INTRODUCTION Dans la décennie 1980, un mouvement

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INTRODUCTION Dans la décennie 1980, un mouvement
INTRODUCTION
Dans la décennie 1980, un mouvement artistique réunissant
des collectifs d’artistes plasticiens, vidéastes, photographes se
déploie en Grande-Bretagne sous le nom de «Black Art». La plupart
de ces collectifs se créent au lendemain de la First National Black Art
Convention (1982), un grand rassemblement des plasticiens « Black»,
pendant lequel aucune esthétique commune n’est adoptée. « Black»
ne désigne donc pas une ethnicité, ou une couleur, mais un lieu
d’énonciation politique commun aux migrants ou Britanniques issus
d’un parcours familial migratoire3. Autrement dit, le British Black Art
rassemble des individus définis par un espace politique commun lié
aux mouvements de décolonisation de la Grande-Bretagne en
Afrique, Asie et dans les Caraïbes. Certains, tel Eddie Chambers,
investissent l’avant-garde par la pratique du collage. D’autres, telle
que Sonia Boyce, s'intéressent à la figuration dans la verve surréaliste
mexicaine et notamment à une histoire des représentations des
femmes. D’autres encore, à partir de toiles célèbres mettent en débat
l’histoire des formes et des représentations racisées et sexuées,
notamment Lubaina Himid. Des collectifs d'artistes en vidéo et
cinéma cherchent à renouveler l’esthétique expressionniste au cœur
d’un traitement du document ou de l’archive (Black Audio Film
Le champ du Black Art spécifiquement britannique est à l’aube de devenir une discipline
académique, mais il repose pour l’instant sur une variété de terminologies associées aux multiples
usages et affiliations, parfois idéologies au sein des collectifs artistiques et au sein des institutions
culturelles. Pour cet ouvrage, j’emploierai donc le terme de British Black Art, pour le distinguer du
modèle américain, reposant notamment sur une compréhension ethnique du terme « Black » et d’un
ancrage de ses bases dans l’histoire de l’esclavage. Le British Black Art tient ses sources premières
dans l’histoire migratoire issue de la décolonisation du Commonwealth.
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Fig. 1: Claudette Johnson, I came to dance, Dessin, 1982.
Pastel sur papier 91,45 x 121, 92 cm
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Collective), tandis que les photographes abordent les politiques gays
et lesbiennes et leurs représentations (Rotimi-Fani Kayodé, Sunil
Gupta). Si le nombre d’expositions est dense, la réception des artistes
est rude, notamment en 1989 aux lendemains de l’exposition «The
Other Story», à la Hayward Gallery, organisée par Rasheed Araeen,
artiste et éditeur de la revue Third Text. En effet, on les nomme les
«Angry Young Black»4 en référence aux écrivains réalistes des années
1950 «les angry young men»5, auxquels il est reproché de s’inscrire
davantage dans la satire sociale que dans l’approche formelle de la
littérature.
Les années 1950 et 1960 avaient accueilli des peintres
modernes abstraits «cosmopolites» tels que Frank Bowling et Aubrey
Williams, puis les artistes cinétiques comme Li Yuan Chia, ou le
plasticien et performer David Medalla, inscrits dans un internationalisme artistique. La fin des années 1970 et le tout début des
années 1980 s’en distinguent. À la fois par la marginalisation
institutionnelle soudaine de ces artistes internationaux (qui les
conduit, pour certains, à partir aux Etats-Unis) et, du fait de la
naissance du British Black Art. Un mouvement, porté par des artistes
aux prises avec la crise des identités culturelles, la montée du
racisme. qui va rassembler des collectifs et des individus dont la
pratique engage les outils de l’art occidental mais à contre-courant
des esthétiques britanniques– dominées notamment par l’approche
conceptuelle d’Art and Language et de Victor Burgin.
Les conditions d’émergence des œuvres du British Black Art
sont liées à une histoire sociale dans un contexte de politiques
thatchériennes anti-immigration, en particulier la révolte des
populations d’Handsworth, de Brixton, de Toxteth au début des
« Les jeunes gens en colère ».
La pièce de John Osborne Look Back in Anger, présentée au Royal Court Theatre de Chelsea en
1956, provoqua une forte réaction de la part de la presse, intéressée par le réalisme inhérent au récit
d’un héros de la classe ouvrière Jimmy Porter. L’année suivante, John Braine publie Room at the
Top,dans lequel le héros Joe Lampton essaie de s’immiscer dans la société bourgeoise de Bradford.
Allan Sillitoe évoque l’Angleterre rurale et ouvrière dans Saturday Night and Sunday Morning, en 1959.
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années 1980. Toutefois, ces productions doivent être lues non pas
comme les illustrations des contextes, des conditions de production
des œuvres ou encore des représentations de l'histoire des
populations issues de la décolonisation, mais comme des
propositions plastiques et formelles actrices et motrices de l'histoire
de l'art canonique.
Longtemps mis à l’écart par le mécanisme de construction de
l’histoire de l’art canonique, et britannique en particulier, les artistes
associés au British Black Art ont gagné une certaine visibilité
institutionnelle depuis les années 2000. Le premier événement
académique majeur fut la publication en 2005 de l’ouvrage Shades of
Black, Assembling Black Art in the 1980s Britain6, avec des essais, un
portfolio et les actes d’un colloque organisé par David A. Bailey, Ian
Baucom et Sonia Boyce à Duke University in 2001. L’ouvrage y
analyse la pluralité des positions au sein de ce mouvement artistique.
Il signale l’urgence d’interroger désormais les productions de manière
critique pour aller au-delà de l’analyse sociologique des conditions
d’émergence du mouvement en tenant compte, de l’effort de
documentation entrepris depuis la fin des années 1980 par les acteurs
mêmes de ce mouvement. Les expositions «The Blk Art Group», au
musée de Sheffield (2011), « Thin Black Line(s) » à la Tate Britain
organisée par Lubaina Himid et Paul Goodwin en 2012, l’exposition
collective « Migrations », puis l’accrochage révisé des collections
permanentes en 2012 dirigées par Penelope Curtis, vont effectuer un
travail de réhabilitation et de monstration des jalons du mouvement
du point de vue historique mais sans aborder les enjeux critiques
posés par les oeuvres. De même, les ouvrages récents Black Artists
in British Art et Things Done Change publiés par Eddie Chambers,
artiste initiateur du mouvement du British Black Art, commissaire et
professeur d’histoire de l’art africain diasporique à l’université du
David A. Bailey, Ian Baucom et Sonia Boyce, (éds.), Shades of Black: Assembling Black Art in
1980s Britain, Durham, Duke University Press, Iniva, Aavaa, 2005.
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Texas, qui contribuent à la documentation très précise de l’histoire
des pratiques ainsi qu’à l’étude des mécanismes institutionnels7. Ces
travaux qui témoignent d’une reconstruction du récit historique, d’une
collecte d’archives, d’une description des événements, des groupes
et des collectifs qui ont nourri ce mouvement hétéroclite, tout en
faisant néanmoins silence sur le potentiel critique des œuvres
inscrites dans une histoire de l’art occidental.
Les raisons de la marginalisation du mouvement du British
Black Art ont largement pour fondement le racisme déployé par les
acteurs des institutions culturelles comme l’ont démontré Rasheed
Araeen, Eddie Chambers et Richard Hylton depuis les années 1980.
Leon Wainwright8 a également souligné la manière dont les questions
sur les «canons de l’art» n’ont eu que peu d’effets sur la réécriture de
l’histoire de l’art caribéenne et postcoloniale en Grande-Bretagne. En
accompagnant cette nécessité de relecture des canons artistiques9,
l'analyse que je propose ici montre également que les choix plastiques
de certaines œuvres du British Black Art, et ce que leurs outils critiques
disent de l’histoire de l’art, ont également induit leur marginalisation.
Le projet de cet essai est ainsi d’analyser les ressorts
critiques d’œuvres désormais emblématiques du British Black Art et,
la manière dont elles agissent dans l’histoire de l’art occidental. Au
sein d’une époque artistique prétendument anti-théorique, provocatrice et médiatique représentée par Damien Hirst, Tracey Emin et
autres Young British Artists soutenus par le galeriste Jay Joplin et le
publicitaire Charles Saatchi, les Black British artists, rarement
représentés par les galeries commerciales, parfois collectionnés par
les institutions (Arts Council), souvent étiquetés de manière trop
Eddie Chambers, Black Artists in British Art: A History since the 1950s, New York, I.B. Tauris, 2014,
et Eddie Chambers, Things Done Change: The Cultural Politics of Recent Black Artists in Britain,
Amsterdam, New York, Rodopi, 2012. Le travail d’archive a été initié par Eddie Chambers avec
l’Aavaa, en 1989.
8 Leon Wainwright, Time Out: Art and The Transnational Caribbean, Manchester et New York,
Manchester University Press, 2011.
9 Griselda Pollock, « Des canons et des guerres culturelles », Genre, féminisme et valeur de l’art,
Cahiers du Genre, n°43, Paris, L’Harmattan, 2007, p.45-69.
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homogène et sous couvert de caractéristiques identitaires par le label
« art ethnicisé », proposent cependant une véritable critique de
l’histoire de l’art occidental.
Nombre d’auteurs, souvent issus de la discipline de la
sociologie héritée des cultural studies, ont contribué à construire les
différentes positions des artistes du British Black Art (Stuart Hall,
Hazel Carby, Paul Gilroy, Kobena Mercer). D’autres acteurs de l’art,
artistes, critiques, commissaires ont ouvert une recherche sur les
choix plastiques des œuvres (Rasheed Araeen, Sonia Boyce, Jean
Fisher, Gilane Tawadros). Parmi ces auteurs, Gilane Tawadros a
notamment rédigé en 198910 un article fondamental sur la position très
spécifique de ces observateurs privilégiés de l’histoire de l’art à la
période postmoderne et poscoloniale dont font partie les artistes
Sonia Boyce, Lubaina Himid et Sutapa Biswas. De fait, à partir d’une
relecture historique des débats critiques tenus sur un choix d’œuvres
emblématiques du British Black Art, ce travail ouvre des pistes
interprétatives sur les œuvres afin de penser leur apport et leur
inscription au sein des récits de l’art dans le contexte d’une histoire
de l’art en révision11, d’une reconstruction des critères d’évaluation
des œuvres et, des outils méthodologique de l’histoire de l’art
notamment déployée après 198912. Il est organisé en quatre
10 Gilane Tawadros, « Beyond the Boundary: The Work of Three Women Artists in Britain », Third
Text, 8/9, 1989, p.121-150.
11 Cet essai constitue la suite des travaux initiés au sein d’un doctorat : Sophie Orlando, « What
makes Britain So Great ? » La britannicité et l’art contemporain de 1979 à 2010 en Grande-Bretagne,
sous la direction de Philippe Dagen, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, soutenue en 2010 à l’INHA,
éditrice d’Art et Mondialisation, une anthologie de textes de 1950 à nos jours, Paris, Centre
Pompidou, 2013 et co-éditrice du numéro « Globalisée, mondialisée, contemporaines. Pratiques,
productions, et écritures de l’art aujourd’hui », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n°122,
2012-2013.
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La réécriture de l’histoire de l’art est communement associée au projet curatoriaux des Magiciens
de la terre (Paris), The Other Story (Londres), et la Biennale de la Havane (Cuba) 1989, discutés dans
le chapitre 3. C’est également le projet de la new art history. Après avoir travaillé les transferts
culturel, le milieu académique prend véritablement à bras le corps le projet de révision de l’histoire
de l’art dans les années 2000 sous les termes de la globalisation, dans un débat opposant la Global
Art History et la World Art Studies (dont certains des acteurs principaux sont : James Elkins,
Jonathan Harris, Hans Belting et David Summer).
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propositions, chacune privilégiant le rapport entre productions artistiques
et théories critiques ou de l’art, nourri principalement par l’affiliation au
Black British feminism13 et à la new art history14, en tant que lieux de
refonte critique des méthodologies de l’histoire de l’art occidental à partir
des problématiques de genre, de classe sociale et de race.
d’un texte singulier ou l’étude macrologique de « l’ampleur et
l’étendue des faits de la matière du pouvoir social-le genre, la race, la
classe, le nationalisme, le colonialisme et le capitalisme »17. Elle y
répondra par la formation d’un même socle analytique liant un
héritage marxiste à un héritage foucaldien18.
Les œuvres des années 1970-1980 ont fait l’objet de nombre de
relectures curatoriales, attachées à la dimension genrée, avec
notamment This Will Have Been d’Helen Molesworth ou au contexte
socio-politiques avec Global Conceptualism de Luis Camnitzer, Jane
Farver et Rachel Weiss15. Quels sont les outils critiques proposés par
l’histoire de l’art pour analyser ces œuvres emblématiques? Si les cultural
studies, Black feminism studies, puis les pensées postcoloniales, et
décoloniales ont fourni des modalités critiques d’approche du sujet situé
dans l’espace colonial, les méthodologies de l’histoire de l’art du XXe
siècle - psychanalyse, structuralisme et formalisme, et surtout poststructuralisme et déconstruction16 - semblent avoir été rarement utilisées, pour
évoquer la spécificité formelle de ces productions artistiques au sein de
l’histoire de l’art occidental des années 1980-1990. Relire ces œuvres
emblématiques en tant que regardeur actuel induit pourtant une tension
méthodologique: comment engager un discours sur la matérialité des
œuvres aujourd’hui alors que celles-ci se sont construites contre un
certain formalisme greenbergien à l’aide des outils des cultural studies?
L'essai que je propose ici, interroge systématiquement le
rapport entre les outils plastiques propres aux productions artistiques et
leur appartenance à un lieu genré, racisé et sexué et inscrit dans une
classe sociale. Pour ce faire, il associe l’héritage formaliste du
postructuralisme à l’intersectionnalité. Une méthodologie qui a pour but
de sortir de la lecture sociologique des artistes au profit d’une analyse
des formes artistiques, tout en prenant en charge l’historicité de la
construction située des savoirs académiques et des propositions
plastiques. De fait, au fil des chapitres, j’articule cette méthodologie à
plusieurs modalités de lectures des œuvres britanniques:
1) Une analyse du projet du British Black Art en termes structurel et
politique. 2) Une pensée du médium et la manière dont elle agit au sein
de l’histoire de l’art. 3) Une étude du rapport entre la matérialité de la
production artistique et l’internationalisme, à travers la représentation du
sujet «black artist». 4) Enfin, une analyse de l’histoire culturelle depuis la
New Left racisée et genrée de Stuart Hall, et de leur effet au sein d’une
pluralité de scènes artistiques britanniques.
Chacun des chapitres combine une analyse de la matérialité
des œuvres avec une approche intersectionnelle. Des propositions de
lectures, qui visent à faire émerger le contenu critique des œuvres,
leur positionnement au sein de l’histoire de l’art et, du sens politique
du terme «Black» dans l’Europe artistique après la fin de ses grands
récits.
En 2006, Caroline Levine posait cette tension dans le champ
des études littéraires en termes disputant, soit l’étude micrologique
Associées notamment aux auteures Hazel V. Carby et Pratibha Parmar.
Associée notamment à la féministe Griselda Pollock et au marxiste T. J. Clarck.Voir la revue Block,
et Jonathan Harris, The New Art History, A Critical Introduction, Londres et New York, Routledge,
2001.
15 Luis Camnitzer, Jane Farver et Rachel Weiss, (éds.), Global Conceptualism : Points of Origin,
1950s-1980s, New York, Queen Museum of Art, 1999 et Luis Camnitzer, Conceptualism in Latin
American Art, Austin, University of Texas Press, 2007, Helen Molesworth, « House Work and Art
Work », October, vol. 92, 2000, p.71-97. et Helen Molesworth, This Will Have Been, Art, Love &
Politics in the 1980s, New Haven et Londres, Yale University Press, and Museum of Contemporary
Art Chicago, 2012.
16 Classication proposée par Hal Foster, Rosalind Krauss, Yve-Alain Blois, (éds.), Art since 1900,
Modernism, Antimodernism, Postmodernism, Londres, Thames and Hudson, 2004.
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17 Caroline Levine, « Scarled Up, Writ Small : A Response to Carolyn Dever and Herbert F. Tucker »,
Victorian Studies, vol 49, n°1, 2006, p.103, « For a long time, literary studies has straddled the same
two quite divergent scales of experience : the dense and knotty specific of the single text and the
vast and sweeping facts of material social power –gender, race, class, nationalism, colonialism and
capitalism ».
18 Caroline Levine, «Strategic Formalism: Toward a New Method in Cultural studies», Victorian
Studies, vol 48, n°4, 2006, p.625-657.

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