Past, The
Foundation for nationalist studies, Quezon City, 1978, p. 196.
[18] Notons par exemple que le Tagalog, la langue nationale, n’est naturellement parlée que par 30 %
de la population, dans le Centre et le Sud de l’île de Luzon —ainsi qu’à Manille. D’autres langues et
dialectes sont parlés dans le reste de l’île et de l’archipel. Le Tagalog est pour beaucoup une deuxième
langue dont la diffusion est favorisée par la télévision et les bandes dessinées.
[19] L’archipel philippin comprend 7100 îles et îlots, une douzaine seulement portant une population
significative.
[20] Eduardo C. Tadem, Handbook on the Reorganization Proposals for the Ministry of Agrarian
Reform, Presidential Commission on Government Reorganization, Manille, décembre 1986.
[21] Voir notamment les études du Philippine Peasant Institute (PPI) de Quezon City, ainsi que les
travaux du Third World Studies Center, de l’Université des Philippines (Diliman), tel que : Political
Economy of Philippines Commodities, TWSC, Quezon City, 1983, dans lequel se trouve rassemblés des
études sur les secteurs de la banane, du sucre, de la noix de coco et du tabac.
[22] Sur la question musulmane, voir notamment Peter Gordon Gowing, Muslim Filipinos Héritage and
Horizon, New Day Publishers, Quezon City, 1979 ; Peter G. Gowing et Robert D. McAmis ed., The
Muslim Filipinos, Solidaridad Publishing House, Manille, 1974 ; Solidarity , n° 97, vol. 4, 1983 ; Rene
Agbayani, « The Bangsa Moro Struggle », Diliman Review, vol. 35, n° 2, 1987 ; Philippines informations
n° 249, janvier 1987.
[23] Voir la lettre de Joven Peleador, secrétaire général de la Kabataang Makabayan (il démissionna en
1986), reproduite dans Liberation, vol. XV, n° 5, septembre 1987, p. 14. La version du CPDF (Front
populaire démocratique de la Cordillera, proche de la NPA) de la scission Balweg est publiée dans
Liberation vol. XV, n° 3, juin-juillet 1987. On trouvera une analyse différente dans Nestor T. Castro, «
Why the CPP and Balweg Parted Ways », Katipunan, vol. 1, n° 6, avril 1988.
[24] Voir en français : Georges Fischer, José Rizal, Philippin, Maspero, Paris 1970.
[25] Pour nombre de Philippins ayant accédés aux universités, l’anglais est la langue du raisonnement
et de l’étude, le Tagalog est la langue du sentiment et de la vie quotidienne. Le « taglish »" (de «
English », pour anglais) naît de leur combinaison.
[26] Sionil Jose, « L’écrivain philippin dans le combat contre l’injustice », Le Monde diplomatique,
septembre 1988. L’ilokano est parlé dans le nord de l’île de Luzon.
[27] Voir à ce sujet Renato Constantino, Neocolonial identity and counter consciousness, Merlin Press,
Londres, 1978.
[28] Chiffres arrondis tirés de L’état des religions dans le monde, La Découverte /Le Cerf, Paris, 1987.
On notera qu’il n’y a officiellement pas d’athées ou de non-croyants aux Philippines. Le Christianisme
philippin populaire a réintégré des éléments du fond culturel autochtone. Certains chiffres sont sujets à
polémique, comme celui de la population musulmane qui peut être sous-estimé. On évalue en effet
souvent cette population à 5 millions (voir Kim Gordon Bates, Le Monde du 20-21 mars 1988).
[29] Cité par James Clad, Philippines Informations, n° 63, avril 1988. Sur les rapports entre l’Eglise et
l’Etat, voir aussi Rolando Yu et Mario Bolasco, Church-State Relations, St. Scholastica’s College,
Manille, 1981 ; Mil Rœkaerts, « Church and State in the Philippines », Pro Mundi Vita : Dossiers,
octobre 1981 et « Peoples Power and Kilowats, The Unfinished Revolution in the Philippines », Pro
Mundi Vita : Dossiers, 2/3 1986.
[30] Voir Reynaldo Clemeña Ileto, Pasyon and revolution, Popular Movements in the Philippines,
1840-1910, Ateneo de Manila University Press, Quezon City, 1979
[31] Voir Sonia Rupon, « Les chrétiens révolutionnaires aux Philippines », Inprecor n° 246, juillet 1987.
Le père Edicio de la Torre a décrit son évolution théologique et politique dans Touching Ground,
Taking Roots, Socio-Pastoral Institute, Quezon City, 1986.
[32] SOT : Special Operation Team, Unité opérationnelle spéciale.
[33] Il faut aussi noter la présence de Crow Valley, un excellent centre d’entraînement pour l’aviation,
de Camp John Hay, zone de repos, et des stations d’appuis Wallace et O’Donnell. Voir Roland Simbulan,
The Bases of our Insecurity, Balai Fellowship, Metro Manille, 1983 ; Patricia Ann Paez, The Bases
Factor, Center for Strategic and International Studies of the Philippines, Manille, 1985 ; et le récent
dossier présenté par James Clad dans la Far Eastern Economic Review du 21 avril 1988.
[34] Ce chapitre est une version remaniée d’un article parut originellement dans Philippines
Information, n° 74, juillet 1989.
[35] Voir notamment l’article de Marty Villalobos, « Pour un cadre de référence politico-militaire », p. x
de ce CER.
[36] Kim Gordon Bates, « Inside the Revolution », South, november 1988.
[37] Jose Maria Sison, The Philippine Revolution, The Leader’s View, New-York 1989 : Crane Russak, p.
52.
[38] Nos Tâches Urgentes, résolution du comité central, 1976.
[39] Voir le tableau récapitulatif publié à l’occasion du quinzième anniversaire de la fondation du PCT,
Ang Bayan, vol. XV, n° I0, décembre 1983, p. 5. L’exactitude de ces chiffres est difficile à vérifier niais
ils donnent des ordres de grandeur crédibles.
[40] « Our Party Has Completed 15 Years of Leadership », éditorial, Ang Bayan, vol. XV, n° 100, pp.
4-5.
[41] Idem.
[42] Walden Bello, Creating the Third Force : US Sponsered Low Intensity Conflict in the Philippines,
édition philippine, 1987, p. 75.
[43] Joel Rocamora, « Burden of a Client State », interview, Newsweek, 15 février 1989, p. 45.