caricature - Le Théâtre du Soleil

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caricature - Le Théâtre du Soleil
CARICATURE
La caricature (de l'italien caricare, charger) est l'expression la plus évidente de la satire dans le graphisme, la
peinture et même la statuaire. Elle fut longtemps confondue avec les manifestations du grotesque, mais depuis la
fin des années 1950 on a cherché à préciser son domaine.
Dans la caricature, il convient de distinguer le portrait en charge, qui utilise la déformation physique comme
métaphore d'une idée (portrait politique) ou se limite à l'exagération des caractères physiques (portraits d'artistes)
et la caricature de situation, dans laquelle des événements réels ou imaginaires mettent en relief les mœurs ou le
comportement de certains groupes humains.
Pour comprendre l'essence de la caricature, il est nécessaire de confronter les conceptions esthétiques et
humaines de la Renaissance – qui ont permis à la caricature de naître – à celles du Moyen Âge.
Dans l'art du Moyen Âge, la figure humaine est associée à un ordre universel. Beauté et laideur sont
hiérarchiquement représentatives des vertus et des vices qui, du haut en bas de l'échelle des valeurs, lient les
deux infinis que sont le Ciel et l'Enfer. Leur signification est d'ordre métaphorique. Le choix que peut faire
l'artiste d'une partie de cet ensemble n'est jamais exclusif. Au contraire, chaque « coupe » qu'il opère exalte
l'ensemble du système, qu'il soit théologique ou alchimique. Le Moyen Âge vit sur un abîme où les formes
proliférantes qui couvrent les surfaces d'un réseau serré de représentations divines, humaines, animales et
végétales n'ont pas d'existence permanente assurée. Leur rapport analogique les rend, à chaque instant, capables
de métamorphoses. La parodie constitue une manœuvre conjuratoire pour prévenir la « chute » possible (le roi et
son bouffon, la fête des fous où la messe est tournée en dérision).
Il en va tout autrement à partir de la Renaissance, quand l'homme devient « la mesure de toute chose ». La
séparation progressive de l'activité artistique en genres bien définis (sacré et profane, portrait, paysage, nature
morte) sont autant de réductions du champ de la représentation en objets particuliers d'appréciation ainsi qu'en
objets économiques. C'est donc à une rupture du fondement architectural de l'œuvre d'art que l'on assiste.
L'homme, de sujet migrant dans l'univers des formes, devient son propre objet. Le problème de la forme en tant
que permanence, et celui de la fidélité au modèle sont posés. Et les choix opérés impliquent des exclusions. Il est
significatif de constater que les premières caricatures sont le fait de ceux qui ont le plus concouru à idéaliser le
portrait et à en fixer les règles : Léonard de Vinci et les frères Carracche, comme si ces artistes avaient voulu
créer le maximum d'écart entre la plus grande beauté possible et la plus grande laideur, celle-ci servant peut-être
de pierre de touche à celle-là. Au-delà de la rupture dans le domaine des formes, la caricature exprime également
la continuité de l'esprit satirique. La caricature ne saurait donc être réduite au portrait charge, qui pose
directement le problème du respect des formes, mais comporte aussi la satire des mœurs, qui doit une grande
partie de son efficacité aux rapports qu'elle entretient avec l'écrit en tant que transposition de la parole ; d'où
l'équivoque du mot « caricature », qui peut désigner soit une charge formelle, soit l'illustration critique d'une
situation exemplaire. Dans ce dernier cas, elle relève doublement du langage, par le mot d'esprit qui scelle sa
signification et par la représentation qui est l'équivalent de la description écrite.
Ainsi la caricature est-elle à la fois le lieu d'une fracture dans la représentation, où elle joue le rôle de « double »
par rapport aux conventions du portrait, et la continuité modifiée d'une composante de l'esprit humain – la satire.
Elle est donc, par excellence, le domaine des doubles, double du portrait et double du témoignage écrit et parlé.
1. L'essence de la caricature
• Caricature, antithèse de la beauté
Pour saisir l'allusion satirique contenue dans les œuvres antérieures à la Renaissance, il faut remonter de l'œuvre
à l'intention qui l'a suscitée. L'auteur du Monde renversé, Reinmar von Zweter, définissait au xiiie siècle l'homme
parfait de la façon suivante : « Il doit avoir des yeux d'autruche et un cou de grue, deux oreilles de porc et un
cœur de lion, les mains doivent être représentées comme des griffes d'aigle et de griffon, les pieds comme des
pattes d'ours. » J. Baltrušaitis reprend ainsi le commentaire de Reinmar : « Les yeux d'autruche regardent
aimablement, les porcs ont l'ouïe la plus fine de tous les animaux, le lion est la plus noble bête, l'ours la plus
furieuse, les serres du griffon tiennent bien tout ce qu'elles accrochent, les pattes d'aigles sont généreuses et
justes, le cou de grue est signe de réflexion. » Ce qu'un œil peu averti prend dans l'art du Moyen Âge soit pour le
produit d'une imagination délirante, soit pour une « charge » est, en réalité, une synthèse allégorique des qualités
propres à l'homme de bien.
Gombrich a mis en évidence le caractère antithétique de la caricature : « Le mot caricature et l'institution du
même nom datent seulement des dernières années du xvie siècle, et les créateurs de cet art ne furent pas les
diffuseurs d'images, mais ceux qui furent les plus sophistiqués et les plus raffinés des artistes, les frères
Carrache. »
Werner Hofmann note qu'à la Renaissance « la comparaison est seule à pouvoir réunir les multiples apparences
en un univers cohérent de formes ; elle trouve en effet la règle du beau idéal de même que son contraire, le laid.
Dès que cette objectivation du beau est formulée comme but pour la création artistique, l'imagination créatrice
peut également s'engager en sens inverse pour trouver la formule idéale de la difformité, la caricature [...]. Le
problème qui consiste à savoir si une image déformée nous semble drôle ou grotesque, donc « caricaturale », est
déterminé par la contradiction qui existe entre la caricature et les leitmotive académiques de l'idéal, du beau et de
l'harmonie. »
Les Carrache comparèrent les différents états du graphisme en lui faisant parcourir les degrés qui vont de la
description à la suggestion, de l'imitation à l'équivalence : « L'invention du portrait caricatural présuppose la
découverte théorique de la différence entre ressemblance et équivalence », note de son côté Gombrich.
Les artistes du xvie siècle ne pouvaient tirer toutes les conséquences de ces expériences qui n'étaient possibles
que parce qu'elles étaient assimilées à des divertissements. Poussant le jeu des équivalences, Arcimboldo
,
Bracelli réduisirent visages et corps à un assemblage d'objets. Christoph Jamnitzer poussa l'équivalence jusqu'à
l'impasse graphique inévitable : la spirale. Dans leurs exercices graphiques, ces artistes substituaient l'invention
et la trouvaille à l'imitation.
Photographie
L'Automne, G. Arcimboldo Giuseppe Arcimboldo (1527 env.-1593) : L'Automne, une des allégories des
saisons peintes pour l'empereur germanique Maximilien II. Musée du Louvre, Paris.
Crédits: Peter Willi/ The Bridgeman Art Library/ Getty Consulter
L'accent mis par Gombrich – après Töpffer – sur l'équivalence ne saurait toutefois totalement effacer la
ressemblance comme élément important de la caricature, en particulier dans la charge des personnalités connues.
Elle demeure même un facteur essentiel du processus de réduction opéré par l'artiste sur le modèle : elle
constitue le « reste ». Selon que le caricaturiste crée un type ou se réfère à un modèle connu, équivalence et
ressemblance prennent une part plus ou moins importante. Dans la mesure où le portrait « sérieux » donne du
modèle une vision flatteuse, on peut affirmer que la caricature est parfois plus fidèle dans son irrévérence. La
caricature comme menace pesant sur le portrait est présente au xixe siècle : nombre de procès ont été engagés par
des commanditaires mécontents contre des artistes accusés d'avoir réalisé des « caricatures ».
• Caricature, portrait et satire
L'art du portraitiste et celui du caricaturiste sont complémentaires. Le premier s'efforce d'atténuer les défauts de
son modèle, le second cherche sa voie non dans l'approfondissement mais dans l'exagération des traits. Selon
Filippo Baldinucci, l'art des caricaturistes « est une méthode pour faire des portraits par laquelle ils visent à la
plus grande ressemblance de la personne représentée cependant que, dans un dessein fantaisiste et quelquefois
satirique, ils développent et accentuent de façon disproportionnée les traits qu'ils copient de telle sorte que le
portrait pris dans sa totalité est le modèle lui-même, alors que ses composantes sont modifiées ».
Le portraitiste lutte contre le temps, le caricaturiste au contraire y adhère. Ce faisant, il situe l'essence et le but de
son art dans le transitoire et le périssable ; il arrache son modèle à la pseudo-éternité à laquelle le voue le
portraitiste. Il le descend de son piédestal.
Ce n'est que lorsque l'esprit de satire coïncide avec la laideur physique que s'accomplit la synthèse de ce que
nous appelons aujourd'hui la caricature : ce fut l'œuvre des caricaturistes anglais du xviiie siècle. Le portrait en
charge « amical », qui consiste à faire ressortir la drôlerie de certains visages connus, est un genre mineur qui ne
vise qu'au divertissement.
La Physiognomonie de Lavater (1741-1801)
, qui fut connue en France au début du xixe siècle, a eu une
grande influence sur l'art des caricaturistes. Si les théories du théologien suisse semblent maintenant périmées,
elles n'en ont pas moins aidé les caricaturistes à concevoir chacune de leurs œuvres comme un tout. Dans un
petit ouvrage, inspiré des théories de Lavater et publié à Paris en 1813, se trouve clairement exprimée la relation
caractère-morphologie : « 1. La proportion du corps et le rapport qui se trouve entre ses parties déterminent le
caractère moral et intellectuel de chaque individu. 2. Il y a une harmonie complète entre la stature de l'homme et
son caractère. 3. La même convenance subsiste entre la forme du visage et celle du corps ; l'une et l'autre de ces
formes sont en accord avec les attraits de la physionomie. 4. Un homme orné de toutes les beautés de proportion
possibles serait un phénomène tout aussi extraordinaire qu'un homme souverainement sage et souverainement
vertueux. 5. Mais plus la stature et la forme seront parfaites, et plus la sagesse et la vertu y exerceront un empire
supérieur, dominant et positif ; au contraire, plus le corps s'éloigne de la perfection et plus les facultés
intellectuelles et morales y seront subordonnées et négatives. 6. Parmi les statures et les proportions, comme
parmi les physionomies, les unes nous attirent universellement, et les autres nous repoussent ou du moins nous
déplaisent. »
Photographie
Physiognomonie, J. K. Lavater Planche de bouches tirée du livre Physiognomonie, 1777, de Johann Kaspar
Lavater (1741-1801). «.Celui qui, à la première impression que l'extérieur d'un homme fait sur lui, juge bien de
son caractère ou d'une partie de son caractère, celui-là est naturellement physiognomoniste ; on l'est sc…
Crédits: AKG Consulter
Ces théories que la réalité dément rendent cependant parfaitement compte de la fiction mentale et esthétique
qu'est la caricature. Si rien ne prouve la coïncidence de la laideur physique et de la laideur morale, le
caricaturiste a cependant besoin de la première pour rendre évidente la seconde. Aussi son art apparaît-il comme
essentiellement métaphorique.
• Rôle paradoxal de la caricature
La caricature joue dans la société un rôle paradoxal. Elle déforme, certes, mais c'est pour mieux fustiger. Elle
s'abreuve aux sources morales d'un certain puritanisme, voire d'un certain conformisme. L'exploitation du
mécontentement va souvent de pair avec le confusionnisme politique. Au cours de l'affaire Dreyfus, les
caricaturistes (Forain, Léandre, Caran d'Ache,Willette), qui prenaient l'ordre bourgeois pour cible, n'ont pas
hésité à confondre ce dernier avec les Juifs. La simplification de leur graphisme est souvent le véhicule de la
démagogie. Le succès des caricatures dépend de leur audience auprès des lecteurs de la presse quotidienne ou
hebdomadaire. Aussi l'artiste est-il porté à sacrifier la vérité à l'effet, à s'appuyer sur un système de références
qui est le reflet de préjugés bien ancrés. Obéissant à sa vocation qui est de déformer, il sait, lorsque le pouvoir
établi le brime, diriger ses coups contre l'ennemi extérieur du moment. Professionnel de la déformation, il
préfère souvent le mensonge à l'abstention.
La déformation, la laideur ont été les tentations permanentes ou occasionnelles de nombreux artistes. Certains
ont vu dans la caricature un jeu esthétique et moral qui compensait ce que leur art pouvait avoir de trop
conformiste : Isabey, Delacroix, Puvis de Chavannes s'y sont livrés comme à une activité « cathartique »
marginale. D'autres ont subi avec fascination l'attrait du monstrueux. Parmi ces derniers, il faut citer Goya, dont
les créations « caricaturales » suscitent moins le rire que la terreur. Ces phantasmes sont peut-être l'envers d'une
œuvre en grande partie vouée à l'art officiel ; mais, plus qu'une dénonciation destinée à la diffusion, ils font
partie de l'univers obsédant de l'artiste et sont plus des produits de la vie subconsciente que de l'exercice d'un
esprit critique.
Le rôle que joue la déformation, voire la recherche caricaturale, dans l'œuvre des grands peintres s'inscrit
rarement dans l'évolution de la caricature, surtout depuis que celle-ci s'est constituée en genre autonome. À la fin
du xixe siècle, la caricature, après avoir dégagé ses caractères spécifiques grâce à un long commerce avec
l'histoire, a exercé une influence sur l'art lui-même. Pissarro, Manet et Monet s'étaient essayés à la caricature ;
Toulouse-Lautrec, Degas allèrent plus loin : ils intégrèrent la caricature à l'art. Van Dongen, Kupka, Juan Gris,
Villon, Vallotton
, dont le rôle, dans les mouvements artistiques du début du xxe siècle, devait être essentiel,
firent leurs débuts dans L'Assiette au beurre. Les expressionnistes allemands – Kirchner, Heckel, Pechstein,
Schmidt-Rottluff – introduisirent les exagérations d'un graphisme caricatural dans leurs œuvres. Les frontières
qui séparaient le beau du laid, le bien du mal, se sont peu à peu effacées. Les sujets « nobles » furent tournés en
ridicule. L'artiste préféra prendre l'actrice, le clown, la fille de joie pour modèles, plutôt que de peindre des
scènes mythologiques. Les tenants du style académique avaient lié sujet et style nobles, l'artiste moderne déplaça
le domaine de l'esthétique pour l'étendre aux sujets jusqu'alors qualifiés de « laids ». La caricature a permis aux
artistes de passer de la beauté idéalisée conceptuelle à la beauté picturale, c'est-à-dire à l'appréciation des
surfaces et des lignes en fonction des lois propres à l'œuvre, sans référence à la réalité extérieure.
Photographie
Dans les ténèbres (C'est la Guerre ! IV), F. Vallotton Félix Vallotton, Dans les ténèbres (C'est la Guerre ! IV),
1916. Xylographie, 17,7 cm × 22,5 cm. Bibliothèque nationale de France, Paris.
Crédits: Dist. RMN-Grand Palais/ BNF Consulter
Le xixe siècle s'est achevé sur un paradoxe esthétique auquel il fallait bien que la caricature – paradoxe d'entre
les paradoxes – participât.
• La caricature comme langage
La caricature parle au plus large public possible. Elle joue un rôle opposé à celui de l'image d'Épinal, qui exalte
sur un mode naïf et moral des « grands hommes » et les événements importants de la nation.
En cherchant dans l'image caricaturale l'équivalent du récit édifiant sur un mode humoristique, Töpffer a été
l'ancêtre de la bande dessinée. À sa suite Adolf Schrödter, Wilhelm Busch (1832-1908), Cham (1819-1879)
peuvent être considérés eux aussi comme les créateurs d'un moyen d'expression nouveau.
La caricature politique a joué, à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, un rôle analogue à celui du
pamphlet. André Gill et Forain ont été, dans le domaine de l'image, l'équivalent de Henri Rochefort et d'Édouard
Drumont. Cette comparaison entre l'œuvre écrite et l'œuvre graphique avait frappé Balzac, qui considérait les
caricatures de Daumier comme le complément de son œuvre.
Le graphisme caricatural trouva un refuge idéal dans les œuvres de Lautrec, de Picasso. Il est sorti épuré de
l'univers de la toile, en particulier dans l'œuvre de Klee. Pour les grands humoristes modernes – tels Steinberg,
Ronald Searle – le dessin n'exprime pas des idées mais des associations mentales. S'il peint la société, ce n'est
pas dans l'espoir de la transformer, mais pour en faire ressortir le caractère absurde. Il va même jusqu'à imaginer
des comportements monstrueux. L'influence des découvertes de la psychologie sur le dessin humoristique n'est
pas douteuse. Le graphisme cessant de prendre la réalité politique ou sociale pour modèle devient disponible à
l'égard des phantasmes de l'imaginaire.
L'activité caricaturale est liée aux techniques permettant la reproduction en série. La gravure sur bois a été,
jusqu'au milieu du xixe siècle, le principal support de l'illustration à reproduire. La gravure sur bois obligeait
l'artiste à créer son œuvre en vue d'une interprétation par le graveur. À partir de 1798, l'invention de la
lithogravure a permis aux artistes de donner à leur œuvre une richesse comparable à celle de la peinture. C'est
grâce à cette nouvelle technique que Daumier et Gavarni trouvèrent leur véritable style. À partir de 1850, la
gravure « au trait » – le gillotage comme on l'appelait alors – permit une plus grande souplesse de reproduction
tout en obligeant l'artiste, comme dans la gravure sur bois, à renoncer aux demi-teintes. Avec l'invention de la
similigravure, l'artiste vit l'ensemble de son graphisme, aussi complexe fut-il, respecté mais appauvri. La plupart
des caricatures sont, de nos jours, reproduites « au trait ».
2. La caricature en Occident
• Les origines
Thomas Wright, qui fut, avec Champfleury, le premier historien de la caricature, donnait à cette dernière une
extension très large : « Le monstrueux touche de près au grotesque, et l'un et l'autre rentrent dans le domaine de
la caricature, lorsqu'on prend ce mot dans la plus large acception. » Ce point de vue permettait, grâce à une
équivoque, de faire remonter l'origine de la caricature à l'Antiquité. On peut supposer que les sociétés, où la
recherche des critères de la beauté était proposée comme but aux artistes, contenaient en elles la possibilité de
voir naître une antithèse. Les sociétés grecque et romaine semblent avoir réuni les conditions d'une telle
éclosion. Elles ont sans doute connu l'une et l'autre la caricature, fût-ce à l'état embryonnaire. La Grèce a eu un
caricaturiste, Pauson, dont le nom est cité par Aristophane et Aristote. Une série de « nez » en terre cuite qui
figure dans les collections du Louvre témoigne aussi en faveur de la thèse de l'existence de la caricature dans
l'Antiquité. Des graffiti retrouvés sur les murs de Pompéi paraissent confirmer ce point de vue.
L'état actuel de nos connaissances et les critères retenus nous permettent de situer l'éclosion de la caricature en
tant qu'expression indépendante à la fin du xvie siècle, avec les frères Carrache, Bernin et Arcimboldo.
Dans un style qui n'était guère différent de celui des créations médiévales, l'esprit de satire continuait à se
manifester dans le domaine de la politique et de la religion. Il atteignit une violence aiguë dans le conflit qui
opposa les catholiques fidèles à Rome aux réformateurs. Pendant cette période, les « charges » du pape et de
Luther furent nombreuses. La plus célèbre, L'Âne de Melanchton, reprend une allégorie qu'un pompéien
anonyme dirigeait au Ier siècle contre les premiers chrétiens. Ce rapprochement permet d'affirmer que la satire se
définit par rapport à certaines constantes thématiques, alors que la caricature se définit avant tout par rapport à
des critères esthétiques.
• En Angleterre
Il faudra attendre Hogarth (1697-1764) pour que la synthèse de l'esprit satirique et de la caricature se réalise
définitivement
. Caricaturiste des mœurs, il attaqua avec virulence les abus de son temps. Harlot's Progress,
Rake's Progress, Beer Street, Ginger Lane sont ses œuvres les plus connues. Dans son Analyse du beau (1753),
il affirme que le principe de la beauté réside dans la « ligne ondulée ou serpentine baptisée par lui du nom de
ligne de beauté » (T. Wright). Thomas Rowlandson (1756-1827) peut être considéré comme le plus grand
caricaturiste des mœurs après Hogarth, mais son œuvre est moins véhémente
.
Photographie
Jules César, opéra de Haendel Interprétation satirique d'une scène de Jules César (1724), opéra de Haendel. À
gauche, le castrat Senesino (César), au centre, la soprano Francesca Cuzzoni (Cléopâtre) et, à droite, la basse
Gaetano Berenstadt. Gravure de William Hogarth.
Crédits: Hulton Getty Consulter
Photographie
Comforts of Bath, T. Rowlandson Thomas ROWLANDSON, Le Portrait d'art, planche 6 des Comforts of
Bath, 1798, aquarelle sur papier. Victoria Art Gallery, Bath and North East Somerset Council.
Crédits: The Bridgeman Art Library/ Getty Consulter
La Révolution française, l'Empire permirent à James Gillray (1757-1815) d'exercer sa verve féroce. Ses dessins
d'un parti pris sans nuance sont cependant des témoignages importants dans l'histoire de la caricature parce que,
pour la première fois, cette dernière y « devient une arme de la conscience nationale » (W. Hofmann). Cette
conscience nationale, Gillray la flatta dans une suite de dessins à la gloire de John Bull.
George Cruikshank (1792-1878) s'éloigna de la satire politique. Il abandonna l'allusion aux événements de son
temps pour développer l'aspect spatial de la caricature. Il multiplia les déformations et rechercha de nouvelles
dimensions. Dans ses dessins, les têtes l'emportent souvent sur les corps, les malformations physiques se
heurtent. Les monstres engendrés par son imagination donnent l'impression d'étouffer dans un espace trop étroit.
À partir de 1841, le Punch
assure la continuité de la caricature anglaise avec John Leech, John Tenniel, du
Maurier et, plus près de nous, David Low, Vicky et Osbert Lancaster. Depuis les années cinquante, on note un
renouveau de la caricature anglaise avec Ronald Searle, Gerald Scarfe et Ralph Steadman.
Photographie
Woodrow Wilson et la colombe de la paix Le président des États-Unis Woodrow Wilson offre à la colombe de
la paix, en guise de rameau d'olivier, la toute nouvelle Société des Nations: «N'est-ce pas un peu gros?»
Caricature publiée le 25 mars 1919 dans le magasine anglais «Punch».
Crédits: Hulton Getty Consulter
• En France
La caricature anglaise qui se développa à la faveur des événements politiques permit aux artistes français
d'atteindre plus vite et plus efficacement les buts qu'ils se proposaient. Dès le début du xixe siècle, ils adoptèrent
la technique de la lithographie, qui donna à leur œuvre une qualité nouvelle.
L'agitation politique qui régna au xixe siècle, l'instabilité des institutions fournirent aux caricaturistes une
nourriture abondante mais paradoxale. Ce climat politique donnait certes un contenu à leur art ; mais il était
dangereux pour eux dans la mesure où les forces qui cherchaient à s'incarner dans un homme ne voyaient pas
sans déplaisir leurs tentatives tournées en dérision. L'instabilité politique était le résultat d'une contradiction
propre à une classe qui avait supprimé la royauté absolue et la notion de droit divin et qui eût voulu pourtant
bénéficier de ce droit pour elle-même afin de mieux asseoir ses privilèges. Cette classe chercha à s'incarner dans
des figures qui parodiaient le passé : Napoléon Ier, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III. Ces
tentatives n'aboutirent qu'à des caricatures d'autorité dont les caricaturistes prirent acte. Le slogan « Enrichissezvous », l'arrivisme inhérent au libéralisme transparaissaient à travers les nobles attitudes et les grands principes.
La caricature tira son exceptionnelle réussite du fait qu'elle donnait la plus juste image possible des
contradictions de la bourgeoisie. Paradoxale dans son essence, elle pouvait représenter les aspects contradictoires
d'une même réalité.
Pour survivre aux multiples interdits lancés contre eux, les caricaturistes durent faire preuve d'une grande
mobilité. Ils surent passer de l'attaque franche à l'insinuation, à la caricature des mœurs, à la création de
personnages populaires, à l'inoffensif portrait de l'artiste à la mode. Cette activité protéiforme que l'artiste dut
adopter pour survivre fut une des causes de l'exceptionnelle richesse de son expression. La République était pour
lui un espoir toujours caressé et toujours déçu. Aussi tous les caricaturistes étaient-ils, à des degrés divers,
républicains. Et quand la République triompha, le plus grand caricaturiste de la fin du xixe siècle et du début du
xxe, Forain, la peignit sous les traits d'une femme alourdie avec cette légende : « Et dire qu'elle était si belle sous
l'Empire ! »
La grande période de la caricature française commença sous Louis-Philippe avec la célèbre série de portraits
dessinés par Philipon pour Le Charivari (1831). Le visage du roi y faisait l'objet de comparaisons avec la forme
de la poire. L'idée n'était pas nouvelle mais, exploitée sur le plan politique, elle devenait subversive. La
publication fit grand bruit, et Philipon, qui était aussi le directeur du journal, fut condamné.
De 1830 à 1850, les principaux caricaturistes furent Daumier, Gavarni, Gustave Doré, Grandville, Bertall, Pigal,
Nadar, Cham, Henri Monnier, Travies, Edmond Morin. Pendant le second Empire, Daumier et Cham
continuèrent à tenir une place de premier plan. De nouveaux venus, Gill et Grévin, jouèrent, l'un dans le portrait
en charge, l'autre dans la caricature des mœurs, un rôle important.
Le plus grand de tous les caricaturistes fut certainement Honoré Daumier. Il sut dominer tous les sujets grâce à la
souplesse de son graphisme, à son sens des proportions, à sa capacité de transformer les sujets qu'il traitait en
symboles grandioses. Avec lui la caricature adhéra à l'histoire, devint la chronique la plus sûre de son époque.
Dans son sillage, Gavarni créa une œuvre moins expressive mais d'une remarquable unité. Cham avait imité le
Suisse Töpffer avant d'adopter lui aussi la manière de Daumier ; ses charges, fort nombreuses, donnèrent une
image anecdotique et superficielle des hommes et des événements.
Grévin se consacra aux scènes de mœurs et créa un type de femme entretenue qui fut repris par de nombreux
dessinateurs. Gill fut certainement, avec Daumier, le plus efficace des caricaturistes français du xixe siècle. Il se
spécialisa dans les portraits charge. Un grand nombre furent publiés dans son journal L'Éclipse.
Les caricaturistes surent si bien pénétrer l'esprit de leur temps qu'ils créèrent des personnages représentatifs des
diverses couches sociales de la société du xixe siècle. Les caractères de l'aventurier, du conformiste, de l'exploité
trouvèrent une expression heureuse dans les personnages de Robert Macaire, Ratapoil
(Daumier), Mayeux
(Travies), Joseph Prudhomme (Monnier), Thomas Vireloque (Gavarni). À côté de la politique, de ses acteurs
permanents ou occasionnels, à côté des événements qui demandaient à être saisis et interprétés au jour le jour se
développa donc une critique des mœurs à travers des personnages qui symbolisaient des forces collectives et
anonymes. Mais ces « types », contrairement aux politiciens traités sans ménagements, n'étaient pas dépourvus
d'une certaine ambiguïté. La figure cynique de Robert Macaire, par exemple, se para du prestige que le peuple
accorde volontiers à ceux qui tout à la fois profitent de l'ordre établi et défient la morale. Robert Macaire avait
été une création de Frédérick Lemaître au théâtre avant d'être repris par Daumier. Le personnage de Joseph
Prudhomme passa de la caricature à la scène. Ce fut Henri Monnier lui-même qui écrivit les pièces et interpréta
le rôle principal. Ces créations ont tenu dans l'art une place analogue à celle du feuilleton dans la littérature.
Pendant le second Empire, la caricature connut un tel succès qu'elle fut utilisée au même titre que la
représentation héroïque des batailles coloniales pour la décoration des assiettes (série des pince-nez).
Photographie
Ratapoil, H. Daumier Honoré DAUMIER, Ratapoil , plâtre teinté, h: 43 cm. Albright Knox Art Gallery,
Buffalo, New York, États-Unis.
Crédits: The Bridgeman Art Library/ Getty Consulter
Thiers, qui n'avait pas quitté la scène politique depuis 1832, fut une cible privilégiée pour les caricaturistes qui
durent attendre l'abolition des lois sur la presse, le 29 juillet 1881, pour exercer librement leurs critiques. Cinq
ans plus tard commençait la tragi-comédie de l'affaire Boulanger, au cours de laquelle s'affrontèrent images
idylliques et caricatures du général. Dans cet épisode s'illustrèrent le pamphlétaire Henri Rochefort, alors
directeur-fondateur de L'Intransigeant, les caricaturistes Luque dans La Caricature, Legrand dans Le Courrier
français, Blass dans Triboulet, Moloch et Pépin dans Le Grelot, et Alfred le Petit. Paul de Semant, dans le
journal La Bombe, profita de l'affaire Boulanger pour donner une vigueur nouvelle à l'esprit de revanche.
La critique des mœurs battait son plein. Une nouvelle génération de caricaturistes naissait : Forain, Caran
d'Ache, Léandre, Hermann Paul, Ibels et Robida.
La mode des histoires en images imitées de Töpffer fut lancée dans Le Chat noir, journal dirigé par Rodolphe
Salis, et reprise par Le Pierrot, La Caricature et Le Rire. Steinlein, Willette, Caran d'Ache, Doës furent les
meilleurs créateurs de ces saynètes dont les personnages aux silhouettes très découpées avaient été, pour la
plupart, créées au théâtre d'ombres du cabaret Le Chat noir. Robida occupe une place à part dans l'histoire de la
caricature. Il chevauche allègrement le temps : il passe de la reconstitution du Moyen Âge aux anticipations les
plus hardies. Il tient conjointement une chronique du passé et du futur que l'avenir confirmera. Il apparaît
aujourd'hui comme l'un des créateurs de la science-fiction.
Si la monarchie et l'Empire avaient fait contre eux l'unanimité des caricaturistes, la République divisa ces
derniers. L'affaire Dreyfus qui éclata en 1894 suscita des inimitiés dans la presse. Forain et Caran d'Ache
publièrent Psst..., journal résolument antidreyfusard. Hermann Paul et Ibels répliquèrent avec Le Sifflet.
Parallèlement aux questions politiques, la situation sociale joua un rôle important dans l'activité des
caricaturistes. De 1904 à 1910, L'Assiette au beurre, avec Steinlein, Roubille, Jossot, Ricardo Flores, mena une
lutte acharnée contre l'injustice sociale, le colonialisme
, le militarisme. Dans cette équipe comme dans celle
du Courrier français s'illustrèrent des artistes qui ne devaient pas tarder à faire parler d'eux : Galanis, Vallotton,
Juan Gris, Van Dongen, Kupka, Jacques Villon.
Photographie
Le Troisième Larron Caricature de 1905 représentant Édouard VII (1841-1910), Guillaume II (1859-1941) et
le ministre français des Affaires étrangères Théophile Delcassé (1852-1923) sous la forme de chats prêts à
dévorer une souris symbolisant le Maroc.
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La Première Guerre mondiale refit l'unité des caricaturistes. Poulbot mit ses gosses de Montmartre au service de
la cause patriotique. De 1919 à 1939, l'amertume de l'après-guerre, la mode, les crises politiques, les affaires
internationales, l'affaire Stavisky, le Front populaire, les Croix de feu permirent aux caricaturistes de mener leurs
ultimes combats. H. P. Gassier, pour la gauche, et Sennep, pour la droite, furent les derniers caricaturistes au
sens étroit du mot. Le Canard enchaîné publiait les œuvres du premier. Le second trouvait asile dans tous les
journaux opposés au communisme et au Front populaire. Le Coup de patte, hebdomadaire éphémère (1931)
dirigé par le chansonnier d'extrême droite Martini, sut réunir la dernière grande équipe de caricaturistes : Sennep,
Poulbot, Alain Saint-Ogan (le créateur de Zig et Puce), Guérin et Bib.
La Seconde Guerre mondiale devait porter le coup de grâce à la caricature, qui cessa d'être un moyen
d'expression privilégié pour devenir un moyen d'information et d'orientation mineur.
Ralph Soupault, après avoir fustigé, à la veille de la guerre, le pacte Hitler-Staline, devait, pendant l'Occupation,
mettre son grand talent au service des causes les moins défendables. En marge du courant politique, Dubout
proposait une approche à la fois truculente et amère de la réalité. La prolifération des personnages,
minutieusement dessinés, prend dans ses dessins un caractère hallucinant. Ses femmes énormes et ses hommes
écrasés sont devenus des types extrêmement populaires : on dit des « personnages à la Dubout ».
Maurice Henry, venu du Grand Jeu et du Groupe surréaliste, introduisit dans le dessin de presse l'onirisme et
contribua à diffuser un état d'esprit nouveau qui a ouvert la voie au dessin d'humour tel que nous le connaissons
aujourd'hui.
Un cas particulier de caricature « régionale » mérite d'être signalée : celui de l'Alsace. Enjeu des rivalités de la
France et de l'Allemagne, l'Alsace a donné naissance à une caricature qui, si elle est marquée à ses débuts par un
parti pris en faveur de la France, n'en témoigne pas moins, par la conscience qu'elle prend de sa situation
particulière à travers les convoitises dont l'Alsace est l'objet, une sorte d'exterritorialité. Hansi et Zislin, de 1900
à 1918, ont mené, l'un dans le style de l'imagerie (la critique passant souvent par le regard des enfants), l'autre
dans un style dramatique un combat acharné contre la volonté d'annexion de l'Allemagne. Mais si leur œuvre
avant tout militante s'est achevée avec la guerre, ils témoignèrent à leur manière de la spécificité « alsacienne ».
Un graphisme satirique et truculent persiste, représenté par Robert Beltz, André Wenger, Roland Peuckert et
surtout Tomi Ungerer qui s'exila pour mener une carrière internationale.
• En Allemagne et en Autriche
Alors que les caricatures anglaise et française se sont développées selon leurs traditions respectives et ont été
relativement peu influencées par les différents mouvements artistiques, la caricature allemande s'est montrée
sensible aux grandes idées philosophiques, littéraires et artistiques du temps. Elle a également reçu l'apport de
courants issus des civilisations slave et scandinave.
Le xviiie siècle a vu l'apparition du premier grand caricaturiste allemand : Chodowiecki. Les Fliegende Blätter,
publiées à Munich à partir de 1844, reflètent, d'une certaine manière, le courant romantique : Moritz von
Schwind, Carl Spitzweg, Adolf Oberlander et Wilhelm Busch en sont les principaux collaborateurs.
À partir de 1897, dans Simplicissimus, le courant expressionniste, pour partie influencé par le Norvégien Edvard
Munch, manifeste sa virulence et son pessimisme. Karl Arnold, Thomas Theodor Heine, Eduard Thöny, Bruno
Paul, Alfred Kubin, Käthe Kollwitz, Rudolf Wilke auxquels viennent se joindre le Bulgare Pascin et le Suédois
Olaf Gulbransson font de cet hebdomadaire une véritable institution nationale dont le prestige dépasse largement
les frontières de l'Allemagne. Bien que ce magazine ait eu la réputation de refléter les idées de gauche, les nazis,
à leur arrivée au pouvoir, voient le parti qu'ils peuvent tirer de l'utilisation d'un titre prestigieux. Simplicissimus
disparaît, en 1945, avec le régime nazi.
Georg Grosz, influencé par le futurisme et le dadaïsme, bouscule la composition traditionnelle pour nous
montrer les silhouettes rigides et empâtées des bourgeois et des militaires défenseurs de l'ordre. Loin de la satire
politique, Gerard Hoffnung (Allemagne), dont la manière s'apparente à celle d'Oberlander, a dessiné de
nombreuses variations sur le thème du musicien et de l'orchestre.
Plus près de nous, Loriot (Allemagne) et Eric Sokol (Autriche) se montrent d'habiles dessinateurs de presse ;
quant à Flora (Autriche) et à Hans Georg Rauch (Allemagne), ils développent un art raffiné de la ligne qui fait
d'eux, plus que des caricaturistes, des dessinateurs d'humour épris d'insolite.
• Aux États-Unis
Thomas Nast (1840-1902), collaborateur du Harper's Weekly, est le premier caricaturiste à proposer un dessin
satirique efficace. Toutefois, son art se ressent d'un excès de détails, en particulier dans le décor, qui tend à
confiner son œuvre dans le cadre du dessin illustratif.
C'est à travers trois magazines que s'est constituée la caricature américaine : Puck (1877), journal de tendance
démocrate, d'abord diffusé auprès de la communauté germanique, Judge (1881-1937), son pendant républicain,
enfin Life (1883-1930), qui, par le truchement de graphistes comme Charles Gibson Dana et Norman Rockwell,
a diversifié et allégé le langage satirique.
David Levine, dont le talent s'exerce dans le New York Review of Books, réalise des portraits charge de
personnalités littéraires et politiques, présentes ou disparues, dans un style inspiré de la caricature française du
xixe siècle. Steinberg, dont l'activité dépasse largement le domaine de la caricature, se livre à une charge des
styles actuels ou passés. Mort Drucker exécute dans un style plus conventionnel des portraits charge de
personnalités célèbres.
La caricature et la satire ont profondément pénétré la bande dessinée : tel fut le cas du Lil Abner de Al Capp qui
prenait pour cible la société par le truchement de laissés-pour-compte qui en défendent obstinément les valeurs
jusqu'à l'absurde. D'autres bandes « chargent » les mythes mis en place par la bande dessinée ou le cinéma : le
Spirit de Will Eisner est une réplique dérisoire de Superman ; Fosdick de Al Capp ridiculise les aventures du
policier Dick Tracy de Chester Gould. La première équipe de Mad rassemblée autour de Harvey Kurtzman –
Jack Davis, Will Elder – s'est livrée à un démolissage systématique des héros de l'imaginaire américain.
• Russie et Union soviétique
L'existence de La Revue caricaturale, créée en 1908, ne dépassa pas dix-huit jours. Le groupe des Ambulants,
fondé en 1870 pour former le goût esthétique des masses et qui promenait ses expositions à travers villes et
campagnes, a présenté, parmi ses œuvres à sujets populistes, des scènes satiriques qui furent tolérées par le
pouvoir dans la mesure où elles ne faisaient pas l'objet d'une grande diffusion.
Il fallut attendre la révolution de 1905 pour qu'apparaisse une caricature digne de ce nom avec Sergueï
Chekhonine, Evgeni Lanceray, Ivan Bibline, Valentin Serov. En 1917, surgit un art de combat au service de la
révolution d'Octobre. Il s'exprime pour une bonne part par l'affichage (Fenêtres de Rosta). Victor Deni, Vladimir
Maïakovsky et Mikhaïl Tcheremnykh en sont les principaux artisans. Ce dernier faisait partie, avec Victor Deni
et Ivan Milioutine, de l'équipe fondatrice du Krokodil (1922), véritable institution satirique du régime qui paraît
encore de nos jours. Trois artistes, Mikhaïl Kouprianov, Porfin Krilov et Nikolaï Sokolov, réalisent en commun
des dessins militants qu'ils signent du nom de Koukriniksy.
La caricature soviétique fut, à sa naissance, une arme de combat. Si ses premières manifestations relèvent pour
une part de l'imagerie populaire et pour une autre part de l'esthétique violente du futurisme, c'est moins pour des
raisons artistiques que pour frapper l'imagination des masses illettrées. Contrairement à la caricature européenne
qui a suivi, voire précédé les révolutions esthétiques, la caricature soviétique se sert des découvertes de l'avantgarde.
• La sculpture et la caricature
Dans l'Antiquité, la caricature qui prenait pour cible des personnages précis ne disposait, comme supports, que
du mur sur lequel pouvaient s'inscrire les graffiti et que de la terre à modeler. Le développement de l'image
satirique n'a dû, beaucoup plus tard, son développement et sa conservation qu'à l'invention du papier qui a rendu
possible et le croquis pris sur le vif et l'estampe. La sculpture, elle, dépend de facteurs plus complexes. La
sculpture monumentale ou ornementale répond à une commande officielle ou privée. Le client doit donc être
flatté dans son image et dans ses goûts. La caricature, quand elle s'aventure dans la représentation à trois
dimensions, se rattache au domaine de la figurine. Par son caractère opératoire, elle est proche de l'objet magique
par lequel on tente de modifier ou de neutraliser le comportement d'autrui. Malheureusement, la fragilité de la
terre cuite associée au caractère occasionnel de la charge n'a permis qu'à un nombre réduit de figures
caricaturales de parvenir jusqu'à nous. Une statuette comme le Poète s'accompagnant à la lyre (musée des
Beaux-Arts, Boston) atteste l'existence de la caricature pendant la période hellénistique. Il faudra attendre le
xviiie siècle, avec l'œuvre de Franz Xaver Messerschmidt (Allemagne, 1736-1784) pour assister à l'apparition
d'une forme nouvelle de caricature sculptée, par « débordement » de la sculpture traditionnelle. Cet artiste a
exprimé, dans une suite de bustes, des états émotionnels intenses aboutissant à des déformations caricaturales.
Au xixe siècle, Daumier modèle la série des bustes de parlementaires et Ratapoil (œuvres dont la stupéfiante
habileté d'exécution rend nulle et non avenue l'attribution, au même artiste, des nombreuses figurines d'une
facture grossière qui portent ses initiales) ; Jean-Pierre Dantan, dit Dantan le Jeune, exécute des charges à la
demande de ses clients qui appartiennent, pour la plupart, au monde des arts et des lettres. Mis à part les bustes
de Daumier qui étaient, semble-t-il, destinés à servir de modèles pour ses dessins de presse, une bonne partie des
caricatures sculptées – c'est le cas, en particulier, de celles de Jean-Pierre Dantan – prennent appui, autant sinon
plus, sur la silhouette du modèle que sur sa physionomie. À ses débuts, L'Assiette au beurre propose à ses
abonnés, sans grand succès, des charges modelées par Maurice Gottlob et Nogec.
À Seattle (États-Unis), Debbi Fecher réalise des personnages de porcelaine qui servent de poivriers et de salières.
Ces figurines, destinées à être agitées, sont des « fous » – cette appellation désignant à la fois l'aliéné et le fou de
cour. Enveloppés dans un tissu-camisole qui les enserre des pieds au cou, ils laissent émerger une tête finement
modelée et colorée, aux traits narquois et au regard inquisiteur. Giorgio Gabellini (Italie), poursuivant une
tradition bien établie en Romagne, exécute des charges ressemblantes et plutôt bienveillantes de personnalités
contemporaines. Alors que la caricature graphique a poursuivi une « carrière » liée, pour une bonne part, au
développement de la presse, la caricature à trois dimensions n'a connu, tout au contraire, qu'une existence
discontinue placée sous le double signe de la rareté et de la fragilité.
La caricature, si elle demeure présente dans les journaux et si elle illustre parfois des émissions de télévision, a
perdu son caractère pamphlétaire. La presse qui fut longtemps la principale source d'informations n'est plus,
parmi les médias, qu'un élément de réflexion ou le refuge de ceux qui se repaissent de faits divers. De plus,
l'image photographique et le film, par leur approche « directe » – du moins en apparence – du réel ont retiré au
graphisme sa valeur de témoignage.
Maniant l'humour plus que la satire, enclin à traiter de la condition humaine dans une perspective plus
philosophique que sociale, le dessinateur crée volontiers des suites sur un thème déterminé en vue de leur
publication dans un album. Il est de plus en plus souvent traité comme auteur, au même titre que l'écrivain.
Steinberg, Searle, Steadman, Ungerer sont considérés comme des artistes à part entière, ce qui neutralise dans
une grande mesure l'agressivité réelle dont ils peuvent faire preuve dans leur production.
• Retour de la caricature ?
La fin des années 1960 et le début des années 1970 ont vu, en France, la flambée de la caricature contestataire.
Alors que pendant les journées de Mai-68, les affiches de l'atelier de l'École des beaux-arts couvraient les murs,
des magazines exclusivement consacrés à la satire – L'Enragé, Siné-Massacre, Hara-Kiri, puis Charlie... – ont
mené un même combat contre le pouvoir politique en place. On peut même parler, en ce qui concerne cette
caricature – celle de Reiser, de Cabu, de Siné, de Wolinski – de provocation délibérée. Les réactions escomptées
étaient censées venir confirmer le caractère fasciste du régime. La figure de Charles de Gaulle, alors président de
la République, était rattachée, par les caricaturistes, dans l'imaginaire révolutionnaire, à la lignée des militaires
ayant aspiré au pouvoir absolu – Mac Mahon, Boulanger, Pétain –, voire au nazisme et à son chef, Hitler : la
croix de Lorraine y devenait un avatar de la croix gammée. De ce combat, les protagonistes sortirent affaiblis. La
provocation systématique pratiquée par la contestation avait dépassé toute crédibilité, mais elle avait acculé le
pouvoir politique à une attitude de doute qui devait mettre à mal, et pour longtemps, ce qui lui restait de sacré :
l'autorité.
Après les années 1970, devenue, au même titre que le dessin d'humour et le dessin de reportage, « dessin de
presse », la caricature va se redistribuer dans la presse périodique où elle continue à œuvrer, cette fois sous le
contrôle d'un invisible « lecteur moyen ». Elle n'est plus vraiment partie prenante dans les contradictions que
connaît la société. Elle contribue davantage, par ses « bons mots », à les désamorcer qu'à les exacerber. Ainsi
s'élabore une caricature de consensus, placée sous le signe de la tolérance. C'est d'ailleurs sous cette invocation à
double entente qu'elle doit affronter l'islamisme.
En septembre 2005, la publication par un quotidien danois d'un ensemble de caricatures du Prophète Mahomet
provoque une violente réaction du monde musulman. En février 2006, au nom de la liberté d'expression, Charlie
Hebdo prend alors l'initiative de publier à son tour ces caricatures. Le procès qui lui fut intenté par les
institutions islamiques s'est conclu par une relaxe en faveur du journal, le tribunal ayant considéré que la
publication ne portait pas atteinte à la religion, mais visait uniquement à dénoncer l'intégrisme.
En Occident, l'islam n'est pas sur un pied d'égalité avec les autres religions. Il est dans une phase d'intégration.
Même si christianisme et judaïsme tiennent à l'assurer de leur solidarité, au nom d'une communauté d'origine en
Abraham, la réaction de la dernière-née des croyances monothéistes apparaît disproportionnée face à la satire. Le
destin de l'Occident a été étroitement lié à celui du christianisme. Une distinction entre religion et monde civil
s'est néanmoins imposée, non sans heurts. Le message évangélique a rarement fait l'objet d'attaques de la part
des caricaturistes, le Christ symbolisant la souffrance des persécutés parmi lesquels il faut compter les victimes
de l'ordre social. La satire s'exerça surtout aux dépens du clergé, auquel était reproché sa complicité avec les
« puissants » et, donc, sa trahison à l'égard du message dont il se réclamait.
L'islam ne connaît pas de véritable distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Depuis la dynastie des
Abbassides, l'image du prophète est proscrite. Le Prophète est un guerrier de la foi. Aux représentations
originelles s'ajoutent les ressentiments nés de l'époque coloniale et les conditions socioéconomiques des
immigrés, l'ensemble étant habilement relié, par les islamistes militants, aux croisades menées par la Chrétienté
contre l'Islam. Le reproche fait aux caricaturistes, au nom du principe de tolérance, de ne pas respecter la foi
d'autrui pourrait n'être pas pertinent. Le piège dans lequel ils se trouvent pris relève de la manipulation : ceux
dont ils ont voulu condamner la violence savent ranimer le combat en se posant en victimes, et la caricature est
une des armes qu'ils savent retourner à leur avantage.
Marc THIVOLET (Encyclopedia Universalis)