Un destin romain - Reseau

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Éric Zemmour
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III - Zemmour historien
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Un destin romain
par Danièle Masson
Éric Zemmour ressemble au narrateur de
Petit frère, qui aime, en déambulant dans Paris,
réécrire l’histoire de France et du monde. Il en
détourne le cours, transforme les défaites en
victoires, et stoppe l’élan de ses mauvais génies, Hitler ou Lénine. Il éprouve une passion
déraisonnable pour l’histoire. Zemmour aussi,
et cette passion date de l’enfance : il aime à
raconter que, lors d’une colonie de vacances,
sa mère avait été convoquée parce que dans
le train, il ne parlait à personne, plongé qu’il
était dans le Napoléon d’André Castelot.
Le modèle qu’il revendique, c’est Jacques
Bainville, journaliste et historien. Après des
études à la faculté de Droit de Paris et un passage à la Gazette de France, Bainville devint,
de 1908 à sa mort en 1936, le responsable de
la rubrique de politique étrangère au quotidien
L’action française. Comme lui, Zemmour n’est
pas historien de métier mais, à ses débuts au
Quotidien de Paris, il porte un regard historique
sur l’actualité et l’incite à se regarder dans le
miroir de l’histoire : « Nous sommes quelque
part entre 1900 et 1815 », écrit-il au début du
dernier chapitre de Mélancolie française.
Certains mauvais esprits, Noël Mamère et
Patrick Farbiaz, lui ont reproché de se livrer à
une manipulation idéologique du passé, de
l’assigner à un rôle de validation pure et simple
de ses thèses. C’est réducteur et délibérément
hostile, mais ils n’ont pas toujours tort. L’histoire n’est pas pour Zemmour un viatique pour
le présent et l’avenir, mais un modèle ou un
contre modèle, où il puise ses raisons d’éclairer
le présent et de prévoir l’avenir.
Au contraire de Zemmour enfant, Bainville
n’aimait pas l’histoire à l’école, qui l’abreuvait
de « comment » et le privait de « pourquoi ».
Son Histoire de France vise à expliquer les
faits, à dégager les ressorts psychologiques, les
motifs et les intentions de ceux qui conduisent
les grandes affaires, à prédire et à juger aussi,
à célébrer enfin : son Histoire de France est un
bel éloge de la France.
Il résume l’histoire de France en un destin
romain désormais inaccessible. D’où le premier et le dernier chapitre de Mélancolie française : Rome ouvre le livre et La chute de
Rome le clôt.
Évoquant la succession de migrations et de
conquêtes, il la définit ainsi : « La fusion des
races a commencé dès les âges préhistoriques.
Le peuple français est un composé. C’est mieux
qu’une race. C’est une nation ». Dans laquelle
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« le mélange s’est formé peu à peu, ne laissant
qu’une heureuse diversité ». (1)
Pour Zemmour comme pour Bainville, la
France, c’est d’abord une géographie, « un
isthme, une grande voie de communication
entre le Nord et le Midi », écrit Bainville ; (2)
« nous sommes le seul pays d’Europe à la fois
continental et maritime », écrit Zemmour. (3)
À partir de constats similaires, les deux écrivains divergent : Bainville décrit la France telle
qu’elle s’est peu à peu formée, Zemmour la
voudrait conforme à son vœu. D’où l’accroche
qui ouvre vigoureusement le livre, reprise en
anaphore : « La France n’est pas en Europe ;
elle est l’Europe ». Ce n’est plus une description, c’est une thèse : par sa double configuration géographique, la France devait mener une
double politique, continentale et maritime,
alors que l’Angleterre n’était qu’une puissance
maritime, et l’Allemagne une puissance continentale. Le destin de la France était de rassembler l’Europe continentale.
C’était le projet de concorde européenne
placée sous la tutelle française selon le cardinal
de Richelieu. C’était le projet d’une Europe
française sous la botte de Napoléon. C’était le
projet de De Gaulle, d’une Europe des Six, et
la France, première des six. Zemmour commente : « L’Europe des Six correspond exactement à la France rêvée par mille ans de rois et
d’empereurs : c’est l’Hexagone, la Belgique,
le Luxembourg […] l’Allemagne rhénane […]
et l’Italie du Nord […] C’est l’Europe riche. La
grande nation. La France idéale ». (4)
Une grande nation qui ressemble à l’Empire.
Zemmour rêve d’une France qui recommencerait à sa manière l’Empire romain. Peut-être
s’inspire-t-il de Bainville, mais pour s’en éloigner très vite. Bainville reconnaît la dette de l
France à l’égard de Rome : « À qui devons-
nous notre civilisation ? À qui devons-nous
d’être ce que nous sommes ? À la conquête
des Romains ». Et il célèbre la victoire de
Rome : « L’héroïsme de Vercingétorix et de ses
alliés n’a pas été perdu : il a été comme une
semence. Mais il était impossible que Vercingétorix triomphât et c’eût été un malheur s’il
avait triomphé ». (5) Mais Bainville est fidèle à
Maurras, pour qui la nation est « le plus vaste
des cercles communautaires qui soient (au temporel) solides et complets ». Évoquant l’empire
de Charlemagne il écrit : « L’Empire de Charlemagne était fragile parce qu’il était trop vaste.
Dans une Europe où les nations commençaient
à se différencier, refaire l’Empire romain était
un anachronisme ». (6) Zemmour, lui, fait volontiers sienne l’interrogation de Drieu La Rochelle dans L’homme à cheval : « Sa patrie est
amère à celui qui a rêvé l’empire. Que nous
est une patrie si elle ne nous est pas promesse
d’empire ? » (7)
La vision de Bainville est strictement historique. Celle de Zemmour est plutôt celle d’un
chantre qui célèbre les paradis perdus. Son livre n’est pas une histoire de France, mais le
récit d’une mélancolie française – étymologiquement bile noire – qui fut celle de la France
après Waterloo, et qui est aussi la sienne. Mélancolie et non nostalgie, car il n’y a pas d’espoir que revienne la grandeur de la France :
« L’Europe continentale sous domination française est une chimère qui s’éloigne ». (8)
Il s’agit donc d’une pavane pour un empire
défunt qui commence avec Clovis. Le baptême
de Clovis par Saint Rémi, évêque de Reims,
avec trois mille de ses guerriers, vers 496, est
souvent comparé au baptême de la France : la
France, alors majoritairement arienne, devient
catholique. Mais ce n’est pas cela qui retient
l’attention de Zemmour. Il cite Hincmar, suc-
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cesseur de Rémi à Reims : « Il s’avance, nouveau Constantin […] L’évêque de Reims l’interpelle […] Dépose humblement tes colliers,
fier Sicambre ! Adore ce que tu as brûlé, brûle
ce que tu as adoré ! » Zemmour commente :
« La postérité a retenu la formule flamboyante
et impérieuse adressée au fier Sicambre. Je noterai plutôt la référence sous forme d’évidence
à Rome et au premier empereur christianisé :
Constantin ». De même Charlemagne, empereur d’Occident, sacré à Rome par le pape, est
d’abord pour lui le nouveau Constantin. En
Clovis s’appuyant sur l’Église, s’alliant à la
bourgeoisie gallo-romaine, appliquant le droit
romain écrit, Zemmour voit ce qu’il croit être
les prémices de l’empire : « Un sans-faute.
D’emblée, Clovis imposait à la France et à ses
rois un objectif historique unique : devenir le
nouvel Empire romain ». (9)
Il me semble que Zemmour minore, en Clovis, l’influence du christianisme. Ce qui
compte, pour lui, c’est Rome. Or, la religion
romaine – avant que le christianisme devienne
religion d’État – est moins une foi qu’une pratique, tout ordonnée à la cité. Les mêmes personnes président à la religion et gouvernent
la République, les principaux prêtres sont souvent membres du Sénat ou magistrats. Les Romains implorent les dieux moins pour les honorer que pour se les concilier. Ils sont au
service de l’homme. Et il n’est pas étonnant
que, sous l’Empire, on ait élevé des autels à la
déesse Rome et à Auguste, et qu’après sa mort,
un décret sénatorial l’ait placé au nombre des
dieux. Rome confond le spirituel et le temporel, le religieux et le politique, avec le primat
du politique. Le christianisme au contraire
pose la distinction du spirituel et du temporel :
« Rends à César ce qui est à César et à Dieu
ce qui est à Dieu ». Cette primauté du spirituel,
cette autonomie du politique en son domaine
et sa priorité, mais sa subordination au spirituel
en matière morale et religieuse, sont déjà présentes avec Clovis.
Mais Zemmour date de Philippe Le Bel l’affirmation du pouvoir laïc, comme « extérieur
et antérieur au pouvoir de l’Église et du pape »
(10) et d’Henri IV « la séparation de la religion
et de l’État » : « La règle d’or était fixée : la religion doit s’incliner devant le politique, le sacré doit céder le pas devant la paix civile. Une
« invention » inouïe : la loi de Dieu doit se
soumettre à la loi des hommes ». (11) C’est là
non pas une vision chrétienne des choses, mais
romaine, de la Rome d’avant le christianisme,
affirmant la primauté du politique.
Bainville est plus vrai. Il rappelle qu’à la
chute de l’Empire romain, l’autorité revient aux
évêques, devenus « défenseurs des cités ». Mais
l’Église n’exerce pas le pouvoir, pratique la distinction et non la séparation du temporel et du
spirituel, et cherche à rétablir en Gaule une
autorité politique qui fût chrétienne. « Deux
hommes d’une grande intelligence, le roi Clovis
et l’archevêque de Reims, se rencontrèrent pour
cette politique ». (12) Si le baptême de Clovis
peut être considéré comme le baptême de la
France, le pouvoir politique n’en garde pas
moins son autonomie. Plus tard, le conflit entre
Philippe Le Bel et le pape Boniface VIII vient
aussi, chez celui-ci, de la tentation de confondre les pouvoirs : « je suis César », proclame-til en plein Consistoire. Cette volonté du pape,
comme la théorie des deux glaives – selon laquelle reviennent à l’Église deux modes d’intervention : spirituel, où elle intervient naturellement, temporel, où elle intervient par
l’intermédiaire du bras armé séculier – ne pouvaient que s’opposer à la théorie que les légistes
de Philippe Le Bel concentrent en une formule :
« Le roi empereur en son royaume ».
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Analogues sont les causes du conflit qui opposa le pape Innocent XI à Louis XIV. La loi de
Dieu ne doit pas se soumettre à la loi des
hommes, puisque, selon le christianisme mais
déjà chez Sophocle dans son Antigone, et chez
Platon, et chez Cicéron, la loi naturelle est inscription de la loi divine dans les êtres, contenue
pour les Juifs et les chrétiens dans le Décalogue, mais le pouvoir spirituel doit respecter
une juste autonomie du politique.
Notes
Zemmour reconnaît volontiers aujourd’hui
que « La France a connu une histoire millénaire
façonnée par des siècles de catholicisme ».
(13) Mais, en 2010, l’auteur de Mélancolie
française est partagé entre son désir d’empire
et la réalité de la nation française marquée par
le christianisme. La nation, face à « l’ensemble
baroque du Saint Empire romain germanique »,
s’enracine dans la foi chrétienne de saint Louis
et de ses fils, qui « unifiera pendant des siècles
cet ensemble hétéroclite de fiefs moyenâgeux ». (14) Mais il rappelle aussi que François 1er fut candidat à la couronne du Saint
Empire romain germanique.
9 - ibidem, p. 15 - 16.
1 – Jacques Bainville, Histoire de France, Godefroy de
Bouillon, 1997. p. 22.
2 - ibidem, p. 21.
3 - Éric Zemmour, Mélancolie française. p. 10.
4 - ibidem, p. 173.
5 - Jacques Bainville, Histoire de France. p. 22 - 23.
6 - ibidem, p. 44.
7 - Éric Zemmour, Mélancolie française. p. 144.
8 - ibidem, p. 124.
10- ibidem, p. 8.
11- ibidem, p. 24.
12 - Jacques Bainville, Histoire de France. p. 27.
13 - Causeur, n° 39, octobre 2016. p. 43.
14 - Éric Zemmour, Mélancolie française. p. 19.
15 - Ibidem, p. 19.
Zemmour se dit lui-même « barbare romanisé », et son éloge de la France s’inspire de
Rome assimilatrice, romanisant les barbares,
pratiquant le beau vers de Corneille, « Si vous
n’êtes romain, soyez digne de l’être ». Avec
Andreï Makine, il vante la civilisation française
qui, dans les formes romaines, permit aux peuples barbares d’assimiler l’héritage gréco-romain : « Les Français ont pris l’antiquité comme
un creuset bouillonnant de formes à imiter, allant de l’organisation d’une cité jusqu’à l’organisation stylistique d’un texte ». (15)
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