L`ordre public et les libertés publiques

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L`ordre public et les libertés publiques
Colloque sur l’Ordre public, organisé par l’Association française de
philosophie du droit les 17 et 18 septembre 2015
Intervention le 17 septembre de Bernard Stirn, président de section au
Conseil d’Etat, professeur associé à Sciences Po
Ordre public et libertés publiques
Ordre public et libertés publiques sont deux notions qui se comprennent mieux
ensemble que séparément. Si l’on regarde chacune d’elles, il n’est, en effet, pas aisé
d’en cerner les contours.
Notion fondamentale, l’ordre public est volontiers polysémique. D’un point de vue
procédural, le moyen d’ordre public est, comme l’explique le président Odent, « un
moyen relatif à une question d’importance telle que le juge méconnaîtrait lui-même
la règle de droit qu’il a mission de faire respecter si la décision juridictionnelle
rendue n’en tenait pas compte ».
Il y aussi un ordre public matériel,
traditionnellement exprimé aux travers des pouvoirs de police du maire. Reprenant
les dispositions venues de la loi municipale du 4 avril 1884, l’article L. 2212-2 du
Code général des collectivités territoriales prévoit que : « la police municipale a pour
objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques ». Au sens
le plus large, l’ordre public recouvre les valeurs essentielles du consensus social et
du système juridique. L’excision, la polygamie, la répudiation sont contraires à
l’ordre public français. La prohibition de l’inceste fait partie des « règles d’ordre
public régissant le droit des personnes » (CC, décision du 9 novembre 1999). Il en
va de même de l’interdiction de la maternité de substitution. Après l’abolition de la
peine de mort, l’ordre public interdit d’extrader un étranger vers un pays où il
risque d’être exécuté (CE, 27 février 1987, Fidan et 15 octobre 1993, Mme Aylor).
Après l’adoption de la loi sur le mariage entre personnes de même sexe, une
convention internationale qui ferait obstacle au mariage en France d’un Français et
d’un étranger du même sexe serait contraire à l’ordre public (Cass, 28 janvier 2015).
Terme classique, les libertés publiques se définissent comme celles qui sont
reconnues, organisées et garanties par l’autorité publique. Elles se distinguent de la
liberté individuelle, que l’article 66 de la Constitution place sous le contrôle de
l’autorité judiciaire et dont le Conseil constitutionnel a précisé qu’elle correspondait
plutôt aux valeurs de l’habeas corpus britannique, absence de détention arbitraire,
respect de la vie privée, du domicile et de la correspondance. Elles sont à situer par
rapport aux droits de l’homme, prérogatives que la nature humaine confère à
l’individu face à tout pouvoir. Elles apparaissent de plus en plus comme une
composante des libertés fondamentales ou des droits fondamentaux, droits
d’importance majeure, protégés au niveau le plus élevé de l’ordonnancement
juridique et qui s’imposent à tous, même au législateur.
Dans ces différentes orientations, il n’est pas toujours facile de se retrouver. Mais si
l’on rapproche ordre public et libertés publiques, les perspectives deviennent plus
claires. L’idée d’une conciliation entre l’ordre public et les libertés publiques
apparaît dès l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme selon lequel « nul
ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Les principes sont
énoncés dans les conclusions du commissaire gouvernement Corneille sur l’arrêt
Baldy, rendu par le Conseil d’Etat le 10 août 1917 : « Pour déterminer l’étendue du
pouvoir de police dans un cas particulier, il faut toujours se rappeler que les
pouvoirs de police sont toujours des restrictions aux libertés des particuliers, que le
point de départ de notre droit public est dans l’ensemble les libertés des citoyens,
que la Déclaration des droits de l’homme est, implicitement ou explicitement au
frontispice des constitutions républicaines, et que toute controverse de droit public
doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la
liberté est la règle et la restriction de police l’exception ». Les autorités publiques,
chargées de garantir l’ordre public, ne peuvent apporter aux libertés d’autres
restrictions que celles qui sont indispensables pour atteindre cet objectif. L’arrêt
Benjamin du 19 mai 1933 l’a explicité, en indiquant que « s’il incombe au maire de
prendre les mesures qu’exige le maintien de l’ordre, il doit concilier l’exercice de ses
pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion ». Restrictives des libertés, les
mesures de police ne sont légales que si elles sont nécessaires et proportionnées.
Ainsi éclairés l’un par l’autre, l’ordre public et les libertés publiques se comprennent
comme en miroir. Les reflets réciproques qui les éclairent appellent à un double
réflexion, sur le champ de l’ordre public et sur le contrôle des mesures de police
destinées à le protéger.
Le champ de l’ordre public
L’ordre public est une notion définie de manière large. En incluant dans son champ
de la dignité de la personne humaine, la jurisprudence a souligné sa plasticité. Ses
extensions ne peuvent toutefois être indéfinies.
L’ordre public, une notion large
Tranquillité, sécurité et salubrité publiques, telles qu’elles sont affirmées par la loi
du 4 avril 1884, recouvrent de vases domaines. La destruction des vipères (CE, 6
février 1903, Terrier) comme la capture et la mise en fourrière des champs errants
(CE, 4 mars 1910, Thérond) s’y rattachent. La police générale de l’ordre public
existe sans texte. Pour les autorités qui en sont chargées, elle est non une simple
faculté mais une obligation. Aussi une carence dans leur mise en œuvre engage-telle leur responsabilité (CE, 14 décembre 1962, Doublet). Exercée par le maire dans
la commune au nom de l’Etat, elle est confiée au préfet pour plusieurs communes
ou pour l’ensemble du département. Au niveau national, elle relève du titulaire du
pouvoir réglementaire, Président de la République sous le régime des lois
constitutionnelles de 1875 (CE, 8 août 1919, Labonne), Premier ministre
aujourd’hui. Pour préserver la santé publique, composante de l’ordre public, le
Premier ministre peut ainsi interdire de fumer dans les lieux publics CE, 19 mars
2007, Mme Le Gac). A la police générale s’ajoutent des polices spéciales,
organisées par des textes particuliers, qui visent des personnes (étrangers, nomades,
aliénés), des activités (chasse, pêche, débits de boisson, cinéma, affichage,
installations classées) ou des lieux (voies ferrées, aérodromes, monuments
historiques et sites). Les différents pouvoirs de police générale et spéciale se
combinent (CE, 18 avril 1902, maire de Néris-les-Bains) et se complètent (CE 18
décembre 1959, société des Films Lutétia). En raison de leur nature, certaines
polices spéciales sont toutefois exclusives de toute autre. Il en va ainsi des polices
confiées à l’Etat en matière de navigation aérienne, d’implantation des antennes de
téléphonie mobile (CE, 26 octobre 2011, commune de Saint-Denis) ou de
dissémination des organismes génétiquement modifiés (CE, 24 septembre 2012,
commune de Valence).
A l’égard de la loi, le Conseil constitutionnel retient une même acception large de
l’ordre public. Il confère à la préservation de l’ordre public le caractère d’objectif de
valeur constitutionnelle (décision du 18 janvier 1995) et affirme qu’il appartient au
législateur d’assurer la conciliation entre la prévention des atteintes à l’ordre public
et l’exercice des libertés garanties par la Constitution (en particulier décisions du 13
mars 2003 sur la loi sur la sécurité intérieure et du 19 janvier 2006 sur la loi relative
à la lutte contre le terrorisme).
On retrouve la même inspiration large dans l’étude réalisée en 2010 par le Conseil
d’Etat, à la demande du gouvernement, sur les possibilités juridiques d’interdire la
dissimulation du visage dans l’espace public. Cette étude relève que, sous la variété
de ses aspects, l’ordre public peut être regardé comme répondant « à un socle
minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société, qui,
comme par exemple le respect du pluralisme, sont à ce point fondamentales
qu’elles conditionnent l’exercice des autres libertés, et qu’elles imposent d’écarter, si
nécessaire, les effets de certains actes guidés par la volonté individuelle ». Il s’agirait
« d’exigences fondamentales du contrat social, implicites et permanentes ». Au nom
de ces exigences, la loi du 11 octobre 2010 a interdit la dissimulation du visage
dans l’espace public. Elle a été jugée conforme à la Constitution par le Conseil
constitutionnel (décision du 7 octobre 2010) et la Cour européenne des droits de
l’homme a estimé qu’au regard du but poursuivi, qui est d’assurer le vivre ensemble,
elle n’imposait pas des sujétions disproportionnées au regard des exigences
conventionnelles (CEDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France).
L’ensemble du droit européen est dans le même sens. Si la convention européenne
des droits de l’homme confère un caractère absolu au droit à la vie, à l’interdiction
de la torture, de l’esclavage et du travail forcé et à la prohibition des traitements
inhumains et dégradants, elle prévoit que les autres droits et libertés qu’elle
consacre peuvent faire l’objet des restrictions prévues par la loi qui constituent des
mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sûreté publique, à la
défense de l’ordre et à la protection de la santé. L’article 52 de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne indique que les limitations aux droits et
libertés, prévues par la loi, ne peuvent, être apportées, dans le respect du principe
de proportionnalité, que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des
objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des
droits et libertés d’autrui. La Cour de justice de l’Union européenne regarde de son
côté comme relevant de l’ordre public toute « menace réelle et suffisamment grave
affectant un intérêt fondamental de la société » (2000, Commission c. Royaume de
Belgique).
Ordre public et dignité de la personne humaine
Qualifiée de principe de valeur constitutionnelle par la décision du Conseil
constitutionnel du 2 juillet 1994 sur les lois de bioéthique, la sauvegarde de la
dignité de la personne humaine a été incluse dans l’ordre public par les décisions du
Conseil d’Etat relatives au « lancer de nain » (27 octobre 1995, commune de
Morsang-sur-Orge et ville d’Aix-en-Provence). Dans l’exercice de ses pouvoirs de
police municipale, le maire peut interdire un tel spectacle parce qu’il porte atteinte à
la dignité de la personne humaine. Point n’est alors besoin de circonstances locales
particulières. Comme le soulignait le commissaire du gouvernement Patrick
Frydman, « le respect de la dignité humaine, concept absolu s’il en est, ne saurait
s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations
subjectives que chacun peut porter à son sujet ».
Dans l’affaire de la « soupe aux cochons », qui consistait à distribuer à l’intention
des personnes démunies une soupe contenant à dessein du porc, la dignité de la
personne humaine est regardée comme l’un des motifs qui justifient une mesure
d’interdiction (juge des référés du Conseil d’Etat, 5 janvier 2007, Association
« Solidarité des Français »). Cette position a été confirmée par la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH, 16 juin 2009, Association « Solidarité des Français »
c/ France).
Cette jurisprudence a connu un retentissement particulier au début de l’année 2014,
avec les trois ordonnances du juge des référés du Conseil d’Etat relatives à des
spectacles de Dieudonné (9, 10 et 11 janvier 2014, Société les Productions de la
Plume et M. Dieudonné M’Bala M’Bala). Par les propos à connotation raciste et
antisémite qu’il comportait, le spectacle en cause portait gravement atteinte à la
dignité de la personne humaine. Aussi avait-il pu, sans illégalité manifeste, faire
l’objet d’une mesure d’interdiction. En revanche une telle illégalité entachait
l’interdiction d’un autre spectacle de Dieudonné, qui ne comporte pas de propos de
même nature que le précédent, comme l’ont constaté plusieurs juges des référés de
tribunal administratif et comme l’a confirmé le juge des référés du Conseil d’Etat
(CE, 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne).
Les limites à l’extension de l’ordre public
Même largement défini, l’ordre public n’est pas sans limites.
Dès sa décision du 26 novembre 1875, Pariset, le Conseil d’Etat juge que les
mesures de police ne peuvent, sans détournement de pouvoir, poursuivre un
objectif purement financier. Cette jurisprudence conduit à censurer une mesure de
police municipale qui n’a d’autre objectif que d’éviter une dépense pour la
commune (CE, 24 juin 1987, Bes).
Sauf texte particulier le prévoyant, il n’y a pas non plus d’ordre public esthétique.
Ainsi un maire n’a pas le pouvoir de « limiter, pour des raisons de caractère
esthétique, le type de monuments ou de plantations que peuvent faire placer sur les
tombes les personnes titulaires d’une concession » (CE, 18 février 1972, Chambre
syndicale des entreprises artisanales du bâtiment de Haute-Garonne).
Plus largement, l’ordre public demeure une notion juridique, qui n’entend pas
pénétrer sur le terrain moral. Dans son précis de droit administratif, Maurice
Hauriou relevait déjà que l’ordre public revêtait un élément « matériel et extérieur ».
Il ajoutait que « la police […] n’essaie point d’atteindre les causes profondes du
mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel […]. En d’autres termes, elle
ne poursuit pas l’ordre moral dans les idées ». Le doyen Hauriou s’en réjouit car
reconnaître un ordre public moral reviendrait à verser dans « l’inquisition et
l’oppression des consciences »
Certes la ligne de frontière est parfois délicate à dessiner. Au fil du temps, des arrêts
s’en approchent. Une décision du Conseil d’Etat du CE 7 novembre 1924, Club
indépendant châlonnais admet la légalité d’un arrêté municipal interdisant les
combats de boxe regardés comme « contraires à l’hygiène morale ». Des mesures
de police peuvent légalement avoir pour objet de lutter contre certaines pratiques
de prostitution (CE, 11 décembre 1946, dames Hubert et Crépelle) ou d’assurer la
décence sur les bords de mer (CE, 30 mai 1930, Beaugé). Dans un contexte plus
récent, le juge des référés du Conseil d’Etat estime, dans une ordonnance du 8 juin
2005, commune de Houilles, que, sur le fondement de ses pouvoirs de police
générale, le maire peut interdire l’ouverture d’un sex-shop à proximité
d’établissements scolaires et de services municipaux destinés aux mineurs.
Dans la police spéciale du cinéma, les mesures d’interdiction ou de restriction à
certains publics reposent sur des éléments qui ne sont pas sans lien avec la moralité
(CE, 30 juin 2000, association Promouvoir). L’arrêt du 18 novembre 1959 société
Les Films Lutétia fait d’ailleurs expressément mention que le « caractère immoral »
d’un film, associé à certaines circonstances locales, peut rendre sa projection
préjudiciable à l’ordre public.
L’ordre public au nom duquel des restrictions peuvent être apportées aux libertés
publiques ne saurait néanmoins être confondu avec un quelconque « ordre moral ».
Il revêt des aspects matériels, dépend des circonstances locales et surtout reflète un
certain consensus social, en fonction duquel il évolue. Le contrôle exercé sur les
mesures de police prises pour le préserver n’en revêt que plus d’importance.
Le contrôle des mesures de police
Un strict contrôle de proportionnalité s’exerce sur toutes les mesures qui apportent
des restrictions aux libertés. Des procédures d’urgence se sont développées pour
renforcer le caractère effectif de l’intervention du juge. Ces impératifs de contrôle
continuent de s’imposer dans le contexte de lutte contre le terrorisme, qui invite
néanmoins à la recherche de nouveaux équilibres.
Le principe de proportionnalité
Dans ses conclusions sur l’arrêt Jacquin du 30 novembre 1906, le commissaire du
gouvernement Romieu parlait déjà de « tutelle contentieuse » du juge administratif
sur les mesures de police. L’idée est explicitée par le commissaire Chardenet qui,
dans ses conclusions sur l’arrêt abbé Olivier, du 19 février 1909, relatif aux
manifestations religieuses sur la voie publique lors des enterrements, déclare aux
membres du Conseil d’Etat appelés à se prononcer : « Vous qui êtes appelés à jouer
un peu le rôle de supérieur hiérarchique des autorités administratives, vous devez
examiner quelle est la limite des devoirs du maire et rechercher si les arrêtés de
police ont été pris dans l’intérêt du maintien de l’ordre public ». L’arrêt Benjamin a
fixé les caractéristiques de cet entier contrôle des mesures de police.
Celui-ci s’est étendu à l’ensemble des décisions de police administrative. Pour ce qui
concerne, en particulier, l’entrée et le séjour des étrangers, la « haute police », s’est
progressivement estompée. Au regard de la vie privée et familiale, dont le respect
est imposé tant par les principes généraux du droit (CE, 8 décembre 1978, GISTI)
que par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme (CE, 19 avril
1991, Belgacem), l’octroi des visas, la délivrance des titres de séjour ou les mesures
d’éloignement font l’objet d’un plein contrôle du juge. Pour les mesures prises à
l’égard des publications étrangères, soumises à un régime particulier jusqu’au décret
du 4 octobre 2004 qui les a fait rentrer dans le droit commun de la liberté de la
presse, le contrôle d’abord restreint à l’erreur manifeste d’appréciation (CE, 2
novembre 1973, Société librairie Maspero) avait laissé la place à un contrôle entier
(CE, 9 juillet 1997, Association Ekin).
Les illustrations du plein contrôle du juge sur les mesures de police sont
nombreuses. L’interdiction générale d’exercer l’activité de photographe filmeur
est illégale à Montauban (CE, 22 juin 1951, Daudignac) mais pas au Mont-SaintMichel durant la saison touristique (CE, 13 mars 1968, ministre de l’intérieur c/
époux Leroy). La même jurisprudence s’applique à des questions nouvelles,
comme celles soulevées par les arrêtés municipaux dits de couvre-feu des enfants
ou ceux qualifiés d’arrêtés anti-mendicité. Qu’il s’agisse d’interdire la sortie aux
mineurs de sortir seulss au-delà d’une certaine heure (CE, 2 août 2001, préfet de
Vaucluse et 10 août 2001, commune d’Yerres) ou de réglementer la mendicité (9
juillet 2003, Laurent L. c/ commune de Prades), les interdictions ne peuvent être
générales et absolues. Le juge s’assure de leur adéquation aux circonstances de
temps et de lieu propres à chaque situation.
La même exigence d’une juste adéquation inspire la jurisprudence du Conseil
constitutionnel qui soumet les lois restreignant les libertés à un « triple test de
proportionnalité », en jugeant que les mesures prévues doivent être « adaptées,
nécessaires et proportionnées ». Cette formulation a été reprise par le Conseil
d’Etat dans la décision qu’il a rendue sur les passeports biométriques (26 octobre
2011, association pour la promotion de l’image).
Sans que le terme ait été employé à l’origine, le contrôle des mesures de police
s’inscrit dans le cadre du contrôle de proportionnalité. Le terme vient du droit
allemand. Commentant un arrêt de la Cour suprême de Prusse du 14 juin 1882,
Kreuzberg, le juriste allemand Fleiner expliquait en 1912 que « la police ne doit pas
tirer sur les moineaux à coups de canon ». Même un droit aussi rétif aux principes
que le droit britannique se réfère au principe de proportionnalité. Dans son opinion
sur une décision de la Chambre des Lords de 1983, R. c/Goldsmith, lord Diplock
écrivait : « the principle of proportionality prohibits the use of a steam hammer to
crack a nut if a nutcracker would do it » (on ne doit pas utiliser un marteau à vapeur
pour ouvrir une noix si un casse-noix suffit). Principe général du droit de l’Union
européenne, le principe de proportionnalité est également fermement appliqué par
la Cour européenne des droits de l’homme. Ce principe directeur du droit public
européen trouve pour partie sa source dans le contrôle des mesures de police en
droit français.
L’ordre public et l’urgence
Les situations d’urgence peuvent certes atténuer les rigueurs de la légalité. La
jurisprudence tient compte de l’urgence et elle a défini les circonstances
exceptionnelles (CE, 28 juin 1918, Heyriès et 28 février 1919, dames Dol et
Laurent). Des textes complètent le dispositif, loi du 5 avril 1955 sur l’état d’urgence,
articles 16 de la Constitution sur les pouvoirs exceptionnels du Président de la
République et 36 sur l’état de siège). Mais il s’agit d’adapter le droit aux exigences
de la réalité. « Quand la maison brûle on ne va pas demander au juge l’autorisation
d’y envoyer les pompiers » déclarait le commissaire du gouvernement Romieu dans
ses conclusions sur l’affaire société immobilière de Saint-Just jugée par le Tribunal
des conflits le 2 décembre 1902. Le principe de proportionnalité ne disparaît pas.
Le Conseil d’Etat l’a rappelé à l’occasion de la mise en œuvre de l’état d’urgence du
8 novembre 2005 au 3 janvier 2006 sur l’ensemble du territoire métropolitain à la
suite des violences urbaines (14 novembre 2005, Rolin). Si la mise en œuvre de
l’article 16 est un acte de gouvernement (CE, 2 mars 1962, Rubin de Servens), sa
prolongation au-delà de trente jours peut, depuis la révision du 23 juillet 2008, être
soumise au contrôle du Conseil constitutionnel par les présidents de l’Assemblée
Nationale ou du Sénat ou par soixante députés ou soixante sénateurs. Au-delà de
soixante jours, le Conseil constitutionnel peut même s’en saisir d’office à tout
moment.
L’urgence se manifeste surtout par des procédures qui donnent à au contrôle du
juge sa pleine effectivité. Dans le développement des procédures d’urgence, le droit
des libertés occupe en effet une place particulière.
Dès la loi de décentralisation du 2 mars 1982, un déféré particulier, le « déféré
liberté », est ouvert au préfet à l’encontre des actes des collectivités territoriales « de
nature à compromettre l’exercice d’une liberté publique ou individuelle ». Ce déféré
relève d’un juge unique, qui statue en quarante-huit heures, devant le tribunal
administratif comme, en appel, devant le Conseil d’Etat.
Les mêmes règles, juge unique, délai bref, sont retenues à partir de 1989 pour le
contentieux des mesures d’éloignement des étrangers, arrêtés de reconduite à la
frontière et, depuis 2006, obligation de quitter le territoire français. La saisine du
juge de première instance a dans ces matières un effet suspensif.
Ces procédures spécifiques sont comme une préfiguration de la réforme
d’ensemble des référés issue de la loi du 30 juin 2000. Cette loi a introduit le référé
suspension, qui permet d’obtenir la suspension de l’exécution de toute décision
administrative en cas d’urgence et de doute sérieux sur sa légalité. Dans le domaine
des libertés, elle a créé le référé liberté.
Selon les règles qui figurent à l’article L. 521-2 du code de justice administrative, en
cas d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, le juge des
référés dispose d’un pouvoir général d’injonction pour prendre dans les quarantehuit heures les mesures nécessaires à la sauvegarde de cette liberté. Lorsque l’affaire
relève en première instance du juge des référés du tribunal administratif, l’appel est
porté devant le juge des référés du Conseil d’Etat, qui se prononce également dans
les quarante-huit heures. Il n’en va différemment que si le juge de première
instance, estimant la requête manifestement infondée, l’a rejetée sans instruction ni
audience. Seul un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat peut alors être
formé.
Le référé est une procédure largement utilisée, qui représente environ 10% des
affaires soumises aux tribunaux administratifs. Le juge des référés du Conseil d’Etat
est saisi d’environ 300 dossiers par an (308 en 2014), dont 200 référés liberté (58 en
premier ressort et 146 en appel en 2014). Par la généralité de son champ, la brièveté
des délais, l’étendue des pouvoirs conférés au juge, le référé liberté constitue une
procédure particulièrement efficace.
La jurisprudence a donné une interprétation large du champ du référé liberté
comme des pouvoirs du juge des référés. Les grandes libertés publiques, liberté
d’aller et venir, libertés de réunion et d’association, libertés d’opinion et de religion,
libre expression du suffrage, liberté d’entreprendre, ont le caractère de liberté
fondamentale. Il en va de même de certains droits fondamentaux, droit d’asile,
droit de propriété, droit syndical, droit de grève, droit de mener une vie familiale
normale, droit de consentir à un traitement médical, droit au respect de la vie. Des
notions essentielles, comme l’interdiction du travail forcé et la présomption
d’innocence, ont également le caractère de liberté fondamentale.
Les pouvoirs du juge des référé liberté sont entendus de manière étendue et
flexible. Si des mesures provisoires ne suffisent pas à sauvegarder une liberté
fondamentale, le juge du référé liberté peut prendre des mesures dont l’effet sera
définitif. Il peut intervenir même en cas de voie de fait (juge des référés du Conseil
d’Etat, 23 janvier 2013, commune de Chirongui). Il dispose de toute la palette des
injonctions nécessaires, qui peuvent aller jusqu’à ordonner la dératisation de la
prison des Baumettes à Marseille (22 décembre 2012, section française de
l’Observatoire international des prisons). Lorsqu’est en cause la vie, il intervient de
manière particulière, en ordonnant le cas échéant des mesures conservatoires, tout
en se réservant la possibilité de s’éclairer par une instruction complémentaire, y
compris une expertise et des opinions d’amicus curiae, comme l’ont montré les
deux décisions du 14 février et du 24 juin 2014 rendues par l’assemblée du
contentieux dans l’affaire Vincent Lambert.
Si les décisions du juge des référés s’inscrivent dans le cadre tracé par la
jurisprudence générale, que le juge du référé, statuant seul et dans l’urgence, n’a pas
pour vocation de faire évoluer, le référé a donné aux recours devant le juge
administratif une effectivité fortement accrue. Ainsi une ordonnance du 19 août
2002, Front national, qui enjoint au maire d’Annecy de laisser se dérouler dans sa
ville l’université d’été du Front National se borne à faire application des principes
de la jurisprudence Benjamin. Mais, au lieu d’intervenir plusieurs années après
l’interdiction par le maire de Nevers de la conférence de René Benjamin sur Sacha
Guitry et Courteline, elle a été rendue en temps utile pour que l’université d’été en
cause se tînt effectivement à la fin du mois d’août.
Parce qu’il conduit le juge des référés à se prononcer très rapidement, le référé, et
singulièrement le référé liberté, peut aussi le placer sous les feux de l’actualité
politique et médiatique. Il donne à la juridiction administrative non seulement une
grande efficacité mais aussi une visibilité accrue dans son rôle de défense des
libertés.
Sécurité, renseignement, terrorisme
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, des lois
renforçant les moyens de lutte contre le terrorisme ont été adoptées dans de
nombreux pays. Les attentats de Madrid en 2004, de Londres en 2005, de Paris
en janvier 2015 ont continué de montrer l’ampleur des dangers et appelé à
intensifier les moyens de les prévenir.
Dès le 26 octobre 2001, le Parlement américain vote le Patriot Act, dont les
dispositions ont été en grande partie prolongées et renouvelées en 2006, 2011 et
2015. Au Royaume-Uni, l’Antiterrorism, crime and security act est adopté dès
2001. Plusieurs lois se succèdent en France, en particulier la loi sur la sécurité
quotidienne du 15 novembre 2001, les lois d’orientation et de programmation
pour la sécurité intérieure (LOPSI 1 et 2) du 29 août 2002 et du 14 mars 2011,
les lois relatives à la lutte contre le terrorisme du 21 décembre 2012 et du 13
novembre 2014. Les règles de police administrative comme de procédure pénale
sont adaptées, perquisitions à toute heure, sonorisation de certains lieux et
véhicules, géolocalisation, accès aux données de connexion, garde à vue
pouvant aller jusqu’à 96 heures. Par ses décisions DC du 25 mars 2014 sur la
géolocalisation et QPC du 24 juillet 2015, Association French Data Network sur
les données de connexion, le Conseil constitutionnel a reconnu la conformité des
dispositions en cause aux impératifs constitutionnels.
La loi du 13 novembre 2014 institue une mesure d’interdiction de sortie du
territoire ainsi qu’un dispositif d’interdiction administrative du territoire.
Interdiction de sortie et interdiction du territoire sont des mesures de police
administrative, prises par le ministre de l’intérieur, sous le contrôle de la
juridiction administrative. La loi du 13 novembre 2014 contient également des
mesures qui renforcent la répression pénale. Elle crée, en particulier, un délit
d’entreprise terroriste individuelle.
Le renseignement est l’un des instruments clés de la lutte contre le terrorisme,
qui lui impose de s’intéresser non seulement à des activités extérieures au
territoire mais également à des opérations qui se déroulent en France. La loi du
24 juillet 2015 relative au renseignement a pour objet de renforcer les moyens
dont disposent les services de renseignement tout en encadrant leur action.
Compte tenu des enjeux, et afin de s’assurer que les impératifs constitutionnels
en matière de liberté individuelle étaient respectés, le Président de la
République a fait, pour la première fois, usage, avant de promulguer cette loi, de
son pouvoir de saisine du Conseil constitutionnel, auquel la loi a également été
déférée par le président du Sénat et par soixante députés. Par sa décision du 23
juillet 2015, le Conseil constitutionnel a jugé la loi conforme pour l’essentiel
aux exigences constitutionnelles.
La loi du 24 juillet 2015 précise les moyens susceptibles d’être mis en œuvre
par les services, accès aux données de connexion, géolocalisation, interceptions
de sécurité, sonorisation de lieux et véhicules, captation d’images et de données
informatiques. Elle crée la Commission nationale de contrôle des techniques de
renseignement, autorité administrative indépendante, qui remplace, avec des
attributions élargies, la Commission nationale de contrôle des interceptions de
sécurité.
Le recours sur le territoire national aux différentes techniques de renseignement
est autorisé, pour une durée maximale de quatre mois renouvelables, par le
Premier ministre, ou par des collaborateurs directs de celui-ci délégués par lui,
après avis de la commission. L’avis est donné dans les vingt-quatre par le
président ou l’un des membres de la Commission appartenant au Conseil d’Etat
ou à la Cour de cassation, dans les soixante-douze heures s’il appelle une
délibération collégiale, qui peut avoir lieu en formation plénière ou dans une
formation restreinte. Un avis de la Commission en formation plénière est
nécessaire dans le cas où la mise en œuvre d’une technique de renseignement
concerne un parlementaire, un magistrat, un avocat ou un journaliste. En cas
d’urgence absolue, l’autorisation peut être délivrée sans attendre l’avis de la
commission, qui est alors informée sans délai. La mise en œuvre des techniques
de renseignement est assurée par des agents individuellement désignés et
habilités.
La loi donne compétence au Conseil d’Etat pour connaître, en premier et
dernier ressort, des requêtes concernant la mise en œuvre des techniques de
renseignement. Le Conseil d’Etat peut être saisi par toute personne souhaitant
vérifier qu’aucune technique de renseignement n’est irrégulièrement mise en
œuvre à son égard et par la Commission nationale de contrôle des techniques de
renseignement. Il peut également être saisi par le président ou par trois membres
de la commission lorsque le Premier ministre ne donne pas suite aux avis ou
recommandations de la commission ou que les suites qui y sont données sont
estimées insuffisantes. Il statue dans une formation spécialisée, dont les
membres et le rapporteur public sont habilités ès qualités au secret de la défense
nationale. Si une affaire est renvoyée devant les formations supérieures, section
ou assemblée, celles-ci siègent dans une composition restreinte. Elles examinent
toutefois dans leur formation ordinaire les questions de droit qui leur seraient
adressées par la formation spécialisée. Les exigences de la contradiction sont
adaptées à celles du secret de la défense nationale. Le président de la formation
de jugement peut en particulier ordonner le huis clos lorsque le secret de la
défense nationale est en cause. La loi confie également compétence au Conseil
d’Etat pour connaître, en premier et dernier ressort, et selon cette procédure
particulière, du contentieux des fichiers intéressant la sûreté de l’Etat.
Les mesures relatives à la lutte contre le terrorisme et au renseignement
soulignent l’actualité des préoccupations qui visent à concilier ordre public et
libertés publiques. Le colloque qui s’ouvre ce matin a ainsi choisi un sujet qui
permet de rappeler des éléments inscrits dans l’histoire de notre droit public et
de réfléchir à de grands débats d’aujourd’hui.

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