CIMETIERES sous LA LUNE

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CIMETIERES sous LA LUNE
UN R O W GRANDEUR HISTOIRE. LES GRANDS
CIMETIERES sous LA LUNE
Cet humble timozgnage nvait son f r i x . . .
O n n'écrit pas cn guerre comme ii l'habitude. A situation
de rupture, rupture d'éqiiilibre -dans la littératilre surtout. Car
la guerre, épisode radical s'il en est, transforme- parfois absolument: autant celui qui la dit que les manieres de la dire. A
charge pour l'écrivain confronté i un événement ou I'extréme
limite dans la violence, l'horreur, voire la banalité, le dispute i
la logique extreme de la violence rnilitaire, politique, humaine,
d'informer -au double sens du mot: de témoigner, pour soi et
les aurres, et de mettre en forme I'absurde par excellence. En
effet, plutOt que d'etre dénuée de sens (elle en a menie plusieurs), la guerre manqile avant tout d'une forme qui sende
compte de sa réalité rnultiplc et moilvante. Elle porte ainsi,
pour la littératiire, cette tension forre, et hautement productive: écrire tandis que parlcr ou raconter ne suffit plus.'
'
Cf. Pierre Yana, 'Ecrivains dans la guerre", I,a Reuue des sciences hhumair~vs,
tome LXXV, K" 204 (octobre-décembre 1986), p. 2.
- 121 -
Ecriture de 1-urgence et du direct, la littérature en guerre
souscrit donc i des impératifs que la routine littéraire peut se
permettre d'ignorer. A commencer par la nécessité d'écrire
vite, i chaud et en temps réel, selon le principe mime du témoignage. La recherche d'une insertion ~naximalede l'oeuvre
dans le vécu contemporain suppose d'abord l'authentique présence de I'écrivain, i la fois personnage, narrateur et auteur
d'une histoire i laquelle il confere son pesant de vérité; elle
pose ensuite la question du lecteur, comme figure et destinataire- comme témoin d u texte; elle transpose et dispose enfin le
récit de maniere i conjurer le danger double qui guette toute
littérature, mais celle-12. en particulier: le risque de la fiction ou
du "trop littéraire", voire, 2. I'opposé, celui du document plat,
sans poids ni relief.
Je pense évidemment i l'écrivain en guerre, ou devant la
guerre, et non i la littérature dite "de guerre", sans réelle conséquence éthique ou esthétique. La différence est que celui-la,
loin de se servir de la guerre comme mati&e i récit (et donc i
fiction), la vit en situation, jusqu'i en percevoir tout i'arbitraire, I'inserisé, I'absence de ligne et de contour surtout. Te parle
de ce que je sais. Ce que j'exprime, je I'éprouve ou je l'ai
éprouvé" (498), écrit Georges Berilanos dans Les Grands Czmetiires sous la lune.' Ainsi, la littérature en guerre procede d'une
position de doute, ou I'écrivain, plut6t que de vérifier des certitudes métaphysiques, politiques ou formelles, pose au contraire, avec la question du sens de la guerre, la question de son
propre sens dans la guerre, de son implication donc, et avant
tout de la f m pour la dire. Au lieu que la littérature sur la
guerre continue, comme si de rien n'était, d'asséner la these,
voire de se réfugier dans une prétendue et commode pureté de
la fiction. Littérature en guerre, donc: Barbusse (LeFrm, 1916),
Bloy3 et, plus tard, i 1,occasion du conflit espagnol, Bernanos;
La pagination renvoie i Georges Bernanos, Essais el Pnilr de combal 1. Gallimard (la Pléiade), 1972.
"oioins
1-auteur de ,Jeanne d,Arc e l lXllemape, aux certitudes nationalistes encore tranchées, que celui qui écrit dans les Médilalions d ú n rolilnire en 1916:
"Apres deux ans d e massacres et d'atrocités, je cherche iin hornrne assez ins-
ou encore Ramón Sender (Contraataque, 1937): Arthur Koestler (Spanzsches Testament, 1937) et George Orwell, écrivant i la
fin de son Homage to Catalonia: ':le crains de n'avoir su vous
donner qu'une bien faible idée de tout ce que ces mois passés
en Espagne représentent pour moi. J'ai raconté quelqties événements extérieurs, mais comment communiquer I'impression
qu'ils m'ont lai~sée!".~
Littérature de guerre, i rebours, car née
d'une sorte de "tourisme" politique ou esthétique, dans lequel
l'événement n'affecte en rien ni la position de l'écrivain ni la
diction ou la destination de l'écriture, Barres (le pro agandiste
infatigable de L'Unzon sacrée),%rasillach, Arecht, etc.
Y
11 y a certes diverses manikres de raconter -ou de vivre- la
guerre, celle d'Espagne, en I'occurrence: dans la prose 0x1 la
piré pour me dire exactement ce qui se passe, pour donner un nom plausible
i ce conflit. de tous les peuples, ice déchainement inoui des captifs de tous
les abimes. Silence ~iniversel."(Oeuvres de Léon Bloy, fdition Jean Petit, Mercure d c France, Paris, 1969, tome IX, p. 230)
Dont la premiere version fut puhliée, signe d'iirgence, en Iangue anglaise.
George Orwell, Hommr~gea la Catalogne. (traduit de I'anglais par Yvctnne Davet). Editions Champ Libre, Paris, 1984, p. 232. Pour une étude comparée
des témoignages d e Bernanos, Koestler e t Orwell sur le conflit espagnol, cf.
mon article "Le conflit des genres. Littératures en guerre", iparaitre dans
Plzilologio HispalerUis.
"equel écrit, étrangement, dans Lilmefranpise el la gnrrre (Emile paul Freres Editei~rs,Paris, 1915, tome 1, p.97): "Nous considérons nos lecteurs comme des chefs d'opinion; nous ax:ons le sentiment qu'eux et nous tous ici,
nous sommes montés sur la borne au milieu de la foule et qu'il nous faut 2
toute heure exposer, crier la vérité". (Le "nous" e t la "fo~ile"en disent long!)
Cf. Robert Brasillach, "Histoire de la guerre d'EspagneS, Oeuures compIetes.
(édition annotée par Maurice Bardeche), tome V, Club de 1.Honnkte Ilomme. Paris, 1963; cf. de mkme Bertolt Brecht, "Die gewehre der Fraii Carrar",
Dio StiickP von Bmtolt Brerhl in n n m Bnnd. Suhrkamp Verlag, Frankfurt arn
Main, 1978, pp. 475-490. Je cite idessein deux exemples opposés, afin de
montrer que la littérature en guerre met davantage en jeu que la simple attitude politique, voire le genre du récit choisi. La preuve du contraire nous est
fournie par l'écrivain anglais d e gauche Gerald Brenan, qui écrit dans son
"Histoire d'Espagnen (Die Geschichle Spaniens. Karin Kramer Verlag,.Berlin,
1978, p. 394; je traduis): "Le propos d e ce livre n'était pas d e Iégitimer le
camp queJe soutenais, mais bien de débrouiller, pour moi et pour d'autres,
poésie (d'un Machado ou d'un Miguel Hernandez, entre autres),' par la fiction ou le récit plus ou moins romancé, parfois
impliqué, voire partisan, le reportage, l'autobiographie ou la
polémique, etc. Cependant, si la distinctioil entre les genres
semble en général aisée i établir ( i défaut de leur rapport avec
I'événement, qui demeure souvent problématique), que dire
e n revanche des Cran.ds Gimetieres sous la lune, de ce térnoignage
aux 1-essorts multiples ou se melent librement les temps et les
registres concurrents d u souvenir, de I'histoire, factiielle ou
longue, du pamphlet, tant6t accusateur et bientot prophétique,
et -las but not least- du roinan?
Pour niesurer toute I'étendue de la question et, du nieme
coup, la profonde origiilalité de cette oeuvre-li, il faut, je crois,
le cours pris pai- les érénemenls". D'autre part, ;e laisse de c6té Ic cas d'Hen i i n p a y (fi7 Wliom Lhe Be11 Tolk ou TheIiilh Column), voire celui de Malraiix
(L~~.spoir),
qui deinanderaient une analyse approfondie, impensable ici; cT
néanmoins siir cc srijet Leo G~irko,"Hemingway in Spain", in: John K.M. McCaffer)', E~ne.sll-lemin.~muay:i%e man and his iuork. Cooper Squarr Puhlishers,
New York, 1969, pp. 258 sq. ainsi que l'imporrdnle élude de Claiide Duchet,
"1.a inanoeuvre du hélier. Textc, intertexte et idéologies dans LEspoirrr,¡ir:
Pierre Yana, "Ecrivains dans la guerre", pp. 107-131. S'agissairt d e L'Esf)oiv,
rine rernarque de fond cependant: les incohérences et les imperlecLions du
récit, einpruntées aux techniques d e f'unaiiimisme ou d'iin Faulkner, y semh l e n ~d e ptire forme, et n'engagenl ni la cohérence, ni surlout le rtnlirt (ficrionnel) de I'oeuure. Pour le dit-e plus crürnent: ce roman d e la guerre parait
lrop heaii, pour etre vrai. C'est 1 i tout le prohli.nie! Pour autant, ;e ne satirais
partagel- I'opinion de Claude Sirnon q ~ i répond
i
dans un entretien accordé i
Madeleine Cl~apsat(1~'I%p~e~s,
5 avril 1962): "L.7ispoir? Pour tnoi, c'est tin peu
Tintin idisant. la révolution. C'est une sorte d e roman-feuilleton, d e roman
d'aveiitures écrit par quelqu'uii qtii est iin aventirrier, dans le cadre de la révolutionn.
Sur la prodiiction littéraire, e t en particiiiier poétique, duran1 la giieire civile espagnole, cf. Julio Rocliígriez Puértolas (coordinador), lfzstmin sociale.<! la
Litrralvrn es,fmñolu. Editorial Castalia. Madrid, 1979, lome 111, pp. Ssq., ainsi
que Faiiny Rubio, "Un millón de títulos: las novelas de la gtierra de Espana",
in: Lo p e r r a civil esp<~ñol<r
50 n i o r rlvspur!~. Una reflexión moral. (Bajo la dirección de Ramón Taiiiames). Editorial Planeta, Barcelona, 1986, p. 153 sq.
Pour la partie franqaise, cf. entre autres Maryse Beitrand de Muñoz, "La gnerre civile espagliole de 1936 a 1939 et sa résonarice sur les intellcctuels er écrivains fiancais", IJré,~eare
frtmcof>honrNOS (1971), pp.17-28.
en remontes le cours, dans le temps douhle de I'Histoire et
d'un autenr. Celui que j'imagine de la sorte confronté i une
actualité aussi immédiate qu'inédite a tour (certains passages
de la Correspondance ou inéme des Cfiands Gimetiires en font foi)
de I'écrivain soumis a sa propre question, romancier malgré lui
déji (cf. 1451), et hientot en suspens de roman, o u polémiste
en quéte de reperes nouveaux: "Je voudrais simplement vous
faire réfléchir, car j'ai dG réfléchir moi-nieme. Je n'ai pas compris du premier coup (. . .) Que voulez-vqus? Nous ne sommes
pas maitres de certains réflexes" (531).
Prohleme tout d'abord de position, et donc de déchiffrage
du "hors-texte" (lequel n'est point seulement tout le réei hors
d u texte -quelle réalité, d'ailleurs? et quelle guerre d'Espagrie?- mais pliit6t un espacede reconnaissance et de connivence, un "horizon de lecture" partagé que le texte informe, conforme, voire t r a n ~ f o r m e )Certes,
.~
la vision politique des Grands
Czmetiires doit cncore, poiir l'essentiel, i Drumont et i son
commeiitaire "anarchisant" d'une catastrophe anrioncée
(meme si ce dernier évoque une autre histoire, celle de la
Commune a la Troisieme République, deja médiatisée et mise
en forme daiis la 1% d'un monde). A cette différence pres, mais
elle est de tail-le, que I'événement demande ici une lecture a
chaud et en direct et qu'il implique, eri pratique comme dans
la réflexion, la présence avérée de I'écrivain. D'ou un changement certain de paradigine, le pamphlétaire devenant a la fois
juge et partie, auteur et protagoniste, c'est-i-dire témoin ison
corps défendant d'une histoire vraie, car vécue. Os, de la tragédie espagiiole (dont, au total, et significativenient peut-etre, il
parle peu: "Je n'ai pas écrit sur les affaires dZEspagne,paree
queje les vois de trop pres", 1430), Berriaiios retient avant tout
qu'elle préfigure sur le terrain I'ordre universel a venir: non
plus la Réptihlique aux moeurs dissolues, opportuniste puis radicale, voire libérale ou ploutocrate, mais plus gravement, l'hydre totalitaire aux trois tites (marxisme, fascisme, "démocratie
impériale") -1'Ordre du "comme si", et de I'ldéologie (un
"f.
Claude Ductiet, "¡;a rnanoeiivre du béiier", p.110 note.
temps revendiquée par le sympathisant de 1'Action francaise, et
désormais récusée- c'est 1 i tout le dilemme).1°
Probleme de destination, ensuite. Replacés dans Ir contexte
général de I'oeuvre, Les Crands Cimetikes operent, moins une
rupture i proprement parler (comme on I'affirme communément), qu'une évolution du parti pris encore militant vers la
disposition, ouverte i l'interrogation, du témoignage; ils esquissent ce faisant, en aval coinme i l'intérieur du texte, la figure ou mieux: la place d'un lecteur encore inconnu, et d'ailleurs incertain, dont I'importance pour le texte hecnanosien
ira s'accroissant: "A la vérité, je ne sais plus du tout pour qui
j'écris", écrira I'auteur des Enjants humiliés (874) (et l'accueil
tranché et parfois virulent réservé aux Grands Cimetikres vérifie
toute 1-actualité de ce constat)."
Probleme de diclion, enfin et surtout: la multiplicité déji
signalée des genres et des registres tie traduit-elle pas en définitive, dans le mouvement on la manoeuvre meme du texte, cette
incertitude fonciere quant i la vocation, i la raison d'etre et au
statut de I'oeuvre i créer?
Te1 qu'en lui-méme l'écrivain
...
Qui donc dira cet état ou "l'univers devient une itldiff'érente menace":" la guerre "absolue, ni politique, ni sociale, ni religieuse au sens strict d u mot, la Guerre qiie n'ose pas dire son
nom peut-etre parce qu'etle n'en a aucun" (461)? L'historien?
Ou le journaliste? Le pamphlétaire ( 2 défaut du militant)? Le
romancier?
"'Cf. i c e propos mon article "A propos d'une rupture célebre: Bernanos et
Naiicy, 1988, pp.101:112.
Cf sur ce point A.R. Clark, "Bernanos politique e t polémiste: A BibliograpIiical ~ssay",j o u ~ n n loJEkr@ean SIudies X i1971j, p.72&.
"André Malraux, Antimiv~rr~oimr.
Gallimard (nrQ, 1967, p. 305.
"
C'est que I'Histoire, lorsqu'elle n'est point référence accomplie ou répétition de I'évidence (comme encore dans La
Grande Peur des bien-pensants), existe avant que d'etre (dite), a
écrire donc. Plus concretement: bien sur, il y a les dates et les
acteurs du conflit, bref une chronique de l'absurde (d'ailleurs
amplement et fidelement convoquée par le journaliste a I'affut
des nouvelles); mais elle ne saurait suffire a I'écrivaiu -j'allais
dire au romancier- a la recherche de I'énigme signifiante derriere la simple et nue réalité du fait: "Continuez donc a prévoir
le passé, imbéciles! Moi, j'essaie de com-prendre" (1443)
Réaliste, au sens d'une prise en compte d u matériau historique, le récit bernanosien de la guerre d'Espagne I'est sans aucun doute. A preuve les sources et autres pieces a conviction
(documents, témoignages, articles de journaux, chiffres, etc.),
dument datées et localisées, reproduites parfois in extenso (cf.
441 et 500sq.). Cependant, le refus -ou I'impossibilité- de "parler le méme langage que les journalistes" (Bernanos exempte
toutefois de sa critique "ces messieurs du grand reportagen,1443),ou que l'historien, procede ici d'un rejet de fond:
serait en cause un certain "réalisme" dit historique, revendiqué
précisément par les camps politiques en présence, lesquels
composent a coup de systemes et de rapports de force, et surtout du dehors, la fiction ou, disons, l'imposture d'une histoire
toute de surface, qui ferait sens dans la seule chronologie des
événements et des finalités mises en avant.'"~ lieu que ce témoignage s'entend résolument dans I'Histoire, immédiate autant qu'informe, dont il reprend les ruptures de rythme et le
manque de reperes, et jusqu'a I'absence d'un récit filé, continu et achevé; et tout a la fois contre une prétendue "fatalité historique" (429), interrogée dans ses malentendus et ses silerices.
Reste donc l'écrivain, créateur d'images et de paroles ou
pourvoyeur de sens. Qui énoncerait, c6té pamphlet, tout ce
qu'une histoire bavarde de ses idéologies ne dit plus (le risque
'%n
retroiive - presque dans les nrernes termes - celte critique do discours
journalistiqi~edans I'iIommage i la Catalogne de George Orwell; c f p. 255 entre autres.
surnaturel, ou simplement humain); et renouerait, c6té roman,
avec la voix e l le temps intérieurs, avec la personne comme lieu
et échéance d'une autre histoire, vraie celle-la. La donne est
connue, et commode, a dire juste. Or, les choses sont loin
d'étre simples. En I'occurrence, une telle division du travail,
thématique ou formelle, entre ici la diction polémique et la
l'introspection romanesque, ne reflete pas, il s'en faut, ni les limites et les marges ou I'une rencontre l'autre, ni surtout les
rapports de coexistence, meme difficile, voire de transgression
éventuelle, que le pamphlet (ou la relation historique, le reportage, etc.) et le roman (ou le journal, l'autobiographie, etc.)
entretiennent. (La voix pronominale di1 verbe conviendrait davantage ici, tant le lien est de réciprocité et d'échange.) Que
I'on en juge: "Les gens qui ne me connaissent guere me tiennent pour un ériergumene, un pamphlétaire (...) Loin de
m'exciter, je passe mon temps a comprendre" (371). Pour aurant, "je ne suis pas un écrivain" (353); 'Je n'observe rien du
tout. L'observation ne mene pas 2 grand-chose (...) J'écris
dans les salles de cafés ainsi que j'écrivais jadis dans les wagons
de chemin de fer, pour ne pas etre dupe de créatures imaginaires, pour retrouver d'un regard jeté sur I'inconnu qui passe, la
juste mesure de la joie ou de la douleur. Non, je ne suis pas un
écrivain" (354).
Pour finir (ou commencer), Les Gmnds Cimetikes sous la
lune nous parlen~aussi des postures possibles et donc de la vérité de I'écrivain face a I'histoire -la grande comme la petite, ii
écrire-. (Et, plus que jamais, le choix éthique met en jeu une
esthétique, ou mieux, s'avere lié a celle-ci, par la forme et eri
substailce.) Témoignage d'une écriture devant la guerre -et,
nous allons le voir, elle-meme en guerre-, ils renvoient, par réfraction et dans une sorte de mise en ahime (qui n'est jamais,
chez Bernanos, pure allégorie ou simple jeu) de la propre prole, aux difficultés de I'écrivain appelé a témoigner. Ils signent
ainsi, de I'intérieur: une voix, une présence, une oeuvre finalement. "Je le répkte, il y a des questions qu'il ne m'est possible
de poser que dans un livre, un livre qui de la premiere 2 la derniere ligne m'engage, et n'engage que moi" (1449).
La démarche est originale et, pour tout dire, inattendue
dans un texte réputé polémique (on chercherait en vain semblable mise i nu chez, par exemple, un Brasillach ou, disons,
un Suarez,14 plut6t alors du c6té de George Orwell ou de Simone Weil) -elle est surtout originelle, car fondatrice. Par cette
ouverture nouvelle de l'oeuvre pamphlétaire, mais aussi romanesque, i une réflexion de fond- et plus fondarnentale qu'il
n'y parait -sur les possibles et les équivoques de l'écriture, Bernanos prouve non seulement qu'il se trouve i un tournant de
son engagement (chrétien et humaniste, pour faire court),
mais surtout qu'il aborde l'étape nouvelle dans la seule logique
qui lui reste peut-&e, celle de l'écrivain (que, paradoxalement, il refuse): écrivain malgré lui, nié (354)- mais écrivain
tout de meme, en cela meme.
Ce serait 1 i un premier constat, essentiel, i l'appui de la
these défendue ici: s'il est vrai que la littérature (telle que nous
avons coutume de la lire aujourd'hui) passe par la question
''
Dont les Vues su7 liiu~4t>e,datées d e 1939 (et récemment rééditées chez
Grasset, 1991, collection "Les Cahiers rouges"), recoupent pourtant souvent
celles, contemporaines, d e Bernanos: meme dénonciation radicale, identique
jusque dans les mots parfois, de 1.Etat "divinisé, omnipotent, omniscieni"
(p.35; cf. aussi p.13) et du monde moderne, "le monde hideux que j.appelle
le monde du Reglement, opposé au monde de la Grice" (p.13); meme référence appuyée iProudhon et rejet de la Révolution totalitaire, "Barbarie de
Berlin" ou "mécanique communiste d e Moscou" (p.311), qui "substituerait le
robot a 1-homme, et meme au Christ" (p.200); mtme appel, enfin, ila France, "refuge du genre humain" (p.155), i"l'ordre chrétien, qui est l.ordre humain" (p.8), i la morale, laquelle "regle la politique comme tout ce qni est d e
I'homme" (23). Cela dit, h d r é Suares reste - 5 1-inverse de Bernanos, qui sait
,jiistement, lorsqu'il le faut, adopter le regard du romancier pour dépasser
I.apparence et sonder le mobile secret - par trop captif d e la seule logique
pamphlétaire. Son oeuvre d e combat participe alors - et fort Iégitimement,
compte tenn des circonstances - de la véritable machine de guerre, i l'ennemi claircment désigné: 1'Italien ou, pire encare, le "Boche", les "Frick, Frock,
Franck, Fruck, et Truck de la Nazie" (p.301), affubiés d e tous les noms d'un
bestiaire hautement imaginatif (le serpent, le gorille, le rat etc.). Avec ce risque, inhérent au genre, que I'invective ne tourne parfois a la litanie - aufeu,
tout en perdant de vue I'essentiel: que cache la polémique, des lors qii'elle
parle ainsi des aiitres (et moins de soi)?
-sans fin, car toujours recommencée- de sa forme, alors cette
écriture d'un combat participe bien de I'entreprise littéraire,
tant par la singularité de ses figures que dans le retour que
l'oeuvre ne cesse d'opérer sur elle-meme, comme pour en souligner la gestation difficile et le statilt toiijours incertain. Roman grandeur histoire, done: car, fouillant I'énigme de 1'Histoire, Les Crands Gimetiires interrogent dans un rneme temps la
propre histoire d'un écrivain. "Une fois de plus, mais cette fois
plus que jarnais, je parlerai mon langage" (403). Langage du
doute et de la quéte -de la littérature-.
Roman et pamphlet
O n peut certes -on I'a parfois fait-l5lire Les Grands CzmetiCres comme une oeuvre littéraire avant tout (ce qu'elle est en effet). Meme polémiques ou discursifs, les grands textes ont leur
musique, et celui-ci en particulier: depuis le titre allusif et imagé, poétique, sinon vraiment métaphorique, et jusqu'aux figures de mots et de sens, en passant par la syntaxe, la ponctuation, etc.'%insi, il existe bien un rythrne, un phrasé, un stylebref, une littérature proprement bernanosienne.
Mais mon propos aujourd'hui est autre, davantage soucieux de probléinatique que d'analyse formelle. Aussi est-ce
vers la fiction, et moins du c6té de la diction (pour rester dans
cette commode symétrie), q u e j e chercherai mon salut. Et ma
lecture sera conditionneile, tour entiere acquise i I'idée d'une
perméabilité de principe el de tous les instants entre la réalité
d u récit et la possibilité de fiction qu'il génere. Sije qualifie Les
Grands Cimetzhes de rornan, c'est d'abord par provocation: il
n'est que temps, me semble-t-il, de renverser la hiérarchie habituelle, au demeurant fort suspecte, laquelle a consisté jusqu'i
Cf en particulier Denis Guénoun, "Les fonctions narratives dans Les
Grdnds Cinietieres sous la lunes, in: Max Milner, Bmanos. (Colloque de Cerisy-la -Salle). Plon, Pdris, 1972, p. 450sq. et Elie Maakaroun, "Do trdgique a la
tragédie", I3tudes bernrrnosiennes N" 13, RI2M 290-297 (1 972), p.7 1
'"Cf. Pierre-Rohert Leclerq, "Notes sur le récit, le niot et la n~étaphore",E1udes bmanosiennes N" 10, KLM 203-208 (1969), p.75-97.
ce jour i rechercher au sein de l'écriture romanesque les traces
du discours polémique -rarement I'inverse-. Or, i y regarder
de pres, cette distinction postulée entre, ici la fiction supposée
dir roman, et l i le discours réputé "réel" et authentique du
pamphlet, est loin de faire l'évidence. Le rapport serait plutot
de transitivité: chez Bernanos sirrtout, le romari devient souvent discours (meme s'il n'est jamais que cela), tout comme
l'écriture de combat s'inscrit dans cet autre de 1'Histoire
qu'elle entend raconter.
Ainsi, par irne accentuation différente des termes du postulat narratif: il n'est de fiction sans récit, mais aussi bien tout récir est-il porteur de f i ~ t i o n , cette
' ~ oeuvre dite de comhat fournirait la trame d'ilne sorte de rornan du réel, dont le propos
polémiqiie planterait le décor historique. Une telle distrihution, outre qu'elle respecte le schéma ordinaire de la narration
(un récir qui produit; une histoire qui raconte; un discours qui
commente), tiendrait davantage compte d'une disposition nouvelle, perceptible dans les Orands Cimetiires: non plus un auteur
qui affirme par le biais d'un récit, mais un écrivain tant6t narrateur et tant6t personnage, qui, d a n ~le cours de I'oeuvre,
s'enquiert de sens, s'efforce de "comprendre" (371), et se met
en jeu.
Id-épreuve d u rexte autorise ce pari pour le roman (sinon
pour la fiction). A commencer par sa motivation premiere,
l'évocation et l'élucidation d'un etre par son histoire.ls Au
fond, c'est hien le devenir d'un homme (et de sa famille) confronté i l'émergence de la guerre que ce Journul dEspugne ra
conte, en filigrane et par la bande: "J'habitais i Majorque un
petit village au bord de la mer, et qui n'est d'ailleurs qu'un faul 7 'Sout iécit introduit dalis son histoire une "rnise en intrigue" qui est déji
une rnise en fiction e t / ou en diction (...) il n'existe ni fiction pure ni Hisloire si rigoureuse qu'elle s'abstienne d e toute "mise e n intrigue" e t de toui
procédé romanesque"; Gérard Generre, Fiction d diction. Editions du Seuil, Paris, 1991, pp. 38 et 92.
"'f.
la définiiion du roman doniiée par Georg Lukacs, Theone der Rom,nns.
I.ucliterhandVerlag. Neriwied und Berlin, 1971, pp. 62 e t 70 notamment.
bourg de Palma, éloigné de cinq kilometres. En pleine guerre
civile" (532). La narration, ultérieure et i la premiere personne, semble rythmée jusque dans ses a-coups par le temps épars
du souvenir (ce qui, par parenrheses, contribue indifféremment a en accréditer la facture de fiction virtuelle ou, i I'inverse, une possible origine "réelle"). Partant de cette mémoire qui
se souvient, on pourrait avec quelque persévérance retracer
une chronique des événements, certes lacunaire et parcellaire,
depuis "cet éclatant matin de dimanche" (411), début du coup
de force, jusqu'au débarquement des républicains, puis a
I'épuration franquiste, menée tambour battant par un certain
officier italien: "C'est alors qu'apparut le général Comte Rossi..." (433). (De fait, les séquences proprement narratives ou
les micro-récits a I'allure de fiction sont nombreux au sein de
cette oeuvre de combat, comme déji dans La Grande Peur des
bien-pensants; citons, ii titre d'exemples: les évocations de souvenirs d'enfance (383), de la guerre de 1418 (396, 553sq.), ou
les portraits, plus ou moins romancés, de Doriot (391), du petit
commercant (395), de Léon Daudet (561), d'Hitler (566),
etc.)
Sans doute aucun, les Grands Gimetieres sous la lune s'inscrivent dans une diction ou une économie que I'on peut, faute de
mieux, désigner comme romanesque: une temporalité duale,
partagée entre le passé d'une histoire (le "monde raconté") et
le présent d'un discours (le "monde parlé", ou "commenté");'g
une narration marquée de seuils, et parfois en abime Cje pense
ici au discours du "brave agnostique" aux "dévots et dévotes"
(508sq.) qui reproduit le propos premier d u livre, ou encore a
la réflexion, presque en forme de métalepse, de I'écrivain sur
le livre en trairl de s'écrire (353sq., 403sq., 427); un réseau de
perspectives et de discours, dialogues rapportés ou monologues
Iy Selon la distinction établie par Harald Weiririch, ien~pus.Besprochene und
erzihlte Welt. Kohlhammer, Stuttgart, 19719,pp. 41sq. e t 57; je choisis d e traduire le terme allemand de "besprechen" par "parler de" (quelqu'un oir quelque chose), ptut.6t que par "commenter" ou "débattre", ainsi que le propose
Paul Ricoeur, ianhps cl récit 11, Editions dit Seuil, 1984, p. 101, note.
intérieurs, voire psycho-récits, reliant le narrateur aux autres
protagonistes; la présence de personnages, enfin et surtout.
Os, de tous les criteres plaidant pour la these défendue ici,
ce dernier me semble le plus décisif: des personnages tirant., sinon leur existence, du moins leur origine et leur épaisseur de
l'histoire racontée. Ainsi ces nombreux destins, réels ou inconnus, acteurs malgré eux et souvent anonymes, rendus le temps
de ce récit i une autre vie. 'Je me rappelle. Je me rappelle ... 11
y avait la un vieux mendiant, chargé de la voirie ... 11 y avait cette grosse fille si gaie, si complaisante, accueillie par tous ... Et
cette cuisiniere elle aussi chérie de mes gosses.. . (532). Et aussi
"ce jeune Fran~aisq u e j e connais tres intimement" (534). Ou
encore -"l'ancien maire de Palma" (444), le Sud-Arnéricain,
"catholique et communiste", romantique au fond (441). Franco
et Hitler, aussi. Que seraient-ils sans ce regard posé sur eux,
comme pour saisir, I'espace d'un souvenir ou au détour de
quelque phrase, le mystere d'une existence? Des histoires sans
voix, des vies de silence; au mieux, un malentendu, vite confondu avec le bruit de 1'Histoire. Qui, sinon la mémoire dti détail
et de l'anecdote, ou la conscience romanesque tournée vers
I'etre -vers chaque etre, y compris le plus banal- eíit dit ces "visages, 6 chers visages" (473), "visages inconnus, vieux freres ...
compagnons dispersés a travers le monde ... personnages fabuleux encore i peine formés" (355)?
La raison du personnage
Pour le dire nettement, j'ai conscience de ce qu'une telle
lecture doit i une certaine tradition dite néo-aristotélicienne et
i sa défiiiition de l'oeuvre de fiction comme essentiellement
liée i "l'absence d'origine-je réelle" des personnages qu'elle
met en ~ c ~ nCertes,
e . ~ la~ perspective appelle quelques préci-
'"f.
Kite Hamburger, Dia Lo@ &r Dicklung. Klert Verlag, Stuttgart, 1968,
p.113: "ainsi il s'avere que I'absence d'origine-je i-éelle et le caractere fonctionnel dir récir de íiction constituent un seul et mtme phénomtne" jje traduis).
sions." (Le recours a l'exemple bernanosien pourrait dnailleurs montrer a la fois la fécondité et les limites de cette these
rnoins tranchée qu'il n'y parait de prime abord.) Néaninoins,
je retiens d'emblée de la définition proposée l'idée forte que la
fiction rornanesque (les deux termes ne sont pas syilonynies)
seule, ou mieux que d'autres (le récit historique ou le reportage, etc.), semble i méine, précisément parce qu'elle a tous les
droits mais aussi toutes les incertitudes de l'imagination, et
qu'elle ne Tage aucune réalité autre que la sienne, de prolonger en profondeur, vers la personne done (et fGt-ce simplernent
i travers le détail signifiant), l'apparence du persoririage. Ceci
sans préjuger de son "origine-je", réelle ou virt~ielle.Car enfin,
le vieux mendiant et la grosse fille ont probablement existé, et
plus surement encore l'ancien maire de Palma, Franco ou Hitler. Mais ont-ils été ce que le romancier et son pouvoir de sympathie imaginent qu'ils sont, a u tréfonds de leur erre, et tous
masques otés?
En effet, indifférente i l'évidence avérée ou non d'une
existence, la logique romanesque sonde la vérité -plus modestement: une certaine vérité de I'existence; elle reilcontre, ce
faisant, des raisons que la raison polémique, elle, ignore- ou
feint d'ignorer: la peur et I'angoisse, la déception et le déni de
soi, prémisses au mensonge et i l'imposture. Car le pamphlet
ignore la personne, qui -selon la définition complete de la mimesis et de la poiesis-"pense, parle et agit".22Voulant ie style e t
soucieux d'efficacité rnaximale, il se condamne a demeurer au
bord des ?tres, dans I'i-peu-pr?s ou la silhotieue, finalement.
Au lieu que le roman, s'il entend réussir, doit faire le tour de
I'apparence: aller vers I'épaisseur, le motif et I'énigme. (Pour
cela, le trait ou l'esquisse suffisent parfois, pourvu qu'ils soient
les bons. Mais le risque de la caricature menace toujours.)
" Pour une disciission des positions de Kate Harnburger, cf. Gérard Genette,
Fzclzon el diclion, pp. 78sq. et 92 notarnrnent, airisi que Paul Ricoeur, iemt~sel
ricil
11, p. 97sq.
" Cf. .2 ce sujet la rnise au point de K2te Harnburger, M e 1,ogik der Dichlung,
p.17.
"Sur cette scene restreinte il m'a été possible d'approcher
tous les personnages. Du meme coup d'oeil, je voyais le geste
qui commande et celui qui exécute, les chefs et les comparses.
J'ai parlé aux uns et aiix autres. J'ai enteridu leurs justifications, partagé parfois leurs remords. L'idée q u e j e rne fais
d'eux, apres tant de mois écoulés, reste humaine, je le crois.
(430) "
Or, c'est bien un regard de romancier que Bernanos jette
sur les héros -malgré eux- ou les gens de peu qui peuplent son
histoire. Regard est bien le mot. Car la perspective choisie est
celle "du dehors", privilégiant le geste qui frappe ou l'action revélatrice, pour dire le probable et le possible 1i ou I'évidence le
cede i I'interrogation. Ici, point ou peu de récits ou de monologues intérieurs; la vision "avec", lorsqu'elle entre en jeu, reste
para-doxalement (si l'on se réfere aux exigences de la narration historique) réservée 2 des noms connus (Hitler ou Daudet, par exemple). Entrevus plut6t que composés, et tout présents qu'ils deviennent grice au récit, les personnages de ce roman du réel demeurent dans I'ensemble ce qu'ils sont ijamais
- pour I'écrivain et pour eux-memes: les ombres, les farix-frais
d'une histoire toujours subie, toujours énigmatique.
Pour autant, certains protagonistes - de premier plan, parfois -nréchappent pas au traitement polémique, voire i la construction rhétorique-. 11s incarnent, par le biais de la prosopopée, de la parole ou de la pensée pretée i I'autre done, au pire
la caricature, et au mieux l'antithese. "Je m'amuse i leur faire
parler un langage qui me plait" (365): aux Eveques espagnols
ainsi qu' aux militaires, responsables de la Croisade, i la gent
de droite (392), comme aux "petits maitres es-réalisme" et autres apprentis Machiavels; 'J'imagine tres bien le dialogue entre ... (420) Je vois d'ici ,.. (512) Maurras (501sq.), M. Paul
Claudcl (469), M. le colonel Romorantin (512), ou l'lmbécile,
qui -i I'inverse d u personnage romanesque, précisément- "ne
dispose d'aucun instriiment mental lui permettant de rentrer
en lui-meme, il n'explore que la surface de son $tren (365).
Cette permanence du registre polémique appelle plusieurs
remarques. Tout d'abord, l'accentiiation du trait et la caricatu-
re visent pour I'essentiel, et i quelques exceptions pres (Claudel, par exemple), des abstractions -sinon des constructionsidéologiques, collectives ou individuelles (telles L'Eglise, la
bourgeoisie bien-pensante, M. le colonel Romorantin, etc.);
elles s'effacent bientot devant une introspection de type romanesque i proportion meme de la réalité du personnage, i mesure que ce dernier délaisse la pleine mais fausse lumiere de la
fiction historique, monde du semblant et de 1-apparence, pour
entrer dans le mystere de sa propre vie (Hitler en serait l'illustration la plus achevée, 556sq.). Ainsi, loin de s'exclure par
principe, les idiomes du roman et du pamphlet se tiennent ici
en équilibre, en état de dépendance réciproque, et d'ailleurs
fructueuse, sans qu'il apparaisse possible de jouer I'un contre
I'autre. En ce qu'il traduit -ou trahit- la position d'un auteur,
le pamphlet tempere l'illusion d'"irréalitén propre au récit romanesque, tandis que le roman, soucieux de profondeur pardeli l'évidence, recherche la complexe réalité humaine derriere les certitudes de surface de la parole polémique (ou politique). Enfin, et toujours dans cet ordre d'idées, le recours
-inéluctable?- au pamphlet (apres le Journal d'un curé de ccmpagne et Nouuelle Histoire de Mouchelte) répond i un impératif qiie
je qualifierais de stratégique, et meme de vital, pour cet écrivain e n quete de réel et pour Les Grands Gimetiires en particulier: la riécessité d'ancrer le récit dans la réalité la plus immédiate, voire la plus ultime qui soit -dans le discours-. Hors de
ce dernier, en effet, I'autre histoire -celle du roman- menacerait d'apparaitre comme. .. une fiction précisément, sans autre
lien que figuré avec le réel.
Le refus de la fiction
Des personnages, parfois seulement apergus ou devinés
(mais aussi des caricatures); des dialogues (souvent portés par
la these, il est vrai); de nombreuses séquences narratives, rythmées par le temps du souvenir et le je de I'autohiographie; un
auteur trois fois impliqué dans le récit, e11 tant que personne,
narrateur et écrivain, interrogeant sa vie par I'oeuvre interposée: quelques signes parmi d'autres qui disent le roman dans
les Grands Cimetiires sous la lune - le roman, mais non la fiction,
refusée, elle, comme "l'un des pieges que la littérature tend
malgré moi dans mes livres" (876).
"Encore une fois, je voudrais ne rien donner i la poésie"
(1440) - entendre aussi: a la littérature, lorsqu'elle simule ou
magnifie. Tout dans Les Grands Cimetikres, depuis la facture du
texte jusqu'a sa finalité revendiquée de témoignage, indique le
refus de la mise i part, ou en suspens, dans cet ailleurs que serait la littérature. Car la fiction (et, dans une moindre mesure,
la diction), au sens d'une histoire dument achevée et f o r ~ a n t
l'illusion, qu'est-elle dpautre,au fond, sinon une double imposture? Imposture en face de I'Histoire, la grande, devenue précisément, non plus simple matiere a, mais l'enjeu meme du récit;
imposture, égalernent, de l'écrivain qui prend l'oeuvre littéraire pour la vie ou crée, a I'inverse, sa vie comme une oeuvre littéraire.2"
Pas de littérature donc. Ecrire vrai - et non "faire vrai": telle
serait l'ambition qui porte cette oeuvre. On peut le dire autrement: aspirant a devenir de l'histoire, a en Etre done, le récit
bernanosien redouterait 2 tout moment de n'aboutir qu'i I'un
de ces romans que raconte parfois la littérature. De la sans doute le souci constant de dater ou localiser, sources et documents
a I'appui (cf. 441 et 501sq.), le plus petit iait avancé, y compris
lorsque celui-ci fournit prétexte a l'introspection romanesque.
A preuve, "le chiffre queje vais vous donner" (437), ou encore
les nombreux déictiques spatio-temporels (qui sont par ailleurs, il est vrai, aurant d'indices possibles de la fiction): "le matin meme du coup d'Etat ... six semaines apres ... iin peu plus
loin" (4221, "li-has, a Majorque" (400), etc.
Cette stratégie de légitimation du récit par son indexation
constante au réel revele la présence primordiale d'un personnage dont il a déja été question: I'auteur loi-meme. A vrai dire,
ce n-est pas la la moindre originalité des Grands Cimetiires, lesquels signent aussi et avant tout -faut-il le rappeler?- l'expérience d'un homme restituée et en quelque sorte transfigurée
''Cf. Jacques Chabot, in: Georges Bernanos, Essrhzs a Zcrils de combul 1, p.1413.
par le travail de la mémoire e t de l'écriture: ':J'afkirme, j'affirme sur I'honneur" (417) ... "Je n'ajouterai rien a l'intention de
ceux qui me croiraient capable d'avancer les faits sans preuves,
ou sur de simples racontars" (440). Contre la fausse objectivité
historique ou romanesque, a savoir l'illusion pseudo-réaliste
d'un récit qui va t o u ~seul, sans personne pour le faire, mais
aussi bien contre la fausse subjectivité polémique (attaquer le
premier, pour mieux détourner de soi), un écrivain s'implique
ici dans I'oeuvre en cours, au-dela de la figure simplement rhétorique, te1 qu'en lui-méme l'événemeiit le change - e t comme
homme: I'auteur a la ville, témoin et acteur de l'histoire
(383sq., 396sq. et 417), et comme écrivain: le narrateur dans le
texte, vérifiant son propre personnage d'auteur d'une histoire
i écrire (353sq., 371, 398, 403 e t 415sq.).
(Je ne puis qu'éhaucher ici cette autre figure importante - a
en juger par son r6le et la fréquence de ses apparitions - qu'est le
lecteur. Indépeirdammenr de sa réalité derniere, Loirte de mouvement, vers précisément une topologie de plus en plus incertaine,
et néanmoins cruciale: "Tortt appel veut étxe transniis. Ceux que
j'appelle ne sont évidemment pas nombreux" (354),le destinataire présumi ou possible des Crands Czmetzkrcs procede, au meme titre que la figure de I.auteur, de la double origine. Lecteur explicite ou iinplicite, pris a témoin, tant6t par I'oeuvre et tantOt de
I'oeuvre, il contribue a l'ancrage de celle-ci dans le réel: soit qu'il
référe, hors texte, a des interlocuteurs précis, meme si "hors
d'atteinte" (tels, par exemple, Maurras o11 les éveques espagnols),
soii qu'il brise, par ses reiours insistants, I'utopie d'une histoire
qui, supposée réelle oii prétendument fictive, peu importe, semblerait aller de soi, et toute seule.)
"Evidemment, cela vo~iscoüte a lire. S1 m'en coüte aussi de
I'écrire. 11 m'en a plus coüté de voir, d'entendre. Moins que
vous ne pensez, peut-etre?" (437). Par leur présence réitérée,
l'auteur e t ses lecteur(s) désignés ou attendus établissent la distance au texte, lequel se donne a lire comme ... un texte, justement. Sls participent ainsi, e n relation itroite avec la diction
meme de I'oeuvre, au reius de l'histoire "bien racontée" qui
anime de bout e n bout Les Grands Cimetikes sous la l u ~ e .
C'est peu de dire que le texte bernanosien insiste avec force sur les conditions et les modalités qui originent le récit ou
en légitiment la facture; il en vit, comme d'une catition coiltre
le risque de la fiction et de I'esthétisation -meme involontairepropre i toute entreprise littéraire. Eri I'occurrence, le croisement et la transgression, voire la guerre des genres (roman,
pamphlet, reportage, autobiographie, etc.), I'alternance des séquences narratives et des commentaires d'auteur et, enfin, la
mise en intrigue de I'oeuvre elle-meme annoncent clairement
la couleur: ceci est un récit, qui jamais n'abolira le réel, ou ne
prétend se subsituer i lui. Au réel- ou plut6t i sa question. Car,
si tout semble se jouer entre l'histoire brute et sans nom (de la
guerre et, plus généralement, de la modernité i venir, déji
pressentie) et le récit i en faire malgré tout, l'écrivain iiisistera
désormais sur le lzen, rnoins de configuratiori que d'interrogation, qui unit celtii-ci, cotnme défi et gageure, i celle-li, comme
fragment, quete et absence, finalement. Pour le dire simplement: apres les assurances politiques et esthétiques de la Grande
Peur, le pamphlétaire -et le romancier, nous l'avons vu- font
ensemble, sur le terrain pour ainsi dire, l'expérience véritable du
témoiguage -de 1-histoire lorsqu'etle devient I'autre radical, en
attente de sens et surtout de forme-.
De cette réalité encore diffuse, et multiple, Les Grands Czmetiires sous la lune s'emploient a écrire tant bien que mal l'histoire: en évoquant aussi -et c'est nouveau- le travail et les dilemmes, en d'autres mots, I'inflexible et non moins redoutable vocation de l'écrivain appelé presque malgré lui (plus
qu'engagé) (cf. 354). Procédant par sauts d'bumeur, au rythme de la mémoire ou de la réflexion, le récit se soucie peu de
la ligne ou d'une quelconque chronologie, toujours d'apparence. 11 privilégie au contraire le fragment et la discontinuité,
comme temps et espace de I'implication réelle; une esthétique
plurielle, de mime, au sein de laqnelle les voix et les logiques
romanesque, polémique, historique ou poétique coexistent,
mieux: sont possibles 2 tout moment, sans respect des niveaux
ou des degrés de "vérité", a fortiori d'une hiérarchie dans la
vraisemblance. Point de narration stylisée en histoire ici; mais
une dramatisation par défaut, une intrigue en creux a reconstruire par le lecteur; une littérature dans tous ses états aiissi,
multipliant, ?
travers
i
le souvenir, la scene, l'anecdote, le commentaire ou l'invective, les formes de la préserice au monde:
un roman grandeur histoire, en effet. Et une maniere autre de
dire la guerre.
Michael Kohlhauer
Uniwersiti de Xiel. A l h u g n e