Trois huit

Transcription

Trois huit
Trois huit
Philippe Le Guay
DU19 AU 25 FÉVRIER 2014
2001 . FRANCE . 1H35
ciné droit
Projection suivie d’un débat animé par Corinne
Robaczewski, maître de conférences en droit privé
à la Faculté de Droit de Douai et Maître Michel Dieu,
avocat au barreau de Lille
En partenariat avec Plan Séquence et l’Université
d’Artois
Ouvrier dans une usine de bouteilles, Pierre
décide de passer de service de jour en
service de nuit. Dans sa nouvelle équipe,
il travaille avec Fred, homme à la fois charismatique et violent. Tout en affirmant que
Pierre est son copain, Fred ne rate pas une
occasion pour le brimer ou l’humilier. L’autre
souffre mais ne se révolte pas. Tout cela ne
pourrait être qu’une mauvaise blague mais
le harcèlement se poursuit dans une spirale infernale jusqu’à un rebondissement
qui change la donne psychologique et humaine.
CASTING
Gérald Laroche Pierre
Marc Barbé Fred
Luce Mouchel Carole
Bastien Le Roy Victor
Bernard Ballet Franck
Alexandre Carrière Danny
Michel Cassagne Alain
Philippe Frécon Yvon
Sabri Lahmer Farid
Jean-François Lapalus Mickey
Maria Verdi la mère de Pierre
Filmographie sélectivE
1989 Les Deux Fragonard
1995 Rhésus Roméo (TV)
1995 L’Année Juliette
2001 Trois Huit
2003 Le Coût de la vie
2006 Du jour au lendemain
2011 Les Femmes du 6ème étage
2011 V comme Vian (TV)
2013 Alceste à bicyclette
L’auteur de L’année Juliette revient avec ce troisième long métrage au ton de son premier court
métrage Le clou qui l’avait fait remarquer : grave et subtil, sensible et généreux. Le monde
ouvrier avec Ressources humaines avait été récemment fortement restitué. Dans Trois huit,
cet univers existe avec authenticité mais l’identité sociale, idéologique des personnages est
placée au second plan pour privilégier les rapports humains dans leurs complexités et leurs
ambiguïtés, passions et tendresses aussi. Les thèmes du couple, de la paternité, du bien et
du mal, de l’innocence, de la rédemption quasi christique, bourreau/victime, dominant/dominé…- traversent et enrichissent ce film attachant et original, qui rappelle parfois (tout en étant
profondément ancré dans le présent et le moderne), certaines œuvres de l’époque du Front
Populaire ou du néo-réalisme italien.
Une presse unanime...
Critiques écrites lors de la sortie du film
Positif
Violemment réaliste, soucieux de la crédibilité de la toile de fond sociale où évoluent ses protagonistes, le film n’en demeure pas moins cérébral, hypnotique. Le concept de harcèlement moral, thème médiatique à la mode, ne décrit que très partiellement le processus à la fois primitif
et raffiné ici en œuvre. Dans ce jeu ambigu où prédominent le clair-obscur et les demi-teintes,
la contribution des acteurs conditionne en grande partie la réussite du projet. Comédiens
dont les visages nous sont peu familiers - ce qui favorise l’identification au processus mental
plutôt qu’aux personnages particuliers -, Gérald Laroche, Marc Barbé ou Luce Mouchel (entre
autres) délivrent ici une prestation hors du commun, synchrone avec ce projet qui chamboule
les conventions. Mais le plus étonnant demeure la maîtrise du réalisateur-scénariste. Que Philippe Le Guay (dont les deux premières fictions, Les Deux Fragonard et L’Année Juliette, ne
laissaient en rien présager le chamboulement de Trois huit) ait su éviter les pièges thématiques
et formels que portait en germe son film rend impatient de connaître la suite de sa carrière.
Le cinéma français a besoin de metteurs en scène qui, comme lui, insufflent cruauté morale
et perturbations narratives dans les codes trop souvent immuables de la chronique réaliste.
Le Point
Quand l’impressionnant Fred bizute Pierre, nouveau venu dans l’équipe de nuit d’une usine
de bouteilles de verre, celui-ci croit à un rituel. Mais au bizutage succède une spirale d’humiliations où Pierre se laisse enfermer, perdant ainsi l’estime de ses collègues et de son fils.
Sans jamais caricaturer les rapports de forces entre bourreau et victime ni s’appesantir sur
leurs motifs, cette remarquable chronique d’un consentement à la souffrance et du silence qui
l’entoure nous entraîne, sur fond de relations professionnelles, vers des zones psychologiques
troubles, peu fréquentées par le cinéma français. Un film physiquement et mentalement âpre,
à voir absolument.
Le Monde
Philippe Le Guay signe une œuvre inquiétante, entre étude psychologique et chronique sociale.
Quelque chose du film fait signe à son spectateur – signe de reconnaissance, qui rend immédiatement accessibles ces corps, ces lieux, ces mots qu’on découvre comme des retrouvailles. Cette proximité est la première des nombreuses qualités du troisième long métrage
de Philippe Le Guay : filmer ces corps d’ouvriers, ces lieux d’ouvriers, ces mots d’ouvriers ni
comme exemplaires ni comme exotiques. Alors que les ouvriers, de nos jours...
Changeant de poste, Pierre embauche pour la première fois comme membre de l’équipe de
nuit de l’usine de bouteilles Saint-Gobain de Chalon-sur-Saône, il fait la connaissance de ses
nouveaux collègues. Mais en même temps qu’advient cette double prise de contact – du spectateur avec les personnages, des personnages entre eux –, montrant clairement des situations
claires, quelque chose dans le film fait de l’ombre.
Les gestes du labeur sont opaques, aussi bien que le sens de ce bref prologue où Pierre et son fils d’une dizaine d’années se réveillent
dans une grotte près d’une rivière, où ils ont passé la nuit, et préparent le petit-déjeuner sur un camping-gaz. Rien de signifiant dans
le passage de la nuit au jour, du dedans au dehors, du silence au dialogue par quoi tout commence, et pourtant, aussi loin soit-on du
milieu dans lequel se passera l’histoire, une atmosphère se crée.
Et un ton s’installe : ce qui est lisible et ce qui est obscur est également modeste, comme sont modestes les enjeux dramatiques
qu’exposent la rencontre avec les compagnons de travail de Pierre, la découverte de son domicile où, outre son garçon, vit sa femme
Carole, qui travaille pour une chaîne hôtelière.
Il y a bien, parmi les ouvriers, ce Fred, beau gosse au visage un peu fané, grande gueule prête à moquer le nouveau venu, à organiser
un bizutage... Rien de très important, des gravillons de quotidien dans la vie de gens comme les autres. Pierre, avec son air gentil et
toujours un peu fatigué, toujours prêt à acquiescer, semble être le représentant le plus anodin de ces gens comme les autres. Qu’estce alors qui inquiète et trouble devant ces situations de tous les jours, ces hommes entre eux au travail, ces instants de copains un peu
machos, pas toujours finauds, pas méchants ?
Ce qui inquiète tient à la mise en scène. Non que Philippe Le Guay ait recours à des trucs pour faire peur, mais il filme ses protagonistes avec une intensité supérieure à ce que l’importance dramatique de ce qui leur arrive semble requérir. Tout son travail de réalisation suggère qu’il se joue quelque chose d’important dans ces péripéties ordinaires. Et c’est très exactement cela, cette tension entre
réalisme et tragédie, qui va construire la force et la justesse de Trois Huit lorsque la situation commence à déraper. De glissements
légers en chocs brutaux, la situation va même franchement dégénérer, à mesure que Pierre fait l’objet de mauvais traitements de la
part de Fred à l’usine, ce qui enclenche toute une cascade de réactions de la part de son fils, de sa femme, de ses collègues.
Douche écossaise
Un scénario – écrit par Le Guay avec la collaboration de Régis Franc – très bien agencé enchaîne les événements sur le mode de la
douche écossaise : chaque scène ou presque contredit la précédente, organise une incertitude quand à la nature exacte de ce qui se
joue, empêche tout manichéisme, multiplie les lignes dramatiques entre les différents personnages. Intelligente et digne, cette habileté
de construction pourrait aussi devenir, par son systématisme, la limite de Trois huit : une sorte de grand huit psycho-sociologique où
l’effet de surprise serait le seul carburant.
La manière de filmer de Philippe Le Guay, cette opacité des corps, cette incertitude de la nature et du sens des flux affectifs, agressifs,
séducteurs, qui circulent invisiblement entre les personnages et qu’il parvient à capter, dépasse cette machination narrative pour faire
exister un bloc de matière en fusion, complexe, inquiétant, proche. Le verre porté à incandescence que travaillent les ouvriers cesse
d’être seulement un matériau.
Trafic entre les rôles
Dès lors, il peut parfaitement être question du harcèlement moral sur les lieux de travail dont la sociologue Marie-France Hirigoyen a
fait un brûlant sujet de société, et en même temps de la part d’ombre en chacun – même chez celui qui semblait le plus simple, le plus
limpide –, et encore du Mal avec une majuscule, du Diable exactement. Aucune de ces lectures du film ne l’englobe ni ne le résume,
il résiste vaillamment jusqu’au dernier plan à tout bouclage rassurant et explicatif pour affirmer le caractère irréductible à aucune clé
de ce qu’il évoque. Ainsi les lieux – la chaîne, le local où les ouvriers mangent, les douches, la salle de gymnastique, le supermarché,
la maison hors de la ville que Pierre construit pour sa famille, la grotte dans la forêt apparue au début, etc. – se chargent d’une valeur
à la fois véridique et empreinte d’une qualité métaphorique, comme appartenant à un conte noir.
Ainsi, surtout, les êtres humains occupent dans ce film une place d’une richesse peu courante au cinéma. Ce phénomène repose
naturellement sur le trafic entre les rôles, leurs interprètes et la manière dont ils sont filmés. Il faut saluer d’abord le choix des acteurs,
avant de dire quel travail étonnant ils accomplissent, dans la manière qu’a chacun d’eux d’émettre son propre ensemble d’ondes
d’intensités variables, composant une polyphonie tour à tour discordante et harmonieuse, d’une étonnante richesse. Avec encore ceci,
qui n’est nullement accessoire à la réussite du film : la très grande qualité des deux rôles féminins, ceux de la femme et de la mère de
Pierre, dans cette histoire d’hommes.
Télérama
Un ouvrier prend un de ses collègues pour souffre-douleur. Et l’usine devient le théâtre de la cruauté.
Des films sur les rapports de force, on en connaît beaucoup. Dans La Meilleure façon de marcher, le beau film de Claude Miller, la
tension était créée par l’ambiguïté sexuelle que l’un des héros découvrait chez l’autre. The Servant, de Losey, reposait sur des rapports
de classes, mêlés à une homosexualité latente. Et à propos du harcèlement moral sur le lieu de travail, on a vu récemment, sur Arte,
un téléfilm superbe, De gré ou de force, de Fabrice Cazeneuve. L’originalité de Philippe Le Guay est d’avoir su constamment éviter
toute explication, toute justification. On n’est pas dans la psychologie, mais dans la philosophie de l’être. Ainsi, Pierre est bon. Il l’est
naturellement, sans affectation. Il est bon comme d’autres sont sourds ou aveugles. Il n’est pas loin de ces « innocents » russes, qui
savent que le mal existe (ce ne sont pas des crétins), mais en théorie plus qu’en pratique. Ce ne sont ni des faibles ni des lâches, mais
des idéalistes et des désarmés.
Fred, lui, agit exactement comme le scorpion piquant la grenouille qui le sauve en lui faisant traverser l’étang. Eprouve-t-il du plaisir
à harceler sa victime ? Pas sûr : c’est dans sa nature et puis voilà. C’est un prédateur, mais un prédateur de charme. Même le fils de
Pierre succombe. Le gamin voulait venger l’honneur de ce père qui refusait de se défendre. Mais comment pourrait-il résister à ce
type qui roule à moto, fait de la « muscu », qui est, en fait, tout ce qu’il a découvert que son père n’était pas... Devenir l’ami du fils de sa
victime est, pour le bourreau, une victoire supplémentaire. Mais on devine aussi, devant la soudaine et si sincère amitié de cet enfant,
une nostalgie pour la vie que Pierre a su construire, et lui pas.
Avec deux comédiens remarquables, Gérald Laroche (Pierre) et Marc Barbé (Fred), filmé comme un suspense permanent, c’est donc
l’histoire d’un duel. Entre un type qui ne cesse de tendre la main et un autre que ce geste agresse et qui devient de plus en plus violent,
puisqu’il ne le comprend pas. La mise en scène de Philippe Le Guay manque légèrement de brio, mais pas de cruauté. Il semble nous
dire que la tranquillité est toujours un leurre. À chaque instant, la menace rôde.