Je pris le métro à porte Dorée. une femme monta devant moi et se

Transcription

Je pris le métro à porte Dorée. une femme monta devant moi et se
Je pris le métro à Porte Dorée. Une
femme monta devant moi et se mit à
chanter en agitant un bracelet de clochettes
qui formaient un accord parfait. Une
mélopée, quelques mots incompréhensibles
portés par une voix douce et profonde ;
ensuite elle fit la manche. Tous les visages
se tournaient vers elle ; le sien n’appelait
pas tant de regards. Elle passa près de moi,
la main tendue. « Que chantiez-vous ? Je
n’ai jamais rien entendu de pareil. » « Je ne
chante pas vraiment, ce sont des choses en
moi. Je m’appelle Kavira. » Elle descendit à
Daumesnil, je fus tenté de la suivre, mais je
m’y pris trop tard. Le couperet de la porte
se referma devant ma main tendue et je vis
défiler sur le mur du quai deux affiches : Les
aventures de Pinnochio et puis Sapho chante
à l’Olympia. Je suppose que la femme avait
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changé de voiture ou de ligne pour continuer
son aumône.
Le souvenir de cette voix me poursuit.
Je donnerais beaucoup pour l’entendre à
nouveau. Mais quand j’interroge ma mémoire,
un soupçon vient gâter mon bonheur : Et si
la beauté de cette voix résultait d’un effort
ultime, celui d’une personne dont les jours
sont comptés ? Si, à l’inverse, la mendiante
avait fait – libre de tout drame – le don
d’une voix novice ? Dans ce cas, la femme
quêtant pour la première fois découvrirait
en chantant des ressources dont elle ignorait
la beauté. Je n’imagine pas une situation
médiane, fondée sur la routine, car aucune
voix ne pourrait soutenir longtemps un tel
effort sans devenir bientôt une voix brisée.
Les deux périls, mort imminente, menace de
brisure pour une voix neuve, se recouvraient
dans ma pensée ne laissant à la fin qu’un
appel sans visage : « La mort, voix brisée. »
La plus grande cantatrice, même dans
le silence d’une salle de concert, ne saurait
tenir longtemps les registres graves et
suraigus ; l’excès auquel invitent les plus
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belles arias ne dure qu’un instant et ne
saurait s’accommoder du vacarme de la rue
et du métro. Pourtant, celle que j’entendis
– j’en ai encore l’impression la plus vive
– est une chanteuse exceptionnelle, bien
que son art ne réponde pas aux canons du
chant. Désormais, chaque fois que je pense
à elle, je l’entends et suis transporté. Depuis
ce 9 janvier 2005, je l’ai souvent cherchée
en parcourant les lignes Créteil-Balard,
Saint-Cloud-Pont de Sèvres, Vincennes-La
Défense, mais en vain. Je l’ai attendue sur les
quais, dans les couloirs. J’ai cru la voir, j’ai
cru la suivre.
Cette voix me manque, c’est la vie même, la
pointe fine de la vie qui nous porte en avant.
Si l’écriture donnait quelques pouvoirs, je
troquerais tous les fastes de l’art lyrique, ses
violons, ses chœurs, ses divas pour entendre
une fois encore la voix de la Porte Dorée. Oui,
tout le grand art de l’opéra pour cet unique
bonheur. Et s’il se trouve un ange assez noir
pour consentir à ce pacte, je signe.
Mais dans cet appel au sacrifice de l’art,
je soupçonne un subterfuge qui cache un
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mauvais caprice d’auteur : on prend sa
pitié pour de l’admiration, on arrange cela
pour donner une forte impression, on en
fait une expérience admirable. Admettons
que cette femme soit à la fois tricheuse et
surdouée ; cela vaut-il autant d’éloges ? Les
anomalies que présente sa voix ne sont pas
un miracle, mais le déni du chant. C’est le cri
de détresse d’un être condamné, qui n’a plus
rien à perdre. La voici, quelques jours après
la rencontre de la Porte Dorée, aphone,
épuisée, prête à se vendre pour un bon repas…
Cependant, je pense à elle et crois
l’entendre encore. Le souvenir est aussi vif
qu’au matin du 9 janvier 2005. Sa voix me
manque. Surgit alors une pensée étrange :
la bouche qui sait chanter Stille Tränen de
Schumann, le Wiegenlied de Schubert, telle
aria de Mozart, Verdi ou Donizetti : une telle
bouche – semblable en cela à toute bouche
ordinaire – n’est-elle pas aussi la bouche qui
mange, embrasse, appelle, gémit ? En quoi
le mouvement que projette la colonne d’air
sur les cordes vocales est-il plus beau dans
le chant ? La finesse des ondes musicales ne
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peut faire oublier l’origine : une chair qui
avale, qui parle, embrasse, vomit également.
J’ai observé d’assez bonnes chanteuses
lyriques lors des stages si réputés de l’Abbaye :
les chanteuses les moins douées – et souvent
les plus sottes – affectent de ne porter à la
nourriture et aux boissons qu’un intérêt
médiocre ; on peut deviner que leur vie
sexuelle est soumise au vœu de continence.
Les plus douées ne négligent pas la discipline
corporelle qu’exige le travail de la voix, mais
l’on devine sans peine, à tel indice – regard,
geste de la main, expressions du visage –, un
penchant pour la démesure, une puissance
orgiaque qui laisse supposer des moments
d’élan et de crise.
La voix de la Porte Dorée, cela me paraît
désormais évident, exalte tous les bruits
charnels dont les partitions classiques
semblent vouloir abstraire le chant. Elle
transpose de façon géniale les tensions et
détensions des muscles, les sifflements et
les râles, les bruits de langues et de lèvres ;
elle s’élance, des murmures au triomphe
du cri, sans s’évader du corps – plus libre
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que les voix longtemps épurées par une
austère macération. Voix sublime, certes,
mais obscène en même temps. Cette voix,
absolument déplacée dans le métro, n’est
pas faite pour les salles de concert. Elle
vient de la chambre de noces, de celle de
l’accouchée, de la chambre des mourants
mais ne trouvera, si elle demeure nomade,
aucun lieu pour se poser.
Cette voix occupe mes nuits, c’est peutêtre là son domaine ; elle ne demande alors
qu’à s’effacer. « Je ne chante pas vraiment »,
disait-elle, « ce sont des choses en moi » ; et
ce « moi » voulait bien qu’on l’abandonne
pour un sou. Alors, je m’habitue à cette autre
pensée : la voix n’habite que la mémoire. À
tel point que je me demande parfois si elle a
jamais chanté en pleine lumière.
Les vibrations du métro, le chahut des
quais, la rumeur des passagers sont le climat
sonore auquel il faut bien nous habituer. Il
suffit que nous entendions un pauvre violon,
une ritournelle et nous dressons l’oreille,
nous prêtons à la chose plus de beauté
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qu’elle n’en a. Même si nous pressons le
pas, affectant l’indifférence, nous éprouvons
souvent un peu de gratitude pour ceux qui
jouent de la musique dans un lieu où la
musique n’a pas de séjour. En somme, ce
que je baptise « voix de la Porte Dorée » est
une voix des rues, probablement nulle sur
le plan musical ; je lui prête un charme de
circonstance, je cède à l’attrait d’une voix qui
parvient à solliciter l’attention, juste assez
pour que des personnes sensibles mettent la
main à la poche.
Finalement, je soupçonne la femme
de n’avoir pas chanté ; elle murmurait en
secouant des clochettes bien accordées puis
poussait de petits cris, cela suffisait à faire
illusion. Des murmures, quelques trémolos,
chacun peut en faire autant, selon son
humeur, presque sans y penser et même
s’enhardir pour faire l’histrion ; il n’y a pas
de quoi s’exalter. D’ailleurs, la bizarrerie qui
consiste à livrer sans pudeur au public ce
que d’ordinaire on ne fredonne que pour soi
suffit, précisément, à retenir l’attention. Cela
peut plaire, mais ce n’est pas du grand art.
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Ce que j’avais aimé, ce que d’autres
passagers immobiles avaient sans doute aimé,
ne tenait pas à quelque talent d’exception
mais à la passivité même de ce public
d’occasion. Quand la voix se tut, station
Daumesnil, n’y eut-il pas quelques personnes
pour penser « bon débarras » et le silence qui
suivi la performance, bientôt déchiré par
des grincements métalliques, ne parut-il
pas plus agréable que la chansonnette aux
auditeurs les plus indulgents ? Voilà ce qui
m’avait réjoui : j’avais aimé une voix capable
de me distraire du bruit ; elle m’avait accordé
un état euphorique semblable à celui qui
sépare quelquefois le sommeil du réveil. Une
goualante, un silence, le sourire d’une fille et
voilà tout.
À vrai dire, je ne suis pas à même d’apprécier
la voix de la Porte Dorée, je ne connais
rien à l’art du chant. Il suffit que j’ouvre la
bouche, que je lance une seule note pour que
ma voix se bloque. Chaque fois que je me
trouve dans une fête où il faudrait chanter
– anniversaire, mariage –, je m’arrange pour
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remuer les lèvres sans émettre aucun son et si
par malheur, au terme d’un dîner d’amis, on
me prie de chanter à mon tour, je m’esquive
aussitôt. S’il n’y a rien à faire pour échapper
au supplice, ma voix s’éraille, mon visage se
couvre de sueur et cet état pitoyable fait rire
la compagnie. Pourquoi faudrait-il se donner
en spectacle et devenir la risée de tous ?
Bien que je sache un peu de musique, il
est évident que je suis incompétent pour
juger de la beauté d’une voix. En principe,
toutes les voix me semblent merveilleuses,
puisqu’elles peuvent m’offrir un plaisir
auquel je n’accéderai jamais par mes propres
moyens. J’éprouve donc de la reconnaissance
pour celles et ceux qui savent chanter ; c’est
peut-être pour cela que la voix de la Porte
Dorée, une parmi d’autres, mérite ma
gratitude.
Mais je ne cesse de penser à la voix de
Kavira ; je ne saurais plus en parler, car le
souvenir s’estompe au fil du temps. Je l’aime,
je l’ai cherchée, je l’ai attendue. J’ai cru revoir
cette inconnue, j’ai cru la suivre.
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Qui chante pour toi, avec une incomparable
douceur ? Est-ce une voix de mère, une sœur,
une fille, une amante ? Et derrière cette
femme, combien d’autres voix anciennes
dont la rumeur égale monte vers toi chaque
fois que tu parles ? Tu avances en plein jour,
bras tendus, mains ouvertes, mais par le
manque d’une voix te voici tenu au secret,
désemparé, terriblement seul.
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