les mariés de la tour eiffel

Transcription

les mariés de la tour eiffel
LES MARIÉS DE LA TOUR EIFFEL
Jean Cocteau
Clara Torelli
La mariée
Clément Chaussin
Le marié
Axel Bechu
Le beau-père
Diane de Cosnac
La belle-mère
Justine Cotty
La photographe
Annabel Tassin
Le chasseur, Le général, la collectionneuse de tableaux, la voix de l'appareil photo
Sybille Vergnon
La cycliste, l'Enfant
Maurine Giat
La directrice de la Tour Eiffel, la baigneuse, le lion, l'autruche, le marchand de tableaux, la
dépêche sans fil
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LE CHASSEUR : Tiens, une autruche. (Il épaule son fusil, il tire. Une feuille de papier tombe sur
scène.) Ciel ! Une dépêche.
La détonation réveille la directrice de la Tour Eiffel.
LA DIRECTRICE : Ah ça, monsieur, vous vous croyez donc à la chasse ?
LE CHASSEUR : Je poursuivais une autruche. J'ai cru la voir prise dans les mailles de la Tour
Eiffel.
LA DIRECTRICE : Et vous me tuez une dépêche.
LE CHASSEUR : Je ne l'ai pas fait exprès.
Voici la photographe de la Tour Eiffel.
LA PHOTOGRAPHE : Vous n'auriez pas vu passer une autruche ?
LE CHASSEUR : Si ! Si ! Je la cherche.
LA PHOTOGRAPHE : Figurez-vous que mon appareil de photographie est détraqué. D'habitude
quand je dis : « Ne bougeons plus, un oiseau va sortir », c'est un petit oiseau qui sort. Ce matin, je
dis à une dame : « Un petit oiseau va sortir » et il sort une autruche. Je cherche l'autruche, pour la
faire rentrer dans l'appareil.
Sortie du chasseur.
La directrice s'aperçoit soudain que la dépêche porte son adresse. Elle l'ouvre, elle lit.
LA DIRECTRICE : « Directrice de la Tour Eiffel. Viendrons noce déjeuner, prière retenir table. »
Vite ! Vite ! Nous avons juste le temps de servir la table. (À la photographe) Je vous nomme garçon
de café de la Tour Eiffel. Photographe, à votre poste !
Ils mettent la nappe. Marche nuptiale. Le cortège. La directrice annonce les personnages de la
noce qui entrent.
LA DIRECTRICE : La mariée, douce comme un agneau. Le marié, joli comme un cœur. La bellemère, fausse comme un jeton. Le beau-père, riche comme Crésus. Le général, bête comme une oie.
La directrice de la Tour Eiffel leur fait les honneurs de la Tour Eiffel. Elle leur montre Paris à vol
d'oiseau.
LA MARIÉE : J'ai le vertige !
La photographe et la directrice apportent une table avec les assiettes peintes dessus. La nappe
touche par terre.
LE GÉNÉRAL : À table, à table !
Sortie de la directrice.
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La noce se met à table, d'un seul côté de la table pour être vue du public. Le général se lève.
Discours en gromelot du général. Tout le monde est ému.
LE BEAU-PÈRE : Général, racontez-nous le mirage dont vous avez été victime en Afrique !
Tout le monde s'exclame.
LE GÉNÉRAL : Je mangeais une tarte avec le duc d'Aumale. Cette tarte était couverte de guêpes.
Nous avons essayé de les chasser. Or, c'étaient des tigres.
LE MARIÉ : Quoi ?
LE GÉNÉRAL : Des tigres. Ils rôdaient à plusieurs kilomètres. Un phénomène de mirage les
projetait en tout petit au-dessus de notre tarte et nous les faisait prendre pour des guêpes.
LA BELLE-MÈRE : On ne dirait jamais qu'il a soixante-quatorze ans.
Entre une cycliste.
LE BEAU-PÈRE : Mais quelle est cette charmante cycliste en jupe-culotte ?
LA CYCLISTE : Pardon, messieurs.
LE MARIÉ : Madame, qu'y a-t-il pour votre service ?
LA CYCLISTE : Suis-je bien ici sur la route d'Issy-les-Moulineaux ?
LE MARIÉ : Oui, Madame. Vous n'avez qu'à suivre les rails du tramway.
LE GÉNÉRAL : Mesdames, messieurs, nous sommes justement témoins d'un phénomène de
mirage. Ils sont fréquents sur la Tour Eiffel. Cette cycliste pédale en réalité sur le route d'Issy-lesMoulineaux .
Sortie de la cycliste. La photographe s'avance.
LA PHOTOGRAPHE : Je suis la photographe de la Tour Eiffel et je vais faire votre photographie.
TOUS : Oui ! Oui ! Oui ! Oui !
LA PHOTOGRAPHE : Formez un groupe.
LA MARIÉE (Au public) : Vous vous demandez où sont partis le chasseur et la directrice de la Tour
Eiffel. Le chasseur cherche l'autruche à tous les étages. La directrice cherche le chasseur et dirige la
Tour Eiffel.
LE MARIÉ : Ce n'est pas une sinécure. La Tour Eiffel est un monde comme Notre-Dame.
LA BELLE-MÈRE : C'est Notre-Dame de la rive gauche.
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LE BEAU-PÈRE : C'est la Reine de Paris.
LA PHOTOGRAPHE : Ne bougeons plus. Souriez. Regardez l'objectif. Un oiseau va sortir.
Sort une baigneuse de Trouville. Elle est en maillot, porte une épuisette et un panier en
bandoulière. La noce lève les bras au ciel.
LA MARIÉE : Oh ! La jolie carte postale !
La photographe essaie de faire rentrer la baigneuse de Trouville. Elle jette un peignoir sur ses
épaules, et lui fait croire que c'est une cabine de bain. La baigneuse rentre dans l'appareil en
sautillant.
TOUS : Bravo ! Bravo ! Bis ! Bis ! Bis !
LA PHOTOGRAPHE : Encore si je savais d'avance les surprises que me réserve mon appareil
détraqué, je pourrais organiser un spectacle. Hélas, je tremble chaque fois que je prononce les
maudites paroles. Sait-on jamais ce qui peut sortir ? Puisque ces mystères nous dépassent, feignons
d'en être l'organisatrice.
Elle salue.
TOUS : Bravo ! Bravo ! Bravo !
LA PHOTOGRAPHE : Mesdames, messieurs, malgré mon désir de vous satisfaire, la limite d'heure
m'empêche de vous présenter une seconde fois mon numéro : Baigneuse de Trouville.
TOUS : Si ! Si ! Si !
La photographe regarde sa montre.
LA PHOTOGRAPHE : Et cette autruche qui ne rentre pas. Bon, un autre tableau. Madame, votre
pied gauche sur un des éperons. Monsieur, accrochez le voile à votre moustache. Parfait. Ne
bougeons plus. Une. Deux. Trois. Regardez l'objectif, un oiseau va sortir.
Sort un enfant. Il porte une couronne de papier vert sur la tête. Sous le bras, des livres de prix et
une corbeille.
L'ENFANT (Au mariés) : Bonjour maman. Bonjour papa.
LE MARIÉ : Voilà encore un des dangers de la photographie.
LA MARIÉE : Cet enfant est le portrait de la noce.
LA BELLE-MÈRE : C'est le portrait de sa mère.
LE BEAU-PÈRE : C'est le portrait de son père.
LE GÉNÉRAL : C'est le portrait de sa grand-mère.
4
LE MARIÉ : C'est le portrait de son grand-père.
LA BELLE-MÈRE : Il a la bouche de notre côté.
LE BEAU-PÈRE : Et les yeux du nôtre.
L'ENFANT : Mes chers parents, en ce beau jour, acceptez tous mes vœux de respect et d'amour.
LE GÉNÉRAL : Il sera capitaine.
LE BEAU-PÈRE : Architecte.
LE MARIÉ : Boxeur.
LA MARIÉE : Poète.
LA BELLE-MÈRE : Président de la République.
LE MARIÉ : Que cherche-t-il dans son panier ?
L'ENFANT : Des balles.
LA BELLE-MÈRE : Que fait-il avec ces balles ?
LE GÉNÉRAL : On dirait qu'il prépare un mauvais coup.
LA MARIÉE : Il massacre la noce.
LE BEAU-PÈRE : Il massacre les siens pour avoir des macarons.
L'enfant bombarde la noce qui s'effondre en criant.
LA BELLE-MÈRE : Grâce !
LE MARIÉ : Quand je pense au mal que nous avons eu à l'élever.
LA MARIÉE : À tous nos sacrifices.
LE MARIÉ : Misérable ! Je suis ton père.
LA BELLE-MÈRE : N'auras-tu pas pitié de tes grand-parents ?
LE GÉNÉRAL : N'auras-tu pas le respect du galon ?
L'ENFANT : Pan ! Pan ! Pan !
LA MARIÉE : Je te pardonne.
LE MARIÉ : Sois maudit.
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LA PHOTOGRAPHE : La noce est massacrée.
La photographe court après l'enfant. Elle lui ordonne de rentrer dans le boîte. L'enfant hurle,
trépigne.
L'ENFANT : Je veux vivre ma vie ! Je veux vivre ma vie !
LE BEAU-PÈRE : Un peu de silence, s'il vous plaît. Ne faites pas peur aux dépêches.
La noce se relève. On entendrait voler une mouche. Les dépêches tombent sur scène. Toute la noce
leur saute dessus.
LA MARIÉE : Là, j'en tiens une !
LE MARIÉ : Moi aussi.
LA BELLE-MÈRE : Au secours ! À moi !
LE BEAU-PÈRE : Tenez bon ! Tenez bon !
Entrée de la dépêche sans fil. Tout le monde se tait.
LE BEAU-PÈRE : Mais qui donc êtes-vous ?
LA DÉPÊCHE : Je suis la dépêche sans fil, comme ma sœur la cigogne, j'arrive de New-York.
LA MARIÉE : New-York ! Ville des amoureux et des contre-jours.
LE MARIÉ : en avant la musique !
Danse. Sortie de la dépêche.
LA BELLE-MÈRE : Mon gendre, remerciez-moi. Qui a eu l'idée de venir sur la Tour Eiffel ? Qui a
eu l'idée de mettre la noce un 14 juillet ?
L'ENFANT : Papa, papa !
LE MARIÉ : Que dit-il ?
L'ENFANT : Je veux qu'on me tire en photographie avec le général.
LE MARIÉ : Mon général, vous ne refuserez pas ce plaisir à notre petit Justin ?
LE GÉNÉRAL : Soit.
La photographe, la mort dans l'âme, charge son appareil. L'enfant, à cheval sur le sabre, fait
semblant d'écouter le général qui fait semblant de lui lire un livre.
LA PHOTOGRAPHE : Ne bougeons plus. C'est parfait. Un oiseau va sortir.
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Sort un lion.
LA BELLE-MÈRE : Grand Dieu ! Un lion.
Toute la noce se cache. Le lion regarde le général, car seul le général ne bouge pas.
LE GÉNÉRAL : N'ayez pas peur. Il ne peut y avoir de lion sur la Tour Eiffel. Donc, c'est un
mirage, un simple mirage. Les mirages sont en quelque sorte le mensonge du désert. Ce lion est en
Afrique comme la cycliste était sur la route d'Issy-les-Moulineaux. Ce lion me voit, je le vois, et
nous ne sommes l'un pour l'autre que des reflets.
Le général s'approche du lion. Le lion pousse un rugissement. Le général se sauve, suivi par le lion.
Le général disparaît sous la table. Le lion disparaît derrière lui. Puis le lion sort de sous la nappe.
TOUS : Horreur ! Horreur ! Ahhhhh!
LE BEAU-PÈRE : Que tient-il dans sa gueule ?
LA MARIÉE : Une botte.
LE MARIÉ : Avec un éperon.
Après avoir mangé le général, le lion rentre dans l'appareil.
TOUS : Ahhhhh !
LA BELLE-MÈRE : Pauvre général. Il était si gai, si jeune de caractère.
LE BEAU-PÈRE : Adieu, adieu vieil ami, Votre fin est digne de votre carrière. Vous ne vous êtes
jamais rendu, même à l'évidence.
LA MARIÉE : Nous vous avons vu braver le fauve.
LE MARIÉ : Adieu, ou plutôt au revoir.
LA PHOTOGRAPHE : Trois heures ! Et cette autruche qui ne rentre pas.
LA BELLE-MÈRE : Elle aura voulu rentrer à pied.
L'ENFANT : C'est stupide. Rien n'est plus fragile que les plumes d'autruche.
Entrée de la directrice.
LA DIRECTRICE : Attention ! « Les Mariés de la Tour Eiffel », quadrille, par la musique de la
Garde Républicaine.
TOUS : Bravo ! Bravo ! Vive la Garde Républicaine !
Quadrille.
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Fin du quadrille.
Sortie de la directrice.
LA MARIÉE : Ouf ! Quelle danse.
LE MARIÉ (à la mariée) : Votre bras.
LE BEAU-PÈRE : Madame la photographe, vous ne refuserez pas une coupe de champagne ?
LA PHOTOGRAPHE : Vous êtes trop aimable. Je suis confuse.
LE BEAU-PÈRE : À la guerre comme à la guerre. Mais que veut mon petit-fils ?
L'ENFANT : Je veux qu'on m'achète du pain pour donner à manger à la Tour Eiffel.
LE BEAU-PÈRE : On le vend en bas. Je ne vais pas descendre.
L'ENFANT : Je veux donner à manger à la Tour Eiffel.
LE BEAU-PÈRE : On ne lui donne qu'à certaines heures. C'est pour cela qu'elle est entourée de
grillages.
L'ENFANT : Je veux donner à manger à la Tour Eiffel.
LE BEAU-PÈRE : Non, non et non.
La noce pousse des cris, car voici l'autruche. Elle s'était cachée dans l'ascenseur. Elle cherche une
autre cachette. Le chasseur approche. La photographe voudrait bien qu'elle profite de l'appareil.
Elle se souvient qu'il suffit de cacher la tête d'une autruche pour la rendre invisible. Elle lui cache
la tête sous son chapeau.
LE CHASSEUR : Avez-vous vu l'autruche ?
TOUS : Non, nous n'avons rien vu.
LE CHASSEUR : C'est étrange. Il m'avait bien semblé qu'elle sautait sur la plate-forme.
L'ENFANT : C'est peut-être une vague que vous avez prise pour une autruche.
LE CHASSEUR : Non, la mer est calme. Du reste, je vais la guetter derrière la boîte du
photographe.
Il disparaît derrière la boîte.
La photographe s'approche de l'autruche sur la pointe des pieds.
LA PHOTOGRAPHE : Madame, vous n'avez pas une minute à perdre. Il ne vous a pas reconnue
sous votre voilette. Dépêchez-vous, j'ai un fiacre.
Elle ouvre la portière de l'appareil. L'autruche disparaît.
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LA PHOTOGRAPHE : Sauvée !
Elle pousse des cris de joie.
LA PHOTOGRAPHE : Messieurs et Dames, je vais enfin pouvoir vous photographier
tranquillement. Mon appareil était détraqué ; il fonctionne. Ne bougeons plus.
Entrée de la marchande de tableaux modernes et de la collectionneuse moderne. Elles s'arrêtent
devant la noce. La noce se fige.
LA MARCHANDE : Je vous mène sur la Tour Eiffel pour vous faire voir, avant tout le monde, une
chose unique : la Noce.
LA COLLECTIONNEUSE : Je vous suis les yeux fermés.
LA MARCHANDE : Hein ? Est-ce beau ? On dirait un primitif.
LA COLLECTIONNEUSE : Un peu gâteau.
LA MARCHANDE : Un peu bouquet.
LA COLLECTIONNEUSE : Un peu Joconde.
LA MARCHANDE : Un peu chef-d'œuvre.
LA COLLECTIONNEUSE : De qui est-ce ?
LA MARCHANDE : Comment ! De qui est-ce ? C'est une des dernières choses de Dieu.
LA COLLECTIONNEUSE : Elle est signée ?
LA MARCHANDE : Dieu ne signe pas. Quelle pâte ! Et regardez-moi cette joie de vivre ! On dirait
un enterrement.
LA COLLECTIONNEUSE : Je vois une noce.
LA MARCHANDE : Vous voyez mal. C'est plus qu'une noce, c'est une cathédrale.
LA COLLECTIONNEUSE : Combien la vendez-vous ?
LA MARCHANDE : Elle n'est pas à vendre, sauf pour le Louvre et pour vous. Tenez, au prix
d'achat, je vous l'offre.
La marchande montre une grande pancarte, qui porte le chiffre : 1000000000000. Elle la retourne.
On lit VENDU en grosses lettres.
LA MARCHANDE (à la photographe) : Photographiez-moi cette noce, avec la pancarte. Je
voudrais les faire paraître dans les magazines américains.
Sortie de la collectionneuse et de la marchande de tableaux.
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L'appareil parle à la photographe.
L'APPAREIL : Je voudrais... Je voudrais...
LA PHOTOGRAPHE : Parle, mon beau cygne.
L'APPAREIL : Je voudrais rendre le Général.
LA PHOTOGRAPHE : Il saura bien se rendre lui-même.
Le général reparaît. Il lui manque une botte. La noce ne bouge pas. Tête basse, il traverse la plateforme et prend une pose modeste parmi les autres.
LA PHOTOGRAPHE : Allons, mesdames et messieurs, je vais compter jusqu'à cinq. Regardez
l'objectif. Un oiseau va sortir.
TOUS : Une colombe !
LA PHOTOGRAPHE : L'appareil marche. Une. (le général, tête basse, et l'enfant, qui le traîne par
la main se détachent du groupe, traversent la scène et disparaissent dans l'appareil.) Deux (Même
jeu pour la mariée.) Trois. (Même jeu pour le marié.) Quatre (Même jeu pour la belle-mère.) Cinq
(Même jeu pour le beau-père.)
Entre la Directrice de la Tour Eiffel. Elle agite un porte-voix.
LA DIRECTRICE : On ferme ! On ferme !
Sortie de la photographe.
Entre le chasseur. Il se dépêche. Il court jusqu'à l'appareil.
LA DIRECTRICE : Où allez-vous ?
LE CHASSEUR : Je veux prendre le dernier train.
LA DIRECTRICE : On ne passe plus.
LE CHASSEUR : C'est honteux. Je me plaindrai au directeur des chemins de fer.
LA DIRECTRICE : Ce n'est pas ma faute. Tenez, votre train, le voilà qui part.
L'appareil se met en marche vers la gauche, suivi de son soufflet comme de wagons. Par des
ouvertures on voit la noce qui agite des mouchoirs, et, par-dessous, les pieds qui marchent.
RIDEAU
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