L`action du langage sur le corps - Ministère des Familles, de l
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L`action du langage sur le corps - Ministère des Familles, de l
1 L'ACTION DU LANGAGE SUR LE CORPS Caroline Eliacheff, pédopsychiatre, psychanalyste Je vais vous parler de l'action du langage sur le corps. Je dis "imprudemment" car si le sujet est alléchant, les possibilités de le traiter sont bien difficiles. Et pourtant lorsque je parle des cures avec des enfants qui ne maîtrisent pas encore le langage et que l'on me demande, dans les meilleurs cas, si je suis sûre qu'ils me comprennent, si ce n'est pas le ton de ma voix, mon regard ou je ne sais quoi d'autre à moins que l'on invoque la magie..., je suis finalement assez embarrassée, même si j'essaie de n'en rien laisser paraître. Car si la conviction est presque suffisante pendant la cure lorsque l'on s'adresse à l'enfant, elle ne suffit plus pour en parler. Renvoyer la question en disant : "comment pouvez-vous imaginer qu'un être humain, quel que soit son âge, ne comprenne pas le langage? a le mérite de faire réfléchir l'interlocuteur sur son adultomorphisme ce qui est déjà bien mais la réflexion ne peut aller très loin faute d'éléments. Toutes les études scientifiques que je peux lire, et étant curieuse j'en lis beaucoup, portent très schématiquement (bien que de façon très élaborée) sur deux types de sujet : - Les études cognitives portent sur les possibilités discriminatives des nourrissons : discrimination donc reconnaissance de la voix de l'interlocuteur (sa mère, son père, un étranger), discrimination des sons (aigus ou graves), voire discrimination de la langue dite maternelle. Cela montre deux choses qui ne paraissent évidentes que depuis fort peu de temps ; d'une part le nourrisson entend et son cerveau possède d'emblée la triade des fonctions cérébrales supérieures que sont la catégorisation perceptive, la mémoire et l'apprentissage. 2 - les autres études incluent différentes disciplines comme la neurobiologie, la linguistique, les théories évolutionnistes, l'anatomie, l'embryologie, d'autres encore pour tenter d'expliquer pourquoi l'homme parle et comment il apprend à parler ce qui n'est déjà pas une mince affaire. On peut admettre que le langage sert à transmettre des pensées ou des sentiments de personnes qui pensent déjà indépendamment du langage, ce qui signifie que le langage n'est pas indépendant du reste de la cognition (la cognition, c'est ce qui a trait à la connaissance de soi-même). On admet généralement que les enfants comprennent d'abord les situations et les intentions humaines et seulement après ce qui se dit, ce qui est déjà moins évident. Je parle là d'observations courantes d'enfants à qui on ne s'adresse pas particulièrement , mais qui vivent dans un monde où on parle autour d'eux. Quand on lit les travaux actuels sur ces questions, il est amusant de constater que c'est l'étude de la conscience qui va éventuellement nous éclairer sur l'inconscient et que le réductionnisme n'a plus cour, aucun chercheur aujourd'hui n'osant affirmer que pensée ou conscience seront élucidées lorsque l'on aura fait la somme de savoirs partiels même les plus sophistiqués. Il faudra quelque chose "en plus" et cela bien sûr nous intéresse au premier chef. Les théories d'Edelman sont passionnantes parce qu'elles relient sans réductionnisme la psychologie à la biologie et intègrent la diversité sans réduire le cerveau à un ordinateur. Edelman a reçu le prix Nobel en 1972 pour avoir montré comment le système immunologique parvient à reconnaître les "intrus" et à créer des anticorps spécifiques. À partir de cette expérience, il apporte depuis 1978 une explication radicalement nouvelle de l'aptitude du cerveau à catégoriser les perceptions remettant en question toutes les hypothèses sur lesquelles est basée la neurologie moderne au sujet des fonctions cérébrales. Il démontre que le cerveau évolue en ajoutant de nouvelles capacités à créer de plus en plus d'aires opératoires sans avoir besoin de programmes innés pour des fonctions particulières. Rosenfield (qui a écrit un livre destiné à promouvoir la pensée d'Edelman) considère que Freud a anticipé ces recherches en 3 soulignant la part essentielle de l'affectivité dans toute évocation du souvenir et en opposant à la localisation fonctionnelle de solides raisons. Edelman conçoit la fonction neurophysiologique comme un système darwinien, incluant la variation et la sélection ("le principe central de la conception darwinienne stipule que c'est à partir de variations survenues dans les populations que la sélection peut s'opérer. C'est la variation qui est réelle et non la moyenne. La biologie moderne est née de la distinction radicale que Darwin établit entre le monde biologique et le monde physique. Les mécanismes de la transmission des gènes créent la diversité au sein des populations; la sélection opérée à partir de ces populations permet à certains organismes de survivre dans des environnements imprévisibles"). Les théories d'Edelman reposent sur trois postulats fondamentaux : au cours du développement cérébral de l'embryon, un schéma de connexions extrêmement variables et individualisées se forme entre les neurones; après la naissance, un schéma de connexions neuronales apparaît pour chaque individu mais, en réponse aux stimulations sensorielles reçues par le cerveau, certaines combinaisons de connexions étant selectionnées plutôt que d'autres; cette sélection surviendrait plus spécifiquement au niveau de groupes de neurones reliés en couches ou "cartes" et ces cartes dialogueraient entre elles afin de constituer des catégories de choses et d'événements. Ceci rend compte de l'extraordinaire diversité du cerveau humain non réductible au déterminisme génétique et également du fait que le monde extérieur n'enseigne pas à l'organisme ce qu'il est censé savoir; l'organisme doit lui-même créer du sens et il n'existe aucune recette pour y parvenir. Edelman démontre que le contexte et l'histoire du développement embryologique cellulaire déterminent en grande partie la structure du cerveau. Il montre que la mémoire n'est pas la réplique d'une image dans le cerveau mais une activité produisant de nouvelles catégories (du passé reconstruit en fonction du présent), ce qui implique que le souvenir est une reconstruction et non une réactivation de traces inanimées et fragmentaires. C'est ce caractère de la mémoire que Freud a cherché à expliquer à travers sa théorie de la fonction 4 cérébrale. Edelman nous permettrait de comprendre le fondement biologique du fait que l'enfant ne commence pas par apprendre des mots, puis l'organisation de la phrase mais qu'à l'inverse il apprend et comprend des phrases et intègre par la suite qu'elles sont composées de mots. Le "dialogue" des cartes entre elles, avec l'infinité de solutions qu'il suppose, nous permettra éventuellement d'appréhender de quelle façon le langage est si intimement lié au corps puisque les fonctions corporelles partielles qui ne seraient pas ou mal passées par la voie cérébrale peuvent s'en trouver anesthésiées ou catégorisées de façon imprévisible ce qui est bien ce que nous observons dans la clinique avec les enfants. En tant que psychanalyste, il est intéressant de noter, comme Françoise Dolto l'a déjà fait, l'importance, dans toutes les langues, de la présence du corps comme métaphore dans le langage : il me casse les pieds, elle me pompe l'air, ça sent mauvais pour toi, j'ai vu rouge etc... La langue s'extrait du corps comme métaphore corporelle, ce à quoi on ne pense plus alors qu'on entend à tort et à travers que le corps parle. Les enfants possèdent des catégories conceptuelles permettant aux aspects sémantiques d'apparaître en premier avant la syntaxe grâce à des liaisons entre symboles phonétiques et concepts. Mais les centres du langage ne contiennent pas les concepts qui naissent du langage. Ceci est extrêmement important pour notre sujet car lorsque les psychanalystes affirment que l'être humain dès sa naissance entre dans un monde symbolique, ce qui est une affirmation "molle" au regard des sciences dites "dures", les neurophysiologistes montrent ,eux, que le cerveau humain, dès et peut-être même avant la naissance, a accès et manipule les symboles pré-langagiers. Chez l'enfant l'acquisition du langage a lieu à une période critique du développement. Mais à l'origine, comment un enfant comprend-t-il les mots?. "De façon générale, la compréhension d'un mot dépend à la fois du schéma corporel de chacun et de la constitution de son image du corps, relié aux échanges vivants qui ont accompagné pour lui l'intégration, l'acquisition de ce même mot. Le mot a certes un sens symbolique en lui-même. 5 Mais celui qui n'a pas soit l'image du corps soit le schéma corporel correspondant au mot émis entend le mot sans le comprendre faute d'avoir le rapport corporel qui permet d'y donner un sens". Voila de façon on ne peut plus claire ce qu'en dit Françoise Dolto. Compte-tenu de tout cela, je vais vous annoncer un scoop : je pense que les nourrissons ne comprennent pas ce que je leur dis parce que je me situe dans un amont où les mots vont précisément servir à la constitution et du schéma corporel et de l'image du corps! J'ajoute donc aussitôt qu'il est absolument indispensable de leur parler et de ne pas leur dire n'importe quoi si l'on veut qu'ils accèdent dans de bonnes conditions au monde symbolique dans lequel ils vivent, qu'ils parlent, qu'ils soient intelligents au sens de faire émerger du fouillis et du chaos, des formes, des objets, des structures, des ressemblances, des analogies, des régularités, bref du sens. Et que sans cette intelligence là, un être humain surtout lorsqu'il ne peut pas encore parler, peut mourir. Bien avant Françoise Dolto et Edelman, les philosophes, Spinoza en particulier ont tenté et avec quelle intelligence d'articuler le langage au corps : (L'éthique, livre V, proposition X). "Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par les sentiments qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d'ordonner er d'enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l'entendement. Les sentiments qui sont contraires à notre nature, c'est-à-dire qui sont mauvais, sont mauvais dans la mesure où ils empêchent l'esprit de comprendre. Aussi longtemps, donc que nous ne sommes pas dominés par des sentiments qui sont contraires à notre nature, la puissance de l'esprit, par laquelle il s'efforce de comprendre les choses, n'est pas empêchée, et par conséquent il a le pouvoir de former des idées claires et distinctes et de les déduire les unes des autres. En conséquence nous avons aussi le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l'entendement". Les expériences cognitives nous montrent qu'avec son extraordinaire complexité, le cerveau humain qui classe, compare, 6 emmagazine, disjoint etc... cherche à faire émerger du sens. Edelman dit que la neurobiologie est la science de la reconnaissance (elle n'est pas la seule, l'immunologie en est également une). A moins qu'il ne s'agisse d'une voix synthétisée produite par une bande magnétique, la parole émise par un individu humain vient de son corps avec ce que cela implique : le corps est le lieu du langage ou encore le langage vient du corps; la position du corps du locuteur et ses gestes éventuels, la modulation et le ton de sa voix, le regard, l'expression du visage etc... forment un ensemble que l'enfant perçoit et qu'il intègre. La reconnaissance n'est pas un processus qui procède par instruction mais elle est sélective. Ce qu'un psychanalyste peut ajouter à propos de ce raisonnement neurobiologique, c'est qu'entre tous les sens possibles, l'enfant cherche une relation de vérité que seule la parole vraie lui apporte. Françoise Dolto, en d'autres termes, disait que parler à un enfant n'est pas une question de niveau de langage mais de coïncidence du sens et du temps de le dire. Pour essayer de reprendre un peu plus directement la question de l'action du langage sur le corps on peut dans un premier temps décrire l'action de l'absence de langage sur le corps. On connaît la fameuse expérience des nourrissons élevés sans une parole mais dans des conditions matérielles correctes dans le but de savoir dans quelle langue ils parleraient: non seulement ils ne parlèrent mais ils sont tous morts. Des situations moins cruelles n'aboutissent pas à la mort; c'est le cas des enfants sauvages qui peuvent s'adapter à leur environnement en terme de survie mais ne parlent pas. Ceci démolit au passage la théorie de Chomsky selon laquelle il y aurait un dispositif contenant des règles innées et génétiquement spécifiées pour la construction de la grammaire universelle car la parole n'en demeure pas moins un acquis ne se développant que du fait de l'appartenance à une communauté linguistique. Le corps et le cerveau sont indispensables mais non suffisants: il faut disons être quelques-uns (au moins deux) et l'on peut déjà parler d'une communauté sociale. Ces malheureuses situations montrent également que la vision que l'on a du monde 7 n'est pas indépendante de la façon dont nous sommes venus à en avoir connaissance. Admettons maintenant que cette communauté sociale existe mais que pour diverses raisons, tel nourrisson en soit exclu (par exemple les orphelinats de Roumanie, ou les enfants du placard) qu'observe-t-on? Des enfants qui ne sont plus stimulés que par eux-mêmes et la moindre modification de leur environnement proche : rai de lumière, vol d'une poussière, leurs prorpres mains, le balancement de la tête, souvenirs hallucinatoires de l'époque antérieure (la période foetale) dans le sens de faire revivre du connu antérieur. Encore un autre exemple : les nourrissons élevés par une mère (ou son substitut) souffrant de dépression, situation que nous connaissons bien : pourquoi recevons-nous ces enfants? Le plus souvent, ils sont surexcités ce qui se traduit par des cris incessants associés ou non à des troubles du sommeil. La dépression de l'adulte infiltre l'ensemble de son comportement, son langage, ses gestes, son tonus, l'expression de son visage : tout est atténué, éteint, empreint de tristesse. Certains enfants, surtout les plus sensibles, sur-réagissent en amplifiant leurs réponses perceptives, en offrant un plus-de-vie à celle qui ressent un moins-de-vie. L'incompréhension qui en résulte parfois du côté de l'adulte peut être dramatique, de l'ordre du passage à l'acte sur le corps de cet enfant trop vivant qui veut insuffler de la vie et qui peut être ressenti comme un persécuteur. Dans les consultations avec les nourrissons de l'ASE, je pourrai vous citer des centaines d'exemples cliniques, en particulier celles qui ont trait au trop fameux secret de famille, mais il y a une situation qui me tient particulièrement à coeur parce que l'on peut y remédier : il s'agit de ces enfants qui pour diverses raisons attendent : leurs parents, une famille d'accueil, une adoption, une décision. Bien informés de leur situation et de ce qu'ils attendent, ils peuvent s'autoriser à grandir, à parler, à nouer des liens, bref à développer leurs forces de vie dans un environnement qui les y encourage. Et puis, au bout d'un certain temps, on les voit qui s'épuisent généralement en tombant malade de façon spectaculaire ou plus banale. Ils sont soignés, bien sûr mais ne se remettent pas. Pourtant rien n'a changé. Je devrais plutôt dire : 8 précisément rien n'a changé. Du fait que rien n'a changé, on ne dit rien puisqu'il n'y a rien à dire. Or il suffit et c'est ce qu l'on fait actuellement que rendez-vous soit pris pour l'enfant avec son référent à l'ASE et que celui-ci dise que la situation n'a pas évolué et que tout le monde attend comme lui pour que l'enfant guérisse d'une part et d'autre part retrouve le dynamisme qui lui est propre. La présence de l'Autre par la parole paraît être le plus puissant des stimulants à la vie affective donc symbolique mais aussi à la vie tout court alors que l'absence de langage quelles qu'en soient les causes chez celui qui ne maîtrise pas le langage a pour conséquence une mise à mal du corps. L'enfant humain est donc soumis à plus d'un titre au langage mais aussi à toutes les activités corporelles antérieures au langage, aux expériences sensorielles et kinesthésiques (relation du corps avec l'espace). Le cerveau du nourrisson passe son temps en recevant des stimulations de l'extérieur et de l'intérieur à faire du lien, des correspondances, des classifications, du sens et lui-même à envoyer des signaux extrêmement sophistiqués. Le fait que son cerveau soit relié intimement avec son corps et de diverses façons lui permet d'exprimer des émotions par des manifestations biologiques (par exemple accélération du rythme cardiaque, augmentation de la température). L'activité symbolique présente dès la naissance se traduit d'abord au niveau des fonctions corporelles. Cela dure toute la vie mais l'acquisition du langage lorsqu'elle est faite prend le dessus (ou devrait prendre le dessus). Ces fonctions corporelles présentes dès la naissance ne nécessitent pas d'apprentissage mais parfois d'une maturation : appareil digestif, respiratoire, immunitaire, sensorialité, etc... La parole d'un tiers apparait pour le nourrisson comme un organisateur capable de mettre en place, de modifier, de déplacer les conditions de fonctionnement du corps biologique et donc du psychisme et permet à l'enfant de donner un sens à ses perceptions dont l'exploration est en plein essor. Le chaos paraît être une souffrance bien supérieure au fait de savoir qu'on n'a pas encore les moyens de comprendre. En clair, il est moins nocif de dire à un enfant "tu comprendras plus tard" que de ne rien dire du tout. 9 La parole adressée par un individu à un autre est importante par son contenu sémantique mais est indissociable de la personne qui la prononce et de son contexte. C'est une expérience courante de notre vie d'adulte : la parole d'un médecin ou d'un supérieur hiérarchique n'est pas reçue de la même façon et n'a éventuellement pas les mêmes conséquences en en termes de plaisir ou de déplaisir que celles prononcées par un ami. Il en va bien sûr de même pour un enfant mais les choses peuvent aller encore plus loin. Vous savez à quel point Françoise Dolto insistait sur la nomination; nomination de l'enfant par son prénom qui l'intègre immédiatement à l'ordre symbolique, familial et social mais aussi nomination des objets, pourquoi? Si expérimentalement, un enfant avant le langage reconnaît, classe, éventuellement préfère des rayures horizontales d'avec des rayures verticales, il lui manque l'essentiel pour faire du sens, à savoir l'affectivité. Toutes les sensations partielles que l'enfant perçoit (sonores, visuelles, tactiles, olfactives ou internes) ne prennent sens que dans la relation avec quelqu'un. Des objets classés mais non reliés affectivement sont probablement interchangeables ce qui veut dire identiques (dans les cures avec les nourrissons, l'observation en est aisée : ils prennent les feutres comme des bâtons et les portent tous indifféremment à la bouche, dès que l'objet est nommé : c'est un feutre de telle couleur que tu portes à ta bouche, l'enfant regarde, l'objet se met à exister car investi de ma parole; le nourrisson regarde les autres feutres et se met à les choisir au fur et à mesure que l'on nomme les couleurs pour lui). La nomination sert bien sûr à la création du lexique sans lequel l'enfant n'apprendra pas à parler. Mais elle va bien au delà : la personne qui nomme, disons la mère ou son substitut en nommant les objets les lient à sa personne; les objets nommés vont en quelque sorte la représenter ce qui est de la plus haute importance pour se représenter le monde en le selectionnant et aussi pour que ce monde reste habité lorsqu'on est seul. Il me semble que les nourrissons que je reçois souffrent essentiellement du chaos de leurs sensations qui, du fait des circonstances, ne pas liées, reconnues symbolisées dans l'espace sinon dans le temps. C'est d'ailleurs pourquoi il ne s'agit pas de 10 dire n'importe quoi: la parole, celle du psychanalyste en l'occurence qui s'adresse à un enfant qui souffre doit le référer à quelque chose, c'est-à-dire à ses origines parce qu'il y a eu rupture, absence, dysharmonie voire violence; sinon, on renforce le chaos ou on crèe du vide. En tant qu'adulte, on peut ressentir ce sentiment d'incompréhension et d'étrangeté lorsqu' un discours n'est pas "lié": lorsqu'un patient délire, en écoutant une conférence portant sur un sujet dont on ignore le vocabulaire savant ou en écoutant un discours compréhensible mais dans un contexte qui le rend incompréhensible. On peut aussi y avoir accès lorsque le discours entendu n'est pas lié à la personne qui l'émet: à la télévision par exemple lorsqu'une voix commente des images ou, à l'inverse quand on coupe le son en continuant à regarder l'image; également au cinéma, lorsqu'un film est mal doublé et que les mots entendus ne correspondent pas à l'articulé: tout cela peut produire ce sentiment d'étrangeté qui peut éventuellement disparaître si quelqu'un explique ce qui se passe. Toutes proportions gardées, je pense que c'est un peu ce qui se passe chez un nourrisson ayant des sensations et des perceptions désagréables et incompréhensibles: la parole vraie émise par une vraie personne code, donne un sens, relie, met de l'ordre, remplit, apaise. Il est surprenant de constater, surtout chez le nourrisson mais c'est également vrai chez les enfants plus grands ( et même les adultes...) que la possibilité d'organiser ses sensations et de leur donner un sens, prime, et de loin, sur l'horreur des choses que l'on a à dire. Il est très important de le savoir car la sensiblerie est mauvaise conseillère lorsqu'il faut dire à un enfant les choses perçues mais tues: qu'il ne reverra jamais ses parents, que son père est un assassin, qu'un jumeau est mort. L'enfant éprouvera toujours un mieux-être au sens d'une concordance entre ses propres sensations et son environnement surtout s'il en est encore dépendant pour sa survie. La non-concordance entre le langage et la perception est probablement une des situations les plus angoissantes qui puisse arriver à un être humain surtout avant la maîtrise du langage: lorsque rien n'est dit, l'enfant ressent du chaos ou du vide mais, lorsqu'on dit une parole fausse, l'enfant va s'organiser autour de 11 cette parole qui va désavouer ses perceptions qui, elles, sont justes. Un enfant jeune n'a pas la possibilité de mettre en doute la parole de l'adulte. C'est lui qu'il va mettre en cause, le plus souvent à ses dépens. Dans le cadre de ma consultation, le désaveu le plus troublant (parce qu'il n'y a aucune intention consciente de la part des adultes mais, au contraire, un consensus sur ce qui est bon pour l'enfant) est la médicalisation du corps de l'enfant. Je m'en suis aperçue tout à fait par hasard à propos d'un enfant très fréquemment hospitalisé et à juste titre car mettant constamment sa vie en danger. Un jour, à bout d'argument, je lui ai dit: "si tu veux vraiment mourir, je peux le comprendre et rester avec toi, mais ce n'est pas la peine de te faire envoyer sans cesse à l'hopital car tu ne peux même pas y mourir. Le rôle des médecins est justement de t'en empêcher. Arrange-toi pour sortir de l'hopital pour que nous voyons ensemble si tu veux vivre ou si tu préfères mourir." Je précise que pour dire ces mots, il faut les penser vraiment c'est-à-dire se sentir prêt à accompagner un enfant jusqu'à la mort si c'est son choix. J'ajoute que cet enfant, puis d'autres, sont - à la surprise générale et à la mienne aussi - sortis très rapidement de l'hôpital, ayant pu je ne sais comment comprendre que leurs symptômes s'adressaient à quelqu'un mais pas à un médecin, même si la réduction des symptômes entraînaient un soulagement physique incontestable. Je suis souvent frappée, au cours de consultations d'enfants plus âgés ou d'adultes en analyse, mais aussi autour de moi, de la fréquence avec laquelle les analysants se plaignent de ne pas avoir confiance en eux. Il me semble que l'on peut parfois comprendre ce sentiment, si répandu même chez ceux qui paraissent socialement les plus assurés, comme une difficulté voire une impossibilité à se faire confiance c'est-à-dire à interpréter ses propres sensations ou à suivre son propre raisonnement de façon non floue: je pense, à la lumière de mon expérience avec les nourrissons, que la plupart d'entre nous, ont eu des expériences très précoces de perceptions internes ou externes qui n'ont pas été codées c'est-à-dire liées par de la parole, qui sont restées en l'air seulement associées à du chaos ou du vide, à moins, fait plus grave, qu'elles n'aient été désavouées. 12 Certains, surtout les plus sensibles, en gardent une fragilité se traduisant par ce fameux manque de confiance et qui est, en fait, une impossibilité partielle ou totale à faire du sens (ou plutôt une crainte voire une phobie à lier leurs perceptions) en face de quelqu'un. Avoir confiance en soi implique bien sûr de pouvoir oser se tromper sans en être brisé, de vivre l'erreur comme une expérience, une ouverture permettant de se faire à nouveau confiance en réorganisant différemment les choses. Il me semble que les découvreurs qui sont des fondateurs (après leur découverte, la perception du monde ne peut plus être comme avant, exemple: Galilée, Copernic, Pasteur, Freud) sont des personnes qui ont suffisamment confiance dans leur pensée soutenue par leur travail expérimental ou purement conceptuel, pour imposer sans tyrannie au reste de l'humanité une organisation nouvelle de l'infiniment grand ou de l'infiniment petit. Ils ont des capacités supérieures à faire du sens avec des éléments qui, pour d'autres, ne sont pas perçus ou restent non liés. Mais l'être humain ne peut faire du sens tout seul. Il s'agit toujours de faire du sens pour ou avec un autre. Même les grands découvreurs ont besoin, pour transmettre leurs découvertes, qu'au moins un parmi leurs pairs adhère à leur pensée. Mais il faut aussi avoir du bon sens: de ceux qui dépassent les bornes du sens, on dit qu'ils délirent...De ceux qui ne donnent pas assez de sens ou pas le sens qui convient, on dit - parfois trop rapidement - qu'ils sont bêtes. Bibliographie BARUK S., Topo-logiques in Quelques pas sur le chemin de Françoise Dolto, Seuil, 1988. EDELMAN G.M., Biologie de la conscience, Ed. Odile Jacob, 1992. ELIACHEFF C., A corps et à cris, Ed. Odile Jacob, 1993. ROSENFIELD I., L'invention de la mémoire, Eshel, 1989.