A quoi sert l`infini en mathématiques

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A quoi sert l`infini en mathématiques
A quoi sert l’infini en mathématiques ?
Patrick Dehornoy
Laboratoire de Mathématiques
Nicolas Oresme, Université de Caen
• A travers trois exemples, l’infini comme outil de démonstration,
et comme outil de découverte.
L.Kronecker : « Dieu a créé les nombres entiers ;
tout le reste a été créé par l’homme »
↑
typiquement : l’infini
Questions : Pour autant qu’on s’intéresse aux objets finis,
l’infini est-il nécessaire ? Est-il utile ?
1. L’infini comme outil de démonstration
Question 1 : L’infini peut-il être nécessaire pour démontrer
des propriétés des objets finis ?
• Oui : même si on ne s’intéresse qu’aux objets finis,
le recours à l’infini est nécessaire pour certaines démontrations.
Fini - infini
peuvent être comptés, dénombrés
↓
• Certains objets mathématiques sont finis,
(les sommets d’un carré, les paires d’entiers inférieurs à 5,...)
d’autres infinis.
(les entiers pris dans leur ensemble, les points d’une droite,...)
• Certaines assertions ne mettent en jeu que des objets finis :
(un hexagone a neuf diagonales, 17 est premier,...)
d’autres mettent en jeu au moins un objet infini :
(il y a plus de points dans une droite que de nombres entiers,...)
Infini actuel/infini potentiel
• Remarque : Certaines assertions mettent en jeu une infinité
d’objets finis (par exemple les nombres entiers),
mais considérés en nombre fini à la fois :
« Un polygone à n côtés possède n(n − 3)/2 diagonales. »
= pour chaque n, une assertion finie ;
« Il existe une infinité de nombres premiers. »
= « Aucun entier n’est le plus grand nombre premier. »
• Dans la suite, infini signifie infini actuel
(« infini vrai » : infinité d’objets considérés simultanément),
et pas infini potentiel (suite indéfinie d’objets finis).
Démonstrations
• Outil d’exploration du mathématicien = démonstration.
↑
suite d’assertions menant pas à pas
de l’hypothèse à la conclusion
• Si l’hypothèse ou la conclusion mettent en jeu l’infini,
alors l’infini apparaı̂t forcément.
• Si l’hypothèse et la conclusion ne mettent en jeu que du fini,
alors deux situations sont possibles :
1. La démonstration ne met en jeu que du fini, ou
2. La démonstration met en jeu de l’infini
(aux étapes intermédiaires).
Deux exemples
Exemple : Un polygone à n côtés a n(n − 3)/2 diagonales.
Démonstration :
• De chacun des n sommets partent n − 3 diagonales.
• Chaque diagonale est comptée deux fois.
ici, pas d’usage de l’infini
Exemple : Il existe
2n
1
n+1 n
arbres binaires à n sommets.
-
Démonstration :
P∞
• Soit an le nombre d’arbres à n sommets, et F (X) = 1 an X n .
• La série F (X) satisfait l’équation
F (X)2 = F (X) + 1.
p
2n
2
1
• On a donc F (X) = (1 + 1 + X )/2, d’où an = n+1
n .
ici, usage de l’infini : tous les nombres an à la fois
La question
• Peut-on éviter les exemples du second type ?
Question : Toute assertion vraie ne mettant en jeu que des objets
finis peut-elle être démontrée en n’utilisant que des objets finis ?
↑
« des méthodes finitistes »
•
Hilbert (1900) : oui, peut-être...
programme de Hilbert
•
Gödel (1930) : non
(premier) théorème d’incomplétude
Le premier théorème d’incomplétude de Gödel
• Toute assertion finitistement démontrable est vraie ;
• La famille des assertions finitistement démontrables est simple ;
• La famille des assertions vraies est compliquée.
Il existe forcément une assertion qui est
à la fois vraie et non finitistement démontrable.
• Un exemple ? Les formules de Gödel.
↑
analogues au paradoxe du menteur : « Je mens ».
• Un exemple concret ?
↑
mettant en jeu une assertion naturelle,
par exemple d’arithmétique
Suites de Goodstein
• Ecriture d’un entier en base p itérée :
26 = 24 + 23 + 21
← écriture en base 2
1
22
21 +1
1
= 2
+2
+ 2 ← écriture en base 2 itérée
• Pour p < q, transformation Tp,q :
= remplacer p par q dans l’écriture en base p itérée.
21
1
26 = 22 +22 +1 +21
T2,3
31
1
33 +33 +1 +31 = 7.625.597.485.071
• Suite de Goodstein de départ d:
d
T2,3
...
−1
...
T3,4
...
−1
...
T4,5
...
• Partant de 26 :
26, 7.625.597.485.071, 7.625.597.485.070, ...
Clairement : la suite tend (très) vite vers l’infini.
Le théorème de Goodstein
Théorème (Goodstein, 1942) : Quel que soit d, la suite de Goodstein
partant de d atteint après un nombre fini d’étapes la valeur 0.
• Démonstration: Dès qu’il existe un infini actuel, la suite des entiers
se prolonge en celle des ordinaux transfinis de Cantor, qui possède
un ordre sans descente infinie, et une arithmétique :
0 , 1 , 2 , ..., ω , ω+1 , ω+2 , ..., ω.2 = ω+ω , ω.2+1 , ..., ω.3,
ω
..., ω 2 = ω.ω , ω 2 +1 , ..., ω 2 +ω , ..., ω 3 , ..., , ω ω , ..., ω ω ,...
...
=
>
T3,ω
T2,ω
d
...
T2,3
...
...
=
T3,ω
−1
...
...
>
T4,ω
T3,4
...
...
=
T4,ω
−1
...
...
T5,ω
T4,5
...
Le théorème de Kirby–Paris
Théorème (Kirby–Paris, 1982): Le théorème de Goodstein est une
assertion vraie, ne mettant en jeu que des objets finis, mais elle
n’est pas finitistement démontrable.
↑
non démontrable à partir des axiomes de l’arithmétique de Peano
≈ non démontrable par récurrence
(Principe de la démonstration: La fonction de Goodstein croı̂t si
vite qu’elle dépasse toute fonction dont l’existence est démontrable
à partir des axiomes de Peano.)
• Divers résultats analogues au théorème de Kirby–Paris
... et il y a même bien pire...
Des infinis
Théorème (Cantor, 1873) : Il existe plusieurs infinis
de tailles différentes — plus de nombres réels que de
nombres entiers — et même une infinité d’infinis de
tailles différentes.
• Programme de Gödel :
Au-delà des infinis qui existent dès qu’il existe au moins un infini,
introduire des « super-infinis » dont chacun dépasse les précédents
comme l’infini dépasse le fini :
fini < infini < super-infini < hyper-infini < ultra-infini < ...
• D’après le (second) théorème d’incomplétude de Gödel,
l’existence de tels infinis itérés n’est pas démontrable à partir de
purement spéculatif (?)
celle d’un infini simple
Conclusion 1
• Résultats de H. Friedman : analogues au
théorème de Kirby et Paris vis-à-vis des notions d’infini itéré.
↑
démontrables avec un ultra-infini,
mais pas avec un infini simple — ni a fortiori sans infini
Résumé : Il existe des assertions concrètes, ne mettant en jeu que
des objets finis, qui sont démontrables dès qu’on postule l’existence
d’objets (ultra)-infinis, mais ne le sont pas sans cela.
entiers, graphes...
↓
Conclusion 1 : Même si on ne s’intéresse qu’au fini,
l’infini — ou même l’ultra-infini — est (dans certains cas)
un outil de démonstration indispensable.
Des résultats effectifs ?
• Un (important) bémol :
Même si le théorème de Goodstein ne met en jeu que des entiers,
il reste marginal et ineffectif.
↑
pas d’algorithmique
• Partant de 4, la suite de Goodstein atteint 0 en...
3 · 2402.653.211 − 3 étapes.
Question 1 affinée (et vague) : Existe-t-il des résultats centraux et
effectifs dont la démonstration requiert l’usage de l’(ultra)-infini ?
• En théorie, peut-être : théorie de la récriture, lambda-calcul, ...
• En pratique, non ! (tout au moins pour le moment)
2 : L’infini comme outil de découverte
Question 2 : (Sans être nécessaire), l’infini peut-il être utile comme
outil de découverte et de démonstration de propriétés d’objets finis ?
• Oui : l’usage de l’(ultra)-infini donne des moyens supplémentaires
pour découvrir et démontrer des propriétés des objets finis.
Nombres premiers
• Exemple 2 : le théorème des nombres premiers :
Le nombre de nombres premiers 6 n est approximativement
n .
log n
Conjecturé par Gauss en 1792,
analyse complexe
↓
démontré par des méthodes infinitistes
par Hadamard et de la Vallée-Poussin en 1896,
démontré par des méthodes finitistes
par Erdös et Selberg en 1949.
Et l’ultra-infini ?
• Donc : l’usage de l’infini donne des moyens supplémentaires
pour découvrir et démontrer des propriétés du fini.
... une banalité : toute utilisation des nombres réels
et de l’analyse est une utilisation de l’infini !
• Mais alors...
Question 3 : En est-il de même de l’ultra-infini ?
« Les spéculations sur l’ultra-infini peuvent-elles mener
à des résultats vraiment concrets ? »
• Exemple 3 : le problème d’isotopie des tresses :
- un problème fini et concret,
- dont la (une) solution est venue directement d’objets ultra-infinis.
Le problème d’isotopie des tresses
• Une tresse à trois brins :
• Problème d’isotopie : Etant donnés deux tresses,
peut-on déformer l’une en l’autre ?
≈
Un algorithme
• Le problème d’isotopie des tresses est important car lié
- (de près) à la théorie des nœuds,
- (de très près) à la cryptographie,
- (de loin) à la physique théorique (équation de Yang–Baxter),
- (de loin) à la chimie des macro-molécules et de l’ADN,...
• La solution la plus efficace connue à ce jour :
Algorithme : Partant de deux tresses T , T 0 , concaténer T avec T 0
vue dans un miroir vertical, et réduire les poignées ; alors T et T 0
sont isotopes si et seulement si on obtient la tresse triviale.
Ordres autodistributifs
• Pourquoi cet algorithme converge-t-il?
... parce qu’il y a un ordre et une quantité qui décroı̂t.
• D’où vient cet ordre?
... du coloriage des tresses avec un « ordre autodistributif ».
↑
< et ∗ vérifiant x < x ∗ y et x ∗ (y ∗ z) = (x ∗ y) ∗ (x ∗ z)
• D’où vient un tel ordre autodistributif ?
... de l’étude d’objets ultra-infinis en théorie des ensembles,
qui en ont fourni le premier (et un temps seul) exemple connu.
un chemin continu allant d’objets ultra-infinis à un algorithme.
↑
↑
parfaitement spéculatifs
parfaitement constructif
Une analogie
Question : L’ultra-infini est-il nécessaire ici ?
• Non, ... mais montrer l’existence d’un ordre autodistributif est
facile (et naturel) en utilisant des objets ultra-infinis,
difficile (et peu naturel) en n’utilisant que des moyens finitistes :
jamais découvert sans ultra-infini (?)
• En physique : à partir d’une intuition physique,
deviner une propriété,
puis passer au mathématicien pour une démonstration.
• Ici : à partir d’une intuition logique (existence d’ultra-infini),
deviner une propriété (existence d’un ordre autodistributif),
puis passer au mathématicien pour une démonstration.
Conclusion
Lorsqu’on s’intéresse aux objets finis :
• Il existe des exemples où l’infini n’est ni nécessaire, ni utile ;
• Il existe des exemples où l’infini est nécessaire comme moyen de
démonstration — mais, en pratique, ils sont souvent peu concrets ;
• Il existe des exemples où l’infini, et même l’ultra-infini, quoique
non nécessaire, est utile (voire décisif) comme moyen de découverte.
Conclusion : Même si on ne s’intéresse qu’au fini et à l’effectif,
et qu’on ne croit pas à l’existence de l’(ultra)-infini,
il serait regrettable de se priver des intuitions qu’il apporte.
www.math.unicaen.fr/∼dehornoy

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