La responsabilité de l`intellectuel

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La responsabilité de l`intellectuel
La responsabilité de l'intellectuel
La Vie de Galilée fut écrite en ces sinistres derniers mois
de l'année 1938, au moment où beaucoup tenaient la
marche en avant du fascisme pour irrésistible et pour advenu l'effondrement définitif de la civilisation occidentale.
Voilà ce que B. Brecht écrivait dans les projets pour une préface à La Vie de Galilée. La place de la science dans la société, sa
captation par la bourgeoisie valorisant avant tout le produit de la
recherche étaient devenus des enjeux de la représentation théâtrale. De 1938-1945, la réflexion amorcée sur « l'ère nouvelle »,
pendant l'exil au Danemark, relancée lors du séjour américain en
1944 par la collaboration avec C. Laughton allait se trouver une
nouvelle fois confrontée à l'Histoire : « La ville d'Hiroshima est
devenue soudain périssable. Les savants revendiquent l'irresponsabilité des machines ». C'est l'un des aspects majeurs de cette œuvre théâtrale, pour nous, en cette fin de siècle et de millénaire, que
nous ne pouvons ignorer. La Vie de Galilée de B. Brecht nous interpelle ainsi plus que jamais. De la veille du cataclysme de 1940 à
sa mort, lors des répétitions d'août 1956 de la même œuvre, elle est
en même temps le questionnement d'un artiste, sur la place de la
science dans notre monde, le statut social du savant et d'une façon
plus générale, le rôle et la responsabilité de l'intellectuel dans la
société moderne et commerçante. Il faut en effet se pencher sur la
chronologie et le destin de cette œuvre qui apparaît pour le moins
importante, sinon essentielle, dans la vie de « l'écrivain de théâtre » comme il se qualifie lui-même. Il y a très tôt, dès 1925, dans
Homme pour Homme, la quatrième pièce de Brecht, une allusion
significative à ce qui sera le premier titre de La Vie de Galilée, La
Terre tourne :
Et Copernic, qu'est-ce qu'il dit ? Qu'est ce qui tourne ?
C'est la Terre qui tourne, la Terre donc l'homme… La
science moderne a prouvé que tout est relatif… Regardezmoi dans les yeux, veuve Begbick, l'instant est historique,
l'homme se trouve au centre, mais relativement.
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Ainsi, le sujet était déjà dans l'air ! Réfugié au Danemark, après
l'arrivée de Hitler au pouvoir, Brecht rédige une première version
danoise de La Vie de Galilée en 1938, en trois semaines comme il
le confirme lui-même le 23 novembre. Les événements qui environnent la rédaction de cette première version ont certes pesé sur
les orientations données au texte (Nuit de Cristal du 7 au 8 novembre 19381). Depuis 1934, face au discours nazi, la question de la
vérité devenait essentielle et vitale ; quelle attitude adopter sous la
répression ? « […] agir avec ruse, pour diffuser la vérité […] »,
écrivait-il dans Cinq difficultés pour écrire la vérité. Dans Me-Ti,
Livre des Retournements, Keuner, le philosophe affirmait : « […]
il faut que je vive plus longtemps que la violence […] ».
Au début de l'année 1938, les débats avec Niels Bohr, le grand
physicien danois spécialiste de l'atome, nourrissent cette réflexion
sur la responsabilité de l'intellectuel. Alors que Moller2, justifiant
la soumission de Galilée qui seule avait permis les Discorsi, et
constituait à ses yeux une victoire sur l'inquisition, Brecht, bien au
contraire, condamnait l'abjuration de 1633, véritable « défaite, qui
devait avoir pour conséquence, dans les années à venir un schisme
grave entre la science et la société humaine ».
Comment ne pas retrouver ce souvenir dans les propos de
« l'écrivain de théâtre », dans ses notes où il confirme que « dans la
première version de la pièce, la dernière scène était différente
[...] » et que Galilée, après avoir écrit les Discorsi en secret incitait
son disciple Andrea à faire passer en fraude son œuvre à l'étranger
signifiant que « sa rétractation lui avait donné la possibilité de
créer une œuvre décisive. Elle avait été sage ».
Par contre les propos de Galilée dans la scène correspondante
de la version californienne prouvaient à Andrea que « la rétractation était un crime et n'était pas compensée par l'œuvre si importante qu'elle ait pu être », et Brecht d'ajouter « au cas où cela intéresserait quelqu'un, ceci est également le jugement de l'écrivain de
théâtre » (Écrits 2).
1. Nuit de Cristal : nom donné à la nuit où les nazis s'en prirent aux vitrines des magasins
tenus par des Juifs, à Berlin.
2. Moller : physicien.
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C'est qu'entre la version danoise, même remaniée en 1939 et
donnée à Zurich en 1943 au Shauspielhaus, et La Vie de Galilée
que B. Brecht faisait répéter ce 10 août 1956, quatre jours avant sa
mort, il y avait eu l'exil américain et la rencontre avec C. Laughton
en 1944, autour de cette même œuvre. L'influence des événements
fut considérable, comme le confirme Brecht dans l'avant-propos de
la version américaine.
L'âge atomique fit ses débuts à Hiroshima au milieu de
notre travail, du jour au lendemain la biographie du fondateur de la physique nouvelle se déchiffrait différemment. L'infernal effet de la bombe des bombes plaça le
conflit de Galilée avec les autorités de son temps dans une
lumière nouvelle plus rude. (Écrits 2)
Désormais, le débat amorcé au Danemark se prolonge : sagesse
ou crime que de se rétracter pour parvenir à révéler la vérité scientifique ? Ce n'est plus le vrai sujet. « Le crime de Galilée peut être
considéré comme le “péché originel” des sciences modernes de la
nature », affirme Brecht en 1947, après avoir relaté les conséquences immédiates de la bombe d'Hiroshima vécues par les Américains. Ce qui est en cause, après cela, c'est l'enjeu social de la
science à jamais ruiné !
Comble de coïncidence entre la vie réelle et l'illusion théâtrale
mise en chantier et représentée en Amérique en octobre 1947,
Brecht devra affronter le comité d'investigation des activités antiaméricaines du congrès, et comme l'écrit Einstein lui-même :
[…] le problème auquel ont à faire face les intellectuels de
ce pays est très sérieux […] Que doivent faire les intellectuels qui sont en minorité contre ce mal ? Franchement, je
ne vois comme méthode que celle, révolutionnaire, du
refus de coopérer, à l'exemple de Gandhi1.
Brecht, le 30 octobre 1947 rejoint Galilée dans son débat personnel, abjurer ou non, et s'il « n'abjura pas » comme le rapporte B.
Dort, il n'en fut pas moins félicité par le président du comité pour
s'en être bien tiré et encouragé à servir d'exemple !
1. Banesh Hoffmann, Albert Einstein, créateur et rebelle, Points Seuil, p. 225.
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Comme l'exprime si bien Andrea avant que la cloche de SaintMarc ne sonne et ne confirme la rétractation (tableau 13) :
Mais aujourd'hui, tout est changé ! L'homme, cet être
supplicié, relève la tête et dit : je peux vivre. Tout cela est
gagné quand un seul se lève et dit NON !
C'est un héros qu'il attend et c'est un être anéanti et transformé
qui apparaît et qu'il entreprend d'insulter lui reprochant d'avoir sauvé « sa peau bien aimée ». Dans ces circonstances, le cri d'Andrea,
« Malheureux le pays qui n'a pas de héros ! », et la réponse en écho
de Galilée, « Non, malheureux le pays qui a besoin de héros », résonnent étrangement ce jour où Brecht quitte l'Amérique pour rejoindre l'Europe.
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