Fiction et mélancolie..............................................................................39

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Fiction et mélancolie..............................................................................39
Fiction et mélancolie
Nathalie Piégay-Gros
Université Paris 7-Denis Diderot
De nombreux récits contemporains nous rappellent que la mélancolie n’est pas seulement
abattement et tristesse mais aussi violence, formidable énergie. Ils mettent en scène des
sujets, qui, s’ils sont en proie à cette « hémorragie du moi » caractérisant selon Freud la
mélancolie, s’ils ont perdu quelque chose qu’ils ne peuvent identifier et qui les conduit à la
perte du désir, du goût de la vie et finalement à celle de soi, sont aussi des narrateurs
capables de conduire à terme un récit avec une énergie et une force souvent étonnantes.
Cette énergie ne va pas sans faire place à un doute profond qui porte sur la légitimité de
l’écriture. Ainsi, les romans de Claude Simon s’interrogent sur la possibilité de produire un
sens de l’histoire vécue : « comment savoir ? » martèle le narrateur dans La Route des
Flandres. Ils mettent en doute l’écriture dévalorisant ainsi l’auteur ou l’écrivain ; il est, pour
Pinget, un « vieux scribouillard » ; et pour Monsieur Songe, l’écriture est à la fois un
supplice une nécessité. C’est tout particulièrement l’activité romanesque qui est mise en
doute, alors même qu’elle est la seule manière de traverser la mélancolie. Ces narrateurs
malmènent le récit en le fragmentant (« que faire de ces bribes », « manque un raccord » se
répète le narrateur, de façon lancinante, dans L’Apocryphe de Pinget) mais le conservent et
le renouvellent. Doutant de lui, s’interrogeant sans cesse sur la légitimité du roman et de la
fiction, ils la sauvent.
Le paradoxe est précisément qu’il s’agit de récit fictif, de fictions, alors même que leur
matière, leur sujet, sont caractérisés par l’hyperlucidité du mélancolique. La conscience
mélancolique est traversée par l’impossibilité de céder à l’illusion : l’expérience de
l’imaginaire est barrée pour le mélancolique ; a fortiori donc l’illusion romanesque. Ainsi,
Pascal Quignard, dont la mélancolie s’exprime tout particulièrement dans la relation à
l’antique et à l’érudition, peut écrire dans Rhétorique spéculative :
Il n’y a qu’un homme tout à fait déprimé qui voie clair, et les bras lui en tombent :
découvrant la nudité du monde, la langueur du temps, la froideur de l’espace et le vide de son
âme, il s’abandonne à l’envie de mourir[...] Un déprimé ne peut écrire de roman. En cas de
dépression il ne faut pas écrire de roman. Il faut profiter de la dépression nerveuse pour
écrire des essais1.
L’œuvre de Quignard montre pourtant que la lucidité du mélancolique, si elle s’éprouve dans
le discours de dévoilement et de vérité qu’est l’essai, se prête aussi au roman : la vérité qui
s’y fera jour sera critique. Vérité de l’entre-deux, vérité qui fait le cheminement de la mort et
du sens – au lieu que l’essai est de l’ordre de l’expérience du vrai. Le mélancolique est celui
qui n’y croit pas, qui n’y croit plus. L’écriture du roman, qui paraît incompatible avec cette
hyperlucidité caractéristique de la conscience mélancolique, est pourtant le dernier recours
du sujet mélancolique ; il peut poursuivre son interrogation à distance de soi, dans un état
critique de l’énonciation.
Cette mélancolie donne lieu à des récits nostalgiques qui mêlent la quête d’une identité et la
pulsion généalogique, le regret d’un monde disparu, celui d’une France rurale, celle de
1
Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Gallimard, « Folio », 1995, p. 176.
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l’enfance d’un Pierre Michon, d’un Pierre Bergounioux2, d’un Richard Millet, et
l’exploration du passé. Mais ce sont moins les thèmes de la mélancolie que nous voudrions
examiner que le statut particulier de la fiction qu’elle produit. Dans ces récits, la part de
l’invention romanesque est faible, les intersections avec la biographie constantes. On peut
voir dans l’usage qui est fait du nom de l’auteur, dans presque tous les récits déjà
mentionnés, un signe essentiel de cette étroite limite entre fiction et autobiographie : « S. »
s’identifie sans peine à Claude Simon, dans Les Géorgiques, d’autant plus que ce « S. » se
présente comme l’auteur de La Route des Flandres ; Pinget se plait à faire apparaître un « R.
P. » (Révérend Père ou Robert Pinget) dans L’Ennemi par exemple ; et le nom de Michon
apparaît clairement à la fin des Vies minuscules. La matière de la fiction est donc
explicitement autobiographique, bien que la fonction de l’auteur soit constamment
dévalorisée. Cette transposition de l’expérience dans la fiction est au cœur de cette écriture
de la mélancolie.
Le choix de la fiction alors même qu’il s’agit de raconter une expérience autobiographique
(ou d’écrire à partir de cette expérience autobiographique) est en lui-même, ce sera mon
hypothèse, une expression de la mélancolie, le roman en devenant alors le lieu de
l’expérience. En effet, l’expérience de soi (racontée, reconfigurée, transposée) dans la fiction
consiste à s’éprouver comme déjà mort, à être ce « mort vivant » ou à l’inverse et
symétriquement cet « homme qui ne mourra pas » ; elle conduit à une indécision
fondamentale de l’identité : celui qui écrit n’est ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre ;
ni le sujet biographique, ni le simple narrateur ou personnage de la fiction ; il se projette
dans un espace intermédiaire.
Rappelons à titre d’exemple une déclaration de Simon à Art Press :
Je pourrais reprendre la déclaration de Proust : « ce n’est pas moi qui ai écrit mes
livres ». J’ai personnellement fait une expérience du même genre. Peu avant sa mort
Merleau-Ponty avait fait un cours sur moi au Collège de France, et il avait évoqué la notion
de temps, d’espace. J’étais complètement débordé, étant donné que je n’ai jamais fait de
philo, et à la sortie, nous avons été prendre un verre et il m’a dit : « Et alors ? » je lui ai dit :
« Et bien, ce Claude Simon dont vous avez parlé doit être très intelligent. Alors il m’a dit :
« Oui, mais ce n’est pas vous (et là on retrouvait Proust) : c’est vous l’écrivant, c’est ce
personnage que nous suscitons par notre travail, par le travail de la langue, et qui cesse
d’exister dès que nous nous levons de notre table » 3.
Ce statut incertain du « je » dans la fiction rencontre l’invention de la littérature dans la
seconde moitié du XIXe siècle. La nécessité de mourir à soi pour entrer en littérature a été
affirmée par des auteurs aussi différents et importants que Mallarmé, Rimbaud, Proust, sans
doute aussi les surréalistes avec l’écriture automatique. A son propos, Blanchot, dans
l’Espace littéraire, écrit: « le langage dont elle [l’écriture automatique] nous assure
l’approche n’est pas un pouvoir, il n’est pas le pouvoir de dire. En lui, je ne puis rien et “je”
ne parle jamais4 ». L’écriture automatique, comme Proust, comme Mallarmé, dissocient le
moi du je. Mais une telle conception de la littérature n’a pas pour autant dissocié, encore
moins séparé à tout jamais, le réel et la littérature, l’auteur et cet autre moi qui écrit. Un
espace intermédiaire a été ouvert, où la transposition dans la fiction de l’expérience n’est
plus pensée ni expérimentée en termes de sources, de filiations, avec ce que cela implique de
jeux de cache-cache, de travestissements, mais en termes d’altérité. La scène du roman est
2
Cette liaison entre interrogation sur l’identité et écriture d’un monde disparu est particulièrement nette dans La
Toussaint, Miette ou encore La Mort de Brune de Bergounioux. On peut évoquer aussi le premier volume de la
trilogie de Richard Millet, La Gloire des Pythre.
3
Art Press, n°174, novembre 1992.
4
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1955, « Idées », p. 238.
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celle où le sujet peut faire l’expérience d’une dépossession, d’une mise à mort, qui en retour
lui permettent de reprendre possession de soi, de renouer avec sa propre vie et avec sa
mémoire. Aussi le roman, chez Proust, comme chez Simon Pinget, Michon ou
Bergounioux..., est-il la forme privilégiée de l’expérience mélancolique : il permet l’écriture
du deuil, de la perte. Rappelons qu’il a été pensé et parfois même théorisé comme forme de
la non-référentialité, du non-sujet ; comme antithèse de l’autobiographie. Or la mélancolie
est précisément une expérience de la perte (hémorragique) de soi ; le mélancolique est un
vivant qui est déjà mort ; ou un vivant qui ne pourra jamais mourir. Le temps de la fiction est
bien celui-ci : un temps qui n’est ni celui de l’histoire, ni un temps abstrait de l’histoire. On
pourrait même pousser plus loin l’hypothèse et risquer que la mort du sujet, la mort de
l’auteur, maîtres mots de la conception moderne de la littérature, réitérés avec force par
exemple par un Roland Barthes, font du récit un genre, ou du moins une expérience
mélancolique. A tant avoir voulu écarter le sujet de la scène littéraire, à tant avoir voulu
établir une frontière étanche entre deux mondes qui étaient censés s’ignorer et ne pas avoir
besoin l’un de l’autre, le monde réel et le monde de la fiction, on a abouti, non sans paradoxe
et ironie, à les lier indissolublement. Mais cette liaison est incertaine en termes de genres, de
statut énonciatif. La mélancolie des récits mentionnés est sans doute la meilleure expression
de ce qu’il pouvait y avoir de mélancolique (fût-ce sur le mode du refoulement ou de
l’agressivité) dans la mise à mort du sujet tant prônée à l’époque structuraliste. L’évolution
des œuvres d’un Robbe-Grillet ou d’un Simon pourrait se lire comme un « retour de la
mélancolie » : non qu’elle ait été absente ; mais le sentiment mélancolique était tout entier
endigué par l’absence du sujet, tout entière contenue dans l’idée que réalisaient sur certains
points les fictions d’une « mort du sujet » relayant celle de l’auteur. Dans Le Tramway par
exemple, et déjà dans Le Jardin des plantes, au statut si hybride, le sujet fait un retour en
force. Il entre sur la scène du récit avec une part irréductible d’indétermination, une part
qu’il ne faut chercher à réduire.
Le grand nombre de fantômes qui hantent les textes de Simon est une figuration de cette
mélancolie. Le fantôme n’est ni mort ni vivant, c’est celui qui ne parvient pas à mourir, ou
celui qui, déjà mort, appartient pourtant encore au monde des vivants. Rappelons que la
vieille dame dans les Géorgiques est représentée comme déjà morte ; le Général, dans ce
même roman, trouble la temporalité du récit comme il hante la mémoire du narrateur, parce
qu’il est un mort-vivant ; sa statue et son « regard sans prunelles », sa toge à l’antique, qui
est « un suaire de marbre5» font de lui un personnage profondément mélancolique, comme le
sont les statues depuis Baudelaire ou Chirico. Dans Le Jardin des Plantes, le narrateur relate
le sentiment que le jeune orphelin éprouvait devant la gravure d’une vestale : il éprouve
« une sorte de fascinante horreur6 ». Or, la fascination, Blanchot l’a très bien analysée, est
une sortie hors du temps, le regard fasciné est un « regard mort, regard devenu fantôme
d’une vision éternelle7 ». Cette vestale doit être rapprochée de l’apparition du fantôme
indien8 qui est relatée dans la partie du texte consacrée au récit du voyage de S. en Inde. Les
vieilles femmes au début d’Histoire sont elles aussi des mortes vivantes :
assemblées non pas à vrai dire de momies, car presque toutes, comme grand-mère
étaient plutôt grasses, replètes, sinon légèrement obèses, mais d’ombres falotes, flasques
(étoffes, chairs) attendant la mort, ou peut-être déjà mortes... 9
Et il importe que cette scène soit inaugurale dans ce roman de 1967 : écrire, « c’est se livrer
au risque de l’absence du temps, où règne le recommencement éternel. C’est passer du Je au
5
Claude Simon, Les Géorgiques, Minuit, 1981, respectivement pp. 203 et 172.
Claude Simon, Le Jardin des Plantes, Minuit, 1997, p. 234.
7
L’Espace littéraire, p.26.
8
Le Jardin des plantes, p. 252.
9
Claude Simon, Histoire, Minuit, 1967, p. 13.
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Il, de sorte que ce qui m’arrive n’arrive à personne, est anonyme par le fait que cela me
concerne, se répète dans un éparpillement infini », écrit Blanchot dans L’Espace littéraire10.
Une telle pensée des liens entre l’écriture et la mort, que Blanchot a analysée de manière
particulièrement percutante, relève d’une conception mélancolique de la fiction. L’irréalité
du monde qu’évoque le narrateur au début d’Histoire procède ainsi de ce trouble
fondamental de la temporalité et d’une dispersion du sujet qui cherche justement à saisir son
« histoire » et son identité, pour les sauver « d’un monde irréel en train de se décomposer, de
s’effriter, s’en aller en morceaux autour de ce cadavre vivant à la tête fardée, parée,
immobilisée une fois pour toutes dans un rictus enjoué et affable »11.
Vies minuscules de Pierre Michon relève pleinement, mais de manière différente, de
l’écriture mélancolique. Récit tout entier tourné vers l’absence du père, il montre
« l’étrangeté élémentaire et l’informe lourdeur de l’être présent dans l’absence12 ». Parce que
le père est absent, la mort gagne et contamine les autres personnages. Ainsi, Clara, la grand
mère, est un personnage emblématique de la mélancolie : c’est une « longue femme aux
joues caves, image de la mort inquiète, résignée mais brûlante, curieux mélange des
expressions si vivantes, vivaces, et du masque d’outre-tombe sur lequel elles se jouaient13 ».
Surtout, ce avec quoi rivalise l’écriture et ce qu’elle atteint sans doute est « ce vertigineux
moment, cette trépidation, exultation ou inconcevable terreur », ressenties lorsque le
narrateur voit et « tient avec passion dans son regard » sa petite sœur morte avant sa
naissance, dans un jardin de la banlieue parisienne. Cette enfant, il la reconnaît avec
certitude :
Elle était là, devant moi. Elle se tenait bien naturelle, elle profitait du soleil. Elle avait
dix ans d’âge terrestre, elle avait grandi, moins vite que moi il est vrai, mais les morts ont le
temps de s’attarder, nul désir effréné de leur fin ne les tire plus en avant14 .
La danse de la petite fille d’ouvriers dans sa robe d’été autorise enfin l’écriture, car elle
prête corps au paradigme de toutes les disparitions, à leur surgissement parfois dans l’air
qu’elles épaississent, dans les cœurs qu’elles blessent, sur la page où opiniâtres et toujours
dupes elles battent de l’aile et frappent à des portes, elles vont entrer, elles vont être et rire,
elles retiennent leur souffle et suivent en tremblant chaque phrase au bout de laquelle peutêtre est leur corps, mais même là leurs ailes sont trop légères, un adjectif épais les
effarouche, un rythme défectueux les trahit, terrassées elles choient infiniment et sont nulle
part, revenir presque éternellement les tue, elles se désolent et s’enterrent, derechef sont
moins que des choses, rien15.
Ce qu’ont permis les Vies minuscules, c’est, selon leur auteur, de « pouvoir danser enfin sur
[s]es deuils » : « c’était que mon désastre intime se résolve en prouesse, mon incapacité en
compétence, ma mélancolie en exultation16 ».
On retrouve, dans Miette, une scène que l’on peut sans difficulté mettre en parallèle avec les
fantômes de Claude Simon et l’apparition de la petite morte à la fin des Vies minuscules. Il
s’agit de la rencontre que fait le narrateur avec Miette (morte depuis bien longtemps), à la fin
du chapitre II. Le paragraphe commence bizarrement par
10
L’Espace littéraire, p. 27.
Histoire, p. 172.
12
L’Espace littéraire, p. 351.
13
Pierre Michon, Vies Minuscules, Gallimard, « Folio », 1984, p. 71.
14
Vies Minuscules, p. 246.
15
Vies minuscules, p. 247.
16
« Un auteur majuscule », entretien au Magazine Littéraire réalisé par Thierry Bayle, avril 97.
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donc, je sortais du dehors. J’étais assis sur l’extrême bord d’une chaise en cerisier, près de la
porte [...]. J’essayais de coller à la sensation de froid comme aux paroles qui flottaient près
de moi et puis s’évanouissaient à la façon de la neige où j’allais replonger. Je ne sais pas
combien de temps avait pu s’écouler. Soudain, la porte de l’arrière-cuisine s’est ouverte. Une
ombre, une vieille femme vêtue de noir, pour autant que j’ai pu en juger, a glissé jusqu’à
l’autre porte, qui ouvre sur le corridor où elle a disparu. Cette silencieuse apparition a duré
environ trois secondes. C’était Miette17.
Cette mise en série constitue l’ébauche d’une topique : la rencontre avec le mort dans le
roman contemporain donne lieu à une écriture mélancolique fondée sur l’interrogation sur le
sens, conduite par une énonciation trouble (ni moi ni un personnage objectif et distinct)
produisant un égarement de la temporalité. Non seulement le fil du récit est brouillé, ou
segmenté, mais plus fondamentalement le temps de la vie et celui de la mort se mêlent,
empiètent l’un sur l’autre. Ces épiphanies mélancoliques, fréquentes dans la fiction
contemporaine, avaient été clairement commentées par Jean Starobinski :
A l’âge moderne, si mourir à soi-même est devenu l’une des conditions principales de
l’entrée en littérature, il n’est pas surprenant que plus d’un écrivain ait ressenti ce passage
décisif comme l’instauration d’un régime temporel détaché de celui de la vie, et qu’à tout le
moins au titre de fantasme, sous le contrôle de la réflexion ironique, le sentiment
d’immortalité ait hanté l’écriture littéraire18.
L’immortalité ne signifie pas ici la gloire, le panthéon des grands écrivains, mais plutôt une
forme de sortie hors du temps, d’expérience d’un temps qui ne serait pas historique, qui
serait un hybride surnaturel entre la mort et la vie.
Le rapport au temps qui est en effet décisif dans ces récits mélancoliques. Ils interrogent tous
les troubles de la temporalité, expriment « l’horreur de la mémoire19 », la hantise du « temps
figé », d’un temps « qui n’avançait pas, tournait sur lui-même, repassait toujours par les
mêmes endroits, faisait pour ainsi dire du sur place20 », le débordement du passé sur le
présent, l’impossibilité d’être vivant et présent à soi et au monde, écrasé que se trouve le
sujet par le poids du passé. « Tous ces morts autour de nous S’en faire des alliés. Présence
active dans l’œuvre », telle est l’invocation de Pinget dans L’Ennemi21.
Nous avons rappelé que ces récits mélancoliques relatent souvent l’expérience du deuil –
perte d’un lieu, celui d’une campagne de l’enfance ; perte d’un parent (petite sœur, père pour
Michon) ; perte de l’histoire et de l’héritage familial, pour Simon, perte qui se greffe sur la
mort de la mère et du père. Ces romans tentent aussi de faire le travail du deuil. Si le parti
pris de la fiction est maintenu, alors même que la matière est autobiographique et que
l’interrogation sur le sens de la vie est celle d’un sujet qui s’implique totalement dans le
récit, c’est, on l’a vu, parce que la fiction réserve un écart, un espace intermédiaire
permettant d’interroger l’identité (le moi et l’autre moi) mais c’est aussi parce que le roman
est la forme littéraire qui articule le plus étroitement la question du sens et celle de la
temporalité. Il est le genre de la mort. Non seulement ces romans disent la mort, la
disparition, le deuil, mais surtout le récit en tant que tel est une expérience de la temporalité
clôturée, si ce n’est totalisée, par la mort. Le roman se caractérise par sa relation au définitif,
à la mort : selon Walter Benjamin, là est sa mélancolie fondamentale, dans son rapport au
souvenir :
17
Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, « Folio », 1995, p. 48.
Jean Starobinski, « L'Immortalité mélancolique », Le Temps de la réflexion, III, 1982.
19
Robert Pinget, Cette Voix, Minuit, 1975, p. 154.
20
Claude Simon, Le Jardin des plantes, p. 82.
21
Robert Pinget, L’Ennemi, Minuit, 1987, p. 151.
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« Nul ne meurt si pauvre, dit Pascal, qu’il ne laisse quelque chose. » Il laisse aussi des
souvenirs, qui ne trouvent cependant pas toujours d’héritiers. Le romancier recueille cette
succession, le plus souvent avec une profonde mélancolie. Car il en va habituellement de cet
héritage comme de cette morte, dans un roman d’Arnold Bennet, dont il est dit : « elle n’avait
en aucune manière profité de la vie réelle ».
Benjamin insiste ensuite sur la temporalité propre au roman, puis note, à propos du lecteur
de roman : « Ce qui attire le lecteur vers le roman, c’est l’espérance de réchauffer sa vie à la
flamme d’une mort dont il lit le récit 22». Magnifique expression, qui dit bien cette alchimie
complexe du roman, tout entier nourri de la vie des morts. C’est encore le point de vue de
Michon dans le texte qu’il a écrit sur Balzac :
De l’inqualifiable simplicité de la littérature. A la radio, on interroge la petite Elodie :
« qu’est-ce que tu aimes comme livres – la chèvre de Monsieur Seguin » Ceci sans
hésitation, tout à trac ; un silence, puis avec une voix noyée, délectation et terreur : « A la fin
elle meurt la chèvre. » Oui. A la fin ils sont morts, le vieux Goriot, le beau Rubempré, la
chaude Esther, la gentille Henriette. C’est pour cela que nous les aimions quand ils étaient
vivants. Le récit n’est écrit que pour les mettre à mort23.
Cette association de la mort et du roman trouverait maintes confirmations dans les écrits de
Barthes. Mentionnons cette remarque du Degré zéro de l’écriture : « Le roman est une mort,
il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile et de la durée un temps dirigé et
significatif24 ».
L’interrogation des romans de Michon, Simon, Pinget, Bergounioux sur le roman est bien
celle-ci : pourquoi écrire un récit quand on pressent la vanité de l’écriture, quand on sait le
caractère ténu, minuscule de la matière à développer, quand on l’ente sur la fragilité d’une
identité que l’espace fictionnel va disperser encore plus ? « Comment savoir ? » demande La
Route des Flandres, doutant de la capacité de l’écriture à explorer la mémoire, refusant de
reconstituer le passé pris dans les rets de la rhétorique. « Ils veulent des histoires, ne
comprenant pas qu’elles les mènent à la mort », lit-on dans Du Nerf25.
Mais c’est précisément parce qu’elles conduisent à la mort qu’il faut les raconter, et les lire ;
et que rien ne peut les remplacer. Ce qu’autorise la fiction, c’est l’alchimie par laquelle un
sujet, à la frontière de soi et de l’autre, tente de s’approprier le négatif et la mort. Le lecteur,
dont l’expérience le conduira plus sûrement qu’à la fusion avec l’auteur, ou le personnage du
texte lu (conception hystérique de la lecture) à la frontière de soi et de cet autre que le texte
produit (conception mélancolique de la lecture) de même, fera l’expérience, un peu
effrayante si l’on y pense, d’une altérité inassignable et d’une négativité certaine. Rappelonsnous le récit que fait Sartre dans Les Mots de son apprentissage de la lecture : lorsque sa
mère se met à lire à haute voix, elle devient une « statue à la voix de plâtre » : « Je perdis la
tête : qui racontait ? quoi ? et à qui ? ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe
de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage26 ». La lecture est
expérience de l’altérité, passage de l’autre côté du miroir. Elle est aussi ce qui arrache la
langue à la mort : elle fait de la langue morte une langue vivante pour dire ce qui est
définitivement perdu. Michon, dans la dernière page de ses Vies minuscules, peut ainsi écrire
: « je délaisserai cette langue morte, en laquelle peut-être ils ne se reconnaissent point ». Si
ces disparus à partir desquels il veut écrire, ces minuscules, ces morts entrevus dans la grâce
22
Walter Benjamin, « Le Conteur », Œuvres III, Gallimard, « Folio essais », traduc. Par Maurice de Gandillac
revue par Pierre Rusch, 2000, p. 139.
23
Pierre Michon, Mythologies, Trois auteurs, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 12.
24
Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, « L'écriture du roman », Le Seuil, « Points », 1981, p. 32.
25
Du Nerf, Minuit, 1990, p. 17.
26
Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964, p. 34.
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de l’exaltation ne se reconnaissent pas dans cette langue morte, la force du récit les en
arrache pour qu’ils exultent.
Quelque fragmentaires et lacunaires qu’ils soient (et la fragmentation peut être un effet de la
mélancolie), tous ces récits progressent inéluctablement vers une fin ; parce qu’ils sont clos
par la mort, le roman est le terrain nécessaire (le seul possible, l’autobiographie ne pouvait
être envisagée) à l’interrogation sur l’identité, sur la filiation, sur la part du passé et des
morts dans la vie et l’écriture.
Dans tous ces romans, la mélancolie se traduit par des thèmes traditionnels : le deuil, la
perte, la hantise de la mort, la conscience exacerbée du temps, le doute jeté sur l’illusion
romanesque et ses pouvoirs. Elle prend souvent la forme de la fragmentation (la lacune
figurant l’absence, la perte, la vanité du langage, le refus de la totalisation, tandis que le
défaut de liaison est caractéristique de la difficulté, pour le mélancolique d’enchaîner ses
pensées, ses paroles, et de se projeter dans un avenir fût-il proche). La défaite de la parole, la
fatigue qui rôde (à quoi bon le roman), la chute de tension, mais aussi la violence, la pulsion
de l’écriture, si marquée dans un roman comme les Géorgiques ou dans les Vies minuscules
sont elles aussi caractéristiques de la mélancolie, bipolaire quand elle ne se réduit pas à la
banale dépression. Violence et énergie d’une écriture qui arrache au passé ce qui éloigne le
sujet de lui-même. La transposition de l’expérience biographique dans la fiction relève ainsi
pleinement de la mélancolie. Ces récits prennent acte de la conception qu’a développée toute
une modernité littéraire, séparant le moi auteur du moi qui écrit. Ces fictions font part à
l’altérité (je est un autre moi) mais non pour inventer sur une scène qui serait totalement
coupée du monde réel et qui constituerait un monde séparé, autonome. Au contraire, elles
racontent pour situer le je dans cet intervalle, cet espace intermédiaire qu’est la fiction. C’est
cet écart qui permet au moi de se retrouver, d’accéder à une forme d’identité par le détour
qu’autorisent le langage de la fiction et l’invention de sa temporalité propre.
Le temps du récit fait place à ce que j’ai appelé des épiphanies mélancoliques, moins pour
rompre le fil du récit que pour signifier comment la mélancolie est l’empiètement de la mort
sur la vie. Le récit mélancolique donne corps, rythme et chair à tout ce que l’on sait
définitivement perdu. Ces épiphanies et la conception de l’écriture qu’elles révèlent
rejoignent de manière étonnante la conception que Blanchot a développée de l’écriture dans
sa relation à la mort : l’œuvre ne cherche pas à dire la mort, mais à y accéder, parce qu’elle
est toujours déjà là. Aussi l’important, plus que les thèmes de la mort ou du deuil, est
l’énergie sollicitée pour écrire à partir de ce que l’on sait définitivement perdu (si l’on ne sait
pas exactement ce que c’est) : « l’œuvre est elle-même une expérience de la mort dont il
semble qu’il faille disposer préalablement pour parvenir à l’œuvre, et, par l’œuvre à la
mort27 ». Le mélancolique doute de la légitimité du récit, résiste au pouvoir de l’illusion
romanesque, mais raconte quand même : parce que le temps du récit le maintient en vie. Ce
que tente d’approcher les Vies minuscules, L’Ennemi, Les Géorgiques, La Toussaint, Miette,
c’est ce qui ne peut être compris qu’en acceptant que c’est à tout jamais perdu.
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Université Paris7-Denis Diderot
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L’Espace littéraire, p. 111.
Nathalie Piégay-Gros