La Classe ouvrière va au paradis - Elio Petri par Aldo Tassone 1 col
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La Classe ouvrière va au paradis - Elio Petri par Aldo Tassone 1 col
Elio Pétri « Je ne me suis jamais considéré comme un artiste. Mon père, qui était chaudronnier, m'a légué un certain goût pour l'artisanat. Je ne suis pas un lettré ; tout au plus aurais-je pu être sociologue, psychiatre peut-être, ou zoologue ; écrivain, jamais, encore que j'ai une certaine facilité à écrire. D'une manière générale, je suis davantage intéressé par les idées que par l'esthétique. » Le caractère ironique et turbulent d'Elio Pétri, Romain-de-Rome tient tout entier dans cette déclaration. De son adolescence (il est né en 1929), il aime à rappeler l'expérience d'interne dans un collège bourgeois : elle lui fut utile « pour ne pas avoir des complexes envers les bourgeois » (voir l'excellent livre d'entretiens de Jean A. Gili, Elio Pétri, Nice, 1974). Tout jeune encore, Pétri interrompt ses études — qu'il juge trop coupées du réel — pour se consacrer au militantisme au sein du PCI. L'intérêt pour la politique se mêle aussi d'une passion pour le cinéma : quand il voit Ossessione et Roma città aperta il éprouve un choc. Animateur de ciné-clubs, critique de cinéma dans L'Unità et Gio-ventù nuova — deux journaux du PCI — Pétri devient scénariste par hasard : son ami Gianni Puccini lui fait rencontrer De Santis. Préparant un film sur un fait divers, Roma ore 11 (Onze heures sonnaient), De Santis le charge d'une enquête. Pétri collabore régulièrement avec celui qu'il appelle « mon maître » de 1952 à 1960 (La garçonnière). Il signe en outre certains scénarios de films célèbres de l'époque : Un et tara di cielo (Casadio), L'impiegato (Puccini), // gobbo (Lizzani). Premiers films Comme d'autres réalisateurs de sa génération, Pétri arrive à la mise en scène par le biais du documentaire. Mais cette expérience (Nasce un campione, 1954, sur un coureur cycliste, /sette contadini, 1957, sur les frères Cervi assassinés par les nazis) ne semble pas avoir une grande importance dans la carrière de l'auteur de Indagine. Dans son premier long métrage, L'assassina (L'assassin, 1961), Pétri introduit un motif qui sera récurrent dans la suite de son œuvre : les rapports kafkaïens entre individu et pouvoir. Un certain Martelli (Mastroianni), un arriviste sans scrupules mais respectable, est soupçonné du meurtre de son ex-amante Adalgisa : grâce à elle, il avait pu lancer un magasin d'antiquités florissant. Les indices à charge contre Martelli sont nombreux et accablants. Essayant de prouver son innocence, réelle, sans toutefois révéler des détails intimes qui ne lui feraient pas honneur, Martelli finit par éveiller tout à fait les soupçons d'un commissaire (Palumbo, Randone) qui déborde les limites de son pouvoir. « Dans le film, nous a dit Pétri, l'examen de conscience s'accomplit comme une sorte de rictus automatique qui reproduit, extérieurement, des sentiments et une moralité que le personnage ne possède plus intérieurement. L'assassina était un signe d'un changement des temps : dans la nouvelle génération d'arrivistes, on abandonnait toute forme de scrupule moral. Par certains côtés, le film est existentialiste, un peu dans l'esprit de Camus. Naturellement, il est aussi plein d'ironie, arme que les écrivains existentialistes étaient peu enclins à utiliser. » Après ce début assez intéressant, Pétri réalise en 1962 7 giorni contati. « Je crois que le film disait des choses intéressantes sur le poids du travail dans la vie des hommes. A sa manière, c'était un film politique. Il s'élevait contre la productivité, contre cette division qui désincorpore le temps économique du temps existentiel. Le héros meurt après avoir découvert qu'il n'a jamais vécu. J'avais pensé à mon père qui, à cinquante-quatre ans, me dit un jour qu'il s'arrêtait de travailler: cela faisait déjà quarante-trois ans qu'il travaillait, parce qu'il avait commencé à onze ans. » La parabole du chaudronnier Conversi (Randone) nous rappelle un peu celle de Watanabe, l'employé de Vivre (Kurosawa). Obsédé par l'idée de la vieillesse et de la mort, Conversi tente désespérément de récupérer le temps perdu. Mais ses promenades dans Rome l'amènent à connaître des gens dont il tire bien peu, et le pèlerinage dans son village natal qu'il ne reconnaît plus se révèle décevant. Au bout du compte, il reprend son travail de chaudronnier. On ne peut pas remonter le courant de l'existence, pas plus qu'on ne peut se révolter contre l'esclavage du travail. Sans égaler des modèles comme Umberto D. et Vivre, le deuxième film de Pétri est une vraie réussite. Cette œuvre inspirée et complexe est traversée, a écrit Casiraghi, d'une mélancolie salutaire et d'un sens aigu de l'humour qui la distinguent totalement de l'existentialisme banal et désuet habituel au cinéma. Il est scandaleux qu'un tel film n'ait pas été distribué en France. L'année suivante, Pétri travaille au scénario de / mostri, tandis que Risi prépare // maestro di Vigevano. Quand le producteur impose aux deux cinéastes d'échanger les sujets, Pétri a le tort de se laisser imposer comme protagoniste de // maestro, dont l'action se passe à Vigevano en Lombardie, l'acteur romain Sordi. « Le comique, c'est un genre de spécialistes, il fonctionne selon un mécanisme précis : ce n'est pas mon genre » admet l'auteur. Le film trace un portrait féroce mais extérieur de l'institution scolaire en Italie, du cynisme et de l'hypocrisie dans une petite ville de province : pour tenter de se libérer des contraintes économiques (en hommage au concept petit-bourgeois de la dignité, sa femme essaie de le transformer en petit industriel de la chaussure), le maître d'école Mombelli finit par perdre et femme et situation. Avec un autre interprète et un peu plus de finesse, // maestro aurait pu devenir une des meilleures comédies grotesques de l'époque de 7 mostri Peccato nel pomeriggio, épisode de Alla Infedeltà (Haute infidélité, 1964), est défini par Pétri lui-même comme un « pur et simple divertissement ». « On m'a proposé de collaborer au film, et, comme j'avais besoin de travailler, j'ai accepté. L'épisode se veut comme une satire bienveillante et amicale de l'antonionisme. » Dommage que Monica Vitti n'ait pas accepté le rôle… La dixième victime Un peu comme // maestro, La décima vittima (La dixième victime, 1965) souffre d'un vice de fabrication. Pond, le producteur, a transformé arbitrairement un excellent scénario, signé Flaiano et Guerra, de manière à le rendre méconnaissable. « Bien que " Chasseur né " au sens de La décima vittima par son astuce et son flair, Ponti ne croyait pas à la sciencefiction, explique Pétri. Ponti ne croit qu'à l'argent et il n'a un faible pour les sentiments que dans la mesure où les films sentimentaux rapportent de l'argent. » Adaptant à l'écran un bref récit de Sheckley, Pétri entendait « faire un tableau psychique de notre temps », espèce de collage sur l'américanisme et sur la cruauté des rapports intersubjectifs, afin de mettre un terme à la mode des films à décor kitsch sur les agents spéciaux. L'histoire est tout à fait suggestive. (Si seulement Pétri avait pu disposer des capitaux d'Altman pour Quintet...). A une époque d'où la guerre a disparu, on a trouvé un moyen de donner libre cours aux instincts d'agression refoulés : on s'inscrit à un club de chasse et on participe à un grand jeu qui permet de donner et de recevoir la mort dans le respect de la mort. Chacun devient tour à tour cinq fois chasseur et cinq fois victime. A chaque fois, il est possible de tuer et d'être tué selon des règles rigoureusement fixées. Celui qui réussit les dix épreuves devient un héros, richement rémunéré. « Pétri, écrit Cavallaro, emploie avec bonheur son ironie à raconter l'un de ces épisodes de chasse, ainsi que la satisfaction que l'on peut tirer du macabre. Ursula Andress comme poursuivante, Mastroianni comme victime désignée, c'est, pourrait-on dire, Diane Chasseresse et Apollon en fuite : en effet, la compagne de James Bond et l'Italien romantique incarnent une version futuriste des mythes classiques réintroduits dans l'univers impitoyable du présent-avenir. Ce ton ironico-moralisant se poursuit tout au long du récit, nerveux, rythmé et riche en allusions perverses ainsi qu'en jugements moraux sur notre époque... Ses critiques visent différents aspects de la vie actuelle, le mariage catholique, la déformation liée à la publicité et la télévision, le formalisme légaliste, l'indifférence à l'homme, l'anéantissement de la psyché dû au progrès technique. Mais si, pour Sheckley, tout cela donnait une vision tragique, chez Pétri cela fournit matière à des revirements " grotesques ". C'est un film qui fait rire, et pas seulement frémir. » Comédie sarcastique, brillant apologue de science-fiction, La décima vittima est un des meilleurs films de l'auteur. Quand Pétri donne libre cours à son inspiration, à son plaisir de conteur ironique et sanguin, il donne le meilleur de lui-même. Inspiré d'un roman de Sciascia, A cias-cuno il suo (A chacun son dû, 1967) marque une rencontre historique avec deux collaborateurs d'exception, l'écrivain Ugo Pirro et l'acteur Gian Maria Volonté. « Ce n'était pas particulièrement la mafia qui m'intéressait, nous a dit l'auteur. En tant que persécution kafkaïenne, l'univers de la mafia ne m'a jamais attiré. En soi, la mafia n'est rien d'autre qu'une manière de régler les affaires en famille. La famille, c'est déjà une mafia. Ce qui me tenait le plus à cœur dans le film, c'était le portrait de l'intellectuel Laurana coupé de la réalité, tant humainement que politiquement, et, même sexuellement, isolé. Le film fait comme l'autoportrait de l'intellectuel. » Laurana (Volonté) est un professeur de lycée bourré de complexes et de frustrations. Par curiosité, il se met en tête de découvrir tout seul les commanditaires d'un crime : un ami pharmacien a été abattu lors d'une partie de chasse. Mais il est naïf au point de révéler les progrès de l'enquête aux véritables assassins. Cette histoire d'une immaturité, Pétri la conte avec la virulence, le sarcasme et l'habilité qui lui sont propres. Les puristes lui reprochent une certaine tendance à la recherche d'effets. Mais Pétri n'est pas un styliste : la contamination linguistique, l'éclectisme et l'exubérance de sa veine populaire font partie de sa nature. S'il manque parfois de rigueur et de sens de la mesure, on doit lui reconnaître le courage de se jeter à l'eau, de se « salir les mains ». Un coin tranquille à la campagne Tourné en 1968, Un tranquille posta di campagna (Un coin tranquille à la campagne) avait été écrit six ans plus tôt. Leonardo (Franco Nero), un peintre pop en pleine crise, se retire dans une villa à la campagne. La maison, abandonnée, est habitée par l'esprit inquiet d'une jeune comtesse nymphomane tuée par jalousie au cours de la dernière guerre. L'esprit de la morte terrorise Flavia (Vanessa Redgrave), la femme du peintre, tandis que lui, au contraire, reste subjugué. Étant donné qu'il a la conception romantique de l'art comme réalité et de la réalité comme fantasme, Leonardo en arrive à identifier le fantôme de la morte avec la Beauté absolue telle que la projetaient les artistes de la Renaissance ; idéal aujourd'hui inaccessible. Quand il réalise qu'il est impossible d'établir un rapport réel à la beauté, réduite à un fantôme, il devient fou peu à peu. Enfermé dans une clinique, il continuera cependant à peindre, avec de plus en plus de succès, des tableaux que sa femme se charge de vendre. Le film (d'une richesse et d'un raffinement formel exceptionnels qui lui valurent injustement d'être accusé d'esthétisme) est centré autour d'une problématique très actuelle. On a besoin d'art dans une société en progrès et à la recherche de modèles d'existence ; mais notre société refuse la vie ; comment pourrait-elle désirer l'art ? Dans une société où la seule raison de vivre c'est l'argent, un produit artistique est un produit marchand, et rien d'autre. La peinture n'a plus aucune utilité sociale aujourd'hui. En se heurtant à cette évidence, le peintre du film devient fou. Le discours du film, mené quasiment à la première personne (Pétri connaît bien la peinture moderne, il a même fait un documentaire sur Jim Dine), est très « intrigant ». Si le film avait été interprété par un acteur plus sensible que Franco Nero, et si la fusion entre onirisme et description avait été plus élaborée, il eût pu devenir comme un Blow-up du peintre. « J'ai tourné le film à l'aube de 68, nous a dit Pétri. Il se passait des choses en Italie. J'en avais assez de faire des films poussé par des motifs purement personnels. Un tranquille posta mettait un terme à un certain discours consécutif à des caprices personnels. C'est justement en m'identifiant imaginairement à ce peintre romantique attardé que je ressentis la nécessité de faire des films susceptibles d'être utiles à quelque chose. » Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, 1969) approfondit certains points contenus en germe dans L'assassina et A ciascuno il suo. Pétri se réfère encore au film policier, mais pour en renverser les perspectives : on connaît l'assassin dès la première séquence. Cons truit sur mesure pour Volonté, le film trace le portrait d'un policier qui souffre de la névrose de l'autoritarisme, de la maladie du pouvoir. « Un policier normal, explique le scénariste Pirro, n'aurait pas pu représenter la force destructrice que le pouvoir a, même sur ceux qui l'exercent. Nous voulions représenter le pouvoir comme une maladie. » Le commissaire en chef du secteur « meurtres » à Rome (qu'on appelle, d'un surnom vaguement kafkaïen, « Dot-tore ») est immature. Un jour, sa maîtresse Augusta, une femme divorcée (Florinda Bolkan), ose se rendre coupable « d'un affront impardonnable », car elle le démasque en tant qu'homme (« Tu es un enfant ») et que policier (« J'ai compris, vous nous traitez comme des enfants... »). Alors le « Dottore », se saisissant d'un rasoir, l'égorgé : « Tu n'aurais pas dû dire cela ! ». Habituée à jouer avec lui comme un caniche et son maître, de manière assez sadomasochiste, la femme ne s'est même pas révoltée. Après avoir fait justice de sa maîtresse, qui méprisait l'autorité qu'il représente (« Nous sommes les gardiens de la loi [...] A nous le devoir de réprimer... Répression et civilisation »), l'assassin met tout en œuvre pour « signer son crime » de manière qu'il n'y ait aucun doute sur sa culpabilité. Pour compléter la série des « empreintes personnelles », il téléphone luimême à ses hommes en décrivant l'affaire avec une précision très détaillée. Puis, comme un guerrier ayant accompli sa mission, il revient tranquillement au bureau pour assister à une cérémonie en son honneur, car il vient d'être nommé chef de la section politique. C'est le début d'une compétition « grotesque » entre l'assassin et les enquêteurs : le premier ne cesse de fournir des éléments nouveaux, comme pour prouver qu'il peut parier sur l'impunité dont jouit un représentant de la loi ; et les seconds se refusent à voir la réalité, dans la mesure où un représentant de la loi ne saurait être mis en prison comme n'importe qui. C'est ainsi qu'on commence par inculper l'ex-mari de la victime, puis un étudiant gauchiste qui habite au-dessus : il avait eu une brève relation avec la femme, et, surtout, c'est un « élément subversif » ; or, comme l'affirme le nouveau chef de la section politique, « tout élément subversif est susceptible de cacher un criminel, et vice versa (...) il n'y a pas de différence entre section homicide et section politique. » C'est là que le film touche au documentaire historique précis : il renvoie à l'automne 1969, particulièrement chaud, fertile en affrontements police-contestataires, interrogatoires à la torture, écoutes téléphoniques des suspects... La fin en est aussi paradoxale que le début. En effet, le coupable se sent gêné qu'un innocent, fût-il subversif, ait été condamné. « J'ai laissé des empreintes pour prouver que j'étais inattaquable. Mais à partir du moment où je fais condamner un innocent, je ne suis plus inattaquable. » II décide donc de rédiger une lettre dans laquelle il s'accuse du crime : « Vous ne comprendrez jamais que j'ai commis ce crime pour affirmer le concept d'autorité. » Mais ses supérieurs comprennent très bien et l'obligent à se rétracter. A la fin, il murmure soulagé au sanhédrin qui était venu le supplier : « J'avoue que je suis innocent. » La virulence, la valeur universelle de ce pamphlet (une féroce enquête sur les mécanismes qui garantissent l'immunité aux serviteurs du pouvoir en les soustrayant au contrôle des citoyens), la frénésie baroque de l'écriture ont gagné au film un très grand succès international (il a même eu un oscar). En dépit de quelques traits un peu forcés et schématiques dans les caractères des personnages, qui font à la fois sa force et sa faiblesse, Indagine reste l'œuvre la plus originale et la plus inquiétante de Pétri. C'est sûrement l'un des films que le monde entier à l'époque a le plus envié au cinéma italien. La classe ouvrière va au paradis « Pour moi, la police a une importance énorme : c'est le fouet du patron, la badine paternelle ; l'échec de la révolution socialiste en URSS tient aussi à la solution erronée qu'ils ont donnée au problème », disait Pétri en 1971. Jusqu'à Indagine, le cinéma italien ne s'était jamais occupé de la police. Et, comme cela faisait longtemps qu'on ne s'occupait pas non plus des ouvriers, le trio Petri-Pirro-Volonté décide de faire un film sur l'aliénation de l'ouvrier cloué à la chaîne de montage, terrorisé par le spectre du chômage, frustré affectivement, victime toute trouvée pour les mythes de la consommation. Le héros de La classe operaia va in paradiso (La classe ouvrière va au paradis, 1971) est un ouvrier comme tant d'autres, sans conscience de classe. Son nom, symbolique, est Lulù Massa (« masse »). Comme il a deux familles à entretenir et que, à l'usine, si on ne travaille pas on s'ennuie, Massa est devenu un stakhanoviste impénitent. Pris dans l'engrenage production / gain / consommation, il a dû négliger trop de choses essentielles : il attrape un ulcère, se fait mal voir de ses compagnons de travail, et sa seconde femme est insatisfaite. Un jour, il se coupe un doigt dans une machine, et c'est cet accident du travail qui va lui ouvrir les yeux. L'événement déclenche en effet les réactions en chaîne des étudiants et des ouvriers, qui réclament alors l'abolition du travail à la pièce. Par esprit de revanche plus que par conviction politique, Massa (Volonté) se met au côté des étudiants pour revendiquer la grève à outrance. Il en accueille quelques-uns chez lui, au grand scandale de sa femme, coiffeuse de son métier, qui en profite pour le quitter. Au cours d'une manifestation qui dégénère en affrontement avec les forces de police, Massa est fiché et se fait renvoyer. Mais les étudiants ne vont pas se battre pour lui faire retrouver son travail : son cas est individuel, et eux se battent pour la classe ouvrière dans son ensemble. C'est ainsi que Massa se retrouve seul dans un désert. En fait, « sa seule et véritable société c'était l'usine », a écrit Moravia, qui a tout à fait bien noté à quel point l'histoire de Massa est en grande partie l'histoire de son rapport à « l'usine haïe et adorée ». Il va alors trouver un de ses amis, Militina (Randone), un ouvrier qui, enfermé dans un asile, lui affirme qu'il « est devenu fou à l'usine ». A l'entendre, Massa est de plus en plus persuadé qu'il finira par le devenir lui aussi si on ne lui permet pas de retourner à l'usine. Une nuit, il se défoule rageusement de sa solitude en se livrant à un inventaire hallucinant de toute la quincaillerie dans laquelle il a investi sa sueur et ses économies depuis des années. (Le cinéma n'avait peut-être jamais connu de satire aussi violente de la société de consommation.) Quand les syndicats lui font retrouver son travail, Massa n'est plus le même. Reprenant son travail au ghetto de l'usine, on le sent qui divague derrière des « paradis » artificiels et des « murailles » à détruire. Il est en train de raconter un rêve à ses compagnons. Des ouvriers abattent un mur derrière lequel se trouverait un éden... En fait, seul un épais brouillard apparaît à leurs yeux. « Le problème du socialisme est en nous-mêmes », explique Pétri. La classe operaia n'est pas un film sur une prise de conscience révolutionnaire, mais la représentation déchirante de la condition humaine de millions de travailleurs écrasés par le système de la productivité, de la logique du profit et de la consommation. Si l'intention de Pétri était d'amener notre société à considérer avec plus de respect les ouvriers, son ambition n'a pas été démentie. « Ni tract, ni reportage, ni exercice de rhétorique, ce film est un vrai film (...) qui nous fait puissamment ressentir les obsessions et les contradictions du personnage principal, a écrit de Baroncelli. Il y a dans ce film une force qui est celle de la foi idéologique, mais celle aussi, plus rare, du talent. » La propriété et la DC On pouvait prévoir qu'après avoir abordé le thème de la névrose du pouvoir et de la consommation Pétri et Pirro s'attaquent ouvertement à la propriété, fondement de la société capitaliste et racine, selon eux, de l'aliénation de l'homme. « La propriété, a dit le cinéaste à Gili en 1973, ne peut donner autre chose que des malades et des maladies, elle ne peut qu'emblématiser toute la série des frustrations sexuelles et maintenir l'homme prisonnier de lui-même. Elle est la clé de cette ceinture de chasteté dans laquelle la société capitaliste a enfermé l'homme. Ce n'est pas un hasard si, de mes trois derniers films, celui-ci est le plus malade ; c'est aussi celui dont le scénario m'a donné le plus de mal. Il s'agissait de restituer au spectateur ce rapport d'inéluctabilité qui existe entre l'homme et la propriété. » Le héros de La proprietà non è più un furto (La propriété n 'est plus le vol, 1973) est un jeune employé de banque névrosé, vaguement anarchiste — il se définit marxiste-mandrakiste — dont le nom est Total, car il est un « voleur total ». Parmi les clients de la banque, il y a un riche boucher (Tognazzi) maniaque de l'épargne. Pour le convaincre de sa névrose, le justicier improvisé (l'acteur Flavio Bucci) met au point une tactique systématique de persécution et d'intimidation. Avec l'aide de voleurs professionnels, Total va soustraire au boucher tous les symboles de son pouvoir : le couteau, puis les bijoux, le chapeau et, pour finir, sa femme-objet. Il lui paraît en effet logique de voler £ qui vole sur le poids de la marchandise, vole l'État en ne payant pas ses impôts, et vole les assurances. Mais Total ne parviendra pas à abattre son adversaire et échouera, saisi à la gorge par ce capitaliste endurci, passé maître en matière de violence impunie. Comme toute révolte individuelle, celle de Total est vouée à l'échec. Cet apologue féroce et glaçant sur la maladie de la possession n'est pas totalement convaincant parce que le cinéaste a choisi un langage trop compliqué pour tenir un discours finalement trop didactique. Si Tognazzi réussit à conférer à son personnage de boucher une réalité et une force indéniables, les autres personnages demeurent trop abstraits. Pétri a-t-il péché par excès d'ambition, s'est-il trompé de formule ? La fameuse « distanciation » brechtienne n'a pas l'air de correspondre à son tempérament de Romain. Todo modo (Todo modo, 1975) ne peut sûrement pas être accusé d'ambiguïté, mais plutôt du contraire. Tout y est clamé, voire hurlé. S'il voulait intenter un procès sans appel — exécuter en bloc — le Parti qui gouverne l'Italie depuis l'après-guerre, Pétri aurait mieux fait de ne pas s'inspirer d'un livre philosophique particulièrement allusif et méditatif de Sciascia. L'histoire est celle d'une retraite spirituelle un peu particulière, dans un ermitage, organisée par un prêtre sui generis pour un auditoire tout aussi étrange, des politiciens de la DC nettement plus occupés par les manèges à l'intérieur de leur Parti que par les problèmes de l'esprit. « Moi, je parlais de Dieu et de moi, tandis que Pétri, lui, s'est davantage inspiré d'un congrès politique de la démocratie chrétienne que d'une retraite spirituelle », a dit Sciascia. Tout arrive dans ce « congrès » : les invités se déchirent, les crimes se succèdent à un rythme vertigineux, jusqu'à former une montagne de cadavres. Le dernier à tomber sous les coups du justicier anonyme est le Président de la DC : pour qu'il n'y ait pas d'équivoque possible, l'interprète — Volonté — fait tout pour accentuer sa ressemblance avec Aldo Moro. « Le film, écrit Moravia, n'a été tourné qu'en vue du massacre final. Les dirigeants de la DC devraient être exterminés physiquement. Mais par qui ? Par Dieu ? Par l'Histoire ? Par le peuple ? Par l'opposition ? Par la mafia ? C'est sur ce point que Todo modo révèle son ambiguïté de fond. » La haine n'est pas une bonne conseillère artistique. Dans, l'enfer sans fenêtres de Todo modo (« Le péché de l'homme qui s'attache au pouvoir mérite l'enfer plus que tout autre », dit le prédicateur Don Gaetano), le narrateur et le spectateur risquent de s'asphyxier. Les mains sales En 1978, Pétri tourne pour la télévision une adaptation — exemplaire — des Mains sales (Le mani sporche). En choisissant cette pièce de Sartre, le cinéaste a eu du flair. Le drame idéologique paru en 1948 n'a rien perdu de sa force de provocation. Le compromis proposé par Hoederer (Mastroianni, au mieux de sa forme) renvoie de près à la situation politique italienne. Quant à Hugo, le jeune bourgeois « qui voudrait tuer le père biologique et moral » qu'il refuse, ne rappelle-t-il pas l'attitude de certains jeunes d'aujourd'hui ? Le cinéaste a parfaitement mis en évidence la description de la scission vécue, hier comme aujourd'hui, par les hommes de la gauche. « Le marxiste, relève Pétri, est contraint de vivre en morceaux qui se combattent entre eux, parce que " changer le monde " cela divise les hommes aussi bien dedans que dehors. Quand Berlinguer dit qu'il faut être " conservateur " et " révolutionnaire ", n'invite-t-il pas à prendre acte d'une déchirure apparemment insoluble ? La seule façon de rester intègre, c'est de vouloir conserver le monde tel qu'il est... Le couple Hoederer-Hugo n'est en fait qu'un seul marxiste, mais décomposé en morceaux : c'est cela qui est intéressant dans la pièce, non son aspect " brigades rouges ". C'est un couple qui ne forme qu'un personnage, comme un nom et un prénom. Tous deux sont, comme on disait en 1948, en situation de devoir choisir. Moi, personnellement, je me sens coupé en deux, comme ce couple. Je sens que certaines phrases de Hugo sont très actuelles. Ces trente ans de " mains sales ", en acceptant le principe de réalité bourgeois, ont engendré la confusion et le désarroi... Mais je me demande aussi comment on peut ne pas être d'accord avec Hoederer quand il parle des " mains sales " et de l'amour des hommes. " Tu n'aimes pas les hommes, Hugo, tu n'aimes que les principes, dit Hoederer. Si on n'aime pas les hommes on ne peut pas lutter pour eux... Tu ne veux pas sauver le monde, tu veux le faire sauter. Vous êtes tous pareil. Un intellectuel, ça n'est pas un vrai révolutionnaire, c'est tout juste bon à faire un assassin ! " » Laissons aux spécialistes le débat sur la valeur politique et théâtrale du drame de Sartre, reconnaissons à Pétri le mérite d'avoir proposé une lecture d'une intelligence et d'une efficacité rares. Le mani sporche est le meilleur film de l'auteur depuis La classe operaia. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait choisi ce texte, il a répondu : « Peut-être parce que je voulais faire une " pénitence ", celle d'un " ex-jeune communiste " (ou, simplement, un exstalinien ?) que la culture officielle du Parti avait conduit à voir en Sartre le Diable et en Fadeev le Bon Dieu. » La pénitence lui a très bien réussi. Tandis qu'il tournait Le mani sporche dans les studios de la télévision, le metteur en scène a eu loisir d'observer de près les fonctionnaires de cette grande usine à mythes, devenue une part essentielle de la vie moderne. Quelle doit être la réalité intérieure d'un fonctionnaire préposé au contrôle des programmes ? Pour répondre à cette question, Pétri fait en 1979 un film. Buone notizie est un recueil de données sur une personne qui ne vit que de réflexes conditionnés. Giannini prête son visage à un anonyme fonctionnaire de la télévision réduit à se comporter comme un robot. Rapports humains et sexuels « sordides et inexistants ». Sa femme, il l'a perdue sans même sans rendre compte. Un de ses vieux amis d'enfance, terrorisé et obsédé par l'idée d'être menacé de mort, vient lui demander conseil, et avant de s'en aller lui remet son propre pistolet : il a peur de faire une « bêtise ». Mais notre fonctionnaire n'est pas en mesure d'aider qui que ce soit. Lorsque l'ami (symbole de la paranoïa du protagoniste ?) est réellement tué dans la clinique où il a été hospitalisé, le fonctionnaire (apprend-il la nouvelle par la télévision !?) se libère de l'arme à toute vitesse et se hâte de dire à la police qu'il est totalement étranger au délit. L'auteur se proposait de nous donner une représentation amère de notre vide existentiel, de la misère sexuelle, de l'indifférence, de la peur de la mort... Le tout, dans le cadre apocalyptique d'une ville envahie par les ordures et terrorisée par la violence et la menace de catastrophes imminentes (« les bonnes nouvelles » transmises par la télévision). L'ambition était d'envergure. Mais Pétri semble avoir oublié que la première qualité d'un apologue, c'est sa limpidité. Nous nous demandons pourquoi Pétri s'obstine, depuis quelques années, à vouloir renoncer à ses qualités les plus naturelles. Crise idéologique ? Désir de changer ? Il répondrait que l'on ne peut pas faire d'art en des temps semblables. Mais nous avons le soupçon que le vigoureux narrateur d'un film comme Indagine veuille se punir par un obscur masochisme. « Mon frère, c'est la littérature qui l'a perdu !? » nous a dit une fois Dino Risi en plaisant. Souhaitons qu'Elio Pétri ne se laisse pas gâcher par les théories et les autocensures. Aldo Tassone - Le Cinéma italien parle - Edilig