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Numéro 14 du 15 avril 2010 http://www.clionautes.org « C’est le rap qui a créé la banlieue, ce n’est pas la banlieue qui a créé le rap. Le surgissement des banlieues n’est pas dû aux MJC, aux ZEP, aux ZUP, au théâtre populaire, aux plans économiques ou aux politiques de la ville. Le concept moderne de banlieue, c’est le rap qui l’a fait naître. Avant, le concept de banlieue, c’est un concept de sociologues, d’une niaiserie infernale. Les banlieues qui prennent la parole et s’insurgent contre la société française, c’est le rap. » Entretien avec Claude Sicre, membre du groupe de rap occitan les Fabulous Trobadors, cité dans l'article de Barbara Loyer « Langue et Nation en France », Hérodote, 2007/3, n°126. Au collège, on appréhende généralement la banlieue dans sa dimension spatiale, comme extension d'une agglomération ou discontinuité. Mais on aborde rarement la dimension territoriale de « la banlieue ». Musique emblématique et identitaire de « la banlieue », musique de combat et de joutes (verbales), à la fois mouvement artistique et communauté sociale, le rap offre une porte ouverte sur le territoire de banlieue. En ce sens, il est possible d'utiliser le rap dans une réflexion de géographie politique et culturelle, comme l'a fait Barbara Loyer, disciple d'Yves Lacoste (voir bibliographie). L'expression « banlieue » que l'on utilise ici renvoie avant tout à l'usage médiatique et contemporain du terme, employé par les rappeurs eux-mêmes et par les observateurs pour désigner les grands ensembles et les cités des quartiers périphériques des agglomérations. On se propose ici d'aborder ces territoires de banlieue à travers le rap et de l'inclure dans une problématique plus vaste d'aménagement des territoires, en relation avec les politiques récentes (plan Espoir Banlieue - 2008). Les territoires et leur aménagement Apparue au cours des années 80 dans la géographie française, la notion de « territoire » est devenue un concept fondamental des études géographiques. D'échelles variables et emboîtées, interrogeant le rapport des sociétés à un espace qu'elles se sont données, appropriées et pensées, mêlant ainsi du matériel et de l'idéel, les territoires s'inscrivent parfaitement dans des réalités vécues. Les politiques ont investi le concept de « territoire » dans les maillages institutionnels en partant en quête de l'identité réelle ou supposée, passée ou présente des espaces qu'ils administrent. Pour le géographe, questionner l'identité des territoires, c'est interroger les lieux qui façonnent les identités individuelles ou collectives : c'est en ce sens que l'on parle de « territoires identitaires ». Mais c'est aussi remonter de l'individu au territoire en décryptant les projets et les vertus que les sociétés prêtent ou portent pour leurs territoires : c'est en ce sens que l'on peut entendre la notion d' « identité des territoires » (France Guérin-Pace). Espace identifiable par ses formes architecturales, approprié voire sanctuarisé par ses habitants, reconnu et parfois stigmatisé par les politiques et les médias, la banlieue est un territoire identitaire. En 2003, dans une grande enquête nationale menée par l'INSEE « Histoires de vie » sur le sentiment d'appartenance et d'identité des Français, à la question « Si je vous demande d'où vous êtes, que répondez-vous ? », un nombre non négligeable de personnes répondaient « de banlieue ». La question de l'aménagement des territoires a été profondément renouvelée ces dernières années en France, en partie car les territoires sont désormais au cœur de la réflexion des acteurs de l'aménagement, observateurs comme décideurs politiques. Longtemps perçu en terme de déséquilibres spatiaux à réduire au sein d'un territoire national, l'aménagement est désormais pensé à échelle variable de territoires identifiés comme spécifiques par leurs caractères. Ainsi, la question de l'aménagement des banlieues était initialement inscrite dans les politiques du logement, puis sous Mitterrand incluse dans une politique de la ville (à partir de 1984). Mais la banlieue y était pensée en terme de quartiers dans l'espace urbain. Un seul plan spécifique aux banlieues avait été proposé en 1992 par Bernard Tapie, alors Ministre de la Ville, mais il s'était perdu dans les démêlés politico-financiers de son auteur et les changements de majorité. Il faudra attendre 2008 pour que Fadela Amara, secrétaire d'État chargée Le Labo des Clionautes, n°14 du 15 avril 2010 1 de la Politique de la Ville, propose un plan « Espoir Banlieues - Une dynamique pour la France », signe que l'on considère enfin la banlieue comme un territoire en soi, qui mérite l'attention des aménageurs. Il est à l'heure actuelle délicat de dresser le bilan d'un plan si récent, mais les critiques sont déjà nombreuses un an après sur les effets et le manque de moyens déployés pour le plan « Espoir Banlieue » Le rap, langue des territoires de banlieue La première difficulté réside dans les limites que l'on fixe au rap comme genre musical, dans sa genèse et dans son évolution. Le rap est tout d'abord la langue d'un territoire et personnifie la banlieue en tant qu'acteur historique. Il y a concomitance entre l'émergence du rap dans les années 80, via la bande FM ou les MJC de quartier, et l'identification simplifiée (et même simpliste) du territoire dit de « banlieue ». Dans les quartiers de cités, une communauté, généralement jeune et métissée, prend alors la parole par ce média. Le rap français est souvent considéré comme l'expression la plus aboutie, par sa créativité et sa diversité, des différents formes du mouvement hip-hop né aux Etats-Unis à la fin des années 70. Pour saisir la richesse de ce mouvement artistique, il ne faudrait pas réduire l'écoute aux artistes désormais inscrits dans le paysage musical français (IAM, MC Solaar ...). Il existe tout un pan de cette musique qui est à l'écart des circuits commerciaux, mais qui est en partie accessible sur internet (voir sitographie). La banlieue est la figure centrale ou le cadre déterminant de nombreux morceaux de rap. Les rappeurs définissent ce territoire suivant différents critères. la cité est un ring, un lieu entre quatre tours, un bas d'immeuble où les relations se font dans un climat constant de violence. le critère d'appartenance à ce territoire repose sur la fidélité. Le rappeur qui réussit et sort du quartier doit constamment lutter dans ses paroles pour continuer à représenter légitimement son quartier, ce que traduisent la prédominance dans la production de morceaux dits « clashes » où des groupes se répondent. c'est un territoire entre l'ici et l'ailleurs. Les rappeurs français revendiquent une double-culture, pas toujours simple à assumer, issue de leur propre histoire ou de celle de leurs pères : le rapport à l'Afrique est fort, même si les paroles expriment assez souvent le sentiment d'être étranger ici et là-bas. D'ailleurs, il est significatif que les rappeurs se soient appropriés la langue française, jouent avec, la détournent et la réinventent, mais que le rap en langues de l'immigration est très rare. Le rap, la banlieue et la nation française À travers le rap, c'est le rapport de la nation française à ses marges que l'on peut aborder dans une réflexion géopolitique sur la langue. La marginalité du « rappeur de banlieue » face à la norme imposée (ou supposée ?) du français peut être mise en parallèle avec celle des locuteurs en langue régionale. La langue est un enjeu géopolitique, source de tensions et de positionnements territoriaux. Les jeunes de banlieue, comme les Corses ou les Bretonnants, investissent et revendiquent un territoire et se positionnent face au territoire de la nation. Les rapports sont souvent vécus en terme d'adversité, de refus, voire de rejet. La France est vue comme un personnage à part entière qui prend les traits de l'ennemi, de l'oppresseur. La nation française est perçue comme castratrice des territoires locaux, par son incapacité à comprendre les problèmes des banlieues. Les coupables sont en vrac le capitalisme, la pauvreté, les politiques, « le système ». Les rappeurs placent ainsi leur territoire dans une position de victime qui ouvre le droit à revendiquer. La victimisation constitue aujourd'hui le socle d'une identité à défendre, ce que, poussé à son paroxysme, le philosophe occitan Félix Castant qualifie de « pensée nationalitaire » pour la question régionale et qui, transposé dans le contexte des banlieues, pourrait être une donnée sous-jacente des émeutes de 2005. La diversité des morceaux de rap montre aussi des degrés de participation à l'identité nationale (sans polémique). Il est intéressant de voir que la qualité structurante des revendications passe par le niveau de langue employé. Le dégoût, la haine, la légitime défense, l'appât de l'argent facile se retrouvent dans des textes au phrasé, à la sémantique et à l'orthographe brutaux que chantent des groupes de rap à l'auditoire réduit. À la différence, des rappeurs reconnus comme MC Solaar, Assassins, Disiz la Peste ..., expriment par des textes plus élaborés et policés leurs interrogations sur le rapport à la colonisation, leur refus du nihilisme et de la révolte, leur empathie pour les « petits frères », les questions d'éducation, le rôle des médias ... Barbara Loyer rapproche cela du concept de « francité » élaboré par Léopold Sedar Senghor qui associe l'usage et la maîtrise d'une langue à la participation à certains traits de la société qui lui est liée. Par ailleurs, la ligne de combat géopolitique se déplace dans le rap français, notamment depuis 2002. Les discours du FN et le danger électoral ont ainsi amené les rappeurs à reconsidérer leur identité et leurs actions comme part constitutive de la nation. Par exemple, en 2007, la mobilisation aux présidentielles a été forte et massive pour Ségolène Royale face aux « kärchers » de Nicolas Sarkozy. Comme le dit un badge de SOS Racisme depuis 2002, « la France, c'est nous ». Le rap place ainsi la banlieue au cœur de l'identité française à différentes échelles, en terme de corps civique et de francophonie. Le Labo des Clionautes, n°14 du 15 avril 2010 2 Du rap en classe de 4ème dans un cours sur l'aménagement des territoires Durée de la séance : 1h30 / 2h 1er temps : une idée fausse, banlieue et cités Afin d’éviter toute confusion sur les termes, j’ai pris 10 minutes pour rappeler avec les élèves la diversité de la banlieue. Ce que le rap définit comme banlieue, ce n’est que « la cité », le « quartier ». Par un survol de Saint-Denis avec Google Earth, on a pu identifier cette diversité des espaces de banlieue. 2ème temps : « la banlieue » des rappeurs, un territoire identitaire objectif : identifier le territoire aménager et ses difficultés à C’est là qu’intervient le rap. À partir de 3 groupes de rap, j’ai cherché à leur montrer que les rappeurs identifient leur banlieue en deux dimensions : 1°) par les problèmes et/ou les valeurs qu’ils s’attribuent; 2°) par rapport, et très souvent par opposition, à la France. Mais il est nécessaire de nuancer ces relations à soimême et aux autres qui s’exprime en fonction de l’identité des rappeurs, de leurs parcours, de leur réussite … Les 3 chansons utilisées (suivant les textes analysés par Barbara Loyer) : Sniper, Brûle (2006) / Fonky Family, Dans la légende (2008) / Disiz la Peste, Jeune de Banlieue (2006). Le premier caractérise le conflit ; le second marque le fossé d’incompréhension qui semble se creuser entre la France et ses banlieues ; le troisième (celui qui a « le mieux réussi ») démontre au contraire une fierté et une forme d’intégration à la nation. J’ai donné aux élèves une partie des paroles. Certaines sont assez crues et, sans être dupe, je ne voyais pas l’intérêt de les mettre sur papier. La seule consigne était de relever sur chaque chanson comment les rappeurs voyaient leur banlieue, comment ils voyaient la France et comment ils pensent que la France les regarde. La plupart des élèves s’investissent dans ce travail. Puis on a construit un petit schéma pour chaque chanson où l’on positionnait la banlieue (rond), la France (carré) en les définissant et par un symbole reliant l’un l’autre. Le premier, je l’ai fait pour être clair. Le second, on l’a fait ensemble et le 3ème, ils ont essayé de le faire. L’activité de schématisation demande un bon niveau d’abstraction, mais les bons élèves ont bien cerné. Pour le second schéma, un élève (sollicité je le reconnais) a proposé d’éloigner la France de la banlieue et, pour le troisième, un élève a spontanément placé le rond (banlieue) dans le carré (France). 3ème temps : les politiques d'aménagement des banlieues Objectif : identifier les acteurs et les effets des politiques d'aménagement des territoires. Le Labo des Clionautes, n°14 du 15 avril 2010 3 On replace sur un schéma les difficultés ressenties par les habitants de ces banlieues (ce que les chansons en disent). Puis, à travers un article dressant un premier bilan du « plan espoir banlieue », annoncé en 2008 par Fadela Amara, on cherche à voir sur quels domaines agissent les acteurs de l’aménagement (logement, éducation, emploi …) et qui ils sont. La définition préalable de la banlieue comme territoire identitaire permet alors de s’apercevoir que l’un des échecs de ces politiques, le « busing » qui consiste à emmener les enfants des quartiers défavorisés hors de leur carte scolaire s’explique peut-être par le fait qu’il ne respecte pas la fierté identitaire de ces quartiers. On peut faire la même hypothèse quant à la violence endémique et entretenue dans les banlieues. Concluons par un mot d’élève : « Monsieur, c’est mieux que de faire de la géographie, ça ! ». Au moins pour une fois, il n’aura pas trop souffert ! Lire Barbara Loyer, « langue et nation en France », Hérodote, 2007/3, n°126, p. 87-114 http://www.herodote.org/article.php3?id_article=293 France Guérin-Pace, « Sentiment d’appartenance et territoires identitaires », Espace géographique, 2006/4, tome 35, p. 298-308 (dans un dossier consacré à l'identité des territoires) http://www.cairn.info/revueespace-geographique-2006-4.htm N. Baron-Yellès, France : Aménager et développer les territoires, La Documentation Photographique, n°8067, janvier-février2009. L’auteur Sur le Web Un site consacré au rap français http://www.lavi2rue.com Un blog d'un particulier qui recense des albums de rap librement téléchargeables http://rapgratuit.blogspot.com/ Le plan espoir banlieue sur le portail du gouvernement : http://www.gouvernement.fr/gouvernement/planespoir-banlieues-une-nouvelle-dynamique-pour-lafrance L'association des maires « ville et banlieue » de France http://www.ville-et-banlieue.org/ Le_Labo, revue bimestrielle des Clionautes Sébastien Peigné enseigne au Collège André Malraux de Granville (50). Le Labo des Clionautes, n°14 du 15 avril 2010 Directeur de publication : Emmanuel Maugard. Rédacteur en chef : Jean-Pierre Meyniac. Adhérer à l’association : http://www.clionautes.org/spip.php?article493 4