« Django Unchained », de Quentin Tarantino

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« Django Unchained », de Quentin Tarantino
« Django Unchained », de Quentin Tarantino
Par Anne-Marie Baron, 24 janvier 2013 (L’école des lettres)
Mort ou vif, tel est le refrain qui scande Django Unchained.
Dans le sud des États-Unis, deux ans avant la guerre de Sécession, le docteur King Schultz (Christoph
Waltz), dentiste allemand reconverti en chasseur de primes, achète Django (Jamie Foxx), un esclave
capable de l’aider à reconnaître les frères Brittle, meurtriers qu’il recherche. Il lui promet de lui rendre
sa liberté lorsqu’il les aura capturés – morts ou vifs.
Pendant la traque, Django parle à Schultz de Broomhilda, sa femme, vendue comme lui mais à un
autre maître. Pour la retrouver, Schultz élabore un plan : il s’agit de s’introduire dans l’immense
plantation de Calvin Candie, le plus puissant planteur du Mississipi, et de prétendre vouloir acheter des
lutteurs noirs.
Un film engagé
Django Unchained est un film nettement engagé. Il entend rappeler la terrible réalité de l’esclavage,
trop adoucie par le grand cinéma romanesque à la Autant en emporte le vent, dont il prend le
contrepied. C’est pour cela que le tournage s’est déroulé sur les lieux mêmes, dans le Wyoming, à La
Nouvelle-Orléans, en Californie ; la partie qui se déroule sur la plantation de Candyland a été tournée
en décors réels dans la plantation Evergreen, en Louisiane, splendide maison encore entourée des
cabanes de bois destinées aux esclaves, qui a été le vrai théâtre de la traite négrière – décor
particulièrement émouvant pour toute l’équipe du tournage.
Le film s’inscrit dans la tendance militante et justicière de Tarantino, qui succède à sa période de
divertissement iconoclaste, transformé par le succès de son intense mise en scène de la violence en
phénomène culturel. Cette nouvelle tendance a déjà inspiré sa dénonciation du nazisme, incarné par un
Christoph Waltz pervers et puni de façon éclatante par une bande de mercenaires sans états d’âme. Le
cinéaste
brosse
cette
fois
le
tableau
sans
concessions
de
l’Amérique
raciste,
et,
comme
dans Inglourious Basterds, met en accusation l’arrogance et la cruauté des bourreaux contre des
peuples sans défense. Il analyse avec finesse l’intériorisation par les Noirs de leur propre esclavage, qui
en
fait
les
meilleurs
auxiliaires
possibles
de
la
violence
des
Blancs.
Ce
motif
rappelle
l’instrumentalisation nazie des « kapos » et en rejoint un autre, commun aux deux films, celui du
racisme « scientifique », fondé sur la phrénologie et les mesures du cerveau.
Chasseur de primes indigné par l’esclavage et bien décidé à en punir les tenants, Schultz expose ses
plans dans des dialogues savoureux, mais quand le dialogue s’avère inefficace, il ne recule jamais
devant une violence sanglante, justicière, vengeresse, véritable catharsis destinée à punir et à purger
la violence inadmissible faite aux esclaves.
.
Un pur régal de cinéphiles
Le talent de Tarantino consiste à savoir parfaitement concilier une implication sincère et totale dans sa
dénonciation et un travail de mise en scène qui la met à distance de toutes les façons possibles.
Car Django Unchained comporte d’abord une triple mise en abîme : le titre est une allusion à la
légende de Prométhée, enchaîné sur son rocher où un vautour lui dévore le foie, image symbolique de
l’esclavage. Django apparaît comme un nouveau Siegfried à la recherche de sa Brunehilde, et sa quête
chevaleresque, soutenue par les hallucinations qui lui font voir à tout moment son épouse idéalisée,
évoque les trois épreuves de force et d’agilité à défaut desquelles le prétendant trouverait la mort.
Schultz est un nouvel Odin, qui arme le chevalier et lui procure son cheval et son épée. Enfin, à la fin
du film, la silhouette de Django triomphant est filmée sur le mode comique de la BD et l’assimile à
Lucky Luke.
Surtout, le film se veut un hommage au grand western italien de Sergio Leone – reconnu par Tarantino
comme un de ses maîtres – et de ses satellites. Il se révèle alors être, de surcroît, un tissu de
références, un pur régal de cinéphiles : la reprise en est la figure de base. Car il y a chez Tarantino un
véritable culte du passé :
– le passé historique de l’Amérique justifie une reconstitution soignée, qui n’exclut cependant pas
ces anachronismes créatifs dont le réalisateur a le secret ;
– le passé du cinéma, dont il réactualise les genres mineurs et déconsidérés de la culture populaire.
C’est pourquoi il cite des noms marquants de l’Histoire ou de l’histoire du cinéma comme autant de
signes de reconnaissance : le nom de Schultz est emprunté à To Be or Not to Be, d’Ernst Lubitsch
(1942), celui de Franco Nero rappelle l’interprète du premier Django qui apparaît ici en patron de bar ;
le nom de Léonide Moguy rend hommage au réalisateur français d’origine russe, actif entre 1936 et
1961, qui l’a influencé. Le nom complet du personnage joué par Kerry Washington dans le film est
Broomhilda Von Shaft, parce que les esclaves campés par elle et Jamie Foxx seraient les arrièrearrière-grands-parents de John Shaft, personnage emblématique de la blaxploitation, dans Shaft, les
nuits rouges de Harlem, de Gordon Parks (1971), film sur la guerre sanglante entre gangs blancs et
noirs, qui a connu suites, remake, et série télé. Samuel L. Jackson, qui interprète le vieux majordome
Stephen dans Django Unchained, a joué le rôle de Shaft dans le remake du film sorti en 2000.
De même que l’inspiration initiale de Pulp Fiction (1994) venait des Trois Visages de la peur (1963),
film à sketches en trois parties de Mario Bava qui a également inspiré Reservoir Dogs (1992), Django
Unchained est truffé de clins d’œil à Sergio Leone, aux Django de Sergio Corbucci (1966) et d’Alberto
De Martino (1966) – dont Tarantino est un fan –, qui ont traité avant lui les thèmes des chasseurs de
prime, du racisme et du Ku Klux Klan.
S’affichant comme ultime « sequel », le film joue sur la ressemblance et la reprise des motifs inter ou
intra-textuels : Schultz met au point un plan quasi scientifique comme celui de Mathematicus, le
premier Django, dont toute la stratégie est lisible sur le cadran d’une montre (l’une des parties de Pulp
fiction s’intitulait déjà The Big Watch). De même que le motif de la hache dans Django tire le premier,
d’Alberto De Martino (1966) a fourni une image forte à la séquence d’anthologie qui ouvre Inglourious
Basterds, Leonardo DiCaprio ressemble beaucoup à Glenn Saxson, qui joue le rôle du fils de Django
dans le western italien.
Tarantino honore ses racines italiennes en mixant les éléments des films qui l’inspirent pour créer son
propre cocktail, plus explosif que le premier Django, pourtant réputé le film le plus violent de son
époque. Le cinéaste sait comme personne ne pas se prendre au sérieux et jouer avec tous les codes, y
compris ceux qu’il a lui-même créés. Il se moque de tout, des employés de la plantation, frustes et
demeurés, du Ku Klux Klan, aux cagoules ridicules et mal adaptées, des planteurs esclavagistes,
pervers, dégénérés et incestueux. Une fois de plus, entre western, film de Sécession, chasse à la
prime, film gore, dessin animé et série télé, il montre que l’humour n’est pas incompatible avec un
engagement réel et entier, dans la ligne de Lubitsch et de Mel Brooks.
.
Un procédé typique de l’art postmoderne
On n’en finirait pas de recenser les clins d’œil. Amber Tamblyn joue le rôle de « la fille du fils d’un horsla-loi », référence au long-métrage au casting duquel figurait son père, Russ Tamblyn, intitulé Le Fils
d’un hors-la-loi (1965). Le nom de Tom Savini, qui campe le personnage de Chaney, est une indication
de genre car il rappelle les effets spéciaux que le « parrain du gore » a signés pour George A. Romero
dans Le Jour des morts vivants et La Nuit des morts vivants. Django porte une veste verte et un
chapeau entouré d’une bande de clous, la tenue de Little Joe, alias Michael Landon, dans la série
télé Bonanza. Le saloon s’appelle Le Minnesota Clay, évoquant le titre anglais d’un western spaghetti
de Sergio Corbucci (Le Justicier du Minnesota, 1964).
Quant au planteur sadique Calvin Candie, Quentin Tarantino le voyait au départ plus vieux ; mais
l’intérêt de Leonardo DiCaprio pour le film l’a forcé à reconsidérer la question : du coup, il en a fait une
sorte de « Caligula jeune », une figure du diable, entourée de rouge, face à Django et Schultz, héros
de western associés aux tons chauds de jaune et d’ambre. La fin du film est plus sombre, les couleurs
se teintent de rouge, le sang gicle, les choses deviennent plus sérieuses. Dans cette histoire de juste
revanche, aucun Blanc n’est épargné, pas même le bon Allemand. Et le tout s’achève dans un bain de
sang.
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Quand la violence devient morale
Décors de films mythiques ou de séries télé, gros plans et contrastes qui rappellent les stratégies
visuelles de Sergio Leone ; éclairages superbes du chef opérateur Robert Richardson, véritable artiste
de la lumière habitué des films de Martin Scorsese ; bande-son qui éveille des souvenirs mythiques
puisque le cinéaste, comme d’habitude, a choisi lui-même sa musique chez l’incontournable Ennio
Morricone ou le compositeur argentin Luis Enriquez Bacalov, qui avait composé la musique
du Django de Sergio Corbucci, tout est écho dans Django Unchained.
Ce procédé est typique de l’art postmoderne qui puise dans ce qui existe déjà, récupère partout des
bribes et en forme une œuvre distincte qui mélange et oppose les styles de différentes époques et de
différentes formes d’expression.
Mais ce film-ci a un objectif de justice sociale, contrairement à Pulp Fiction, où pourtant le tueur Jules
Winnfield citait la Bible chaque fois qu’il exécutait quelqu’un. La parole d’Ézéchiel adaptée par lui plane
sur Django Unchained : « J’exercerai sur eux de grandes vengeances, En les châtiant avec fureur. Et ils
sauront que je suis l’Éternel, quand j’exercerai sur eux ma vengeance » (Ézéchiel, 25:17).
Ce film où la violence devient morale, ce puzzle de cinéphage et de téléphile passionné qui rend justice
aux Afro-Américains martyrisés et à la culture de masse sous-estimée, produit sur le spectateur un
effet jubilatoire, porté à son acmé quand le cinéaste, qui aime faire des apparitions dans ses films,
campe un salaud mémorable et explose en pleine bagarre. Décidément, entre militantisme, hommage,
caricature, pastiche et parodie, plus que jamais Tarantino fait feu de tout bois et se déchaîne… pour la
bonne cause.
Anne-Marie Baron
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